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1800, 09-12, t. 2, n. 7-12 (23 septembre, 8, 23 octobre, 7, 22 novembre, 7 décembre)
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22.40 Mo
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509
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Texte
MERCURE
DE
FRANCE ,
LITTÉRAIRE ET POLITIQUE .
TOME SECON D.
S ACQUIRIT
EUNDO
.
VIRES
A
PARIS ,
DE
L'IMPRIMERIE DE DIDOT JEUNE
AN I X.
Bayerische
Staatsbibik trak
München
( N.° VII . ) 1.er Vendémiaire An 9.
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
CHANT DU I.er VENDÉMIAIRE AN IX.
( Paroles de J. Esmenard , musique de Lesueur. )
FILLE auguste de la Victoire ,
Rome antique ! sors des tombeaux ;
La France hérite de ta gloire ;
Les prodiges de ton histoire
Sont égalés par nos travaux .
Tu renais parmi nous , république guerrière !
Et l'hydre des partis , du sein de la poussière ,
Attaque vainement ton empire nouveau :
Les premiers jours de ta carrière
Rappellent Hercule au berceau.
Des murs de Romulus la liberté bannie ,
Loin du Tibre avili fuyant la tyrannie ,
S'élance à notre voix ;
2. I
4 .
MERCURE
DE
FRANCE
.
Et sur les bords heureux que la Seine féconde ,
Elle vient rétablir , pour le bonheur du monde ,
Ses autels et ses lois.
En vain mille ennemis de sa grandeur naissante
Liguent , pour l'étouffer , leur fureur impuissante
Et leurs projets rivaux ;
A ses pas glorieux la Victoire fidelle ,
Le front ceint de lauriers , vient s'asseoir avec elle
Sur leurs sanglants drapeaux .
L'Eridan consterné , le Danube et le Tibre ,
Dont les fiers défenseurs bravaient un peuple libre ,
Les ont vus terrassés ;
Et l'avare Albion , qui rêvait de conquêtes ,
Dut souvent implorer la faveur des tempêtes
Pour ses bords menacés .
Jusqu'aux sources du Nil , où , d'une main propice ,
Nous ramenions les arts , les lois et la justice ,
Elle a porté le deuil :
Sa haine a soulevé l'Afrique et l'Arabie ;
Et le sang qui rougit les sables de Lybie ,
Accuse son orgueil.
Et vous aussi , Français , vous pleurez sur vos armes ;
Vos ennemis vaincus sont vengés par vos larmes
Et par votre malheur.
Hélas ! Kleber n'est plus ; la Patrie éplorée
Le redemande en vain à la terre sacrée
Qu'affranchit sa valeur.
Magnanime guerrier ! à qui , sur ce rivage
Le héros des Français confia l'héritage
De ses nobles desseins ;
VENDEMIAIRE AN IIXX.. 5
Au lieu même où Pompée expira par un crime
Tu tombes , comme lui , glorieuse victime
Des plus vils assassins .
O vengeance ! ô terreur ! ces brigands homicides
Expirent dévorés par les flammes avides :
Leur complice frémit ;
Et le vent qui parcourt l'ardente Ethiopie
Porte les tourbillons de leur poussière impie
Au camp qui les vomit.
O toi ! qui d'un regard fixes les destinées ,
Grand Dieu ! les nations à tes pieds prosternées
Implorent tes bienfaits :
2
Trop de sang a coulé ; désarme la Victoire ,
Et permets aux vainqueurs de couronner la Gloire
Par les mains de la paix .
CHU R.
Déesse des arts et des fêtes ,
Aimable Paix ! descends des cieux ;
La France aux plus riches conquêtes
Préfère tes dons précieux .
VIEILLARDS.
Au sein de nos villes calmées
De nos invincibles armées
Ramène les pas triomphants .
FEMME S.
2.
Rends - nous nos époux et nos frères ;
Et sèche les larmes des mères.
Par les baisers de leurs enfants .
Mais quoi ! j'entends gémir l'Europe ensanglantée ;
L'airain , tonnant au loin sur l'onde épouvantée ,
Répond à ses douleurs.
6 MERCURE DE FRANCE ,
La France présentait le bonheur à la terre ;
La jalouse Albion du démon de la guerre
Evoque les fureurs .
Ah ! sur les flots en vain vous fixez la fortune ;
Un héros brisera le trident de Neptune ,
Insulaires altiers !
Voyez autour de lui , sous ces voûtes sacrées ,
Errer de vos vainqueurs les ombres révérées
Et les mânes guerriers,
Au milieu d'eux paraît Turenne , leur modèle ,
Qui voit de ce grand jour la pompe solennelle
Consacrer ses exploits :
Turenne ! dont la cendre et la noble mémoire
Appartiennent bien plus au temple de la Gloire
Qu'à la tombe des rois.
Allons ! braves soutiens de la France outragée ,
Soldats républicains ! que l'Europe vengée
Vous doive son repos :
Jurez - lui que l'Anglais , auteur de ses alarmes ,
Sera , loin de ses bords , exilé par vos armes
Sur l'abîme des flots .
CHOEUR DE GUERRIERS.
Nous le jurons par la mémoire
De nos frères morts sous nos yeux ;
Par ces drapeaux que la Victoire
Suspend à ces murs glorieux :
Oui , l'ennemi qui nous offense
Verra fermer à sa puissance
Les ports qui lui furent soumis ;
.Et , solitaire sur les ondes ,
Ne trouvera dans les deux mondes
Que des rivages ennemis.
VENDEMIAIRE AN IX. 7
VERS faits en Pologne , dans le jardin de la
princesse de RATZIVILL , appelé l'Arcardie.
SÉJOUR
ÉJOUR chéri d'Hélène , où son riant génie
De la divinité remplit si bien l'emploi ,
Où le marbre et les fleurs se rangent sous sa loi ,
Où la nature à l'art par le goût est unie ,
Où , si j'en puis juger par moi ,
Tout mortel au dehors voit régner l'harmonie ,
Et la sent au dedans de soi .
Quand les beaux yeux d'Hélène échauffent cette terre ,
La rose a plus d'éclat , l'oiseau de plus doux chants ,
Tout rit , tout s'embellit , tout apprend d'elle à plaire :
Moi-même j'y retrouve à-la-fois deux printemps ,
Celui de la nature , et celui de mes ans.
Que le temps destructeur porte ailleurs ses ravages ;
On ne connaît ici point d'arrière - saison ,
Et sur les pas d'Hélène on foule en ces bocages
Les plantes qui jadis rajeunirent Eson .
Ainsi vous faites luire , ô nymphe d'Arcadie !
Un rayon de bonheur sur le soir de ma vie.
Chez vous , loin des horreurs de ce siécle pervers ,
Mon ame reposée en doux pensers abonde ;
Chez vous , l'esprit se sent libre comme les airs ;
Chez vous , le coeur se sent aussi pur que votre onde.
Auprès de vous on croit , dans ces murs toujours verts ,
Avoir enfin changé de monde ,
Et voir l'échantillon d'un meilleur univers.
BOUFFLER S.
$
108
MERCURE
DE
FRANCE
,
CHARA DE.
Suzon , dès la pointe du jour ,
Prend mon premier pour se mettre à l'ouvrage ;
Sur mon second , près d'elle , inspiré par l'amour ,
Je chante la douceur du lien qui m'engage :
Sensible aux accords de ma voix ,
Suzette , de mon tout , a peine à se défendre ;
Son sourire est plus doux , sa voix devient plus tendre ,
Et l'aiguille échappe à ses doigts.
LOGOGRIP HE.
Aujourd'hui le dictum est que je suis très rare ,
Et qu'on est bien heureux de m'avoir à foison ;
Je suis le vrai Dieu de l'avare ,
Et sept pieds composent mon nom.
Pour me donner jadis , rien n'était plus facile ;
Mais aujourd'hui je cause un peu plus d'embarras ;
En tous climats je suis utile ,
Et pour m'avoir on ne plaint point ses pas.
Si vous décomposez ma charmante figure ,
Je suis une épithète accordée aux Français.
L'orphelin qu'on opprime avec moi se rassure ;
Et Thémire en mon sein dépose ses attraits ;
Qui me voit et mon frère , a fait un long voyage ;
Je puis illustrer un auteur ;
Je sers à faire un mesurage ;
Enfin , dans les forêts , je conduis nn chasseur .
་་, ་; 、
1
Mots de l'Enigme et du Logogriphe insérés
dans le dernier Numéro.
L'Enigme est de LAMOTHE ; le mot est Poulet.
Le mot du Logogriphe est Catéchisme , qui contient
Athéisme , et les deux CC , qui , en chiffres romains , expriment
le nombre deux cents.
VENDEMIAIRE AN IX.
6
·
A
" J
VOYAGE de Découvertes à l'Océanpacifique
du Nord et autour du monde , dans lequel
la côte Nord-Ouest de l'Amérique a été soigneusement.
reconnue et exactement relevée ;
ordonné par le roi d'Anglerre , principa
lement dans la vue de constater s'il existe ,
à travers le continent de l'Amérique , un passage
pour les vaisseaux , de l'Océan pacifique
du Nord à l'Océan atlantique Septentrional
, el exécuté en 1790 , 91 , 92 , 93,94
set 1795 , par le capitaine George VANCOUVER
, traduit de l'anglais . Ouvrage enrichi
de figures. A Paris , de l'imprimerie de
-la République ; an 8 ; 3 vol . in- 4 . et altas.
E
3.
SECOND EXTRAIT .
Ce fut au commencement de 1791 que Vancouvert
s'éloigna des côtes de son pays . Ce fut vers
la fin de 1795 qu'il y ramena ses compagnons :
il n'en manquait que cinq ; ce qui , dans l'espace
de cinq années , aurait été , même à terre , une
tres - faible mortalité , sur environ cent cinquante
hommes. Il en rend grâce à Dieu à la fin de son
Journal : mais quand il apprit de quels orages ces
cinq années avaient été troublées , il dut sentir
doublement le bonheur de les avoir rendues utiles
aux sciences . Nous avons dit avec quel courage et
quelle constance il ne cessa de marcher à son but ,
et combien il mérita de l'atteindre nous allons
remarquer quelques détails , non plus de ses courses
nautiques , mais de ses séjours à terre.
2D
100
10 MERCURE DE FRANCE ;

Il cingle vers Ténériffe , et aborde à Sainte-
Croix , où Dom..... , en qualité de gouverneur ,
lui fait des compliments au nom du roi , mon
maître , et , apparemment en celle d'avare , lui
annonce qu'on n'est pas en état de lui donner à
dîner et , sans un gentleman irlandais , nommé
Rhoney , qui entreprit cette chose impossible , et
s'en acquitta très-noblement , il eût fallu que Vancouvert
jeûnât aux îles Fortunées .
,
Des Canaries , il va au cap de Bonne- Espérance
, où la dyssenterie attaque son équipage . Il
lui meurt un matelot , le seul qu'il ait perdu de
maladie . De -là il fait route vers la côte de la Nouvelle-
Hollande , et découvre une grande entrée de
mer , qu'il appelle Sund du roi Georges III. Il
prend possession , comme c'est la coutume , déposant
dans une bouteille son titre incontestable
et baptisant les caps et les anses de noms anglais ,
qui seront conservés sur la carte . Il visite la côte
Sud- Ouest , en faisant quelques remarques sur le
pays et ses productions ; dépasse la terre de Van-
Diémen , arrive à Dusky- Bay , à la Nouvelle-
Zélande ; et , au départ de cette baie , essuie un
violent orage , est séparé de son compagnon , le
Chatam , commandé par le capitaine Broughton ,
Tandis qu'il navigue de son côté , et fait la découverte
des Snares , ( ou embûches ) , îles trompeuses
, qui n'offrent que des dangers et des retards
aux voyageurs , et de celles d'Oparo , dont
la peuplade assez hospitalière , moute à environ
quinze cents hommes ; Broughton' découvre une
ile qu'il juge à propos de nommer Chatam , où il
tâche de se faire bien recevoir , et a le malheur
de tuer un homme ; et cingle vers Otaïti , où Vancouver
le retrouvé après quelques jours.
h
VENDEMIAIRE AN IX. II
,
Otaïti n'est plus un sujet d'observations neuves ;
les récits de Cook et de Bougainville semblent avoir
rassasié à cet égard notne imagination , qu'ils émurent
il y a une trentaine d'années , par ces peintures
si nouvelles. Chacun d'eux emmena en
Europe un Otaïtien *. Celui qui avait suivi Cook
s'appelait Omaï. Il revint d'Angleterre , après quel
ques années , assez mal instruit au jugement de
Cook , mais bien savant à celui des Otaïtiens , qui
admiraient ses longs récits des merveilles du pays
de Britarn. Vancouver ne le retrouva plus , mais
son nom vivait et vivra longtemps..
Il n'y avait donc , pour le nouveau voyageur ,
rien de plus à remarquer que les changements
arrivés chez les insulaires , et il y en a de réels.
1.° Les objets d'échange leur ont inspiré une estime
pour les arts de l'Europe , qui leur a fait
négliger les leurs . Nous leur avons créé des besoins
, dit trés- bien le navigateur anglais , et fait
oublier des travaux qui leur procuraient autrefois
des jouissances . Les draps ont fait tomber les
étoffes du mûrier. Il faut que le commerce fournisse
à ce nouvel état des choses , et alimente les
liaisons de deux pays si éloignés. Nos vaisseaux ,
d'ailleurs , échaugeront un peu de ferrailles contre
beaucoup de rafraichissements. Une hache est uue
chose d'un grand prix ; et de grandes dames se
brouillent à Otaïti pour une hache , comme ailleurs
pour une parure .
Un autre changement est que le desir du larcin
Celui que Bougainville amena en France s'appelait
A- ou-Tourou. L'abbé Delille , dans son poème des Jardins ,
se trompe en l'appelant Potaveri : c'était le nom qu'A -ou-
Tourou lui-même , donnait à Bougainville , dans sa pro-,
nonciatien otaïtienne , où on remplace l' par un r. Les
Chinois font le contraire : on vient de l'observer sur celui
qui est encore à Paris ; ils remplacent l'r par 7.
12 MERCURE DE FRANCE ,
est , sinon affaibli , du moins fort réfrené chez les
Otaïtiens. Il semble même que le bon sens leur a
fait déja apercevoir quelques principes politiques
du commerce. C'en est un , par exemple , de ne
point laisser trop avilir la marchandise de l'étranger
, parce que l'étranger cesserait d'apporter
une marchandise avilie . Un petit chef sauvage ,
Pomurey , a su trouver cette idée , et la mettre
en usage.
*
De plus , il est arrivé plusieurs révolutions à
Otaïti l'une , très remarquable, dit Vancouver , est
que les femmes ont perdu leur beauté . Il est vrai ,
ajoute-t-il , que je n'ai plus ma jeunesse , comme
autemps de Cook ; et j'ai eu le petit chagrain de me
l'entendre dire plus d'une fois par les dames : mais
tous nos Anglais l'ohservent de même ; les Otaïriens
le déplorent , et ils en accusent nos honteuses
maladies d'Europe. La chasteté n'est pourtant pas
devenue encore la vertu de cette ile ; mais on
dirait qu'on en a pris quelque idée , et , par respectpour
notre gravité , les danseuses , à un spectacle
qu'on donna à l'équipage , ne se decouvrirent
que jusqu'à la ceinture .
Le gouvernement a aussi un peu changé , en
passant en d'autres mains. L'autorité était affaiblie
dans quelques îles voisines , et l'on songeait
à les réduire.. On aurait bien voulu changer les
armes , et acquérir celles des Européens. Vancouver
a refusé de donner des fnsils : c'a été au moins
une mortification légère ; et on lui a demandé
très-instamment que le grand roi Georges en envoyât
une autre fois.
Mais , en fait de changement , il n'y en a point
de plus étonnant que celui qui est arrive dans la
langue , lorsque O- Too eut pris la ceinture rovale ;
VANDEIA IRF AN IX . 13
et il faut , pour y croire , être aussi convaincu que
nous le sommes de la véracité de Vancouver. A
cette époque , et par la seule volonté d'O-Too ,
les noms de tous les chefs changèrent ; beaucoup
de mots três- usités , très-nécessaires , eurent ordre
de disparaître du langage . Les Anglais , qui en
savaient une cinquantaine , furent très-embarrassés
pour converser ; car les termes nouveaux n'avaient
pas la moindre affinité avec les anciens .
Nous n'affirmerons point qu'un changement pareil
en fut jamais commandé ; mais c'en est ici
le premier exemple consigné dans l'histoire . Quand
il se fait sous des vues d'utilité , c'est l'acte de
despotisme le plus bizarre . Mais il se peut , et vers
le même temps nous l'avons ainsi jugé en France,
que l'utité le conseille ; et alors encore c'est l'opération
la plus difficile que puisse exécuter l'autorité
toute entière d'un peuple libre .
D'Otaïti , Vancouver passe aux îles Sandwich.
Il y a séjourné jusqu'à trois fois dans le cours de
sa navigation . C'est - là qu'il a fait des justes observations
sur la nature humaine ; et qu'il a déployé
ce haut caractère moral , si simple , Parce
qu'il est grand . Il n'a semé que des bienfaits sur
des côtes où des spéculateurs et coureurs de mers .
se disant négociants , avaient répandu des instruments
de destruction . On frémit , quand on
pense que c'est pour eux que le patient et laborieux
Cook avait navigué. Cétait pour leur
faire acheter quelques fourrures et vendre des fusils
, qu'on avait agrandi l'univers ! N'y avait- il
pas assez de guerres dans ces îles ? Ne suffisait- il
pas aux sauvages de leurs flêches , de leur cassetête
, du poignard sous lequel ils firent tomber
Cook ? Un seul fusil est plus meurtrier que vingt
1
14 MERCURE DE FRANCE ,
de ces armes grossières , et on leur a vendu des
fusils ! Quand ils en out eu quelques- uns , il ont
desiré d'en avoir davantage ; ils en ont demandé
à chaque navigateur qui abordait chez eux ; ils
s'en sont procuré par le crime même. Un chef,
que les Anglais avaient promené avec complaisance
dans leurs courses précédentes , Tiannah ,
qu'ils avaient montré à des nations lointaines , et
qu'ils avaient presque admiré eux-mêmes , Tiannah
a été le complice , l'instigateur , un de chefs
du complot qui leur a coûté un vaisseau et plusieurs
hommes. Le bruit de ce forfait s'est répandu
sur toutes ces côtes sauvages ; et le motifqu'on s'y
était proposé était d'avoir des fusils , du canon ,
et même un vaisseau . Tiannah se figurait qu'avec
ces moyens il allait se créer une domination
étendue .
Vancouver s'est refusé là , comme à Otaïti , å
toutes ces demandes de fusils. Il s'élève avec une
sainte indignation contre ceux qui en font un objet
de commerce. Il a réparé en partie les malheurs
qu'ils avaient occrsionnés. Il a fait cesser
des guerres devenues destructives. Il a réconcilié
les habitants de plusieurs îles. Il a fait prévaloir
l'autorité de quelques bons chefs , et déconcerté
l'ambition brutale et les perfidies maladroites de
Tiannah et de ses pareils. Il a fait plus : il a fait
connaître l'appareil sévère , et en même temps les
formes les plus humaines de la justice . Les assassins
du capitaine anglais ont été , après deux ans ,
recherchés , trouvés , jugés , executés ; et le spectacle
solennel de leur mort a instruit , sans les révolter
, leurs propres compatriotes. Ailleurs il a donné
un spectacle plus doux , celui du pardon généreux
d'une grande offense , d'une éternelle injure . Il a
VENDEMIAIRE AN J X. 15
accueilli avec dignité le repentir de l'insulaire qui
avait fait tomber Cook : montrant ainsi que la
violence subite peut obtenir grâce , tandis que la
méchanceté préméditée doit être punie . Ces deux
exemples , et tous ceux de modestie , de fermeté,
de patience , de courage , qu'il y a joints , ont dû
laisser dans ces contrées une bien noble idée de
l'homme civilisé , du véritable Européen.
Il peint avec un grand intérêt le caractère des
sauvages : il semble que son art est de décrire sans
art ; il persuade , il attache. Nous pourrions en
extraire ici d'assez longs tableaux ; mais il nous
faut renvoyer le lecteur à l'ouvrage ; et si ce lecteur
a jamais médité et comparé les moeurs des
anciens Grecs , à l'époque de vingt- cinq siécles ,
avec celles de nos barbares du Nord , à la distance
seulement de neuf ou dix , il verra que les habitants
de cet archipel ressemblent davantage à ceux
de l'archipel de la Grèce. Qu'il nous soit permis
dans ce journal principalement littéraire , de dire
qu'on retrouve plutôt ici l'Odyssée que les poèmes
d'Ossian , et les moeurs des poursuivants de Péné-
Jope à Ithaque , que celles des compagnors de
Fingal dans la Calédonie .
Vancouver observe aussi les Espagnols dans leurs
possessions , leurs présidios , leurs missions . Les
Espagnols , en Amérique , ont montré bien longtemps
une civilisation imparfaite , où l'orgueil
entre beaucoup plus que la morale ; qui conquiest
de distance à autre quelques points de terres , et
les assure par quelques méchantes citadelles , mais
qui aliène au loin l'esprit des peuples , et laisse
subsister d'éternelles guerres . Le caractère national
s'y montre généreux et élevé chez les officiers ;
et Vancouver s'en loue partout. Mais l'adminis16
MERCURE DE FRANCE,
tration y est essentiellement destructive * , avilissante
, et n'aurait jamais pu subsister , si elle n'avait
trouvé quelque appui , et les peuples quelque
dédommagement , dans le zèle bienfaisant des
missionnaires , qui , gagnant et adoucissant quelques
ames , les amènent à un degré qui approche
de la civilisation heureuse . Cet éloge des missionnaires
, très-conforme à notre sentiment , nous est
dicté en cent endroits par Vancouver : il parle
toujours d'eux avec complaisance , avec reconnaissance
, avec estime. On voit que ses séjours
parmi eux sont de véritables repos pour son ame;
et il y est chéri tout autant qu'il paraît s'y plaire .
Ainsi la vertu reconnaît partout la vertu. Ces
hommes ignorés eurent en lui un témoin , et il
fut pour eux un spectacle . La vertu paisible et
concentrée dans des travaux obscurs , contemple
la vertu active qui répand les bienfaits de la sociéte
sur cent plages nouvelles. Ce furent d'eureux
moments : c'est une pensée consolante pour
les amis de la morale ; ils reconnaissent qu'ils ont
une famille répandue dans tout l'univers , et qui
correspond , malgré la différence des climats , des
gouvernements et des sectes .
Sous ce point de vue , le voyage de Vancouver
est aussi intéressant pour la morale que pour les
sciences ; et le gouvernement qui l'a fait imprimer
a exercé un double bienfait.
*
B. V.
Excepté pour les bestiaux , qu'ils ont extrêmement multipliés.
Ils leur abandonnent les campagnes , au lieu de les
y rendre utiles par le labour et les eugrais. Il faut multiplier
les animaux et les employer.
VENDEMIAIRE AN IX. 17
REP
.
cent
TRADUCTION EN VERS des Métamorphoses
d'OVIDE , poème en quinze livres , avec des
Commentaires par F. DE SAINT- ANGE ,professeur
de belles - lettres aux Ecoles centrales
de Paris ; 2 vol . in - 8.º , ornés de 16 fig. , imprimés
chez Craplet. A Paris chez Déterville
rue du Battoir , faubourg Germain , n.º.16 .
C'EST surtout en lisant les Métamorphoses
d'Ovide , qu'on doit s'écrier avec Voltaire :
Savante antiquité , beauté toujours nouvelle ,
Monuments du génie , heureuses fictions ,
Environnez -moi des rayons
De votre lumière immortelle !
,
Après les poèmes d'Homère et de Virgile , nul
ne renferme plus de beautés que celui des Métamorphoses
. Jamais l'imagination ne prodigua
plus facilement toutes ses richesses , et ne fournit
aux artistes plus de tableaux . Le poète et le
peintre font leurs délices de cet ouvrage. L'érudit
, l'historien , le savant. doivent l'étudier
aussi ; car les annales de la nature et des anciens
peuples se retrouvent quelquefois dans les fables
plus que dans l'histoire même. En un mot , l'étude
de la mythologie , chez tous les peuples dont l'édu
cation est cultivée , est un des premiers devoirs
et des plus doux plaisirs de l'enfance . Le goût de
ces fictions enchanteresses qui instruisent et charment
le premier âge , survit à tous . les autres dans
le coeur des vieillards qui conservent de la grâce
et de la sensibilité .
#
"
2 .
18 MERCURE DE FRANCE ,
On aimera toujours les erreurs de la Grèce ;
Toujours Ovide charmera.
C'est ainsi que s'exprimait un philosophe de quatrevingts
ans , qui , dans ses accès d'humeur , adressait
aux Welches des vérités sévères sur les docteurs
en crédit à cette époque , et sur leurs systèmes
, quelquefois plus vains et plus mensongers
que les erreurs d'Ovide . Une traduction complète
des Métamorphoses est donc un des plus beaux
présents qu'on puisse faire à notre poésie .
C'est en quelque sorte nous rendre l'antiquité
toute entière. Cette entreprise était difficile . L'auteur
a trouvé peu d'encouragements et de secours
dans la longue route qu'il a parcourue : il est juste
de lui tenir compte de ses efforts , quand il est
arrivé au terme de sa course , et d'applaudir un
talent réel qui , jusqu'ici , n'avait guères obtenu
l'estime que des gens de lettres éclairés , mais
qui doit aujourd'hui frapper tous les lecteurs .
Et d'abord ce qui distingue éminemment cette
traduction , c'est une facilité singulière à prendre
toutes les formes de son auteur , à suivre tous les
jeux de son esprit , à reproduire ses beautés , et
même ses défauts. On peut faire sans doute plus
d'une critique ; mais , dans les détails les plus négligés
, l'expression poétique ne tarde jamais à
reparaître et dans combien de morceaux elle se
montre naturelle , abondante et riche sans efforts !
On peut choisir au hasard. Veut - on des vers brillants
? qu'on lise , dans la fable de Phaéton , ces
vers déjà connus , mais qui reparaissent corrigés :
Sur cent colonnes d'or , circulaire portique ,
S'élève du Soleil le palais magnifique ;
Le dôme est étoilé de saphirs éclatants ;
Les po tes font jaillir de leurs doubles battants
VENDÉMIAIRE AN IX. 19
L'éclat d'un argent pur , rival de la lumière.
Mais le travail encor surpassait la matière.
Là , d'un savant burin , l'artisan de Lemnos
De l'Océan mobile a ciselé les flots ;
9
Et l'orbe de la terre environné de l'onde ,
Et le ciel radieux , voûte immense du monde.
L'onde a ses dieux marins , et Prothée et Triton ;
Triton , la conque en main , et l'énorme Egéon`
Qui presse entre ses bras une énorme baleine.
On voit au milieu d'eux , sur la liquide pleine ,
Les filles de Doris former cent jeux divers ,
Sécher leurs longs cheveux teints de l'azur des mers ,
Sur le dos des poissons voguer , nager ensemble.
Leur figure diffère , et pourtant sc ressemble :
Elle sied à des soeurs . La terre offre à la fois
Ses hameaux , ses cités , ses fleuves et ses bois
Et les nymphes de l'onde , et les dieux du bocage.
Au dessus luit des cieux la rayonnante image ;
Et le cercle des mois , sous des signes divers ,
D'une ceinture oblique embrasse l'univers .
C'est là que Phaéton , par l'avis de sa mère ,
Arrive , et veut d'abord s'avancer vers son père :
Mais , perdu dans l'éclat des rayons paternels ,
Dont les éclairs trop vifs blessent ses yeux mortels
Il s'arrête . Vêtu de la pourpre royale ,
Le Soleil , sous un dais d'émeraude et d'opale ,
Au milieu de sa cour rassemble sous ses lois ,
Les siècles et les jours , et les ans , et les mois ,
Et les heures aussi , ses légères suivantes ,
L'une de l'autre en cercle également distantes. etc.
On a dit que la poésie d'Ovide était aussi brillante
que le palais du Soleil ; mais les vers français
n'ont-ils pas l'éclat de ceux d'Ovide ? On est faché
de voir reparaître si près , et à la rime , les jeux
20
MERCURE
DE FRANCE
,
.
divers et les signes divers . Cette dernière épithète
est quelquefois vague , et se glisse trop souvent à
la fin de nos vers. Mais cette légère négligence
n'ôte rien à la richesse de cette description .
Quelle grâce , au contraire , dans le tableau suivant
! Jupiter se change en taureau pour enlever
Europe , fille d'Agénor .
Ce dieu , père des dieux , devant qui le ciel tremble ,
Dont la main flamboyante étincelle 'd'éclairs ,
Oubliant le haut rang de roi de l'univers ,
D'un taureau qui mugit emprunte la figure ;
Parmi ceux d'Agénor il foule la verdure.
Son fanon à long plis flotte sur ses genoux ;
Le plus beau des taureaux , il en est le plus doux .
Ses cornes sur son front se courbent avec grâce :
Son regard est paisible , et n'a rien qui menace.
Europe avance , hésite , approche de plus près ;
Elle admire sont front , où respire la paix ,
Et de son poil si doux la neige éblouissante.
Elle cueille des fleurs que sa main lui présente :
De ces soins en secret le dieu s'enorgueillit ;
Il baise avec les fleurs la main qui les cueillit ;
Il triomphe , il jouit du bonheur qu'il espère ,
Et que si près d'Europe avec peine il diffère.
Tantôt sur l'herbe tendre il , bondit mollement ;
Sur l'arène tantôt couché nonchalamment ,
Il présente son dos à la main délicate
Qui , moins timide alors , le caresse et le flatte.
Il se laisse enchaîner de guirlandes de fleurs .
La fille d'Agénor a perdu ses frayeurs ;
Elle ose , elle ose enfin , dans son erreur extrême ,
Au dos du ravisseur se livrer elle même.
Orgueilleux de sa charge , il se lève ; et d'abord
VENDEMIAIRE AN IX . , 21
A pas lents et trompeurs il s'approche du bord :
Tout-à- coup à la nage il fend la mer profonde .
La fille d'Agénor tremble , et du sein de l'onde
Regarde le rivage , et le regarde en vain .
Assise sur le dos de ce taureau divin ,
Elle attache une main à sa corne puissante ;
L'autre dispute aux vents sa robe voltigeante.
Ces vers , sans doute , sont d'un écrivain trèsélégant
et très- exercé , qui met d'accord l'expression
avec l'image , et le nombre avec l'expression ;
qui sait ménager des suspensions heureuses pour
l'oreille et pour la voix ; qui connaît l'art d'enchaîner
les monvements de son style , et de parcourir
avec grâce tous les détours de la période poétique .
Les diverses césures de quelques vers sont placées
à la manière des grands maîtres :
Orgueilleux de sa charge' , il se lève ; et d'abord , etc.
Ainsi le rhythme du vers français se rapproche de
la variété du rhythmé ancien , et ne perd point
son caractère . Autant on aime ces heureuses césures
, autant on condamne ces coupes bizarres
qui , avant Racine et Boileau mêmes , ont été
proscrits par Malherbe ; dont l'oreille sûre a
fixé pour la première fois notre harmonie poétique
.
La variété des fables qui remplissent les quinze
livres des Métamorphoses , amène à chaque instant
la variété des tons . Ovide est tendre et gracìeux
dans la fable de Daphné , touchant dans celle
de Dryope , brillant dans celle de Phaeton , voluptueux
en peignant les ardeurs de Salmacis ,
sombre et passionné en retraçant les amours de
Myrrha , pathétique dans les plaintes d'Hécube
après la ruine de Troie , éloquent dans le plaidoyer
2,2 MBRCURE DE FRANCE.
d'Ulysse et d'Ajax , instructif et grave en expliquant
les origines de Rome et le système de Pythagore
, et partout facile , ingénieux , et riche
jusqu'à la profusion . Ce poète si aimable connaît
les antiquités aussi bien que Varron et Denys
d'Halicarnasse. Il commence par le débrouillement
du cahos , et finit par l'apothéose de César.
Trop indulgent aux feux de son génie ,
Mais varié , tendre , plein d'harmonie ,
Savant , utile , ingénieux , profond ,
Parfait enfin , s'il était moins fécond.
Le traducteur a conservé ses différents caractères.
Si , dans cette longue lutte , tous ses efforts
ne sont pas également heureux , on voit partout
l'intention de rester fidelle au génie de l'original ;
et quoique le C. Saint- Ange porte avec la plus
rigoureuse fidélité le joug de la traduction , il n'en
fait presque jamais sentir la fatigue au lecteur.
Les mêmes métamorphoses reviennent souvent ,
et les mêmes détails avec elles . Ovide a mis tout
son art à les diversifier , mais il n'a pu toujours
en cacher la monotonie. On sent quelles difficultés.
devaient arrêter à chaque pas le traducteur , et
cependant la facilité ne manque jamais à son
style . Quand le vers est défectueux , il est plutôt
faible que forcé , plutôt lâche que tendu , plutôt
négligé que pénible . Mais dans combien de morceaux
ue reconnaît-on pas le vrai talent ! On voit
que la langue poétique est celle du C. Saint- Ange ;
il la parle sans recherche , et comme par un instinct
heureux , qui lui dicte à chaque instant une
foule de vers pleins d'élégance et d'harmonie . Cet
instinct est encore plus rare que l'esprit et le jugement
: réuni à tous les deux , il forme les grands
poètes.
VENDÉMIAIRE AN IX. 23
Nous avons déja cité deux morceaux d'un genre
différent ; l'un , plein d'éclat ; l'autre , plein de grâce
: la fable d'Erésicton , ainsi que beaucoup d'autres
, offrait de plus grandes difficultés ; elles ont
été habilement vaincues. Erésicton fut puni ,
comme on sait , par Cérès , pour avoir abattu un
chêne consacré à cette déesse.
Les ans l'ont respecté : le fils de Triopas
Ordonne que le fer ne le respecte pas.
: On hésite ; il s'offense et sa main indignée ,
De la main d'un esclave arrache une cognée ,
En prononçant ces mots dignes de ses forfaits :
Ce tronc sacré, fût- il habité par Cérès ,
Je veux que sous la hache il tombe à l'instant même ..
Tandis qu'Erésicton proférait ce blasphême ,
Il a levé le fer : le chêne , au tronc vieilli ,
Tremble , gémit ; ses glands , ses feuilles ont pâli :
Une froide sueur inonde son écorce..
De ses flancs , qu'à grands coups l'acier frappe avec force ,
S'élance un flot de sang : tel , sous le fer mortel ,
Jaillit le sang d'un boeuf qu'on égorge à l'autel. .
On frémit de terreur. Un esclave fidelle
Veut suspendre le fer dans sa main criminelle ;
Erésicton sur lui tourne un oeil de mépris :
De ton zèle , dit- il , reçois le juste prix ;
Et , lui portant le coup que pour l'arbre il apprête ,
Du revers de sa hache il lui tranche la tête ;
Puis , du fer à grands coups enfoncé dans le bois ,
Vingt fois frappe le tronc , le refrappe vingt fois .
Alors du creux de l'arbre , une voix gémissante
Inspire par ces mots une sainte épouvante :
Hôtesse de ce tronc , nymphe chère à Cérès ,
Je vivais avec lui , je meurs par tes forfaits ;
Le cel me vengera de ta fureur impie.
24 MERCURE DE FRANCE ,
THI
Tremble ! ta mort s'approche , et la mienne s'expie.
Rien n'arrête un pervers dans le crime obstiné.
Frappé de mille coups , par leur bras entraîné ,
L'arbre tombe ; et son poids fracasse et déracine
Mille arbres écrasés sous sa vaste ruine.
Les Dryades pleurant la perte de leur soeur ,
Et le bois dépouillé de son antique honneur ,
Vont conjurer Cérès de venger leur injure.
Elle les vengera ; la déesse le jure.
L'or des moissons s'ébranle au signe de son front.
Elle apprête à l'impie auteur de son affront
Un châtiment affreux , mais moindre que son crime ;
Elle veut à la Faim le livrer en victime.
Mais comme par la loi des éternels décrets ,
On ne peut voir ensemble et la Faim et Cérès ,
Elle appelle une nymphe , Oréade legère ,
Et l'instruit en ces mots à servir sa colère :
Au fond de la Scythie , où jamais les moissons
N'ont germé sur un sol durci par les glaçons ,
Solitude sans fruits , sans ombre , sans verdure ,
Est un vallon désert , où la pâle froidure ,
La fièvre , le frisson , le besoin importun
Habite avec la Faim aux entrailles à jeun.
Va la trouver dis - lui , qu'implacable harpie ,
Elle aille se cacher dans le sein de l'impie ;
Que par elle vaincu , mes présents , mes secours ,
Alimentent son mal , et l'irritent toujours ;
Qu'elle surmonte enfin ma puissance prodigue .
Si le voyage est long , ne crains pas la fatigue ;
Prends mon char , mes dragons , et vole sur les vents .
La nymphe prend le char et les dragons volants ,
S'élève dans les airs vers les climats de l'ourse ,
Et sur l'affreux Caucase elle arrête sa course .
Elle cherche la Faim : là , sous des rocs pendants
Elle la voit qui rampe , et ronge de ses dents
VENDEMIAIRE AN IX. 25
Quelques brins d'herbe épars sur la roche indigente.
Vous compteriez ses os sous sa peau transparente ;
Ses cheveux hérissés cachent son oeil éteint ;
La rouille est sur ses dents , la pâleur sur son teint ;
De nerfs et d'ossements assemblage difforme ,
De ses genoux pointus la jointure est énorme ;
Et ses talons hideux s'alongent au dehors ,
Grossis par la maigreur qui dessèche son corps.
La nymphe en lui parlant n'ose s'approcher d'elle ,
Et lui dicte de loin l'ordre de l'immortelle .
Elle s'arrête à peine , et déjà dans son sein
Elle a cru ressentir l'aiguillon de la faim ;
Et , loin de son aspect dans les airs détournée ,
Revole aux bords heureux qu'arrose le Pénée .
La Faim , dans tous les temps si contraire à Cérès ,
Trouve un plaisir cruel à remplir ses décrets.
Un tourbillon de vent la porte en Thessalie.
Elle arrive dans l'ombre au palais de l'impie :
Le sommeil sur ses yeux épanchait ses pavots.
Tandis qu'il est plongé dans un profond repos ,
Elle s'étend sur lui , se glisse dans sa couche ,
Lui souffle en l'embrassant les poisons de sa bouche ,
Le serre dans ses bras , se presse sur son sein ,
Allume dans ses sens les ardeurs de la faim
Et quittant un climat pour elle trop fertile
Regagne ses déserts , et son antre stérile .
Dans les bras du sommeil par un songe bercé
L'impie est endormi : mais par la faim pressé
Il veut la satisfaire , ouvre une bouche avide ,
La ferme , l'ouvre encore , et se repaît de vide.
Son gosier affamé se travaille sans fin ,
Et ses dents sur ses dents se fatiguent en vain .
Quand il est éveillé , son mal n'est plus un songe :
Sa faim est une rage , un vautour qui le ronge .
Sa table au même instant est servie à grands frais.
26 MERCURE DE FRANCE.
On dépeuple les airs , les lacs et les forêts.
Son estomac , à jeun au moment qu'il dévore ,
Demande d'autres mêts , et d'autres mêts encore ;
C'est un gouffre que rien ne peut rassassier :
Lui seul absorbe plus qu'un peuple tout entier , etc.
Cette citation est longue , mais on ne peut s'en
plaindre ; on y voit toute l'imagination d'Ovide
et tout le talent du traducteur. Les plaintes de la
Dryade , enfermée dans le chêne de Cérès , rappellent
les prodiges de la forêt enchantée dans la
Jerusalem . Le Tasse , et surtout l'Arioste , ont
plus d'une fois imité l'auteur des métamorphoses :
les plus aimables chimères de la féerie ne sont
que des emprunts faits aux plus belles fictions de la
mythologie . Ces fictions mêmes ont passé chez
les peuples barbares du nord qui les ont défigurées
; car l'originalité prétendue des écrivains
septentrionaux , n'est trop souvent qu'une
imitation grossière des poètes anciens , placés dans
un climat plus heureux .
L'antre de la Faim est une idée très- poétique .
Je ne sais pourtant si l'auteur latin n'aurait pas
dû supprimer l'image de ces genoux pointus et
de ces talons hideux ; l'art est d'effrayer l'imagination
sans rebuter les yeux . Ceux qui peignent
la mort sous la forme d'un squelette , sont bien
loin d'exprimer ce qu'elle a de plus sombre et de
plus terrible . La poésie ne doit pas surcharger ses
couleurs.
Je crois que ce vers
Vous compteriez ses os sous sa peau transparente ,
avait dit tout ce qui était nécessaire sur la maigreur
du spectre. Mais on sait que ce genre de
défaut est très-commun dans Ovide , ainsi que les
VENDEMIAIRE AN IX. 27
jeux d'esprit dont on trouve un ou deux exemples
dans ce même morceau . Son traducteur aurait dû
l'avouer : il a si bien senti , et souvent si bien rendu
les beautés de son modèle , qu'il avait le droit de
remarquer ses fautes . Mais dans ses notes il veut
sans cesse l'égaler à Virgile ; il n'abandonne pas
même le parallèle dans l'épisode d'Orphée et d'Eu- *
ridice , si visiblement inférieur à celui de Virgile .
Cet enthousiasme , d'ailleurs très- excusable pour
le poète qu'on traduit , dicte au C. Saint- Ange des
jugements qu'il désavouera sans doute après quelques
réflexions. Tel est celui qu'il porte de La
Fontaine , à propos de la fable de Philémon et de
Baucis , imitée du récit d'Ovide.
« La Fontaine , dit- il , est demeuré bien au des-
<< sous de son modèle . Je ne dis pas seulement pour
<< la versification : le talent du fabuliste n'était
pas
<< de nature à soutenir la marche noble et caden-
<«< cée du vers de six pieds ; je dis pour l'habileté et
<< la science de la composition dans son ensemble.
<< Ovide détaille soigneusement les moindres cir-
«< constances d'une réception hospitalière , tous les
apprêts d'un repas simple et frugal , propres à
peindre la prodigalité du pauvre . Riche de son
< «bonheur : c'était là le point principal. Si vous
exceptez la description de la vieille table , qui
« est un chef- d'oeuvre , la Fontaine a négligé toutes
« les parties qui tiennent aux moeurs et aux usages
<< antiques , tous les détails d'ustensiles de ménage ,
<< tels qu'une marmite , un baquet à laver les pieds ,
« un chou , une tranche de lard , des oeufs mollets ,
« une salade , etc. »
«<
«
Avant d'examiner cette opinion , il faut citer
les vers d'Ovide traduits par le Critique . Baucis
'prépare le repas.
28 MERCURE DE FRANCE ,
1
Dans l'airain elle a mis , dépouillé de sa feuille ,
Le légume arrondi que le pauvre recueille ;
Le vieillard la seconde , et d'une fourche armé
Détache un lard qui pend au chevron enfumé ,
En coupe une parcelle , et dans l'onde bouillante
Adoucit sur le feu la saumure écumante .
Là , sur des plats d'argile , on sert pour premier mets,
Des oeufs mis sous la cendre et du laitage frais ,
Des fruits que dès l'automne un vin mousseux conserve ,
La mauve , la laitue , et les sucs de Minerve .
Un grand vase de terre enferme dans ses flancs
Un vin que le cellier n'a pas múri longtemps ;
Et pour boire ce jus de la dernière automne ,
Le hêtre enduit de cire en coupe se façonne.
Le potage et les mets , sur la flamme apprêtés ,
Arrivent à leur tour sur la table apportés.
" Enfin , de raisins mûrs on sert une corbeille
Et la datte ridée , et la pomme vermeille ;
Et d'un miel qui répand le parfum d'un bouquet ,
Un rayon savoureux couronne le banquet.
Le lecteur a déjà senti que tout ce luxe champêtre
, tant vanté par le traducteur , est un défaut
capital qui nuit à l'effet de la fable . En effet , pourquoi
l'hospitalité offerte aux dieux voyageurs par
Philémon et Baucis est- elle si touchante ? C'est que
les deux époux n'ont rien ; c'est que , lorsqu'ils ont
tout prodigué pour leurs hôtes ,
Le linge , orné de fleurs , est orné pour tout mets ,
D'un peu de lait , de fruits , et des dons de Cérès.
Mais si vous donnez à Philémon et Baucis tous
les trésors de la maison rustique , leur accueil hospitalier
perd son mérite , et par conséquent son
intérét. Alors que de beautés s'effacent ! Philemon ,
VENDEMIAIRE AN IX. 29
qui ressemble dans Ovide à un riche fermier romain
, pourra - t - il dire avec tant de grâce aux
voyageurs :
Ces mets , nous l'avouons
, sont peu
délicieux ;
Mais , quand nous serions rois , que donner à des dieux ?
C'est le coeur qui fait tout.
D'ailleurs , cette fable est toute en narration
dans Ovide : La Fontaine au contraire a su y jeter
les formes les plus dramatiques. Philémon , dans
Ovide , reçoit Jupiter sans lui adresser la parole.
Et quel homme de goût ne sait par coeur le dis
cours qu'il lui adresse dans La Fontaine ?
Vous me semblez tous deux fatigués du voyage ;
Reposez-vous ; usez du peu que nous avons :
L'aide des dieux a fait que nous le conservons ;
Usez - en . Saluez ces Pénates d'argile , etc.
De pareilles beautés , qui sortent du fond de
l'ame , valent un peu mieux que la description
d'un repas , fût - elle d'ailleurs excellente . Ovide
a sans doute l'imagination la plus flexible , la
plus brillante et la plus aimable ; mais il
y a de
plus beaux génies que le sien , quoiqu'à la vérité
en très- petit nombre. La Fontaine a raconté la
fable de Philémon et de Baucis , avec la naïveté
touchante d'Homère et la sage richesse de Virgile ,
et par conséquent il a mieux fait qu'Ovide luimême.
Enfin , dans ce morceau , c'est Ovide qui
semble le moderne , et La Fontaine qu'on croirait
l'ancien.
Les jugements du C. Saint- Ange sont d'un meilleur
goût en général ; mais pourtant on desire plus
de choix et d'intérêt dans ses remarques . On ne lit.
pas toujours sa prose avec le même plaisir que ses
30 MERCURE DE FRANCE ,
vers , Par exemple , ce parallèle de Voltaire et
d'Ovide pourrait être écrit , ce me semble , avec
plus de soin :
>> Si Voltaire offre au monde littéraire le prodige
unique d'un poète rival à - la- fois de Sophocle et
d'Homère , qui manie avec la même aisance la
trompette de l'Epopée et le luth d'Erato ; qui tours
à- tour chante le boudoir de Ninon et pleure sur
la cendre de Genonville ; qui , sous la dictée de
Momus , enjolive de lacs d'amour ce badinage
si original des vous et des tu , de la même
plume dont les traits mâles et hardïs retracent au
grand Frédéric les principes de la morale; comme
Ini , Ovide exprimait avec un egal succès les soupirs
de l'Héroïde et les tragiques fureurs de Me
dée , etc. »
Une plume qui enjolive de lacs d'amour un
badinage , n'est pas digne d'un homme qui traduit
avec tant de succès le poète le plus ingénieux
de l'antiquité.
On pourrait blâmer quelques passages de la
traduction elle - même ; mais on doit louer souvent,
si on veut être juste . Les corrections du C. Saint-
Ange , dans les premiers livres qui avaient déja
paru , ne sont pas toujous heureuses : la nature
paraît mieux le servir que ses réflexions ou celles
de ses amis. Quoi qu'il en soit , il vient d'élever
un monument durable . Il se plaint de l'injustice et
des découragements qu'on lui a fait essuyer ; mais
cette injustice finira. Depuis ses premiers essais ;
il a vu des hommes plus nouveaux que lui le pas
ser en renommée , mais non pas en talent . Il recevra
tard le prix d'un si long travail ; mais le prix
n'en sera que plus sûr et plus glorieux .
VENDEMIAIRE AN IX. 3r
HISTOIRE DE RUSSIE , par le Cit. P. C.
LEVESQUE ; nouvelle édition , corrigée et
augmentée par l'Auteur , et conduite jusqu'à
la mort de CATHERINE II ; ornée
d'une très-belle carte de la Russie . 8 vol.
in- 8.º ; prix , 40 francs , le port aux frais des
acquéreurs. A Paris , à la Librairie économique
, rue de la Harpe , n.º 117.
*
CETTE seconde édition d'une histoire estimée ,
offre des détails nouveaux , des faits mieux appuyés ,
et en général des corrections heureuses. On sait
déjà que les recherches laborieuses de l'auteur
pendant son séjour en Russie , et ses rapports avec
les personnages les plus distingués de l'Etat , lui
ont fourni des renseignements précieux sur le gouvernement
et la nation : l'esprit d'indépendance
et d'impartialité avec lequel il a su les employer ,
donne à son ouvrage un mérite réel . Il faut convenir
que c'est presque uniquement l'intérêt de la
vérité qui peut soutenir la lecture dans les commencements
de cette histoire . Les anciennes chroniques
russes sont sèches : on suit avec peine la
succession de tous ces souverains , qui se partagent
à chaque instant les états de leurs pères ; on cherche
dans cette confusion de noms étrangers , le
souverain principal et le siége de l'empire ; mais
presque toujours on cherche en vain des détails
dignes d'intérêt , et les faits qui peignent les
nations .
3.2 MERCURE DE FRANCE ,

Les premiers siècles de la longue dynastie des
descendants de Rurick sont aussi stériles pour l'histoire
, que l'est , au jugement de plusieurs , la première
race de nos rois. On se ferait cependant une
fausse idée des Russes près de leur origine , si l'on
en jugeait par cet âge ténébreux de notre Gaule
et de l'Europe latine . Ils s'étaient un peu policés
dans leurs communications avec les Grecs de Constantinople
: la qualité de serf, fut longtemps ignorée
parmi eux leurs combats judiciaires étaient
moins fréquents et moins atroces que les nôtres ,
et leurs lois protégeaient également le citoyen et
l'étranger.
*Plusieurs monuments attestent aussi qu'ils connaissaient
les arts utiles et commodes ; et vers la
fin du douzième siècle ils avaient , dit-on , peu de
chose à envier aux manufactures de nos villes nouvelles
. Mais bientôt la Russie n'est plus qu'une
vaste scène d'horreur . Affaiblie par les divisions
de son territoire et les querelles interminables de
ses princes apanagés , ravagée plus d'une fois par
les généraux de Tchiusquis -Kham , elle prépare à
ses successeurs une conquête facile . Durant deux
siècles d'esclavage , on voit les souverains de Russie
mendier la faveur du Kan , et recevoir de lui la
confirmation de leur pouvoir. A la fin ils soulèvent
le joug , et l'imposent à leurs vainqueurs . Ils
tremblent de nouveau à l'approche des armées de
Tamerlan , qui acheva d'exterminer leurs anciens
tyrans , et l'autorité est affermie entre les mains
d'un seul. Après avoir traversé le règne sanglant de
Boris , et les longs troubles de la Russie , le lecteur
remarque les progrès vers un état meilleur. Les
arts.des Grecs sont oubliés ; mais les institutions
de l'occident pénètrent dans ces climats tardifs à
VENDEMIAIRE AN IX.
la faveur du commerce , et se mêlent insensible
ment aux coutumes tartares.
DE
LA
Te est le petit nombre des traits principaux qui
marquent un empire déja vieux de neufsietes, Le,
commencement du nôtre fut témoin de cette re
volution qui plaça la Russie au rang des matins
de l'Europe . Le nom de Pierre I.er a surtout été
consacré par l'enthousiasme de la philosophie :
aujourd'hui les regards se portent avec intérêt vers
cet empire , qui offre , dans son immense étendue,
tous les âges de la société, et qui promet tous leurs
développements .
5
cent
En traçant l'histoire de Pierre , le C. Lévesque
relève quelques inexactitudes de Voltaire. La
plupart sont celles des mémoires sur lesquels il
travaillait ; quelques- unes aussi doivent être attribuées
à l'enthousiasme de l'auteur de la Henriade,
ou à l'influence du temps où il écrivait.
Le C. Lévesque soutient , contre l'opinion publique
et celle, de Voltaire , que Pierre le Grand
trouva des sujets préparés à ses réformes ou à ses
créations. En lisant l'histoire de ce prince , on
trouve quelquefois l'excès de la férocité à côté de
celui de la grandeur ; les sentiments élevés d'un
héros , et les bizarres caprices d'un despote , le caractère
d'un sage , et celui d'un barbare . Tous
ces contrastes sont fidèlement reproduits par l'historien
.
Trois femmes affermirent l'ouvrage de Pierre I.er
La plus célèbre, Catherine II , mit la dernière
main à ce code de lois que Voltaire fait achever
au Czar en 1722. La vie , les fautes et les qualités
éclatantes de cette souveraine , sont tracées avec
la gravité impartiale qui appartient à l'histoire.
L'auteur n'a point imité ces mémoires trop peu
SEINE
2.
3
34 MERCURE DE FRANCE ,
secrets , que l'amour du scandale semble avoir
diciés , et que ne saurait jamais justifier un ressentiment
national.
1.
" ALBERT el THÉODORE ou les Brigands ,
traduit de l'anglais ; 2 vol . in- 12 , figures .
Il faut bien annoncer , pour la satisfaction de ceux
à qui ces choses-là font plaisir , que parmi les romans
traduits de l'anglais , ou donnés pour tels, il
n'en a pas paru depuis longtemps où l'on ait rassemblé
autant d'horreurs que dans celui qui fait le
sujet de cet article. On meurt à la première page ;
à la seconde ce sont les cachots de la bastille qui
s'ouvrent pour une victime ; et , à partir de là , c'est
bien la plus belle succession dont on puisse se faire
une idée , de meurtres de toute espèce , variés sous
toutes les formes , et embellis d'apparitions , de
fantômes , de souterrains , de ruines , enfin , de tous
les accessoires du genre : d'où il résulte , comme il
est dit dans l'avertissement , un bien beau roman ,
qui s'adresse au coeur et à l'esprit du lecteur. Le
gracieux pourtant s'y mêle à l'horrible , pour en
adoucir la teinte ; et on ne sera pas fàché d'apprendre
qu'on y trouve un sourire fugitifcomme les
rayons du soleil d'avril , qui brilla dans les
yeux de Thémire. Il est bon de savoir aussi que
la physionomie anglaise , qu'il est si important de
laisser à ces sortes de productions , est ici conservée
avec un tel scrupule , qu'une dame s'appelle toujours
lady , quoique la scène se passe en France , département
de la Manche , dans un château situé
entre Avranche et Coutances. D'après l'axiôme
connu , nimia precautio dolus , on pourrait bien
VENDEMIAIRE AN IX. 35
soupçonner quelque fraude ; mais , en vérité , nous
n'avons aucun intérêt à disputer l'originalité de
l'ouvrage à l'Angleterre ; c'est bien assez du délit
de la traduction . M.
Le jeune Philosophe , traduit de l'anglais de
Charlotte Smith ; 3 vol . in- 12 , figures .
POOUURR celui-ci , il est bien incontestablement anglais
; et si vous en doutez , reconnaissez - le aux
longueurs assommantes des détails. Il a bien aussi
quelques-uns des mérites qu'on ne peut refuser aux
productions de cette espèce qui nous viennent de
ce pays : le talent des caricatures ; une peinture des
moeurs et des usages , assez et trop exacte ; de la
vérité . mais sans distinction de celle qui n'intéresse
pas et de celle qui intéresse . Après cet avertissement
donné aux lecteurs , et après les avoir prévenus
de s'armer de beaucoup de patience , on peut
les laisser s'engager dans la lecture de ce roman ,
qui n'est pas dénué de tout mérite. Il en aurait da
vantage s'il tenait tout ce qu'il annonce aux premiè·
res pages , et ce que promet le titre . C'était une idée
assez heureuse que de mettre en action un jeune
homme qui entre dans le monde , avec le projet
d'y être méthodiquement sage , et qui , dans le
système de conduite qu'il s'est tracé , n'a rien oublié
que d'y faire entrer pour quelque chose l'influence
des passions. Mais ce plan est plus indiqué
que suivi , et les événements , les circonstances ne
sont pas assez dépendants de cette idée principale ,
à laquelle tout devait se rapporter . Les contrariétés
, en assez grand nombre , auxquelles le
jeune Philosophe est en butte , ne tiennent que
36 MERCURE DE FRANCE ,
bien faiblement à cette cause ; elles résultent bien
davantage d'une suite de mal - entendus , dont sa
jeune philosophie est trop innocente . Mais ce
moyen inépuisable de comique , et quelquefois
d'intérêt , est ici assez heureusement employé.
L'ouvrage se soutient ainsi , et arrive à la fin sans
faire peur , sans convulsions ni indécence : enfin ,
sauf l'ennui , on le lira sans inconvénient et sans
danger.
M.
SPECTACLES,
THEATRE DE LA RUE FEYDE A U.
Les Trois Maris , comédie en cinq actes
et en prose , par le C. PICARD.
LA voix publique a retourné plaisamment un vers
très -connu de Palissot contre Fréron en appelant
Picard
L'auteur par qui l'on rit en France.
En effet , l'inépuisable féconditéet la gaieté piquante
de ses conceptions , toujours soutenue par un dialogue
simple et naturel , doivent le rendre cher à tous ceux
qui n'aiment pas les cris mélancoliques du drame et
le jargon précieux des singes de Marivaux. Ajoutons
qu'il aura bientôt le droit de compter le nombre de
ses ouvrages par celui de ses années , et le nombre de
ses succès par celui de ses ouvrages ; mais convenons
* Fréron par qui tout baille en France.
DUNCIADE.
FRIMAIRE AN IX. 37
qu'il est nécessaire de rappeler tous ces titres , pour
expliquer la bienveillance du public en faveur des trois
Maris.
De toutes les pièces de Picard , c'est celle qui nous a
paru la plus défectueuse par le plan , la plus faible
par le style et par l'intérêt . M.me Duparc et M.Te
Bazin ont épousé , l'une , un juge qui néglige ses procès
pour épier sa femme ; l'autre , un professeur qui
néglige sa femme pour faire des traductions . Ces deux
dames habitent la même maison ; elles se sont confié
mutuellement leurs peines. domestiques ; elles imagi-
Dent ensuite d'aller séparément chercher des consolations
chez une devineresse , nommée M.me Jacob , qui
se trouve à peu près dans la même position que la
Cléanthis du Démocrite amoureux ?
Fille , femme , ni veuve ;
C
*
et qui occupe un appartement très - élégant à la
chaussée d'Antin . Notez que les deux bourgeoises logent
à l'Estrapade , et que l'auteur a cru trouver de
grands effets comiques dans cette opposition des quartiers
de Paris. Il serait pourtant assez difficile aujourd'hui
de nuancer le ton , le langage et les moeurs
des différentes sociétés qui les habitent. Quoi qu'il en
soit , M.me Duparc et M.me Bazin se rencontrent chez
M.me Jacob , et de leurs aveux confidentiels il résulte
qu'elles sont poursuivies , l'une et l'autre , par le même
galant. Ce jeune homme , l'Alcibiade du faubourg
Saint- Marceau , brasseur et fat de son métier , ayant
nom Lecocq , et demeurant rue Mouffetard , veut mener
de front les deux intrigues , et s'est établi dans une
chambre garnie vis-à- vis la maison de ces dames . Il
vient à son tour consulter M.me Jacob , et lui propose
de l'associer au succès de ses amours . Heureusement
P'honnête sorcière a déja pris le parti des femmes
elle veut punir le fat , et corriger les deux maris.
38 MERCURE DE FRANCE ,
-Voilà le premier acte. Le sujet ne se débrouille
ni facilement , ni promptement ; mais , comme disait fort
bien l'abbé de Chaulieu en parlant de Rhadamiste ,
La pièce serait fort claire , n'était l'exposition.
L'auteur a fourni la carrière de cinq actes , en multipliant
les rencontres , les accidents et les voyages de
l'Estrapade à la chaussée d'Antin . D'un côté, les femmes
sont dirigées par une intrigante subalterne , dont
l'état ne promet ni délicatesse ni bonne foi ; de l'autre ,
les maris se laissent conduire par un certain Desgraviers
, personnage curieux , bavard et tracassier , qui
les fatigue de ses railleries impertinentes sur le sort des
maris trompés. Il est vrai qu'il a pour excuse sa propre
expérience. On lui pardonne de s'être marié trois
fois , rien n'est devenu plus commun ; mais il est trop
bizarre qu'il ignore absolument le sort de sa troisième
femme ; et l'auteur , qui n'a pris aucune précaution
pour justifier cette invraisemblance , ne s'en est servi
que pour remettre au théâtre le dénoûment de Panurge.
Au cinquième acte , la scène se passe dans le jardin
de M.me Jacob , où M.mes Duparc et Bazin ont donné
rendez -vous à M. Lecoq . L'officieux Desgraviers , qui
en est instruit , ne manque pas d'en avertir les deux
maris. Il s'y rend lui - même , fidelle à son caractère et
à son systême d'observation . Là , M.me Jacob , couverte
d'un voile , vient comme Climène , lui rappeler
la mémoire importune de son épouse , et la lui, presente
en se découvrant à ses yeux. On se doute bien
qu'après cette heureuse reconnaissance , placée vers
la fin de la pièce , le mari réconcilié doit défendre
sa femme contre les soupçons injurieux de Duparc et
de Bazin il leur prouve qu'elle n'a voulu leur donner
qu'une leçon salutaire ; et , pour achever de les
convaincre , arrive M. Lecocq qui trouve au rendez-
:
1
}
VENDEMIAIRE AN IX. 39
vous deux maris de mauvaise humeur , au lieu de deux
femmes caressantes . La toile tombe -- ;
-- et l'on se
demande avec étonnement , auquel de tous ces personnages
il est permis de s'intéress . r.
Le nom de Picard a fait la fortune de la pièce ;
mais l'amitié rigoureuse ' , qui résiste avec effort au
mouvement de la bienveillance universelle , doit l'avertir
des défauts multipliés de son ouvrage . Elle doit
lui dire que la marche froidement compliquée de l'action
n'empêche pas que toutes les combinaisons n'en
soient connues ,
toutes les situations usées , et l'intérêt
à peu près hul . On y chercherait vainement l'apparence
d'un but moral ; il ne paraît pas que l'auteur
en ait eu d'autre que celui d'amuser un moment. Mais
en le remplissant , et même pour le remplir , il est
inutile de violer la vraisemblance , et de semer son
style , d'ailleurs naturel et facile , d'un assez grand
nombre de trivialités. Je sais bien qu'on les applaudit
quelquefois ; mais un homme d'un talent aussi distingué
que Picard , doit ambitionner des applaudissements
qui soient un titre , et non pas une excuse.
E.
LES PARENTS , comédie en cinq acles et en
vers , du C. DORVO.
Nous ne porterons pas l'examen de la critique sur
cette production malheureuse , que le public a condamnée
avec une équitablé sévérité. L'auteur n'a pas
le droit d'appeler de son arrêt , mais il peut se plaindre
de sa destinée . İl lui était réservé de mettre d'accord
, une fois , le parterre et la justice , le bon goût
et les journaux . Cependant , qui n'est que juste est dur ;
et l'on aurait dû remarquer dans la pièce , quelques vers
qui méritaient d'être placés dans un ouvrage mieux
écrit et mieux conduit.
Les ennemis de Picard , qui s'étaient empressés de

40 MERCURE DE FRANCE ,
lui attribuer cette informe production , sont forcés de
chercher des consolations dans la lecture des trois Maris.
Cette comédie vient d'être imprimée , aussi bien que
le drame de Pinto du Cit . Lemercier , et la tragédie
d'Etéocle du Cit. Legouvé. Nous rendrons compte de
ces ouvrages dans un de nos prochains numéros .
THEATRE FRANÇAIS.
,
E.
Reprise de Misanthropie et Repentir..
Pourquoi les affiches du théâtre français annoncentelles
encore ce drame allemand ? Pourquoi sur la scène
épurée et agrandie par les chef- d'oeuvres de Corneille ,
de Molière , de Racine et de Voltaire , s'efforce - t - on de
soutenir une production digne tout au plus d'être applaudie
chez les peuples où l'art dramatique est encore
enfant ? On a répondu cent fois à cette question , qui
n'est pas sans intérêt pour le plaisir du public et pour
l'honneur de notre littérature : sans doute il serait
facile d'ajouter de nouveaux développements aux conseils
du goût et de la raison ; mais nous aimons mieux
observer qu'ils ont produit leur effet . La reprise de
Misanthropie n'a obtenu qu'un succès très - équivoque ;
encore est - il permis de compter , parmi les causes qui
le prolongent , l'entêtement de l'amour -propre à défendre
un premier jugement . Des journalistes bénévoles
ont donné l'itinéraire de ce drame mélancolique , ils
assurent qu'il a fait verser des torrents de larmes à
Vienne , à Pétersbourg , même à Amsterdam. Cela peut
être vrai : Scudéri , Tristan et beaucoup d'autres , se
vantaient aussi d'avoir fait fondre en larmes toute la
France ; ils s'applaudissaient même d'avoir vu deux
portiers de la comédie étouffés par l'affluente des spectateurs
attirés à leurs chef- d'oeuvres . On sait ce que'
prouve à Paris un semblable engouement . Ce n'est pas
qu'on ne puisse plaire même aux gens de goût en vio-
+
I
VEDÉMIAIRE AN IX. 41
lant les règles ; mais ce n'est pas à la manière de ces
grossiers imitateurs de Shakespear , grossier imitateur
lui-même d'une nature trop souvent mal choisie . Passe
encore pour le tragique anglais ! S'il n'a jamais fait une
bonne pièce entière , ni même un acte complètement
beau , il a du moins jeté des traits de génie dans quelques
scènes. Mais Koetzbue ! mais Iffland ! mais les
drames tudesques après les spectres anglais ! Et qu'on
ne dise pas que le pédentisme seul réprouve Misanthropie
et repentir , et tous les ouvrages semblables ,
parce qu'ils ne sont pas dans le système des théâtres
grec et français : on les réprouve , parce qu'ils sont
remplis des plus insipides trivialités de morale ; parce
qu'ils violent plus d'une fois la nature autant que l'art ,
et que le mérite d'arracher quelques larmes est très -peu
de chose quand il est séparé de tous les autres. Rappelons-
nous toujours ce que dit un poète , en parlant
de la tragédie :
Le plaisir d'admirer ,
Autant que la pitié , me forçait à pleurer.
sans cela plus de génie , plus d'art et plus de théâtre.
2
E.
Nota. Il faut rendre justice au C, Chénier il s'est
élevé franchement , et en homme nourri d'une saine
littérature , contre, une telle barbarie. « Qu'on nous exhorte
à laisser là dit- il dans sa préface de Charles
* IX' ; ' Sophocle et Racine , pour imiter les dégoûtantes
« absurdités du théâtre anglais , et les niaïseries burlesques
« du théâtre allemand , ces , sottixes sans conséquened
« sont plus divertisantes que dangereuses , tout cela
passe , et va bientôt du ridicule à l'oubli , » On ne peut
mieux juger et mieux prédire.
42 MERCURE DE FRANCE ,
er
"
"
VARIIÉTES.
Second Article sur ALFIÉRI.
La tragédie en cinq actes remplis par le sujet seul ,
dialogués par les personnages agissants , et non par
« des confidents et des spectateurs de l'action ; la tragédie
ourdie d'un seul fil , rapide autant que le per-
- mettent les passions qui cherchent plus ou moins à
s'étendre ; simple avec art , terrible sans qu'elle outre
« la nature , brûlante comme mon coeur me l'a inspi-
´rée : voilà la tragédie que j'ai conçue , que j'ai peut-
« être indiquée , et dont je n'ose me flatter d'avoir
a donné des exemples.
"
C'est ainsi que s'exprime Alfiéri dans une réponse
à l'un de ses critiques. Ce passage , qui , en peu de
mots , renferme sa poétique , pourra nous aider à trouver
la source des beautés qu'on doit admirer en lui , et
des défauts qu'on peut lui reprocher.
Nous avons promis de donner une idée de son système
tragique : il est nécessaire auparavant de rappeler
quel fut celui des Grecs et des Français , les seuls peuples
qui , dans la tragédie , se soicnt approchés de la
perfection.
Sans nous arrêter à la distincion ingénieuse de Marmontel
, qui divise le système ancien et le système moderne
en deux causes de malheur , l'une , hors de nous,
l'autre , en nous -mêmes 9 nous remarquerons que les
principales différences du théâtre grec et du théâtre
français , ont dû résulter des moeurs des deux peuples
et surtout du local destiné faux représentations theatrales
. Sur le théâtre grec , on ne peut offrir à un peuple
FRIMAIRE AN IX. 43
"
enthousiaste de ses antiques monuments , connaissant
peu ou dédaignant de connaître l'histoire des autres
peuples , que des sujets tirés de ses anciennes traditions.
Dans cette vaste enceinte où se rassemblait une
foule immense de spectateurs , où les acteurs , vus de
loin , étaient obligés de prendre une forme gigantesque ,
on ne put présenter que des esquisses fortement caractérisées
, et de grandes masses calculées sur l'effet de
la perspective. Sur le théâtre français , au contraire ,
l'auteur tragique eut le pouvoir de mettre en action
les illustres catastrophes qui avaient rempli vingtquatre
siècles , dont il fut à portée de connaître l'histoire.
Il put reculer les limites de son art , en peignant
les moeurs des peuples nombreux qui se sont succédés
sur la terre , en offrant les différentes nuantes des passions
qui ont dû résulter de la diversité des gouvernements
et des institutions , en donnant aux infortunes
des héros une autre cause que la fatalité , qui fut presqué
l'unique fondement de lá tragédie grecque. Le
-poète moderne eut encore un autre avantage , qui ne
futt
pas assez senti par Voltaire quand il sembla regretter
les immenses théâtres de l'antiquité : ce fut de
pouvoir tracer dans de plus étroites enceintes , et devant
une société choisie , les mouvements les plus délicats
des passions ; de pouvoir les annoncer , les préparer
, les développer , et les conduire insensiblement à
l'effet qu'il se proposait. Avantage inappréciable ,
qui nous devons les belles scènes du Cid et de Cinna ,
la peinture si vraie des passions qui dévorent Hermione
et Phèdre , le charme inexprimable que nous éprouvons
en voyant représenter Zaïre !

"
Alfiéri , qui , comme nous l'avons dit , fut en Italie
le créateur du théâtre tragique , étudia les chef - d'oeuvres
des Grecs et des Français . Des deux systèmes que
nous venons d'exposer , il voulut s'en former un qui
44 MERCURE DE FRANCE ,
joignît à l'antique simplicité les avantages qui avaient
dû résulter des progrès de l'art . Peu sensible aux beautés
de détail qui font le charme des poètes français
il blâma les épisodes qui nourrissent quelquefois leurs
ouvrages ; les actions secondaires qui , dans les chefd'oeuvres
, concourent à faire ressortir les principales ;
les confidents , dont les meilleurs auteurs eurent besoin
pour le développement des passions de leurs héros , les
reconnaissances , qui sont un si grand moyen de péri
pétie. Nous allons reproduire quelques - unes de ses idées
sur ces différents objets . « L'auteur , dit Alfiéri , s'est
privé de tout ce qui pouvait nuire à la simplicisé du
sujet , dont il s'est fait une loi sacrée de ne jamais
s'écarter , depuis le premier vers jusqu'au dernier.
« Dans les autres tragédies , on peut perdre des scènes
entières , sans cesser de suivre l'action : dans cellesci
, on ne peut presque perdre un seul vers sans que
l'intelligence et la clarté en souffrent beaucoup . Les
moyens qu'emploie l'auteur sont toujours simples ,
nobles et vraisemblables . Parmi ses dix- neuf tragédies
, dans Brutus seul , on se sert d'une lettre , et encore
n'est -elle pas absolument nécessaire . On n'y voit
point de ces personnages inconnus à eux- mêmes et
aux autres , » etc.
17

M
"
K
*
Dans cette apologie un peu orgueilleuse qu'Alfiéri
fait de lui -même , on voit qu'il cherche à critiquer le
théâtre français , où les moyens dont il parle ont produit
les plus grandes beautés. Il ne tarde pas à s'expliquer
avec plus de franchise. » Voltaire , dans son
• Oreste , s'est proposé de supprimer les confidents , et
• a cru y avoir réussi . J'en appelle à tout lecteur intelligent
qu'il dise si Pammène , Iphise , et Pilade
" même , ne sont pas des personnages secondaires , s'ils
" sont nécessaires à l'action , et s'ils y agissent ; s'ils
« émeuvent or s'ils refroidissent le spectateur.
"
Les
FRIMAIRE AN IX.
lecteurs français verront sans doute avec étonnement
qu'Alfiéri s'élève contre Pammène , si nécessaire à l'action
par l'asyle qu'il donne aux deux amis ; contre
Iphise , qui rappelle si bien Chrysotémis de Sophocle
; contre Pilade , ce modèle si touchant de l'amitié
la plus pure et la plus désintéressée.
Ce système adopté par Alfiéri , en lui faisant éviter
les intrigues romanesques , en l'empêchant de commettre
des fautes contre les unités , en donnant à ses
pièces plus de rapidité , le fait tomber dans quelques
défauts que nous allons indiquer.
Ses tragédies , privées de développements et d'épisodes
, ont de la maigreur et de l'aridité ; elles présentent
presque toutes la même coupe , les mêmes moyens
et les mêmes situations. A la représentation , elles sont
obscures , parce qu'on ne peut exiger du spectateur
qu'il ne perde pas un seul vers des pièces qu'il entend
Nos poètes français , au contraire , se sont crus obligés
de répéter plusieurs fois les mêmes choses , pour les
graver dans la mémoire de l'auditeur ; et c'est dans la
manière adroite et variée de les reproduire , que consiste
le mérite de leurs expositions pleines de clarté.
Alfiéri s'est vu forcé de multiplier les monologues , qui
doivent être très- rares , et qui jamais ne peuvent être
raisonnés. N'ayant point de personnages secondaires ,
souvent les principaux personnages sont les confidents
les uns des autres ; et l'inconvénient qui en résulte ne
balance pas l'avantage que l'auteur s'en était promis.
On a vu l'exemple de cette fausse combinaison dans
une tragédie donnée depuis peu sur le théâtre français.
Les journalistes , qui traitèrent peut - être Montmorency
avec trop de rigueur , ne remarquèrent pas qu'unc
des premières causes de l'embarras de sa marche , était
peut- être dans les personnages principaux , qui tourà-
tour se servaient de confidents , comme Schomberg
1
46
MERCURE
DE
FRANCE
, à Montmorency , la princesse de Condé à la reine , etc.
Dans un troisème et dernier article , je donne une
idées des meilleures tragédies d'Alfiéri .
ANNONCES.
VOYAGE DE NEARQUE , des bouches de l'Indus jusqu'à
l'Euphrate ; ou Journal de l'expédition de la
flotte d'Alexandre , rédigé sur le journal original de
Néarque , qui nous a été conservé par Arien , et å
Paide des éclaircissements puisés dans les écrits ou
relations des auteurs , géographes ou voyageurs , tant
anciens que modernes , contenant l'histoire de la première
navigation qui ait été tentée par des Européens
dans la mer des Indes , traduit de l'anglais du docteur
WILLIAM VINCENT , par J. B. L. J. BILLECOCO ,
homme de loi ; deuxieme édition , imprimée par
Crapelet , accompagnée de cartes et du portrait d'Alexandre
gravé par Tardieu ; 4 vol . in- 8. ° , conformes
à l'édition in-4.° publiée par ordre du gouvernement ;
prix 15 fr. br. , et 18 fr. franc de port par la poste.
On a tiré quelques exemplaires sur papier grand raisin
vélin , 3 vol . grand in - 8.° , fig. , brochés en carton
par Bradel , 42 fr.
On rendra compte de ce voyage. Le C. Billecocq
s'occupe de traduire en ce moment le Périple de la mer
Erythrée , du même auteur .
VOYAGE de la Propontide et du Pont -Euxin , avec la
carte particulière de ces deux mers , la description topographique
de leurs usages , le tableau des moeurs ,
des usages , du commerce des peuples qui les habitent
, la carte particulière de la plaine de Brousse
en Bithynie , celle du Bosphore de Thrace , et celle
de Constantinople , accompagnée de la description
des monuments anciens et modernes de cette capitale
; par J. B. LECHEVALIER , membre de plusieurs
académies , et auteur du Voyage de la Troade ; 2
vol. in-8.º , sur papier carré fin , ornés de six belles
VENDEMIAIRE AN XI.
47
cartes. Prix , 7 fr. 50 cent. , franc de port par la
poste. Papier vélin , 12 fr. , et 14 fr. franc de port ;
idem , avec les cartes enluminées , 18 et 20 fr. , franc
de port. A Paris , chez Dentu , imprimeur-libraire ,
Palais Égalité , galeries de bois , n.º 240.
On rendra compte incessamment de cet ouvrage.
MANUEL GÉNÉRAL pour les arbitrages de changes , et
pour beaucoup d'autres calculs nécessaires chez les
négociants , par nombres fixes et par logarithmes ;
précédé d'une instruction sur l'usage et les propriétés
des logarithmes, par Felix REISHAMMER. A Paris,
chez J. E. G. Dufour , imprimeur- libraire , rue St.-
Severin , nº. 110. An 8 ( 1800 ) . De l'imprimerie de
P. N. F. Didot jeune.
Cet ouvrage manquait à une époque où la science
des nombres est devenue populaire. Aujourd'hui que
les termes de cette science n'effraient plus , on sentira
tous les avantages de l'application des logarithmes aux
operations usuelles de la vie , rendues plus simples et
plus expeditives . Le nom de l'auteur répond de la perfection
de son travail ; et la beauté et la correction de la
partie typographique y ajoutent encore un nouveau
mérite.
COURS ÉLÉMENTAIRE D'HISTOIRE NATURELLE PHARMACEUTIQUE
, ou Description des matières simples
que produisent les trois règnes de la nature , et qui sont
d'usage en pharmacie , en chimie et dans les différents
arts qui en dérivent , notamment dans ceux du teinturier
et du fabricant de couleurs , etc. etc. , généralement
comprises sous l'acception de matière médicale,
présentées d'abord par règnes , ensuite par genres , et
enfin par espèces , avec les noms de chacune , leur
origine , leur choix , leurs préparations , leur principaux
usages , leurs propriétés physiques et medicinales
, et considérées par leur rapport à la doctrine
pneumato-chimique. Par SIMON MORELOT, ancien
professeur de pharmacie chimique , professeur d'histoire
naturelle à l'école gratuite de pharmacie , membre
de la société de médecine , etc. , etc. 2 vol . in - 8. °
de près de 900 pages , avec sept tableaux. Prix , 9 fr.
et i fr. franc de port . Paris , chez Giguet et com-
1
48
MERCURE
DU
FRANCE
, pagnie, imprimeurs-libraires , maison des Petits -Pères
de la place des Victoires.
Il n'avait point encore parù d'ouvrage élémentaire
dans ce genre. Celui- ci est surtout remarquable par
une méthode sage et par une grande clarté. Si l'utilité
d'un livre doit lui assurer les suffrages du public , nous
ne doutons pas que l'ouvrage du professeur Morelot ne
soit accueilli ; il est nécessaire à tous ceux qui étudient
la parmacie , la chimie et l'histoire naturelle ; il peut
suffire aux personnnes qui , retirées à la campagne , veulent
se donner en peu de temps une teinture parfaite
de ces sciences utiles.
SAINT-LEON , histoire du seizième siècle ; par WILLIAM
GODWIN , traduit de l'anglais , orné de jolies
gravures , 3 vol. Chez Michel , rue neuve St. Augustin ;
Lenormand , rue des Prêtres Saint- Germain- l'Auxer
rois ; et Bellois , libraire , quai des Augustins .
Godwin est fameux par ses opinions politiques et ses
talents littéraires. Son roman de Caleb William excite
un grand intérêt de curiosité . Celui-ci est d'un autre
genre : on y reviendra.
HERMANN et DOROTHÉE , en neuf chants , poème allemand
de GOETHE , traduit par BITAUBE , membre
de l'institut national de France , et de l'academie.
royale des sciences et belles - lettres de Prusse ; 1 vol .
in- 18 de 250 pages , avec une jolie figure . De l'imprimerie
de Didot jeune ; sur papier fin d'Angoulême
, 2 fr, et 2 fr. 40 cent. franc de port ; sur papier
velin , grand format , figure avant la lettre , 5 fr., et
5 fr. 50 cent. franc de port . A Paris chez Treuttel
et Würtz, quai Voltaire , n.º 2 ; et à Strasbourg , chez
les mêmes , Grande Rue , n.º 15.
*
Goethe a fait jusqu'ici le plus bel ouvrage allemand ,
après la mort d'Abel : il s'est placé au premier rang
des littérateurs de sa nation , par son roman du jeune
Werther. Ce nouvel ouvrage est donc recommandé
d'avance par la juste réputation de son auteur. Nous
verrons s'il est digne de la soutenir. Le mérite du traducteur
est aussi très connu . On lui doit Joseph , les
Bataves , et une traduction des oeuvres complettes
d'Homère .
VENDEMIAIRE ¡AN IX.
DEPF
RERFRA
.
POLITIQUE.
EXTÉRIEUR.
ETATS - UNIS D'AMÉRIQUE,
La liberté voit avec plaisir cette puissance de vingt
ans s'avancer tous les jours davantage vers le rang que
lui promettaient ses ressources et sa position , et que
Jui avaient déja assigné ceux qui avaient bien calculé
l'étendue des unes et l'avantage de l'autre ...
Les accroissements de ce jeune corps politique ont
été aussi rapides , que sa naissance avait été étonnante
et imprévue.
- La Hollande avait eu besoin autrefois de quatrevingts
ans de combats sanglants pour établir son independance
; celle des Etats- Unis d'Amérique fut presque
conquise sur leur ancienne métropole en quatre campagnes
et les généreux secours de la France ne servirent
qu'à la faire reconnaître à jamais par l'Angleterre ,
avec plus d'éclat et de solennité.
La vieille Europe , accoutumée à des guerres éternelles
pour une forteresse ou pour un arpent , apprit
d'abord avec plus de surprise que de réflexion et de
prévoyance , un événement qui se montrait aux yeux
de quelques sages , comme le principe actif et fécond
d'un immense changement dans le systéme commercial
et politique des deux mondes .
Ces prédictions s'accomplissent , ces révolations s'opè
rent ; et, pour la plupart des hommes ou des peuples
5
en
2.
4
50 MERCURE DE FRANCE ,
qui en sont les témoins inattentifs , elles ne sont que
des effets sans causes rien ne se combine , rien ne
s'enchaîne ; l'expérience se perd , et les souvenirs ne
servent point à prévoir .
On a pu cependant lire récemment dans plusieurs
journaux anglais ou américains , des tables statistiques
d'un grand intérêt , pour faire connaître les rapides et
incroyables progrès de la civilisation et de l'industrie
américaines .
Quelle preuve d'accroissement de forces et de richesses
, qu'un tableau d'exportations qui les montre
décuplées depuis dix ans ! Leur, valeur pour 1799 a
été de soixante - dix - huit millions de piastres fortes.
L'on sent que la navigation s'est proportionnellement
accrue. Les Etats-Unis , sont peut- être , après l'Angleterre
, la puissance qui a aujourd'hui le plus de navires
et de marins ..
Le tonnage des Etats-Unis s'élève au- delà de 900,000
tonneaux : la France n'en a jamais eu autant ; et cette
riche navigation n'a rien de précaire , de passager ,
d'accidentel ,
Elle se compose de tous les éléments , qui peuvent
la rendre solide et durable navigation, extérieure .
navigation côtière , pècheries , tout croit , tout s'élève ,
parce que la population se multiplie , mais dans une
proportion telle qu'il reste nécessairement un grand
excédent de produits , tous les jours plus précieux aux
Européens , et surtout à leurs colonies . vollst
Nul doute que cette prospérité ne soit due en même
temps aux ressources naturelles de ces contrées , si
fertiles et si neuves , et à l'industrie des habitants ,
dont rien n'égale l'activité . ;;; .
Nul champ plus vaste n'a jamais été ouvert aux
travaux et aux espérances de l'homme ; jamais aussi l'on
ne vit un plus grand développement d'émulation et
VENDEMIAIRE AN IX. 51
1
d'efforts de tout genre c'est que de grandes recompenses
, de grands succès , sont promis aux grandes tentatives
.
? On a fait un tort aux Américains ; de l'espèce d'avidité
qu'excite parmi eux ce prodigieux mouvement de
travail et d'argent. C'est mal connaître les caractères
de la jeunesse des empires , qui ressemble à celle des
individus . Sans doute on n'adressera pas de semblables
reproches au pays déjà vieux , où l'on a les mêmes ber
soins , les mêmes passions , le désir effrené des mêmes
jouissances , enfin le même amour de l'argent, et celui
du travail de moins ; mais aussi , on doit le proelamer
➜ l'honneur des principes libéraux , tous ces dons de lå
nature , tous ces efforts de l'homme , sont merveilleuse
ment secondés par un gouvernement protecteur de la
liberté , qui la considère comme la source et le plus sûr
garant de la prospérité, nationale. C'est l'Amérique qui
aura eu la gloire d'apprendre au monde , que da richesse
et la puissance marchent toujours à la suite de la liberté
d aceito que saqeeb godo uz
sage.
Son exemple encourage et rassure ses imitateurs ; car
ce n'est pas sans secoussés , et sans orages , que cette
nouvelle république a trouvé le repos et le bonheur
dans sa constitution actuelles
La faible et insuffisante confédération de 1775 s'écroula
insensiblement après la paix on sentit universellement
le besoin d'ane forme de gouvernement plús
forte , et plus propre à concentrer les ressources de la
nation.py .
si ab xo
La constitution actuelle , établie en 1790 , parit rêmplir
ce but. Comme toutes les institutions , elle forma ,
en naissant , des partis ; les uns' , qui trouvaient trop'de
force au pouvoir central , au congrès et au président ,
furent nommés anti- fédéralistes , et depuis , républicains
; les autres , partisans de concentration de l'au52
MER CURE DE FRANCE ,
torité et de le force du pouvoir exécutif , furent nommés
fédéralistes.
Avec cette seconde charte américaine , fut mis en
vigueur un système commercial et financier entièrement
calqué sur les principes anglais. L'auteur de ce
système est l'un des hommes les plus distingués de l'Amé
rique , et peut-être de son siécle , le célèbre Hamilton.
A la gloire des plus rares talents , il joint celle d'une
probité , d'un désintéressement tels , qu'on l'a vu pauvre
, et obligé de vivre de son travail , en quittant
une place qui lui avait confié le papier-monnaie à liquider
, et les finances de son pays à rétablir. Il a eu
pour ennemis tous ceux qui l'étaient de la nouvelle forme
de gouvernement .
Malgré les reproches que l'injustice , l'humeur , l'esprit
de parti ou l'esprit de système ont pu faire à la
charte américaine , on doit cependant remarquer , à
son éloge , qu'elle a déjà résisté au premier de tous les
dangers , la nouveauté ; à l'effet des secousses intérieures
, au choc des partis , aux crises financières , au contre-
coup des événements étrangers , dont l'éloignement ,
la politique et la sagesse ne peuvent jamais garantir
un peuple que ses intérêts et mille points de contact
nécessaires mêlent toujours aux destinées des autres ,
surtout quand ce peuple est placé , comme l'Amérique ,
entre deux grandes puissances souvent ennemies , toujours
rivales , toujours opposées de vues , de projets ,
de prétentions ; de manière que la condescendance pour
l'un est un tort aux yeux de l'autre , et que l'habileté
même ne peut guère choisir qu'entre des inconvépients
et des risques.
On sent qu'une longue et terrible guerre a dû augmenter
encore pour l'Amérique les embarras de cette
position critique et difficile.
En 1794 , elle conclut avec l'Angleterre un traité qui
VENDEMIAIRE AN IX. 53
devait terminer d'anciennes querelles dont l'origine
remontait à l'époque de l'indépendance .
Ce traité , un peu influencé sans doute par les circonstances
et les passions du moment , devint aussitôt
avec la France le sujet des différends qui ont altéré
un moment la bonne intelligence entre deux pays
que doivent lier à jamais des rapports de reconnaissance
ancienne et de conformité nouvelle rapports
que les envoyés américains sont chargés de renouer ,
et dont leur gouvernement aura eu l'honneur de sentir
l'utilité et l'importance , même avant l'époque de
la nouvelle gloire et des nouvelles propriétés de la
France.
Il est vrai que la réunion des différentes circonstances
intérieures et extérieures a pu donner , dans les dernier
temps , une apparence d'agitation prochaine à
l'Amérique. Une chaleur nouvelle semblait animer les
opinions opposées de ceux qui ont une manière de voir
différente sur ce qui concerne les rapports des Etats-
Unis avec la France , avec l'Angleterre , et leur situation
intérieure. La mort d'un grand homme , dont le
nom seul avait conservé , jusques dans sa retraite , une
véritable puissance de respect et d'estime , pouvait faire
craindre la renaissance ou l'exaspération des partis , que
son ascendant avait si sagement et si heureusement
comprimés ; mais la mémoire de Wasinghton ne sera
point attristée par les malheurs dont sa mort pouvait
être la cause ou l'époque , pour sa nation , ou plutôt
pour sa famille.
M. Adams est reveņu au sage conseil de la modération
, et a même su , par le plus heureux usage de sa
prérogative , adoucir ce qu'avaient eu de sévère et d'exagéré
des lois publiées sous l'influence des dispositions
belliqueuses.
Une observation historique de quelque intérêt trouve
place ici .
54
MERCURE
DE
FRANGE
,
1
C'est au moment où le gouvernement agissait , ou se
préparait à agir hostilement.contre la France , qu'il a
paru s'écarter de la sagesse de son système de tolérance
intérieure , et vouloir prendre , pour la répression des
opinions , des mesures qui ont bientôt inquiété les esprits.
Elles sont devenues d'autant plus impopulaires , qu'on
a vu s'évanouir les prétendus , dangers d'agression , et
les projets chimériques d'invasion de la part de la
France.
* Le président a renvoyé quelques ministres dont la
faiblesse ou la passion avait conseillé ces excès .
Table de la Statistique des Etats - Unis , pendant une suite
d'années , rédigée sur des documents officiels .
Longueur des Etats - Unis
Largeur , ..
Milles carrés , "
Acres de terre ,
ཎྞགས་ ****
1
.1250 milles .
1040 milles.
I million
.
640 millions
.
ANNIES.
F
4.

O
Terres
en valeur ,
faisant
partie des
640 millions
d'Acres .
Marine Nombre
militaire. de . Gens
tonneaux
Milices .
Canons.
Vaisseaux.
des de
bâtimens
march.
Mer.
>>
לכל
גנ
༢ ཐཱ ཀྵ སཾ ཀྵ ༢ ;
כ
>>
>>
»
༢︽ ཊྛ ྟ ︽༢༢༢︽
198,000 15,000
250,000 18,000
486,890 25,000
502,698 28,000
567,698 30,000
627,570 33,000
628,617 39,900
747,964 45,000
851,900 51,500
774 2,486,000 20,860,000 421,300
784 3,250,000 21,500,000 541,666
790 5,930,000 30,000,000 634,000
7914,047,900 51,000,000 677,650
792 4,169,337 32,000,000 694,889
793 4,294,417 35,500,000 715,756
794 4,425,249 34,000,000 757,208
795 4,555,946 54,550,000 759,324
796 4,692,624 55,100,000 782,104
797-4,835,402 55,600,000 805,567 3 124 876,912 60,500
798 4,978,404 36,100,000 829,754 13 360 898,329 62,200
799 5,127,756 36,300,000 854,626 42 950 920,000 63,500,
»
VENDEMIAIRE AN IX. 55
ANNÉES.
EXPORTATIONS.
Recettes Dépenses Numéraire
Productions Total publiques. publiques. circulant.
du Pays. exporté.
Dollars . Dollars. Dollars. Dollars. Dollars .
1774 6,100,000 6,100,000
1784 9,000,000 10,150,000
1790 14,200,000 16,000,000
»
»
>>
4,000,000
" 10,000,000
8,000,000
5,797,436 12,000,000
8,962,920 17,000,000
6,479,977 20,000,000
9,041,593 21,000,000
10,151,240 -19,000,000
8,367,776 19,000,000
8,625,877 14.000.000
1791 14,600,000 18,599,202 4,771,342
1792 15,050,3ou 21,005,568 8,772,438
1793 15,450,00e 26,011,788 6,450,195
1794 16,200,100 33,043,725 9,439,853
1795 18,064,030 47,855,556 9,515,758
1796 20,024,050 67,064,097 8,740,329
1797 24,052,671 51,294,710 8,758,750
1798 27.991,413 61,327,411 10,161,097 9,021,313 13,000,000
1799 33,142,187 78,665,522 12,777,487 10,354,703 16,000,000
ANNÉES.
DETTE FONDS D'AMORTISSEMENT
PUBLIQUE
NOMINALE. Fonds actifs . Fonds actifs et stagnans .
Dollars . Dollars. · Dollars.
1774 Pap . 20
Pap . } 200,000,000
1784 mon.
Partie de la dette
1790 a été consolidée
1791
avant 1790.
Le surplus l'a été
1792 dans les années
1793 suivantes , jusqu'à
1794 la fin de 1794.
1795
1796
·
Nota. Le fonds
d'amortissement
déduit de la dette
nominale de chaque
annee, laisse
le montant net
de la dette publique.
·
84,98,9438
83,404,139
1797
1798
1799
·

81,324,139
79,105,100

84,185,400
Nota. Le dollar vaut´e
Espèces appropriées
la loi d'août 1790.
par
2,000,000
Plus , l'excédent du
revenu toutes dépenses
payées .
,
Id. Loi demai 1792 .
Id. provenant de la
vente des terres du lac
Erie . 406,941
Terres du territoire
occidental , contenant
3,258,669 235 millions d'acres ,
3,901,403 à 2 dollars l'acre, prix
4,549,592 fixé par la loi , dont
6,690,000 une partie a déja rendu
8,002,104 plus de 470,000,000
5 fr. 50 cent.
56 MERCURE DE FRANCE ,
BARCELONE.
21 fructidor.
Depuis quinze jours à peu près , l'on voyoit croiser
devant la rade deux frégates et un vaisseau de ligne
anglais.
Avant- hier vers midi ces deux frégates , suivies d'un
peu loin par le vaisseau qui les commandait , se sont
fort approchées de terre ; une heure après , le fort de
Mont-Joui a fait une décharge d'artillerie.
On a vu ensuite les frégates visiter deux bâtiments
suédois les Anglais ont laissé entrer le plus fort , mais
ils ont retenu un petit lougre.
:
A neuf heures , et par un très -beau clair de lune ,
on a vu s'avancer ce lougre monté et armé par les
Anglais , qui le firent suivre et appuyer par plusieurs
chalonpes.
Les frégates elles-mêmes suivaient de très-près . Elles
ont commencé un feu terrible ; elles ont fait environner
par le lougre et les chaloupes deux jolies corvettes armées
par un Catalan , consul de Hollande à Barcelone.
Les Anglais ont monté à bord , coupé les cables , et
emmené à la mer ces deux bâtiments.
GENES.
20 fructidor.
On écrit de Malthe que les Anglais avaient préparé
un assaut : suivant leur usage , ils avaient mis les Malthais
en avant , suivis d'un corps de 3000 Napolitains ,
et eux derrière .
Le général Vaubois s'en est peu inquiété , et la crainte
des nouvelles mines pratiquées par notre garnison a fait
renoncer à l'entreprise . On a ajouté que la garnison est
dans un état parfait de santé , que les légumes frais y
VENDEMIAIRE AN IX. 57
sont abondans , et qu'il y a assez de vivres pour attendre
jusqu'au mois de novembre les secours que la garnison
espère malgré la rigueur du blocus.
BERNE.
30 fructidor.
Si les apprêts les plus sérieux , si la formation rapide
d'une très - belle armée , devaient fixer l'opinion , nous
aurions cessé de croire à la paix. Le passage des premières
colonnes , l'occupation des Grisons et du Voralberg
par une forte avant- garde , ne semblaient être , au
moment de la conclusion de l'armistice , qu'une utile
précaution , une bonne contenance. Nous nous étonnions
cependant de la quantité d'artillerie et de munitions
de guerre qui filaient vers la Turgovie. Aujourd'hui
le mouvement de l'armée de réserve n'est plus un
secret. Le chef de l'état-major , le général Dumas , qui
avait été , dit - on , à l'armée du Rhin , puis à Feldkirch
, est revenu au devant du nouveau général en
chef de l'armée de réserve , Macdonald : nous avons
vu tout-à-coup se rassembler ici le grand quartiergénéral
, et paraître les premières colonnes qui sont
venues de Genève et de Dijon sans prendre de séjour.
Six colonnes doivent passer successivement par notre
ville. On dit que l'on rassemble un grand nombre de
chariots , pour transporter des troupes d'ici à Zurich,
où elles s'embarquent sur les lacs . Ce qui abrège beaucoup
les marches forcées .
La meilleure discipline est établie parmi les troupes
françaises. Il paraît régner un grand accord entre leurs
généraux et notre nouveau gouvernement. On en peut
juger par la prévoyance avec laquelle tout est réglé,
et par l'ordre avec lequel s'exécute le passage de ces
corps considérables.
58 MERCURE
DE FRANCE ,
Nous faisons sans doute de grands sacrifices pour
obtenir la paix , puisque toutes les troupes françaises
sont nourries chez l'habitant pendant leur marche , et
que le gouvernement est convenu de se charger des
subsistances d'une partie de l'armée , et de pourvoir ,
sauf un juste remboursement , à l'excédent du nombre
déterminé . Mais du moins , c'est régulièrement , c'est par
les ministres Helvétiques que les ordres sont donnés , les
approvisionnements faits , les charges réparties. Nous
servons des alliés , et nous n'avons plus ces funestes
intermédiaires , à peine supportables entre les vaincus
et les vainqueurs.
Ce premier signe de l'affermissement de notre tranquillité
intérieure , au milieu d'un des plus grands mouvements
de guerre que nous ayons vus , est un augure
favorable que s'empressent de saisir les vrais amis de
l'Helvétie et de son indépendance.
FRANC FORT.
15 septembre.
Nous sommes dans une espèce de centre de nouvelles ,
de correspondances , qui nous met à portée de vous
envoyer , si ce n'est les faits , du moins les bruits les
mieux avérés de différents pays.
Vous sentez que tous les yeux sont plus que jamais
tournés vers Vienne , et que l'on est avide des moindres
circonstances qui peuvent éclairer sur un avenir
si intéressant.
On a su , par exemple , que le gala qui devait avoir
lieu à la cour le 17 août , n'avait pas eu lieu à cause
d'une indisposition subite de la reine de Naples.
On a cru bien savoir qu'il y avait déja eu dans l'intérieur
du palais , depuis l'arrivée de cette princesse ,
des discussions et mêmes quelques querelles assex viVENDEMLAIRE
AN IX. 59
R
6695 " 130
A
f
vos : on a vu éclater de l'humeur , du mécontentement ;
on se doutait que la présence même de la reine ne
serait pas ce qu'il y avait de plus utile au succès de
son yoyage. On sait que cette princesse met dans les
négociations plus d'empire que d'adresse : son influence
sur son gendre et sur sa fille , paraissait plus grande
de loin que de près. Au surplus l'impératrice conserve
toujours beaucoup de crédit..
P:
J
Les hommes ordinairement les mieux instruits ,, en
anecdotes politique , ont cru que le voyage du roi de
Suède avait eu un motif secret d'une grande importance
on a supposé des entrevues secrètes à Hambourg,
à Copenhague avec le prince Royal , à Strelitz avec le
roi de Prusse ; on sait aujourd'hui que toutes ces conjectures
étaient romanesques ; les intérêts maritimes
du nord ' étaient tout- à- fait étrangers à ce voyage que
les médecins du roi de Suède avaient tout simplement
ordonné, à ce jeune prince...
On a beaucoup dit aussi que de grands projets étaient
cachés cette année sous l'apparence, des, revues de Silésie
, qu'on y rassemblait plus de 70,000 hommes , que
plusieurs princes s'y aboucheraient secrètement avec
le roi de Prusse. Il n'y a pas eu 35,000 hommes en Silésie
, et rien de tout cela ne s'est trouvé vrai,
2
Un autre objet plus important des conjectures du
nord de l'Allemagne , était la fameuse querelle entré
Londres et Copenhague ; on sait aujourd'hui qu'elle
est terminée , à peu près comme on l'avait prévu , par
quelques concessions de part et d'autre. Il paraît que
ce parti conciliatoire a été insinué par la réponse de
Paul I. saus l'appui duquel le Danemarck ne pous
vait pas penser à résister to wper
e
Il règne encore une grande incertitude sur le choix
ou plutôt sur l'acceptation des généraux qui doivent
commander les deux armées de l'empereur)
1
бо MERCURE DE FRANCE ;
On croit que la retraite du général Massena , celle
du général Kray , les nouvelles difficultés apportées à
l'exécution des conditions que l'archiduc Charles avait
mises à son consentement , que toutes ces circonstances
enfin tiennent à l'arrivée et à l'influence de la reine de
Naples .
On croit que beaucoup de résolutions de la cour de
Vienne attendaient l'époque où les subsides consentis
et même proposés si longtemps par la cour de Londres
seraient payés. Les deux tiers des sommes promises
viennent d'être délivrés par la maison de Thornton de
Hambourg.
HAMBOURG.
12 septembre.
Je vais essayer de répondre à vos questious sur quelques
hommes influents aujourd'hui dans le nord de
l'Europe.
Vous avez sans doute entendu parler de la considération
dont jouit déjà dans le cabinet de Copenhague,
le jeune comte de Bernstorff, et vons pouvez en être
étonné , en sachant qu'il n'est que simple secrétaire
d'état , est qu'il n'a pas même entré au conseil ; mais
le Prince Royal a beaucoup de confiance en lui , et
forme presque toujours son propre avis d'après le sien ;
et ce prince ne manque ni d'esprit , ni d'instruction ,
ni surtout de ce qui importe encore plus , de volonté
et de caractère.
Le cabinet de Copenhague n'est pas au reste le seul
dont les opérations soient décidées quelquefois par
des hommes qui n'ont pas droit de séance au conseil :
à Berlin , par exemple , M. de Kochritz a fait plus
d'une fois adopter son opinion contre celle du grand
directoire . Cet adjudant du roi est aussi son ami , et co
VENDEMIAIRE AN IX. 61
62
prince s'y attache d'autant plus , qu'il se montre plus
´desintéressé : il n'a aucune décoration , n'est colonel
que depuis très -peu de tems , ne jouit que d'une modique
fortune et laisse même à son collégue M. de
Zastron tous les priviléges extérieurs attachés à la place
d'ajudant du roi , qui en Prusse équivaut , sous beaucoup
de rapports , à celle de ministre de la guerre
dans d'autres pays. Mais M. de Kochritz est auto
risé à entrer chez le roi lorsqu'il travaille avec ces ministres
, c'est- à- dire , avec les comtes de Haugwitz , et
d'Alvensleben , pour les affaires étrangères , et avec
le comte Schulenberg pour les finances ; car les autres
ministres qui sont chargés ou de la religion , ou de la
justice , ou de l'intérieur des provinces ne travaillent
pas avec le roi ils portent leurs affaires au grand
directoire dont les délibérations sont mises en résultat
sous les yeux du souverain . M. de Schulenberg a l'inspection
des dépenses dans tous les départemens , même
celles des dépenses secrètes dans celui des affaires
étrangeres , et M. d'Haugwitz lui même ne porte pas la
plus légère somme en compte sans en justifier rigoureusement
l'emploi.
2
་ ་ ་་་
G
Après M. de Kochritz , les hommes qui ont le plus
d'influence sont les trois secrétaires particuliers du roi
surtout. M. de Lombard , pour la partie des affaires étrangères
, et M. de Bohme pour les finances. Ce sont des
hommes habiles , le premier surtout , qui est fort lié
avec M. de Kochritz , et qui donne souvent son avis
cet adjudant qui a encore plus de loyauté que d'instruction.
Le roi travaille chaque matin avec ses trois secrétaires
, et répond toujours à une lettre quelconque dans
les 24 heures. En, cela comme en beaucoup d'autres
choses , il suit fidellement les exemples du grand Fréderic
on peut même dire que le seul point sur lequel
il s'éloigne des principes de ce grand homme est la
62 MERCURE DE FRANCE ,
T
religion ! Te roi actuel fait profession de la respecter
et veut fermement que ses sujets la respectent.
"
'Si de là yous voulez que nous remontions vers ce
pays qu'il est aujourd'hui si curieux et si difficile de
connoître , je vous dirai peu de choses , mais elles
sont sûres.
1
ཝཱན ॰ རོན པནྟིམ , T
9 D
་༞ ”་་་་་་
21-2
On sait qu'aujourd'hui le comte Rostopschin est à
Pétersbourg , si ce n'est , précisément ce qu'on a coutume
d'appeler ailleurs l'homme en faveur , du moins
celui qui exerce le plus sur l'esprit de l'empereur l'espèce
d'influencee que peut permettre le caractère de ce prince.
Les principes du comte Rostopschin tiendront toujours
Ja Russie également éloignée de Vienne et de Londres :
il ne croit pas que le véritable système politique du
cabinet de Pétetsbourg doive admettre actuellement
ni l'une , ni l'autre intimité..
T
19 19
0104 21
』,
2.08
Quant au comte Panin , il est extrêmement revenu
de ses premières idées sur la guerre , et sur la part active
que la
laa
ussie devait yy pprreennddrree.. LCee mministre véritablement
dirigeant , paraît aujourd'hui beaucoup moins
occupé des rélations extérieures , que
de ce qui peut
tendre au perfectionnement du système administratif ,
législatif et commercial de son. pays . Croyez en géné
Chuquisq 8912 191992 aidil esi
ral , quoi qu'on en puisse dire , que c'est là la pensée
actuellement dominante de ce cabinet ; ne se mêler
activement des affaires de l'Europe qu'en cas d'extrême
nécessité ; attendre , et réparer deux campagnes inuti-
Tementt
sanglantes et dispendieuses .
cu
100
14 2979 %
305zioni sa8 3977 potus 90984 septembrės 19.I.nois
2
Nous sommes enfin assez bien înstruits aujourd'hui de
ce qui a donné lieu à la disgrace de M. de Kray. Il
avait d'abord mécontenté le cabinet par des plaintes
continuelles contre ses subordonnés . Quelques - uns de
ceux-ci , tels que le comte de Zturrai et d'autres , étant
VENDEMIAIRE AN IX. 63
*
des gens de cour , et ne voyant dans M. de Kray que
ce qu'ils appellent un homme nouveau , servaient.impatiemment
sous ses ordres : de-là peu d'harmonie dans
le service ! mais la cause immédiate, de sa disgrace est
une querelle très -vive entre M. de Kray et M. de
Lehrbach. Ce oommissaire passe pour un homme trèsattaché
à ses idées ; mais , étant entièrement à la dévotion
de M. de Thugut , il l'a emporté facilement
sur le général . Ce n'est que par l'intermédiaire du ministre
que M. de Lehrbach a du crédit ; car d'ailleurs ,
depuis que Rollin et Vincent ont été successivement
écartés , on citerait difficilement quelqu'un qui ait eu
de la faveur auprès de l'empereur . Bellegarde lui- même ,
tout fin , tout habile qu'il est , ne peut rien qu'uni à
M. de Thugut.
Outre les 500 mille livres sterling de subsides qui
sont encore à la dispositiou du cabinet de Vienne ,
pour le compte du gouvernement anglais , il y a une
somme de 150 mille livres sterling ; destinée par le
même gouvernement aux Autrichiens , " en dédomma
gement des magasins perdus à Stockach.
2
L'amiral Dixon a quitté le 'Sund pour entrer dans la
mer du Nord. Il parait que la réponse de la Russie
aux communications de la cour de Copenhague donnait
plus d'espérances pour l'avenir , que de moyens
actuels pour remédier à l'embarras où se trouvait le
Danemarck. ( 3
On a beaucoup parlé des conférences qui ont eu lieu
à Carlsbad , entre MM . de Katitscheff , de Buxhove
den de Cobentzel et un ministre
ministre prussien, quelcon
que.

วง
On avait d'abord dit que c'était M. de Haugwitz luimême
, mais ce serait contraire au systême de la Prusses
qni évite ordinairement avec soin toute démarche d'éclat
dans les affaires du genre de celles ci ," On pense
$24
64 MERCURE DE FRANCE ,
que ce pourrait bien être M. de Keller , ministre de
Prusse à Vienne , qui fait un voyage à Berlin , et qui
a pris son chmin par Carlsbad ; mais alors il n'y aura
été que pour entendre et rendre compte.
On ne doute pas qu'il n'ait été question dans ces
conférences , et de médiation , et de l'ensemble des
circonstances actuelles , et de la création du nouveau
système politique qui se prépare.
BERLIN.
24 Fructidor.
Il paraît que la Porte est en froid evec l'Angleterre
dépuis la reprise des hostilités en Egypte. L'ambassadeur
turc a quitté Londres , où il n'a laissé qu'un agent
grec. Chose assez extraordinaire , il a ramené avec lui
tous les Turcs. Il est à Berlin depuis 4 jours , et part
sous peu pour Constantinople.
M. d'Haugwitz , ministre d'état et du cabinet , est
arrivé hier soir à Berlin. Il avait été retardé de quelques
jours dans ses terres , en Silèsie .
M. d'Engstrom , ministre de Suède , est de retour
a Berlin. M. d'Anadia , ministre de Portugal , arrive
ce soir.
COPENHAGUE.
9 Septembre.
Notre armement continue ; la plupart de nos vaisseaux
sont prêts ; il en passera dans peu de jours huit
dans le Sund: nous verrons si les Anglais viendront
encore nous y braver.
C'est ce matin qu'on a enfin reçu la réponse de la
Russie , par le retour du courier envoyé par terre : il
ne transpire rien de son contenu . Mais nous savons
positivement que notre gouvernement en est très- saVENDEMIAIRE
AN IX..
LA
tisfait . Le lord Witworth n'avait peut-être pas compe
là - dessus ; il a depuis quelques jours déployé son caract
tère. Mercredi dernier 3 , il a été présenté au roi
lendemain il a été à l'audience de M. Bernstoff avec
autres ministres étrangers ; il a aussi reçu ce matin un
courier de sa cour. C'est celui qu'il avait expédié d'ici
il y a quinze jours , et qui aura appris au cabinet de
Saint- James que nous n'étions pas si faciles à effrayer,
et que notre gouvernement paraissait décidé à résister .
Nous saurons bientôt quel parti ce cabinet aura pris , et
-s'il a cru prudent de rappeler son amiral Dickson , qui
se morfond bien inutilement dans le Sund .
DE
5
cente
INTERIEUR.
PARIS.
er
TOUTE la curiosité publique est fixée sur les ap
prêts et la célébration de la fête du 1. Vendé
miaire . Le cinquième jour complémentaire , le
corps de Turenne a été transféré du Musée des
Monuments français au temple des Invalides . Cette
cérémonie touchante , cet hommage rendu à l'un
de nos plus illustres citoyens , est un des événements
qui fait mieux connaître l'esprit qui dirige
le gouvernement. Bien au dessus de toutes les
combinaisons du moment , il se saisit de tout ce
qui est beau , il honore tout ce qui est grand , il
reconnaît que partout où il y a des services rendus
à la patrie , il y a des droits acquis à sa reconnaissance
.
Bien des journaux donneront les détails de cette
fete ; mais je ne sais s'il leur sera possible de rendre
1
2.
5
66 MERCURE
DE FRANCE ,
l'émotion qu'ont éprouvée ceux qui en ont été témoins
, au moment où ces augustes dépouilles sont
entrées sous ce dôme qui fut témoin de la gloire
de Turenne . Une musique guerrière , d'un caractère
solennel et simple , a annoncé son arrivée : il
était accompagné par quatre généraux , escorté
par un groupe de vieux défenseurs de la patrie.
On a vu couler des larmes des yeux de plusieurs
guerriers. Eh ! que de souvenirs agitaient les esprits
! que de pensées pour ceux qui observent !
Turenne , honoré à l'égal des rois par le monarque
le plus fier de son rang , reçoit aujourd'hui
les plus grands honneurs qu'il soit au pouvoir du
gouvernement de décerner à un citoyen . * Tant
il est vrai qu'il est des noms qui commandent un
éternel respect !
Le jour même de cette cérémonie , on donnait
au théâtre de la République le Cid et Tartuffe :
ainsi deux de nos plus grands écrivains recevaient
´un nouvel hommage ; ainsi le gouvernement honore
les citoyens pour qui il fait ouvrir les spectacles
, en leur offrant des chef- d'oeuvres , en éveillant
tous les sentiments généreux que rappelle tant
de gloire .
Quelle nation que celle qui produit de tels
hommes ! Heureux temps que celui où les magistrats
suprêmes jugent assez bien le peuple qu'ils
* Des hommes qui se disent républicains , out été assez
insensés pour s'affliger des honneurs rendus à Turenne. Ils
ne sont pas faits , sans doute , pour juger sa gloire , ni pour
partager l'orgueil qu'elle inspire à tout bon Français . Eternels
ennemis de la patrie ! " après avoir lâchement souillé
la cendre des morts , ils insultent encore à leur mémoire.
Ce n'est pas dans leur rang que sout les généraux , élèves
admirateurs , émules de Turenne les remords qui les tourmentent
incessamment , redoublent chaque fois qu'un acte
de justice répare leurs sottises ou leurs crines.
VENDEMIAIRE AN IX. 67
gouvernent , pour ne lui offrir jamais que des objets
dignes de lui ! C'est ainsi que le gouvernement
et la nation prennent le rang qui leur appartient !
c'est ainsi que les succès militaires qui ont fait
toute notre gloire pendant dix ans , bientôt n'en
seront plus qu'une partie !
Le temps du beau , et surtout du hon , est revenu ;
novus rerum nascitur ordo . Voyez , vous qui en
doutez , ces citoyens accourus de tous les points
de la France , sur une invitation des consuls ! Quel
gouvernement eût pu , d'un seul mot , rassembler
auprès de lui tant de propriétaires distingués , qui
ne doivent recueillir de leur voyage d'autre fruit
que d'avoir partagé l'alégresse publique , et d'avoir
vu de près les magistrats qui s'occupent sans relâche
de ramener l'ordre dans toutes les parties de l'administration
? Voyez si la France est ce pays épuisé de
ressources , dont vous vous plaisiez si cruellement
à faire le tableau . Tandis que ses armées , plus formidables
que jamais , mieux équipées , mieux
pourvues , menacent l'ennemi du dehors ; au dedans
, tous les symptômes du bonheur se manifestent.
Voyez l'ordre rétabli dans l'Ardèche par la
justice et la clémence , un meilleur ordre dans les
divers services militaires si longtemps négligés ,
l'économie remplaçant une folle prodigalité , les
arts renaissants de toutes parts , des médailles
frappées , des tableaux commencés , des monuments
prêts à s'élever , nos places publiques débarrassées
de ces monstres hideux dont on les
avait couvertes , la liberté religieuse assurée à
tous les cultes jamais à aucune époque la France
ne fut plus espérante , jamais une plus belle carrière
ne s'ouvrit devant elle , jamais plus de bénédictions
et plus de gloire ne furent réservées à
68 MERCURE DE FRANCE ,
un homme que n'en recueillera le héros par qui
tant de biens nous sont venus.
L'on a placé dans le tombeau de Turenne deux
médailles : l'une a été frappée par sa famille , peu
après sa mort ; les coins en ont été conservés par
le C. Decotte , directeur de la monnaie des médailles
elle représente d'un côté le buste de Turenne
, gravé par Bernard , aprés sa mort , avec la
légende : « Henri de Latour- d'Auvergne , prince
de Turenne. » Le revers représente un chêne dont
les branches sont chargées de couronnes de lauriers
et de couronnes murales , frappé de la foudre
, et autour la légende : non mille lauri tuentur.
La seconde médaille , offerte au ministre de
l'intérieur par des citoyens , gravée et frappée par
Je C. Auguste , dans sept jours , représente d'un
côté l'effigie de Turenne , avec cette légende :
Honneurs rendus à Turenne par le gouvernement.
Exergue : Sa gloire appartient au peuple
français. Au revers on lit : Translation du corps
de Turenne au temple de Mars , par les ordres
du premier consul Bonaparte , le cinquième
jour complémentaire an 8 , première année du
consular.
LUCIEN BONAPARTE , ministre de l'intérieur.
On a gravé sur une plaque de cuivre enfermée
dans une boîte de cèdre , et placée dans le tombeau
, l'inscription suivante :
Henri de Latour - d'Auvergne , vicomte de Turenne
, né à Sedan le 11 septembre 1611 , maréchal-
général des armées françaises , tué d'un coup
de canon près le village de Salsbach le 27 juillet
1674 , enterré dans l'abbaye de S. Denis , transféré
au musée d'histoire naturelle en 1793 , et de
VENDEMIAIRE AN IX.
69
là au musée des monuments français le 24 prairial
an 7 , a été déposé au temple de Mars dans
ce monument , par ordre du gouvernement , le cinquième
jour complémentaire de l'an 8 de la république
, première année du consulat de BONAPARTE
, par les soins de Lucien Bonaparte , ministre
de l'intérieur , et de Carnot , ministre de la
guerre.
Au resfe , le ministre de la guerre , digne de
juger les vertus militaires , a prononcé un éloge
très-noble et très-convenable de Turenne .
(Article communiquée.)
L'Angleterre est aujourd'hui la seule puissance
qui s'oppose à la paix , ainsi qu'on le verra par le
Post-Scriptum.
Au lieu de rapports de gazettes très - douteux ,
nous aimons mieux publier les réflexions suivantes.
Elles nous sont remises par un homme qui a
souvent écrit d'une manière très distinguée sur les
' événements de la révolution , et qui est dans une
situation convenable pour les bien juger.
La guerre est ordinairement envisagée comme destructive
de la prospérité des empires.
Les peuples la craignent pour leur bonheur , les riches
pour leur fortune , les pauvres pour leur iudustrie ,
les gouvernements pour leur puissance.
On assure qu'aujourd'hui c'est la paix que redoute le
cabinet de Saint- James : on dit qu'il considère les malheurs
de la guerre comme une mine inépuisable qu'il
doit continuer à exploiter sans pitié comme sans remords,
pour son seul profit , aux dépens des malheurs du continent
, des colonies , du monde.
Que de vérités sévères et terribles pourraient être
opposées à cette politique cruelle !
Nous nous bornerons à quelques réflexions .
Ce n'est point dans son ile qu'est la source de la
richesse et du crédit de l'Angleterre .
70 MERCURE DE FRANCE ,
A quelque somme que les exagérateurs gagés élèvent
les revenus de son territoire , les produits de son industrie
, les fruits de son commerce , il n'est pas douteux
que c'est au- delà des mers que sont toutes ses ressources
, et que c'est avec l'or d'un autre hémisphère qu'elle ·
paie les crimes et les maux de celui - ci .
On convient que dans la guerre actuelle l'Angleterre
est devenue la maîtresse des mers par ses vaisseaux .
La république française a acquis sur terre une puissance
à laquelle les efforts combinés de l'Europe n'ont
pú résister .
Le seul usage que son gouvernement ait voulu en
faire , le seul avantage qu'il prétende en tirer encore ,
c'est d'obtenir une paix durable et solide , un traité dont
la justice , l'intérêt général de l'Europe garantisse
l'exécution .
Le cabinet de Saint - James au contraire ne veut user
de ses succès que pour consolider sa domination ; il ne
verse un peu d'or en Europe , que pour s'emparer de
tout l'or de l'Amérique et de l'Asie.
La république française combat pour rester libre.
L'Angleterre combat pour rester dominatrice.
De quelques illusions que ses négociateurs entourent
les cabinets qu'ils assiégent , cette vérité n'en reste pas
moins frappante pour tous les yeux .
Si de nouveaux succès sur terre couronnent , comme
tout le présage , les nouveaux efforts des armées françaises
, l'Angleterre n'a-t - elle donc pas à craindre que
les peuples et les rois s'indignent enfin de leurs trop
longues erreurs , et qu'ils ne soient ramenés , par les
nouvelles leçons du malheur , à des idées plus justes ,
plus modérées , surtout à des résolutions plus utiles ?
Que deviendra alors l'Angleterre isolée ?
Que deviendra - t- elle si les yeux de l'Europe s'ouvrent
? Si tant de nations outragées , tant de pavillons
avilis , tant de puissances bravées , se réunissent pour lui
reprocher son orgueil et leurs injures , son ambition et
leurs malheurs ?
Quel rempart opposerait-elle à une ligue bien plus
juste , et conséquemment plus redoutable que celle
qu'elle entretient contre la France ?
Venise était moins superbe , moins opulente , moins
VENDEMIAIRE AN IX. ཀ I
redoutable , quand elle arma contre elle tous les potentats
de l'Europe , plus jaloux encore d'abaisser son insolence
que de partager ses dépouilles .
L'Angleterre sera t- elle aussi heureuse que le fut alors
la reine de l'Adriatique ?
Si un véritable politique s'élève , et persuade enfin aux
rois de l'Europe qu'il est temps de sentir quelle force
destructive l'Angleterre veut faire peser sur leurs trônes
avilis ; si par l'irrésitible ascendant de leur intérêt
bien mieux entendu que celui qu'on présente en ce
moment à l'Autriche comme le plus pressant , on réussissait
à former une ligue contre l'usurpation , l'envahissement
, le despotisme maritime de l'Angleterre ; si on
faisait dire à cette ligue , Brisons le sceptre de cette Rome
de la mer , que ferait - elle ?
Ses flottes la rassurent.
Mais les flottes ne sont pas l'arme prépondérante dans
les duels d'empire à empire.
+
Il ne suffit pas d'avoir des vaisseaux
lois à l'univers .
pour donner des
Que les ports du continent européen se ferment aux
Anglais ; que la terre indignée les repousse de toutes
parts sur l'élément où ils ont voulu dominer ;
Qu'on leur refuse de tous côtés les moyens de réparer
les ravages des tempêtes ou du temps ;
Qu'on n'ait plus l'imprudence de lutter contre eux sur
mer avec des forces inégales ; qu'on les laisse se consumer
en stations , en blocus impuissants ;
Qu'on ne leur donne plus l'occasion de forcer , par la
crainte des châtiments ou des supplices , les matelots
de leurs ennemis ou de leurs alliés de servir sur leurs
flottes , et de faire de leurs prisonniers des recrues ou
des victimes ; qu'on ait quelques mois , quelques années
s'il le faut , le courage des privations pour ne pas être
tributaire de leur commerce ;
On verra alors que jamais les prospérités appuyées sur
des flottes et des vaisseaux n'ont éte durables.
Les succès obtenus sur les mers , participent à leur
instabilité.
De tous temps les matelots ont fini par céder aux
soldats.
Alexandrie , Tyr , Carthage , ont étonné l'univers par
72 MERCURE DE FRANCE ,
leur commerce , leur richesse et leur puissance. Comme
l'Angleterre , elles couvraient toutes les mers de leurs
vaisseaux.
Elles ont cédé à des ennemis qui n'en avaient pas.
Des puissances modernes qui ont eu des jours , des
années , et même des siècles de gloire , Venise , Gênes ,
le Portugal , l'Espagne , ont céde au pouvoir des piques
et des bataillons , à l'ascendant des forces continentales.
Le sol et les hommes constituent seuls la vraie richesse
et la vraie puissance.
Tout est réel , tout est effectif dans la force des bras
d'un peuple brave et nombreux , dans les ressources du
produit d'un territoire étendu et fertile.
L'imagination peut y ajouter , mais on peut les soumettre
au calcul sans qu'elles y perdent .
La puissance maritime se compose de tant de
moyens
elle a tant d'ennemis , sans compter les hommes , qu'elle
est menacée chaque jour de destruction.
La marine est en guerre avec tous les éléments .
L'eau, l'air, le feu , marient ou secondent réciproquement
leurs fureurs ; mille chances peuvent tourner contre
un vaisseau les moyens de destruction et de mort qu'il
renferme.
Toutes les manières de périr , toutes les ressources
des arts meurtriers , sont rassemblées dans ce petit espace;
la guerre maritime coûte cent fois plus d'or et de sang
que toutes les autres ; l'onde dévore en quatre ans de
guerre les deux tiers des matieres et des hommes qu'on
y emploie.
Jamais donc , la raison le dit et l'histoire l'atteste ,
une puissance maritime n'à triomphé d'une puissance
continentale.
Les Anglais , après avoir gagné des batailles sur le sol
français , comme les Carthaginois sur le territoire d'Italie
, ont fini par être réduits à se servir pour leur fuite ,
des vaisseaux armés pour leur triomphe.
Et si les puissances européennes , nou contentes de
se liguer pour défendre le continent , pour en interdire
l'acces à l'Angleterre , s'entendaient pour créer une marine
qui pút combattre la sienne avec avantage ; alors
sans doute les maux de l'humanité seraient plus cruels ,
plus affieux , mais leurs auteurs seraient plus rigoureusement
punis.
VENDEMIAIRE AN IX.
73
Que de vaisseaux déja construits , en mer ou dans les
ports , pourraient s'unir contre l'Angleterre !
Que de vaisseaux pourraient se construire , s'armer
contre la nouvelle Carthage !
Les Perses ont été vaincus par les vaisseaux athéniens ,
construits à la hâte par Thémistocle.
Rome n'avait pas un vaisseau ; une galère échoue sur
les côtes d'Italie ; elle sert de modele ; trois cents galères
quittent bientôt les rivages romains , elles marchent aux
Carthaginois ; et Duiliius , avec des matelots qui n'avaient
jamais vu la mer que du rivage , rapporte à Rome
les éperons des vaisseaux ennemis , en garnit la tribune ,
et fait construire une colonne 10 trale .
Philippe II régnait sur l'Océan , à l'aide de l'or du
Mexique , comme Georges III commande aux deux mers
au moyen des richesses de l'Inde . - Philippe arme contre
l'Angleterre quelques faibles bâtiments sont secondés.
par des tempêtes invincibles , et la flotte espagnole est
détruite.
Louis XIV voulut avoir une marine , il la créa .
Le czar Pierre est venu apprendre l'art des constructions
en Europe , et la Russie est déja au rang des
puissances maritimes.
Créer une marine est un effort plus coûteux que difficile
; il présente plus de dangers que d'obstacles.
Que l'Angleterre craigne donc de voir l'Europe liguée
non- seulement l'exiler de ses rivages , mais encore
repousser ou détruire ses flottes par des flottes plus
nombreuses .
L'indignation et l'intérêt sont de puissants mobiles ;
et si le cabinet de St - James ne revient pas à d'autres
maximes , la sagesse et l'humanité même pourront lui
faire bientôt des ennemis irréconciliables de ses alliés
désabusés .
E
Statistique du département de l'Aube .
Le département de l'Aube est borné au nord par
celui de la Marne ; à l'est , par celui de la Haute- Marne ;
74 MERCURE DE FRANCE ,
4
au midi , par ceux de la Côte-d'Or et de l'Yonne ; et
à l'ouest , par celui de Seine et Marne.
Sa plus grande largeur est d'environ 13 myriamètres ,
entre le 21. et le 23. degrés de longitude : onze seulement
, entre le 48. et le 49. degrés de longitude , forment
sa plus grande largeur.
Il est composé principalement d'une partie de la cidevant
Champagne e du Vallage , et d'une moindre
partie de la Bourgogne et de la généralité de Paris .
La surface de son territoire est de 592,148 hectares .
En l'an 7 , sa population était de 227,865 habitants ,
son armée citoyenne , de 56,750 hommes. Sa contribution
foncière s'est élevée à 2,104,177 francs , et sa contribution
mobiliaire à 239,710 francs .
Villes principales.
Il se divise en cinq sous- préfectures : les chef- lieux
sont Troyes , Arcis et Bar sur Aube , Bar et Nogent
sur Seine. Dans chacune de ces communes est établi un
tribunal civil .
1
Troyes , où résident en outre le tribunal criminel et
le conseil de préfecture , est une ville du second ordre.
Sa population , actuellement réduite à 26,000 ames ,
montait à 36,000 il y a peu d'années. Située sur les
bords de la Seine , à 18 myriamètres de Paris , elle est
environnée de belles prairies et de jardins agréables.
La Seine s'y partage en plusieurs bras qui servent aux
différentes manufactures ; et cette division des eaux ,
due aux anciens comtes de Champagne , s'est conservée
depuis l'année 1200 , au moyen des seuils et des déversoirs
bien entretenus.
Les autres villes principales sont Nogent sur Seine
aussi entourée de vastes prairies. Beaucoup de grains
et de foins s'y embarquent pour l'approvisionnement
de Paris.
Bar sur Aube , ville très - ancienne , dans un site pittoresque.
Ses vignobles , qui sont considérables , produisent
des vins assez estimés , surtout le blanc .
Arcis sur Aube , qui fait avec Paris un fort commerce
de grains , et surtout de seigle , d'orge et d'avoine . En
général , l'habitant y est industrieux ; et sa position
entre Châlons , Troyes et Rheims , peut donner à cette
industrie une grande activité.
VENDEMIAIRE AN IX. 75
·
Bar sur Seine , dont les excellents vins , et spécialement
les Ricey , sont souvent confondus avec ceux de
la Côte- d'Or.
Ervy , sur l'Armance . Ses environs produisent beaucoup
de grains , et nourrissent un bétail nombreux. Le
canal dit de Bourgogne , qui passe à portée de son territoire
pour se rendre dans l'Yonne à Joigny , lui serait
précieux , s'il était achevé ; mais il se dégrade.
Brienne , située dans une belle plaine , et voisine de
grandes forêts. On y voit une superbe maison du cidevant
seigneur , et les bâtiments de l'école militaire ..
C'est là que fut élevé le héros de l'Italie et de l'Egypte ,
bientôt le pacificateur de l'Europe.
Rivières.
1
Deux rivières arrosent principalement le département
de l'Aube : l'Aube qui lui donne son nom , et la Seine.
La navigation de la Seine ne remonte aujourd'hui que
jusqu'à Mery , trois myriamètres au - dessous de Troyes :
cependant , au commencement de ce siècle , une compagnie
entreprit de la faire arriver jusqu'à cette dernière
ville , et y réussit . Des titres anciens prouvent même qu'elle
fut portée plusieurs lieues au-delà ; mais les travaux n'ont
pas été entretenus , et depuis 1720 la navigation ne s'est
plus relevée.
L'Aube prend sa source dans le département de la
Haute Marne , et entre , au dessous de La Ferté , dans
celui de l'Aube , qu'elle parcourt du sud - est au nord ,
jusqu'auprès d'Anglure . Elle traverse ensuite le département
de la Marne , et à Mareilly se jette dans la Seine
qui s'en accroit de plus du double. Observons que le
passage des moulins d'Anglure est difficile et dangereux ,
et que les chemins de haliage souffrent beaucoup de la
négligence des propriétaires riverains .
L'Aube cesse d'être navigable à Arcis : il en coûterâit
peu pour faire remonter la navigation au dessus , et même
jusqu'à Bar sur Aube et Clairvaux .
D'autres rivières moins considérables présentent des
ressources précieuses pour le commerce . Les unes , telles
que l'Aujeon et la Voire , se jettent dans l'Aube : les
autres vont grossir la Seine , comme l'Ource , bordée
de belles forêts ; la Barse , qui arrose les prairies du
76 MERCURE DE FRANCE ,
Pont-Hubert , Ste- Maure et Villarcerf, et quelquefois
aussi se déborde et les inonde .
Il serait aisé d'établir, au moyen de ces petites rivières ,
une navigation très- utile , soit à l'exploitation des forêts ,
soit au transport des grains et autres denrées . Les Anglais
sur ce point sont nos modèles ; ils ne cessent de multiplier
ces navigations intérieures. C'est à la paix à ranimer
toutes les émulations.
Culture et productions .
Le département est partagé en deux régions bien
distinctes.
Celle au nord et à l'ouest de Troyes , qui comprend
environ le tiers du département , est en fond de craie.
Une grande partie n'est qu'un amas informe de crustacées
et de coquillages de toute espèce , parmi lesquels il
s'en trouve beaucoup d'entiers. Cette terre blanchâtre
et stérile est à peine recouverte d'une surface de terre
végétale très-légère . C'est ce qu'on appelait la Champagne
pouilleuse.
L'autre région , à l'est et au midi de Troyes , présente
un spectacle plus riche et plus varié ; les plaines
sont en bonnes couches de terre , la plupart fortes. Les
coteaux offent un terrain rocailleux favorable aux
vignes , ou sont revêtus de vastes forêts. Il a fallu sans
doute une grande révolution dans le globe pour opérer
cette différence des deux contrées .
Agriculture.
Les terres à craie ne produisent guères que du seigle ,
de l'avoine et du sarrazin . On a reconnu , depuis , qu'on
pouvait y former des prairies artificielles de sainfoin ,
en y mettant quelqués engrais , et surtout du gypse ou
plaire. Il double le produit; mais sa cherté , et les avances
qu'il exige , découlagent les cultivateurs .
On subdivise les terres de l'autre région en terres
ordinaires , qui rendent communément 5 à 6 pour un ;
et terres fortes , qui rapportent de 8 à 10 : tels sont les
cantons d'Isle- Aumont , de Lusigny, etc. Jusqu'à présent
le grand nombre de chevaux nécessaires à la culture en
rendent l'exploitation difficile et coûteuse .
VENDEMIAIRE AN IX .
77
Les prairies le long des rivières donnent en général
des foins de bonne qualité. Celles de la rivière de Vannes
sont marécageuses. Le canal de Tunck a été commencé
pour empêcher le débordement des eaux qui y
séjournent presque toute l'année. La société d'agricul
ture ne saurait trop encourager la multiplication des
prairies artificielles , dans un pays surtout où l'éducation
des bestiaux forme une branche importante.
Bestiaux.
Les bêtes à laine y sont très - nombreuses , particuliè
rement dans la région de craie . L'expérience a démontré
l'utilité du pacage dans presque toutes les saisons ,
comme le moyen le plus efficace d'obtenir ce suint moelleux
qui donne la qualité aux laines . Trop souvent l'habitude
l'emporte ; l'industrie agricole doit encore s'attacher
à perfectionner les races .
Le même soin , trop rare aussi , est à désirer à l'égard
des chevaux . Malgré tant de belles prairies , il n'y a
point de haras , mais seulement quelques etalons , assez
négligemment choisis. Il ne se fait guères d'élèves que
le labour.
pour
012
Les bêtes à corne sont généralement de moyenne
taille ; cependant les herbages sont très -bons , et les fromages
de Ricey le disputent à ceux de Brie. On a tenté
d'améliorer l'espèce , en faisant venir des vaches de
Normandie et des tauraux de Suisse ; mais , soit négligence
, soit dépérissement , on s'en aperçoit à peine
aujourd'hui. Une autre cause de dommages a été l'extrême
division des biens communaux . Le laboureur fait
moins d'élèves , moins de fumier engraisse ses terres ; et
s'il est résulté de cette mesure quelques avantages partiels
, les pertes les ont bien balancés.
Forêts .
Les principales forêts sont celles d'Othe et de
Chaource , au midi de Troyes ; celles de l'Orient , de
Soulaine , de Brienne , et enfin de Clairvaux . Cette
dernière dépendait de la fameuse abbaye de ce nom.
Beaucoup d'arbres ont été marqués pour la marine ;
mais ici , comme partout , les bois ont éprouvé des dévastations
qui de longtemps ne seront réparées . Au
78 MERCURE
DE FRANCE
,
moins est - il esentiel qu'une police sévère , une sage
économie , préviennent de nouveaux abus .
Minéralogie:
Le département est peu riche en mines et en carrières .
La plupart des édifices sont construits en pierre de craie.
Seulement dans la région occidentale , on trouve des
blocs de grès , que leur taille extrèmement dure ne
rend propres qu'aux travaux publics. Plusieurs verreries
forment une branche particulière de commerce :
une , entre autres , a été établie dans l'abbaye de Clairvaux
on y voit de plus une très -belle papeterie et une
-brasserie considérable.
Routes.
Les routes sont assez bien percées. Deux principales
se dirigent de Paris , l'une vers Basle , par Langres et
Besançon ; l'autre par Dijon , sur Lyon et Genève . Deux
routes forment la commuuication de Nantes à Strasbourg
, et de Sedan , Rheims et Châlons , à Auxerre .
Toutes passent par Troyes.
Il y en a d'autres encore dont quelques parties ne
sont pas achevées . L'entretien est coûteux , soit par le
vice originaire de leur construction , soit par la rareté
et la mauvaise qualité des materiaux , soit par le défaut
de réparations pendant un long espace de temps .
On commence à s'occuper d'un objet si essentiel .
Les routes sont , pour la plupart , plantées d'arbres ;
frênes , ormes ou noyers . Les rudes hivers depuis 1789 ,
et plus encore la malveillance et la cupidité , en ont
beaucoup détruit. Il faut refaire plusieurs plantations,
et l'on sent maintenant combien était précieuse la pépinière
nationale de Troyes , qui contenait près de
40,000 plants. Elle a été détruite.
Manufactures et Commerce.
On a parcouru rapidement les principaux objets du
commerce et de l'industrie dans tout le département de
l'Aube ; Troyes mérite un coup - d'oeil particulier. Cette
ville présente seule beaucoup de maux à réparer , en
raison des avantages qu'elle possédait . Son commerce
a été très-florissant : ses foires franches y attiraient des
marchands de toutes les parties de la France . Elle ocVENDEMIAIRE
AN IX.
79
cupait une foule de bras dans ses nombreux ateliers .
Un seul article fera juger de ses pertes .
L'industrie des Troyens s'est tournée principalement
du côté des toileries en fil et coton . Soit qualité des eaux ,
soit procédé simple des lessives et rosées , le blanchiment
qu'y reçoivent ces différents ouvrages est au dessus
de toute comparaison : comme aussi , soit température
de l'air , soit perfection de la filature , surtout à la
main , le velouté des fines toiles de coton est inimitable.
L'époque florissante de la fabrique fut en 1784.
D'après des renseignements détaillés et certains , il
existait , cette année , 3240 métiers , qui donnèrent un
revenu de 9,933,600 fr . En l'an 7 , 1470 métiers qui
restent encore , produisirent 2,325,500 fr. Quel énorme
déficit ! et quel besoin de la paix !
Depuis 1760 , la fabrique de bonneterie a pris un
accroissement rapide . Le peu de frais qu'elle occasionne
en a multiplié les métiers dans tous les cantons du département
, et notamment dans ceux d'Arcis , Mery et
Romilly -sur-Seine.
Une manufacture de toiles peintes a manqué longtemps
au commerce de Troyes. Cette main-d'oeuvre procure
un plus grand débit , en même temps qu'elle augmente
la valeur des marchandises. Elle occupe des bras , et
turtout beaucoup d'enfants qui prennent l'habitude du
travail. Ces sortes d'établissements répandent aussi le goût
et l'usage de connaissances précieuses , le dessin , la gravure
, la mécanique et la chimie. Puisse cesser enfin la préférence
injuste et ruineuse que des Français dounent aux
marchandises étrangeres ! Mais ne craignous pas d'emprunter
les moyens d'industrie qui nous manquent ; nos
apprêts sont loin encore de la perfection anglaise. Nous
devons multiplier leurs moulins à eau et à feu , qui
cardent , filent , blanchissent et ourdissent le coton .
La chapellerie , la pelleterie , corroierie , tannerie ,
épinglerie , occupent aussi les industrieux habitants de
Troyes. Ils fabriquent les pains de craie qui circulent
sous le nom de blanc d'Espagne.
Sciences et Arts.
Dans le jardin du ci - devant évéché , on dispose un
' jardin botanique suivant le système de Linné , à l'usage.
80 MERCURE DE FRANCE ,
des élèves de l'école centrale . Déja ils jouissent du ca
binet d'histoire naturelle . Le museum contient d'assez
beaux tableaux , des bas - reliefs en albâtre , et plusieurs
bustes en marbre tres - estimés. Quelques jeunes Troyens
imiteront un jour leurs illustres compatriotes Mignard
et Girardon .
Une superbe bibliothèque renferme près de 70 mille
volumes , y compris environ 4,000 manuscrits qui proviennent
, pour la plupart , de l'abbaye de Clairvaux,
Le département possède encore des hommes laborieux
qui rappelleront la patrie des Pithou et des Boucherat ,
distingués dans la jurisprudence et la littérature ; du
savant Grosley , et de l'immortel Colbert.
P. S. La fête du 1.er Vendémiaire a été trèsbrillante
; nous y reviendrons. Le ministre de l'intérieur
a prononcé , dans le temple de Mars , un
discours qui a été couvert d'applaudissements unanimes.
Les consuls ont ensuité fait donner connaissance
d'une dépêche télégraphique , qui annonce
que l'empereur a demandé la continuation
de l'armistice , et a laissé pour garants de sa bonne
foi les trois places d'Ulm , d'Ingolstadt et de Philipsbourg.
M. de Lehrbach , muni des pouvoirs nécessaires
, est en route pour se rendre au congrès .
Le gouvernement a proposé à l'Angleterre une
trève maritime .
Ainsi tout présage la paix , Cette nouvelle a été
accueillie avec un enthousiasme difficile à rendre ,
et aux cris mille fois répétés de vive la Républi◄
que ! vive Bonaparte !
DE
5
cent
.
( N.° VIII. ) 16 Vendémiaire An 9.
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
TABLEAU DES PROSCRIPTIONS
DE MARIUS ET DE SYLLA.
( Commencement du second Chant de LA PHARSALE. )
AINSI la voix des dieux et l'effroi qu'elle imprime ,
Présageaient aux mortels et la guerre et le crime.
Eh ! pourquoi fallait- il , puissant maître des cieux ,
Rapprochant l'avenir placé loin de nos yeux ,
Des malheurs qu'il nous cache éclairer le mystère ,
Et dé ce poids nouveau charger notre misère ?
Soit que l'Etre infini qui créa les humains ,
Enchaînant son pouvoir ainsi que nos destins ,
Ait voulu se soumettre aux lois qu'il a portées ,
Par un ordre immuable à jamais arrêtées ;
Soit qu'au hasard aveugle abandonnant nos jours
Aux jeux de la fortune il laisse un libre cours ;
Ah ! qu'il ne trouble pas notre heureuse ignorance ,
Et que l'homme en ses maux garde au moins l'espérance.
Prête à justifier des oracles trop sûrs ,
Rome vit l'épouvante habiter dans ses murs ,
La publique tristesse en tous lieux étalée ,
Dès tribuns , des consuls la dignité voilée ,
1
Les faisceaux dépouillés , sans pompe et sans orgueil ,
Les lois dans le silence , et la tribune en deuil :
REP.FRA
.
DEPT
2 6
82 MERCURE DE FRANCE ,
Ses citoyens tremblans étouffèrent leur plainte ,
Et la douleur muette erra dans son enceinte.
Telle une tendre mère , en pressant dans ses bras
Son fils que par degrés vient glacer le trépas ,
N'accuse plus le ciel qu'imploraient ses alarmes :
Sa voix n'a point de cris , ses yeux n'ont point de larmes.
Son désespoir encor ne saurait éclater ;
Et , contemplant sa perte , elle semble en douter.
Les temples sont remplis de femmes éperdues ,
Pâles , sans ornemens , sur le marbre étendues.
L'une attache sa bouche au seuil religieux ;
L'autre court embrasser les autels de nos dieux.
L'horreur est sur leur front courbé par la prière ,
Et leurs cheveux épars sont souillés de poussiere .
Malheureuses ! pleurez , pleurez , n'attendez pas
Que le ciel , dont les lois font le soit des combats ,
De l'un des deux partis ait couronné les armes ,
Et qu'un vainqueur altier vous défende les larmes.
Entre les chefs rivaux les guerriers partagés ,
Maudissent le serment qui les tient engagés .
Ils voudraient , à l'aspect de cette guerre impie ,
Être nés dans les jours de Canne et de Trébie .
сс
Ah ! ( disent- ils aux Dieux ) nos modestes souhaits
Ne vous demandent pas les douceurs de la paix.
Des peuples conjurés que la révolte éclate ;
Soulevez , s'il le faut , et le Rhin et l'Euphrate ;
Que de l'Elbe indompté , du Danube en courroux ,
Les fiers enfans du Nord viennent fondre sur nous .
Du Sarmate et du Gète armez la barbarie :
' Nous combattrons le monde , et non pas la patrie . »
H
Ainsi tout gémissait ces cris , ces voeux perdus ,
Vers le ciel adressés , n'en sont pas entendus.
Les vieillards déploraient leurs trop longues années ,
A la guerre civile encore destinées .
L'un d'eux qui , pénétré d'un triste souvenir
VENDEMIAIRE AN IX. 83
Lisait dans le passé les maux de l'avenir,
A ses concitoyens retraçant cette image ,
De leur sort , en ces mots , leur montra le présage.
"
"
Nous allons les revoir ces jours , ces jours d'horreurs ,
Où l'affreux Marius , signalant ses fureurs ,
Vint ensanglanter Rome après l'avoir servie.
Les succès , les malheurs éprouvèrent sa vie .
Il passa tour à - tour , par les plus grands revers ,
Du triomphe à l'exil , et de l'exil aux fers.
Il cacha dans la fange un front couvert de gloire ,
Son nom , six consulats , et trente ans de victoire .
Minturne , en ses marais , par l'ordre des destins ,
Conserva ce dépôt si fatal aux Romains .
Sa vieillesse longtemps dans les chaînes flétrie ,
Par avance expiait le sang de sa patrie .
Il fallait que son sort fût ainsi prolongé ,
Qu'il expirât dans Rome , et consul , et vengé.
On le livrait en vain à la hache ennemie :
Le trépas s'éloigna de sa tête impunie.
Le Cimbre qui sur lui leva son bras tremblant ,
Frappé d'un jour soudain dans l'ombre étincelant ,
Ne crut pas que sa mort fût au pouvoir d'un homme.
Il vit tout Marius , tel qu'il menaçait Rome ;
Il vit à ses côtés les filles de l'enfer.
Une voix lui cria : « laisse tomber le fer.
n
Ce mortel au destin doit encor bien des crimes ;
Avant que de périr , il nous doit des victimes.
Si tu prétends venger les Cimbres abattus ,
Si tu hais les Romains , laisse leur Marius. "
Il accomplit trop bien cet oracle funeste ,
Il étoit protégé par le courroux céleste ;
Et les Dieux , résolus de punir les Romains ,
Pour ce grand châtiment avaient choisi ses mains.
Aux rives de l'Afrique il va bientôt descendre.
De Carthage détruite , il foule aux pieds la cendre ,
84 MERCURE DE FRANCE ,
Frre autour des tombeaux d'une antique grandeur
De ses premiers exploits rappelant la splendeur ,
Il revoit ces climats soumis par son courage ;
Il s'assied sur ces bords : Marius et Carthage ,
Confondant leurs débris également fameux ,
L'un sur l'autre abattus , pardonnèrent aux Dieux.
Mais son coeur ulcéré se nourrit de sa haine ,
Et sa fortune enfin dans nos murs le ramène ;
Elle assemble à sa suite un indigne ramas
D'esclaves fugitifs , plas brigands que soldats ;
Et nul n'obtient un rang dans cette horrible armée ,
S'il n'y porte une main au crime accoutumée .
O jour où Marius , levant ses étendards ,
Vainqueur impitoyable , entra dans nos remparts !
La mort le précédait , et de sa faulx rapide
Moissonnait en courant : sous l'acier homicide
Tombent entremêlés et le peuple et les grands ;
Le sang romain , dans Rome , est versé par torrents .
Ses temples , ses palais regorgent de carnage ;
Le fer est sans pitié pour la faiblesse et l'âge ,
Il se plonge sans honte au coeur déja glacé
Du vieillard par les ans vers la tombe affaissé ;
Et l'enfance débile , à son berceau ravie ,
Voit trancher ses destins aux portes de la vie .
La vengeance égarée et l'ivresse du sang
Confondent les partis , et le sexe et le rang.
Mais parmi tant de morts , à qui donner des larmes ?-
Entouré d'assassins ; eh ! quoi ! tu les désarmes ,
Antoine , dont la voix , qui prédit tous nos maux
Suspend , mais vainement , la fureur des bourreaux !
On porte à Marius ta tête vénérable ;
Ton sang qui fume encor , dégoûte sur sa table.
Mille bras , à l'envi , déchirent Bobius ;
Simbrius sous ses coups fait tomber les Crassus ;
Le meurtre des tribuns souille le Capitole ;
D
VENDEMIAIRE AN IX. 85
1
Aux autels de Vesta l'on égorge Scévole.
Marius enfin meurt , après que ses longs jours.
Ont épuisé du sort les dons et les retours ,
Et rempli , pour la gloire et le malheur de Rome ,
Tout ce qui peut entrer dans les destins d'un homme.
Mais quel nouvel effroi , quand son coupable fils
Excita le Samnite à ravir nos débris ,
Quand ce peuple insolent crut , au gré de sa haine ,
Porter le dernier coup à la grandeur romaine
Le fier Télésius , qui , des enfans de Mars ,
Fit ruisseler le sang autour de nos remparts ,
Osa , même en mourant , espérer leur ruine.
Quel carnage à Préneste , à la porte Colline !
Contre tant d'ennemis , seul , l'orgueilleux Sylla
Du poids de sa fortune enfin les accabla.
L'État n'eut dans ces jours , qu'à jamais l'on déteste ,
Ni vengeur plus puissant , ni fléau plus funeste .
De Rome déchirée il vint r'ouvrir le flanc ,
Le cruel s'abreuva des restes de son sang.
Ce n'est qu'avec le fer qu'il fouilla ses blessures ;
H combla tous nos maux pour venger nos injures .
La victoire implacable anéantit les lois ,
Et le seul droit du glaive effaça tous les droits .
Sur le fatal airain qui commandait le crime
Chacun put se choisir sa proie et sa victime ;
Le crime fut la loi : juridique assassin ,
L'esclave sur son maître osa porter la main.
Le frère fut payé du meurtre de son frère ;
Des fils se disputaient la tête de leur père.
Moins de sang a rougi les murs d'Ænomaüs ,
Les cavernes d'Épire et l'antre de Cacus .
Les têtes des proscrits en triomphe portées ,
Dans la place publique au hasard sont jetées.
Sylla put , d'un coup d'oeil , compter tous ses forfaits.
Mais le sang et la mort confondant les objets ,
86 MERCURE DE FRANCE ,
De la nature en deuil , au milieu du carnage 9
Trompent les soins pieux et le dernier hommage.
Le Tybre gronde ; il roule , en son cours attristé ,
De ses flots souverains tout l'or ensanglanté ,
Se soulève en fureur de ses grottes profondes ,
Et rejète lés morts qui profanaient ses ondes.
Dieux vengeurs ! c'est au prix de ces succès affreux
Qu'un barbare eut l'orgueil de se nommer heureux ;
Et qu'un tombeau chargé de sa coupable gloire ,
En garde au Champ - de- Mars la honteuse mémoire !
Si Pompée et César , en leurs vastes projets
Osent à leur pouvoir' mèsurer leurs forfaits ,
A plus d'horreurs encor , hélas ! il faut s'attendre.
Dans les sanglans débats du beau -père et du gendre ,
Je vois des maux plus grands à la terre annoncés
Et pour ces deux rivaux Rome n'est pas assez .
LAHARPE.
La suite au Mercure prochain . )
ÉNIGM E.
Très -rarement je ressemble à mon père ;
?
Tel qui m'est inconnu , trouve en moi mieux qu'un frère,
Tant je parais lui ressembler ;
Il me manque à moi de parler ,
Et peut- être à lui de se taire.
LOGO GRIPH E.
J'orne le front guerrier du jeune militaire ,
Je sers tous les états , du berger jusqu'au roi ;
Dans un cercle choisi , par un destin contraire ,
Rarement on se sert de moi.
Combinez de mes pieds le bizarre assemblage ,
Vous trouverez d'abord un ornement pompeux ;
Un grade qui , des Turcs , reçoit toujours l'hommage
Et marqué par les crins d'un animal fougueux :
VENDEMIAIRE AN IX. 87
.
L'enveloppe du corps ; un élément terrible ,
Qui présente la mort aux pâles matelots ;
Un insecte , ennemi de tout homme sensible ,
Qui , nourri de son sang , désole son repos .
Chez moi l'on trouve encor , et sans beaucoup d'adresse ,
Le nom de cet oiseau , dont la perfide voix
Trompant de ses pareils la fidelle tendresse ,
Pour voler au trépas leur fait quitter les bois ;
Autrefois je n'étais qu'un meuble nécessaire ,
Mais aujourd'hui je plais , même aux yeux prévenus.
Le Dieu du Goût m'a conduit à Cythère ,
Et m'a placé sur le front de Vénus..
Mots de la Charade et du Logogripke insérés
dans le dernier Numéro.
Le mot de la Charade est Délire.
Le mot du Logogriphe est Pistole , dans lequel on
trouve poli , toi , lit , pôle , stile , toise , piste.
VOYAGE de la Propontide et du Pont -Euxin ,
par J. B. LE CHEVALIER , membre de la
Société libre des Sciences et Arts de Paris ,
des Académies d'Edimbourg, de Gottingue ,
de Cassel et de Madrid.
LORSQUE je rendis compte , dans le Mercure ,
du Voyage de Lechevalier dans la plaine de
Troye , je regrettai vivement que cet écrivain
facile , observateur aussi judicieux que savant ,
n'eût pas terminé sa description par le tableau
de Constantinople ancienne et moderne . Après
avoir , pour ainsi dire , reconnu la marche des
siécles passés , et fixé la mémoire des siècles futurs ,
88 MERCURE DE FRANCE ,
par ses recherches ingénieuses dans la Troade et
dans l'Hellespont , il arrivait naturellement à cette
ville célèbre , si riche de monuments et de souvenirs
, qui fut successivement l'alliée d'Athènes et
la rivale de Rome , la capitale des Grecs et la
métropole de l'Empire ottoman . Mais le C. Lechevalier
préparait alors un ouvrage considérable ,
non -seulement sur Constantinople , mais sur les
deux mers qui l'enrichissent , sur les provinces.
qui l'environnent , et sur le peuple dominateur qui
les habite. C'est cet ouvrage qu'il publie aujourd'hui
, sous le titre de Voyage de la Propontide
et du Pont-Euxin.
La première partie contient , en effet, la description
de la Propontide , celle de l'Hellespont , qui
avait déja paru dans le voyage de la Troade , et
celle de Brousse , capitale de la Bithynie , aussi
fameuse dans l'Histoire ancienne , par la trahison
de Prusias , que dans l'Histoire du Moyen âge
par la défaite et le supplice de Bajazet. On sait
que cet empereur des Turcs , longtempsTeffroi de
l'Asie , fut enfin vaincu par Tamerlan , et condamné
par ce conquérant féroce à passer le reste de sa
vie dans une cage de fer.- Nous ne suivrons pas
le C. Lechevalier dans la presqu'île de Cyzique ,
ni sur les ruines de Nicée et de Nicomédie ; mais
nous nous arrêterons un moment au sommet du
Mont-Olympe , pour y jouir du magnifique spectacle
qu'il met sous nos yeux.
<< Elevés , dit - il , au dessus des montagnes de Phrygie
, nous apercevions au loin Constantinople
« et les îles des Princes à nos pieds le lac d'A-
<<< bouillonte et le fleuve Ufer , qui , après avoir
<< parcouru la plaine de Brousse , se dirige vers
« la mer , à travers des campagnes fertiles et bien
VENDEMIAIRE AN IX. 89
.
4
cultivées le contour de la Propontide et celui
« de la presqu'île de Cyzique se dessinaient en
<< entier sous nos yeux ; mais le lac de Nicée ,
<< encaissé dans de hautes montagnes , ne nous
« découvrait qu'une partie de sa surface de
« temps à autre , des nuages interposés nous dé-
<< robaient la vue de la terre ; il n'y avait plus de
«< commerce entre les mortels et nous.. N'est-
--
<< ce pas la sensation délicieuse que l'on éprouve
<< sur ces lieux élevés , qui a inspiré aux poètes an-
« ciens l'idée d'en faire le séjour des dieux ? .... »
Si les livres des botanistes , des antiquaires et
des géographes étaient écrits comme ce fragment ,
ou semés de réflexions semblables à celle qui le
termine , l'érudition n'aurait- elle pas beaucoup
plus de grace , sans rien perdre de sa dignité ?
La seconde partie de ce voyage offre la carte
du bosphore de Thrace et le détail topographique
de ses rivages. Il n'existe , dit avec raison le C.
Lechevalier , aucun détroit sur le globe qui puisse
lui être comparé ; il les surpasse tous par la beauté
pittoresque de ses côtes ; par la multitude et la
sureté de ses mouillages ; par l'étonnante variété des
objets qu'il présente aux yeux. Il serpente comme
un grand fleuve entre deux chaînes de montagnes ,
dont les sommets sont ornés de beaux arbres , la
pente entre - coupée de jardins , et le pied couvert
de villages qui se succèdent presque sans interrup
tion , depuis Constantinople jusqu'à l'entrée de la
Mer-Noire. Les dauphins, en troupe , se jouent sur
la surface de ses eaux . Les alcyons et d'autres
oiseaux de mer , volant par bandes et en longues
files
, passent et repassent sans cesse d'une mer à
l'autre. Un nombre prodigieux de vaisseaux , de
}
90 MERCURE DE FRANCE ,
toutes les formes et de toutes les nations , les uns
à l'ancre , les autres sous voiles , y réunit tous les
costumes et toutes les productions de l'Europe et
de l'Asie . Enfin le bosphore est un tableau vivant
et mobile , dont les scènes se renouvellent à tous
les moments du jour et ne se répètent jamais . Le
C. Lechevalier , longtemps frappé de ce spectacle
unique , en a peint les principaux traits avec
une vérité de couleur locale , qui fait le plus grand
honneur à son goût et à son talent.
La troisième partie de son ouvrage est consacrée
aux monuments anciens de Constantinople . C'est
là qu'on apprécie , avec une surprise mêlée d'effroi ,
les études infatigables de l'auteur , pour découvrir
tout ce qui peut concilier la géographie et l'histoire
, les ruines et les traditions. On le voit pénétrer
jusques dans le château des Sept Tours , pour
y retrouver la Porte dorée , monument dont l'existence
et la position , regardée comme un problême
d'antiquité , avaient longtemps et vainement occupé
les recherches du célèbre d'Anville . Au mérite
de peindre , avec une fidélité scrupuleuse , l'état actuel
des lieux , il ajoute souvent celui de rappeler
les époques les plus mémorables des annales bysantines
; et , pour prévenir l'espèce de monotonie
qui naîtrait d'une foule de descriptions nécessairement
semblables , il a soin de les animer , tantôt
par les graces d'une imagination poétique , tantôt
par les réflexions d'une raison supérieure : voyez
celles qui terminent son chapitre sur l'église de
Sainte - Sophie : « Après la prise de Constantinople
, Mahomet II entra à cheval dans Sainte-
« Sophie. Il monta sur l'autel , et , après avoir fait
sa prière , il dédia ce temple à son prophète. Alors
"
VENDEMIAIRE AN IX. 9t
પર
---
<«< le sanctuaire fut détruit ; l'alcoran fut placé dans
<«< le maharab * ; la tribune du sultan remplaça
<«< celle de l'empereur , et le siége du mufti suc-
« céda à celui du patriarche. Ainsi la religion
« chrétienne , qui , quatorze siécles auparavant ,
<< avait renversé les temples du paganisme , fut à son
<< tour forcée de céder les siens à une religion nou-
<<< velle . Mais les Turcs respectèrent le Dieu des
«< vaincus . Ils n'eurent pas l'imprudence de briser
<< la seule digue qui protégé les empires contre
l'aveuglement de la multitude et contre le ca-
<< price des tyrans . Ils traitèrent avec le patriarche
<< Gennadius comme avec une puissance ; ils l'ad-
<< mirent dans leur conseil ; et , en lui rendant sa
dignité , ils s'assurèrent l'obéissance du peuple
<< entier qu'ils venaient de conquérir. >> Quelle
grande et sublime leçon donnée à la philosophie
moderne , par un peuple qu'elle accuse , d'ailleurs ,
avec trop de vérité , d'ignorance et de barbarie !"
-
Le C. Lechevalier , dans la quatrième partie
de son voyage , décrit les monuments modernes de
Constantinople ; sujet aride et uniforme , qu'il a
fécondé par des citations historiques , tirées de
Gibbon , de Cantemir et de Lacroix . H eût été plus
intéressant peut- être de chercher , dans les moeurs
et le gouvernement des Turcs , la solution du problême
politique que présentent l'admirable situation
de leur capitale et son horrible construction .
Car , autant le premier aspect en est imposant et
magnifique du côté de la mer , autant l'intérieur
de la ville est sale et dégoûtant . Des rues étroites
et tortueuses ; des maisons de bois sans élégance et
* Espèce de niche qu'on voit dans toutes les mosquées ,
et où l'on place le livre du prophète . Le Maharab est toujours
tourné du côté de la Mecque.
92 MERCURE
DE FRANCE
,
sans commodité ; des intervalles immenses , où les´
débris amoncelés attestent le passage de la flamme
ou du despotisme ; d'autres , consacrés aux sépultures
, remplis de pierres funéraires et de cyprès;
point de quais sur le plus beau port de l'univers ;
point de promenades dans la plus délicieuse situation
de la terre ; deux ou trois édifices remarquables
dans une des plus anciennes , des plus vastes ,
des plus riches métropoles du monde ; tel est le
tableau général que présente la capitale des Ottomans.
Le C. Lechevalier raconte l'anecdote
populaire
d'un voyageur anglais , qui , dit - on , vint à
Constantinople par mer , jouit du spectacle majestueux
du port , de la ville , de ses faubourgs et
des rivages du bosphore ; et qui , sans descendre à
terre , repartit deux jours après son arrivée , pour
ne pas laisser détruire l'impression du plaisir qu'il
avait éprouvé. Si le fait est vrai , cet homme
montra moins d'esprit et de raison que de bizarrerie
et d'originalité.
-
Je suis surpris que le C. Lechevalier , qui a semé
dans son ouvrage tant d'observations fines et profondes
, n'ait pas même ébauché le tableau morak
de Constantinople. Si , dans cette ville immense ,
on ne trouve pas une seule maison dont l'extérieur
annonce le goût et la richesse , c'est que le despotisme
, encore plus dévorant que les incendies , ne
permet à personne ce luxe imprudent . Il suffirait
d'appeler ainsi l'attention , pour perdre sa fortune
et souvent sa vie. Ce systême aveugle et féroce ,
qui nivelle les têtes et les maisons , qui étouffe le
génie et la magnificence , qui fait enfouir les lumières
et les trésors , n'est pas dans le caractère des
Turcs ; il est uniquement dans la nature du despotisme.
La nation la plus polie de l'Europe , la plus
VENDE MIAIRE AN IX.
amie du luxe et des arts , a paru tout- à- coup plus
ignorante , plus grossière , et surtout plus cruelle
que ne l'étaient les Ottomans , même au temps de
leurs irruptions barbares ; et , dans une seule année ,
la France , sous le joug de Robespierre , a vu dans
son sein plus de brigandage et de dévastations , que
l'empire d'Orient n'en a soufferts , depuis un siècle ,
sous le gouvernement absurde des Turcs .
Ce sont pourtant les caprices de ce despotisme ,
aujourd'hui plus ignorant que cruel , qui s'opposent
toujours aux embellissements de Constantinople
et de ses environs . Cette capitale est remplie de
riches négociants arméniens et juifs . Les chefs de
la nation grecque , élevés à la dignité temporaire
de princes de Moldavie et de Valachie , ou à celle'
de drogman de la Porte , trouvent , dans ces emplois
, de grands moyens de fortune ; mais aucun
sujet ottoman ne peut sortir de l'humiliation attachée
à son état , ni frapper les yeux de la multitude
par ce luxe extérieur qui décore les cités ,
vivifie le commerce , augmente l'industrie et crée'
les prodiges des arts. Ils sont tous soumis à des
formes avilissantes jusques dans la construction
de leurs maisons . On les force à les couvrir d'une
couleur obscure , symbole de la bassesse où les a
plongés la jalousie de leurs maîtres. Malheur au
Grec insensé qui , cédant à la vanité naturelle
de sa nation , ose se distinguer un moment par
te faste de l'opulence ! Il apprend tôt ou tard ,
aux dépens de sa tête , que ses pareils ne doivent
jamais quitter les livrées de l'esclavage et de la
misère. Les exemples ne corrigent qu'imparfaitement
cette nation avilie et vaine . Les Arméniens
et les Juifs , naturellement plus modestes ,
et ne pouvant pas d'ailleurs chercher la fortune
*
94 MERCURE DE FRANCE ;
(
dans les places élevées , jouissent de celle qu'ils
ont acquise par le commerce , avec une assurance
qui naît de leur abjection et de leur obscurité .
Quant aux Turcs , leur ignorance , leur éloignement
superstitieux pour les arts et les moeurs de
l'Europe , plus encore peut- être , la crainte d'un
regard qui souvent donne la mort , leur interdit
tout ce qui est éclatant ou singulier . C'est par
la
réunion de ces causes morales , que la plus belle
ville de l'univers par sa position , est en même
temps la plus mal bâtie , la moins commode et la
moins décorée de toute l'Europe.
Ces observations auraient conduit le Cit . Lechevalier
à la cinquième et dernière partie de son
ouvrage , dans laquelle , après avoir décrit les
rivages et les contrées voisines du Pont- Euxin , il
présente le résultat des travaux , entrepris depuis
quelques années , pour défendre Constantinople
contre les flottes et les armées de la Russie . — Les
Turcs ont appris , par des défaites sanglantes et
des pertes irréparables , combien la discipline des
Russes est redoutable . On sait que , dans leur arméé
, le faste des chefs ne nuit pas à l'incroyable
sobriété du soldat. Les généraux russes sont des
satrapes qui commandent à des Lacédémoniens.
Le génie de Pierre-le- Grand qui veille encore sur
la destinée de ce peuple , et qui , dans un siècle ,
l'a tiré des ténèbres de la barbarie , pour l'élever
au rang des nations civilisées , épouvante l'audace
des Ottomans , et glace leur ancienne confiance .
C'est à ce sentiment nouveau qu'il faut attribuer.
leur nouvelle conduite . Des ingénieurs et des constructeurs
français ont essayé de renouveler la
marine , l'artillerie et les fortifications de l'empire
; on a même formé des régiments Turcs qui
1
VENDEMIAIRE AN IX 95
s'exercent aux manoeuvres européennes. Si ces établissemens
modernes , et devenus très-précaires
depuis les dernières aberrations politiques du
divan , prennent jamais une consistance solide ;
si , contre l'opinion de ceux qui ont le mieux étudié
la Turquie , les lumières de l'Europe n'y sont
pas étouffées par le fanatisme et la superstition ,
c'est sans doute à la terreur des armes moscovites
qu'on devra ce dangereux prodige . Catherine II
aura plus fait pour l'instruction des Turcs , que
tous les sultans qui règnent ou dorment à Constantinople
, depuis un siècle .
Mais les hommes les plus instruits , dont les
craintes du C. Lechevalier viennent confirmer
l'opinion , ne croient pas que les Turcs apprennent
des Russes ce que ceux - ci apprirent des Suédois
ou du moins qu'ils mettent à profit ces leçons terribles
; quand même les vainqueurs d'Ockzacow
trouveraient , dans les plaines de la Bulgarie , ce
que les soldats de Charles XII trouvèrent à Pultawa
, ces mêmes observateurs pensent que l'ignorance
des Turcs resterait la même , et que les
succès de la guerre ne les conduiraient point aux
arts de la paix. Ainsi , cet empire , qui touche d'une
part au golfe d'Ormus , et de l'autre , à la mer
Adriatique , qui s'étendait naguères des Poruys du
Borysthène aux Cataractes du Nil ; et qui, dans cet
espace immense , renferme les terres les plus fertiles
, les matières les plus riches , les productions
les plus variées , semble condamné , par une fatalité
irrésistible , à la barbarie et à l'impuissance , jusqu'à
ce qu'il devienne , comme l'a prédit Montesquieu
, le théâtre des exploits de quelque conquérant.
Quelques hommes éclairés , s'efforçant de pré96
MERCURE
DE
FRANCE
,
venir la ruine de leur patrie , avaient osé prononcer
, dans le divan , les mots de réforme et d'innovation
. Un conseil , établi pour chercher des
remèdes aux maux de l'état , avait proposé , diton
, d'affranchir la propriété des Rajas , de ranimer
lear industrie , et d'adoucir cet esclavage systématique
, qui en fait des lâches et des fripons . Ce
plan , qui paraissait une inspiration de la sagesse
même , a été détruit par le fanatisme populaire.
La commission qui l'avait proposé n'existe plus ;
l'espérance qu'elle avait fait naître s'est évanouie ,
et le divan a dû se convaincre qu'il est plus
facile de faire tomber des têtes , que de les faire
penser.
Dans cet état de choses , le temps seul peut
nous apprendre si les Turcs s'éleveront un jour
à la civilisation des autres Européens , ou si
chassés en Asie par l'aigle du Nord , ils rentreront
dans la foule des peuples orientaux. Plusieurs
écrivains ont vainement essayé de résoudre
ce problême. Le C. Lechevalier n'a
pas voulu les imiter , et joindre ses conjectures
aux leurs. Si son ouvrage ne satisfait pas pleinement
les lecteurs qui s'intéressent aux moeurs ,
aux coutumes , aux principes sociaux , à l'économie
politique d'une grande nation , du moins , il
ne laisse rien à desirer sur tout ce qui concerne
les monuments historiques , les antiquités et la
topographie des lieux qu'il a parcourus. Ajoutez
à ces avantages , précieux pour ceux qui cherchent
à la fois le plaisir et l'instruction , que le
style du C. Lechevalier , soit qu'il raconte ,
soit qu'il décrive , est toujours simple , élégant ,
facile , pur , et jamais au dessus ni au dessous de
son sujet. -
E.
VENDE MIAIRE AN IX .
DEPT
97
SAINT - LÉON , Histoire du seizième siècle ,
par WILLIAM GODWIN , traduit de l'anglais ,
3 vol . in-8. Chez Maradan , libraire , rue
Percée S. André- des- Arcs , n.º 16. A Paris.
Je me souviens que , dans ma première jeunesse ,
un homme d'esprit et de talent , qui a joué un
grand rôle dans la révolution , m'écrivait , peu de
temps après la mort de J. J. Rousseau , tous
les opprimés ont perdu leur tribun. Il faut
comme Rousseau , si on veut obtenir de la
renommée , devenir le tribun de tous les malheureux
, formés par les mauvais gouvernements
de l'Europe .
Il paraît que , dans tous les pays , plusieurs écrivains
ont eu la même ambition . Aucun , jusqu'ici ,
ne l'a justifiée par le même talent. Tous les déclamateurs
se sont crus des Rousseau , comme
tous les factieux se sont appelés des Brutus . Parmi
les disciples de l'auteur du Contrat social , il faut
distinguer William Godwin. C'est un de ces écrivains
qui , occupant dans la hiérarchie sociale une
place inférieure à leurs prétentions naturelles , se
révoltent contre toutes les institutions établies.
Plusieurs de ces institutions peuvent être condamnées
sans doute ; mais il ne faut pas les juger avec
cette humeur chagrine et violente qui a sa source
dans l'orgueil humilié plus que dans l'amour de
l'ordre et de la justice.
L'ouvrage qui a le plus fait connaître Godwin
est le roman de Caleb -William . L'intérêt s'y soutient
, sans les intrigues ordinaires dans ces sortes
2 7
Bayerische
Staatsbiblia thek
München
98 MERCURE
DE FRANCE
,
de compositions . L'amour en est banni. L'auteur
a dirigé tout l'effet moral de sa fable contre l'orgueil
de la naissance et des titres. Il peint
homme , né avec le sentiment de toutes les vertus ,
mais fier de son nom et des prérogatives de la noblesse
, accumulant tous les genres d'oppression
sur un malheureux secrétaire devant lequel il a
rougi une fois , et se permettant , en secret , des
crimes atroces pour conserver en public la dignité
de son rang et la vénération publique dont il s'était
rendu digne jusqu'à ce moment . Quoique la conduite
et les détails de ce roman ne soient pas d'un
homme vulgaire , on voit cependant , au premier
coup - d'oeil , que la première idée en est fausse
et que tous les ressorts doivent en être forcés . En
effet , il n'est point d'institution sociale qu'on ne
puisse représenter sous des couleurs odieuses , si
on exagère et dénature toutes les conséquences du
principe sur lequel on l'a fondée . Un ennemi du commerce
peindrait , à plus forte raison , la cupidité
corrompant les plus belles ames , quand elles se livrent
aux spéculations mercantiles. Concluera -t- on
que tous les négociants sont des monstres? On doit ,
sans doute , mépriser la vanité stupide du noble
qui n'a que des titres ; mais il n'est pas permis ,
même dans un roman , de vouloir rendre un
homme infâme , parce qu'il a , sur l'honneur , des
idées qui furent celles de Bayard et d'autres chevaliers
irréprochables. Cet excès d'invraisemblance
passe toutes les bornes de la fiction .
C'est à l'orgueil qu'est due l'institution de la
noblesse ; et , comme l'orgueil produit ce qu'il y
a de plus pervers et de plus grand dans le coeur
humain , je ne doute point qu'un partisan fanatique
de la noblesse n'arrange quelque jour une
VENDEMIAIRE AN IX.
99
intrigue romanesque toute contraire à celle de
Godwin. I montrera quelque ancien noble plein
de vertus , mais orgueilleux de sa naissance comme
Sully , et ne devant ses plus belles actions qu'au
souvenir de ses ancêtres et au sentiment de sa
propre dignité. Il ne manquera pas de conclure
que Sully ne fut vertueux que parce qu'il
était noble , comme Godwin veut prouver que
son héros ne devint criminel que parce qu'il
était né baronet : l'une et l'autre conséquence
sera également absurde ; mais si le romancier
chevaleresque a le même talent que le romancier
puritain , il parlera certainement à l'imagination
et à l'ame d'un plus grand nombre de
lecteurs .
J'observe de plus que ceux qui déclament aujourd'hui
contre les superstitions nobiliaires
et religieuses connaissent peu cet à - propos
tant recommandé et si bien saisi par Voltaire .
Il fait bon venir en son temps , répétait- il sans
cesse ; et ne viennent- ils pas un peu tard ceux
qui crient contre la noblesse et le fanatisme ? Ce
n'est point l'excès des préjugés qu'on doit craindre
pour l'Europe moderne , c'est plutôt l'absence
des sentiments dont ces préjugés n'étaient qu'une
fausse application . Michel Cervantes attaquait les
ridicules de la chevalerie , quand ils existaient
encore . C'était au moment de la gloire et du
crédit d'une société fameuse que Pascal osait
la braver. Les satyres contre les ennemis morts
n'ont rien de glorieux.
Les ouvrages philosophiques de Godwin ont
moins réussi que ses romans. Celui qu'il intitule
la Justice politique n'a paru ni dans des temps ni
dans des lieux favorables à son succès . Le systême
T
100 MERCURE DE FRANCE ,
des niveleurs ne sera jamais très - répandu en Angleterre
; car les propriétaires y sont très- nombreux .
Le gouvernement anglais qui , en général , connaît
l'art de s'attacher tous les écrivains remarquables ,
a fait peu d'attention au mérite de Godwin. C'est
que la singularité de ses paradoxes les rendait
peu contagieux chez un peuple riche , et qui ne
s'occupe qu'à le devenir davantage . Je ne sais si
Godwin se serait vendu , comme tant d'autres
écrivains de sa nation , au parti ministériel ; mais
il est certain que M. Pitt a dédaigné de l'acheter
il n'a vu , dans Godwin , qu'un déclamateur
factieux à la suite de Horne Toock. Je crois
qu'en cela M. Pitt a manqué de politique , comme
en beaucoup de choses plus importantes. Godwin
peut servir utilement la cause qu'il embrassera , s'il
est bien dirigé . Ce n'est pas le meilleur esprit ,
mais c'est , avec ses défauts , le talent le plus
original qui reste à l'Angleterre.
Le roman de Saint-Léon en est une nouvelle
preuve . Ce n'est pas que la conception n'en soit
bizarre , et qu'il ne forme deux parties distinctes
tout à fait incohérentes ; mais plus d'un détail
de cette production singulière annonce un homme
très- distingué.
Saint-Léon , descendant d'une ancienne maison ,
est élevé à la cour de François I.er Il le suit , dans
son entrevue avec Henri VIII , au camp du drap
d'or , et à la malheureuse bataille de Pavie . Après
avoir signalé sa valeur dans les camps , il passe
quelques années dans les sociétés de Paris ; il y
prend tous les vices de la jeunesse et de l'oisiveté.
Il aime le jeu jusqu'à la frénésie ; il réprime un
moment cette passion , pour se marier avec une
riche héritière , qui est , de toutes les femmes , la
VENDEMIAIRE AN IX. ΙΟΙ
:
plus sensible et la plus vertueuse . Après quelques
mois d'union et de bonheur , le jeu l'entraîne encore
; il perd toute sa fortune ; ses créanciers s'en
emparent ; sa femme , qui s'appelle Marguerite ,
lui montre un dévouement héroïque . Tous deux
se retirent dans une chaumière , aux pieds des
montagnes de la Suisse ; de nouvelles calamités
les accablent ; les tempêtes et les avalanges détruisent
leur dernière retraite et le champ qui
les nourrissait. Ils sont livrés , avec leurs enfans , à
toutes les horreurs d'une longue maladie , de l'indigence
et de la faim ; mais , dans les situations
les plus terribles , la constance et l'amour de Marguerite
adoucissent toujours les malheurs de son
époux . Ainsi finit le premier volume . Au second ,
l'intérêt change ; on voit arriver , dans la cabane
de Saint- Léon , un personnage extraordinaire , un
vieillard alchymiste , qui connaît l'art de faire de
l'or et d'être immortel ; il est las de sa fortune et
de la vie ; il veut mourir , il lègue , en expirant ,
ces deux secrets à Saint -Léon , et lui annonce que
ce présent aura des suites plus funestes que le jeu ,
la maladie , et la pauvreté. La prophétie du vieil-
Jard s'accomplit ; Saint-Léon , qui jouit de l'immortalité
et d'une fortune sans bornes , et qui ne
peut révéler la cause de cette nouvelle existence ,
devient suspect à tout ce qui l'entoure . Sa femme
s'aperçoit qu'elle n'a plus toute la confiance de
celui qu'elle aime , et meurt désespérée . Il reste
étranger à sa famille , au monde entier ; il sent
s'affaiblir toutes ses affections ; ses enfans s'éloignent
et le méconnaissent. Il veut faire le bien
et la facilité même avec laquelle il l'exécute ,
provoque les alarmes et les recherches de tous
les gouvernements. Il est en butte à leurs persécu
102 MERCURE DE FRANCE ,

tions ; et , pour comble de maux , il ne peut plus
aimer , ni être aimé .
Après cette rapide analyse , on doit voir facilement
quel est le but moral du roman de Saint-
Léon . C'est que l'homme , en souffrant les maux
naturels à l'humanité , est encore moins malheureux
qu'en acquérant des dons , qui ne sont pas
faits pour elle . Les deux derniers volumes ne sont ,
au fond , qu'un commentaire trop étendu de la
fable de Midas , qui se plaint aux Dieux d'avoir
obtenu la faculté de tout changer en or. C'est
Titon , et bien d'autres personnages de la mythologie
, qui gémissent d'être immortels . Plusieurs
contes des fées , renferment la même instruction .
Mais si Godwin ne vouloit faire qu'un conte allégorique,
il devoit alors imiter la manière de l'auteur
de Zadig , de Babouk et de Memnon , Les jeux de
l'imagination , quand elle ne peint point des réalités
, doivent être courts et brillants . La brièveté
de l'apologue le fixe mieux dans la mémoire ; il
ne faut pas surtout mettre , dans le même roman ,
le réel et l'imaginaire , le vraisemblable et l'impossible
; on ne peut peindre , en même temps ,
les moeurs comme Fiedling , et des chimères
comme l'auteur de Gulliver . Les aventures qui
remplissent le premier volume , ne sortent point
du cours ordinaire de la vie . Les événements des
deux derniers sont hors de nature et de vérité ;
l'intérêt va toujours en décroissant , et l'unité
manque aux diverses parties de cet ouvrage .
Cependant il faut bien se garder de le confondre
avec cette multitude de romans anglais , dont on
peut , à peine , lire quelques pages ; celui - ci est semé
de réflexions fines et quelquefois neuves , sur le
coeur humain. D'ailleurs , le premier volume anVENDEMIAIRE
AN IX. 103
,
nonce un vrai talent : l'ouverture en est surtout
remarquable ; l'entrevue d'Henri VIII , roi
d'Angleterre , et de François I.er est peinte
des couleurs les plus brillantes ainsi que la
journée de Pavie , où fut vaincu ce roi chevalier
; et là - dessus l'auteur de Saint - Léon fait
une remarque bien contraire à toutes ses opinions
politiques.
«<
Après la bataille de Pavie , dit- il , le génie de
François I.er pâlit devant celui de Charles ; sa
noble ambition s'évanouit , et peut- être doit - on
considérer la défaite de Pavie , comme ayant
porté le coup mortel au régne de la chevalerie ,
et fondé , sur des bases solides , l'empire de la ruse ,
de la dissimulation et de la corruption. >>
Croirait-on que ce passage fût de l'auteur du roman
de Caleb , où ces mêmes institutions chevaleresques
ont des résultats si funestes et si odieux ?
Les sentiments de Godwin sont , comme on voit ,
en contradiction avec ses systêmes ; il vaut toujours
mieux quand il obéit aux mouvements de
son ame , que lorsqu'il suit les opinions de sa philosophie.
LES Antiquités romaines de DENYS d'Halicarnasse
, traduites en
traduites en français par BELLENGER.
A Paris , chez Calixte Volland ,
quai des Augustins , 6 vol . in-8. ° ; prix , 15 fr.
Nous ne nous étendrons pas sur le mérite de cette
traduction , jugée depuis longtemps , puisque la
première édition date de 1723 , ni sur l'histoire
elle-même , bien que l'on en pût dire beaucoup de
choses nouvelles aujourd'hui . On connaît , en gé104
MERCURE
DE FRANCE
;
néral , les motifs qui engagèrent Denys d'Halicarnasse
à l'écrire . Après la ruine de Carthage , les
Grecs assujettis aux Romains , mais toujours remuants
et vains malgré leur faiblesse , supportaient
impatiemment le joug de leurs vainqueurs , qu'ils
regardaient comme les descendants de pâtres , de
vagabonds et de barbares. Pour adoucir la servitude
, en l'illustrant , Denys d'Halicarnasse entreprend
de prouver l'origine grecque des Romains .
Il y consacre principalement les deux premiers
livres de son histoire , où il passe en revue les temps
héroïques , connus jusqu'alors par les écrits des
poètes ; et , à proprement parler , ce sont-là les
Antiquités romaines. Dans toute la suite de l'ouvrage
, il tend constamment au même but , et se
montre plus ou moins heureux dans l'explication
et le rapprochement des noms , des usages et des
magistratures. Les sénateurs , même , et les tribuns
sur la place publique , parlent tous de leur origine
grecque , comme d'un point généralement convenu
.
Toutefois , comme il écrivait pour l'instruction
de ses compatriotes , il tire de l'obscurité plusieurs
détails que l'on ne rencontre pas dans les historiens
latins qui les supposaient connus. C'est ainsi , par
exemple , que , venant à parler des huit ordres de
dignités sacerdotales , distingués par Numa , il décrit
fort au long les attributions des féciales ou hérauts
d'armes , dont Tite -Live ne nous a conservé
que les formules d'ambassade . Cette dignité plaçait
les patriciens qui en étaient revêtus , immédiatement
après les pontifes ; les féciales déclaraient
guerre , faisaient la paix , discutaient les alliances
, prononçaient sur les fautes des généraux et
des rois qui commandaient les armées ; en un mot ,
la
VENDEMIAIRE AN IX . 105
tout ce qui concerne le droit des gens était soumis
à leur décision . C'était une espèce de tribunal semblable
à celui que voulait , dit-on , établir en Europe
, le roi Henri IV, et que depuis a proposé le
bon abbé de Saint-Pierre . Mais , en dépit des rêves
de cet homme de bien , qui demandait soixante et
dix ans pour les voir se réaliser , l'Europe n'a point
encore de féciales ou de sénat d'amphictyons ,
qui juge les peuples comme les particuliers , et qui
les désarme quand il lui plaît.
,
G.
STELLA Histoire anglaise , par AGLAÉ
D....F.... 4 vol . in- 12 , avec figures . A
Paris , chez Maradan , etc.
CETTE
ETTE histoire anglaise n'est pas traduite de
l'anglais ; elle est , comme le titre l'indique , l'ouvrage
d'une française ; et si , comme on le dit ,
c'est son coup d'essai , on ne peut que la féliciter
du talent qu'elle annonce , et dont elle fournit
déja une preuve distinguée .
Un amour , contrarié longtemps par l'opposition
des parens , fondée sur des inégalités de naissance
et de fortune , n'est pas un cadre neuf , mais l'auteur
a enrichi ce fond , un peu usé peut - être , de
détails et d'accessoires , dans lesquels elle a fait
preuves d'invention et même de fécondité . Il y a
de l'ordre dans son plan , de l'art dans la conduite.
de l'intrigue , et le talent , si nécessaire dans les
compositions de ce genre , d'exciter et de soutenir
l'intérêt de curiosité. Celui de sensibilité , duquel
naissent les émotions qu'on aime à trouver dans
ces sortes d'ouvrages , n'en est point exclus ; mais
106 MERCURE DE FRANCE ,
}
on peut reprocher à l'auteur de ne l'avoir pas assez
employé. On le regrette d'autant plus qu'elle en a
tous les moyens , et que plus d'un trait de ce
genre , répandu dans l'ouvrage , et surtout dans le
premier volume , qui pourra , par cette raison ,
être préféré par un grand nombre de lecteurs , a
un charme et un naturel qui décèlent que cette
manière serait facilement la sienne . En s'y abandonnant
davantage , elle aurait fait un heureux
échange des événements , dont son ouvrage est
un peu surchargé , pour les développements du
coeur , qui y manquent d'étendue et d'abondance .
Ces fictions en sont l'histoire , et celle-là se compose
plus de sentiments que de faits . La perfection ,
et l'auteur de Stella a droit d'y prétendre , consiste
à ne jamais exagérer les uns , à ne jamais
choquer la vraisemblance dans les autres ; il faut
surtout se dire , en se livrant à ce genre de
composition , que le plus grand ennemi du roman
est le romanesque.
Ce roman est attribué à M.me de Fleurieu , femme
du conseiller d'état de ce nom , qui jouit lui -même
de la réputation la mieux méritée , comme géographe
et comme marin . Cette famille est , depuis
longtemps , recommandable par son amour des
sciences et des arts. C'est à l'un des frères du
conseiller d'état , que Voltaire adressa un jour
ces quatre vers :
Egalement à tous je m'intéresse ,
Je vois partout les vertus , les talens ;
Que l'on écrive au père , à la mère , aux enfants ,
C'est au mérite qu'est l'adresse.
M.
VENDEMIAIRE AN IX . 107
LEÇONS d'anatomie comparée de G. CUVIER,
membre de l'Institut national , professeur au
college de France , et à l'école centrale du
Panthéon , etc. Recueillies et publiées sous
ses yeux; par C. DUMÉRIL , chef des travaux
anatomiques de l'école de médecine de
Paris ; 2 vol. in- 8. ° Paris , chez Baudouin
imprimeur de l'Institut national des sciences et
des arts an 8
CE titre pourrait faire craindre à quelques lecteurs
que l'ouvrage que nous annonçons ne contînt
pas bien rigoureusement la doctrine du C. Cuvier ;
mais la déclaration de ce célèbre anatomiste doit
écarter toutes les inquiétudes : « J'ai revu , dit- il ,
<«< le manuscrit du C. Duméril avec le plus grand
<«< soin : j'ai suppléé partout les faits de détail qui
<< n'étaient pas susceptibles d'être exposés dans des
leçons publiques ; j'ai rectifié les choses que j'avais
« pu avancer trop légèrement ; j'ai ajouté ce que
<< mes dissections et mes lectures m'ont appris ,
depuis que j'ai fait les leçons auxquelles elles
<< se rapportent ; et je n'hésiste point aujourd'hui
< «à reconnoître cet ouvrage comme le mien , et à
< «avouer toutes les assertions qui y sont conte-
«
«
«<<
<< nues. »
On peut , on doit donc le regarder comme ayant
été écrit sous la dictée du C. Cuvier. Quant à
l'espace qu'il embrasse , l'auteur ne le présente que
comme une espèce d'abrégé ou de programme de
l'ouvrage dont il s'occupe . C'est avec la même modestie
, ou le même sentiment de ses forces, qu'il
regarde presque comme un jeu la simple anatomie
108 MERCURE DE FRANCE,
comparée , aujourd'hui que la riche collection du
muséum d'histoire naturelle , présente , dans le plus
bel ordre et dans le plus grand développement ,
toutes les parties du corps animal , depuis les espèces
qui s'approchent le plus de l'homme par leur
perfection , jusqu'à celles où l'on n'aperçoit plus
qu'une pulpe à peine organisée . Il n'est pas moins
empressé à rendre justice aux savants morts ou
vivants qui l'ont précédé dans la carrière qu'il parcourt
avec tant de succès : il montre surtout la
vénération la plus profonde pour la mémoire de
Daubenton et de Vicq - d'Azyr * ; le premier ,
par ses immenses travaux , créa , en quelque
sorte , l'anatomie comparée ; les connaissances profondes
, les conceptions heureuses du second annonçaient
qu'il la porterait à son dernier développement
; mais , enlevé dans la force de l'âge , il a
trompé toutes nos espérances . Le C. Cuvier se
persuade que Vicq - d'Azyr ne sera jamais remplacé
. L'ouvrage que nous annonçons prouve qu'il
l'est dignement
.
Les fonctions de l'économie animale se rapportent
à trois ordres : le premier comprend les fonctions
animales qui se réduisent aux facultés de
sentir et de se mouvoir ; le second s'étend aux
fonctions vitales qui embrassent la digestion , l'absorption
, la circulation , la respiration , la transpiration
et les sécrétions. La génération , destinée
à maintenir chaque espèce , est une fonction du
troisième ordre.
Les deux volumes qui paraissent contiennent les
organes des fonctions animales , c'est - à- dire , du
* Le premier vient d'être loué par deux disciples dignes
de lui , le C. Lacepède et le C. Cuvier. Le discours du C.
Lacépède est imprimé , et se vend chez Plassan.
VENDEMIAIRE AN IX. 109
mouvement et des sensations , considérés dans
toutes les classes d'animaux et dans toutes les variétés
qu'y occasionnent certaines espèces . Le premier
s'exécute , au moyen des muscles et des os ; les
secondes s'effectuent à l'aide des nerfs . Le réservoir
commun de ces derniers , leur distribution ,
leur épanouissement dans les différents organes ,
leur action variée forment , avec tous leurs accessoires
, l'objet du second volume. Le premier est
entièrement consacré aux organes du mouvement.
Après avoir détaillé leurs formes , leurs
connexions et leurs rapports , l'auteur les considère
en action , et traite de la station , de la marche , de
l'action de saisir et de grimper , du saut , de la natation
et du vol.
Voilà en substance le matériel de l'ouvrage ;
mais il faut le lire tout entier pour en connaître
tous les genres de mérite . On trouve y trouve , à la fois ,
et cette pénétration qui approfondit son objet ;
et cette sagacité qui saisit le trait caractéristique
; et cette sagesse qui s'arrête à propos ; et cette
mesure qui se circonscrit dans.de justes limites ;
et ce discernement , enfin , qui subordonne les différentes
parties , qui les lie entr'elles , qui les éclaire
les unes par les autres , et fait voir au delà même
de ce qu'il montre . Il n'est aucun lecteur qui n'accorde
au C. Cuvier tous ces genres de talents . Il a
perfectionné la science à l'âge où les autres ne font
que la commencer .
J. M.
110 MERCURE DE FRANCE ,
VARIETES.
ENTREVUE du capitaine TURNER avec TEESHOO-
LAMA , traduite des Recherches asiatiques
, ou Mémoires de la société de Calcuta ,
tom. VI , page 199 et suiv.
L'INDE est à la fois le berceau de toutes les superstitions
et la source de toutes les richesses . Les
Anglais , maîtres de ce beau pays , ménagent avec
soin les premières , pour jouir paisiblement des secondes
. Les recherches de la société de Calcuta
vont jeter un grand jour sur l'histoire ancienne et
moderne de ces peuples. Nous croyons faire plaisir
à nos lecteurs , en leur donnant une traduction
de quelques-uns des mémoires les plus curieux
qu'elle a publiés. Voici l'entrevue du capitaine
Turner avec le Grand-Lama. On sait que les
prêtres indiens publient que ce dieu visible ne
meurt jamais , où du moins que si son ame se sépare
un moment de son corps , elle rentre aussitôt
dans le corps d'un autre enfant qui le remplace ;
et que , sous une autre forme , elle est toujours la
même . Le Grand - Lama ressuscité n'avait que dixhuit
mois quand le capitaine Turner fut introduit
auprès de lui . Rien n'est plus singulier que les détails
de cette visite * .
* Le Voyage de ce capitaine au Thibet a été annoncé
dans le second numéro du Mercure.On le traduit en français.
VENDEMIAIRE AN IX. III
COPIE des détails donnés par M. TURNER ,
sur son entrevue avec TEESHOO LAMA , au
monastère de Terpaling.
De Patna , 2 Mars 1784.
LE 3 décembre 1783 j'arrivai à Terpaling , situé sur
le sommet d'une haute montagne , et il étoit à peu
près midi lorsque j'entrai dans le monastère bâti depuis
peu pour recevoir Teeshoo- Lama ; il réside dans
un palais , au centre du monastère , qui occupe un espace
d'un mille de circonférence , renfermé par un
mur . Les différents bâtiments qui entourent le palais
servent à loger les trois cents Gylongs , prêtres du pays,
nommés pour faire le service religieux auprès de Teeshoo
-Lama , jusqu'à ce qu'il soit transféré au monastère
et placé sur le musnud de Teeshoo- Loomboo. Ce
n'est pas l'usage ici , non plus qu'à Bootan , de faire
des visites le jour de l'arrivée , ainsi nous profitâmes
de ce jour pour nous reposer , et nous nous contentâmes
d'envoyer et de recevoir des messages .
Le 4 au matin , il me fut permis de rendre visite à
Teeshoo-Lama. Je le trouvai assis , en grande cérémonie ,
sur son musnud , à sa gauche étoient son père et sa
mère , et à sa droite , l'officier nommé pour veiller particulièrement
sur sa personne . Le musnud est composé
de coussins entassés les uns sur les autres , de manière
à former un siége élevé de quatre pieds au dessus du
plancher ; le siége étoit couvert d'une étoffe de soie
brodée , et les côtés étaient décorés de pièces de soie
de différentes couleurs , suspendues par le haut et tombant
jusqu'au bas du musnud. A la demande particulière
du père de Teeshoo - Lama , M. Saunders et moi
étions vêtus à l'anglaise.
112 MERCURE
DE FRANCE
,
Je m'avançai , et , suivant la coutume , je présentai
un mouchoir de pilong blanc , étoffe indienne ; je remis
ensuite entre les mains du Lama un cordon de
perles et de corail , présent du gouverneur , tandis
qu'on déposait devant lui les autres présents. Après avoir
rempli la cérémonie de l'échange des mouchoirs avec
son père et sa mère , nous nous assîmes à la droite de
Teeshoo-Lama.
Tous ceux qui avaient eu ordre de m'escorter furent
admis en la présence du Lama , et il leur fut permis
de se prosterner devant lui . L'enfant tourna les yeux
vers eux , et les reçut avec l'expression de la gaieté et
de la satisfaction. Son père me dit ensuite en langue
du Tibet , qui me fut expliquée par l'interprète , que
Teeshoo -Lama dormait ordinairement jusqu'à cette
heure , mais que ce matin il s'était réveillé de trèsbonne
heure , et qu'on n'avait jamais pu le faire rester
au lit ; car , ajouta- t - il : « Les Anglais étaient arrivés
, et il ne pouvait pas dormir. " Pendant tout le
temps que nous restâmes dans l'appartement , j'observai
que le Lama avait presque toujours les yeux
fixés sur nous : lorsqu'il ne restait plus de thé dans nos
tasses , il paraissait mal à son aise ; et , jetant sa
tête en arrière et fronçant les sourcils , il murmurait
, car il ne pouvait pas parler , jusqu'à ce qu'on les
eût remplies de nouveau . Il tira d'une coupe d'or , qui
contenait des sucreries , un peu de sucre brûlé , et ,
en tendant le bras , il fit signe à ceux de sa suite de
me le donner ; il en envoya , de la même manière , à
M. Saunders qui était avec moi . Quoique je ne rendisse
visite qu'à un enfant , je me trouvai dans la nécessité
de dire quelque chose , car on m'avait donné
à entendre que , quoiqu'il ne pût pas parler , il ne fallait
pas conclure de là qu'il ne pouvait pas entendre . Néanmoins
, l'impossibilité dans laquelle il était de répon
VENDEMIAIRE AN IX. 113
REP.FRA
DEPT
.
dre, m'épargna bien des mots , et je me contentai de lui
dire que le gouverneur - général , en apprenant son dé
cès en Chine , avait ressenti une affliction profonde
; qu'il n'avait cessé de déplorer son absenee , que
lorsque le nuage qui était venu couvrir cette nation
de deuil , avait été dissipé par son retour au monde ;
et qu'alors la joie qu'il avait ressentie avait été plus
vive , s'il est possible , que la douleur dont il avait été
accablé d'abord . J'ajoutai , que le gouverneur desirait
qu'il continuât longtemps à éclairer le monde par sa
présence , espérant que l'amitié qui subsistait depuis si
longtemps entr'eux , loin d'être diminuée , acquerrait
au contraire un plus haut degré de force , et que , tant
qu'il continuerait de traiter mes compatriotes avec
bonté , il en résulterait un commerce très- étendu entre
ses prosélytes et les sujets de la Grande-Bretagne . L'enfant
, tourné vers moi, me regardait fixement , et d'un air
fort attentif; et , tandis que je parlais , il faisait des
mouvements de tête souvent répétés , mais lents , comme
s'il eût entendu et approuvé chaque mot , mais il ne
put rien répondre . Son père et sa mère qui
avaient été présents tout le temps de ma harangue
regardaient leur fils d'un oeil plein de tendresse ,
et exprimaient , par un sourire , combien ils étaient
satisfaits de la conduite du jeune Lama. Toute son
attention était portée vers nous ; il était tranquille ,
composé , ne jetant jamais les yeux sur ses parents ,
comme s'il eût été alors sous leur influence . Quelques
peines que l'on ait prises pour rendre ses manières
aussi régulières , je dois avouer cependant que , dans
cette occasion , sa conduite me parut très- naturelle , et
que je ne m'aperçus pas qu'il fút dirigé par aucune action
ou signe d'autorité.
2
Le spectacle auquel j'étais venu prendre part était
trop nouveau et trop extraordinaire , quelque petit ,
2 8
114 MERCURE DE FRANCE ,
quelque ridicule même qu'il paraisse à quelques uns ↳
pour ne pas exiger de moi une grande attention , et ,
par conséquent une observation scrupuleuse.
Teeshoo - Lama est actuellement âgé d'environ 18
mois. Il ne proféra pas une seule parole , mais il fit
les signes les plus expressifs ; et il est étonnant avec
combien de dignité et de bienséance il se conduisit.
Il a le teint de cette couleur que nous appelons , en
Angleterre , châtain clair ; de beaux traits , de petits
yeux noirs , un air expressif et animé ; enfin , je
le regardai comme l'un des plus beaux enfants que
j'eusse jamais vus. Je ne parlai que fort peu à son
père : il me dit qu'il avait ordre de me traiter , pendant
trois jours , pour Teeshoo -Lama , et il me pria , avec tant
d'instances , de rester un jour de plus pour lui , que je
ne pus m'empêcher de me rendre à ses prières . I
nous invita ensuite à un repas qu'il se proposait de
nous donner à quelque distance du monastère ; après
avoir accepté son invitation , nous prîmes congé et nous
nous retirâmes .
Daus l'après -midi , je fus visité par deux officiers de
la maison du Lama , qui , tous les deux , veillent directement
sur sa personne . Il restèrent à converser avec
moi pendant quelque temps , s'informèrent de M. Bogle
, qu'ils avaient vu tous les deux ; et , après avoir
observé combien il était heureux que le jeune Lama
nous eût regardé avec autant d'attention , ils me parlerent
de l'attachement qu'avait toujours eu le dernier
Teeshoo- Lama pour les Anglais , et me dirent que
celui d'aujourd'hui essayait souvent à prononcer le
nom des Anglais. J'encourageai cette idée , dans l'espoir
qu'ils fortifieraient, ces heureuses dispositions chez le
Lama , à mesure qu'il avancerait en âge ; ils m'assurèrent
que , lorsqu'il commencerait à parler , ils lui
apprendraient aussitôt à prononcer le nom d'Hastings,
supposé qu'il l'eût oublié.
VENDEMIAIRE AN IX. 115.
Le 6 au matin , je retournai voir Teeshoo- Lama ,
pour lui présenter quelques curiosités que j'avais apportées
pour lui du Bengale. Ce qui le frappa le plus,
ce fut une petite horloge ; il la fit tenir devant .
lui , observa pendant longtemps les mouvements de
l'aiguille des secondes : il l'admira , mais avec gravité :
et sans montrer aucune émotion puérile . Il n'y eut rien .
dans cette cérémonie qui différât de la visite du premier
jour ; le père et la mère étaient présents. Je restai
environ une demi - heure , et je me retirai dans
l'intention de retourner prendre congé dans l'aprèsmidi
.
Les adorateurs de Teeshoo - Lama commencent déja à
arriver en grand nombre pour lui rendre hommage :
peu sont admis en sa présence. Tous estiment que
c'est un grand bonheur , si on le leur montre · seulement
par la fenêtre , et s'ils peuvent se prosterner
avant qu'il se soit retiré . Il est venu aujourd'hui,
une troupe de Kilmaaks ( Tartares Calmucs ) , pour
rendre hommage et présenter leurs offrandes au Lama,
En revenant de rendre ma visite , je les ai vus à l'entrée
de la place , en face du palais : chacun d'eux avait
ôté son bonnet , et tenait ses mains jointes et élevées
à la hauteur de son visage ; ils ont resté plus d'une
demi-heure dans cette attitude , les yeux fixés sur l'appartement
du Lama , et l'inquiétude peinte dans tous
leurs traits . A la fin , je pense qu'on le leur a montré ,
car ils se sont mis' tous à la fois à élever leurs mains
toujours jointes , au dessus de leur tête , à les remettre
ensuite a la hauteur de leur visage , à les abaisser après
sur leur poitrine , et enfin à les séparer pour se prosterner
et se relever avec plus de facilité , ils tombaient
sur leurs genoux et frappaient leur tête contre la terre;
ils ont répété cette cérémonie, neuf fois de suite avec
les mêmes mouvements. Ils se sont avancés ensuite
116 MERCURE DE FRANCE ,
pour remettre leurs présents , qui consistaient en ta⇒
Jents d'or et d'argent , et en productions de leur pays ;
l'officier , nommé pour cela , les ayant reçus , ils se sont
retirés , en apparence fort satisfaits.
J'ai appris qu'il n'était point rare de voir faire des
offrandes de ce genre , et que de cette source , proviennent
, en grande partie , les richesses des Lamas du
Tibet.
Personne ne pense qu'il soit avilissant de s'humilier
de la sorte. Ceux dont je viens de parler étaient venus
exprès pour remplir ce devoir pieux , et composaient
la suite d'un homme d'un rang supérieur , qui paraissait
apporter plus de solennité que tous les autres à
cette cérémonie ; il portait une magnifique robe de
satin , doublée de peaux de renard , et un bonnet surmonté
d'une aigrette de soie écarlate , qui retombait
sur les côtés tout autour , et bordé d'une large bandė
de fourrure de Sibérie.
Je suis allé , cet après-midi , comme j'en étais convenu
, faire ma derniere visite à Teeshoo - Lama : j'ai
reçu ses dépêches pour le gouverneur- général ; et ses
parents m'ont chargé de deux pièces de satin , aussi
pour le gouverneur , et de beaucoup de compliments.
Ils m'ont présenté une veste doublée de peaux d'agneaux
, en m'assurant beaucoup qu'ils se ressouviendraient
longtemps de moi , et en observant que Teeshoo
-Lama n'était encore qu'un enfant qui ne pouvait
pas parler , mais qu'ils espéraient me revoir lorsqu'il
serait plus avancé en âge . J'ai répondu que , par la faveur
du Lama , je comptais visiter encore ce pays ,
que j'attendrais , avec bien de l'impatience , le moment
où il monterait sur le musnud , et qu'alors je me regarderais
comme fort heureux de trouver l'occasion de
lui présenter mes respects. Après quelques assurances
réciproques d'estime et de considération , j'ai terminé

VENDEMIAIRE AN IX. 117
ma visité ; jai reçu les mouchoirs , et ai pris congé . Je
dois me remettre en route , pour le Bengale , demain matin
à la pointe du jour. Signé , Samuel TURNER .
Copie conforme ,
E. HAY , secrétaire du gouverneur - général
et du conseil.
P. S. Au reste , on trouve la plupart de ces détails
dans les relations de quelques missionnaires
jésuites qu'on ne lit plus. Le capitaine, Turner ne
fait que répéter en partie ce que nous avait appris
déja le P. Gerbillon , qui , en 1688 , fut témoin du
même spectacle , dans une ambassade de la Chine
au Thibet. Malgré les égards qu'on a pour les
Anglais dans l'Inde , il paraît cependant que le
Grand - Lama ne les traite pas avec autant de distinction
que les pieux Indiens . On n'ignore pas
quel est le genre de bienveillance qu'il exerce envers
ses favoris . C'est ce que Voltaire exprime dans
des vers burlesques de sa vieillesse , quand il permettait
tout à sa muse trop cynique et trop négligée
.
Ici , du Grand - Lama les reliques musquées
Passent de son derrière au cou des plus grands rois.
Delille , dans son Poème sur l'Imagination , en
peignant toutes les bizarreries des superstitieux ,
s'exprime , à ce sujet , en vers plus poétiques et plus
nobles. Il s'adresse aux dévots de l'Inde , et leur dit :
.Le Grand-Lama digère :
Attendez que du jour l'astre majestueux
Sèche , de ses rayons purs et respectueux ,
Ce rebut adoré des festins qu'il consomme 2
Qui trahit dans un dieu les vils besoins de l'homme.
Voilà vos bracelets , vos colliers , vos bijoux ;
Un excrément divin vous enorgueillit tous.
118 MERCURE DE FRANCE ,
SPECTACLES.
THEATRE FRANCAIS .
Rentrée du C. LARIV E.
LARIVE est le seul acteur , d'une réputation méritée ,
qui manquait à la réunion des anciens comédiens français
; et sa rentrée au théâtre , dans une pièce qui a fondé
la gloire de notre scene , réunissait tous les genres d'intérêts
: aussi , dans la foule innombrable des spectateurs ,
si l'on a pu remarquer des hommes à qui le Cid et Larive
étaient également inconnus , nous avons distingué , de
notre côté , plusieurs de ces vieux connaisseurs , de
ces juges incorruptibles qui conservent religieusement
le dépôt des traditions dramatiques , et presque tous les
pensionnaires retirés de la comédie , qui venaient applaudir
au retour d'un camarade , formé par leur exemple
et par leurs leçons .
sen-
On a trouvé généralement que les défauts connus de
cet acteur s'étaient augmentés pendant son séjour en
province , où les applaudissements sont ordinairement
prodigués aux éclats de la voix et à l'exagération des
timents Larive abuse de la beauté de son organe ; il récite
quelquefois avec une emphase choquante , et cette emphase
est presque toujours chez lui le signal d'un contre-
sens : mais il est évident que ces défauts ne sont que
des habitudes contractées pour plaire à des juges peu
délicats ; car la déclamation de Larive est naturellement
aussi juste que brillante , et n'a jamais cette
lenteur fastidieuse qui semble caractériser la nouvelle
VENDEMIAIRE AN IX. 119
école du théâtre français . Il a mérité tous les applaudissements
qu'il a reçus dans le beau récit du combat
contre les Maures . En général , il suit d'assez près
les grands modèles , et ses succès sont aussi honorables
pour ses maîtres , qu'instructifs pour ses jeunes rivaux.
E.
Reprise du RoI LÉAR.
La tragédie du Roi Léar qui obtint , en 1783 , le
plus brillant succès , vient d'être reprise sur le Théâtre
Français , et n'a pas attiré la même affluence. Elle fut
composée dans un temps où un parti considérable de
gens de lettres s'était ligué contre les chef- d'oeuvres
de notre théâtre , et croyait qu'il n'y avait de véritables
beautés tragiques que dans les pièces de Shakespear.
Le C. Ducis , quoique loin de partager cet engouement
, crut voir dans ce poète , plus barbare que sublime
, de nouvelles conceptions dramatiques , des
sentiments exprimés avec autant de vérité que d'énergie
, des caractères originaux et susceptibles de produire
de grands effets par leur âpreté sauvage : il ne
s'aperçut pas que , peu digne d'être comparé aux Grecs
qui l'ont précédé et aux Français qui l'ont suivi , le
poète anglais ne pouvait leur opposer que les productions
d'un talent sans instruction et sans culture ; que ,
chez lui , le naturel était presque toujours confondu
avec la trivialité ; que ses tableaux ne présentaient aucune
forme régulière ; qu'enfin l'attitude de ses personnages
manquait de grace et de noblesse .
Un coup - d'oeil sur les principales pièces de Shakespear
prouverait la vérité de ces assertions , sur lesquelles.
t
120 MERCURE DE FRANCE ,
il est inutile d'appuyer davantage ; mais , pour donner
une idée plus frappante de ce contraste du théâtre anglais
avec les théâtres grecs et français , j'en indiquerai
la différence , sans m'écarter de l'objet de cet
article.
Le sujet du Roi Léar a beaucoup de rapport avec
celui d'Edipe à Colonne. Les deux pièces peignent
un monarque dépouillé de diadême , et un père chassé
par des enfants qu'il a trop aimés . En les comparant
l'un et l'autre , j'opposerai donc le C. Ducis à Sophocle
et à lui- même .
Je commencerai par donner une idée de la fable du
Roi Léar , extrêmement compliquée dans Shakespear,
et très - simplifiée par le C. Ducis.
Léar , roi d'Angleterre , eut trois filles : Volnérille ,
Régane et Helmonde. Les deux premieres furent mariées
; l'une au duc d'Albanie , l'autre au duc de Cornouailles
: elles trouvèrent le moyen de décider leur
père à se dépouiller de ses états en faveur de ses deux .
gendres , de l'irriter contre leur jeune soeur Helmonde ,
et de la lui faire maudire et chasser. Le royaume étant
partagé entre le duc de Cornouailles et le duc d'Albanie
, Léar fixa sa résidence chez. Volnérille , épouse
de ce dernier. Le duc d'Albanie , prince vertueux , eut
pour lui le respect et les égards qu'il lui devait ; mais ,
pendant un voyage qu'il fit à la cour du duc de Cornouailles
, Volnérille fit éprouver à son père de si mauvais
traitements qu'elle le contraignit à quitter son palais
. Le vieillard , dont la raison fut altérée par tant
d'ingratitude , prit la route du royaume de son autre
fille , espérant trouver près d'elle des soins consolateurs
et une paisible retraite ; mais Régane et son époux ,
craignant qu'il ne voulût leur reprendre le diadême ,
non contents de lui refuser un asyle , conspirèrent sa
mort , et auraient exécuté leur parricide projet , si le
VENDEMIAIRE AN IX. 121
duc d'Albanie ne s'y fût opposé. Cependant Léar ,
abandonné , proscrit , se souvint de la malheureuse
Helmonde , et commença à se repentir de l'avoir traitée
avec tant d'injustice. Cette tendre fille le trouva
dans la forêt où il était errant ; elle le secourut , le
consola et se dévoua à son malheur . Il restait à Léar
un fidèle partisan dans le comte de Kent , père de deux
fils , dont l'un , nommé Edgard , aimait Helmonde . Ce
dernier leva un parti en faveur du vieillard , vainquit
son perfide gendre , et le replaça sur le trône . Léar ,
rendu à la raison , mais se sentant trop faible pour
régner , unit Edgard à Helmonde , et les couronna tous
deux.
Cette fable , très -compliquée , présente plusieurs défauts
, dont le principal est d'anéantir l'intérêt que
devrait inspirer le personnage principal , en lui ayant
fait proscrire la plus vertueuse de ses filles . Elle présente
des situations forcées et invraisemblables ; elle
contraint l'auteur à donner des sentiments atroces aux
persécuteurs d'un père et d'un vieillard sans défense et
privé de la raison ; elle nécessite une multitude de personnages
qui , concourant isolément à l'action , l'embarrassent
et la rendent confuse .
La fable de l'Edipe grec me semble infiniment plus
simple , plus sage et plus naturelle.
Un roi coupable , mais digne d'excuse , parce que le
sort l'a entraîné au crime , chassé de son palais , dans
sa vieillesse , par deux fils ingrats ; mais secouru et
soulagé par sa fille ; aveugle et réduit à demander sa
nourriture à la pitié dédaigneuse , arrive à Colonne ,
où il est accueilli par Thésée , où il revoit un de ses
fils déja puni de son ingratitude , et où il meurt , en
devenant , pour Thèbes et pour Athènes , un trésor précieux
, dont ces deux villes se disputent la possession .
C'est cette fable , aussi belle que touchante , qui a
fourni au C. Ducis sa meilleure tragédie.
122 MERCURE DE FRANCE ,
Pour donner une idée de la différence de l'une et de
l'autre pièce , je citerai deux morceaux de l'auteur français
qui a traité les deux sujets . Ils expriment les mêmes
sentiments , et ils peuvent indiquer la manière de Sophocle
et celle de Shakespear .
Léar maudit Régane et Cornouailles :
« O toi nature , écoute ma prière !
A ce couple inhumain , si jamais ta bonté
« Réservait les présents de la fécondité ;
« Si leur hymen devait , fidèle à tes promesses ,
« D'un enfant à ce monstre accorder les caresses ,
<< Trompes , trompes ses voeux , et suspends ton dessein ,
« Sèches-en l'espérance et le fruit dans son sein ;
« Ou plutôt , pour former des enfants dignes d'elle ,
« Exauce en ta fureur les voeux de la cruelle ;
«
Que ton instinct vengeur lui fasse idolâtrer
« Un fils qui s'étudie la désespérer ,
«<
«<
«
Qui tourne en ris moqueurs les soins de sa tendresse ,
Qui hâte sur son front les traits de la vieillesse ,
Qui la fasse expirer dans de longues douleurs ;
« Et qu'alors elle avoue , en dévorant ses pleurs ,
«
Qu'un serpent irrité , dans sa blessure horrible ,
<< Lance un dard moins aigu , moins brûlant , moins sensible,
«
Que le supplice affreux d'avoir pu mettre au jour
« Des enfants scélérats qui trompent notre amour. »
Edipe maudit Polinice :
<< Toi , vas-t-en , scélérat , ou plutôt reste encore
<< Pour emporter les voeux d'un vieillard qui t'abhorre .
« Je rends grace à ces mains qui , dans mon désespoir ,
M'ont d'avance affranchi de l'horreur de te voir .
« Vers Thèbes , sur tes pas , ton camp se précipite ;
« J'attache à tes drapeaux l'épouvante et la fuite :
« Puissent tous ces sept chefs qui t'ont juré leur foi ,
« Par le même serment , s'armer tous contre toi !
« Que la nature entière , à tes regards perfides ,
« S'éclaire , en pâlissant , du feu des Euménides !
VENDEMIAIRE AN IX. 123
«
« Que ce sceptre sanglant , que ta main croit saisir ,
« Au moment de l'atteindre , échappe à ton desir !
<< Ton téocle et toi , privés de funérailles ,
Puissiez-vous tous les deux vous ouvrir les entrailles !
« De tous les champs thébains puisse-tu n'acquérir
Que l'espace , en tombant , que ton corps doit couvrir ! »
1
Je n'ai pas besoin de prouver que l'imitation de
Sophocle réunit la simplicité à toute la force tragique ,
et que celle de Shakespéar , avec beaucoup plus d'apprêt
, est moins énergique et moins touchante.
Ces observations ne m'empêchent pas d'apprécier ,
comme je le dois , le génie tragique qui a inspiré le poète
français dans quelques détails du Roi Léar. Plusieurs
scènes , surtout dans le quatrième acte , expriment ce que
la nature a de plus attendrissant et de plus doux . Enfin ,
lorsqu'on voit représenter cette pièce , ce n'est qu'en
pleurant que la critique se permet d'en relever les défauts
.
P.
THEATRE DE L'OPÉRA COMIQUE NATIONAL.
Le Calife de BAGDAD .
EN ce temps -là , la ville de Bagdad était la mieux
policée de tout l'Orient ; et ses habitants étaient les
plus braves et les plus discrets de toute la terre .
Et cependant les Arabes du désert venaient enlever
les jeunes filles sous ses remparts , quelquefois même
jusques dans ses rues .
Et le calife Isaoul , qui s'y promenait souvent déguisé
, et probablement sans gardes , délivra , tout seul ,
des mains de ces brigands , une jolie personne , nommée
Zétulbé.
124 MERCURE DE FRANCE ,
Et Zétulbé disparut aussitôt , en regardant son libérateur.
Et son libérateur la regarda aussi ; et ce regard les
rendit amoureux l'un de l'autre.
Et le calife voulut épouser celle qu'il avait regardée .
Et les vieillards de son conseil y consentirent , à condition
que ce serait au bout de deux mois , et à la sixième
heure de la nuit.
Et , pendant ces deux mois , le calife se promena tous.
les jours sous les fenêtres de sa maîtresse.
Et il se trouva que Lémaïde , mère de Zétulbé était
une bourgeoise très - philosophe et très - raisonneuse .
Et elle avait refusé sa fille à l'émir Missour , parce
qu'elle était jolie , et qu'il était laid .
Et elle devait au cadi cent sequins qu'elle ne payait
point , parce qu'elle ne les avait pas .
Et tous deux étaient ses ennemis .
Or , en ce temps- là , les hommes entraient chez les
femmes , dans les pays mahométans , aussi librement
qu'on entre aujourd'hui chez les danseuses de l'Opéra .
Et les servantes de Bagdad connaissaient très -bien
les moeurs de Paris , de Naples , de Madrid , de Berlin ,
d'Edimbourg et de Londres .
Et elles mettaient ces moeurs en ariettes ou en ballets .
Et , pendant que la servante de Lémaïde dansait l'anglaise
, le calife entra , déguisé en Arabe du désert.
Et Zétulbé reconnut son amant , que Lémaïde prit
pour un voleur.
Et il leur dit qu'il s'appelait Ilbondocani.
Et ce nom , qu'Isaoul prenait dans tous ses déguisements
, le faisait reconnaître de tous ses officiers civils
et militaires ; ensorte que le secret n'était connu que
de cinq ou six mille personnes qui ne le trahissaient jamais.
VENDEMIAIRE AN IX. 125
Et Ilbondocani dit qu'il venait épouser Zétulbé.
Et Lémaïde le prit pour un fou.
Et le cadi , qui venait demander son argent , s'enfuit
plus mort que vif, au seul nom d'Ilbondocani.
Et le Calife revint , à la sixième heure de la nuit ,
après avoir fait donner une fête à sa maîtresse , et lui
avoir envoyé 20 mille sequins dans une cassette , ornée
de pierres précieuses .
Et le vieux émir Missour envoya des gens armés ,
pour arrêter Lémaïde , comme recéleuse et complice des
Arabes du désert .
Et les gens armés tombèrent tous à genoux , au nom
d'Ilbondocani.
Et alors Lémaïde le prit pour un sorcier.
Et son neveu Guyalmin , que le calife avait fait émir ,
vint chez elle au milieu de la nuit , pour lui apprendre
cette nouvelle .
Et le calife se cacha dans le cabinet de Lémaïde ,
pour n'être pas vu.
Et tout- à- coup il en sortit couvert d'or et de pierreries
, revêtu des marques de sa dignité.
Et il épousa sa maîtresse.
Et le mariage fut célébré par un ballet détestable.
Et de ce conte , digne des Mille et une nuits , on a
fait un opéra- comique .
Et la musique en est gaie , spirituelle , même savante
.
Et l'ouvrage a le succès le plus brillant.
Et ce succès est mérité , parce qu'une intrigue in-.
croyable , des situations amusantes , des paroles qu'il est
inutile d'entendre , et des airs qu'il est agréable de retenir
, font un opéra - comique parfait .
E.
126 MERCURE DE FRANCE ,
ANNONCE S.
HISTOIRE des principaux événements du régne de
Guillaume II , roi de Prusse ; et Tableau politique
de l'Europe , depuis 1786 jusqu'en 1796 , contenant
un précis des révolutions de Brabant , de Hollande ,
de Pologne et de France ; par L. P. SÉGUR , l'ané ,
ex - ambassadeur. Paris chez Buisson , rue Haute-
Feuille , n.° 20 ; an 9.
Les faits historiques et les anecdotes secrètes , que
renferme cet ouvrage , doivent exciter une grande
curiosité ; on en donnera l'analyse. L'exemple de l'au- ,
teur prouve , avec tant d'autres , que les graces de
l'esprit ne nuisent point à sa solidité , et que le goût
des arts agréables peut s'allier au talent du politique .
et de l'historien .
PRÉCIS historique sur Cromwel , suivi de l'Extrait de
P'Eikon - Basiliké , ou Portrait du roi ; et du Boscobel
, ou Récit de la fuite de Charles II.
"
Le style de ce précis a partout la dignité convenable
à l'histoire . Les pensées ont de l'étendue et de
la précision ; la narration , de l'abondance et de la
rapidité. On doit au même auteur , un précis historique
sur Colomb : il aime à tracer les grandes révolutions
; le caractère de son ame et de son style , le rendent
digne de les écrire .
On attribue cet ouvrage au C. Langeano. Il va faire
paraître une traduction en vers des Eclogues de Virgile .
ARUNDEL et HENRIETTE , ou les Aventures de deux
orphelins , suivies de Montfort , ou le Danger des
voyages ; traduction de l'anglais de Henriette L .; par
MATH. CHRISTOPHE . Paris , au dépôt général des
bonnes nouveautés . An 9 ; 1800.
NELLA ou la CORINTHIENNE , par M.me S. M. L.
VENDEMIAIRE AN IX. 127
5 fr . , les trois vol . A Paris , chez l'auteur , rue du
Théatre-Français , n .° 7 ; an 8.
JOURNAL DE MÉDECINE , CHIRURGIE , PHARMACIE ,
etc. par les C. CORVISSART , LEROUX , et BOYER ,
professeurs à l'Ecole de Médeciue de Paris ; an 9 :
chez Migneret , imprimeur , rue Jacob , nº. 1186 , etc.
Il paraîtra chaque mois un cahier d'environ 96 pages in- 12 .
Le nom des auteurs répond du succès de cet ouvrage , qui
doit fairesuite à l'aucien Journal de Médecine , si justement
regretté , et qui cessa tout à fait en l'an 2 .
MAPPEMONDE philosophique et politique , par BRION ,
père , ingénieur géographe ; an 8 .
Cette Mappemonde offre des avantages nouveaux
et c'est un grand mérite dans cette sorte d'ouvrages
tant multipliés. On y suit facilement , et sans confusion ,
Cook et La Peyrouse dans leurs longues courses . Des
couleurs particulières , appliquées aux différents empires
, indiquent la nature de leurs gouvernements .
L'Auteur a profité des voyages et des découvertes les
plus modernes. Il y a joint un tableau de la population
de la terre , dans lequel on ne voit pas sans étonnement ,
sur 950 millions d'hommes , 620 gouvernés par le despotisme.
QUINTUS HORATIUS FLACCUS , editio stereotypa ;
anno 8.
POÈMES et Discours en vers de VOLTAIRE , édition
stéréotype ; an 8. A Paris , chez P. Didot l'aîné , et
chez FIRMIN DIDOT.
Tout le monde connaît le mérite des éditions stéréotypes
. Le C. Firmin Didot continue à donner au
public les bons ouvrages anciens et modernes; rien ne sera
désormais plus facile et moins coûteux que d'avoir une
bibliothèque choisie . Après la découverte de l'imprimerie
, il était difficile de rendre un plus grand service
aux sciences.
128 MERCURE DE FRANCE.
divisa ;
PHÆDRI FABULÆ , in quatuor libros , ex æquo
editore J. S. J. F. BOINVILLIERS , humaniorum
litterarum professore. Et Traité succinct de Mythologie
, pour l'intelligence de Phèdre et des autres
Auteurs.
Le C. Boinvilliers , déjà connu par plusieurs ouvrages
, du nombre desquels sont la Grammaire élémentaire
latine , et le Manuel latin , donne une nouvelle
preuve de son zèle pour l'instruction de la jeunesse .
Tout ce qui pouvait offenser la morale , supprimé ou corrigé
, des réflexions et des notes aussi simples qu'utiles ;
plus d'ordre et plus de méthode dans la disposition des
fables ; tels sont les avantages de cette édition:
Ce petit abrégé de Mythologie sera d'un grand secours
pour faciliter l'intelligence des Auteurs : il expose , avec
assez de précision et de clarté les allégories quelquefois
si piquantes et si vraies du systême mythologique.
L'exécution typographique est très-soignée , et c'est
un moyen de plus que l'on ne devrait jamais négliger
pour rendre la lecture plus agréable aux élèves.
On se permettra cependant quelques observations : le
style du petit traité est quelquefois peu soigné ; on ne
saurait approuver, surtout, les changements que l'éditeur
a cru devoir hasarder dans quelques Fables de Phèdre ,
( lib . 4 , Fab. 11 , ) et surtout ( lib . 2 , Fab . 21 ).
LE JOURNAL intitulé , Annales des Arts et Manufactures
, continue avec le plus grand succès et la réputation
la plus méritée. En consacrant toutes les
découvertes modernes qui intéressent les manufactures
, l'agriculture et le commerce , il a droit aux
suffrages de tous les artistes et de tous les négociants .
Il doit se concilier ceux de tout bon Français , en
restituant à l'industrie nationale beaucoup d'inventions
utiles , dont l'ignorance et la prévention ont
trop souvent fait honneur à l'Angleterre.
VENDEMIAIRE AN IX.
DE
120
DEPT
POLITIQUE.
EXTERIEUR.
Détails sur le Sund et Elseneur.
REP.FRA
Septembre 1800.
LE Sund vient de fixer , et fixe encore l'attention de
l'Europe ; c'est le moment de donner quelques détails
sur ce fameux détroit.
Tout le monde sait qu'il sépare l'île de Sécland de la
Scanie , ou ,. si l'on veut , le Dannemarck de la Suède ,
et que tous les navires qui veulent le passer , de quelque
nation qu'ils soient , sont soumis à un droit de
péage par le Dannemarck : mais ce qui suit n'est pas
aussi généralement connu .
Nous ne disserterons pas sur l'origine de ce droit
singulier au premier coup d'oeil , sur les titres que peut
y avoir le Dannemarck , puissance du second ordre
qui n'a jamais été assez prépondérante pour imposer
un pareil tribut à des états bien plus redoutables
que lui.
1
Il suffit de savoir qu'une sorte de prescription de
consentement universel des autres nations a consacré
ce droit , et qu'il est justifié d'ailleurs par le soin que
prend le Dannemarck d'entretenir constamment différents
feux et autres signaux , pour diriger les navigateurs
dans une mer semée d'écueils , qu'il faut franchir
avant de passer le Sund.
Le péage du Sund , ou , suivant le langage du pays ,
l'Ere Sund , se paie à Elseneur , où est tout au bord , un
assez bel édifice destiné au chef de la Douane et à ses
bureaux . Sept à huit mois de l'année , les percepteurs
5
2
9
130 MERCURE DE FRANCE ,
du péage sont fort occupés ; la saison des glaces leur
en donne trois , quatre , et quelquefois cinq de loisir .
Ils les emploient non pas tout-à-fait à se reposer , mais
à revoir leurs comptes et à con ommer leurs recouvrements
; car il ne faut pas croire que , pendant la très-courte
station de tant de vaisseaux qui traversent le Sund ,
chacun paie sur le champ la foule de petits articles ,
dont peut être composé tout le droit qu'on lui demande.
A bord de tel navire , venant de Londres ou d'Amsterdam
, il peut y avoir des ballots , pour cinquante , pour
cent commerçants différents . Or le péage du Sund porte
sur deux objets : d'abord sur le corps du navire , ensuite
sur la valeur des diverses marchandises qui sont à son bord.
On croirait que cela est très- compliqué , et par conséquent
très-long . Point du tout , le Dannemarck a , avec
toutes les puissances commerçantes , des traités qui déterminent
la quotité des droits sur telles et telles marchandises
:: ces douaniers d'ailleurs sont assez coulants ,
et aussi pressés que les navigateurs eux-mêmes ; et puis ,
quelles sont les difficultés que la routine n'aplanit
pas , les longueurs qu'elle n'abrège pas ? En un mot ,
cette machine est si bien organisée , que le plus impatient
marin aurait tort de se plaindre. On a vu paraître
devant Elseneur , telle flotte de deux cents voiles ;
chaque navire , devait , l'un après l'autre, faire sa déclaration
et payer le droit ; eh bien , le dernier n'a jamais
eu à attendre plus de vingt- quatre heures .
Quant aux paiements , ils ne se font pas sur l'heure ,
pour peu qu'ils nécessitent de grands détails. Mais tous
les commerçants de l'Europe ont , à Elseneur , un correspondant
, sur le compte duquel est mise la somme
à payer tel jour , pour tel article , se trouvant à bord
de tel vaisseau ; et le correspondant solde ensuite cette
somme à loisir .
C'est cet établissement qui , presque seul , donne
VENDEMIAIRE AN IX. 131
quelqu'importance à la ville d'Elseneur ; car , à cela
près , comme place de commerce , elle est insignifiante ;
elle n'a , d'autre port , qu'une très -petite cale , formée
par deux jetées en bois qui se réunissent après avoir
figuré une enceinte quarrée . C'est- là que mouillent une
quarantaine de très - petites barques , qui , la plupart ,
servent à faire traverser le Sund , à passer de la côte
de Séclande à la côte opposée ; mais quelle est la lon→
gueur de cette traversée ? Elle dépend du vent , comme
tous les trajets par mer. Il y a des exemples du Sund
passé en une demi - heure ; quelquefois on y emploie
trois et quatre heures. Une traversée ordinaire dure
cinquante à soixante minutes.
Quant à la véritable largeur du Sund , elle n'a été
déterminée précisément que dans l'hiver de 1799 à 1800 ,
que la glace qui unisait ces deux côtes a permis un mesurage
exact dans sa moindre largeur , c'est- à -dire ,
depuis le château de Cronenbourg , qui est comme la
citadelle d'Elseneur , jusqu'au petit quai d'Hessinborg.
Le Sund a quelque chose de plus qu'un demi - mille danois
, c'est -à - dire , une très- petite lieue de France .
C'est , au reste , très - gratuitement qu'on affirme depuis
deux siècles , peut- être , que tous les navires sont
forcés de passer sous le canon de Cronenbourg , et que
cette circonstance est le principal garant des droits
qu'exerce le Dannemarck. A la vérité , du côté de l'île
de Sécland , il y a du fond , pour le plus gros vaisseau
jusqu'au pied du mur de Cronenbourg , tandis qu'aux
approches de la côte de Scanie , le Sund n'a guères que
sept å huit pieds de profondeur. Mais , par un vent fort
de nord - est , il serait très - facile à des vaisseaux de
passer par le milieu du Sund , et assez rapidement pour
braver l'artillerie.

Il mouille ordinairement , très - près du Sund , une fré
gate danoise qu'on appelle le vaisseau de Garde , et
1
232 MERCURE DE FRANCE ,
qui est destinée à maintenir le bon ordre dans ces parages
, et à faire percevoir les droits établis
A cette frégate étaient venus se joindre , il y a près
d'un an , quatre vaisseaux danois , à la suite d'une premiere
querelle suscitée par l'Angleterre. Mais , au mois
d'août dernier , aussitôt après le combat de la Freya ,
les Anglais envoyèrent dans le Sund vingt-un vaisseaux
de guerre de diverses grandeurs , qui vinrent braver la
petite escadre danoise : elle fut obligée de se rapprocher
du port de Copenhague ; et , pendant quelques
jours , les Anglais semblaient les seuls dominateurs
du Sund.
On sait comment cette seconde querelle s'est terminée.
Tous les vaisseaux anglais se sont retirés . Le Sund ,
menacé pendant quelques jours d'être un champ de
bataille , n'est plus qu'un passage pour la navigation .
Elseneur n'est plus approché que par des vaisseaux
marchands.
Leurnombre, cette année , aura été diminué par l'orage
qui a grondé pendant quelques temps sur les côtes de
Sécland . Il ne dépassera guères 9000 ; et cependant le
montant de tous les droits se rapprochera beaucoup de
celui de l'année 1796 , pendant laquelle 12,000 vaisseaux
passèrent le Sund . C'est que cette année il y a eu une
quantité considérable de vaisseaux anglais qui ont emporté
, de la Baltique , beaucoup de mâtures et beaucoup
de grains , deux des objets qui paient les plus
forts droits.
Dans les meilleures années , le produit du péage du
Sund ne dépasse pas sept cent mille rixdalers . Tel fut
celui de l'année 1796. Cette somme, répartie entre 12,000
vaisseaux , est , en vérité , trop modique pour donner
lieu à des plaintes fondées , surtout quand on sait ce
qu'il en coûte au Dannemarck de soins et de dépenses ,
pour faciliter aux navigateurs de toute l'Europe les approches
et les passages du Sund.
VENDEMIAIRE AN IX . 133
Le commerce de la ville d'Elseneur elle - même , se
réduit à très -peu de chose . Il est fait presque en entier
par des Anglais , qui font venir par an deux à trois cents
pipes d'eau-de-vie , qu'ils revendent en détails et avec un
grand profit aux navigateurs qui passent . Ce qui se débite
de vins ne mérite pas d'être mentionné , moins encore
les très - petites relations mercantiles , entre la côte
de Sécland et la côte de Scanie , qui sont rapprochées à
peu près comme les rives d'un grand fleuve. Ne croiraiton
point que deux royaumes si voisins , ayant un moyen
de communication si prompt , si facile , en profiteraient
pour correspondre très- activement ? Voilà une de ces
mille choses , qui devraient être , et qui ne sont pas . It
arrive , de Scanie à Elseneur , quelques pièces de toile
médiocre ; et voilà tout.
Les Danois d'Elseneur , ville de quatre mille ames ,
affectent une supériorité dédaigneuse sur leurs voisins
de la bourgade suédoise d'Helsingborg , qui n'en a pas
trois mille. Ils se visitent cependant assez assidument .
Le court espace qui les sépare , est surtout franchi 'par
les voyageurs que la curiosité ou les affaires appellent
à Elseneur . Il en est peu qui ne se fassent passer à la
côte opposée , pour pouvoir dire qu'ils ont respiré ,
pendant quelques minutes, l'air de la Scanie ; qu'ils ont
foulé le territoire suédois .
+
SUR les possessions et le commerce de la ré-,
publique batave , dans les Indes orientales.
APRÈS que les Portugais eurent découvert la route
aux Indes orientales , en doublant le Cap- de - Bonne-
Espérance , établi leur commerce dans ces contrées ,
et conquis même de vastes possessions en Asie , les
Hollandais , alors luttant contre la tyrannie espagnole ,
se contentoient d'aller chercher les productions des
134 MERCURE DE FRANCE ,
Indes dans le port de Lisbonne , pour les répandre
ensuite dans tous les ports du nord de l'Europe ; mais
quand l'Espagne eut subjugué le Portugal , et fermé
ses ports à ces républicains , qu'elle qualifiait de rebelles
, les Hollandais osèrent tenter leur fortune , en
suivant la même route.
Bientôt ils virent leur audace couronnée de suceès :
ils chassèrent les Portugais de plusieurs de leurs possessions
, s'y établirent à leur place , formèrent d'autres
établissements , ainsi que des liaisons avantageuses avec
les princes et les habitants de ces pays ; ce qui leur
assura , pendant un laps de temps , le commerce presqu'exclusif
de toutes les marchandises des Indes , mais
particulièrement des épiceries .
Le premier but des expéditions tentées par des particuliers
qui se réunissaient en compagnie , fut simplement
le commerce , l'achat aux Indes des productions
du pays , pour les rendre en Europe. Mais bientôt on
s'aperçut que ce commerce ne pouvait se faire comme
celui qui se fait en Europe , de nation à nation. Il
fallait se défendre contre les Portugais , les attaquer
même ; on devait se faire respecter des princes du pays ,
avoir des magasins pour garder les marchandises , qu'on
devoit acheter en avance , protéger ces magasins , etc.;
de là , la nécessité d'avoir des forts . On en prit aux
Portugais ; on en bâtit d'autres ; et enfin ces possesions ,
ces établissements , formèrent un empire vaste et considérable.
Aussi longtemps que les Hollandais possédèrent presque
seuls le commerce exclusif des Indes , ce monopole
fut si lucratif qu'il couvrit toutes les dépenses que ces
possessions et ces établissements devaient naturellement
causer Le premier but avait été le commerce. La
compagnie , formée de tous les particuliers , et de toutes
les petites compagnies qui avaient tenté les premières

VENDEMIAIRE AN IX. 135
expéditions , sous la protection de l'état , avait gardé
le même principe , le même systême . Elle s'éleva à un
degré de prospérité qui étonna le monde entier ; mais ,
vers le milieu de ce siécle , quand les guerres des Anglais
et des Français se furent étendues jusqu'aux Indes ,
où ils avaient su engager les princes du pays dans leurs
querelles ; et s'étaient aussi mêlés de leurs différends ,
la face des affaires changea considérablement . Les Anglais
acquirent des domaines immenses dans l'Asie , le
Bengale ; et presque toute la presqu'ile de l'Indostan
leur fut soumise . Non -seulement cela leur assura le
.commerce exclusif de cette partie de l'Inde , mais en
s'emparant aussi des revenus de ces grandes et riches
provinces , ils s'assurèrent une recette annuelle de 200
millions de livres tournois au moins. Depuis ce temps ,
le commerce de la compagnie des Indes hollandaises
dépérit considérablement , et ne put suffire aux frais
immenses de ses établissements , qui augmentaient en
nombre , tandis que le bénéfice du commerce diminuait ;
la guerre désastreuse de l'année 1780 lui causa des
pertes considérables , et la guerre actuelle acheva de
la ruiner.
Les Anglais se sont emparés du Cap - de - Bonne-
Espérance , de l'ile de Ceylan , de Malaca , d'Amboine
, de l'île de Banda , et de tous les comptoirs de
commerce , au Bengale et sur les côtes de Coromandel ,
de Malabar et de l'île de Sumatra. Il reste aux Hollandais
l'île de Java , leurs établissements sur l'íle de
Célèbes ou Macaçar , l'île de Borneo , et leur comptoir
à Palembang.
Il est incontestable que le commerce des Indes
orientales était une branche très - importante du commerce
général des Hollandais , et qu'il a beaucoup
contribué à la formation et au soutien de la république .
Une courte description des possessions de la répu-
5
136 MERCURE DE FRANCE ,
blique batave aux Indes orientales , tant de celles
qu'elle possède encore , que de celles qui sont envahies
par les Anglais , jettera plus de lumière sur ce sujet .
le
Sur l'ile de Java , la république batave possède les
côtes au nord de l'ile ; Batavia en est la capitale ,
comme en général de tous ces établissements ; le gouverneur
général et le conseil des Indes y résident ; l'intérieur
du pays est partagé entre plusieurs princes alliés
ou vassaux de la république , dont les plus puissants
sont le sultan de Bantam : , l'empereur de Java ,
sultan de Mataram et plusieurs moindres , comme les
sultans de Chériton , le prince de Madura et d'autres .
L'ile de Java a , à peu près , cent soixante - cinq lieues
de long sur trente de large , et une population d'environ
cinq millions d'ames . Les productions principales
sont le riz , le poivre , le café , le sucre ,
le coton ,
du bois de construction , de l'indigo , des nids d'oiseaux
et d'autres objets de moindre conséquence . Les
· Javanois sont doux et assez civilisés ;; sous un bon gouvernement
, on pourrait en tirer beaucoup d'utilité..
Sur l'île de Célèbes , la république batave , possède
un fort et quelques moindres établissements : cette
possession n'apporte aucun profit , et né servait que
· pour s'assurer le commerce exclusif des épiceries . Les
peuples de cette île , inquiets et belliqueux ; avaient
besoin d'un frein pour les empêcher de faire la course
et la contrebande avec les nations étrangères .
L'ile d'Amboine , avec ses dépendances , est au pouvoir
des Anglais. Le girofle y est cultivé exclusivement .
On l'extirpait dans l'île de Céram et les autres pétites
iles qui l'entourent : ces îles sont bien peuplées , et le
sol en est fort fertile .
L'île de Banda et quelques autres petites îles dont
elle est entourée , sont aussi au pouvoir des Anglais.
Les noix de muscade , et par conséquent le macis , y
VENDEMIAIRE AN IX. 137
sont cultivés exclusivement . La population y est peu
considérable ; et le sol pierreux et peu fertile , excepté
pour les muscadiers .
L'île de Pernate , la principale des Molucques , est
encore au pouvoir de la république batave . Par accord
avec les princes du pays , à qui on paie des pensions ,
on détruit dans toutes ces îles tous les girofliers et tous
les muscadiers qui y viennent . Il y a des mines d'or ,
et ces îles sont assez fertiles et bien peuplées , mais de
peu de profit , le poste de Pernate étant considéré
comme une forteresse qui défend ces possessions . Ainsi
les Anglais y ont été repoussés plusieurs fois , depuis la
guerre présente , par le brave gouverneur Budach ; tandis
que Ceylan , Malaca , Banda et Amboine ont été
perdus par la faiblesse de ceux qui y commandaient .
Le comptoir batave , sur l'île de Pinor , où les Anglais
ont été aussi repoussés , est de fort peu de conséquence
; de même celui de Banger - Massing , sur l'ile de
Bornéo , d'où l'on tire du poivre et de l'or.
A Palembang , le comptoir est aussi encore à la république
; on en tire du poivre et de l'étain : ce métal est
'tiré des mines de l'île de Banca , lesquelles sont fort riches.
Malaca est un fort , qu'on considérait ci - devant
comme une clef de l'Inde. Cette place servait à assujettir
tous les petits princes qui demeurent sur la
presqu'ile de Malaca , et la côte orientale de l'île de
Sumatra , et à s'assurer le commerce exclusif dans le
détroit de ce nom. Cette place est nécessaire à la république
batave , pour la défense de ses possessions et
de son commerce dans l'Archipel indien .
Sur la côte occidentale de l'île de Sumatra , la
compagnie hollandaise des Indes avait plusieurs comptoirs
ou établissements de commerce , que les Anglais
ont aussi pris pendant cette guerre . La compagnie y
vendait des toiles de coton et de l'opium , et en tirait
138 MERCURE DE FRANCE ,
de la poudre d'or . Les Anglais y ont aussi, depuis longtemps
, des établissements de commerce , qui , cependant
ne sont pas de grande conséquence.
Au Bengale , et sur les côtes de Coromandel et de
Malabar , la compagnie hollandaise avait des comptoirs
, ou loges de commerce , où elle faisait vendre
des épiceries , du cuivre du Japon , etc. , et acheter
des toiles , tant pour les marchés de l'Europe , que
pour ceux de l'Archipel indien . Mais depuis la moitié
de ce siecle , que les Anglais se sont arrogés la souveraineté
sur ces pays , les profits de la compagnie y
ont été très - médiocres .
Sur l'ile de Ceylan , la république possédait les
côtes ; et le commerce exclusif de la cannelle donnait
un bénéfice considérable. Cette ile est très - fertile et
très - peuplée. Le café , le poivre , le coton , et beaucoup
d'autres productions y viennent très - bien ; de
sorte qu'indépendamment de la culture et du commerce
de la cannelle , cette île , considérée comme colonie
ou comme possession territoriale , pourrait être
de beaucoup d'utilité à ses possesseurs . Le voisinage
des possessions les plus puissantes des Anglais , y rend
une grande garnison et des places fortes nécessaires ,
ce qui occasionne de grandes dépenses pour la conservation
et la défense de cette île . Le roi ou empereur
de Candie , est le souverain de l'intérieur de l'ile ;
cependant , pour de bonnes troupes , sa puissance n'est
pas redoutable.
Le port de Trinquemalé sur la côte nord - est de
l'ile , est le plus beau port de l'Inde , surtout puisqu'il
n'y en a pas d'autre sur les côtes de Coromandel
et du Bengale , et même aucune rade où des vaisseaux
puissent mouiller dans la saison des ouragans ,
ce qui est fort incommode pour des escadres , en temps
de guerre. Aussi la puissance, qui est eu possession du
VENDEMIAIRE AN IX. 139
port de Trinquemalé , peut être envisagée comme
ayant l'empire des mers dans cette partie de l'Inde ,
depuis le golfe arabique jusqu'au détroit de Malaca.
44 Le Cap de - Bonne- Espérance , à présent aussi envahi
par les Anglais , est la seule possession de la république
batave aux Indes orientales , que l'on puisse pro
prement appeler colonie . Cet établissement ne fut
formé , dans le dernier siécle , que dans la vue de
servir de place de relâche aux vaisseaux de la compar
gnie , allant et venant des Indes . Mais les colons se
multiplièrent , et s'étendirent bientôt jusques dans
l'intérieur des terres . Le vin et le bled y viennent à
merveille ; mais le systême monopoliseur de la compagnie
, seul marchand où elle est le maître , et jalouse
des intérêts de ses propres sujets , a étouffé, dans le berceau,
la prospérité de cette colonie . Ne pouvant vendre
le superflu de leurs productions qu'a la compagnie , qui
n'y mettait qu'un vil prix , et dont ses employés s'appropriaient
encore une grande partie , les colons furent
découragés , et se contentèrent de ne cultiver qu'autant
qu'il leur était nécessaire pour suffire à l'entretien de
leurs familles , et au paiement des impositions dont la
compagnie les grèvait. C'est ainsi que le Cap- de Bonne-
Espérance , de même que les autres possessions de la
république batave, aux Indes orientales , sous la domination
de la compagnie , ne procuraient pas à l'état
autant d'avantages qu'il aurait pu s'en promettre sous
une autre administration , parce que le but originaire
de la formation de cette compagnie ayant été purement
le commerce , on a méconnu , dans la suite , le
changement de situation , que les événements et surtout
l'agrandissement de la puissance anglaise ont opéré.
Mais les possessions coloniales des Hollandais
peuvent sans doute espérer qu'à l'avenir , par une administration
bien entendue , où le gouvernement civil
1
140 MERCURE DE FRANCE ,
"
des établissements serait séparé de la direction du
commerce elles verront leurs produits augmenter ,
l'industrie ranimée multiplier les productions pour le
commerce , tandis que celui- ci , affranchi de l'entrave
d'un odieux monopole , donnera à l'état et aux individus
commerçants , des profits bien plus considérables
que ci - devant , sous le régime d'une compagnie
qui , cependant , envoyait annuellement environ -trente
gros vaisseaux aux Indes , et en rece vait environ vingtcinq
de retour , chargés de marchandises pour environ
quarante millions de livres tournois .
DANTZICK.
18 septembre .

Nons sommes ici plus à portée que dans le reste de
l'Europe , de connaître ce qu'on peut savoir de vrai
sur l'Empire de Russie ; nous avons beaucoup étudié
et comparé, depuis quatre ans , tout ce que nous lisions ,
tout ce que nous savions de certain , venant de la
Russie même , sur Paul premier , sur son caractère ,
ses actions , ses principes , ses habitudes , et en même
temps tout ce que nous lisions dans les journaux du
milieu et du midi de l'Europe.
Nous en avons conclu que ce prince , comme il
était naturel , en temps de guerre , et ce qui prêtait
encore à l'injustice , dans des temps de passions violentes
, était beaucoup mieux connu de près que de
loin ; on a parlé de sa vivacité , de sa versatilité ; et
l'histoire , en des moments plus calmes , pourra prouver
qu'il ne changeoit point de principes en changeant de
conduite , qu'il était seulement toujours loyal , et quelquefois
détrompé.
On cite de lui plusieurs traits de bienfaisance , dignes
d'être plus connus .
Lorsqu'il crut que la puissance stathoudérienne allait
être relevée , il se hâta de rappeler et de reconVENDEMIAIRE
AN IX . 141
naître l'ancien ministre du stathouder , à Pétersbourg.
Celui - ci s'empressa de reprendre une maison et de faire.
beaucoup de dépenses .
Lorsqu'on sut , peu de temps après , que les Français
restaient maîtres de la Hollande , Paul Ier crut
qu'il devait seul dédommager un homme qu'il avait
ruiné ; il l'indemnisa de toutes ses dépenses , et lui fit
présent d'une très - belle terre .
1
L'on saura mieux aussi un jour , quand les communications
seront plus libres , tout ce qu'a fait Paul I.er
pour augmenter ou conserver ces magnifiques établissements
de bienfaisance nationale , dont le célèbre
maréchal de Munich a honoré le régne de Catherine II ,
et enrichi la Russie.
Il vient d'essayer de rétablir un usage qui seroit
d'un très - heureux effet pour son empire ; il a passé ,
et annoncé qu'il passerait tous les ans quelques mois
à Moscow. On sait cependant que, pour son goût personnel
, il préfère beaucoup le séjour de Pétersbourg.
Veut- on connaître un trait de délicatesse de ce
prince , dont on s'est amusé à exagérer ou à inventer
plusieurs traits d'une conduite arbitraire ou violente ?
On sait que , depuis le commencement de la mission
de M. Withworth , ce ministre anglais jouissait , auprès
de l'empereur , de tous les priviléges , d'un grand crédit
, et même d'une grande intimité.
Paul I.er a demandé son rappel , quand il a reconnu
qu'il avait été trompé par la politique anglaise . Mais
il sentit en même temps , combien il serait pénible
pour celui qu'il avait honoré d'une bienveillance
si particulière d'être exposé à éprouver , en public ,
beaucoup de froideur , et des traitements fort différents .
L'empereur, pour lui éviter cette mortification , n'a
point reçu , pendant plusieurs mois , le corps diplomatique.
142 MERCURE DE FRANCE .
COPENHAGUE.
12 septembre.
L'apparition d'une frégate anglaise avait fait croire
qu'il allait être encore question de quelque nouvelle
menace , ou de quelque nouvelle prétention de la part
du gouvernement britannique , mais ces conjectures
ont été bientôt dissipées . On a su que cette frégate
était celle que M. Withworth avait gardée pour son
service personnel . Il était allé passer quelques jours
en Suède , pour visiter , sur la côte , quelques objets
qui excitent la curiosité des étrangers , et surtout le
superbe canal qu'on vient de réparer. Il est revenu dans
cette ville précisément le jour où la duchesse d'Augustenbourg
recevait le corps diplomatique et les personnes
les plus distinguées de cette ville , à l'occasion de
la cérémonie du baptême du nouveau prince.
Le ministre anglais et les personnes de sa suite ,
sont venus aussi lui faire leur cour . ,
·
On a remarqué qu'ils ne laissaient pas que d'être
isolés et un peu embarrassés de leur contenance , que
les dernières circonstances ne contribuaient pas à rendre
faciles .
Il a paru , dans quelques gazettes allemandes , le prétendu
texte de la convention récemment signée , entre
le gouvernement anglais et le nôtre. Cette pièce est
fausse , quoiqu'elle n'ait point été désavouée. La véritable
sera , sans doute , publiée en temps et lieu .
23 septembre.
Il nous est arrivé , il y a cinq jours , un de nos vaisseaux
de la compagnie des Indes orientales , qui apporte
du sucre , du thé , et plusieurs autres productions
de l'Inde .
On a eu , par ce vaisseau , des nouvelles de M. Macé ,
médecin français , qui a été envoyé en Asie , pour y
faire des recherches relatives aux sciences ; il envoie
"
VENDEMIAIRE AN IX. 143
six grandes caisses , pleines d'objets qui tiennent à l'histoire
naturelle .
La lettre qu'il écrit en même temps aux correspon◄
dants qu'il a ici , est datée de Serampour , 13 février.
Il leur mande qu'il va repartir pour la France , mais
en traversant l'Asie , et entièrement par terre ; que bien
des gens veulent l'effrayer, en lui exagérant les difficultés
, les dangers d'un pareil voyage ; mais qu'il a du
courage et de la constance , et qu'il espere réussir.
On a déja reçu , dans cette ville , par la voie du commerce
, l'ukase de Paul I.er , qui met embargo sur tous les
navires anglais , et défend toute expédition d'argent pour
l'Angleterre.
BARCELONE.
2. jour complémentaire.
Enfin , la maladie devenant plus terrible que jamais
à Cadix , on a songé à parfumer les lettres ; le dernier
courrier nous apprend que , pendant les quatre derniers
jours , il est mort sept- cent trente- deux personnes
, et vous observerez que , sur cent dix mille habitants
de cette belle et malheureuse ville , près de quatrevingt-
cinq mille en sont sorties.
La population immense des faubourgs , n'est presqu'entièrement
composée que d'une étrange espèce
d'hommes ; leur pauvreté , leur horrible saleté , leur affreux
régime diététique , multiplieront les victimes de la
cruelle maladie , dans ce repaire de la misère humaine.
Puisse- t-il ne pas s'étendre ! ... Mais je crains l'insuffisance
d'un cordon , établi bien tard , et que quelques
pauvres franchiront de tous côtés ; et la contrebande
qui doit propager partout l'épidémie nous fait trembler.
Heureusement la Catalogne est à l'autre extrémité
de la péninsule , et la saison devient chaque jour plus
favorable , contre toute espèce de contagion.
A Tétuan et à Tanger la maladie paraît entièrement
144 MERCURE DE FRANCE ,
cessée. On écrit d'Alguiras , en date du 4 septembre ,
vieux style , qu'une barque , armée par les CC. Sahue et
Greiller , Français , établis à Cadix , ont pris et amené
à Alguiras un navire anglais venant de Saint-Thomas
chargé de sucre , café , cacao et cuirs , destinés pour
Livourne. L'anglais était armé en lettre de marque ; la
barque n'avait qu'un canon de 24 ; un autre français ,
qui n'avait qu'un canon de 12 , s'est joint à son compatriote.
Ils ont tué le capitaine anglais et quatre matelots
; les Français n'ont eu que des blessés en fort grand
nombre , mais pas un tué .
Hier , continue la lettre d'Alguiras , deux médecins ,
arrivés de Madrid , et demandés par l'empereur de
Maroc , se sont embarqués à Terrifa pour aller observer
à Tétuan et à Tanger le déclin de la maladie qui
a désolé l'empire On s'obstine à dire que ce n'était
point la peste. Il paraît que c'est bien de Tanger que
la maladie a gagné Cadix .
ALICANTE.
27 fructidor.
le com-
Il est arrivé ici un bien fâcheux événement .
Vous connaissez la fureur de ce peuple pour
bat des taureaux ; riches ou pauvres s'y livrent avec
une passion peu explicable pour les Français qui ne
l'ont jamais vu , ou qui n'y auraient assisté qu'une
fois. Une portion de la classe du peuple , la plus malaisée
, ayant , au moment de la représentation , trouvé
le prix d'entrée , que les préposés aux diverses issues
exigeaient , peu proportionné à ses moyens , après avoir
fait d'inutiles efforts pour obtenir un prix plus modéré,
a voulu forcer les barrières de planches qui entourent
la place ; et la garde , s'y opposant , a reçu quelques
coups de pierre .
2. Alors , la garde des galeries extérieures , voyant
leurs camarades aux prises avec le peuple , a fait feu
VENDEMIAIRE AN IX. 14
sur la multitude . Les coups n'ont , dit- on , porté que
sur deux personnes.
Le tumulte a été au comble , et les conséquences en
auraient été infiniment funestes , si , d'un côté , on
n'avait pris des mesures pour interdire aux grenadiers ,
qui manoeuvraient dans l'intérieur , la sortie du cirque ,
et de l'autre , l'entrée du magasin d'artillerie , à ceux
que la vue du sang et le desir de la vengeance , portaient
à s'avancer contre les troupes.
Tout paraît , dans le moment , rentrer dans l'ordre.
INTÉRIEUR.
PARIS.
« LE premier ornement des fêtes nationales
<< pour un grand peuple , est le spectacle de sa
prospérité toujours croissante. »
«<
(Discours du 1.er vendémiaire. )
D'autres remarqueront l'influence immense que
doit avoir, depuis le 18 brumaire , sur la destinée
de l'Europe en général , et sur celle de la
France en particulier , le changement de principes
, ou plutôt le retour aux principes fondamen
taux de tout bon gouvernement ; je veux seulement
placer ici quelques observations relatives aux arts ,
et recueillir quelques faits qui me paraissent une
conséquence immédiate de ces principes.
On ne peut nier qu'avant le 18 brumaire , on
n'ait souvent conçu des projets utiles , et que les
artistes n'aient eu de grandes pensées ; mais les
ministres étaient si peu maîtres de l'emploi des
moyens dont ils pouvaient user ; le directoire était
tourmenté par de si cruelles inquiétudes ; des mé-
2.
ΙΟ
DEPT
146 MERCURE DE FRANCE ,
fiances , sans cesse renaissantes , l'agitaient si constamment
, qu'il n'osait abandonner à un ministre
aucune influence , aucune autorité : il voulait tout .
faire , jusqu'aux moindres détails ; et , chacun des
membres du corps législatif ayant le droit de le
contrarier dans le choix ou dans l'application de chacun
de ces détails, un ministre , d'ailleurs , animé du
meilleur esprit , guidé par les vues les plus saines ,
se trouvait sans cesse entraîné hors de ses mesures.
Aussi , depuis 1789 , a-t- on fait , dans les arts ,
plusieurs choses qui , prises isolément , sont bonnes
, utiles , ' grandes même ; mais on n'a adopté
aucun plan , aucun systême suivi ; et l'on ne voit
nulle part le rapport qui doit unir entr'elles toutes
les parties d'une administration.
Ce défaut de liaison a frappé le ministre de l'intérieur
; il l'a surtout remarqué , en visitant les
établissements publics qui sont sous sa surveillance.
Il a eu occasion d'observer que des objets
du même genre , et faits pour être réunis , sont
épars dans des endroits différents , tandis que le
même local réunit des objets entièrement disparates
: c'est ce qu'on voit à la bibliothéque , au
musée central , au musée des monuments francais
, au musée d'histoire naturelle . Les administrateurs
de chacun de ces établissements , mus par
un sentiment honorable , par l'amour des sciences
et des arts , par le besoin de conserver des objets
précieux , se sont sans cesse occupés du soin d'accroître
la chose qui leur est confiée ; et , craignant
tous qu'on ne détourne ou qu'on ne perde
ce qui n'est pas sous leur garde , ils refusent de s'en
dessaisir. Le ministre paraît vouloir remédier à cet
abus ; et , en développant , en fortifiant même ,
s'il est possible , le sentiment de propriété qui
anime chaque administrateur , il pense qu'il est
VENDEMIAIRE AN IX. 147
nécessaire de le réduire à ce qui est vraiment la
propriété , la chose pour laquelle l'établissement
est formé. Il classera donc chaque objet ; et , tous
étant une fois placés dans le lieu qui leur est destiné
, l'administration sera plus simple et plus facile
.
Mais c'est l'administration même de ces établissements
qu'il faut ramener à sa véritable destination
, à l'objet pour lequel elle fut créée . Partout
, on trouve des hommes également habiles et
honnêtes , presque partout des hommes éclairés
qui occupent , dans les sciences et dans les arts ,
un rang distingué ; mais nulle part , on ne voit un
agent responsable qui puisse être puni de ses fautes
, ou forcé de réparer ses erreurs : chaque administrateur
, ou plutôt chaque membre d'une
administration collective est là , de son propre
droit , indépendant de toute autorité , et sans que
le ministre , qui est responsable envers le gouvernement
, ait un agent qui tienne de lui son
droit.
4
Avec une composition de ce genre , on peut
obtenir des résultats utiles sans doute , mais on
doit s'attendre à voir les vues du gouvernement
souvent contrariées , ses projets souvent arrêtés ;
et l'on ne doit pas compter sur l'uniformité et la
suite nécessaires .
Le ministre , qui aime les arts , et qui a le sentiment
de ce qui est bien , qui juge rapidement ,
et qui ne juge rien , sans l'avoir examiné , le ministre
, qu'aucune influence ne dirige et qu'aucune
considération n'arrête , quand il s'agit de la gloire ,
veut faire cesser ces abus : il y parviendra .
Déja plusieurs faits remarquables ont marqué
sa volonté , et ont manifesté son amour éclairé
pour les arts.
148 MERCURE DE FRANCE ,
,
Des hommes , bien intentionnés et courageux ,
avaient réussi à conserver le Prytanée de Paris ,
au milieu de tous les débris de l'instruction
publique ; mais , soit qu'ils fussent arrêtés encore
par quelques préjugés , soit qu'ils eussent été entraînés
par des événements dont ils n'avaient pas
été maîtres , ce collége n'avait jamais eu de réglements
; rien ne marquait les fonctions et les
devoirs respectifs du directeur et des professeurs ;
rien n'indiquait à chacun ce qu'il avait à faire ,
l'enseignement n'était pas déterminé ; en un mot ,
tout était abandonné à la volonté du directeur ,
qui , lui - même , n'ayant aucune autorité légale sur
les professeurs ne pouvait les astreindre à
suivre le plan qu'il avait adopté . Le ministre a
donné , au collège de Paris et à celui de Saint-
Cyr, un réglement qui sera bientôt rendu public ,
et dans lequel il a déterminé , en détail , les devoirs
de chacun , et montré aux parents ce qu'ils
ont droit d'attendre des maîtres à qui ils confient
leurs enfants ; il a voulu qu'au moment où
de nombreuses écoles s'élèvent de toutes parts , on.
pût avoir un modèle ; et , portant dans ce travail
un esprit dégagé de préjugés , il a donné , à l'enseignement
des sciences exactes , une place importante
, mais non pas au détriment de l'étude
des langues anciennes , si négligées depuis la révolution
.
Des nominations qu'il a faites appellent la confiance
, et les professeurs qu'il a choisis ont tous
fait leurs preuves dans d'autres écoles.
Une erreur qui tenait aux principes ou plutôt
aux préjugés du temps , avait fait établir , à Liancourt
, une école où les enfants ne recevaient , ni
l'éducation destinée aux hommes à qui quelqué
fortune laisse du loisir pour les lettres , ni celle
VENDEMIAIRE AN IX. 149
dont ont besoin les hommes qui vivent d'un travail
mécanique . Il a remédié à ce mal ; et , en placant
cette école à Compiegne , il lui a donné un
réglement plus conforme aux vrais principes de
l'art social . Le rapport qu'il a fait aux consuls à
cette occasion "
et qui a été publié dans le
Moniteur, établit quelques idées trop oubliées
avant la révolution , et entièrement ignorées depuis.
Les papiers publics ont parlé du voyage du
C. Neveu , en Bavière ; mais ils n'ont pas dit quelle
mission il a reçu du ministre. Il est chargé de
recueillir tout ce qui peut enrichir nos musées ,
et augmenter , en tout genre , nos connaissances
utiles ; ses instructions portent expressément qu'il
n'emploiera jamais la force ou l'autorité pour se
procurer ce qu'il croira digne de nous appartenir ;
qu'il ne dépouillera ni les états ni les particuliers ;
mais , que , par un commerce réciproque de bienveillance
et d'échange , il s'efforcera d'obtenir ce
qui peut nous être utile , des dessins , des plans de
machine , des plantes , des graines , des copies de
partitions de musique , etc. C'est à ces procédés
que le C. Neveu doit le don de soixante - douze
tableaux qui ont été offerts , par le gouvernement
bavarois , comme une preuve du desir qu'il a de
resserrer , à la paix , l'amitié entre les deux nations
, et comme un gage de sa confiance dans la
loyauté du gouvernement français , et , en particulier,
dans celle du ministre de l'intérieur. Peu de
missions aussi belles ont été données depuis 1789;
peu d'instructions ont été rédigées dans des vues
plus philosophiques et plus sages , plus conformes
aux vrais intérêts , à la véritable gloire de la
France , et peu d'hommes s'en sont acquittés avec
plus de patriotisme , plus de décence et plus de
150 MERCURE DE FRANCE ,
goût que le C. Neveu . Sa correspondance avec
le ministre mérite d'être connue .
On sait que le C. Denou a rapporté d'Egypte
une collection de dessins précieux qu'il grave et
qu'il veut faire publier. Ce monument , élevé à
la gloire d'une de nos armées et à la grande utilité
des arts , ne pouvait s'exécuter , parce que le
C. Denou ne suffisait pas à la dépense qu'il entraîne.
Le ministre s'est chargé d'une partie de la
dépense , sans rien puiser au trésor public , et l'ouvrage
du C. Denou s'achève .
C'est d'après un de ces dessins que le C. Cholgrin
a exécuté le monument provisoire qui est
sur la Place des Victoires ; cet artiste dessine
aujourd'hui ce monument en détail et dans
tous ses développements : il sera exposé avec les
plans de colonne.
C'est une idée ingénieuse , sans doute , d'élever
un monument égyptien à la mémoire de deux
hommes , dont les exploits ont eu l'Egypte pour
théâtre. Les artistes doivent maintenant examiner
l'effet que produira , au milieu d'une de nos places
publiques , une architecture de ce genre.
Le ministre s'occupe , avec suite , de l'érection
de la colonne nationale ; par le même principe
qui le porte à mettre de l'ensemble dans tout ce
qu'il prescrit , à s'accorder tout avec son plan
général , il a voulu qu'elle fût en granit de France ;
et , pour guider les artistes dans le choix des matériaux
, il a fait publier, dans le Moniteur, des tableaux
, dressés par le conseil des mines , de toutes
les matières de ce genre qui existent sur le territoire
de la république. Ce tableau indique la nature
des pierres , et les moyens de transport ; ensorte
qu'on peut facilement faire les diverses
combinaisons qui doivent déterminer le choix.
*
>
VENDEMIAIRE AN IX. 15t
Des granits des côtes de la Manche sont arrivés
sur la Place de la Concorde , les plans vont
être exposés ; et , lorsque l'opinion publique se sera
prononcée , le ministre fera un choix , et les artistes
pourront travailler.
Mais il faut qu'on examine , avec un esprit dégagé
de prévention , si un obélisque , placé à l'étoile ,
ne vaut pas mieux qu'une colonne au milieu de la
place , et si ce magnifique coup d'oeil qu'elle présente
ne vaut pas bien qu'on fasse quelque sacrifice
pour le conserver.
Les amis des sciences utiles regrettaient la société
de médecine , dont les mémoires sont une des
plus précieuses collections que puissent consulter
les savants et ceux qui veulent le devenir . Les professeurs
qui composent l'école , trop occupés de
leurs nombreux et importants devoirs, ne pouvaient
suffire aux recherches et aux travaux que leur
avaient demandés le ministre pour connaître l'état
de la France , et pour accélérer la publication des
mémoires de l'ancienne société , dont ils sont dépositaires.
Ils se sont adjoints , d'après l'autorisation
du ministre , quinze médecins , recommandables
par leurs lumières ; ils ont formé une société de
médecine sur les mêmes principes , à peu près ,
que l'ancienne , et en vont reprendre les travaux.
On a remarqué , dans quelques journaux , que le
ministre , en visitant la bibliothèque nationale , s'est
arrêté longtemps au cabinet des médailles , et qu'il a
été singulièrement touché de la beauté de celles
qu'on lui a montrées ; illes a comparées avec celles
qui ont été frappées , en France , à diverses époques ,
et notamment à celles qui ont paru dans ces derniers
jours ; les nôtres lui ont paru bien inférieures ,
nous sommes loin d'atteindre à la perfection dans
ce genre de travail , qui contribue tant à la gloire
et
152 MERCURE DE FRANCE ,.
des nations . De justes éloges sont dus cependant au
C. Auguste , pour sa médaille de Maringo ; l'effigie
du consul y est très - ressemblante , et bien soignée
.
C'est à lui aussi à qui l'on doit la médaille frappée
à l'occasion de la translation de Turenne , et
dont le ministre a reçu l'hommage.
Mais croira- t- on que , depuis 1790 , personne ,
en France , ne s'est occupé de la monnaie des médailles
? Ce bel établissement , où se trouve réunie
une collection immense de coins , n'a aucun surveillant
légal. Il est sous la garde du C. Decotte ,
l'un des hommes les plus respectables de France ,
et le plus digne d'avoir un dépôt sur sa seule parole
; mais il n'existe pas d'inventaire ; mais rien
ne constate la propriété publique , et ne la distingue
de celle du C. Decotte . Le ministre a ordonné un
travail à ce sujet ; aussitôt qu'il sera terminé , il
sera frappé plusieurs médailles en mémoire des
événements les plus glorieux de nos jours . Mais il
veut, et il a raison , que ces médailles soient dignes
du gouvernement qui les ordonne , et dignes des
faits dont elles doivent perpétuer le souvenir .
En présentant ainsi quelques faits et quelques
observations , je n'ai pas cru dire tout ce qu'a fait
le ministre pour les arts ; mais j'ai pensé qu'il est
utile de faire connaître que des résultats utiles et
positifs viennent enfin remplacer tant de projets
aussitôt abandonnés que conçus. La faute n'en fut
pas toujours à ceux qui gouvernaient , c'était une
suite , un déplorable fruit du principe fondamental
du gouvernement , qui manquait de moyen d'ac
tion , parce qu'il manquait d'ensemble . Le gouvernement
était tout entier à la tribune des cinq- cents ;
or , il n'y a pas d'action possible , quand un orateur
peut , du haut d'une tribune , exciter , le courroux
1
VENDEMIAIRE AN IX. 153
populaire contre ceux qui gouvernent : il n'y a pas
d'action possible , quand celui qui la dirige est sans
cesse , et journellement , comptable de tout ce qu'il
fait et de tout ce dont il s'abstient. Que faire alors
pour les arts ? Ce n'est pas l'homme le plus habile
que peut employer ou consulter le ministre , c'est
celui qui a le plus de faveur : ce n'est pas pour la
gloire de la nation qu'il peut ordonner des travaux ,
c'est pour flatter les passions du jour ; ce ne sont
pas des monuments durables qu'il peut prescrire ;
l'ardeur impatiente qui tourmente ceux qui dévo
rent un régne d'un moment , leur fait sentir le
besoin de jouir vîte ; ils érigent , en vingt- quatre
heures , des monuments passagers comme eux ,
tandis que l'homme national travaille pour la
patrie et pour les siècles ; ce n'est que de ceux qui
se confient au temps , qu'on peut attendre quelque
chose de durable et de grand .
--
Nous avons parlé , dans notre précédent N. ,
d'un discours prononcé par le ministre de l'intérieur
, dans le temple de Mars. Nous allons en citer
quelques passages. L'effet qu'il a produit ne
peut se décrire : il a été plus vif encore qu'à la fête
du 14 juillet. Après avoir décrit rapidement les
enfantements douloureux de la liberté , le ministre
de l'intérieur s'arrête à cette époque où la
sagesse triompha du délire , et devint la mo→
dération de la force. « Le 18 brumaire a lui ! des
factions ont disparu : tout ce qui est factieux se
cache , tout ce qui est français se montre. »
Comparant ensuite les autres empires à la France
nouvelle. << Vous opposera - t- on l'état de l'Angleterre
, poursuit - il ; oui , l'Angleterre seule , au
milieu des ruines universelles , s'applaudit d'être
défendue par l'Océan et les orages ; mais souvent
la voix de son peuple a porté le voeu de la paix
154 MERCURE DE FRANCE ,
jusqu'aux portes de son cabinet. Ce cabinet est fier
de son or, et le pain manque à ses sujets ...
Malheur à ceux qui , après avoir fixé les yeux sur
ces tableaux , peuvent encore être affligés de notre
existence actuelle ! .... Quand les passions populaires
déchaînées ouvraient, au milieu de nous , un
immense volcan qui menaçoit d'engloutir les arts ,
les sciences et la philosophie , le bruit de cette explosion
a dû alarmer les nations voisines , et les
tenir dans l'éloignement et l'effroi ; mais , quand
ces flammes dévorantes ont cessé de tout consumer
; quand cette fumée , qui obscurcissait la terre
et le ciel , a permis , en se dissipant , de reconnaître
des chemins sûrs ; quand la terre ébranlée
s'est raffermie , les nations ne peuvent plus prolon
ger leur terreur et leur défiance .... Le sourire
de la haine était sur leurs lèvres , lorsque , dans.
nos fureurs , nous trouvions de la gloire à briser les
monuments de notre antique gloire ; que diraientils
aujourd'hui , en entendant ma voix prononcer ,
avec un saint respect , le nom de Turenne , à l'anniversaire
de la fondation de la république ? Son
tombeau fut longtemps au milieu des tombeaux
des rois , qu'honorait cette alliance : le voilà dans
le Temple de la Victoire , sous les drapeaux conquis
par les héritiers de sa renommée . Ne diraiton
pas que les deux siècles , en ce moment , se
rencontrent et se donnent la main , sur cette tombe
auguste. Le ministre a terminé ainsi : le siécle
qui commence , sera le grand siécle.- J'en jure
par le peuple , dont je suis aujourd'hui l'organe ,
par la sagesse de ses premiers magistrats , par
l'union des citoyens . — Les grandes destinées de
la France républicaine seront accomplies.
----
----
Ce discours avait été précédé du chant du 1.° *
vendémiaire , déja imprimé dans ce journal , et
VENDEMIAIRE AN IX. 155
dont les lecteurs ont pu apprécier le mérite . Les
strophes sur Kléber et plusieurs autres , ont été
vivement senties.
L'auteur de la musique , le citoyen Lesueur ,
s'est montré digne de sa réputation . Sa composition
large , étoit remplie d'effets et de détails
vraiment dramatiques ; les quatre orchestres qu'il
avait employés, offraient chacun un caractère particulier
; l'un semblait peindre le murmure joyeux
d'une partie du peuple , au retour de la solennité
qu'on célébrait ; un autre développait des sentiments
d'alégresse , par un chant analogue , mais
plus animé ; un troisième , par un motif musical ,
tout différent des deux autres , exprimait , d'une
manière nerveuse , cette exaltation , qui se communique
sensiblement dans une grande réunion
d'hommes , qui éprouvent les mêmes sentiments ;
et ce qui n'a point échappé aux assistants , qui
Font prouvé par leurs applaudissements , c'est
l'art avec lequel l'auteur n'a plus formé qu'un
seul orchestre des quatre qui venaient de dialoguer
, et la pureté avec laquelle il a fait entendre
, dans leur ensemble , et sans les confondre ,
les quatre caractères qui les avaient précédemment
fait distinguer les uns des autres . C'était un
tableau fidèle de l'enthousiasme et de l'abandon
d'un grand peuple , qui n'a qu'une ame pour célébrer
ses triomphes et ses héros.
Nous regrettons de ne pouvoir parler , en détail
, de tous les morceaux remarquables ; on ne
peut avoir une idée de leur étonnante exécution ,
qu'en nommant les citoyens Lays, Chéron, Adrien ,
M.me Rosine-Quesnay , et tous les artistes du conservatoire
, et des différents théâtres de Paris.
1
156 MERCURE DE FRANCE ,
Sous quelques heureux auspices s'ouvre l'année
républicaine !
La Convention , signée le 9 de ce mois , rétablit
les anciens rapports d'intimité avec l'Amérique
......
! Les changements , survenus dans le ministère
autrichien , augmentent encore les espérances de
la paix ....
Les négociations , pour le repos et le bonheur
du monde , vont s'ouvrir , et c'est la France qui
aura la gloire de les avoir provoquées !
QUEpensent des écrivains allemands , les Allemands
eux- mêmes ? *
Il me semble que cela vaut la peine d'être examiné ;
ni les Français ne savent bien positivement de quelle
estime jouissent les ouvrages allemands qu'on traduit
pour eux , ni les Allemands ne peuvent désapprouver que
nous disions ce qu'ils pensent de ces ouvrages ; cela
m'a paru mériter d'être ajouté à un fort bon article du
n.° V du Mercure , sur quelques reproches faits à la
langue française , par quelques panégyristes exagérés
du génie des riverains , du Rhin , du Necker , de l'Ŏder
et de la Sprée .
Des gens accoutumés , comme moi , à l'ancienne
nourriture , demandent ce que c'est que cette littérature
allemande , qui menace de nous inonder ; car on
parle d'une levée en masse de vingt- mille gens de lettres
, qui débitent , tous les ans, aux foires de Francfort
et de Leipsick , le produit de leurs vingt-huit mille
* Cet article nous avait été communiqué le mois passé ,
et n'avait pu entrer dans la composition du n.º VII ; nous
ne voulons pas qu'il soit perdu pour nos lecteurs.
1
VENDEMIAIRE AN IX. 157
mots , tandis que nous autres français , nous agitant
dans notre pénurie de vocables et de tournures , ne
faisons que ressasser l'esprit des gens d'un peu d'esprit
du siécle passé , qui , comme on sait , n'eurent pas de
génie.
Il faut que les lecteurs calment leur effroi ; et qu'ils
sachent que la plupart de ces vingt- mille hommes ne
passeront pas le Rhin , ni eux , ni leurs écrits : et que
si les seuls que l'Allemagne estime , viennent jusqu'ici ,
1.° ce sera une acquisition pour nous , et de plus
cette acquisition ne sera pas si nombreuse que
gine ; car l'Allemagne elle - même fait justice de beaucoup
de ses écrivains .
2
l'on ima-
Je viens de lire le premier volume de la Bibliothéque
germanique , qui commence à paroître . L'introduction
a du mérite , ainsi que plusieurs morceaux . Je ne prétends
pas vous donner l'extrait en règle , de ce livre
d'extraits ; mais il me fournira quelques lignes qui ne
sont peut- être pas sans utilité . Il en résulte , que si
l'Allemagne , surtout depuis trente ans a enfanté
beaucoup de productions gigantesques , on s'y est beaucoup
permis d'en rire à la manière française ; et que ,
compensation faite des ronflements du pathos et des
sifflets de la critique , il y a eu à peu près égalité de
bruit et de succès entre les partisans du genre exagéré
, et ceux de l'esprit naturel et vrai .
2
Qu'on se rassure donc contre l'invasion du génie
ossianique. Je sais que , dans ses prétentions , il imagine
partager l'univers avec le génie homérique , et
influer prodigieusement sur notre perfection à venir :
mais , grace à la Bibliothéque germanique , nous savons
que ce génie a enduré, dans son pays , des plaisanteries
assez vives , pour lui faire craindre un mauvais succès
dans le nôtre. Les traducteurs feront bien d'y prendre
garde , s'ils craignent les reproches de leurs libraires.
J'appelle l'Allemagne le pays de ce génie ; non
que ce soit tout- à - fait sa terre natale , mais parce
qu'on assure qu'il y régnoit très- anciennement. Ossian
habitoit l'Ecosse aux montagnes bleuâtres , parmi les
brouillards argentés sous les portiques de basalte de la
caverne de Fingal , et sur le bord des lacs garnis de
roseaux , où gémissent les ames ; mais , dans les mêmes
158 MERCURE DE FRANCE ,

temps , ses confrères les Bardes, ne brillaient pas moins
dans les forêts des Germains. Quelques Allemands se
promettent de nous présenter bientôt des poèmes antérieurs
à Charlemagne , qui ont obsolument le même
genre de mérite que ceux qu'à découverts l'écossois
Macpherson . Et déja le divin Kloptock , rivalisant avec
eux , et les devançant par l'avantage de son génie ,
nous a donné le chant du Barde après la bataille d'Hermann
ou Hermin , dit Arminius . Ce chant forme un
drame de cinq ou six cents pages , qui est , au jugement
du traducteur , un vrai bardit , ce que Tacite
appelle barditus , dont tout lecteur sera raví , s'il peut
le lire ; et après lequel toute l'Allemagne et toute
l'Europe s'empresseront de klopstockiser.
Vous allez croire que je ris , et que je forge ici un
mot badin. Point du tout ; il se trouve en toutes lettres
dans ce premier volume de la Bibliothéque germanique
; et il y est défini par M. Floëgel , l'art d'étrangler
la langue , pour perfectionner l'intelligence humaine.
Il est vrai que l'auteur a l'air de sourire du
mot, et en général de quelques plaisanteries des Allemands
eux- mêmes , sur les Allemands . Je le soupçonne
même un peu de les approuver ; en quoi je l'approuve
moi- même.
Je ne sais si les zélés des universités germaniques ,
ne seront pas scandalisés de voir ainsi méler un peu
d'ironie utile à beaucoup d'admiration motivée. Ils se
plaignent , dit-on , que M.me de Staël a fait une part
d'éloges trop faible au génie tudesque . Que diront - ils ,
quand la Bibliothéque germanique avoue qu'ils sont
un peu moqués , et assez moquables ? Mais on doit
savoir gré à ce journal , de séparer ainsi la cause du
génie , qui est rare , de celle du goût incertain et
bizarre qui abonde chez une nation qui se forme
encore. Honneur à cette nation , si elle prouve , à la
fois , qu'elle peut produire , et qu'elle sait se corriger !
C'est le résultat que m'a laissé, dans l'esprit , la lecture
de ce premier volume de la Bibliothéque germanique.
2
Boileau , effrayé de la dureté des noms allemands ,
s'écrie : quel Hector que ce Wurtz ! Il s'écrieroit : quelle
Sapho que cette M.me Karsch ! Mais il faut savoir qu'il
y à de fort bons plaisants parmi ces messieurs Ötz ,

VENDEMIAIRE AN IX 159
. Sturtz , Schluts , etc. , qui sont également admirés
dans la sur-l'Elbe - et- son-large- torrent - prédominantecité-
de-Ham , ( c'est- à- dire Hambourg ) ; c'est la dénomination
klopstorckique que lui donne , dans M.
Floëgel , un étudiant és universités allemandes , qui
est un assez plaisant personnage. Tous ces messieurs
se moquent et des grands mots , et de la manie d'imiter
Klopstock et Milton , et des longs discours
D'un pieux patriache
Sur le dos du déluge emporté dans une arche .
Ils en badinent aussi gaiement , et presque d'aussi
bon goût , qu'Horace des sesquipedalia verba , des poètes
ampoulés de son temps .
Au reste , que ce déluge de plaisanteries ne vous
inquiète pas , pour ceux qui ont pris des patentes de
génie. Qu'importe au génie l'admiration même ? « Le
vrai poète , rempli de force et de sécurité , laisse à
l'ame vulgaire le plaisir de savourer la vapeur aérienne
et diaprée de la louange. " C'est M. le comte de Stolberg
qui parle ainsi . On voit , par cette seule phrase ,
quelles richesses abondent dans une langue qui à vingthuit
mille mots.
.•
C'est assez de plaisanteries , présentons des observations
plus étendues , mais que ce soit en peu de
mots car si c'est un grand mérite d'instruire , c'est
un fâcheux inconvénient d'être longs . Je ne vous détaillerai
donc pas beaucoup de pensées , que je pouvais
ajouter à cet article ; je vous en indiquerai seulement
une ou deux. La première est , que le combat du bon
et du mauvais goût dure quelque temps chez les nations
dont le génie se développe : c'est proprement
celui des deux principes de la mythologie des Perses ,
lors de l'explosion du grand oeuf. Horace , que j'ai
cité , nous montre que ce combat durait encore de son
temps chez les Romains. Cervantes travailla fortement
et efficacement à le faire cesser en Espagne. Malherbe ,
et surtout Boileau , y contribuèrent plus que personne
en France ; Addisson servit utilement l'Angleterre ;
mais , par malheur , de grands génies y avaient précédé
les bonnes règles , et l'idolâtrie de Shakespéar et
160 MERCURE DE FRANCE ,
de Milton , y dominera toujours sur l'estime que méritent
et qu'inspirent Addisson , Pope , et de nos jours
encore , Hugues Blair.
Une seconde pensée plus importante encore , c'est
qu'il est dangereux , même pour une nation formée ,
d'y établir trop fortement l'opinon du mérite d'une
autre langue. C'est ce qui perdit , à la longue , celle
des Romains , græcia victa ferum victorem cepit. La
victoire des Grecs fut plus étendue que ne l'avait
souhaité Horace , quand il recommandait de méditer ,
jour et nuit , les modèles de cette nation favorisée des
muses . Ce ne furent point les modèles qu'on médita
assez ; ce furent les gentillesses du langage que l'on
répéta ( dit littéralement Juvenal ) , comme des perroquets.
Les jolies femmes ne disaient plus bonjour qu'en
grec ; et , en même temps , les lettres abandonnaient la
langue et les grands maîtres du Latium. Nous avons
vu , parmi nous , une semblable fureur pour la langue
anglaise , etc. Tandis que l'on singeait la prononciation
du my-dear ou du my-love , on oubliait l'esprit
de notre propre langue. L'abbé Arnauld , il faut le
dire , ajouta à cette calamité , en mettant à la mode ,
parmi nous , et le barde Ossian , et Klopstock , et
Bodemer , le oachiste. Nous n'avons reçu d'Allemagne
de richesse bien pure que celle de Gessner ; mais quel
déluge d'écrivains rocailleux , comme le disait l'abbé
Arnauld lui-même , obtint , graces à lui , les honneurs
de la traduction et du journal ! Il vanta ces gens - là ,
pour être vanté lui -même , sans se donner beaucoup
de peine. Il se divertissait à créer des réputations , et
finit par n'être qu'un homme du monde a dit fort bien
Laharpe.
"
Paix soit au mort ! et puisse- t-il entrer dans l'Élisée
sans expier beaucoup de peccadilles , que lui firent
commettre la paresse , le grand partage , et un peu
de gourmandise. Ce dernier défaut est le plus graciable.
B. V.
( N. IX. ) 1. er
Brumaire An 9.
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
LES NOCES DE CATON ET DE MARCIE.
Description des Pyrénées . ( PHARSÁLE , livre second).
*
DEJA le ciel blanchit des rayons du matin ,
Quand les portes s'ouvrant avec un bruit soudain ,
La pieuse Marcie à ses yeux se présente.
De son second époux , veuve encor gémissante ,
Elle vient de pleurer auprès de son tombeau .
Jadis un premier noeud , et plus cher et plus beau ,
Aux vertus de Caton enchaîna son jeune âge.
Caton qui , de ses feux , reçut un triple gage ,
Permit qu'un autre hymen , par lui- même arrêté ,
S'enrichît des présents de sa fécondité.
Mais en ce même jour où , dans l'urne funeste ,
Sa main d'Hortensius a renfermé le reste ,
Elle vient chez Caton , et s'offre à ses regards ,
Le sein meurtri , l'oeil sombre , et les cheveux épars ..
La poudre des tombeaux noircit son front austère :
Au farouche Caton cet appareil doit plaire.
* De Caton.
1
2
162 MERCURE DE FRANCE ,
"
Tant que de cet hymen dont j'acceptai les noeuds ,
Ma jeunesse ( dit- elle ) a pu remplir les voeux ;
Vous obéir en tout fut ma loi la plus chère ,
Et j'ai , pour deux époux , consenti d'être mère .
Mais quand Lucine , enfin , ne promet plus ses dons
A mes flancs épuisés qu'elle rendit féconds ,
Je viens , au seul mortel de mes destins arbitre ,
De son épouse , au moins , redemander le titre.
L'âge m'en interdit les droits et les plaisirs ;
Un nom seul est l'objet de mes chastes desirs .
Ma vieillesse est heureuse , et ma mort adoucie ,
Si du moins , sur ma tombe , on peut lire : Marcie ,
Epouse de Caton . Hélas ! c'est le danger ,
Et non pas le bonheur que je viens partager .
Je vous suis aux combats , je vous suis dans l'orage ,
Et veux , de Cornélie , égaler le courage ".
CE discours du stoïque attendrit la vertu ;
Et , malgré tous les soins dont il est combattu
Quoiqu'en de tels moments , Rome et la destinée
Laissent bien peu de place aux douceurs d'hyménée ,
Sans pompe et sans éclat , il veut former ces noeuds ;
Il n'en veut , pour témoins , que Brutus et les Dieux.
On ne vit point les fleurs sur le seuil répandues ,
Les tresses de feuillage en festons suspendues ,
Ni le lit solennel à ce jour consacré ,
Elevé sur l'ivoire , et de pourpre paré.
L'appareil des flambeaux n'éclaira point la fête ;
L'épouse de Caton ne couvrit point sa tête
Des voiles saints , tissus pour la noble pudeur ,
Qui doivent , de son front , dérober la rougeur.
Comme elle était sans joie , elle était sans parure ;
Sans or , sans diamants , autour de sa ceinture ;
Et , gardant de son deuil les lugubres habits ,
Elle embrasse un époux comme on embrasse un fils.
BRUMAIRE AN IX . ' 163
Sans parents , sans témoins , la sévère innocence ,
Sous les yeux de Brutus , les unit en silence.
Caton même , en formant ce noeud religieux ,
N'éclaircit point son front qu'ombrageaient ses cheveux :
Retombant en désordre , ils couvraient son visage.
Du jour qui , des combats , fut le triste présage ,
Son ame , indifférente au sort des deux partis ,
Pleura le genre humain , et pleura son pays.
Etrangère aux plaisirs , cette ame magnanime
S'interdit même alors un amour légitime .
De sa secte , en effet , telle fut la rigueur ,
D'assujettir ses sens ,
de combattre son coeur
De dompter la nature au devoir asservie ,
De vouer à l'Etat , et son ame et sa vie ,
De croire que le sage , esclave de la loi ,
Est né pour l'univers , et n'est pas né pour soi.
L'hymen ne fléchit point cette morale austère :
Ce n'est que pour l'Etat qu'il fut époux et père.
La toge du vieux temps , le toit de ses aïeux ,
Un repas pour la faim , simple et grossier comme eux
C'était là , de Caton , le luxe et la parure.
Rien , chez lui , du besoin n'excéda la mesure.
Tout pour le bien commun , et tout pour l'équité ;
Rien pour son intérêt , rien pour la volupté.
MAIS cependant Pompée , et sa tremblante suite ,
Vers les murs de Capys * précipitaient leur fuite.
C'est de là qu'il voulait , rassemblant ses soldats ,
Pour arrêter César , ou retarder ses pas ,
Occuper l'Apenn in , dont la chaîne profonde ,
De vingt fleuves divers , épanchant l'eau féconde ,
Partage l'Italie , et courbe , entre deux mers ,
Ses vastes flancs , de bois et de roches couverts.
*
Capoue , que l'on disait fondée par Capys.
}
164 MERCURE DE FRANCE,
Neptune , d'un côté , lave les murs de Pise ;
De l'autre , à ceux d'Ancône , en grondant il se brise.
C'est du haut de ces monts que , grossis dans leur cours ,
Et souvent confondus dans leurs nombreux détours ,
Descendent à la fois le rapide Métaure ;
Et le Sapis , accrû des ondes de l'Isaure ,
Le Senpa , le Clanis , l'Aufide , ( nom fatal ! )
Jadis , de notre sang rougi par Annibal ,
Et l'Eridan qui porte à la mer étonnée ,
Des rocs et des forêts la dépouille entraînée ;
Ce superbe Eridan , fleuve roi , dont le sein
Des eaux de l'Italie est l'immense bassin ,
Qui , le premier , dit - on , a yu sur son rivage
Naître des peupliers le merveilleux ombrage ,
Du triste Phaeton , seuls et derniers honneurs ,
Monuments de sa chûte , et du deuil de ses soeurs
L'APENNIN voit tomber , d'une pente opposée ,
Le Siler dont l'Apouille * est au loin arrosée ,
Du tranquille Liris , les flots silencieux ,
Et le Sarnus qui dort dans ses marais fangenx ;
Le Rutube creusant ses rives escarpées ,
Le Macra , dont les eaux d'écueils entrecoupées
De la mer qui l'attend viennent heurter les flots
Sans que jamais son lit ait reçu de vaisseaux ;
Le Tybre , enfin , dans Rome , ennoblissant son onde ,
Orgueilleux de couler pour les maîtres du monde.
LAHARPE.
* Il est d'usage d'écrire la Pouille. Je crois que c'est une
fante , causée par une équivoque d'oreille. L'Aponille est
le mot latin Apulia , prononcé à l'italienne . ( Note de
l'Auteur).
)
BRUMAIRE
AN IX. 165
QUATRA IN
POUR LE PORTRAIT DU PREMLER CONSUL.
Son courage indompté commande à la victoire.
De l'Adige et du Nil , il a brisé les férs .
La paix , la douce paix , manquaît à tant de gloire :
Vainqueur des factions , il l'offre à l'univers.
1
CHATEAUNEUF.
ÉNIGM E.
Avee un guide impitoyable ,
Je parcours les monts chevelus ,
Où je poursuis un monstre , aux humains redoutable ;
C'est aux jeunes taillis que je chassé le plus ,
Et souvent j'y vais faire un carnage effroyable.
De ces monstres cruels , sous mes dents , abattus.
LOGOGRIPHE
Je n'ai pas une ride , et j'ai plus de mille ans ;
Vierge , j'eus des époux ; veuve , j'ai des amants ;
Je vends cher mes faveurs : beaucoup ont su me plaire ;
Mais nul n'est digne encor de mes embrassements.
Je soupire à Paris , je hurle en Angleterre ,
Et m'attendris , par fois , avec les Allemands,
Neuf pieds composent ma substance ;
Qu'il sort de rejetons de cette tige immense !
Si la mer , en courroux , menace une cité ,
L'un peut impunément braver sa violence ;
L'autre , avec son gémeau , n'est guères fréquenté.
Tantôt , à peu de frais , je réchauffe la France ;
Tantôt je suis un dieu terrible et redouté .
Vois-tu ee demi- dieu d'un héros , il est père ;
166 MERCURE DE FRANCE ,
Pour lui donner le jour , il garrotta sa mère.
Prends quatre de mes pieds , et je vais , à ton choix,
Porter ou tiare , ou couronne ;
Etre royaume , ou bien ville à la fois.
Veux -tu m'ouvrir le sein ? — Ajoute un pied ....frissonne !
Mais arrête , crois - moi , ton regard curieux ;
Il en coûta jadis trop cher à tes ayeux .
Mots de la Charade et du Logogriphe insérés
dans le dernier Numéro.
L'Enigme est de LAMOTHE ; le mot est portrait.
Le mot du Logogriphe est chapeau , où l'on trouve
chape , pacha , peau , eau , puce , etc.
RECHERCHES sur la nature et les causes
de la Richesse des nations , par SMITH,
ON
EXTRAIT.
N annonce trois nouvelles traductions de cet
important ouvrage . Cet honneur est très-mérité.
Aucun livre n'est plus digne d'être souvent offert
à la méditation de ceux qui gouvernent un vaste
empire.
Le moment où la Richesse des nations est
réimprimée , doit contribuer à son succès . La sagesse
s'occupe enfin de réparer les ruines que lui
présentent de tous côtés notre industrie , notre
commerce et nos arts . Quelle fut la cause de leur
décadence ?l'oubli des vrais principes qui les font
naître et prospérer . On ne peut donc trop accueillir
un livre où sont développés ces principes conservateurs.
Il ne faut point chercher , dans Smith , ces grands
BRUMAIRE AN IX. 167
traits du législateur Montesquieu , également admirable
, par la profondeur des idées qu'il accumule
, et par cette imagination vive et brillante
qui leur donne tant d'éclat . Smith ne voit , ni de
la même hauteur , ni à la même distance ; mais
s'il n'a pas autant d'élévation , il montre une sagacité
non moins ingénieuse. Son coup - d'oeil est
aussi pénétrant , et quelquefois plus sûr et plus
juste. L'utilité de ses observations est moins équivoque
. Ses principes peuvent être soumis à l'expérience
de tous les moments , et l'expérience est
d'accord avec eux ; avantage bien rare , et trop
souvent étranger aux théories des écrivains politiques.
L'auteur de la Richesse des nations est surtout
bien éloigné de cette austérité de Mably , qui , si
j'ose le dire , affectait l'air et les moeurs des anciennes
républiques , plus qu'il n'imitait le génie
de leurs grands hommes . Il ne s'accorde pas davantage
avec cet illustre genevois , dont l'éloquence
a quelquefois embelli la morale , mais dont
les paradoxes ont nui trop souvent à la véritable
science politique .
Smith se garde bien de proposer aux grands
empires modernes le systême de quelques petits
états de l'antiquité , dont on cite tous les jours
les lois sans les connaître , et dont les exemples. ,
choisis avec plus d'enthousiasme que de justesse ,
amènent souventdes conséquences toutes contraires
à celles qu'on veut en tirer . Le philosophe anglais
écrit pour les sociétés actuelles ; c'est de leur état
présent qu'il raisonne , et non de celui qu'ont supposé
, dans tous les temps , des sophistes plus ou
moins ingénieux . Il ne veut point faire redescendre
l'âge mur ou la vieillesse des peuples vers les
168 MERCURE DE FRANCE,
essais de leur enfance . Il ne compose point la pros
périté générale d'abstinences et de privations de
tout genre , mais de richesses et de jouissances sagement
partagées entre tous. Chez lui , point de
ces systèmes exclusifs et bornés , qui encouragent
l'agriculture aux dépens du commerce , ou le commerce
aux dépens de l'agriculture . Il montre leurs
rapports et leurs dépendances ; il veut qu'on ménage
également ces deux sources de la fortune publique
; en un mot , il paraît voir , dans le plus
haut degré de civilisation et d'industrie , le plus
haut degré de bonheur social ; et cette doctrine ,
comme on voit , est en opposition directe avec
celle de Jean Jacques et de Mably.
-
Il pose en fait que la classe laborieuse , c'està
- dire , le grand corps du peuple , ne jouit du
sort le plus doux qu'à l'époque où les sociétés ,
par une marche progressive , s'élèvent vers la
plus haute richesse .
Cette assertion paraîtra sans doute extraordinaire
à tous ces rhéteurs qui se sont amusés , depuis
Sénèque , leur maître , à déclamer contre les
richesses. Il est vrai que très - peu ont eu l'adresse
de faire , comme lui , la satyre de l'opulence
au milieu de tous les plaisirs qu'elle peut ras
sembler. Mais , quoi qu'il en soit , ces esprits hypocrites
ou chagrins , n'ont pas vu que s'il leur
était possible d'anéantir les arts qu'amène la civilisation
, ils ne nuiraient pas moins aux classes
pauvres qu'ils prétendent servir , qu'aux classes
riches dont ils se déclarent les ennemis. En effet ,
dans toutes les grandes associations , les progrès
de l'industrie et du commerce forment un fonds
commun d'opulence et de bien-être , dont chaque
individu ne peut avoir que des parties inégales ,
BRUMAIRE AN IX. 169
mais dont aucun n'est totalement exclus . C'est -là
une de ces lois admirables de l'ordonnateur suprême
, qui n'a rien fait d'exclusif, et qui veut que
le genre humain , tout entier , participe au fruit
des découvertes d'un seul peuple , et même d'un
seul homme.
Ecoutons Smith lui- même.
« Ainsi , la division du travail , en multipliant
les productions de tous les arts , dans une société
bien ordonnée , enfante cette opulence universelle
qui circule et se répand jusqu'aux dernières classes
du peuple..... Remarquez de combien de choses
jouit le plus simple artisan ou le journalier laboureur
, dans un pays riche et civilisé ; et vous avouerez
que le nombre des hommes à qui leur industrie ,
quelque faible qu'elle soit , a procuré cette foule de
jouissances , est inaccessible au calcul . Observez ,
par exemple , l'étoffe de laine qui habille le journalier
laboureur : elle est rude et grossière , sans
doute , et , cependant , n'est - elle pas le produit du
travail réuni d'une multitude prodigieuse de mains?
Il a fallu , pour le vêtir , même de ce grossier habit ,
que , se succédant l'un à l'autre , berger , marchand ,
cardeur , fileur , tisserand , fouleur , teinturier , tailleur
, et beaucoup d'autres encore , se soient mis
tous en mouvement. Que de marchands et de colporteurs
employés à faire passer les matériaux nécessaires
à quelques-uns de ces ouvriers , dans les
mains de plusieurs autres , qui vivent souvent aux
deux extrémités d'une même contrée ! Quel assemblage
, et de commerces , et de navigations , et de
navires de transport , et de matelots , et de cordiers
, et de faiseurs de voiles , pour apporter les
corps des trois règnes de la nature , animal , vẻ-
gétal et minéral , dont le teinturier fait usage , et
170 MERCURE DE FRANCE ,
qui lui arrivent des parties du monde les plus reculées
! Quelle variété de travaux indispensables
pour la fabrication des outils du plus médiocre des
ouvriers ! Ne parlons pas des machines compliquées,
telles que le navire du matelot , le moulin
du fouleur , où même le rouet du fileur . Considérons
seulement la variété du travail , consumé
à former un instrument aussi simple que les ciseaux
dont s'est servi le berger pour la tonte de ses moutons
! Le mineur qui a tiré le fer des entrailles de
la terre , le maçon qui construisit le fourneau destiné
à fondre le métal , le bucheron qui abattit le
bois , l'homme qui administra le charbon que la
fonderie consume , et celui qui a changé la terre
en briques , sans oublier , ni la main qui les a rangées
en divers compartiments , ni celle qui a dirigé
l'ouvrage entier des fourneaux , ni le mécanicien
à qui on doit le moulin , jusqu'au forgeron , dernier
anneau de cette longue chaîne , tous à la fois
ont uni leurs travaux divers pour faire les ciseaux
du berger. »
Smith applique les mêmes observations à tous
les arts les plus grossiers , et conclut que , sans
le concours de plusieurs mille hommes , la personne
la plus médiocre , dans une grande société
, ne saurait pourvoir aux nécessités d'une
vie que nous nommons faussement simple et
facile. Peut-être , ajoute- t- il , les dépenses d'un
monarque européenne s'élèvent pas toujours au
dessus de celles d'unpaysan industrieux etfrugal
, autant que les dépenses de ce même paysan
surpassent celles d'un monarque africain , mai.
tre absolu de la vie et de la liberté de dix-huit
mille nègres , réduits à l'état de nudité.
Il est impossible d'offrir des observations plus
BRUMAIRE AN IX. 171
justes et plus piquantes , et d'unir plus de raison
à plus d'esprit. On sera peut-être étonné d'entendre
louer ce dernier mérite , dans un écrivain qui a
traité des matières aussi graves : mais c'est- là une
de ses qualités dominantes ; et l'on doit convenir
que l'esprit sert à tout , quoi qu'en aient dit des
gens intéressés à le décrier. On trouve , dans
le traité de la Richesse des nations , cette métaphysique
à la fois profonde et déliée , qui appartient
à tous les bons esprits en tout genre , poètes ,
orateurs ou politiques , mais que les métaphysiciens
de profession ne connaissent pas toujours.
L'ouvrage qui nous occupe n'est , au fond , d'un
bout à l'autre , qu'une apologie du commerce , des
arts , et même du luxe dans tous ses développements.
J'en suis fâché , je le répète , pour tant de
déclamateurs anciens et modernes , qui en ont fait
la satyre : Smith leur enlève la moitié de leur
éloquence , et rend plus d'un livre fameux trèsinutile
.
La pauvreté put convenir autrefois à quelques
cités, où un petit nombre de citoyens ne connaissait
d'autre art que celui de la guerre . Privés de
tout , ils jouissaient du sentiment exagéré de leur
force ; et l'orgueil les consolait de tous les maux
qu'ils s'imposaient volontairement . Ils vivaient de
brouet noir , et ils exerçaient le droit de vie et
de mort sur leurs esclaves ; car il est bon de remarquer
que , si une vie trop douce amollit et corrompt
les moeurs , une vie trop dure les corrompt
d'une autre manière , en les rendant féroces et
impitoyables. L'introduction d'une jouissance
réelle , si l'excès n'en est pas la suite , perfectionne
l'esprit de société , étend les rapports de bienveillance
entre les individus , et donne à la sensibilité
172 MERCURE DE FRANCE.
humaine des développements qu'elle ignorait . Le
coeur de l'homme devient meilleur , toutes les fois
qu'il s'ouvre à des joies nouvelles. Il est , chez quel
ques peuples, des usages insensés et barbares , qui
ont résisté aux ordres de l'autorité , à la crainte de
la mort , et même à la puissance de la raison , et
qui céderaient sans peine à l'influence des plaisirs .
Les lieux , les temps , les moeurs , tout à changé.
Jadis une passion forte , un préjugé nationak
inspiré dès l'enfance à chaque individu d'un même
peuple , suffisait pour lui assurer une grande destinée
, et pour l'élever même au premier rang.
C'est dans les siècles anciens qu'on trouve encore
des modèles , non des vertus les plus utiles , mais
de l'héroïsme le plus extraordinaire ; non des affections
les plus faites pour le coeur de l'homme
mais des actions qui supposent le plus d'énergie
dans les caractères.
Les mêmes mobiles ne peuvent convenir désor
mais à une nombreuse société , dont les intérêts
compliqués en mille manières , se mêlent nécessairement
à ceux des sociétés voisines . Tout genrede
fanatisme qui éloignerait un peuple des autres
peuples , et qui l'en rendrait ennemi , lui serait
bientôt funeste dans l'état actuel des choses . Ce
besoin de jouissances et de commodités , qui s'est
répandu plus ou moins dans notre Europe , cet
amollissement des moeurs , qui en est la suite , ont,
peut- être , plus servi le genre humain , en multipliant
ses communications , que toutes ces vertus
tant admirées , qui ont élevé quelques hommes
au dessus de leur espèce , et qui , souvent , formaient
je ne sais quelle grandeur colossale de tous les
débris des sentiments de la nature.
Comment les peuples modernes peuvent - ils
BRUMAIRE AN IX. 173
avoir maintenant une véritable importance ? Par
les lumières et par les richesses. C'est l'étendue
de leurs lumières , plus que l'énergie de leurs passions
, qui , dorénavant, fera leur gloire et leur puissance
. C'est l'or , bien plus que le fer , qui décidera
du sort des nations.
C'est donc l'art d'acquérir les richesses , et de
les accroître , qui doit former notre politique. C'est
de leur distribution sagement graduée dans toutes
les classes ; c'est de l'emploi convenable qu'on en
fait pour les besoins publics , que dépend une bonne
ou mauvaise administration .
L'agriculture donne le fonds des premières ri
chesses ; le commerce les renouvelle et les accroît .
La division du travail les multiplie et les fait
refluer , dans toutes les parties du corps social , avec
une heureuse inégalité , nécessaire à leur mouvement.
Les produits bruts s'échangent continuellement
contre les produits manufacturés . Le voisinage
des villes , en ouvrant des marchés aux carnpagnes
, accroît progressivement la rente de la
terre. Enfin , une portion de ce produit annuel de
Ja terre et du travail , qui forme la richesse de la
société , est prélevée tous les ans pour la défense
publique ; de là , l'origine de l'impôt.
Telle est l'analyse rapide des principales idées
de Smith..Il en doit plusieurs à Stewart , et l'on
s'étonne qu'il ait eu la faiblesse de ne pas le
citer. Il ne garde pas le même silence sur les
écrivains économistes français : il en parle avec
estime , en les réfutant plus d'une fois ; et il oublie
Stewart , dont il a tant profité ! Plus d'un homme
fameux a commis la même injustice ; et la France ,
à cet égard , n'a pas le droit de faire des reproches
à l'Angleterre.
174 MERCURE DE FRANCE ;
Comparez Stewart à Smith , sur le crédit , sur
les banques , sur les monnaies , sur les progrès naturels
de l'opulence , et vous trouverez qu'il a posé ,
le premier , les principes essentiels ; mais Smith.
il faut en convenir , a développé , en grand maître,
les idées qu'il doit à son devancier. Il en fait sortir
les détails les plus neufs et les plus inattendus.
Il ne s'est pas contenté de composer un ouvrage
sèchement utile , il a su , également , intéresser le
négociant , le moraliste , l'homme d'état et le philosophe.
C'est une chose bien remarquable que le soin
avec lequel Smith évite toute espèce de réflexion
sur les différentes formes de gouvernements . N'allez
pas lui demander si c'est celui d'un seul , de
plusieurs , ou de tous , qui convient ou se refuse
le plus aux développements de l'économie sociale .
Il ne paraît pas même avoir songé à ces questions
qu'on croit si importantes , et qui pouvaient se
présenter tant de fois dans le cours d'un ouvrage
semblable.
Il est permis de croire , d'après son silence ,
qu'il ne voyait , dans ce genre de discussions , que
des jeux d'esprit inutiles ou même dangereux . Il
est vraisemblable que le meilleur des gouvernements
était , à ses yeux , celui qui donnait la protection
la plus efficace aux personnes et aux propriétés;
et que le pire de tous , était celui qui en
violait impunément la sûreté. En effet , c'est à ce
principe incontestable qu'il faut toujours revenir,
pour juger les systêmes politiques . Ici , l'abus des
mots a confondu toutes les idées , comme dans les
autres sciences . Que m'importe le nom que vous
donnez à telle ou telle constitution ? Elle est mauvaise
, quand vous l'auriez fondée sur les théories
BRUMAIRE AN IX.
175
les plus philosophiques et les plus républicaines ,
si elle manque de la force nécessaire pour assurer
la tranquillité et les droits des citoyens . Elle est
bonne , quelle que soit , d'ailleurs , son essence et
sa dénomination , si je trouve en elle une garantie
suffisante pour exercer librement mes facultés ·
et mon industrie , et si j'ai droit de faire , sous sa
sauve-garde , tout ce qui ne peut nuire au repos
et aux intérêts d'autrui .
On voit que Smith avait beaucoup étudié l'Esprit
des lois ; il lui doit plus d'une idée , et sa doctrine
est souvent la même. Je reviens souvent , et
comme malgré moi , à Montesquieu ; toutes les
fois qu'on rencontre quelque part une grande idée
politique , elle semble lui appartenir. C'est dans
Montesquieu que sont renfermés tous les trésors
de l'expérience des siècles ; c'est -là qu'un lecteur
attentif eût trouvé le présage de tous les fléaux
qui ont couvert la France dans ces derniers temps ;
c'est-là encore qu'il faut chercher des instructions
salutaires pour l'avenir. La circonspection avec laquelle
ce grand homme fut obligé d'écrire , sous
une monarchie , ne l'a point empêché de répandre ,
dans son livre immortel , le germe de toutes les
vérites républicaines qui peuvent convenir à la
grandeur de notre territoire et de notre population
.
Les principes de Smith , dans tout ce qui regarde
le commerce , ont pour base le systême
d'une liberté indéfinie. Il rejette tout genre d'entraves
et de prohibitions . C'est ainsi qu'il s'exprime
: «< Tout systême qui cherche , soit par un encouragement
extraordinaire , à attirer vers une
espèce particulière d'industrie une portion du capital
de la société plus grande que celle qui s'y
176 MERCURE DE FRANCE ,
porterait elle -même ; soit par des restrictions de
même nature , à détourner d'un emploi quelconque
la portion de ce capital qui s'y rendrait na
turellement , ce systême s'éloigne du but qu'il veut
atteindre il retarde , au lieu de l'accélérer , la
marche progressive de la société vers la richesse
et la grandeur , et diminue , au lieu de l'accroître ,
la valeur réelle du produit annuel de la terre et
du travail .
«
<< Maintenant que tous les systêmes de préférence
ou de restriction sont complétement ruinés
il ne reste que celui de la liberté naturelle , si
simple et si uni , qu'il doit s'établir de lui -même .
Tout homme , en effet , tant qu'il ne viole pas les
lois de la justice , doit être parfaitement libre de
travailler à ses intérêts comme il lui plaît , et d'associer
son industrie et son capital au capital et à
l'industrie de tout autre individu , ou de toute classe
d'individus . Le souverain se voit ainsi totalement
déchargé de l'obligation qu'il ne pourrait remplir,
sans s'exposer à des erreurs sans nombre , et à laquelle
toute la science et toute la sagesse humaines
ne suffiraient pas je veux dire de la nécessité de
surveiller l'industrie de chacun des sujets , et de
la diriger vers l'emploi le plus avantageux » .
<< Smith ne réclame pas seulement cette liberté
pour les relations intérieures , mais encore pour
toutes les relations avec les états voisins . Il ne
veut point qu'on gêne , en aucune manière , l'importation
des marchandises étrangères . Il écrit sans
préjugé national ; il stipule , en quelque sorte ,
pour les intérêts du monde entier ; et ce caractère
de justice et d'impartialité , qui , partout , obtiendrait
des éloges , mérite d'être particulièrement remarqué
dans un auteur anglais qui parle de la
France .
BRUMAIRE AN IX.
REPERA
177
Un faux principe , dit-il , a enseigné aux nations
qu'il était de leur intérêt d'appauvrir tous
leurs voisins. On leur a appris à voir , d'un oeil
d'envie , la prospérité des peuples qui commercent
avec elles , et à regarder tout le gain qu'ils
font comme une perte pour elles- mêmes. Le commerce
qui , pour les nations comme pour les individus
, devrait être un lien d'union et d'amitié ,
est devenu la source la plus féconde des animosités
et de la discorde. Durant le cours du siécle
présent et du siécle passé , le repos de l'Europe a
été moins troublé par l'ambition capricieuse des
rois et des ministres , que par l'impertinente jalousie
des marchands et des manufacturiers ....
Dans tout pays , il est , il doit être toujours de
l'intérêt de la classe nombreuse du peuple , d'acheter
les denrées dont elle a besoin , de ceux qui
les vendent à meilleur marché. La proposition est
si évidente , qu'il semble ridicule de chercher à la
prouver. Aussi , ne l'eût -on jamais mise en question
, si les sophismes intéressés des marchands
et des manufacturiers ne fussent venus à bout
d'obscurcir les premières idées du sens commun .
Leur intérêt est ici opposé à celui de la grande
masse du peuple. De même que les pourvus du
droit de maîtrise , dans une corporation , sont
intéressés à empêcher leurs concitoyens de s'adresser
aux ouvriers qui ne sont pas incorporés ;
ainsi les marchands et les manufacturiers , dans
chaque pays , trouvent leur intérêt à s'assurer le
privilege exclusif du marché intérieur . De là ,
dans la Grande - Bretagne , les impositions extraordinaires
assises sur presque toutes les marchandises
importées par des marchands étrangers ;
de là , les prohibitions , ou du moins les droits
DER
2.
12
*
MERCURE DE FRANCE , 178
1
excessifs sur le produit de toutes les manufactures
étrangères qui peuvent entrer en concurrence avec
les nôtres ; de là , les entraves inouies , dont on a
embarrassé l'importation de presque toutes les
sortes de marchandises qui arrivent des pays avec
lesquels on suppose que la balance du commerce
est désavantageuse , c'est-à- dire , des pays contre
lesquels la haine nationale éclate avec plus de violence
.
«<
Cependant la richesse d'un peuple voisin
quoique politiquement dangereuse dans les jours
de la guerre , est certainement très- avantageuse
au commerce dans les jours de la paix.... Comme
un homme riche doit être , pour les ouvriers industrieux
de son voisinage , une meilleure pratique
que ne peut l'être un homme pauvre , ainsi une
nation riche est plus favorable aux intérêts d'une
nation industrieuse .... L'homme qui veut faire
fortune , ne songe guères à se retirer vers les provinces
pauvres et éloignées; il cherche la capitale
, , ou quelque grande ville de commerce. Il
sait qu'il y a peu à gagner partout où circule.
peu de richesse , et que partout où il y en a
beaucoup en mouvement , il peut en attirer une
portion à lui. Les maximes qui dirigent ainsi
d'après le sens commun , un, dix , ou vingt individus,
devraient en diriger un , deux , dix ou vingt millions
, et montrer à toute une nation , dans la richesse
de ses voisins , une occasion probable et
prochaine de s'élever aussi à la richesse . Si la
France et l'Angleterre regardaient à leurs véritables
intérêts , en écartant toute jalousie mercantille
et toute haine nationale , le commerce de
France , bien mieux que celui de tout autre pays ,
pourrait tourner à l'avantage de la Grande - Bre-

BRUMAIRE AN IX.
179
tagne ; et il en serait de même du commerce de
la Grande -Bretagne à l'égard de la France » .
Cette citation ne paraîtra pas sans doute trop
longue à ceux qui sauront apprécier l'importance
de ces vues si morales et si politiques à la fois.
Il n'est pas inutile de les présenter , au milieu
des divisions qui éloignent les deux empires . Ces
réflexions de. Smith me rappellent un mot que
Plutarque attribue à Cimon. Les Athéniens , jaloux
de la grandeur de Sparte , ne voulaient pas
la secourir , au moment où elle était prête de succomber
sous la révolte des Ilotes et des Messéniens
. Mais Cimon repoussa ces conseils d'une politique
étroite et envieuse ; il persuada aux Athéniens
de marcher , au secours de Sparte , avec quatre
mille hommes. Ne laissez pas , leur dit - il , la
Grèce boiteuse , et votre ville sans contrepoids.
Il me semble que cette expression d'un grand
homme réunit la pensée la plus profonde au sentiment
le plus magnanime. Il est singulier , peutêtre
, que Smith offre , sous le rapport des intérêts
commerciaux , une vérité qu'avait devinée l'instinct
d'un génie sublime , dans une occasion à
peu près semblable , il y a plus de deux mille.
ans.
N'oublions pas , puisqu'il s'agit de l'Angleterre ,
une remarque importante de Xénophon . I observe
que si Athènes était placée au milieu d'une
île , elle aurait le pouvoir de nuire à ses ennemis ,
sans qu'on pût lui nuire , tant qu'elle serait maîtresse
de la mer . Montesquieu ajoute , à ce sujet ,
vous diriez que Xénophon a voulu parler de
l'Angleterre.
Il faudrait passer les bornes d'un extrait ordi180
MERCURE DE FRANCE ,
maire , si l'on voulait indiquer, dans la Richesse des
nations , tous les chapitres qui méritent des éloges.
Il n'en est presque aucun qui ne pût servir
de texte à un ouvrage important . Tels sont , par
exemple , ceux où il parle de la décadence de l'agriculture
, après la chûte de l'empire romain , et
de l'amélioration que l'établissement des villes a
procurée aux campagnes. Il envisage , d'une manière
toute nouvelle , la question de la féodalité ,
et rajeunit un sujet que tant d'hommes de génie
semblaient avoir épuisé avant lui . C'est avec une
sagacité merveilleuse qu'il distingue les différents
principes sur lesquels les anciens et les modernes
ont fondé leurs . colonies.
S'il est digne d'admiration dans les premières
parties de son ouvrage , il ne me paraît pas là
soutenir au même point dans la dernière. Il y
traite de l'impôt , des revenus du souverain , et
des établissements publics. L'art d'asseoir et de
répartir les contributions , est sans doute le chefd'oeuvre
du génie administratif; et, jusqu'ici , cet
art fut le plus incertain , quoique le plus important.
Les meilleurs esprits ne nous ont encore
offert que des théories insuffisantes sur l'impôt.
Ils ont aisément détruit celles de leurs devanciers ,
et ils doivent compter sur la même justice , de
la part de leurs successeurs . Aucun état n'emploie
un mode de perception qui n'ait de grands inconvénients
; et Smith , en traitant ce sujet, ne montre
plus sa pénétration' ordinaire.
Il s'étend assez longuement sur l'éducation . Il
n'a pas dédaigné de réproduire les objections tant
de fois répétées contre les colléges et les universités.
Les abus qui régnaient dans ces institutions
ont frappé les esprits les plus vulgaires ; mais ,
BRUMAIRE AN IX. 181
peut-être , il était plus digne d'un philosophe comme
Smith , de reconnaître les services réels qu'ont
rendus ces colléges trop calomniés , en contribuant
à la renaissance des lettres , en répandant
le goût de l'étude , et en rappelant sans cesse la
jeunesse de l'Europe vers les meilleurs modèles
de l'antiquité.
Smith ne croit point que le gouvernement doive
payer l'éducation publique : il veut qu'elle soit
libre , que chaque élève puisse choisir le maître
le plus accrédité , et que le revenu du professeur
soit le prix de ses leçons , proportionné aux soins
qu'il se donne , et à la réputation qu'il s'est acquise.
Je ne sais si , en général , les moeurs françaises
s'accommoderaient de ce genre d'éducation et de
salaire , établi en Allemagne ; mais une question.
plus importante doit nous arrêter : un grand état,
qui adopte une constitution nouvelle , peut - il
abandonner au caprice de professeurs qui suivront
des systêmes contradictoires , l'éducation de l'enfance
, les moeurs et les opinions publiques ?
En Grèce et dans Rome , à la vérité , des instituteurs
salariés par les élèves, leur enseignaient les éléments
de quelques sciences , ou des arts libéraux ;
mais le législateur avait établi une première éducation
commune , dont il avait la surveillance .
Elle se recevait , à Rome , dans les exercices du
Champ- de-Mars ; en Grèce , dans ceux du Gymnase.
L'éducation musicale était plus importante
encore chez les peuples de la Grèce , et les lois
en avaient réglé les moindres détails .
Smith refuse de croire à l'heureuse influence
des institutions musicales . Il préfère les moeurs
des Romains , qui en ignoraient l'usage , aux moeurs
182 MERCURE DE FRANCE ,
des Grecs , qui en ont célébré les prodiges . L'autorité
de Smith , quoiqu'il appelle à son secours
Polybe et Denis d'Halicarnasse , suffira-t-elle pour
affoiblir le témoignage des plus beaux génies de
la Grèce ? Et d'ailleurs , qui croira , sur la foi de
Smith , que le caractère des Grecs soit inférieur
à celui des Romains? Les vertus des premiers sont
faciles et intéressantes ; leur héroïsme n'a rien de
sévère. La grandeur des Romains attache moins
qu'elle ne surprend . Plusieurs ont des traits imposants
et majestueux , mais toujours mêlés d'une
sorte de dureté qui les fait plus respecter que chérir.
Socrate fut, à la fois, le plus vertueux et le plus
aimable des hommes. L'apôtre et le martyr de la
morale connut et aima le mieux les grâces et la
beauté . Ce caractère , le premier de tous , manqua
aux Romains , dans les siécles où leurs moeurs
ont mérité le plus de vénération.
On a déja dit , et tous les lecteurs éclairés en conviendront,,
que le meilleurvolume de Smith est le
premier. Sa théorie de la division du travail est
neuve , lumineuse et féconde en résultats . Il est
vrai que, pour trouver cette théorie , Smith n'a eu
besoin que de jeter les yeux autour de lui . La
grande division du travail est , en Angleterre , la
source de l'opulence universelle . Qui a bien lu
Smith , voit l'Angleterre ; et qui a vu l'Angleterre ,
comprend , sans peine , tout le systême de Smith.
Malgré la juste renommée dont il jouit , le gouvernement
anglais est très-loin d'en avoir adopté
toutes les idées. Cette liberté indéfinie , que réclame
l'auteur de la Richesse des nations , n'est
point adoptée par le cabinet et le parlement britanniques.
On nous blâme de négliger Smith ; mais
on peut faire , à quelques égards , le même reproche
à l'Angleterre.
BRUMAIRE AN IX. 183
La Richesse des nations est un ouvrage du premier
ordre dans son genre , et c'est pour cela qu'on
a cru devoir s'y arrêter.
La Théorie des sentiments moraux , du même
écrivain , est un ouvrage très - inférieur. Tout est
positif et solide dans le premier ; tout est vague et
subtil dans le second , si vous exceptez quelques
chapitres *.
Smith était né dans l'Ecosse , comme Robertson
et quelques autres hommes célèbres. Ce n'est
point dans les rochers et les forêts de cette Calédonie
, où l'on a placé le berceau d'Ossian , qu'il
faut chercher aujourd'hui l'enthousiasme poétique .
Thompson est le seul poète distingué qu'ait produit
l'Ecosse moderne . Elle n'a vu naître que des
historiens et des philosophes. Ses historiens même
sont plus sages qu'éloquents ; et ses philosophes ,
encore plus ingénieux que profonds. Mais cette
gloire semblera préférable , peut- être , à un siécle
dont les idées ne favorisent pas les arts d'imagination.
* N. B. Les meilleures observations de cette Théorie
des sentiments moraux se trouvent dans les notes du
poème des Saisons , par le C. Saint- Lambert ; mais le
poète est plus précis , plus juste et plus piquant ; d'ailleurs
ses notes ont précédé de plusieurs années l'ouvrage
de Smith,
ETEOCLE , tragédie en cinq actes , par G.
LEGOUVÉ , membre de l'Institut national.
Si la voix de quelques journaux était l'organe de l'opinion
publique , l'auteur d'Etéocle , plus heureux que
nos plus grands écrivains , n'aurait rien à demander à
la justice tardive de la postérité. L'on a dit que sa
pièce était upe des meilleures tragédies de notre siécle ,
-
184 MERCURE DE FRANCE ;
et l'on a comparé son style à celui de Racine. J'ignore
quel sentiment a dicté ces éloges , qui semblent défier
la critique ; mais si c'est l'envie , irritée du succès d'un
ouvrage estimable , on doit convenir qu'elle est plus
adroite que l'amitié.
Sans doute , il faut louer le C. Legouvé , d'avoir
préféré la noble simplicité de la tragédie antique , à
cette variété d'incidents qui complique les drames ténébreux
du théâtre anglais ; il faut encore le louer d'avoir
évité soigneusement les défauts ordinaires du style
à la mode , le néologisme , l'enflure et la déclamation ;
il faut enfin reconnaître , dans son ouvrage , un écrivain
formé par l'étude des grands modèles , qui respecte
leurs principes , qui connaît leur langue , mais qui n'est
pas leur égal . Essayons de justifier cette opinion .
Le sujet de la Thébaïde est connu de tout le monde ,
excepté peut-être de ceux qui fréquentent aujourd'hui
le théâtre , et qui font assez souvent le destin des premières
représentations . Ce sujet , a dit le critique le
plus judicieux de notre âge * , est du nombre de ceux
qui sont plus horribles qu'intéressants . Cependant Eschyle
et Euripide , chez les anciens ; Racine et Alfiéri ,
chez les modernes , l'ont cru propre à exciter les émotions
les plus tragiques , et l'ont mis sur la scène avec
des succès différents . La pièce d'Eschyle , intitulée
les sept Chefs devant Thèbes , n'est guères remarquable
que par les beautés épiques du troisième acte , qui sont
pour nous des défauts brillants ; c'est l'énumération des
sept chefs , alliés de Polynice , et la description de
leurs armures. L'Épopée , même dans Homère , n'a pas
un ton plus majestueux.
WR
Le terrible Tydée , aux bords de l'Isménus ,
/ Menace , en frémissant , la porte de Prétus :
* J. F. Laharpe , Cours de Littérature , tome 1 , page 454 .
BRUMAIRE AN IX. 185
Le fleuve vainement s'oppose à son passage ;
Vainement le devin , que trouble un noir présage ,
Veut arrêter ses pas , en attestant les Dieux .
Le guerrier , tel qu'on voit un serpent furieux
Dont les feux du Midi , sur un brûlant rivage ,
Embrasent les poisons et réveillent la rage ;
Le guerrier du devin aceuse la frayeur :
Il méprise un augure ; il insulte à la peur ;
11 agite ; en parlant , trois aigrettes flottantes ,
De son casque d'airain parures menaçantes ›
Frappe , et fait retentir son vaste bouclier ,
Industrieux ouvrage , où brille sur l'acier
Cet astre , oeil de la nuit , qui décrit sa carrière
Dans des cieux étoilés que remplit
sa lumière
:
Ainsi marche au combat
ce guerrier
orgueilleux
,
Une lance à la main , et le feu dans les yeux ;
Il appelle , à grands cris , la guerre et le caruage ;
Semblable
au fier coursier qui , bouillant
de courage ,
Entend
bruire de Mars les affreux
instruments
,
Et répond , à ce bruit , par des hennissements
. etc.
A la porte d'Electre , aux assauts destinée ,
S'élève , comme un roc , l'énorme Capanée ;
Et que puissent les cieux , prompts à vous exaucer ,
Détourner les malheurs qu'il vous ose annoncer !
Nul mortel ne saurait égaler sa stature.
Audacieux géant , qu'agrandit son armure ,
Il jure que nos tours tomberont sous son bras ;
Que les Dieux conjurés ne nous sauveraient pas :
D'une voix sacrilége , il défie , il blaspheme
L'Olympe , le Destin , et Jupiter lui-même .
Il ose se vanter qu'en vain ce Dieux jaloux
Armerait, contre lui , son foudroyant courroux , etc.
( Traduction de LAHARPE ).
T
Le C. Legouvé a su s'approprier en homme de
goût , ce fonds si riche d'idées et d'images poétiques .
Il a lié cette description brillante à l'action de sa pièce ;
et , en supprimant les tableaux épisodiques , il y a jeté
plus d'intérêt et de mouvement. C'est Hémon qui vient
186 MERCURE DE FRANCE ,
apprendre à Jocaste (perdue comment un nouveau prodige
a suspendu le combat de ses enfants.
...Vous avez vu , dans sa fureur extrême ,
Quel adieu , Polynice , à son frère a laissé.
A peine , vers son camp , il s'était avancé ,
Que son ordre , à l'assaut , fait marcher les cohortes.
Sept chefs , la bâche en main , menacent nos sept portes.
Leur front brille déja d'un espoir insultant :
Un bataillon d'airain sur nos murs les attend.
Mille flèches contre eux , par nos bras , sont lancées ;
Mais c'est en vain . Déja des échelles dressées
Elevaient , jusqu'à nous , l'intrépide assaillant :
Nos remparts n'offraient plus qu'un théâtre sanglant ;
Lorsqu'Etéocle , ouvrant la porte Neïtienne ,
Repousse l'Argien , et vole dans la plaine .
Un corps nombreux le suit. De surprise frappé ,
L'Argien , par le roi , craint d'être enveloppé :
Il venait attaquer ; il songe à se défendre *.
De nos remparts , soudain , on le voit redescendre ;
Et , prompt à nous montrer un front impétueux.
Engager , dans la plaine , un choc tumultueux.
La jeunesse Thébaine , en nos murs enfermée ,
Sort , rejoint Etéocle , et grossit son armée ;
Dès-lors , nul combattant ne connait le repos.
C'est Thèbes , toute entière , attaquant tout Argos.
L'Ismène , de frayeur , enfle une onde écuinante ;
La valeur des soldats , avec leur nombre , augmente.
Du choc des boucliers les échos ont frémi ;
Chaque glaive a frappé , chaque armure a gémi ;
La même ardeur remplit les deux partis contraires ;
Tous semblent partager la haine des deux frères.
On se presse , on combat sur les morts entassés ,
Sur les chevaux meurtris, sur les chars fracassés :
* N. B. Ce vers , et les suivants , rappellent un peu trop
le récit de Rodrigue , après son combat contre les Maures ,
au quatrième acte du Cid.
« Ils couraient au pillage , ils rencontrent la guerre , etc. »
BRUMAIRE AN IX. 187
Le sang succède au sang , le carnage au carnage :
Cependant , Capanée , étincelant de rage ,
Ce roi qui , pour les Dieux , signala son mépris ,
Enfonce , en blasphémant , nos bataillons surpris.
Pour arrêter ses coups , hors de nos rangs , s'élance
Du jeune Enomaüs l'imprudente vaillance :
Déja , des deux rivaux , les fers se sont croisés ;
Déja , leurs casques d'or sous leurs coups sont brisés ;
Quand , soudain : ô prodige ! on sent trembler la terre ,
On entend retentir et rouler le tonnerre .
Jupiter , dans leur lutte , arrêtant ces héros ,
Contre leurs fronts dirige et lance ses carreaux ;
La fondre éclate , tombe , et soudain les dévore.
Sur leurs membres fumants elle s'acharne encore ,
Et les fait disparaître en un gouffre de feux ,
Qui , mugissant trois fois , se referme sur eux.
Les beautés de ce récit en effacent les taches légères,
et méritent d'autant plus d'éloges au C. Legouvé ,
qu'il avait à lutter contre ces vers admirables de Boileau .
Sur un bouclier noir , sept chefs impitoyables
Epouvantent les Dieux de serments effroyables ;
Près d'un taureau mourant qu'ils viennent d'égorger ,
Tous , la main dans le sang , jurent de se venger.
1ls en jurent , la Peur , le dieu Mars et Bellone , etc.
Le bonheur de ces imitations prouve combien le génie
des poètes anciens peut feconder celui des modernes
, et combien de richesses le véritable talent doit
encore trouver sur ces traces vénérables , dont on affecte
aujourd'hui de s'éloigner avec un dédain présomptueux .
En effet , si le C. Legouvé doit à Eschyle des beautés
de détail qui contribuent beaucoup au succès de
son ouvrage , il n'est pas moins redevable à Euripide ,
qui lui a fourni l'heureuse idée d'intéresser en faveur de
Polynice . C'était , sans doute , le moyen le plus ingénieux
d'éluder la principale difficulté du sujet , qui présente ,
dans les deux frères , deux scélérats presqu'également
188 MERCURE DE FRANCE ,
coupables , presqu'également odieux . Eschyle et Racine
n'ont point altéré les traits des enfants d'Edipe ; Etéocle
a usurpé le trône ; Polynice porte la guerre dans sa
patrie ; tous les deux , pár une ambition effrénée , ont
outragé la nature , et font frémir l'humanité . Il est vrai
que Racine a eu la faiblesse d'introduire dans la famille
des Labdacides , dans cette race dévouée au parricide
et à l'inceste , un amour parasite qui complique inutilement
les ressorts de sa tragédie . Mais les frères ennemis
sont l'ouvrage d'un jeune auteur , dans lequel
Molière seul découvrit un homme de génie . Le grand
Racine ne date que d'Andromaque , comme le grand
Corneille ne date que du Cid ; et l'on a fait un reproche
injuste au C. Legouvé , en l'accusant d'avoir voulu se mesurer
avec le plus parfait de nos poètes. Une bonne tragédie
sur le sujet terrible de la Thébaïde , supposé
qu'elle soit possible , manquait au théâtre Français ; si
le C. Legouvé n'a pas la gloire de l'avoir faite , il mérite
du moins qu'on applaudisse à son courage , sans l'accuser
de vanité .
Le dénouement de sa pièce , imité d'Alfieri , a excité
beaucoup de murmures : il semble , en effet , qu'en
faisant entre tuer les deux frères sur le champ de bataille
, on avait rempli la mesure de leur caractère féroce
et de leur haine dénaturée . -Transporter Etéocle
mourant sur la scène pour lui faire enfoncer son épée
dans le coeur de Polynice , aux yeux de sa déplorable
famille ; quand Jocaste , Antigone , Edipe lui -même ,
l'exhortent à pardonner ; quand son sang , qui s'écoule
avec sa vie , n'est plus enflammé par l'ardeur du combat
et le délire de l'ambition ; c'est augmenter, par une
atrocité nouvelle , cet amas de crimes inouis , qui composent
la destinée des Labdacides ... Je n'oserais point
affirmer que ce dénouement , tout horrible qu'il est ,
ne soit pas suffisamment préparé par les traits que l'auBRUMAIRE
AN IX. 189
teur ajoute an caractère donné d'Étéocle , afin d'adoucir
celui de Polynice . Mais comme cette intention , vraiment
dramatique , est mieux indiquée qu'elle n'est remplie
, il en résulte que l'un des deux frères révolte , et
que l'autre n'intéresse pas assez . C'est un inconvénient,
qu'il était , je crois , impossible d'éviter.
Mais puisque , à l'exemple d'Euripide , le C. Legouvé
fait assister Edipe au dernier jour de ses cou-'
pables fils , il me semble qu'il aurait pu donner à ce
vieillard auguste , victime vertueuse de la fatalité qui
le condamnait au crime , un rôle plus touchant et plus
paternel. Edipe , qui vient ici maudire ses enfants ,
prêts à s'entr'égorger ; qui semble se réjouir de ce
combat fratricide , qui le vengera de leur ingratitude ;
Edipe , poussant des cris lamentables et vociférant
des imprécations , ressemble trop au farouche Montaigu
. Leur langage est à peu près le même ; et cependant
leurs caractères , comme leur position , different
essentiellement . - Dans l'Edipe-roi , de Sophocle , et
dans celui de Voltaire , le malheureux accuse aussi
les Dieux , et s'abandonne aux transports d'une douleur
effrayante ; mais il vient de se reconnaitre pour
l'assassin de Laïus , et pour le mari de sa mère ; il
vient d'arracher ses yeux de ses propres mains . C'est
l'horreur de ses forfaits involontaires , qui lui fait
pousser des cris déchirants ; et ces cris retentissent
dans l'ame des spectateurs . Dans l'Edipe à Colone ,
dont le C. Ducis a naturalisé , parmi nous , les beautés
sublimes, Edipe maudit également Polynice ; mais alors
le crime de ses fils était plus récent , et leur péril plus
éloigné ; la guerre civile n'était qu'un projet douteux ;
Étéocle et son frère ne marchaient pas encore à leur
combat impie. D'ailleurs , Edipe pardonne , dès que
Polynice se repent. Ici , c'est au moment où ses deux
fils partent pour un duel sacrilége , qu'un père , au
-
190 MERCURE DE FRANCE ,
lieu de les arrêter , renouvelle ses imprécations . It
repousse le désespoir et les remords de Polynice ; il
excite , lui - même , ses enfants à consommer un crime ,
qui surpasse tous les forfaits de sa race. Il appelle ,
dans ses voeux homicides , les Dieux de l'Olympe et
du Tartare .
Jupiter , prends ta foudre , aux méchants réservée :
......... Et vous ! vous , Até , Némésis ,
Dieux de sang ! dieux de mort ! dieux dignes de mes fils !
Toi , Mars ! qui , dans leur sein , a versé ta colère ;
Toi , plus terrible encor , ô Laïus ! ô mon père !
Vengez , sur leurs auteurs , les maux que j'ai soufferts ;
Saisissez ces ingrats que je voue aux enfers.
Voilà , cruels , quels Dieux au combat vous attendent :
Tisiphone , Mégère , Alecto vous demandent.
Allez , sous leurs regards , brisant tous vos liens ,
Achever un forfait aussi noir que les miens .
pour
Je ne sais si je me trompe ; mais j'ose croire qu'OEEdipe
, dont la vie entière offrit ce spectacle si digne
des regards du ciel , la vertu aux prises avec l'adversité
; Edipe , dis - je , sortant de sa prison , pour
opposer ses prières et ses larmes aux fureurs effrénées
de ses fils ; ne leur demandant ' lui faire oublier
ses maux et son injure , que de consentir à vivre
et à s'aimer ; et ne pouvant les arracher à l'ascendant
irrésistible de leur destinée , aurait produit une émotion
plus douce , plus profonde , et plus tragique !
Les coeurs fermés à la pitié , pour Étéocle et Polynice ,
auraient partagé la douleur d'un père infortuné. Ce
róle , ainsi conçu , serait sans doute plus digne d'Edipe,
que l'antiquité nous montre toujours , sensible et religieux
; il répandrait , sur l'ouvrage , un intérêt plus
touchant ; et l'horreur du sujet serait adoucie , sans
que le caractère en fût altéré.
Au reste , l'Étéocle du C. Legouvé , partagera proBRUMAIRE
AN IX. 191
bablement le sort de toutes les tragédies que les maîtres
de l'art dramatique , chez les anciens et chez les
modernes , ont composé sur le même sujet. L'estime que
ces ouvrages méritent , par des détails plus ou moins
heureux , ne peut les soutenir , au théâtre ni dans le
cabinet , contre le sentiment pénible que l'ensemble
fait éprouver. C'est assez pour l'auteur de celui - ci
de s'être placé près de ses modèles , et d'avoir fait avec
eux un partage à peu près égal des beautés et des
défauts qui naissent du sujet. Le public peut décider
que les défauts l'emportent , sans crainte d'humilier
les talents de l'auteur , et la critique est ici désarmée
par le respect qu'elle doit aux noms les plus glorieux .

-
Je terminerai cet article , par quelques observations
sur le style de la pièce , que des malveillants ont af
fecté de comparer à celui de Racine . On demandait , à
je ne sais quel prince , ce qu'il pensait d'un panégyrique
, dans lequel on le comparait à Dieu : C'est un
peu fort , répondit- il , mais c'est toujours flatteur.-
Je ne crois pas que cet avis soit celui d'un homme
d'esprit et de goût , tel que le C. Legouvé. J'aime à
reconnaître que sans recherche et sans effort , il prend
assez souvent le ton mâle et sévère de la tragédie ;
mais je suis faché de voir qu'il le quitte quelquefois ,
pour s'abandonner à une sorte de mollesse aimable , qui
conviendrait mieux à l'idylle ou à l'élégie . Par exemple
, Antigone dit à Polynice :
....Depuis que tu quittas ces lieux ,.
La paix fuit de nos coeurs , le sommeil de nos yeux ;
La nuit , dans ce palais , plaintives , languissantes ,
Nous prolongions les cris de nos voix gémissantes.
Le jour , prenant du deuil les vêtemeus obscurs ,
Nous volions te chercher dans les murs ,
Aux sources où l'Ismène épanche sou eau pure ;
Nous te redemandions à toute la nature.
hors des murs ,
192 MERCURE DE FRANCE ,
Nous t'appelions longtemps , nous te tendions les bras ,
Nous accusions les lieux qui retenaient tes pas.
Hélas ! combien de fois la nuit vint me surprendre
Aux bords où ton adieu , trop tôt , se fit entendre ;
J'aimais à contempler , dans un avide effroi ,
Le ruisseau que tu mis entre ta soeur et toi ;
La hauteur d'où ma vue , à te suivre réduite ,
Dans un long horizon accompagna ta fuite ,
L'arbre qui me soutint quand je ne te vis plus.
POLY NICE.
Quoi ! lorsque je fuyais , de ma patrie exclus ,
D'un malheureux absent vous gardiez la mémoire !
Certainement ces vers ont de l'élégance , du naturel
et de la facilité. Quelques-uns sont pleins de grace et
de délicatesse mais n'est - on pas un peu surpris de les
trouver dans la Thébaïde ? Ont- ils bien la couleur du
sujet ? et n'y sent- on pas , d'ailleurs , un peu trop de
négligence et d'abandon ?
En général , on trouve trop souvent , dans cet ouvrage
, des hémistiches faibles , d'autres évidemment
amenés par la rime , et même des vers qu'une certaine
prétention à l'audace et à l'énergie , ne rend pas meilleurs
. Je ne citerai que celui - ci , où la loi de la progression
des idées n'est pas moins méconnue que la
propriété des mots .
Je déchirais les murs , j'arrachais mes cheveux .
Je voudrais aussi que l'auteur eût , dans son style ,
quelque chose de plus ferme et de plus original ; qu'il
négligeât moins l'enchaînement des idées ; qu'il se
défiât de sa mémoire ; et qu'il ne prît jamais des réminiscences
pour des créations . Je n'exprimerais pas ce
vou , si je n'étais convaincu qu'il dépend du C. Legouvé
de le remplir. Il -y a , dans sa pièce , des scènes
BRUMAIRE AN IX.
193
'
entières , qui font beaucoup d'honneur à son talent
notamment celle du 3.me acte , où les deux eres sont
en présence , sous les yeux de Jocaste et
Le style y est , quelquefois
, aussi tragique que gone.
general ,
situation
, et le dialogue n'y manque presamais de
chaleur et de vérité . En un mot , Étéo , sans être
comparable aux bonnes tragédies de notre éclk ; sans
pouvoir prétendre à ce succès constant
qu'un intérêt profond assure quelquefois à des pièces
plus défectueuses , doit cependant augmenter la réputation
de son auteur . On sait qu'il occupe une place
distinguée parmi les écrivains peu nombreux , qui
prêtent aux principes de la saine littérature et du bon
goût , le double appui de leurs ouvrages et de leurs
opinions.
E.
VOYAGE de Néarque , des Bouches de l'Indus jusqu'à
l'Euphrate , ou Journal de l'Expédition de la flotte
dAlexandre ; rédigé sur lejournal original de Néarque,
conservé par Arrien , à l'aide des éclaircissements
puisés dans les écrits et relations des auteurs , géographes
ou voyageurs , tant anciens que modernes ;
Et contenant l'Histoire de la première Navigation que
les Européens aient tentée dans la mer des Indes ;
traduite de l'anglais de William- Vincent , par le C
BILLECOCQ ; imprimé par ordre du gouvernement , en
l'an 8. Chez Maradan , libraire , rue Pavée Saint-
André-des- Arcs : I volume in - 4.° , prix 21 fr. 3 vol.
in-8.º , prix 15fr. , et 18fr. francs deport par la poste.
Nous observions , le mois dernier , au sujet du voyage
d'un illustre anglais à quel point les Européens ont
perfectionné les sciences nautiques , et comment ils
peuvent en diriger l'emploi vers un but moral. Desormais
, disions-nous avec Vancouver , un grand pont de
2 13
194 MERCURE DE FRANCE ,
communication est établi , à l'aide duquel nous pouvons
porter jusqu'aux plages les plus ignorées , aux moindres
enfants de la nature , les bienfaits de la société
civile. Cette idée est vraiment sublime , et il faut la
recommander au siécle qui arrive . Mais la plus grande ,
apres celle - là , est sans contredit celle que conçut
Alexandre , celle de faire entrer l'Europe en partage
des félicités de l'Asie , de faire refluer , vers la Méditerranée
, les richesses de l'Océan indien. C'était le but
d'un voyage qu'il commanda à Néarque , et que celuici
exécuta des bouches de l'Indus jusqu'à l'Euphrate .
Un savant anglais , William- Vincent , s'occupait de
cette navigation de Néarque , précisément dans le
temps qu'on imprimait celle de Vancouver ; et le gou .
vernement français a ordonné de faire passer dans notre
langue , et les récits de Vancouver , et ceux de Néarque ,
c'est -à- dire , la plus belle conception de l'antiquité , et
une des plus nobles entreprises des temps modernes.
C'est le C. Billecocq , que l'on a chargé de traduire
le voyage de Néarque ; et il a mis , à le bien rendre
ce soin et cette affection d'un homme vertueux , qu'il
met à tout ce qu'il entreprend .
Il eût peut - être été à souhaiter qu'en conservant à
William- Vincent , le mérite de son érudition et de
ses recherches , il eût pu y ajouter celui de l'ordre ,
auquel nous ont accoutumé nos savants de l'académie
des inscriptions . Les savants anglais peuvent apparemment
, dans leurs compositions , négliger un peu la méthode
sans que leur méditation en souffre , et sans que
la vue de leur objet leur échappe. Mais le lecteur français
, qui s'est accoutumé à la marche tout à la fois
savante et claire de Fréret et de ses collégues , voudrait
la retrouver chez les écrivains étrangers . Qui ne
desirerait que le journal de Néarque eût été traité ,
comme le Périple d'Hannon l'a été par Bougainville ?
BRUMAIRE AN IX . 195
Ce sont deux ouvrages du même genre. Bougainville
vous présente d'abord le récit du général carthaginois ;
puis il le décompose , et vous offre d'ingénieuses conjectures
, ( dans lesquelles un lecteur exercé aperçoit
aisément qu'il fut guidé par Fréret ) . Le docteur Vincent
, en s'appuyant des travaux , et de notre savant
Sainte-Croix , et de notre immortel Danville , et de son
digne successeur Gosselin , et de ses compatriotes , le
major Rennel , Robertson , l'évêque de Rochester , etc. ,
est attentif à ne rien omettre de ce qui regarde l'originalité
du journal de Néarque , et la fidélité d'Arrien '
qui nous l'a transmis. Il commente chaque mot , et il
tâche de fixer chaque position par tous les secours que
peuvent lui fournir , et l'astronomie , et la science des
langues , et celles des mesures itinéraires : mais c'est
toujours un commentaire qu'on rencontre , et presque
jamais le texte même d'Arrien ou de Néarque. Je dis ,
presque jamais , car il en transcrit plusieurs morceaux
qui font regretter davantage de ne pouvoir jeter la
vue sur l'ensemble. Ces narrations , antiques et originales
, ont , à travers leur imperfection , je ne sais quel
air de simplicité et de grandeur qui attache. On est
bien aise que quelqu'un nous les éclaircisse ; mais on
aime à les lire soi- même , et de suite.
Du reste , cette difficulté n'arrêtera point un lecteur
studieux ; il ouvrira , il méditera Arrien ; puis il considèrera
les cartes de William-Vincent , et parcourra
utilement ses quatre livres , dont voici l'ordre : 1.º Recherches
et Eclaircissements préliminaires ; 2.º la Descente
de l'Indus ; 3. de la Navigation de Néarque ,
depuis l'Indus jusqu'au cap Jark ; 4. ° le Golphe Persique.
Quand ces quatre livres seront parcourus , et
qu'on aura lu quelques dissertations savantes qui viennent
encore à la suite , il n'y aura presque pas un point de
cette ancienne navigation qui ne soit éclairci , ou dis196
MERCURE DE FRANCE ,
posé à l'être bientôt par les recherches que feront de plus
en plus , dans ces contrées , l'esprit de commerce et
le goût des antiquités. L'auteur anglais n'a pas négligé
de joindre à son travail le secours de notes savantes ,
auxquelles le traducteur en a joint d'autres , à l'aide
des CC . Fleurieu et Gosselin.
R
Nous pourrions nous en tenir à cette annonce , s'il
ne s'agissait que de rendre justice à William- Vincent
et à son traducteur ; mais le lecteur voudra connaître
quelques-unes des aventures de l'officier à qui Alexandre
donna sa confiance , dans cette grande entreprise ;
et peut- être s'arrêtera-t -il avec plaisir sur le héros luimême
, sur cet homme extraordinaire , qui , après avoir
tenté de conquérir le monde , imaginait encore de l'agrandir
par la communication de tous les peuples.
"
Ce n'est guères que de nos jours que ce grand homme
a été bien connu . Sa réputation a été longtemps en
proie aux déclamateurs de morale . Il n'y a que cinquante
ans que Montesquieu est venu dire enfin : «On
a assez parlé de sa valeur , parlons de sa prudence .
On a aussi mal jugé son armée que lui-même ; on n'y
à vu que des guerriers braves et obéissants : elle était
de plus remplie d'hommes très - éclairés , et capables de
le seconder dans l'exécution des plus grandes idées ,
non-seulement militaires , mais politiques . Le général
et ses soldats ne paraissent , au premier coup-d'oeil ,
qu'une machine admirablement montée pour une conquête
; mais cette conquête , dans la tête la plus vaste ,
peut-être , qui fût jamais , était destinée à créer , administrer
et féconder un grand empire , qui devait lier
ensemble toutes les parties de l'univers. Laissons donc
Sénèque , Juvénal et notre Boileau , le qualifier de jeune
insensé ; laissons Quinte - Curce le caractériser trèsimparfaitement
, en prose très - ampoulée : le véritable
jugement qu'il faut porter d'Alexandre est écrit dans
BRUMAIRE AN IX. 197
la création d'Alexandrie , et dans celle d'une foule d'autres
villes construites dans des situations si heureuses ,
qu'elles lui survivent encore après vingt siécles ; il l'est
dans cette excellente constitution politique qu'il donna
à l'Egypte , et que les Romains eurent grand soin de
conserver; il l'est enfin dans ce projet de pénétrer , par
la navigation , jusqu'aux sources de la richesse orientale
, et ce projet , interrompu et renversé par sa mort ,
est celui qu'il avait confié à Néarque.
Cet officier , sans doute , était un de ceux qui se
distinguaient par des connaissances utiles , en même
temps que par la bravoure et la constance. On peut
croire qu'il n'était pas exempt du goût pour les fables
; maladie de l'esprit très - commune dans l'antiquité
, et surtout naturelle aux Grecs. On lui reproche
, avec raison , ce qu'il a raconté de la projection
de l'ombre au sud , car ce phénomène n'appartient
point à ces climats. William - Vincent passe condam-
` nation , et sur ce reproche , et sur un autre qui touche
son caractère ; c'est de ne pas parler assez de ses compagnons
, et de paraître attirer à lui seul toute la gloire
de l'expédition . Cela peut être fondé , mais ce qui importe
au lecteur n'est pas que Néarque ait été exempt
de tout défaut , c'est que les détails qu'il a donnés de
sa navigation , se trouvent conformes à la topographie
du pays. Or , son zélé commentateur , qui n'a rien négligé
pour s'en instruire , soutient et prouve que cette
conformité va jusqu'à l'évidence.
La première difficulté du projet d'Alexandre ( grande
assurément et digne de lui ) était de construire cette
flotte qui devait étonner l'Indus , et ensuite conquérir
l'Océan. Elle fut construite . Quel nombre de vaisseaux
la composait ? quel nombre de soldats la monta ? Au défaut
de preuves , l'auteur anglais tâche de le conjecturer.
Quand cette flotte fut assemblée , il fallut l'appro198
MERCURE
DE FRANCE
,
visionner , surveiller sa marche , régler les points de
communication avec elle , assurer sa défense , au besoin.
Tous ces objets furent prévus et combinés par le
héros . Toutes ses mesures sont examinées ici ; ses marches
, ses combats , les différentes divisions qu'il fait
de son armée , un convoi qu'il fait arriver à Néarque ,
tout est indiqué dans le journal de ce navigateur ; tout
est vérifié dans le commentaire , d'après des cartes trèssavantes
. Le monarque en personne prit quelque part
à la navigation . Avec cette ame avide de toutes les
gloires , et curieuse de tous les périls , il fut bien aise
de courir lui -même quelques risques , et il en rencontra
dans un passage où il perdit deux galères . Quinte - Curce
parle de ce danger , mais à son ordinaire , avec des
exagérations romanesques. Le fond de la vérité , qu'il
a altéré en voulant l'orner , se retrouve dans la narration
plus simple de Néarque et d'Arrien ,
Alexandre conduisit de l'oeil , aussi loin qu'il le put ,
la navigation de ses guerriers ; mais enfin Néarque se
trouva seul , en face des obstacles , et réduit à ses propres
ressources . Il fallut naviguer , combattre , s'approvisionner
quelquefois par la ruse et la force , se porter
sur des rivages , et parmi des peuples inconnus . Il rencontra
des sauvages. Les bords du Tomérus lui offrirent ,
dit William-Vincent , le même aspect , que de nosjours
la nouvelle Zélande présenta à Coock. Les habitations ,
dit- il , les guerriers , les difficultés de la descente , la
tactique que pratiquèrent le Macédonien et l'Anglais ;
tout se ressemble : ( et quand tout ne se ressemblerait
pas , on aime assez qu'un anglais parle de Coock , à
propos de l'amiral d'Alexandre) . Quoi qu'il en soit , que
la rencontre fût pareille ou non , tous deux en sortirent
vainqueurs.
D'autres difficultés survinrent et se prolongèrent .
L'absence de Néarque devint inquiétante : de funestes
BRUMAIRE AN IX.
199
appréhensions enfantèrent d'abord des soupçons , puis
des nouvelles désastreuses ; on le crut mort et sa
flotte dispersée . Alexandre pleura ses Macédoniens , et
ses grands projets évanouis .... Dans cet instant même ,
l'amiral arrivait au fleuve Anamis ; et , mettant pied
à terre avec ses compagnons , ils se répandirent tous
dans le pays , pour apprendre des nouvelles de l'armée.
Un seul soldat , resté en arrière , se rencontra , et son
vêtement le fit reconnaître pour un Grec on versa
des larmes de joie : on apprend que le roi n'est qu'à
cinq jours de distance . Néarque résout aussitôt de se
mettre en route ; et , dès le lendemain , il donne l'ordre
d'amener les vaisseaux à la côte , et de fortifier
un camp . Pendant que ce travail l'arrêtait , le gouverneur
de la province , instruit apparemment par un
bruit vague , s'empressa d'aller porter au roi la nouvelle
de ce retour si desiré. La joie du monarque fut
vive , mais de peu de durée , parce que la réflexion la
troubla , et qu'il ne trouva pas ce récit appuyé de circonstances
assez positives. Quelques jours se passèrent ,
pendant lesquels son incertitude et son impatience
s'accroissant hors de mesure , il s'irrita contre le malheureux
gouverneur , le destitua , l'envoya en prison
comme l'ayant trompé.
Néarque , cependant , était en marche avec Archias
.et cinq autres de ses officiers . Ils étaient si changés ,
leur visage si maigre , leur chevelure et leurs habits
dans un tel désordre , que le détachement envoyé à
leur recherche , et à qui ils parlèrent , ne les reconnut
pas. Il fallut s'aboucher de nouveau . Néarque demande
qui on cherchait : - Néarque , lui répondit- on :
C'est moi qui le suis , et voici Archias. Aussitôt
on les invite à monter sur des chariots ; on les conduit
vers l'armée , et quelques cavaliers prenant les
200 MERCURE DE FRANCE ,
-
"
devants , allèrent informer le roi que Néarque arrivait
avec six de ses compagnons ; mais qu'ils ne savaient
rien de plus , et n'avaient rien appris concernant la
flotte . Nouvelle joie du héros , mais suivie d'une nouvelle
inquiétude. Néarque était retrouvé mais la
flotte n'avait- elle pas péri , soit de faim , soit dans
les horreurs d'un naufrage ? Pendant que ces pensées
l'agitaient , Néarque et ses compagnons apparaissent
avec cet extérieur de la misère , ces corps défigurés ,
ces habits en lambeaux , qui semblaient annoncer un
naufrage. Alexandre , attendri et désolé tout ensemble
, lui tend la main , et ne peut lui parler ; les larmes
inondaient son visage . Enfin , reprenant sa dignité :
je suis ravi , dit - il , de revoir Néarque et Archias :
mais dites - moi , en quel lieu et par quel malheur ma
flotte et mes Macédoniens ont péri ? · Votre flotte ,
seigneur , répondit Néarque , est en sûreté , vos Macédoniens
vivent , et nous sommes venus pour vous en
instruire. A ces mots , les larmes du héros reprirent .
Jeur cours en plus grande abondance ; mais elles étaient
plus douces Où sont mes vaisseaux ? Sur l'Anamis
, répondit Néarque , tous en bon état , et se préparant
à achever le voyage. Par le Jupiter Hammon,
qu'honore la Libye ; par le Jupiter de la Grèce ,
je vous jure , s'écria le roi , que cette nouvelle me
rend plus heureux que la conquête de toute l'Asie , etc.
La joie devint bientôt universelle par tout le camp.
Un sacrifice solennel fut offert en l'honneur de Jupiter
conservateur , d'Hercule , d'Apollon protecteur , de
Neptune et de toutes les divinités de l'Océan . Une
fête fut célébrée : Néarque y parut , couronné de fleurs ,
et applaudi de toute l'armée , qui joignit ses acclamations
aux marques du tendre intérêt que donnait le monarque.
Bientôt , à la sollicitation de Néarque lui -mê-
-
il lui confia le commandement d'une nouvelle exBRUMAIRE
AN IX. 201
pédition qui devait compléter l'exécution de ses grands
projets. L'univers allait être changé .... , une fièvre
de quelques jours vient enlever Alexandre ; tous ses
projets expirent avec lui , et l'avenir est rendu à son
cours incertain. L'Asie se ressent encore de cette perte :
elle a retrouvé , depuis , bien des conquérants , mais
non plus un Alexandre.
Nous terminerons l'extrait de l'ouvrage de William
Vincent , par ce récit de la touchante entrevue du héros
macédonien avec son amiral . C'est un tableau antique
, et d'un goût pur , dont la vue nous a récompensé
de l'aridité des discussions qui l'entourent , et
parmi lesquelles il est enseveli . Plus d'instruction que
d'attrait , est la devise de ce docte Anglais plus d'amusement
que de méditation , est celle de la plupart
des lecteurs français . Cependant il est parmi eux un
nombre de bons esprits , qui savent estimer le travail ,
et profiter des recherches. Il faut espérer que le goût
des études fortes et de la saine érudition ne périra pas
tout à fait en France. Nous possédons encore quelques
savants que l'Europe entière honore ; un Larcher , un
Sainte-Croix , un Sylvestre de Sacy , etc. Puissent - ils
avoir des disciples , des émules , des successeurs qui ,
en les égalant , perpétuent pour la France la double
gloire de l'érudition qui pénètre jusqu'au fond des
ruines de l'antiquité , et de la méthode qui en facilite
la contemplation ! B. V.
VARIÉTÉ S.
FAITS , ANECDOTES , etc.
Un nouveau manuscrit de Rousseau est , dit- on , prêt
à paraître : il en avait fixé la publication vers la fin de
l'an 1800. Une personne digne de foi écrit , de Suisse ,
que ce nouvel ouvrage est principalement dirigé coutre
202 MERCURE DE FRANCE ,
le baron de G ...., ancien ami de Diderot , et naguères
ministre de Russie près des villes anséatiques . On prétend
aussi que Rousseau s'y compare à Voltaire , et
finit ce singulier parallèle en annonçant que sa réputation
doit toujours croître , et que celle du poète
doit toujours diminuer. Il serait difficile d'ajouter foi
à cet excès d'orgueil , si on n'avait déja quelques preuves
de celui du philosophe genevois . N'a - t- il pas dit *
dans une lettre à M. Moultou : J'ose vous prédire qu'un
jour l'Europe portera le plus grand respect à ceux
qui en auront conservé pour moi dans mes disgraces.
N'ajoute-t- il pas quelque autre part , que la société
entière s'est armée contre lui , et que c'est une épouvantable
révolution qui a gagné toute l'Europe.
O vanité de l'homme ! ô faiblesse ! ô misère !
"
On veut établir tous les jours de nouvelles sociétés
littéraires et philosophiques à Paris. Quelques - unes
tombent , d'autres s'élèvent , toutes cherchent à fixer
les yeux ; chacune a ses partisans et ses critiques. Un
observateur , qui les parcourt dans ce moment , nous a
promis quelques lettres sur leur esprit et sur leurs
séances . Vers le commencement de ce siécle , on vit , à
Londres , se former aussi une foule de coteries , dont
Adisson et Steele parlent souvent dans le Spectateur.
Nous sommes arrivés à la même époque. La liberté
un peu trop orageuse dans les clubs politiques , se réfugie
, sans danger , dans les assemblées paisibles des
gens de lettres et des savants . Ces assemblées peuvent
donner quelquefois du plaisir et de l'instruction ; et leur
plus grand danger n'est qu'un peu d'ennui pour les
spectateurs , qui s'en dédommagent encore par des
* Voyez le troisième volume de la seconde partie des Confessions
de Rousseau ( Recueil des lettres ) .
'
BRUMAIRE AN IX. 203
sarcasmes et des bons mots. Au milieu de ces réunions
nouvelles , l'ancien Lycée conserve toujours sa première
réputation. Le C. Laharpe va lui rendre tout son éclat ,
en y continuant son Cours de littérature *.
On sait que le capitaine Baudin ** est chargé , par le
gouvernement , d'un voyage à la mer du Sud . Il entreprend
une expédition périlleuse. Il va explorer la partie
sud- ouest de la nouvelle Hollande. Les petits bâtiments
de Botany-Bey n'osent se hasarder à la bien reconnaître
, quoiqu'elle soit dans leur voisinage ; des
rescifs bordent partout le rivage , et le vent qui
souffle continuellement du sud-ouest avec violence ,
y jette les bâtiments à la côte. Le capitaine Baudin aurait
besoin des plans particuliers de M. d'Entrecastreaux,
dont le manuscrit est en Angleterre. Il serait possible
de les obtenir au nom de la science , et par intérêt
pour la navigation.
Au reste , les Anglais préparent aussi une expédition
en découvertes dans la mer du Sud . Elle ne consiste
>
que dans un seul bâtiment qui partira en même
temps que le capitaine Baudin. Celui- ci doit quitter
l'Europe à la fin de vendémiaire.
L'exposition des tableaux s'est faite comme dans les
années précédentes. Les peintres les plus fameux , tels
que David , Renaud , Vincent , le jeune Gérard , n'ont
rien exposé. On remarque cependant plusieurs tableaux
d'un talent réel , et dans des genres différents . Les artistes
n'entendent autour d'eux , dans ces premiers
jours , que la satire ou l'éloge . Le critique impartial
ne doit parler qu'à la fin de l'exposition , quand les
jugements sont calmes et réfléchis . On jetera donc un
* N. B. Sa correspondance avec le grand duc de Russie ,
aujourd'hui Paul I. , va paraître incessamment.
** Nous apprenons au momentmême qu'il est parti du Hâyre.
204 MERCURE DE FRANCE ,
coup -d'oeil et sur le salon de cette année , et sur l'heureuse
révolution qui s'est opérée dans la peinture moderne.
Elle est revenue au goût antique , et , de jour
en jour , elle en sent les heureux effets . Puissent les
autres arts imiter cet exemple , et la France retrouvera
les plus beaux jours de sa gloire littéraire !
Le C. Firmin Didot a présenté , au ministre de l'inté
rieur , l'essai d'un nouveau caractère grec , qui réunit
l'élégance et la netteté. Le choix du morceau grec ,
imprimé , ne pouvait être plus heureux. C'est un fragment
de Tyrtée :
Tyrtée , aux grands exploits animait les courages ;
Comme l'a dit Horace , dans ce vers que Despréaux a
traduit , et qu'il applique à Homère. Les héros sont
aujourd'hui moins rares que les Tyrtées . Le C. Didot ,
pour mieux faire revivre l'ancien chantre de la valeur,
publie , à côté de l'original , une traduction en vers
français . Il réunit ainsi le mérite de la versification à
la supériorité de l'art typographique . Voici les deux
premières strophes de cette version :
Il est beau qu'un guerrier , à son poste , immobile ,
Meure pour sa patrie , et meure aux premiers rangs.
Mais , fuir et ses foyers , et sa ville , et ses champs ;
Mais , mendier au loin une pitié stérile ;
Mais , avec une épouse , une mère débile ,
Traîner , et son vieux père , et ses jeunes enfants ;
Guerriers , de tous les maux , ces maux sont les plus grands.
L'homme qui fuit , partout n'obtient que des outrages ;
Les besoins importuns l'assiégent jour et nuit.
De son front suppliant , la beauté se détruit :
En vain , de ses aïeux , il montre les images ,
Un sang dégénéré n'attire point d'hommages.
Méprisable en tous lieux , en tous lieux on le fuit ,
Le chagrin l'accompagne , et l'opprobre le suit.
BRUMAIRE AN IX. 205
Le C. Maradan fait reparaître la Bibliothéque des
Romans , imaginée par M. d'Argenson de Paulmy , et
soutenue par les extraits de M. de Tressan . Le premier
possédait , en ouvrages de ce genre , la plus riche
et la plus complète collection . Nul homme , en Europe ,
ne pouvait donner plus de secours à cette entreprise. Le
second avait le tour d'esprit et d'imagination nécessaire .
aux romans chevaleresques , et nul ne pouvait plus sûrement
décider le succès ; aussi les premiers volumes eurent
une grande vogue . On sait que des coopérateurs moins
connus furent très - utiles à M. de Tressan lui - même.
Dans ce nombre , il faut compter un jeune homme ,
qui a vécu et qui est mort dans la plus affreuse indigence.
Son nom était Couchu. Il prêta plus d'une fois ,
à vil prix , son talent et sa facilité aux directeurs de
l'entreprise .
Ce jeune homme avait les moeurs les plus bizarres .
Plein de la littérature espagnole , qui lui semblait
supérieure à toutes les autres , il mettait , dans sa conduite
, le désordre de son imagination . Une vie réglée
et décente lui était insupportable . Ne pouvant se faire
chevalier ( puisque cette mode est passée depuis Don
Quichotte ) il courait par fois les aventures , dans les
bois qui environnent Paris. Il s'associait , la nuit ,
mais sans nul intérêt , avec quelques - uns de ces braves
contrebandiers qui ne combattaient que la Ferme . Il
trouvait les moeurs de ces gens - là digne des temps
héroïques. Il revenait quelquefois estropié , tout nu ,
mourant de fatigue et de faim. Alors sa tête s'enflammait
, et , pour quelques écus , il écrivait des romans
dépourvus de goût , mais pleins d'abondance et d'originalité.
On doit regretter la perte de plusieurs de ses
manuscrits . Il ressemblait parfaitement à ce peintre
moderne , nommé Lantara , qui payait son dîner , dans
d'obscures tavernes avec des esquisses , dont j'ai entendu
Vernet faire l'éloge. Au commencement de la
"
206 MERCURE DE FRANCE ,
révolution , des personnes en crédit lui offrirent un travail
lucratif et une vie commode. Il refusa tout , quoiqu'il
n'eût rien. La révolution lui déplaisait , comme
ennemie des idées chevaleresques . Peu d'hommes connaissaient
mieux les généalogies des anciennes maisons
de France. Il signait toutes ses lettres , Amadis , sur
la Roche pauvre. Au reste , Couchu avait des principes
d'honneur à lui , dont il ne s'écartait pas. On a voulu
souvent le faire rougir de ses désordres ; il les défendait
avec esprit ; et , sous les lambeaux de la misère , au milieu
des plus extrêmes besoins , il vantait souvent ses plaisirs .
Dans le douzième siècle , il eût été peut- être un Paladin
ou un Troubadour fameux ; né dans celui - ci , il ne parut
qu'un fou , et vécut dans le mépris. Très - peu de gens
savent qu'il fut digne de quelque intérêt ; son nom même
est oublié : il méritait un souvenir.
Les talents qui se réunissent , pour cette nouvelle
Bibliothéque des romans , sont en général connus ; plusieurs
même sont très - estimés . Ils peuvent ressusciter et
soutenir cet ouvrage . Le prospectus et le premier volume
, qui ont déjà paru , justifient nos espérances.
Il paraîtra régulièrement un volume du 10 au 15 de
chaque mois , et deux à la fin de chaque trimestre , ce
qui fera , par année , 16 vol . Le prix de l'abonnement
est de 25 fr. pour Paris , de 35 fr . pour les départements.
On souscrit , à Paris , chez MARADAN , libraire , rue
Pavée- Saint- André- des- Arcs , n.º 16.
Nous avons remarqué avec plaisir , entre les auteurs
estimés de cette collection , le C. Fiévée , qui nous a
donné , en deux ans , deux productions d'un talent
égal dans des genres très - différents , la Dot de Suzette ,
et Frédéric. La première est écrite avec cette grace délicate
et parfaite qui a distingué quelques femmes , et
dont on les croirait presque seules capables . L'autre est
pensée quelquefois avec cette force qui caractérise les
grands moralistes. Il est rare de s'approcher , à la fois
avec succès , de modèles si opposés.
BRUMAIRE AN IX. 207
SPECTACLES.
THEATRE FRANÇAIS.
CAROLINE , ou le Tableau , comédie en un
acte et en vers
› par
le C. ROGER.
OUVRAGE sans prétention , qui prouve que l'auteur
pourrait en avoir de plus élevées ; succès sans conséquence
, qui peut en présager de plus durables.
Une jeune fille qui refuse de s'unir à celui qu'elle
aime , parce qu'elle n'a pas une fortune égale à la sienne ,
est un modèle de délicatesse qui n'est pas commun ,
mais qu'on peut trouver un amant généreux et un tuteur
bourru , sont des personnages plus ordinaires ; joignezleur
un valet goguenard , que son maître déguise en
nouveau riche , pour justifier les sottises qu'il lui fait
dire : voilà tous les acteurs de cette petite pièce , dont
on a vu l'analyse dans tous les journaux.
Les ridicules des nouveaux enrichis , qui sont inépuisables
dans la société , commencent à paraître usés sur
la scène. Je suis surpris que personne n'ait tenté de les
faire ressortir par un contraste assez piquant ; c'est le
portrait du riche d'autrefois , qui n'a rien oublié , mis à
côté du riche d'aujourd'hui , qui n'a rien appris.
Des hommes , qui , peut - être , ont leurs raisons pour
juger ainsi , prétendent que la sottise du valet travesti
est exagérée. A la place du C. Roger , je leur répéterai
ce que Morand , auteur de l'Esprit de contradiction ,
dit au public , après la première représentation dë sa
comédie , dans laquelle il avait peint l'humeur chagrine
et tracassière de sa belle - mère : il me revient de toute
part que le rôle principal de ma pièce a paru trop chargé;
208 MERCURE DE FRANCE ,
tout ce que je puis dire , c'est que , pour ne pas blesser la
vraisemblance , j'ai beaucoup affaibli la vérité.
Au reste , le mérite réel de Caroline est dans le style ,
qui m'a paru en général facile , pur , semé de traits piquants
et de mots ingénieux . E.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
TENIERS.
La première représentation de ce vaudeville , joué
le 26 vendémiaire , a obtenu un grand succès .
Teniers , pour vendre plus cher ses tableaux , a fait
courir le bruit de sa mort . Il fait un voyage en Flandres
; et , sous le nom de Dominique , il peint des enseignes
, pour vivre , et des paysages , pour son plaisir.
L'archiduc Léopold, qui s'est égaré en chassant , voit
un cabaret , demande à se rafraîchir et s'arrête pour
jouir du spectacle d'une noce champêtre, qui arrive .
Dominique ne fait pas semblant de reconnaître Léopold
; et , dans une conversation , l'amène à parler de
Teniers. Léopold témoigne le regret de ne l'avoir pas
connu . Dominique se dit son ami particulier ; la confiance
s'établit , et Léopold promet d'avoir , pour Dominique
, les égards qu'il aurait dû avoir pour Teniers ,
dont il lui apprend qu'il a acheté fort cher tous les
tableaux , à sa vente . La noce arrive , la danse va commencer
une rixe survient entre la fille de l'aubergiste ,
que protége Dominique , et un barbouilleur , son rival .
Les groupes qui se forment enthousiasment Teniers ;
il saisit un crayon , et trace une esquisse rapide , en s'écriant
: Ah ! Teniers , voilà ton plusbel ouvrage . Léopold
l'entend , et cette reconnaissance forme le dénouement.
Le tableau de la fin , qui est celui de la noce flamande
, a fait le plus grand plaisir. Les costumes et
les attitudes sont exacts , et en retracent fidèlement
DEPT
DE
BRUMAIRE AN IX.
209
REP.F
tous les détails : la décoration même est imitée du ta
bleau de Teniers . Cet ouvrage n'offre ni calembourgs
ni jeux de mots , mais des scènes agréables , des cou
plets simples et faciles , et beaucoup de gaieté. Le rôle
du niais est le seul à qui on puisse reprocher de n'être
pas très-bien tracé. Les rôles ont été parfaitement joués.
Les CC. Charpentier et Duchaume , dans ceux du barbouilleur
et de Teniers , ont mis du vrai comique . Le
C. Julien a joué avec sensibilité le rôle de Léopold .
On devait remarquer aussi M.me Duchaume , jouant
une Flamande dont la caricature était d'une grande
vérité.
Les auteurs sont les CC. Joseph Pain et Bouilli.
ANNONCES.
LECULTIVATEUR ANGLAIS, ou OEOEuvres choisies d'agriculture
et d'économie rurale et politique , d'Arthur-
Young , traduit de l'anglais , par les CC . Lamarre ,
Benoist et Billecocq ; avec des notes par le C. Delalanze
, coopérateur du Cours d'agriculture , de l'abbé
ROZIER , avec des planches en taille- douce : 6 vol .;
an 9 ; 1800. A Paris , chez Maradan , libraire , rue
Pavée S.-André-des- Arcs , n.º 16.
"
Le nom d'Arthur- Young est en économie rurale , ce
qu'est celui de Smith en économie politique . Ses procédés
sont cependant plus applicables au sol de l'Angleterre ,
qu'au sol de la France ; mais il juge plus d'une fois
en homme très - éclairé , l'agriculture des deux nations.
L'ouvrage entier paraîtra bientôt ; c'est le plus utile ,
le plus important et le plus complet qui ait encore
été publié sur cette matière.
PROSPECTUS de l'Instituteur français , ou Instructions
familières sur la religion et la morale , et les lois considérées
dans leurs principes et dans leurs rapports.-
cent
2
14
210 MERCURE DE FRANCE ;
Ouvrage destiné à l'instruction des jeunes citoyens , et
dédié aux pères de famille , par un ami de l'humanité.
A Epernay , chez les frères Warin , imprimeurslibraires
, place du Marché ; an 9.
Un livre élémentaire de cette nature est un service
important , lorsqu'il est fait dans un bon esprit. L'auteur
de celui que nous annonçons , paraît digne de la
tâche qu'il s'est imposée. On ne peut seconder plus
efficacement les efforts du gouvernement vers un meilleur
systême d'éducation , qu'en répandant les principes
qui doivent appuyer la conduite de l'homme , considéré
dans ses différents rapports. D'ailleurs , si le ton de cet
ouvrage répond à celui du Prospectus , l'auteur n'aura
pas rendu moins de service au bon goût qu'à la morale.
ALMANACH national de France pour l'an 9 de la république
française ; vol. in - 8 ° . de près de 700 pages.
Prix , 6 francs broché , 7 francs relié , et 2 francs
25 centimes de plus , franc de portpar la poste. A Paris,
chez Testu , imprimeur- libraire , n.º 14 .
Cet ouvrage , qui fait suite au ci - devant Almanach
royal , et dont l'origine remonte à plus d'un siécle ,
contient l'organisation de toutes les autorités de la république
, tant administratives que judiciaires , avec
une instruction sur les attributions , la compétence et
la formation de ces mêmes autorités ; il contient aussi
un état des principaux princes et princesses de l'Europe
, la nouvelle division du territoire de la république
en départements , préfectures , sous - préfectures , ou
arrondissements communaux avec une notice sur les
bornes , la superficie et la population de chaque département
; enfin , par la réunion des renseignements
qu'il donne sur toutes les autorités , institutions et établissements
publics , il devient utile à toutes les classes.
de la société.
2
BRUMAIRE AN IX. 211
POLITIQUE.
EXTÉRIEUR.
NOTIONS générales sur les Puissances
barbaresques.
ONcomprend , sous le nom de Barbarie , cette partie de
la côte d'Afrique qui regarde l'Europe , et qui s'étend
depuis l'Egypte jusqu'au delà du détroit de Gibraltar , le
long de la mer Méditerranée , et un peu sur l'Océan .
Plusieurs provinces , plus avancées dans les terres , en
dépendent.
La Barbarie est actuellement divisée en quatre états ,
qui ont chacun leur gouvernement distinct , savoir :
Tripoli , Tunis , Alger ét Maroc. Dans toute la Barbarie
, la religion mahométane est la religion dominante
et exclusive. Tous les Barbaresques ne sont pas de la
même secte ; mais ils appartiennent tous aux quatre
sectes , réputées orthodoxes chez les Musulmans . On
compte , cependant , en Barbarie , un grand nombre de
juifs , quelques chrétiens , et diverses peuplades de
nègres idolâtres . Alger , Tunis et Tripoli , étaient originairement
des républiques soumises à l'aristocratie
de leurs milices . Cette forme de gouvernement ne s'est
maintenue qu'à Alger. Tunis et Tripoli sont gouvernés
par de vrais despotes . Ces trois états , loin de se soutenir
mutuellement , se font très- souvent des guerres
cruelles. Tripoli * tremble devant Tunis , qui , à son
Le bey de Tunis conserve , quand il peut , quelque
princes du sang de Tripoli ; et la régence d'Alger , quelques
princes du sang de Tunis , pour s'armer de ses droits en cas
de guerre.
212 MERCURE DE FRANCE ,
-
tour , redoute sans cesse Alger. Néanmoins , la dépendance
honoraire où ces trois régences sont du grand
seigneur , et surtout les liens religieux qui les unissent ,
en forment une espèce de confédération. L'habitude
de considérer Constantinople , comme le centre d'unité
de l'Islamisme , et le pélerinage de la Mecque , qui oblige
tous les Mahométans de voyager dans les états du grand
seigneur , rattachent , en dépit d'eux , les Barbaresques
à la Porte ; ils bravent , d'ailleurs , ses ordres * , et n'accordent
que peu de faveur à son intercession . L'intérêt
de la religion pourrait seul les rallier un instant sous
ses drapeaux. L'empereur de Maroc ne reconnaissant ,
en aucune manière , la suzeraineté de l'empire turc', ne
lui est uni que par les liens de la communion religieuse
, qui forme entre eux une sorte d'alliance naturelle
.
Ce fut le zèle religieux qui rendit si terrible l'invasion
des Arabes ; car les Arabes , naturellement doux ,
et généralement plus éclairés que les peuples qu'ils attaquaient
**, ne méritèrent la haine des chrétiens que
par leur esprit de prosélytisme. Dès - lors la guerre , animée
par le fanatisme , devint une guerre d'extermination
, qui ne laissait aux vaincus que la mort ou l'esclavage
, et tel fut l'origine des pirateries exercées par
les Barbaresques . Plus le commerce de l'Europe s'accrut
, plus ils trouvèrent cette espèce de guerre profitable.
Bientôt ils n'eurent plus d'autres moyens de
subsistances que leurs courses . C'est la situation où se
* La Porte a reconnu , dans son dernier traité avec l'Espagne
, que les régences d'Alger , Tunis et Tripoli ont en
main une volonté libre sur l'objet de la guerre et de la
paix.
** On ne voit pas , en effet , qu'Idris , de la race d'Aly ,
qui , en 788 , apporta le joug des Arabes en Afrique , et
fonda la ville de Fez , ait été conquérant. La Mauritanie ,
abitée par des peuples pasteurs , était alors dans un état
de tranquillité , qui ne paraît pas avoir été troublé.
1
BRUMAIRE AN IX. 213
"
trouvent Alger , Maroc , et les autres états barbaresques.
Cependant , à mesure que le commerce a fait des progrès
à Tunis et à Tripoli , on y a vu diminuer le nombre
des corsaires .
Lorsque le perfectionnement des arts et des sciences
eut assuré aux Européens la supériorité sur mer et sur
terre ; les Maures , plus faibles dans la guerre , songèrent
à se maintenir par la paix . Ils s'aperçurent que
les besoins du commerce rapprochaient d'eux , les nations
que les idées religieuses en avaient le plus éloigné.
Le commerce n'a d'autres bases que la confiance ; et la
force même , qui le protége , l'effarouche. Un traité
était donc plus utile qu'une victoire ; les Barbaresques
pensèrent qu'il ne devait pas être moins cher . Ils avaient
remarqué que les puissances chrétiennes , souvent ennemies
, sont toujours jalouses l'une de l'autre. Ils mirent
cette désunion à profit. En vendant la paix au
Nord , ils achetèrent de quoi faire la guerre au Midi . La
Hollande , l'Angleterre , la Suède , le Danemarck , et
récemment les Etats- Unis , leur ont fourni des armes
et des agrès . Ils n'ont pas vu que c'était un mauvais
moyen de conserver la paix avec ces pirates , que de
leur rendre la guerre plus facile.
Cependant il s'est établi , parmi ces pirates même
un droit maritime . Ils reconnaissent , au pavillon neutre ,
le droit de couvrir la marchandise non-contrebande . Ils
n'inquiétent point les navires amis et neutres , sur la
propriété de leurs cargaisons . Ils reconnaissent que le
pavillon ami sauvë la marchandise ennemie ; mais , en
même temps , ils ont , pour maxime ancienne et cons-
* En 1732 , les Hollandais payèrent leur traité de paix avec
Alger , par les présents suivants : 25 grands mâts , 400 barils
de poudre , 4 grands cables , 4 canons de bronze et 6 de
fer , 400 lames d'épée , 400 canons de fusil , et 20,000 liv.
214 MERCURE DE FRANCE ,
tante , que le pavillon doit leur répondre de tout ce
qui est embarqué , pour leur compte , sur le bâtiment
qu'il protége. Ils regardent cette garantie du pavillon
comme un droit d'autant plus incontestable , qu'ils le
respectent eux- mêmes , et qu'ils n'enlèvent point sur les
vaisseaux français les effets de leurs ennemis , soit italiens
, espagnols , ou même maltais * .
La rupture avec les Barbaresques interrompt le commerce
du Levant , car , presque tous les navires qui viennent
en France ou en Italie , sont obligés de reconnaître
le Cap- Bon qui défend la rade de la Goulette , près
Tunis , et qui est , par conséquent , une croisière sûre
pour les corsaires . Elle détruit le commerce de poisson
salé qui se fait dans la Méditerranée ; elle gêne le
commerce du Nord , parce qu'elle obstrue de corsaires
le détroit de Gibraltar ; enfin , elle empêche les nations
belligérantes de faire le commerce de fret , commerce
d'un profit toujours certain , et d'une grande
utilité pour l'etat , auquel il prépare des matelots ,
et qu'il débarrasse de beaucoup d'oisifs et de gens sans
aveu.
La France tire de Barbarie des secours considérables
en grains Lorsque ses départements méridionaux manquent
de blés , comme il arrive souvent , à cause de la sécheresse
du climat , ils s'en procurent à bon marché , en
Afrique , et l'amènent , dans leurs ports , en peu de jours
et à peu de frais ; elle en tire du corail , qu'elle envoie
ensuite aux Indes orientales , où il est d'une grande valeur
; à la vérité , la pêche en est assez incertaine . Elle
* Les traités leur assurent cette garantie , et elle est énoncée .
d'une manière précise dans le traité de 1742 ,
conclu entre
la France et Tunis . En 1771 , Louis XV , en maintenant la
garantie du pavillon sur leurs princes , leur assura les effets ,
chargés sur des navires français , contre les entreprises des
bâtiments russes,
BRUMAIRE AN IX. 215
C
en tire quelques chevaux , de fort bons cuirs , diverses
denrées et quelques étoffes grossières . Les Barbaresques
se passent difficilement du commerce des Français ,
auxquels ils vendent avantageusement leurs prises ; ils
font , d'ailleurs , quelque commerce dans l'Afrique intérieure
, avec les draps et les marchandises de France.
Ils préféraient les bâtiments français pour leurs voyages ,
tant sur les côtes du Ponant que dans le Levant , où ils
vont recruter régulièrement , comme pour les pélerinages
de la Mecque , et leurs retours . Dans les derniers
temps , le crédit des Français diminuait à mesure que
la puissance anglaise croîssait , les Barbaresques n'étant
frappés que de la supériorité maritime . Mais ces peuples
reviendront bientôt à cette prédilection que tous les
mahométans conservent pour les Français , comme étant
les premiers entre les chrétiens qui se fussent rapprochés
d'eux , et qui les eussent traités comme des hommes .
Nota. Après ce coup - d'oeil général sur les puissances
barbaresques , nous donnerons , en deux articies , dans
les numéros suivants , des notions particulières sur Tripoli
et Tunis , Alger et Maroc ; chaque article sera ,
à la fois , l'histoire abrégée et le tableau de la situation
actuelle de ces petits états , dont les rapports , avec la
France , sont habituels et intéressants sous plusieurs
points de vue.
HAMBOURG.
23 septembre.
Je veux commencer l'année républicaine de ma correspondance
, en vous traçant un tableau abrégé de la
situation de notre Nord , dans ses rapports actuels
avec la France .
On peut d'abord observer , au premier coup- d'oeil , que
l'année qui vient de s'écouler , n'a pas été moins heureuse
216 MERCURE DE FRANCE ,
pour les Français , sous le point de vue de leurs relations
diplomatiques , que sous celui de tant d'étonnantes
améliorations intérieures .
Ce résultat est incontestable en tout ce qui concerne
le pays que nous avons sous les yeux , et dont les dispositions
diverses ne peuvent manquer de nous être
parfaitement connues.
Il y a un an que , dans ces régions , tout était ou
exaspéré contre la France , ou du moins très - froid
pour elle.
Elle doit un changement presque total à la double
influence de la propre sagesse de son gouvernement ,
et des imprudences de l'Angleterre .
Le roi de Suède , dont le pavillon a été deux fois
insulté par les Anglais , est vivement indigné contre
eux.
Depuis six mois ce jeune prince , à qui on peut présager
un règne sage et ferme , ne parle que de réprimer
ce te arrogance : il a toujours montré la volonté
forte de profiter de son heureuse situation , et du
calme intérieur de ses états , pour ne recevoir la loi
de personne.
-
la
On sait très bien que si l'influence de la cour de
Suède , sur les détermination des cabinets du Nord ,
avait été aussi puissante qu'active et franche ,
neutralité armée , qui n'a été jusqu'à présent qu'une
chimère , serait déja une réalité , et la Baltique fermée
aux vaisseaux anglais , ou du moins affranchie de leur
despotisme.
L'affaire de la Freya a ranimé le mécontentement
de la Suède ; et son cabinet , qui a la sagesse de songer
beaucoup plus aux intérêts et aux dangers du moment ,
qu'à de vieilles antipathies qui s'effacent tous les jours
davantage , a regardé comme personnelle cette insulte
au pavillon danois ; et , quoique les communications qui
1
BRUMAIRE AN IX.
217
ont eu lieu à cet égard , entre Copenhague et Stockholm ,
aient eu moins d'éclat et de publicité , que celles du
cabinet danois , et de celui de Pétersbourg , on sait
néanmoins que l'accord a été parfait , ainsi que l'union
des vues et des projets .
C'est sans doute le moment le plus favorable pour
voir rétablir , dans toute leur intimité , les anciens rapports
de la Suède et de la France.
On se doute aisément , que ce qui a´seui retardé ce
rapprochement total , c'est la crainte que la Suède avait
de la Russie , tant que cette puissance a été l'ame de
la coalition .

Ce motif n'existe plus . Si , depuis , on a encore pu
remarquer de la part du cabinet de Stockholm , moins
d'empressement que ses vrais intérêts , ses principes
anciens et nouveaux , ne semblent devoir lui conseiller
d'en montrer , on peut l'attribuer au mécontentement
qu'à eu cette cour du choix du dernier Français , destiné
par le directoire à y être ambassadeur.
On avait cru, à Stockholm , que cette mission n'avait
été proposée , quelque temps auparavant à Pichegru ,
que comme un exil honorable .
La cour de Suède a été , et sera toujours très -sensible
à cette espèce de soins et d'égards , que lui mon- !
trera la nomination des ambassadeurs français .
. י
Voici , sur l'intérieur de la cour de Stockholm , quelques
détails qui ne manquent pas d'intérêt , et qui
trouvent naturellement place ici,
#
Gustave-Adolphe a déja un caractère et une volonté .
Autour de lui , il y a peu de personnes auxquelles il
marque de la confiance , aucune peut - être qui le domine
; celui qui en serait le plus près , c'est le générał
Toll , qui l'a accompagné dans son dernier voyage à
Stralsund et à Hambourg. Eh bien , il y a moins d'un
mois , qu'on a entendu dire à ce Suédois , jusqu'alors
218 MERCURE DE FRANCE ,
très- peu disposé pour la France ; il faut pourtant convenir
que ce nouveau gouvernement va bien , que Bonaparte
est un grand homme ; et qu'on pourrait à présent
se rapprocher de la France. Le comte de Fersen , qui
n'a pas oublié l'accueil qu'on lui a fait à Rastadt ,
ne peut non plus s'empêcher d'avouer qu'à présent le
gouvernement français mérite estime et confiance .
L'ancien gouverneur du roi , que ce jeune prince
considère , sans lui laisser pourtant prendre de l'influence
, est un des principaux partisans des Français .
On peut encore nommer un M. d'Asp , qui a été employé
en Turquie , en Angleterre , qui est un homme
sage et éclairé , et auquel il serait possible que l'on
songeât pour la mission de France..
S'il y avait encore à Stockholm quelques antagonistes
très -peu ardents du gouvernement français , tout ce
qu'ils demandaient de plus , avant de renouer avec lui ,
c'était de voir l'issue de cette campagne .
Tout fait donc penser que ce rapprochement ne
saurait être éloigné , au moment où la Suède y est
également portée par ses dispositions contre l'Angleterre
, et par la connaissance qu'elle a de celles de la
Russie.
Cette dernière puissance , comme j'ai déja eu occasion
de vous l'écrire , s'approche tous les jours davantage
du moment où il n'y aura plus dans sa politique
ni haine , ni préventions , ni humeur , ni rien de ce qui
l'a égarée quelque temps.
2
Ceux qui connaissent mieux que les gazettes , les
dispositions du cabinet de Pétersbourg , savent à merveille
qu'aujourd'hui , et déja depuis longtemps , il
examine les intérêts , et les rapports diplomatiques de
son pays , avec le même oeil et la méme impartialité
qu'il eût fait il y a dix ans , c'est -à - dire , en cherchant
ce que la nature , la politique et la géographie conBRUM
AIRE AN IX. 219
a
seillent , sans songer
de gouvernement
.
du tout à la différence des formes
Il vient de donner une nouvelle preuve de son attachement
à ce systême général , dans sa conduite avec
le cabinet de Copenhague.
ОOпn a paru mal calculer les distances et les dates ,
dans les journaux français , où l'on juge toujours de
tout un peu vîte.
La réponse qui avait précédé celle de Paul I.er , qui
était arrivée à Copenhague , avant la signature de la
convention conclue par lord Wittworth et M. de
Bernstorff , n'etait et ne pouvait être que celle à la
première notification de la prise de la Freya .
Quant à la réponse du cabinet de Pétersbourg , aux
notes du ministère danois , relative aux actes vraiment
hostiles , et à l'arrivée vraiment menaçante des Anglais ,
on sait qu'elle a été franche , ferme , extrêmement amicale
et secourable pour le Danemarck ; mais elle n'est
arrivée , et n'a pu arriver qu'environ vingt jours après
la signature de la convention ; et nous ne doutons
pas ici , qu'au terme fatal , lord Wittworth n'eût recommencé
le scandale donné ailleurs par un de ses compatriotes
, tiré sa montre , et fait jeter des bombes . ( Il
faut près de quarante jours pour avoir réponse d'une
lettre de Copenhague à Pétersbourg ) .
Quant au Danemarck , il a certainement acquis depuis
trente , et surtout depuis dix ans , la réputation du
cabinet le plus fixe et le plus invariable qu'il y ait. On
doit convenir que , dans cette dernière circonstance , il
a eu toute la fermeté que permet la faiblesse .
Il n'a pas abandonné le principe invoqué par les
neutres. D'apres la convention , ce principe sera l'objet
d'une négociation ultérieure , à laquelle prendront part
toutes les puissances intéressées . Il a recouvré la frégate
et le convoi arrêtés par les Anglais . A la vérité ,
1
220 MERCURE DE FRANCE ,
a
il n'a pas obtenu de réparation pour l'insulte faite à son
pavillon. Il peut se sauver du reproche , en disant que
la question est encore indécise , qu'il faut qu'elle soit
résolue , pour qu'on sache s'il y a lieu à réparation ; que ,
pour l'exiger avant tout , il eût fallu être assez fort pour
tenir seul tête à l'Angleterre .
A cet acte près de condescendance , peut - être forcée ,
ce gouvernement a marqué de la noblesse , et même
une sorte de fierté , à laquelle le lord Wittworth , luimême
, doit rendre justice . Pendant la négociation ,
l'escadre anglaise était mouillée dans le Sund , après
en avoir , pour ainsi dire , forcé l'entrée , et menaçait
Copenhague. Mais le ministère danois , au lieu de se
plaindre de cette bravade ; au lieu de demander ce que
faisaient , à la vue de ses côtes , vingt à vingt- cinq bâtiments
de guerre anglais , n'a pas paru croire qu'ils
dussent lui donner de l'inquiétude , et n'en a pas dit
un seul mot dans ses conférences avec le ministre anglais
.
C'est à présent aux grandes puissances belligérantes à
faire fixer les droits des pavillons en temps de guerre.
Le Danemarck s'est mis à la brêche pour les soutenir.
Ils triompheront , sans doute , si , pendant les négociations
éventuelles , un langage commun est tenu par tous
ceux qui ont un intérêt commun.
Paul I. portera volontiers la parole , avec son énergie
ordinaire .
On croit que ses liaisons actuelles avec le cabinet de
Berlin ménageront , à cette grande et imposante union
maritime , l'importante accession d'une puissance continentale
, qui ne peut avoir que des principes politiques
analogues.
12 octobre .
Vous sentez que notre ville , qui est toujours un centre
de nouvelles assez actif , le devient encore plus dans
les circonstances actuelles.
BRUMAIRE AN, I X. 221
C'est surtout ce qui concerne les rapports et les intérêts
du continent et de l'Angleterre que nous prenons
au passage , depuis que nous sommes devenus le seul
point de contact fréquenté.
Toutes les lettres particulières de Londres disent, depuis
quelques jours, que le ministère a montré ou affecté
une joie extrême de la reddition de Malte , et fait semblant
de croire que ce seul événement balançait tout ce
que la coalition avait éprouvé de fâcheux sur le continent.
Il paraît surtout que M. Pitt s'est flatté de s'en servir
pour établir de nouvelles négociations avec le cabinet
de Pétersbourg.
Voulez-vous , de ce dernier pays , une anecdote qui
vient de bonne source , et qui paraît assez curieuse pour
vous être écrite ?
Il y a environ six semaines , à l'une des grandes revues
, l'empereur parlait , au duc de Richelieu , des nouvelles
de France , et lui disait que son ministre à Berlin
lui avait écrit avec combien d'humanité les prisonniers
russes étaient traités , que plusieurs officiers avaient
déjà été renvoyés sans rançon . Qu'en pensez - vous , continua
l'empereur ? Sire , je me réjouis de voir de
braves hommes rendus à votre excellente armée. — Ce
n'est pas là ce que je vous demande , reprit l'empereur ;
que pensez -vous de la conduite du premier consul de
France ? - Je pense , Sire , qu'il gouverne sur de tout
autres principes que ses prédécesseurs. C'est cela
même , répéta l'empereur , sans ajouter un seul mot.
-
-
-
et
M. de Morawiew est parti , il y a trois jours , d'ici ,
pour Pétersbourg , emmenant ses enfants , ses gens ,
avec toutes les apparences d'une disgrace. Cependant
il n'y a rien de positif sur les dispositions de l'empereur
à son égard .
M. de la Grua est arrivé de Stockholm , ici , il y a
222 MERCURE DE FRANCE ,
quelques jours. Il était ministre d'Espagne en Suède ,
et va l'être à Parme. ( On sait qu'à présent , surtout ,
qu'il n'y a qu'un seul ministre de famille dans cette
résidence , cette place de Parme est importante , parce
que le ministre d'Espagne y est vraiment dirigeant. )
C'est M. de la Huerta , qui passe de Parme à Stockholm
; il a paru , ici , à son passage , un homme trèscapable
, et l'on ne concevait pas le motif de cet
échange diplomatique ; mais on a su que M. de la
Huerta sollicitait depuis longtemps son changement ,
parce que le climat d'Italie ne convenait pas à la santé
de sa femme.
M. de la Grua est arrivé ici avec sa femme et M.
Mureno , secrétaire de légation , qui les a accompagnés
jusqu'ici , mais qui retourne à Stockholm .
M. et M.me de la Grua doivent passer l'hiver en
France.
Quelques personnes qui connoissent assez bien la
cour de Vienne , regardent encore la démission de M.
de Thugut , et la nomination de M. Lehrbach
comme une répétition de la farce jouée , après le traité
de Campo Formio , lorsque M. de Cobentzel fut nommé ,
seulement pour la forme , à la place de M. de Thugut.
Si celui -ci n'est pas éloigné de Vienne , s'il reste à portée
de voir l'empereur et l'impératrice , quand même sa
démission serait sérieuse il remontera et enverra
peut - être M. de Lehrbach à Lunéville , reprenant le
porte - feuille , sans reprendre le titre , comme il le fit
avec M. de Cobentzel.
2
TURIN.
Note des rédacteurs. Nous avons cru que ces lettres
donneraient un tableau , aussi curieux qu'il paraît exact ,
du Piémont .
1.er octobre.
Vous me demandez , mon ami , des renseignements
BRUMAIRE AN IX. 223
1
sur l'état actuel du Piémont. Un pays , qui fut si longtemps
le théâtre de la guerre , doit , longtemps encore
après qu'elle s'est éloignée , garder des traces de son
passage. Ici , à ce terrible fléau , se sont joints les malheurs
d'une révolution , et il faut bien des années pour
cicatriser les profondes blessures d'un corps aussi faible.
Le Piémont , que les Alpes auraient dû mettre à l'abri
des irruptions , a toujours été envahi dans les guerres
des Français avec la maison d'Autriche. Sans leur .
extrême fertilité , ces belles contrées , désolées tant de
fois , ne présenteraient plus que le spectacle de la misère
et de la destruction . Il semble que la nature s'efforce
d'y répandre plus de bienfaits , à mesure que les
hommes y exercent plus de ravages. Le Piémont est
une des plus belles parties de l'Italie . Dans une étendue
de 2400 lieues quarrées , il réunit l'avantage des
pays montagneux et la richesses des plaines ; 22 provinces
, un grand nombre de villes considérables et de
fiefs , offraient une population de près de deux millions
trois cent mille ames . Telle était du moins l'évaluation
faite avant la révolution .
Toutes les espèces de grains viennent facilement dans
un pays arrosé par tant de rivières et sous un si beau
climat. Le blé , le seigle , le millet et le maïs qu'on y
recueille chaque année , suffiraient , dit- on , pour nourrir
ses peuples pendant deux ans . Les prés se fauchent
ordinairement quatre fois . Les récoltes des cocons et des
riz y sont encore plus abondantes ; elles forment les deux
principales branches de son commerce d'exportation.
La province d'Oneille produit de bonne huile ; et la
Vouëde , excellente pour la teinture en bleu , croît aux
environs de Quiers. '
Le vin abonde en Piémont , et l'emporte sur celui du
reste de l'Italie . Ce pays en fournit au Milanais et à la
Sardaigne.
1
224 MERCURE DE FRANCE ,
Les montagnes y présentent d'excellents pâturages
aux nombreux troupeaux de boeufs , de vaches et de
moutons.
Ces collines , d'un aspect si imposant et si riche , renferment
dans leur sein des trésors que l'on néglige . Des
mines de fer , de cuivre , de cobalt et d'argent ne sont
point exploitées , et depuis longtemps le roi a fait fermer
les carrières de Verd-Antique , d'où les Génois tiraient
jadis les marbres qu'ils répandaient dans le reste
de l'Europe .
*
On voyait quelques haras dans le Piémont : la révolution
a bientôt amené la négligence et le dépérissement.
La liberté de la chasse , accordée en tous lieux , en toutes
saisons , a fait disparaître le gibier , autrefois trèsabondant.
:
L'agriculture devrait être perfectionnée dans un
pays si productif aussi elle est mieux entendue que
dans la France , mais beaucoup moins bien qu'en Angleterre.
Une branche , cependant , de l'économie rurale ,
la culture du mûrier blanc , a été portée à sa perfection.
Le gouvernement l'a encouragée de tous ses
moyens. Dans les environs de Coni , il n'y a pas une
maison , qui , au mois de juin , n'ait des vers à soie ;
et , dans quelques endroits , on en fait une seconde
récolte en automne.
Le Piémont doit la plus grande partie de son commerce
à cette immense quantité de soie. Elle monte ,
chaque année , à huit cent mille , ou un million ' de
rubs . ** On en envoie en Allemagne , en Hollande , en
Angleterre , et la France en tire à peu près les deux
*
Voyez les Voyages en Italie , par M. de Lalande ,
tome 1 , page 72.
** Poids de 25 livres de 12 onces la livre.
BRUMAIRE AN IX. 225
tiers de ce qu'elle emploie dans ses manufactures. On
évalue à vingt millions de francs le produit annuel de
la soie , dont un tiers , seulement , se travaille dans le
pays.
Les Piémontais exportent , en outre , beaucoup de
bestiaux , de chanvre , de fil , et de cordages. Ils tirent
de l'étranger une grande partie de leurs habillements ,
du sucre , du café , du sel , du tabac et des toiles .
Leurs manufactures qui , depuis la révolution , sont
dans une inaction presqu'entière , leur fournissaient
des étoffes de soie , des draps , des porcelaines , et
même des tapisseries , dans le goût de celles des Gobelins
. Mais les laines y venaient toutes teintes de Paris
; on n'avait pas su encore les bien préparer .
Tel était l'état du Piémont , il y a douze ans .
Quoique la balance du commerce ne fût pas entièrement
à son avantage , elle ne lui était pas cependant
trop défavorable , et on avait lieu d'attendre beaucoup
de la fertilité du pays , et de l'industrie des habitants.
Une administration économe et sage , des finances
réglées , et qui n'étaient jamais exposées à la rapacité
des traitants , une cour où les dépenses frivoles
n'étaient pas connues étaient des richesses réelles
pour le Piémont. Aujourd'hui le revenu est presque
nul , et la dette est immense ; le commerce interrompu
; les ateliers détruits , ou dans une inaction
équivalente. Tels sont les funestes résultats de la révolution
dans ces contrées.
"
J'examinerai , dans les lettres suivantes , son influence
sur l'administration extérieure , sur les finances , l'état
militaire , l'instruction publique , les sciences et les
arts ; et j'acheverai d'esquisser ainsi le tableau politique
de cet intéressant pays .
REP
.FRA
.
DEP
2. 15
226 MERCURE DE FRANCE ,
BARCELONE.
4 octobre .
On ne doute plus ici de la capitulation de Malte ;
la peine des bons Français n'a rien d'égal , que la joie
insolente des Maltais.
Avant hier , il est arrivé une petite barque d'Alger :
elle n'a mis que cinq jours à se rendre . Elle porte six
prisonniers , reste de ceux que le C. Dubois -Thinville
a eu le bonheur d'arracher à une dure captivité. Une
lettre particulière confirme une partie des détails déja
publiés de la visite de milord Keith à la rade d'Alger ;
mais elle annonce que les Anglais ont eu l'impudence
d'attaquer personnellement le consul français , parce
que l'ayant pris dans son passage d'ici à Alger , et
ayant eu la bétise de le laisser continuer son voyage ,
ils le considèrent comme leur prisonnier. Le noble ennemi
de Desaix a demandé qu'on le chassât ; le dey
quoique menacé d'un bombardement , n'a pas jugé à
propos d'obtempérer. Tout va bien à Alger , malgré
les brigues et l'argent anglais , et la paix sera signée
définitivement au premier jour. En attendant , l'armistice
s'observe religieusement , et la nation française reprend
, chaque jour , la considération due à sa puissance.
"
On ne s'entretient plus ici que de la terrible coutagion
de Cadix . Toutes les précautions possibles sont
prises pour en empêcher la communication .
On croit moins à la guerre contre le Portugal ; on
n'y croira que quand on verra 60 mille Français traverser
l'Espagne .
Les Anglais bloquent Cadix. Il serait digne d'eux
de le bombarder aujourd'hui.
On parle ici ( mais je ne vous le donne que comme
un bruit tel que ceux qui circulent à Barcelone , et
BRUMAIRE AN IX.
227
}
se détruisent sans cesse , pour renaître le lendemain ) ,
on parle donc ici d'un projet heureusement éventé ,
et bien digne , s'il a lieu , de ceux à qui on l'attribue ,
les Anglais. Une escadre anglaise s'est , dit- on , présentée
devant Malaga : en même temps des traîtres ,
d'accord avec eux , ont tenté de brûler le port . On dit
que l'exécrable projet a été découvert , et que le chef
de l'entreprise a été arrêté avec, tous les papiers qui
ont dévoilé la trame et ses complices .
On écrit de Palma , en date du 2 vendémiaire , que
la paix est faite avec Tunis , et que le commissaire
français , ainsi que tous les autres prisonniers , sont
rendus enfin à la liberté . La lettre porte , à ce qu'on
dit , que le chargé d'affaires de la république près de
cette régence , a annoncé au commissaire français à
Majorque , l'arrivée prochaine d'un bâtiment tunisien ,
pour reprendre les sujets du bey , qui y ont été conduits
par un corsaire français .
On a signalé ces jours- ci un vaisseau et une frégate ;
ils ont pris un petit bâtiment qui portait les lettres de
Barcelone à Majorque .
INTÉRIEUR.
PARIS.
Un grand attentat avait été médité : le fruit d'une
année de réparation allait être perdu , le cours des
plus belles espérances arrêté : la France devait
être frappée dans la personne de son premier magistrat
; mais , graces à l'active surveillance de
la police , et au concours de toutes les autorités
nous n'avons eu à trembler du danger que lorsqn'il
n'existait déja plus .
228 MERCURE DE FRANCE ,

Dès les premiers jours de la seconde décade de
vendémiaire , on fut instruit qu'un nommé Demerville
, demeurant rue des Moulins , n. ° 24 ,
avait distribué de l'argent , et que quelques scélérats
bien connus fréquentaient sa maison . On sut
précisément , le 17 , que onze d'entre eux devaient ,
se jeter sur le premier Consul , à sa sortie de l'Opéra .
Les individus étant connus , la police avait pris
de sévères mesures de surveillance . Le 18 , deux de
ces scélérats romains , dont un nommé Ceracchi ,
furent arrêtés dans les couloirs de l'Opéra ; ils
étaient armés de coutelas. Demerville et quelques-
uns de ses complices , ont été arrêtés dans la
nuit , on est à la poursuite des autres. Demerville
et Ceracchi ont tout avoué . Ces malheu→
reux sont , pour la plupart , des individus accoutumés
au crime par les massacres de septembre ,
et ceux de Versailles.
La commune de Paris et les différentes autorités
ont fait éclater , à cette occassion , leur dévouement
pour le premier Consul . Parmi tous ces
témoignages de l'estime et de l'affection publiques ,
le discours du préfet de la Seine est remarquable .
Nous n'en citerons que quelques traits.- « ....Trop
`d'intérêts se rattachent à votre existence , citoyen
Consul , pour que les complots qui l'ont menacée
ne devinssent pas un sujet de douleur publique ,
comme les soins qui l'ont garantie seront un sujet
de joie et de reconnoissance nationale ; et , en
France , on ne sait pas dissimuler longtemps de telles
affections .
La Providence qui , en vendémiaire an 8 ,
vous ramena d'Egypte , et qui , à Maringo , sembla
vous préserver , malgré vous , de tous les périls ,
du sein desquels vous fîtes sortir la victoire ; qui ,
BRUMAIRE AN IX. 229
enfin , le 17 vendémiaire an 9 , vient de vous sauver
de la fureur des assassins , est , permettez - nous
de vous le dire , la Providence de la France , bien
plus que la vôtre : elle n'a pas voulu qu'une année
si belle , si pleine d'événements glorieux , et destinée
à occuper une aussi grande place dans le souvenir
des hommes , terminée tout - à-coup par un
détestable crime, méritât ainsi d'être retranchée de
nos annales ....
des
Citoyen Consul , nous ne vous parlons pas
coupables , ils ne sont pas en votre pouvoir , ils
appartiennent à la loi . »
L'histoire conservera la réponse du I.er Consul.
---
< «Le gouvernement , a - t - il dit , mérite l'affection
du peuple de Paris . Il est vrai de dire , que
votre cité est responsable à la France entière ,
de la sûreté du premier magistrat de la république
.... Je dois déclarer que , dans aucun temps ,
cette immense commune n'a montré plus d'attachement
à son gouvernement ; jamais il n'y eut
besoin de moins de troupes de ligne , pour y maintenir
la police. Ma confiance, dans toutes les classes
du peuple de la capitale , n'a point de bornes ;
si j'étais absent , que j'éprouvasse le besoin d'un
asyle , c'est au milieu de Paris , que je viendrais
le trouver. Je me suis fait remettre sous les
l'on pu trouver sur les événements
les plus désastreux qui ont eu lieu dans la ville
de Paris , dans ces dix dernières années : je dois
déclarer , pour la décharge du peuple de Paris ,
aux yeux des nations et des siécles à venir , que
le nombre des méchants citoyens , a toujours été
extrêmement petit ; sur quatre cent , je me suis
assuré que plus des deux tiers étaient étrangers
la ville de Paris ; 60 ou 80 ont seuls survécu à la
tout ce que
yeux ,
230 MERCURE
DE FRANCE ,
révolution. Vos fonctions vous appellent à communiquer
, tous les jours , avec un grand nombre
de citoyens ; dites - leur , que gouverner la France ,
après dix années d'événements aussi extraordinaires
, est une tâche difficile .
La pensée de travailler pour le meilleur et le plus
puissant peuple de la terre, a besoin elle- même d'être
associée au tableau du bonheur des familles , de
l'amélioration de la morale publique, et des progrès
de l'industrie ; je dirais même , aux témoignages de
l'affection et du contentement de la nation . >>
Le C. Bigot Préameneu , s'entretenant avec le
premier Consul , de ce qui fait le sujet de toutes
les conversations , exprimait les regrets du tribunal
de cassation , de ne s'être pas présenté pour
lui témoigner ses sentiments ; mais , ajouta-il ,
comme il est possible que les coupables soient
poursuivis criminellement , et que cette affaire
ressorte au tribunal de cassation ; il veut rester
impassible , du moins autant qu'il le pourra.
Le premier Consul répondit : C. Préameneu , plût
auciel , que depuis dix ans , nos tribunaux.eussent
toujours eu ces principes ; que de victimes
de moins ! ....
Le ministre de l'intérieur met autant de goût que
de sentiment des convenances dans les encouragements
qu'il donne aux arts. Il a fait acheter le joli tableau
de M.me Chaudet , représentant un déjeûner d'enfants ;
la rentière du C. Bonne - Maison , qu'on voit au salon de
cette année ; et l'enfant endormi , du même artiste , qui
a été exposé l'année dernière . Ces artistes ont ignoré longtemps
que leurs ouvrages fussent destinés au ministre ,
qui avait , pour ménager leur délicatesse , et les mettre
BRUMAIRE AN IX. 231
à l'aise , chargé un de leurs confrères , de convenir
avec eux des prix , sans le faire connaître. C'est ainsi .
qu'en employant chaque année une somme assez modique
à acheter quelques productions des arts , le ministre
en répandra le goût et la connaissance , qu'il
rappellera parmi nous ces temps où le plus beau titre
d'honneur d'un homme en place , était celui de
protecteur des arts . Son exemple sera nécessairement
suivi ; et ceux à qui leur position permet quelque
dépense superflue , voudront aussi , soit par imitation 2
soit pour plaire , acheter des tableaux , des statues.
Les arts ne prospèrent que quand le luxe a une direction
vraiment utile ; et comment l'aurait- il , si ceux
qui gouvernent ne sont ni éclairés , ni amis des arts ?
Le ministre a ordonné aussi qu'on visitât l'atelier du
C. Grenel , celui du C. Bridan , celui du C. Janvier ;
et l'on ne doute pas qu'il n'encourage ou ne console
encore ces artistes .
Le général Vaubois , commandant de la garnison
de Malte , après la défense la plus honorable , qui a
duré plus de deux ans , et la capitulation la plus glarieuse
, a été forcé de remettre la place aux Anglais .
Nommé membre du sénat conservateur , il est de retour
à Paris , et va continuer , en cette qualité , de
rendre à la patrie d'importants services.
Tous les journaux ont parlé de l'enlèvement du C.
Clément- de- Riz , par des brigands , et de ses longues
souffrances . Les mesures , adroitement combinées , du
ministre de la police générale , ont délivré ce sénateur
. Il est aussi , en ce moment , à Paris .
Cette ville possède le général Moreau , arrivé le 26
vendémiaire. On cite , avec un double intérêt , l'anecdote
suivante sur sa double réception : Il entra chez le
232 MERCURE DE FRANCE ,
premier Consul , au moment même où l'on présentait
à celui- ci une magnifique paire de pistolets , destinés ,
jadis , à un prince étranger. Ils ne peuvent venir plus
à propos , dit le premier consul , en les offrant luimême
au général ; et , s'adressant au ministre de l'intérieur
vous y ferez graver , lui dit- il , quelques- unes
des victoires de Moreau , non pas toutes , parce qu'il
faudrait ôter les diamants.
Les projets de colonnes nationales et départementales
, envoyés au concours , sont exposés publiquement
, à dater du 1. brumaire , dans la salle des
séances de l'Institut.
er
Il s'est élevé de grandes discussions sur le monument
égyptien , exécuté sur les dessins du C. Denon ,
et consacré , dans la fête du 1. vendémiaire , à honorer
la mémoire des généraux Kléber et Desaix , tous deux
morts précisément le même jour ; l'un , en Egypte , par
le fer d'un assassin ; l'autre , en Italie , à la bataille de
Maringo .
On a généralement admiré la fidélité de l'imitation ,
qui fait beaucoup d'honneur aux artistes chargés de ce
travail ; mais l'architecture égyptienne présente , à plusieurs
personnes , l'inconvénient de formes trop massives
, déplacées partout en France , et spécialement
dans une place de Paris , déja très-resserrée . Ils préféreraient
les formes élégantes et majestueuses , à la fois ,
de l'architecture grecque.
Le ministre de la police vient d'envoyer , aux consuls ,
un rapport sur les différentes classes d'émigrés . Il est
digne des vues bienfaisantes et politiques qui dirigent le
Il a été adopté gouvernement. et signé le 29 vendémiaire
.
-
Le ministre de l'intérieur vient d'offrir , à la célèbre
M.lle Duménil , un logement au Louvre , et s'est chargé
des frais de son emménagement,
BRUMAIRE AN IX. 233
L'INSTITUT national a tenu sa séance publique le 15
vendémiaire dernier , sous la présidence du C. Ameilhon .
Cette séance promettait un intérêt particulier , par
la distribution de plusieurs prix.
Le C. Collin -d'Harleville , après avoir fait le rapport
des travaux de la classe de littérature et beaux- arts
a proclamé le prix sur cette question : Quelles ont été
les causes de la perfection de la sculpture antique ,
quels seraient les moyens d'y atteindre ? Il a été décerné
au mémoire portant pour épigraphe : c'est au législateur
à opérer ce prodige ; dont l'auteur ne s'est pas
fait connaître .
On a passé aux rapports des travaux de la première
classe ; le C. Lassus a lu l'extrait des mémoires physiques
; le C. Delambre , celui des mémoires mathématiques.
Le C. Desessarts a proclamé le prix proposé par le
gouvernement , sur les cérémonies à faire dans les funérailles
, et les réglements à adopter pour le lieu de
la sépulture. Sur quarante mémoires présentés au concours
, deux ont obtenu le prix ceux des CC . F. V.
Mulot , ex -législateur ; et Amaury- Duval , chef du
bureau des beaux- arts , dans le ministère de l'intérieur.
Le C. Desessarts , après avoir développé les principales
vues renfermées dans ces mémoires , a ajouté , que le
gouvernement , convaincu de l'importance d'un semblable
travail , avait fait les fonds d'un second prix ,
et qu'il en serait décerné un à chaque concurrent.
Le C. Champagne a rendu compte des travaux de
la classe des sciences morales et politiques. Il a proclamé
le prix proposé sur cette question : Par quelles
causes l'esprit de liberté s'est-il développé en France ,
234 MERCURE DE FRANCE.
depuis François I.er jusqu'en 1789 ? L'auteur du mémoire
est le C. Ponce , graveur .
Le président a fait la proclamation et la distribution
des prix de peinture , sculpture et architecture .
Le sujet de celui de peinture , était Antiochus rendant
à Scipion malade , son fils qu'il tenait prisonnier.
Le grand prix a été remporté par Jean - Pierre Granger,
de Paris , élève du C. David ; deux seconds prix l'ont
été par Jean - Augustin Ingre , de Montauban , élève
du même maître ; et Joseph Ducq , élève du C. Duvée.
Le sujet du prix de sculpture était Priam aux pieds
d'Achille , demandant le corps de son fils . Il n'y a point
eu de grand prix . Deux seconds ont été donnés , l'un
à Frédéric Tieck , de Berlin , élève du C. David ;
l'autre , à Alexandre - Jean - Constantin Horblin , de
Varsovie , élève du C. Stouff.
Le sujet du concours d'architecture était une école
nationale des beaux- arts. Deux grands prix ont été
adjugés ; le premier , à Simon Vallot , de Dijon ,
élève du C. Durand ; le second , à Jean Fr. Ménager ,
de Paris , élève du C. Legardette. Les deux seconds
prix l'ont été à J. B. Dedeban , de Paris , élève du
C. Percier ; et Hubert Rohaut , de Paris , élève du
C. Durand.
Chacun des jeunes artistes couronnés a été embrasse
par le président.
Après la distribution des prix , celui - ci a prononcé
un discours , que les applaudissements et le tumulte
ne lui ont pas permis de continuer. Le C. Cuvier
a terminé cette séance par une notice historique
sur la vie et les ouvrages de Louis - Guillaume Lemonnier.
Cette notice a rétabli l'attention . Elle était digne des
vertus du C. Lemonnier , et des talents du C. Cuvier;
aussi a - t - elle été fort applaudie.
BRUMAIRE AN IX. 235
La société de médecine s'est formée , ainsi que nous
l'avons annoncé dans notre précédent numéro . Les
membres qu'elle s'est adjoints sont les CC , Alibert ,
Audry , Auvity , Bichat , Chaptal , Cuvier , Deschamps ,
Huzard , Jadelot , Jeanroi , Jussieu , Laporte , Lepreux
, Tessier et Vauquelin. Ces noms ne laissent
aucun doute sur le succès et l'utilité des travaux de la
société.
Topographie médicale de Marseille et de son
territoire.
CET article ne contient pas la statistique du département
des Bouches- du- Rhône , mais il offre des détails
intéressants sur une de ses principales villes , considérée
sous le rapport particulier de la santé de ses habitants ,
de leurs habitudes , de leur caractère.
Les mémoires de la société de médecine , pour l'année
1778, renferment un travail fort étendu de M. Raymond ,
l'un de ses associés , et membre de l'académie de Marseille
, sur la topographie médicale de cette ville , de son
territoire , et des lieux voisins.
Le ministre de l'intérieur , en s'occupant de la statistique
de la France , a consulté ce mémoire , l'a jugé
utile , et a cru nécessaire d'en vérifier les assertions .
Le C. Charles Delacroix , préfet du département des
Bouches - du-Rhône , s'est empressé de répondre à ses
vues. Ceux qui s'occupent de recherches sur l'état de la
France , ne liront pas sans intérêt ces nouvelles observations
. Ceux aussi qui aiment à suivre les travaux du
gouvernement , verront , avec plaisir , qu'au milieu des
devoirs les plus nombreux , il saisit tout ce qui peut
236 MERCURE DE FRANCE ,
contribuer à la prospérité publique et au bien - être des
citoyens . Il est satisfaisant de trouver , dans les premiers
magistrats , l'exemple du zèle infatigable , qui
veut et fait le bien sans se rebuter ; et celui de l'activité
qui les seconde , dans ceux qui tiennent le second
rang parmi les dépositaires du pouvoir.
Le C. Delacroix a voulu fortifier ses propres observations
ou les compléter , par le concours de celles
qu'auraient pu recueillir les gens de l'art , et la société
de médecine de Marseille a soumis , elle - même , à un
examen scrupuleux , le mémoire de son ancien associé.
Lorsqu'il s'agit d'expériences et de faits , on doit redouter
surtout les abstractions et les systêmes . Ce mémoire
en est exempt ; mais nous aurons lieu de remarquer
, en parcourant les articles les plus intéressants ,
quelles causes ont dû dérober à l'auteur , ou du moins
lui cacher en partie la vérité. On sent , par exemple ,
que , depuis l'année 1778 , les découvertes de la chimie
moderne ont répandu des lumières , introduit des procédés
, qui eussent prévenu des erreurs , quelquefois
grossières , même dangereuses .
L'article premier nous en offre une preuve frappante.
L'auteur y décrit assez exactement la situation , le sol ,
et la construction de la ville , et traite ensuite de ses
eaux. C'est ici qu'il péche essentiellement. Il paraît n'avoir
eu , à cet égard , aucunes connaissances chimiques.
Combien cependant cet objet devient important pour
une ville aussi peuplée , et dans un climat où les chaleurs
sont si importunes ! Il résulte du dernier rapport.
fait à la société de médecine les CC . Vidal et
Foderé , qu'à raison du sol sur lequel Marseille est bâtie ,
les eaux des puits sont d'une nature très - différente ;
que les unes dissolvent le savon , et les autres ne le dissolvent
pas ; qué généralement elles contiennent des
substances calcaires et gazeuses , qui peuvent être les
" par
BRUMAIRE AN IX. 237
principes de plusieurs maladies fréquentes à Marseille ,
et qu'il conviendrait de multiplier les fontaines auxquelles
fournit la rivière d'Uveaune . Au reste , l'analyse
chimique de ces diverses eaux est encore à faire , et
l'expérience commune y supplée jusqu'à présent. Il
est difficile qu'elle prévienne tous les dangers , et remédie
à toutes les méprises .
On connaît le port de Marseille comme l'un des plus
beaux , des plus vastes et des plus sûrs de la Méditerranée.
La Topographie médicale devait le considéret ,
en outre , sous le rapport spécial de son influence sur la
santé des habitants ; elle est souvent altérée , ou par le
passage subit du chaud au froid , ou par les vapeurs
humides et infectes qui se répandent sur la promenade
du port.
Le citoyen préfet observe aussi qu'il n'est pas exact de
dire , comme l'a prétendu l'auteur , que le port est entouré
de collines , excepté au levant. Les collines ne sont
nulle part interrompues ; seulement , de ce côté , elles
sont moins élevées.
Il se plaint de la diminution progressive de la pêche ,
qui , dès 1778 , avait beaucoup souffert . Les causes en
'sont connues , et peuvent être détruites.
Il serait utile et curieux de vérifier le fait avancé par
Raymond , contredit par plusieurs physiciens , qu'à une
demi-lieue , de la distance de la côte , la variation de la
chaleur de la mer de l'hiver à l'été , n'excède pas 3
degrés.
Des remarques importantes ont dû rectifier l'article
où Raymond a traité de l'étendue , de la forme , du sol
et des eaux , du territoire de Marseille . La partie physique
en est extraite des expériences barométriques de
feu M. Piston , et des mémoires de l'académie des
sciences de Paris , années 1708 et 1753. L'auteur aurait
dû parler de l'avantage particulier , à Marseille et à ses
238 MERCURE DE FRANCE ,
environs , de n'avoir point de marais , tandis que tout
le reste des côtes de Provence , celles du Languedoc et
du Roussillon , sont couvertes d'eaux stagnantes , et
promptes à se corrompre . Il est vrai que les eaux de
pluie croupissent quelquefois, faute d'écoulement ; mais
on peut aisément y remédier.
Un usage dégoûtant et funeste pourrait amener
bientôt les plus grands dangers pour la salubrité de
l'air , à Marseille même. Les rues , mal pavées , reçoivent
journellement les immondices , qui y séjournent ,
et infectent l'atmosphère.
Il n'est pas exact d'avancer , dit encore le citoyen
Préfet , que les montagnes , autour de Marseille , soient
toutes de nature calcaire , une grande partie , principalement
sur les bords de la mer , est vitrescible ; et ce
caractère détruit essentiellement la supposition de l'auteur
.
Plusieurs indices font espérer la découverte de quelques
mines de charbon de terre .
L'article de l'air et des météores , est un des mieux
traités ; cependant il ne dit rien des variations brusques
de température , des froids extrêmes , au milieu
de l'été , qui causent de fréquentes maladies ; souvent
le calme succède aux pluies longues et abondantes , et
c'est un proverbe de ce pays , que quand la terre est
très -humectée , le mistral a de la peine à entrer.
Ce vent , qui est celui du nord - ouest , nommé Circieux
, par les anciens , eut autrefois des autels sur
toute la côte de la Méditerranée . Il paraît , ' outefois ,
qu'autant il est bienfaisant pour les naturels du pays ,
autant il exige de précautions de la part des étrangers
, pour qu'ils puissent s'y accoutumer.
Les plantes méritaient un rang di tingu´ , parmi les
différents objets de la Topograph e médicale , comme
propres à la nourriture , à la médecine , ou aux diffé-
1
BRUMAIRE AN IX. 239
rents arts. Cet article est très défectueux dan's Raymond
; il s'est contenté de transcrire les noms d'une
vingtaine de plantes , sans faire mention des capriers ,
des pins , des cyprès , etc. , qui couvrent les collines et
les montagnes , et nous présentent une foule de produits
utiles. Il ne dit rien des plantes médicinales ,
qui s'y rencontrent en abondance , la verveine , la
joubarbe , la renouée , etc .; ni des plantes exotiques ,
déja naturalisées , ni de la possibilité d'en naturaliser
un plus grand nombre ; objet , cependant , d'une grande
importance , et pour lequel un établissement public
serait fort à desirer.
C'est principalement sur les légumes et les fruits ,
que s'exerce l'influence d'un soleil brûlant , d'un air
rarement chargé de nuages. Les légumes ont une saveur
beaucoup plus forte que dans les environs de
Paris .
Les cerises sont d'un goût exquis , on peut en dire autantdes
fraises , qui durent très -longtemps , et des différentes
espèces de figues , qui se succèdent pendant toute
la belle saison . Mais les environs de Paris l'emportent
de beaucoup , pour les pêches , les abricots , et même
pour les melons .
K Aucun territoire ne produirait peut -être de meilleur
vin, si le cultivateur n'y contrariait sans cesse la nature .
C'était ici le lieu de parler des animaux utiles et
nuisibles à l'homme , ou aux productions de la terre."
Raymond ne fait mention que d'une sorte de kermès ,
auquel il attribue le dépérissement considérable des
figuiers. Il n'est que trop vrai , que le commerce
autrefois important des figues , est beaucoup diminué,
Mais la perte des arbres , est due plutôt aux séche
resses extrêmes de l'été , suivies des pluies de l'automne
, et encore à la suppression inconsidérée des
240 MERCURE DE FRANCE ,
branches , laquelle permet à un ver destructeur de s'insinuer
dans la moelle de l'arbre.
La sécheresse de l'atmosphère , dans le territoire de
Marseille , et dans tout le Midi , tient beaucoup à la
destruction des antiques forêts. Aujourd'hui l'imprévoyance
et l'avidité achèvent de ravager cette portion
de la richesse nationale .
Suivant Raymond , le terroir n'a jamais été fertile
en blé. Un cultivateur éclairé assure , au contraire ,
que le froment y produit , ordinairement , dix pour
un ; tandis que dans les cantons voisins , il ne rend que
sept ou huit , produit bien considérable encore , si
on le compare à celui des meilleures terres des départements
septentrionaux .
Errata du N.º VIII.
Page 84 , lig. 33 , Bobius , lisez Baebius.
Idem , lig. 34 , Simbrius , lisez Fimbria.
Page 85 , lig. 10 , Telesius , lisez Telesinus .
Page 106 , lig. 26 , à l'un des frères , lisez au père.
Page 117 , lig. 25 , superstitieux , lisez superstitions .
Page 121 , lig. 15 , le principal , lisez le plus grand.
Page 126 , lig. 26 , Langeano , lisez Langeac.
Idem. Cet ouvrage se trouve chez Monory , libraire ,
quai des Augustins .
Page 131 , lig. 8 , Séclande , lisez Sécland .
Page 150 , lig. 3 et suivantes , Denou , lisez Denon .
Idem , lig. 12 , Cholgrin , lisez Chalgrin .
Idem , lig. 27 , à s'accorder tout , lisez à tout accorder.
Page 152 , lig . 5 , c'est à lui aussi à qui , lisez c'est à
lui aussi que .
Idem , lig. 26 , utile de faire , lisez à propos de faire .
Page 156 , lig. 1. " , quelques , lisez quels.
re
Page 158 , lig. 6 , Kloptock , lisez Klopstock.
Page 160 , lig . 35 , partage , lisez parlage.
( N.° X. ) 16 Brumaire An 9.
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
FAMINE DE ROME *.
EXTRAIT du troisième chant du poème de la
NAVIGATION ; par J. ES MÉNARD.
\
D'un ciel noir et brûlant les voûtes s'entr'ouvrirent ;
Les nuages épais en torrents se fondirent ;
Et des ruisseaux fangeux , dans la plaine arrêtés ,
Flétrirent tout à coup les germes infectés :
Le grain meurt en naissant sous son réseau fragile ;
Une herbe parasite , abondamment stérile ,
De la séve égarée épuise l'aliment :
L'ivraie , usurpatrice , étouffe le froment ;
* L'incendie des flottes romaines , chargées des moissons d'Egypte
et de Sicile , fut la principale cause de cette famine , la
plus affreuse dont l'histoire ait conservé le souvenir. Ainsi sa
description n'est point étrangère au poème de la Navigation.-
Elle acheva , d'ailleurs , la dépopulation de l'Italie ,
ravagée parles Hérules , et précipita la ruine du commerce
de la marine et des arts.
16
242 MERCURE DE FRANCE.
t
Et Cérès , balançant sa faucille divine ,
Dans ces sillons menteurs moissonna la famine.
ALORS , aux champs romains , tous les coeurs attristés
Conjurent vainement le faste des cités :
La stupide richesse , à sa perte acharnée ,
Consume , dans un jour , les trésors d'une année
Et le luxe , énervé dans ses lâches plaisirs ,
De l'infortune , en pleurs , dédaigne les soupirs.
Malheur à l'homme altier qu'irrite sa présence !
Pour elle , dans le ciel , naquit la bienfaisance ,
Divinité propice , au front toujours serein
Qui soutient la faiblesse et lui cache sa main ;
Sa gloire est de servir , son art d'être ignorée ;
Nil sacré ! c'est ainsi que ta nymphe adorée ,
Par des bienfaits constants mérite des autels ,
Et dérobe sa source aux regards des mortels.
2
MILLE vaisseaux , partis de ses heureux rivages ,
Balançaient des Romains les sinistres présages ,
Des peuples effrayés vainement attendus :
La Sicile y joignait ses fertiles tributs ;
La flotte avait franchi ces bouches mugissantes ,
D'où repoussant , au loin , les vagues menaçantes ,
Les monstres de Sylla font pâlir le nocher ;
Du triste Palinure elle a vu le rocher :
Elle arrive ; elle touche à la plage inégale ,
Où , des premiers Césars , la puissance fatale ,
Au milieu des tombeaux , grave encor , en airain ,
Leurs traits défigurés , l'effroi du genre humain.
L'ancre à peine , en tombant , a fait jaillir les ondes ,
Les Hérules cachés dans les grottes profondes ,
Qui , dans ses longs détours , suivent le flot amer ,
Des torches à la main , s'élancent sur la mer :
Bientôt sur les vaisseaux la flamme tourbillonne ;
Borée au loin mugit ; l'onde s'enfle , bouillonne ,
BRUMAIRE AN IX. 243
Les cables sont rompus , les cordages brûlants ;
Et la flotte embrasée, errant au gré des vents ,
Qui vient périr au port de la ville affamée ,
Engloutit son espoir dans des flots de fumée.
O spectacle d'horreur ! implacables destins !
Des rives de l'Averne , au milieu des Romains ,
La mort s'élance aux cris de la famine avide ,.
Et suit , la faux en main , son ministre homicide.
Le monstre ouvre ses yeux , pareils aux noirs flambeaux,
Qui , dans l'ombre des nuits , veillent sur les tombeaux ;
Il regarde soudain , la nature est flétrie : :1
----
Ces rejetons naissants , l'espoir de la patrie ,
Ces vieillards épargnés par le fer du vainqueur ,
Qui , d'un trépas facile , imploraient la faveur ,
Expirent confondus sous sa dent meurtrière ;
Et le malheur commun refuse à leur poussière
De la tendre amitié les pleurs religieux.
Bientôt , de ces remparts où le Tibre orgueilleux
Apportait le tribut des campagnes fécondes ,
La mort impitoyable a volé sur les ondes :
Jusqu'aux bouches du fleuve , elle suit en courroux
Les pâles fugitifs échappés à ses coups ,
Devance les vaisseaux dans leur course écumante
Sèche sur l'aviron la main qui le tourmente ,
Et roule dans les flots , l'un sur l'autre expirants ,
Le vainqueur , les vaincus , l'esclave et les tyrans.
L'homme juste , du moins , frappé dans son asile ,
S'endort dans le sommeil de la vertu tranquille ;
Mais toi , qui , des plaisirs , esclave impérieux ,
Défendais au malheur de pleurer à tes yeux ;
Qui , sur l'or et les fleurs , bravant les dieux propices ,
Fatiguais la vertu du succès de tes vices ;
Ton heure sonne enfin ; tes Lares profanés ,
Des dépouilles du monde autrefois couronnés ,
t
244 MERCURE DE FRANCE ,
Dont l'orgueil repoussait la timide indigence ,
N'arrêtent pas du ciel la tardive vengeance :
Elle approche . Déja , de ses cris inhumains
La famine remplit ton palais , tes jardins
Tu les quittes , tu fais ; et , seul dans la nature
La malédiction autour de toi murmure ;
Et ta douleur en vain réclame un souvenir :
Dans le coeur des mortels tu n'as point d'avenir.
Tor! qui de la pitié sens les douces alarmes ,
A d'autres malheureux , muse ! garde tes larmes ,
Suis plutôt cette mère , à l'oeil cave , égaré ,
Qui presse , dans ses bras , son enfant expiré ;
Ce jeune homme éperdu , dont l'haleine mourante
Se ranime , et s'éteint sur le sein d'une amante ;
O Dieux sur quels objets tombe votre courroux ! ...
L'inexorable faim les a réuni tous :
Déja l'accent plaintif de la douleur qui veille.
Cesse , au milieu des nuits , de frapper mon oreille ;
Rome dort au tombeau . Plus d'espoir, plus de cris ;
Le silence et le deuil planent sur ses débris .
Le Tibre , descendu des monts de l'Etrurie ,
Ne voit plus que des morts sur sa rive flétrie ;
Il fuit , épouvanté , sous ses pâles roseaux ;
Les cadavres impurs font reculer ses eaux ;
Il s'arrête ; il gémit ; et l'onde empoisonnée
Remonte , en murmurant , vers sa source étonnée .
ABANDONNANT enfin ces rivages déserts ,
Tous les fléaux unis parcourent l'univers :
Sous les hordes du Nord partout mugit la guerre :
Foulant aux pieds . l'Europe et ravageant la terre ,
L'ignorance s'élève un trône audacieux ;
Uranie et Cérès revolent dans les cieux :
Bientôt le soc rouillé du laboureur timide
Coule , en dards enflammés , dans la forge homicide ;
BRUMAIRE AN IX. 245
La voile , transportée au milieu des sillons ,
Des camps tumultueux blanchit les pavillons ;
L'aviron voyageur languit sur le rivage :
Et , courbé sous le joug du honteux eselavage
Dont frémit vainement l'univers indigné ,
L'art des navigateurs , méconnu , dédaigné ,
Attend qu'un jour plus doux , par sa chaleur féconde ,
Vienne enfin ranimer le commerce et le monde .
LE RAT D'ÉGLISE.
FABLE.
LE bienheureux agent , d'une grande entreprise ,
Avait , dans une vaste église ,
"
Etabli son magasin
De grain.
Là , certain Rat , vieux locataire ,
De l'antique habitation ,
Et qui n'avait jamais eu d'indigestion
Sous le premier propriétaire
S'en donnait à discrétion .
Un vivrier ne jeûne guère ,.
Et notre Rat était surnuméraire .
" Vive la révolution !
« Disait-il : ce bel édifice
. Etait-il fait pour que des paresseux
Vinssent m'importuner d'un ridicule office ?
Aujourd'hui tout va pour le mieux ,
"
Et qui dit le contraire , ou blasphème , ou radote ».
Quand on a bien dîné , l'on est sentencieux ;
Voilà notre. Rat patriote.
Tandis qu'il digérait philosophiquement ,
Dans la ville , un beau jour , arrive brasquement
1
246 MERCURE
DE FRANCE
,
Très-nombreuse cavalerie.
1
On ne sait trop où loger les chevaux ;
Mais on songe à l'église ; aussitôt cent traîneaux
Vous enlèvent le grain dont elle était remplie ,
Et l'église est une écurie.
Au nouvel établissement
Le Rat ne gagna pas ; il faisait maigre chère :
Une eau bourbeuse , un reste de litière , ·
Offraient , à notre vieux gourmand ,
Un assez mauvais ordinaire.
Pour comble de malheur , dès qu'il sort de son trou ,
Il reçoit des chevaux l'accueil le moins honnête ;
Et puis , c'est un vacarme à lui rompre la tête.
" Ah ! grand Dieu , j'en deviendrai fou ,
« S'écriait-il ; a-t-on vu , dans la vie , "
" Pareille profanation ?
" Funeste révolution ! ....
Quoi ! d'un temple si saint , ils font une écurie !
Hélas ! tout va de mal en pis ; "
« Et qui dit le contraire a l'ame scélérate » .
Quand on a mal dîné , l'on change ainsi d'avis ;
Voilà le Rat aristocrate .
Par P. A. DESPEROUX.
ÉNIGME.
De filer le produit de ma riche semence ,
Le secret , par Isis , aux mortels fut donné ;
Je naquis , dit l'histoire , aux bords d'un fleuve immense ,
Dont le nom mémorable est mon nom retourné.
LOGO GRIPHE.
Je suis sur mes six pieds une illustre romaine ;
Sur cinq , je suis encor un sage capitaine ;
Je suis encor , sur quatre , un prophète divin ;
Sur trois , je reste après le vin.
BRUMAIRE AN IX.
247
Mots de l'Enigme et du Logogriphe insérés
dans le dernier Numéro.
L'Enigme du dernier N. ° est de LAMOTTE ; le mot
est peigne.
Le mot du Logogriphe est Melpomène , où l'on trouve
môle , pôle , poêle , Pélée , Léon ( royaume , ville , et
pape ) , et pomme , en ajoutant un m.
HISTOIRE des principaux événements du
règne de F. GUILLAUME II , roi de
Prusse ; et Tableau politique de l'Europe ,
depuis 1786 jusqu'en 1796 , ou l'an 4 de la
république , contenant un précis des révolutions
du Brabant , de Hollande , de Pologne
et de France ; par L. P. SEGUR aîné , exambassadeur.
3 vol. Chez F. BUISSON ,
imprimeur-libraire , rue Hautefeuille. Prix
12 fr. broché ; et 24 fr. papier vélin.
L'ÉLEVATION de la monarchie prussienne
était , peut -être , le plus mémorable des événements
contemporains , avant que la destruction de
la monarchie française et les changements qui en
ont été la suite , eussent donné moins d'importance
à tout ce qui avait occupé la renommée
dans le cours du siècle qui va finir. Frédéric sera
toujours regardé comme un grand roi ; mais le
théâtre qu'il occupa fut moins grand que lui . Les
mouvements politiques dont il était l'ame , et les
guerres qu'il sut terminer avec tant de gloire ,
n'occuperont plus la première place dans l'histoire
de ces derniers temps. Si ce roi , que les philososophes
ont regardé longtemps comme leur chef et
leur protecteur, avait encore vécu quelques années
, il aurait vu les principes de cette même
248 MERCURE DE FRANCE ,
philosophie , défendue par ses écrits et son exem
ple , renverser le plus ancien trône de l'Europe ,
et menacer un moment tous les autres de la même
chûte. Il est vraisemblable que sa politique aurait
alors conçu des alarmes. Déja le systême de la
nature , et quelques autres productions du même
genre , l'avaient refroidi pour les doctrines nouvelles.
De tels systêmes étaient fort rassurants
pour une conscience royale qui pouvait avoir
quelque reproche à se faire ; mais , en les gardant
pour sa propre tranquillité , il sentait le danger
de les rendre trop populaires. Il avait ri volontiers ,
tant qu'on s'était borné à combattre l'église et les
prêtres. Il devint très- sérieux quand on attaqua les
rois . Ceux qui ont bien connu sa correspondance
secrète avec d'Alembert , n'ignorent pas les ressentiments
de ce roi philosophe contre la philosophie.
Aussi , toutes les fois que d'Alembert s'entretenait
de ces livres , trop audacieux , qui avaient
indisposé Frédéric et Catherine , il gémissait de
l'impatience de son parti . Les philosophes ont
fait là , disait-il , une bien mauvaise campagne.
Ce mot plaisant , qu'on a cité ailleurs , a pourtant
été bien démenti par les faits ; car cette mauvaise
campagne a puissamment aidé le succès de
la révolution.
Les grands hommes , et surtout les grands rois ,
ont rarement des fils ou des successeurs qui
leur ressemblent ; mais cette remarque ne fut jamais
plus frappante qu'à la cour de Prusse . Frédéric
- le- Grand avait été philosophe et athée ; Frédéric-
Guillaume proscrivit les philosophes , et fut
superstitieux. Ce palais de Postdam , encore plein
du souvenir de Voltaire , de Dargens , et de la
Metrie , qui ne croyaient rien , se peupla d'illuBRUMAIRE
AN IX.
249
minés qui croyaient tout. On vit succéder l'excès
de la croyance à l'excès de l'incrédulité , la faiblesse
à l'énergie , l'indolence à l'activité , le désordre
à la règle , la prodigalité à l'économie , la
honte à la gloire , et le mépris à l'admiration . Ce
contraste se fit apercevoir jusques dans les choses
les moins importantes. Frédéric - le - Grand , n'avait
aimé que la littérature française . Frédéric - Guillaume
n'accueillit que la littérature allemande ;
et sous son règne , enfin , les femmes s'étonnèrent
de commander dans ces mêmes lieux où leurs
charmes et leur empire étaient depuis si longtemps
méconnus.
Guillaume II , qui est déja confondu parmi le
vulgaire des rois , fut pourtant le témoin , et quelquefois
un acteur principal , des événements les
plus extraordinaires. Il vit les révolutions de la
Hollande , du Brabant , de la Pologne et de la
France . C'est donc pour l'époque où il a vécu , et
non pour ses actions ; c'est pour la grandeur de sa
place , et non pour celle de ses talents , qu'un tel
prince a mérité qu'on offrit ses traits à la postérité.
Ces vues sont supérieurement développées dans
l'introduction de l'ouvrage qu'on annonce . L'historien
y retrace , d'une main sûre et brillante , et le
caractère du dernier roi de Prusse , et les faits inouis
qui , dans le cours de son règne , ont étonné l'Europe.
Voici comme il s'exprime :
« Frédéric - Guillaume , héririer du pouvoir de
Frédéric -le - Grand , et non de sa gloire , avait reçu ,
de son oncle , toutes les lumières qu'exige le
trône ; mais il était privé du talent qui sait en
faire usage. Militaire instruit , à la plus grande
école , mais guerrier sans génie , il fit la guerre
avec méthode , et sans succès ; entouré de mi- ·
250 MERCURE DE FRANCE ,
nistres habiles , possédant tous les plans de son
prédécesseur , il ' inquiéta toute l'Europe par ses
projets , épuisa son pays par ses préparatifs , effraya
ses ennemis par ses menaces , étonna ses
amis par sa versatilité ; excité par sa vanité , retenu
par son indolence , enchaîné par la superstition
, énervé par les voluptés , il n'exécuta rien
de ce qu'il voulait entreprendre , ne finit rien de ce
qu'il avait commencé ; et , après avoir successivement
trompé et irrité toutes les puissances de
l'Europe , dans un temps où toutes les passions
étaient enflammées au plus haut degré , le sort ,
qui se plaît souvent à tromper les plus profondes
combinaisons de la politique, fit naître , de sa faiblesse
, un résultat qui n'aurait dû être que le fruit
de l'habileté la plus consommée. Il agrandit ses
états , et mourut, en laissant son royaume en paix ,
au milieu de l'univers embrasé. La Russie, faisant,
craindre à l'Empire ottoman une destruction totale
; Catherine II , prête à être chassée de sa capitale
par Gustave ; la maison d'Autriche , battue
par les Turcs , menacée par les Prussiens , inquiétée
par les troubles de la Hongrie , épuisée
par la révolte du Brabant ; la révolution du Brabant
, qui voulait détruire le Stathoudérat , et qui
fut forcée par les armes prussiennes , a subi son
joug ; les efforts de la Pologne , pour reconquérir
son indépendance ; les malheurs et le partage
total de ce royaume ; enfin , l'explosion de l'esprit
démocratique des Français ; la guerre d'un peuple
contre les rois , les nobles et les prêtres , la croisade
de tous les trônes contre la liberté ; l'invasion
de la France ; la résistance imprévue des Français ,
et leurs conquêtes presque fabuleuses , au moment
où tout présageait la ruine et le démembrement
BRUMAIRE AN IX. 251
de leur pays ; tels sont les principaux événements
de l'époque dont j'entreprends d'écrire rapidement
l'histoire .
<<<Jamais on ne vit tant de projets conçus et abandonnés
, tant d'espérances brillantes et trompées
tant de réputations éclipsées. Jamais le fanatisme
de la religion et celui de la liberté n'allumèrent
plus de feux et n'immolèrent plus de victimes.
L'incendie fut d'autant plus effrayant que le
calme qui l'avait précédé avait été plus long. Chaque
année vit tour - à - tour les rois de l'Europe menacer
la France du sort de Troie , et la Françe
ébranlée détruire les trônes . Il est peut -être assez
remarquable , au sein de cet embrasement
général , de ce délire universel , de cette succession
de batailles sanglantes , de siéges meurtriers ,
de conquêtes rapides , au milieu de ce bouleversement
de tous les rangs, de tous les principes ,
de toutes les puissances , et au bruit de tous les
sceptres brisés, de peindre un roi militaire, dégoûté
de la gloire , s'endormant dans une paix profonde
, sur les volcans qui l'entourent , livrant son
imagination affaiblie au prestige fantastique des
illuminés , et se laissant conduire doucement dans
la tombe par les rêveries de la superstition , et
les caresses de la volupté . »
Ce morceau , qui prouve un talent si distingué ,
fait attendre , ainsi que le titre de l'ouvrage , une
histoire détaillée du feu roi de Prusse . On est surpris
de ne la trouver que par fragments ; on la commence
; on la quitte ; on la reprend ; on la perd
encore au milieu de nombreuses digressions qui
font oublier le sujet principal. Il est vrai que ces
digressions sont elles-mêmes des ouvrages importants.
C'est tour-à- tour un mémoire approfondi sur

252 MERCURE DE FRANCE ,
les constitutions des provinces Bataves , et sur les
longues luttes du parti stathoudérien et du parti
patriote ; c'est le récit animé des malheurs et du
démembrement de la Pologne , ou l'énergique
peinture des crimes et des triomphes de la révolution
française. Mais le premier fond disparaît
trop sous l'abondance des accessoires. Les diverses
parties de l'ouvrage n'ont pas un centre
assez marqué , et ne forment pas un tout complet..
Quand l'historien voyage en Europe , on oublie
la cour de Guillaume ; et quand il revient à cette
cour , le tableau trop vaste de l'Europe n'a plus
de place au milieu des intrigues de quelques maî--
tresses et de quelques illuminés qui gouvernent
Postdam et Berlin.
Un critique ancien dit , avec raison , que le
génie de l'Epopée doit animer l'histoire ; et Voltaireajoutait
, dit-on , que pour être bon historien , il
fallait avoir quelque chose du talent de la tragédie.
Ni ce critique , ni Voltaire , n'ont voulu prétendre
assurément que le style romanesque ou poétique
convînt à l'histoire ; mais seulement qu'elle avait
besoin , comme un grand drame , d'unité dans son
but et d'ensemble dans ses effets. Il faut toujours ,
si on veut exciter un intérêt puissant , qu'une idée
qu'une passion , qu'une figure principale , se montre
dans les récits historiques comme dans les tableaux
et dans les poèmes . Sans citer ici Hérodote ,
Tite - Live , et Tacite , qui ont si bien connu cet
art , ouvrez l'histoire de Charles XII , un des chefd'oeuvres
de la prose française ; l'auteur remonte
d'abord aux anciennes annales de la Suède ; il fait
- connaître, avec une élégante précision , tout ce qu'il
y a de remarquable dans les origines , les moeurs et
gouvernement des peuples dont il va peindre le le
BRUMAIRE AN IX. 253
monarque. Il n'omet ni le tableau du Danemarck ,
ni celui de la Pologne , ni la création de la Russie ,
ni la fierté des Turcs , ni la simplicité des Tartares ,
ni enfin aucune des nations avec lesquelles son
héros aura quelque rapport . Il marque avec soin
tous les grands événements dont l'Europe fut le
théâtre , sous le règne de Charles XII ; mais son
premier personnage est toujours sur le devant de
son tableau , et domine tout le reste. Quoique le
siécle de Louis XIV n'ait pas la même perfection ,
Voltaire y suit pourtant le même dessin , et la
tête imposante de Louis XIV s'aperçoit de tous
côtés au dessus de tant de scènes variées , et de
tant d'hommes illustres , à qui , du haut de son
trône , il semble donner le mouvement.
Le caractère de Guillaume II , ne pouvait sans
doute produire un effet aussi dramatique . Mais si
on désespérait de le placer avec avantage , au
milieu des mouvements de l'Europe , devait- on
l'annoncer comme le premier objet du tableau ?
Ce personnage tient trop ou trop peu de place .
En un mot , si tous les lambeaux de cette histoire
sont pleins d'éclat , il me semble que le tissu pouvait
en être mieux uni et plus travaillé . J'ose m'exprimer
ainsi sur l'ouvrage de L. P. Ségur , parce
que le vrai talent est digne d'entendre toute la vérité
. L'homme médiocre seul s'en irrite , et d'ailleurs
, après avoir fait cette critique générale que
je soumets à l'auteur lui -même , je ne dois que
des éloges aux détails instructifs , à l'élégance du
style , à la sagesse des idées , à l'élévation des
sentiments , qui font le mérite de cet ouvrage .
On a redit plus d'une fois , d'après Voltaire , que
pour bien écrire l'histoire , il fallait consulter
254 MERCURE DE FRANCE ,
les rois et les valets- de-chambre . Mais comme il,
est assez difficile de vivre avec les premiers , on a
trop souvent écrit sur les mémoires des seconds . De.
là , tant de méprises et de calomnies grossières.
L. P. Ségur a pu trouver dans les lieux les plus élevés
la lumière qui doit guider l'historien , il a vécu
près des cabinets où se préparent tous les événements
, il a vu ce qu'il peint ; il juge ce qu'il a
longtemps observé. Les cours ont vanté son esprit.
et ses grâces . On peut l'en croire , quand il dédaigne
ce qui leur paraît si grand . Sa philosophie est
connue de tous les amis d'une sage liberté . On peut
donc l'en croire aussi , quand il venge les ministres
et les rois , poursuivis par la calomnie jusques dans
leurs tombeaux. L'historien doit se défaire , quand
il écrit , de ses préjugés et de ses habitudes . Soit
que le hasard l'ait fait naître dans les classes élevées
ou dans les classes obscures de la société , il
ne doit porter dans ses écrits ni l'orgueil du rang
et de l'opulence , ni le ressentiment de la mauvaise
fortune , et le souvenir d'une première obscurité.
Ce qui paraît distinguer éminemment
L. P. Ségur , c'est une parfaite impartialité.
Il dévoile , avec franchise , les petites causes
qui ont tant de fois produit les plus grands événements
; on se rappelle encore le singulier voyage
de Catherine II , dans l'ancienne Chersonnese-Tauride.
Toute l'Europe attentive suivit , au milieu
des déserts de la Russie , cette souveraine qui
traînait après elle l'empereur lui - même , comme
son premier courtisan . On supposa le motif le plus
important à cette marche triomphale , qui rappelait
Alexandre et Sémiramis. On crut partout que
le rétablissement du trône de Constantin était le
but de cet appareil extraordinaire . Eh bien ! toute
BRUMAIRE AN IX, 255
l'Europe était trompée . Écoutons un témoin fidèle,
un observateur ingénieux .
Le prince Potemkin , d'autant plus envié qu'il
était plus puissant , avait trop abusé de sa faveur
pour n'avoir pas d'ennemis , et les courtisans , qui
n'osaient l'attaquer ouvertement , cherchaient sourdement
à ébranler son crédit . Il venait de triompher
avec quelque difficulté d'une intrigue ourdie contre
lui par le favori Yermolow ; il était tranquille sur
les vues de l'aide-de -camp Momonow , qui lui devait
nouvellement sa faveur. Mais il ne voyait pas
sans peine , que Catherine , rassasiée de gloire militaire
, ne songeât plus qu'à celle de législateur , et il
s'apercevait , avec inquiétude , des efforts que l'on
faisait journellement pour apprendre à l'impératrice
que son armée était désorganisée , ses sujets
mécontents , son commerce sans activité , ses
finances épuisées , et que les provinces méridionales
, qu'elle avait conquises , n'étaient que des
déserts. Potemkin n'ignorait pas l'art facile de
tromper la vanité des femmes et des rois ; et , pour
enlever sa souveraine à ses rivaux , il voulut
qu'elle fît une marche triomphale dans ses nouvelles
possessions , certain de fasciner ses yeux
par son charlatanisme , de l'étonner par la rapidité
de sa course , de l'entourer de troupes et de peuples
de tous pays et de toutes couleurs , de l'énorgueillir
par les hommages de plusieurs souverains ,
et de l'enivrer par l'éclat des prestiges dont il saurait
l'environner.
« Tel était le motif unique et secret de ce
voyage romanesque , qui inquiéta toute l'Europe ,
et dont une guerre , presque générale , fut le résultat.
La suite de ce récit prouvera la vérité de
cette assertion , et démontrera que Catherine II
256 MERCURE DE FRANCE ,
ne conservait , sur la conquête de l'Empire ottoman
, que des idées vagues et éloignées , qu'elle
en ajournait l'exécution à des temps plus favorables
, et que loin de desirer , à cette époque , une
rupture , elle la redoutait , et se résignait , pour
l'éviter , à des sacrifices qui pouvaient paraître
incompatibles avec sa fierté.
« Ce voyage , annoncé avec éclat , s'exécuta
avec la plus grande magnificence , et rien ne fut
négligé pour déguiser , aux regards de l'impératrice
, de tristes réalités , sous les plus brillantes
apparences ; les chemins , illuminés par d'innombrables
bûchers , pendant l'espace de cinq cents
lieues , faisaient presque oublier l'obscurité des
jours dans cette saison rigoureuse . L'obéissance
et la curiosité attiraient , sur la route , une foule
de marchands , appelés de toutes les provinces ,
qui donnaient , au pays , un air de population ,
et au commerce , une apparente activité. Partout
les plaintes étaient écartées , les hommages multipliés
les acclamations commandées . Toutes les
villes offraient , par des bals et des illuminations ,
le spectacle de l'alégresse . Le clergé , craignant
de perdre ce qui lui restait de revenus , ne faisait
entendre que la flatterie , dans la chaire destinée
au langage de la vérité ; et , jusqu'à Kiow , la
marche de Catherine ne fut qu'une continuité
de fêtes et de plaisirs.
<< En entrant dans la province où commandaiti
le vieux maréchal Romanzow , tout parut changer
de face , et prendre un aspect plus sévère .
Potemkin , jaloux de ce célèbre général , avait eu
l'adresse de le laisser manquer de tout ce qui
était nécessaire pour recevoir , avec éclat , sa souveraine.
Les fonds , destinés aux réparations des bâBRUMAIRE
AN IX. 257
timents , avaient été distribués si tard , que Kiow
n'offrait aux yeux que des ruines ; les impôts , exigés
avec sévérité , excitaient un mécontentement
général ; les troupes soumises aux ordres du maréchal
n'étaient ni complètes , ni habillées à neuf.
Le maréchal , incapable de dissimuler , laissa éclater,
contre les préventions de Catherine , une humeur
qu'elle n'attribuait qu'à sa jalousie . Elle fut
forcée , par les glaces du Boristhène , de demeurer
près de trois mois dans ce triste pays , où son
amour-propre n'eut d'autre dédommagement que
les hommages des étrangers qui arrivèrent de
toutes les parties de l'Europe . Enfin , elle quitta
cet ennuyeux séjour , mécontente de Romansow,
s'embarqua sur une flotte de galères , aussi
magnifique que celle de Cléopâtre , descendit
le Boristhène , et arriva dans le gouvernement
du prince Potemkin , au moment où la nature ,
embellie par le printemps , semblait d'accord avec
l'adroit ministre , pour lui faire oublier la tristesse
de Kiow ; et pour répandre un charme magique
sur tous les objets , qu'il allait offrir à sa curiosité.
En chemin , elle rencontra le roi de Pologne , qui
avait fait illuminer la rive droite du fleuve , et
qui s'était efforcé de recevoir , avec pompe , une
impératrice qui l'avait couronné , et qui devait ,
quelques années plus tard , le précipiter du trône
où elle l'avait placé . L'entrevue fut courte et sèche
; on reçut froidement l'amant oublié ; on
traita avec hauteur un roi dont on méprisait la
faiblesse et Stanislas- Auguste , n'ayant obtenu
que des promesses vagues de protection , et l'ordre
du départ de quelques régiments russes qui
tyrannisaient son pays , courut au devant de l'empereur
Joseph , pour lui exposer les craintes qu'il
:
REP.FRA
.
DEPS
17
258 MERCURE DE FRANCE ,
avait d'un nouveau partage. L'empereur le rassura
par une promesse solennelle qui fut , bientôt
après , violée par un de ses successeurs . »
Au reste , L. P. Ségur ne paraît pas avoir conservé
pour les Russes l'enthousiasme qu'affectaient ,
en leur faveur , Voltaire , Diderot , et d'autres philosophes
. L'éloge des rois du Nord fut quelque temps
à la mode. C'était la satire indirecte des rois du
Midi . Tous les philosophes étaient ravis , lorsqu'un
grand poète disait , en 1772 ,
C'est du nord , aujourd'hui , que nous vient la lumière ;
mais cette lumière a bien pâli depuis Souwarow et
ses Tartares!
Le nouvel historien retrace avec intérêt la noble
résistance des malheureux Polonais , qui ont illustré
leur dernière défaite par tant d'exploits.
Il ne dissimule point l'inconséquence de ceux
qui usurpaient un royaume , en s'élevant contre
l'usurpation des démocrates français . Il condamne
également les princes despotiques et les tribuns
factieux. Le précis qu'il trace de notre révolution
eût peut- être été mieux placé dans un autre cadre ;
mais il peint à grands traits la chute successive de
ces tyrans absurdes qui soulevaient la populace ,
sans prévoir qu'ils seraient à leur tour les victimes
du monstre aveugle et féroce dont ils croyaient
diriger la rage contre leurs seuls ennemis . Čes tyrans
n'avaient sans doute aucune connaissance de
l'histoire . Plus on l'étudie , plus on reconnaît une
grande vérité proclamée par d'anciens législateurs ,
et dont ils firent le premier fondement de la morale
. C'est que les contre-coups naturels des passions
humaines , et les vicissitudes inévitables des
événements qu'elles produisent , ramènent dans ce
monde même un châtiment pour chaque crime ,
BRUMAIRE AN IX. 259
ane récompense pour chaque vertu . Voilà tout le
secret de ces réactions , qu'on a tant redoutées ,
et que le 18 brumaire a fait cesser pour jamais ,
en fondant le règne de la justice et des lois .
Rien ne donne plus de prix à cette histoire que
le portrait de quelques hommes fameux , qui ont eu,
depuis trente ans , une influence marquée sur le sort .
de l'Europe. On voit que ces tableaux ne sont point .
faits d'imagination , mais sur le modèle lui- même .
On aimera , sans doute , à voir le jugement qu'un
ex-ambassadeur français , portait du marquis de
Luchésini , avant de savoir que ce dernier devait
se rendre au congrès de Lunéville.
« Luchésini , ministre du roi de Prusse , à Varsovie
, eut ordre de multiplier les promesses , de
nourrir les espérances , d'enflammer les esprits ,
et il remplit parfaitement sa mission . Nul homme
n'était plus propre à jouer un pareil rôle . Son activité
ne perdait jamais un moment , son industrie
ne laissait échapper aucune ressource ; ardent pour
atteindre son but , prompt à saisir tous les moyens
d'y arriver , Luchésini réunissait toutes les qualités
du courtisan adroit , et du politique habile :
instruit sans pédanterie , sa mémoire lui fournissait
autant de faits utiles pour son travail , que
d'anecdotes agréables pour la société. Son intimité
avec le grand Frédéric , lui avait fait acquérir
une haute considération . Son caractère insinuant
l'introduisait dans tous les partis ; sa finesse lui en
faisait découvrir promptement tout le secret , et
sa chaleur active cachant sa dissimulation , lui
donnait l'air de franchise , etc. etc. >>
On voudrait avoir , de la même main , le portrait
de M. le comte de Cobentzel . Le peintre aurait
pu réunir, à la fois , dans ses deux modèles , l'es260
MERCURE DE FRANCE ,
prit du monde et l'esprit des affaires , les qualités
de l'homme d'état et de l'homme aimable.
On peut relever , dans cet ouvrage , quelques
négligences , quelques incorrections , mais en trèspetit
nombre . Le style est , en général , plein d'élégance
, comme on l'a dit plus haut . On y desire ,
de temps en temps , quelque chose de plus précis ,
de plus mâle et de plus sévère. L'auteur n'a point ,
comme Mirabeau , mis à contribution les récits clandestins
, et les scandales secrets . Mirabeau écrivait
un libelle ; L. P. Ségur écrit l'histoire , et , quoiqu'il
eût su raconter les anecdotes fugitives aussi
bien que les grands événements , et l'histoire du
jour comme celle du siècle , il n'a point voulu
mêler à cet ouvrage ce qui n'est point digne de la
postérité.
LE SEAU ENLEVÉ , poème héroï - comique ,
imité de Tassoni , par AUGUSTE C ……….;
suivi d'un choix des stances les plus intéressantes
de l'auteur italien , et de quelques
poésies. A Paris , chez Didot l'aîné...
CET ouvrage , déjà imprimé depuis quelques
années , reparaît avec des corrections heureuses.
On sait que Voltaire , dans un poème de sa
vieillesse , qui n'est guères digne de lui * , parle
avec fort peu d'estime de Tassoni ,
9
O Tassoni ! si long dans ses discours
De vers prodigue , et d'esprit fort avare ,
Je n'irai point , dans mon projet bizarre ,
De tes langueurs implorer le secours , etc.
Ce jugement est sévère , et , quoiqu'il ait été
prononcé par un homme très- supérieur au Tas-
* La guerre de Genève.
BRUMAIRE AN IX. 261
soni , il n'a point encore détruit la renommée de
ce dernier. Boileau ne paraît pas avoir jugé si defavorablement
le poète italien ,
Qui , par les traits hardis d'un bizarre pinceau ,
Mit l'Italie en feu pour la perte d'un seau.
Il accorde au moins , dans ces deax vers , un
esprit original à l'auteur du Seau enlevé.
S'il m'est permis d'avoir une opinion , après
Despréaux et Voltaire , j'oserai dire que Tassoni
est , en effet, prodigue de vers ; que douze chants ,
sur un sujet aussi mince , fatiguent et rebutent le
lecteur. Ses plaisanteries manquent souvent de
choix et de grâce . Entraîné par un caractère satirique
, et vindicatif, il lance , à chaque instant ,
ses traits contre des ennemis maintenant ignorés ,
et dont le nom n'excite aucun genre d'intérêt. H
n'a point connu cette rapidité qui , chez les bons
poètes , néglige tout ce qui est superflu , et court
sans cesse au dénouement . Il faut bien se garder ,
par exemple , de comparer son ouvrage à ce chefd'oeuvre
du Lutrin , qui , dans son ensemble , est
animé de tout le génie de l'Epopée , et qui , dans
ses détails , offre , à chaque vers , l'harmonie et
la richesse de Virgile. Deux chants du Seau enlevé
sont aussi longs que le Lutrin , tout entier.
C'est là un grand tort , sans doute . Ces défauts ,
trop réels , expliquent , jusqu'à un certain point , les
dégoûts de Voltaire , qui aimait et cherchait , surtout
dans la poésie , le mouvement , l'effet et la rapidité.
Cependant , Tassoni est , en quelque sorte , créa
teur du genre héroï-comique. Il voit , après un
siécle et demi , sa réputation subsister encore. It
a de la verve dans plusieurs morceaux . On trouve
de meilleurs plaisants et de plus grands poètes que
lui , mais il est l'un et l'autre à un certain degré.
262 MERCURE DE FRANCE,
Il a semé , d'images charmantes , l'épisode des
amours de Diane et d'Endymion , qui ne tient
point , d'ailleurs , au reste de son ouvrage , mais
qui est son plus beau titre poétique.
Daprès les observations qu'on vient de faire ,
Tassoni a besoin d'être abrégé , pour paraître
avec avantage dans une langue étrangère . C'est ce
qu'a senti le citoyen C.... Des douze chants italiens
, il n'en a composé que dix français . On trouvera
peut- être encore quelques longueurs dans
son abrégé mais il substitue avec succès ses
propres idées à celles de l'auteur original . Je ne
sais pourtant s'il n'a pas un peu violé les vraisemblances
dans les libertés qu'il se donne à cet égard.
Tassoni , qui se permet des plaisanteries légères
contre quelques superstitions de son temps , est bien
loin , d'ailleurs , d'attaquer les idées religieuses. Elles
étaient respectées de l'Europe entière , à l'époque
où il écrivait. L'imitateur n'a pas eu la même
circonspection : il fait parler un poète italien , né
dans le 16. siécle , comme Voltaire dans le18 .°
Tout le systême du christianisme est travesti dans
le poème français ; les traditions littéraires et les
convenances sont également blessées. Prêcher
l'incrédulité , du temps de Tassoni , c'est venir trop
tôt ; la prêcher aujourd'hui , c'est venir trop tard.
On a ditque l'imitateur de Tassoni avait de l'esprit,
de la grace , et de la facilité : il en a donné plus d'une
preuve dans divers chants de son poème. Voici le
début :
Je veux chanter une effroyable haine ,
Dire la rage et l'orgueil des mortels ,
Leurs faits hardis , et leurs combats cruels ;
C'est un vieux seau qui sera mon Hélène.
Quand je m'élance au milieu des combats ,
Grand Apollon , suis ma course fantasque
BRUMAIRE AN IX . 263
Et si tu tiens à ne me perdre pas ,
De mon habit ne quitte point la basque.
O l'heureux temps ! où l'empire romain ,
De ses débris en avait formé mille ,
Où tout village était un souverain ,
Et dédaignait de demeurer tranquille !
Partout combats , partout désordre affreux ,
Des bords du Pô jusqu'aux rives du Tibre ;
Mais il est beau de n'être pas heureux
Pour acheter le plaisir d'être libre .
On doit voir que dans la première octave , l'imitateur
n'a pas assez marqué les nuances qui séparent
le style héroï - comique , du ton purement
burlesque. Tassoni les a un peu mieux observées :
mais dans la seconde octave , les deux derniers
vers sont fort jolis. L'auteur français s'est assujetti
à la mesure et à la coupe des octaves italiennes ';
et cette contrainte à laquelle il s'est soumis , n'a
pas trop passé dans ses vers et dans son style . Il a
mis , comme l'Arioste , des prologues à plusieurs
de ses chants , et, ne les a point imité de Tassoni
. Celui du chant sixième , à des traits agréables
et des défauts .
Certain vieillard , plein de sagacité ,
Me soutenait , dans les jours de sa vie ,
Que tout mortel , sur la terre jeté ,
Cache , en son sein , quelque grain de folie.
Je le croyais le moins sensé de tous ;
Mais j'ai souvent appliqué ses paroles ;
Il eut raison : les hommes sont des fous ;
Les nations sont encore plus folles.
De leur démence et de leurs longs débats
Les Modenois offrent un bel exemple.
Plus d'un , encor , qu'on ne remarque pas ,
Frappe , souvent , le sage qui contemple.
264 MERCURE DE FRANCE ,
Les Modenois combattent pour un seau ,
Et les Français pour une ville immense :
Tout compensé , je les crois de niveau ,
Entre les fous aucune différence.
Mais regardez deux partis en présence ;
Les chefs de l'un , et souvent de tous deux ,
Sont des coeurs bas , des scélérats affreux ;
Et, pour le crime , expire l'innocence .
Maint honnête homme a trouvé son tombeau.
Et , sur sa cendre , on vient déja s'ébattre :
Messieurs , messieurs , battez-vous pour un seau ;
Pour des brigands , rougissez de vous battre.
Peut- être on aurait pu tirer un meilleur parti de ce
contraste en le développant. Le style pouvait être
plus soigné mais il n'est pas sans agrément et
sans rapidité .
Tous les prologues renferment des vers ingénieux.
Quelques - uns rappellent seulement des modèles
qu'il est difficile de faire oublier . Par exemple,
lisez cette apostrophe à la paix , dans le sixième
chant :
O douce Paix ! déité desirée ,
Sur l'univers jette un regard serein :
Entends nos voeux du haut de l'empirée ;
Vole vers, nous , des épis à la main ,
Et d'oliviers et de roses parée.
O douce Paix ! viens triompher de Mars ,
Ramène-nous sur ton aile dorée ,
Et l'abondance , et la joie , et les arts .
De la Discorde , ennemie éternelle ,
Quand verras-tú toutes les nations ,
Quittant l'horreur de leurs divisions ,
Te proclamer déesse universelle ?
"
BRUMAIRE AN IX. 265
O jour heureux ! quel espoir est le mien ?
Ce jour lointain , que mon desir appelle ,
C'est une erreur , et je le sais trop bien .
Ah ! cachez-moi la vérité cruelle.
Divine Paix ! l'univers épuisé
T'appelle en vain de ses desirs sans nombre ;
Nous triomphons , et ce globe embrasé
Voudrait au moins respirer sous ton ombre .
Viens ; mais avant de descendre des cieux ,
Et d'apparaître au séjour où nous sommes ,
Calme là haut , et réunis les Dieux ;
C'est la moitié des querelles des hommes.
Les deux derniers vers sont encore pleins d'esprit
et de sens.
Malheureusement cette invocation rappelle un
morceau très -connu de Voltaire . Sa concurrence
est redoutable dans plus d'un genre , et surtout
dans celui - ci :
O Volupté ! mère de la Nature ,
Belle Vénus , seule divinité
Que , dans la Grèce , invoquait Epicure ,
Qui , du chaos , chassant la nuit obscure ,
Donnes la vie et la fécondité .
Le sentiment et la félicité ,
A cette foule innombrale , agissante ,
D'êtres mortels , à ta voix renaissante ;
Toi que l'on peint , désarmant , dans tes bras ,
Le Dieu du ciel , et le Dieu de la guerre ,
Qui , d'un sourire , écartes le tonnerre ,
Rends l'air serein , fais naître , sous tes pas ,
Les doux plaisirs qui consolent la terre ;
Descends des cieux , déesse des beaux jours
Viens sur ton char , entouré des amours ?
266 MERCURE DE FRANCE ,
Que les zéphirs ombragent de leurs ailes ,
Que font voler tes colombes fidelles ,
En se baisant dans le vague des airs ;
Viens échauffer et calmer l'univers :
Viens , qu'à ta voix les soupçons , les querelles ,
Le triste ennui , plus détestable qu'elles ,
La noire Envie , à l'oeil louche et pervers ,
Soient replongés dans le fond des enfers ,
Et garottés de chaînes éternelles :
Que tout s'enflamme et s'unisse à ta voix ;
Que l'univers , en aimant , se maintienne .
Jetons , au feu , nos vains fatras de lois ,
N'en suivons qu'une , et que ce soit la tienne .
Ces vers pleins d'images , d'abandon et de mélodie
, sont un modèle pour tous ceux qui veulent
s'essayer dans le même style.
Voltaire a égaré beaucoup de poètes modernes .
Cet homme extraordinaire possédait tant de parties
de l'art , et a tellement multiplié ses travaux
qu'il fait excuser ses négligences. Tous ceux qui
l'imitent , non dans ses beautés , mais dans ses
défauts , devraient bien se dire à eux- mêmes :
Aucun monstres , par moi , domptés jusqu'aujourd'hui ,
Ne m'ont acquis le droit de faillir comme lui .
On voit tous les jours des gens citer , fort mal
à propos , son exemple : il les condamne plus souvent
qu'il ne les justifie . Quoi qu'il en soit , on a vu
longtemps tous les poètes ne rimer qu'à demi ,
parce qu'on trouve , dans les morceaux négligés de
ce poète , des rimes insuffisantes. Le C. C... est
tombé quelquefois dans ce défaut , plus excusable
, il est vrai , dans le genre des vers qu'il a
choisi .
BRUMAIRE AN IX.
267
Le mérite de bien rimer est peu de chose , sans
doute , quand il est seul : mais il relève tous les
autres , et complète l'effet de la pensée , en redoublant
l'harmonie. Il ne faut pas le négliger , même
dans les bagatelles poétiques. Jean- Baptiste Rousseau
reprochait , avec raison , cette inexactitude
à l'aimable auteur de la Chartreuse.
Le conseil tenu par les Dieux sur le seau , que
se disputent Bologne et Modène , est un des morceaux
les plus importants de Tassoni . Voici comment
l'imitateur l'a rendu . C'est une parodie
d'Homère et de Virgile. Jupiter convoque les immortels
. Ils accourent , et se placent sur les siéges
préparés dans l'Olympe.
De ce sénat , le noble président ,
Jupiter , manque . On s'assied , on regarde ;
Mais on le voit , ou du moins on l'entend :
On voit le Dieu qui commande sa garde.
Hercule avance avec son air épais ;
Après Hercule , arrive Ganymede ;
Jupiter suit Ganymede de près ;
Mercure , enfin , à Jupiter succède.
Quand , dans un sac très -vaste , assurément ,
Mercure a mis nos placets , nos pensées ,
Au cabinet il court , et , dans l'instant
Les distribue à deux chaises p......
Deux fois par jour , là , Jupiter actif ,
De l'univers gouverneur sage et juste ,
Va gravement , et d'un air attentif ,
Leur imprimer sa signature auguste .
Il est assis , d'étoiles couronné ,
Entre le Sort et sa soeur infidelle ;
Et , sous ses pieds , le Temps est enchaîné
Avec la Mort , sa compagne cruelle.

268 MERCURE DE FRANCE ,
Le Dieu regarde , et Zéphire sourit ,
Et le pilote à la mer s'abandonne.
Il a parlé ; Dieux ! la terre frissonne ;
L'Océan s'ouvre , et l'Aquilon mugit.
L'image qu'offre la seconde octave , révolte lé
goût , mais elle est traduite presque littéralement
de Tassoni . C'est , comme on voit , la manière
de Scaron , au lieu de celle de l'auteur du
Lutrin.
Col cappello di Giove , e con gli occhiali ,
Seguiva indi Mercurio , e in man tenea
Una Borsaccia , dove de mortali
Le suppliche e l'inchieste ei raccogliea.
Dispensavale poscia a due pitali
Che ne suovi gabinetti il padre avea ,
Dove con molta attenzion e cura
Tenea due volte il giorno segnatura.
Tassoni passe , de ce genre de plaisanterie, à un
ton souvent plus élevé . L'auteur de la Henriade
lui a emprunté , si je ne me trompe , une de ses
plus belles comparaisons. Il peint le choc de deux
armées.
Ainsi , lorsque des monts séparés par Alcide ,
Les Aquilons fougueux fondent, d'un vol rapide ,
Soudain , les flots émus de deux profondes mers ,
D'un choc impétueux , s'élancent dans les airs ;
La terre au loin gémit , le jour fuit , le ciel gronde ,
Et l'Africain tremblant craint la chute du monde.
Je crois reconnaître l'original de ces vers dans
ceux-ci du Seau enlevé.
Qual s'u , lo stretto ove il figlivol di Giove
Divise l'Ocean d'al nostro mare ;
1
BRUMAIRE AN IX. 269
Se l'uno e l'altro tempesta muove ,
Vansi l'onde superbe ad incentrare ,
Cadono infrante , e valle orribil , dove
Dianzi eran monti , e spaventosa appare ;
Trema il lido , arde il ciel , tuonano i Lampi :
Tal fu il cozzar de due famosi campi .
Les vers français paraissent plus pittoresques et
plus précis le dernier , surtout , qui n'est pas
dans l'italien , offre une image et une harmonie
frappante. Mais enfin Tassoni a donné les premiers
traits de ce tableau . On pourrait indiquer d'autres
imitations par quelques-uns de nos poètes du
dernier siécle ; mais elles sont en petit nombre et
peu importantes,
Tassoni peut donc être lu avec fruit par les
poètes , et quelques détails de son ouvrage doivent
plaire à toutes les classes de lecteurs . Il avait
commencé une Epopée , dans le genre noble , sur
la découverte , du nouveau monde : il n'en a laissé
que le premier chant , qui n'est pas sans mérite ;
il y a joint une lettre sur la poésie épique. Cette
lettre prouve des connaissances et un goût trèsexercé.
Il avait pourtant critiqué Homère ; mais
plutôt par l'amour du paradoxe , que par conviction
; il s'était amusé , avant Rousseau de Genève ,
à calomnier les lettres et les sciences ; il avait
écrit contre elles avec succès ; il souleva tous les
hommes instruits de l'Italie ; mais ses opinions
singulières lui donnèrent plus de renommée. C'est
tout ce qu'il voulait , sans doute ; il y réussit.
>
Sa patrie lui pardonna plus aisément ses blasphèmes
contre Homère que contre Pétrarque. Il
ne fit aucune grace aux défauts de cet auteur ,
qui a rendu , sans doute , de grands services à la
270 MERCURE DE FRANCE ,
langue italienne ; mais qui s'est obstiné , toute sa
vie , à peindre une passion qu'il ne fait jamais
sentir . Tassoni condamnait le goût de ses contemporains
qui osaient préférer les concetti , l'affectation
, le faux luxe , prodigués , trop souvent ,
dans les sonnets de Pétrarque , au sentiment vrai
de l'amour qui respire dans chaque vers de Tibulle.
Il me semble que tous les peuples , excepté
ceux de l'Italie , pensent aujourd'hui comme
l'auteur du Seau enlevé.
Son humeur était très- bizarre , et les événements
de sa vie ne le furent pas moins . Il était
d'une famille illustre , comme le Tasse . Sa vie fut
presqu'aussi traversée . Il devint le chef d'une
académie des Humoristes , et il y tenait sa place
mieux que personne . C'est sur l'emplacement de
cette académie qu'est bâtie maintenant l'école
française de peinture , à Rome.
Tassoni avait de l'indépendance dans le caractère.
Il écrivit contre les opinions scolastiques
qui régnaient de son temps. On le vit attaquer
Aristote comme Homère , mais avec moins de
ménagement . Il écrivit des Philippiques contre
la cour d'Espagne , où il avait vécu . Il ajouta deux
chants à son poème , pour immortaliser les ridicules
d'un comte de Culagne , dont il croyait avoir
à se plaindre . Il mit , dans cette vengeance
poétique , un acharnement qui est presque sans
exemple.
Rien n'est moins aimable , au fond , qu'un tel
personnage ; mais , d'ailleurs , il paraît avoir eu de
la franchise et de la droiture .
On sait que le sujet de son poème est fondé
sur les anciennes divisions des Guelfes et des Gibelins
. L'époque en remonte au treizième siècle,
BRUMAIRE AN IX. 271
La scène est à Bologne et à Modène . La distance
des temps permit à Tassoni d'envisager ,
sous leur côté plaisant , les longues divisions qui
avaient désolé l'Italie . Plus près , il n'en aurait vu
que les horreurs. Ainsi , sous le règne de nos derniers
tyrans , nous ne pouvions apercevoir tout ce
qui était ridicule autour de nous , parce qu'il
fallait nous défendre de tout ce qui était atroce . ·
L'imitateur fait , en passant , plus d'une allusion
heureuse à quelques- unes de nos folies révolutionnaires.
Il ne leur doit pas les vers les moins
piquants de son ouvrage . S'il prouve plus d'une
fois le talent d'un homme de lettres distiugué , ses
sentiments et ses idées annoncent partout un esprit
et des moeurs aimables. Il méritait , à ce
double titre , de fixer les yeux d'un homme d'état ,
qui était un de nos meilleurs écrivains avant d'occuper
une des premières places du gouvernement ,
et qui , dans son style et dans les affaires , a montré
tour-à-tour un esprit supérieur.
THE PERIPLUS OF THE ERYTHREAN SEA , etc.
LE PÉRIPLE de la Mer-Rouge , partie première
, contenant l'exposé de la navigation
des anciens, de Suez à la côte de Zanguebar;
WILLIAM-VINCENT. Londres 1800 .
par
СЕТIT ouvrage a déja été indiqué au N.° II du Mercure
, au moment où on le recevait de Londres. Il n'est
point encore traduit dans notre langue , mais l'intérêt
qu'ont inspiré aux amateurs des recherches de géogra
phie et d'érudition , les ouvrages du docteur W. Vins
272 MERCURE DE FRANCE ,
cent , depuis que la traduction soignée du C. Billecocq
a répandu la connaissance de son Voyage de Néarque ,
nous fait un devoir d'entrer dans quelques détails sur
cette nouvelle production , du même auteur. On en
rend compte sur l'original même.
Dans cet ouvrage , comme dans celui qui l'a précédé
, le docteur W. Vincent applique ses recherches
aux plus anciennes communications maritimes , entre
les nations de l'Occident et celles de l'Orient.
Un Grec , natif d'Égypte , un marchand d'Alexandrie
, dont le nom demeure inconnu , se met en voyage
pour son trafic , à une date que le docteur W. Vincent
rapporte , par conjecture , à la dixième année du règne
de Néron ; il s'embarque sur le golfe arabique , que nous
nommons Mer-Rouge , dénomination qui avait pour les
anciens , une étendue beaucoup plus considérable ; parcourt
la côte orientale de l'Afrique , jusqu'au lieu nommé
alors Rhapta , qui répond à Quiloa , sur la côte de
Zanguebar parvenu à cette latitude , il revient au
point d'où il est parti ; visite l'autre côté du golfe , sur
lequel est situé le pays des Sabéens , ou l'Arabie heureuse
; sort une seconde fois du détroit , et , cinglant
vers l'Orient , s'élève jusqu'à Gujarate , s'enfonce dans
le golfe de Cambaye , descend la côte de Malabar , et
reconnaît Ceylan.
Le journal de cette circon-navigation ( c'est le nom
qui répond le mieux à celui de périple ) , outre les noms
des lieux de relâche , qu'il contient avec exactitude ,
fait aussi connaître les objets de commerce , d'exportation
et d'importation , alors en usage dans les communications
des peuples de ces contrées. Ce journal , qui
n'avait pas été écrit pour la postérité , détaché du livre
de commerce d'un négociant exact , qui se rend compte
à lui-même de sa tournée et de ses opérations , trat
BRUMAIRE AN IX. 273
verse les siècles , et par un inexplicable hasard ,
"échappe à la destruction , qui , avant la découverte de
l'imprimerie , a fait disparaître tant de précieuses copies
de l'antiquité ; après une révolution de plus de
quinze siécles , il paraît , pour la première fois , imprimé
à Bâle en 1533 ; et , dès - lors impérissable
fréquemment réimprimé , laborieusement commenté ,
fournit enfin à un docteur de Londres , le texte de
plusieurs gros volumes de savantes et profondes dissertations.
1
cor-
Telle est l'idée succincte , mais exacte , du sujet
du périple , de son auteur , de l'historique de sa conservation
, et du travail de son dernier commentateur.
Quant au texte , il est constant qu'il ne peut être
suppléé par aucun & iteur parvenu jusqu'à nous ,
respondant à cette époque , et que lui seul donne des
notions exactes sur la nature du commerce , et l'étendue
des communications de la Mer- Rouge à la côte
d'Afrique et aux Indes orientales , lorsque l'Egypte
fut devenue province romaine . Il a toujours fait autorité
parmi les géographes , et a joui , auprès d'eux ,
d'une haute estime , comme provenant d'un homme de
bonne- foi , parlant de lieux et d'objets , qu'il a vus et
traités par lui- même.
Le mérite du texte tient , surtout , à son existence
et à sa conservation ; celui du commentaire au travail ;
et on peut aussi lui appliquer ce mot , qui l'a été souvent
dans un autre sens , materiam superabat opus.
Presque pas un mot qui n'ait donné lieu à une dissertation
, cela rappelle l'érudition des premiers scoliastes
; avec cette différence , que leur travail sur les
mots était purement grammatical , au lieu qu'ici , on
ne s'occupe des mots que par rapport aux choses dont
ils sont le signe . C'est le second défrichement sur le
རུ །
COL
2.
18.
274 MERCURE DE FRANCE,
་ ་
terrain des connaissances , plus agréable , sans doute
et plus productif que le premier , mais qui ne pouvait
être entrepris avec succès qu'à la suite de l'autre.
Cette érudition , toute substantielle , ce soin laborieux
d'éclaircir les rapports de , l'auteur ancien dont on s'occupe
par la comparaison des passages de tous les auteurs
anciens et modernes , historiens , voyageurs ,
géographes , poètes même , orateurs , romanciers , auxquels
il est échappé un mot propre à résoudre une
difficulté , fortifier un témoignage , et fixer un doute ;
un tel travail , exécuté par de bons esprits , ne saurait
être trop accueilli , ni trop encourage; c'est par lui que
s'éclaircit et s'achève cette étude de l'antiquité , pour
laquelle nous prenons, plus de goût , à mesure que nous
vieillissons dans les connaissances , comme les souvenirs
de l'enfance ont plus d'attraits dans un âge avancé.
Les histoires les plus anciennes sont toujours celles
qui nous plaisent le plus ; mais combien le plaisir
qu'elles nous causent sera augmenté , quand , par des
travaux du genre de celui dont on rend compte , la
part de l'erreur et de la vérité sera faite avec un discernement
qui ne laissera aucun doute à l'esprit sur
ce qu'il doit admettre ou rejeter. Déja on éprouve une
grande satisfaction , en pressentant , d'après les résultats
obtenus jusqu'ici , que la part de la vérité ne sera
pas la plus faible ; déja les plus vieux auteurs , et
jusqu'aux fragments plus vieux qu'eux- mêmes , qu'ils
nous ont conservés , rajeunis , pour ainsi dire , par la
critique judicieuse qui dissipe leurs ténèbres
prennent dans l'estime publique le rang élevé dont
ils étaient trop déchus ; semblables à ces ouvrages de
peinture qui , restaurés par une main patiente et habile
, reprennent tout leur éclat et recouvrent toute
leur gloire.
? re-
La plupart de ces anciennes contrées , auxquelles tant
BRUMAIRE AN IX. 275
de souvenirs , tant de circonstances et de rapports nous
attachent , se retrouvent dans le périple . Ils sont succinctement
décrits , ou plutôt indiqués , tels qu'ils existaient ,
il y a dix- huit siécles , par les noms qu'ils portaient alors ,
les produits qu'ils fournissaient , et ceux qu'on y apportait.
Le commentaire agrandit et développe toutes ces notions
, éclaircit par elles ce qui a paru vague et incertain
dans les récits de l'antiquité antérieure , contemporaine ,
et postérieure , qui ont rapport aux mêmes lieux , et aux
mêmes objets ; recherche avec soin , et détermine avec
précision la nature , l'ancienneté , les moyens et les agents
de communication de l'Inde avec l'Afrique et l'Europe ;
assigne avec exactitude les divers entrepôts du riche
monopole de son commerce , qui a passé successivement
par tant de mains , depuis les Arabes de l'Yémen ,
jusqu'aux Arabes des îles britanniques : monopole dont
on a toujours accusé l'injustice , en l'enviant toujours ,
et en travaillant sans relâche , comme de raison , à supplanter
ceux qui sont parvenus à s'en saisir. Du reste, on
pourra être curieux de lire l'apologie , un peu intéressée ,
mais naïve , pourtant , de cette grande usurpation , qui ,
avant les Arabes , fut celle des Grecs d'Alexandrie , des
Romains , devenus maîtres de l'Egypte , des Palmyréens ,
qui lui durent un éclat d'un moment , et une ruine éternelle
, des Grecs de Constantinople , des Génois , des
Vénitiens , des Portugais , des Bataves , mais qui est
aujourd'hui le crime des seuls Anglais : il est juste de les
écouter dans leur défense .
«
Notre suprématie dans l'Inde , doit être incontestablement
l'objet de l'envie de nos ennemis , et des
reproches de ceux qui se sont constitués leurs avocats .
Anquetil du Perron , et Bernouilli , se récrient contre
l'injustice de nos conquêtes ; mais qui jamais soutint que
les conquêtes étaient fondées sur la justice ? Les Portu276
MERCURE
DE FRANCE
,
gais , les Hollandais , et les Français , ont tour-à -tour
envahi ces contrées , aussi bien que les Anglais . A aucun
âge , depuis les irruptions des Tartares et des Mahométans
, l'Inde n'a connu d'autre pouvoir que celui de l'épée ;
et quelque grandes qu'aient été les usurpations des
Européens , elles furent originairement fondées sur la
nécessité. Je n'ai point l'intention de justifier les excès ;
mais il y a des nations avec lesquelles on ne peut établir
ly
des rapports , sans un gage pour la sécurité des agents.
Les Portugais , à leur arrivée à Calicut , ne purent commercer
que par la force. Ce fut par une suite de cette
nécessité, que tous les Européens ont sollicité ou ravi
la liberté d'élever des forts pour leurs factoreries ; et
ce privilége , une fois obtenu , conduisit à tous les empiétements
qui en ont été la suite . J'en fais la remarque ,
parce que le même danger produisit les mêmes effets ,
dès le principe. On verra , par le périple , que les
Arabes de cet âge avaient fortifié leurs factoreries sur
la côte d'Afrique ; et les historiens portugais parlent des
mêmes précautions prises dans le même pays , par les
Arabes du siécle de Gama . Voilà la faible origine d'où
sont provenues toutes les conquêtes des Européens dans
l'Inde , jusqu'à ce qu'elles y soient devenues d'une importance
qu'il était impossible de prévoir , et qu'il est
aujourd'hui impossible de restreindre . Aucune nation ne
peut , sans ruine , abandonner ses conquêtes ; car ce
n'est pas seulement soustraction pour un des bassins de
la balance , mais augmentation de poids pour l'autre.
Un pouvoir ne peut être expulsé d'une seule province ,
qu'elle ne soit aussitôt occupée par un pouvoir rival .
Il ne reste qu'à adoucir un mal qui ne peut être empêché
, et à donner , pour régulateur , au gouvernement ,
les intérêts des gouvernés : maxime dont l'observation
n'est pas d'une moindre importance pour le peuple conBRUMAIRE
AN IX. 277
quérant que pour le peuple conquis ; car , il est une
considération qu'il ne faut jamais perdre de vue , savoir
que les Portugais perdirent , par la cupidité,
l'empire qu'ils avaient acquis par la valeur » .
*
Il faut peut-être savoir gré à cette défense de n'être ,
au moins , qu'une apologie de la force , et du droit
de convenance.
Le volume dont on rend compte , ne contient pas.
tout le travail que le docteur W. Vincent se propose
d'exécuter sur le périple. La partie de la navigation de
Suez , ou plutôt du port de Myos- Hormus , qui répond à
peu près à Cosseir , à la côte de Zanguebar , est la seule
qu'il publie , réservant celle de l'Arabie heureuse et de
l'Inde pour un , ou plusieurs autres volumes ; mais celleci
forme un tout complet , pour la partie qu'elle embrasse
, et ne laisse rien à desirer , touchant la connaissance
et l'étendue de la navigation des anciens sur la
côte orientale d'Afrique . Les incursions qu'il a occasion
de faire dans l'intérieur de ce pays , si peu connu ,
donnent , à cette partie de son travail , un intérêt particulier.
Elles sont plus nombreuses , comme rendant
compte d'une navigation où les relâches étaient plus
fréquents . Alors , on faisait côte ; on prenait terre ; on
voyageait , en quelque sorte , sur deux éléments ; la connaissance
de l'un servait à la connaissance de l'autre.
On sent combien cette circonstance féconde le travail
et multiplie les recherches de celui qui , après dix - huit
siécles , suit la trace d'un voyageur engagé dans tous ces
circuits , et qui s'efforce d'éclaircir tout ce que le temps
et les homues , les révolutions de la nature et des peuples ,
la confusion des dialectes et des nations , les oppositions
des historiens et des voyageurs , ont , comme à
l'envi , répandu d'obscurité sur tous les objets . Il est
à desirer que l'homme de lettres , qui a déja traduit ,
avec tant de distinction , un ouvrage du même genre et
278 MERCURE DE FRANCE ,
du même auteur , donne les mêmes soins à celui- ci . En
attendant , nous ne pouvons résister à l'envie de citer
deux passages de ce périple. Ils étonneront un peu ceux
qui , en accusant les Grecs de mensonge , invoquent
sans cesse les traditions indiennes , et celles des peuples
septentrionaux. « Il faut le reconnaître , dit notre savant
auteur , les traditions de la Grèce sont bien moins
contradictoires entre elles que celles de toute autre
nation de la terre , éloignée et ancienne. La langue de
l'Orient est aujourd'hui étudiée et employée à débrouiller
la mythologie de l'Inde , et on nous la recommande
comme contenant les germes primitifs de l'histoire.
Mais , jusqu'ici , nous n'avons rien vu qui doive
nous faire abandonner les autorités que nous avons
été accoutumés de respecter , et qui justifie la préférence
donnée aux fables des Indous , ou des Guèbres , sur
celles des Grecs. Quelque difficultés que le retour des
Argonautes puisse nous offrir , leur passage à Colchos
est exact et lié dans tous ses détails ; on y trouve plus
de véritable géographie qu'il n'en a été découvert encore
dans toutes les relations des Brames ou du Zendavesta ».
Et ailleurs , voici comment il s'exprime : Peu importe
que Megasthènes , Néarque , et Onésicritus , aient été
traités de romanciers par les anciens ; ils ont publié
plus de vérités que d'erreurs , et plusieurs de leurs prétendus
mensonges deviennent tous les jours des vérités ,
à mesure que nous faisons plus de progrès dans la connaissance
des pays dont ils rendent compte , etc. etc. »
.
CB
Ainsi , à l'honneur des Grecs , et pour l'intérêt de la
vérité , nous pouvons adresser aux savants et aux érudits.,
les préceptes qu'Horace n'adressait qu'aux poètes et aux
orateurs .
Exemplaria græca
Nocturna versate manu versate diurnâ..
2
M.
1
BRUMAIRE AN IX. 279
HISTOIRE naturelle de Buffon , classée par ordres
genres et espèces , d'après le systême de Linné ;
par Réné- Richard CASTEL , auteur du Poème des
Plantes et professeur au Prytanée français . -- Edition
ornée de 205 planches , représentant environ 600
sujets , nouvellement dessinées par J. E. DESEVE , et
gravées , sous sa direction , par les meilleurs graveurs
de Paris.. = 26 vol. gr . in- 18.
Sur carré fin d'Angoulême , prix en feuilles . 50 fr.
Brochés... •
Sur le même papier , cartonnés .

Sur le même papier , avec les fig, coloriées.
Sur papier vélin .
·
·
N
53
55.
90
108
150
Sur le même pap . avec les fig. col. cart.
En abutant , au prix ci- dessus , 6 fr. par exemplaire
, on recevra cet ouvrage , fr . de port et d'emballage
, par toute la république. Chez Déterville ,
rue du Battoir , n.º 16. 21
BUFFON n'a plus besoin d'éloges . Sa gloire est un des,
plus beaux titres du dix- huitième siècle . On annonce
une nouvelle édition de l'Histoire naturelle , classée par
ordres , genres et espèces , d'après le systême de Linné .
Sans doute l'idée de réconcilier deux morts illustres a
quelque chose de noble et de touchant. On voudrait
qu'après avoir atteint , quoique par des routes diverses ,
les dernières limites de l'esprit humain ,, ces deux grands
hommes se fussent rencontrés au terme de leurs travaux
.
Cependant , quelques lecteurs , humiliés, peut-être de
se trouver compris dans l'ordre des quadrupèdes mammifères
, prétendront que le point qui divisait Buffon et le
philosophe de Suède , reste encore indécis. Si , par respect
pour ce siécle éclairé , où les méthodes et les nomencla280
MERCURE DE FRANCE ,
2
tures ont tant simplifié l'étude des sciences , où toutes ,
depuis la chimie jusqu'à l'économie politique , sont réduites
en tableaux synoptiques , on convient en général
des avantages de la méthode de Linné , on peut
aussi réclamer , en faveur de Buffon , l'exception où le
place son génie. Ces deux grands hommes ne se sont
point entendus , parce qu'ils habitaient deux mondes
différents . L'un voyait les progrès de la science dans la
perfection de sa langue , il achevait les nomenclatures
il définissait , il analysait , il offrait la nature en détail
pour la mettre à notre portée , il assignait enfin le
rang aux différents êtres , d'après des caractères extérieurs
, précis , à la vérité , mais quelquefois la cause
de plusieurs discordances . Buffon , dont le regard pouvait
saisir de vastes ensembles , s'indignait contre ces
barrières posées par la main des hommes ; il soutenait
que ce qui était nommé ,, n'était pas connu pour cela,
Comme il aimait mieux peindre que définir , il voulait
se réserver , à son choix , toutes les ressources de la
Jangue , et surtout ces termes généraux d'un si grand
effet dans ses descriptions . Quant à l'ordre qu'il emploie
, il se détermine d'après des rapports de convenance
, pris dans la nature , méthode moins rigoureuse
, si l'on veut , mais riche de son indétermination
même. Quoi qu'il en soit , ses couleurs étaient assorties
à ce plan ; l'ouvrage avait été jugé ; et des naturalistes ,
eux - mêmes auteurs de méthodes artificielles * qu'on a
vantées , avaient rendu justice à la simplicité de son
ordonnance .
Au reste , cette édition présente des avantages qui
lui sont particuliers . Toutes les erreurs réconnues `par
Buffon , y ont été supprimées ; et les corrections et
les faits nouveaux , contenus dans les suppléments , ont
été mis à la place qu'il leur destinait . On a supprimé
* Klein , entr'autres .
BRUMAIRE AN IX. 281
aussi plusieurs figures , plusieurs détails qui n'étaient
pas innocents pour tous les âges . La commodité du
format , la beauté de l'exécution typographique recommande
cette édition à beaucoup de lecteurs ; la modicité
du prix à un plus grand nombre encore. L'éditeur
estimable , ne pouvait concilier plus à propos le
goût des sciences naturelles , et le besoin des beaux
modèles de style.
VARI ÉTÉ Ş.
ON vient de publier les poésies diverses du fameux
Delile. Ceux qui aiment les beaux vers
s'empresseront , sans doute , de les réunir aux
Géorgiques françaises et aux Jardins . On relira ,
dans ce recueil , des morceaux déja connus , mais
épars dans des feuilles , ou des collections , qui
n'étaient pas toujours dignes de les contenir. L'épître
à M. Laurent , un des premiers ouvrages de
l'auteur , et qui montra , dès- lors , son talent par- .
ticulier pour embellir , de l'expression poétique ,
les détails les plus difficiles et les plus arides ;
une satire sur le Luxe ; une traduction de celle
de Pope , au docteur Arbuthnot ; plusieurs morceaux
du poème sur l'Imagination , etc. , se trouvent
dans ce recueil . Il est surtout précieux par
deux ou trois fragments inédits. Nous croyons
faire plaisir à nos lecteurs , en citant celui- ci :
FRAGMENT du poème de L'IMAGINATION,
sur la Mélancolie.
Ah ! quel bruit m'a frappé ? C'est un temple qui tombe :
Ainsi que les Romains , leur ouvrage succombe.
Mais ce lieu si riant n'en est pas attristé ,
Et sa mélancolie accroît sa volupté.
282 MERCUKE DE FRANCE ,
O sentiment plus pur , plus doux que la folie !
Bonheur des malheureux , tendre mélancolie !
Trouverai -je , pour toi , d'assez douces couleurs ?
Que ton souris me plaît , et que j'aime tes pleurs !
Dès que le désespoir peut retrouver des larmes ,
A la mélancolie , il vient les confier ,
Pour adoucir sa peine , et non pour l'oublier:
C'est elle qui , bien mieux que la joie importune ,
Au sortir des tourments accueille l'infortune ;
Qui , d'un air triste et doux , vient sourire au malheur
Adoucit le chagrin et calme la douleur .
De la peine au bonheur , délicate nuance ;
Ce n'est pas le plaisir , ce n'est plus la souffrance ;
La joie est loin encor , le désespoir a fui ;
Mais , fille du malheur , elle a des traits de lui.
Sauvage , et se cachant à la foule indiscrète ,
Le demi-jour suffit à sa sombre retraite .
De loin , avec plaisir , elle écoute les vents ,
Le murmure des mers , la chute des torrents.
C'est un bois qui lui plaît : c'est un désert qu'elle aime ;
Son coeur , plus recueilli , jouit mieux de lui-même :
La nature , un peu triste , est plus douce à son oeil
Elle semble en secret compatir à son deuil.
Aussi l'astre du soir la voit souvent , rêveuse ,
Regarder tendrement sa lumière amoureuse.
Ce n'est point du printemps la bruyante gaîté ;:
Ce n'est point la richesse et l'éclat de l'été
Qui plaît à ses regards : non ; c'est la pâle automne
D'une main languissante effeuillant sa couronne.
Que la foule , à grands frais , cherche un grossier bonheur !
D'un mot , d'un nom , d'un rire , elle nourrit son coeur.
Quand souvent des cités les brillantes orgies ,
Aux sons des instruments , aux clartés des bougies ,.
Etincellent partout de l'or des vêtements
BRUMAIRE AN IX. 283
Des éclairs de l'esprit , du feu des diamants ,
Pensive , et sur sa main laissant tomber sa tête ,
Un tendre souvenir est sa plus douce fête .
Viens donc , viens, charme heureux des arts et des amours,
Je t'ai chanté deux fois , inspire- moi toujours .
On aimera à comparer un morceau plus court du
C. Laharpe, et qui a précédé celui qu'on vientde lire.
C'est là , c'est dans l'obscurité ,
Que , fuyant le tumulte et dans soi recueillie ,
Vient s'asseoir la mélancolie ,
Pour y rêver en liberté.
Ses maux et ses plaisirs ne sont connus que d'elle.
A ses chagrins qu'elle aime , elle est toujours fidelle ,
Ne se plaît que dans l'ombre , et dans les lieux déserts ,
Elle verse des pleurs qui ne sont point amers ;
Toute entière à l'objet dont elle est possédée ,
Ne redit qu'un seul nom , n'entretient qu'une idée ,
Et chérit son secret qui s'échappe à moitié.
Son regard , triste et doux , implore la pitié ;
Elle étouffe sa plainte et soupire en silence ;
Elle n'ose qu'à peine embrasser l'espérance ,
Et tremble , en adressant un timide desir ,
Vers un bonheur lointain , qui toujours semble fuir.
Le goût des lecteurs peut ici se partager entre
ces deux maîtres de l'art ; mais il me semble que
ce vers plein de grâce et de vérité ,
Ses maux et ses plaisirs ne sont connus que d'elle
rend le véritable caractère de la mélancolie , et ferait
croire que l'auteur du dernier morceau l'a plus
souvent sentie que l'auteur du premier.
Cet ouvrage se trouve chez Colnet , libraire
rue du Bacq , n.º 618 , au coin de celle de Lille, à
l'enseigne de l'Institut ;formatin- 18, beaupapier
prix , 50 cent. ; in- 12 , sur plus beau papier. 1 fr.
20 cent. ; in-8.º , sur papier vélin superfin , 5fr.
284 MERCURE DE FRANCE ,
SPECTACLES.
THEATRE DE LA RÉPUBLIQUE ET DES ARTS.
LES
Es Horaces , tragédie lyrique du C. Guillard ,
mise en musique par le C. Porta , n'a obtenu qu'un
faible succès . Quoique le berceau de Rome soit environné
de fables et de prodiges , les événements de
son enfance ne sauraient être transportés sur la scènemagique
de l'Opéra , sans que les personnages y perdent
cette austérité mâle qui , dans l'histoire et dans
l'opinion , caractérise les ancêtres du peuple roi . Les
Horaces , surtout , sont marqués du sceau que le génie
du grand Corneille a imprimé sur leur front. Tous les
beaux - arts l'ont respecté : ce qu'il y a de plus admirable
dans le tableau de David , c'est que le peintre a
senti le poète , et que la pensée de l'un a conduit le
pinceau de l'autre .-On ne l'a pas assez retrouvé dans les
vers du C. Guillard , et dans la musique du C. Porta.
Le premier , justement célèbre par sa tragédie lyrique
, d'Edipe à Colone , le plus bel ouvrage de ce
genre que notre siécle ait produit , a tracé le plan des
Horaces avec la même sagesse et la même simplicité.
Le second , qui paraît être un élève de Gluck , a
cherché , comme ce musicien illustre , les grands effets
de l'harmonie , plutôt que ceux d'un chant flexible et
mélodieux ; cette intention convenait , sans doute , au
sujet des Horaces ; mais elle n'est remplie que dans les
choeurs . Dans les autres parties de son ouvrage , il
semble avoir oublié que les mugissements de l'orchestre
et les contorsions d'un chanteur , n'expriment ni
la dignité d'un caractère , ni la force d'une situation.
Le poète , de son côté , s'est trop éloigné de son modèle
; il a cherché le principal ressort de sa pièce dans
BRUMAIRE AN IX. " 285
Pamour épisodique de Camille , au lieu de le trouver
dans l'esprit de Rome naissante , et dans le patriotisme
du vieil Horace . Les soins de cet amour malheureux ,
remplissent , presqu'en entier , les deux premiers actes ;
le troisième , est le fameux combat des Horaces et des
Curiaces , mis en action ; et cette longue pantomime , ne
vaut certainement , ni le beau récit de Tite- Live , ni l'exclamation
sublime de Corneille , après l'avoir entendu .
Au reste , les décorations de cet opéra , qui , dans les
deux premiers actes , sont d'une simplicité vraiment
antique , et qui , dans le troisième , présentent une
perspective admirable , prouvent que ce spectacle est
toujours le premier de l'Europe , par la réunion de
tous les arts . Il ne faut pas oublier que Lainez , Lais ,
et M.lle Maillard, ont contribué puissamment à soutenir
l'ouvrage , par des efforts que le public a justement
applaudis.
THEATRE FRANÇAIS.
E.
La rentrée du C. Talma ,' qu'un voyage à Bordeaux
et à Lyon , avait éloigné quelque temps de la capitale
, a prouvé que le succès de ses rivaux , pendant
son absence , n'a point affaibli l'estime qu'on doit à ses
talents . Il a reparu dans l'Oreste d'Andromaque , l'un
des rôles de l'ancien répertoire , dont le caractère mélancolique
et sombre semble favoriser davantage le développement
de ses moyens. C'est le seul qu'il ait joué depuis
son retour. Nous desirons de le voir encore', et d'étudier
les progrès de son talent , dans quelques autres ,
avant de lui présenter , à lui -même , des observations
que nous inspire l'intérêt de sa propre gloire , et celui
de l'art dramatique . E.
N. B. C'est par méprise que l'article sur le vaudeville
de Teniers , a été inséré dans notre dernier numéro ; il
n'est pas du rédacteur ordinaire.
286 MERCURE DE FRANCE ;
LE LYCÉE républicain commencera , le 1.er frimaire
prochain , la seizième année de ses travaux. Le programme
qu'il vient de répandre lui promet un succès
brillant , pendant la session qui va s'ouvrir. Jamais
des noms plus distingués n'ont paru sur la liste
de ses professeurs. On y voit , pour la littérature, J. F.
LAHARPE , dont les leçons ont déja donné tant d'éclat
à cette école du goût et des bonnes lettres ; pour l'histoire
naturelle , CUVIER ; pour l'anatomie , SUE ; pour
l'histoire d'Egypte , GARAT ; pour la philosophie appliquée
à la morale , DEGERANDO ; pour l'économie .
politique , REDERER ; pour la chimie , FOURCROY
etc. etc. -
Nous rendrons compte des séances les
plus intéressantes , dès que les cours auront commencé.
ANNONCES.
ABRÉGÉ de la géographie de GUTHRIE , fait sur la
seconde édition française , ouvrage destiné à l'usage
des classes ; contenant la Géographie ancienne et
moderne , comparée , pour l'intelligence de l'Histoire
; les découvertes en Afrique , de Mungo- Park ;
la nouvelle division de la France en préfectures ; un
précis d'Astronomie et de Cosmographie , revu et
corrigé par JEROME LALANDE , etc. etc. I vol. in-8 .°
de près de 600 pages , imprimé sur carré fin , en caractères
petit- romain et petit-texte , grande justification
. De l'imprimerie de Crapelet ; avec 10 cartes
enluminées. Prix , broché , 6 fr. , et 7 fr. 75 cent.
portfranc par la poste. Paris , an 8 , chez Hyacinthe
Langlois , libraire , quai des Augustins , n.º 45 , qui
prévient le public que cette édition est la seule vérią
table , conforme à l'original,
BRUMAIRE AN IX. 287
4
LOUISE , poème champêtre , en trois idylles , traduit
de l'Allemand , de M. Voss , avec figure. De l'imprimerie
de Crapelet ; chez Maradan , libraire , rue Pavée-
Saint- André- des - Arcs , n.º 16.
On rendra compte de cet ouvrage , dans un des prochains
numéros , en même temps que d'Herman et
Dorothée.
PORTRAIT de N. BAUDIN , capitaine de vaisseau
commandant en chef de l'expédition , entreprise en
l'an IX , pour des recherches relatives aux sciences
et aux arts ; l'un des correspondants de la Société des
Observateurs de l'homme.
Au bas de ce portrait , on lit ces vers du C. PERON ,
un des zoologistes de l'expédition :
Des Cook , des Bougainville , émule généreux ,
Sur leurs traces , Baudin va marcher à la gloire ,
Et , dans les fastes de l'histoire ,
Clio marque déja sa place , à côté d'eux,
Se trouve à Paris , chez Depeuille , marchand d'estampes
, rue des Mathurins ; prix 1 franc.
CARTE de la République française , servant d'introduction
au grand Atlas national de France. Par les
auteurs de cet atlas . A Paris , au bureau de l'Atlas
national, rue de Laharpe , n. ° 26 , prix 2 fr. 40 cent.
Cette carte , d'une belle exécution , offre les divisions
les plus utiles et les plus commodes , outre les régions
et les départements , on distingue les préfectures ,
sous -préfectures , arrondissements communaux , tribunaux
de première instance et d'appel. Elle indique.
aussi la correspondance aux anciennes divisions du
territoire.
RELATION de l'ambassade anglaise , envoyée , en 1795,
288 MERCURE DE FRANCE ,
dans le royaume d'Ava ou l'Empire des Birmans ; par
le major Michel SMEs , chargé de cette ambassade
; suivie d'un voyage fait , en 1798 , à Colombo ,
dans l'ile de Ceylan , et à la baie de Da Lagoa , sur
la côte orientale de l'Afrique. - De la description
de l'île de Carnicobar et des ruines de Mavalipouram ,
Traduits de l'anglais , avec des notes , par J. CASTéra .
Trois volumes in- 8. ° de 1125 pages , avec un volume
grand in-4. cartonné , contenant 30 belles planches ,
vues -marines , plans , portraits , costumes , monumens
, hiéroglyphes , plantes , animaux , cartes géographiques
, etc. , gravées en taille-douce par J. B. P.
TARDIEU l'ainé . —Prix , 24 fr . brochés , et 28 fr. par
la poste , port franc .-A Paris , chez F. Buisson , im
primeur -libraire , rue Hautefeuille , n.º 20.
IDYLLES DE THEOCRITE , traduites par GEOFFROF
, ancien professeur de rhétorique. Paris , chez
Lenormant , libraire , rue des Prêtres St. G.
Nous rendrons compte de cet ouvrage dans un de
nos prochains numéros.
VOYAGE en Grèce , pendant les années 1794 et 1795 ,
par Xavier SCROFANI , sicilien , traduit par J. F. C.
*BLANVILLAIN.- Paris et Strasbourg , chez Treuttel
et Wurtz , quai Voltaire , n.º 2. Nous ferons
aussi connaître ce voyage , l'un des plus intéressants
qu'on ait publié depuis plusieurs années.
Le C. Tessier annonce la continuation de ses annales
d'agriculture ; les quatre volumes de cet ouvrage
qui parurent , il y a deux ans , et que diverses circonstances
forcèrent d'interrompre , en ont fait généralement
desirer la suite . Il doit intéresser tous ceux qui
voient , dans l'agriculture , la source première de toute
industrie , et qui savent , en même temps , de combien
d'améliorations le nôtre est susceptible. D'ailleurs , cet
ouvrage , si recommandable par lui -même , l'est encore
par le mérite connu de l'auteur.
On souscrit chez M.me Huzard , rue de l'Eperon , n.º 11.
1
BRUMAIRE AN IX. 289
POLITIQUE.
EXTERIEUR.
SUITE des considérations générales sur les
États barbaresques.
·
TRIPOL I.
L'ÉTAT de Tripoli comprend , de l'est à l'ouest , la côte
d'Afrique , qui s'étend depuis l'extrémité de Barea vers
Alexandrie , jusqu'à l'île de Gerbis , appartenante à la
régence de Tunis . On y comprend le pays de Derne ,
gouverné par un sangiac , qui dépend du pacha de
Tripoli. Le royaume de Fezzen , dans le Bilédulgerid ,
dépend aussi de Tripoli , ainsi que le pays d'Onguela
ou Ondguela et Sionach * dans le Barca.
L'état de Tripoli , proprement dit , a environ 300
lieues de long , 80 ou 100 de large entre le Tripoli et
le Fezzen , Derne et Onguela , et 700 lieues de circuit.
La ville de Tripoli est située à 32 degrés 50 de latitude
, et à 31 degrés de longitude , dans un terroir uni
et plat. Le climat en est bon , et l'air excellent .
Derne , capitale du pays de Derne , est la première
ville considérable de la côte de Barbarie , en allant de
l'est à l'ouest ; au nord - ouest de Tripoli , vers l'île de
Gerbis , se trouve la ville de Zoara , près de laquelle
se trouvent de très - abondantes salines . Les autres villes
du pays de Tripoli ne valent pas la peine d'être désignées
. Il y a un grand nombre d'Édouards ; c'est ainsi
qu'on appelle des hameaux de dix ou douze maisons.
* Sionach à l'Orient ; d'Onguela est sur les confins de
l'Egypte , et se gouverne en république.
5
2 .
19
290 MERCURE DE FRANCE ,
On compte cent villages dans le Fezzen . Le pays
Derne contient quelques villes.
de
Les habitants de Tripoli sont Tures , Maures , Cologlès
, ou fils de Turcs et de Mauresses , Juifs ou Chrétiens.
On portait , en 1694 , la population de cette ville
à 68,650 ames. Depuis cette époque , une famine cruelle
l'a extrêmement diminuée. Dans la plaine des environs
de Tripoli , qui est très - fertile , et qui a 8 milles de
circuit , on comptait 50,000 Maures , et il y avait en
outre bon nombre d'Arabes , Bedouins * . Le reste du
pays consiste en des plaines de sable , qui ne sont ha
bitées que par quelques hordes errantes de Bedouins.
Les forces maritimes de Tripoli consistaient , en
1694 ; en onze navires de guerre , dont cinq de quarante
canons et plus , quelques barques , et trois galiotes à
rame. Cette marine a beaucoup
dégénéré ; quelques
années avant la révolution
française , elle n'était plus
composée
que de trois chebecks
et de cinq galiotes.
Les esclaves chrétiens
sont précieux
aux Tripolitains
pour la manoeuvre. De temps en temps leur marine
s'augmente
de quelque prise européenne
, comme
leurs arsenaux se garnissent
de canons et d'autres armes
qu'on leur donne pour en acheter la paix.
Les forces de terre de Tripoli consistent en spahis ,
ou cavaliers , tant Cologlis que Turcs , et en Maures
originaires du pays , qui sont commandés par un bey. Ils
sont , d'ordinaire , trois fois aussi nombreux que les spabis
et formaient , en 1694 , un corps de 35,000 hommes.
Le bey des Maures , ou bey de la campagne , a sous lui
un lieutenant - général , ou kiaix , et soixante agas chorbagis
, ou capitaine . Ceux - ci ont sous eux des odabachys.
Les capitaines de cavalerie se nomment Bulnek-
* Petis Delacroix , fils , compte 100,000 Maures en état de
porter les armes dans le pays de Tripoli.
BRUMAIRE AN IX. 291
Bachys . Le principal emploi de ces troupes est de contenir
les Maures , de faire payer le tribut aux Arabes ,
ou de les punir de leurs révoltes continuelles. Cette
milice est turbulente et pillarde ; les Maures la haïssent,
et s'allieraient volontiers à des étrangers pour se soustraire
à sa tyrannie * . Les forces de Tripoli sont aujourd'hui
inférieures à celles de Tunis.
Tripoli est la seule ville fortifiée du pays . Elle l'est
d'une manière plus moderne que les autres places d'Afrique
; mais les fortifications tombent en ruines ; elles
sont presque sans canons où ne porte nt que des pièce
mal montées . Elles ne peuvent être utiles que contre
les Maurės qui n'ont point d'artillerie.
"
Les finances de Tripoli sont fort médiocres ; elles
proviennent de la dimé de toutes les terres ensemencées ,
et de toutes les productions naturelles . Quelquefois ce
revenu ne monte qu'à 130,000 écus , et quelquefois ils
passe 250,000. Le gouvernement de Tripoli retire de
plus 12,000 écus par an du louage des merriées , ou
maisons appartenantes au trésor public. Les burilles ou
la soude qu'on brûle à Tripoli-le- Vieux , et à Zoara ,
sont aussi affermées par le gouvernement , qui les cédait
d'ordinaire , pour trois ans aux Français , et pour trois
ans aux Anglais , en paiement de ce qu'il leur devait.
Tripoli-le-Vieuxfournissait communément 10,000 quintaux
de soude , et Zoara 200o. Il y a , près de Zoara,
des mines de sel très - considérables , et fort belles' ; les
Tripolitains les ont affermées , durant longtemps , à la
république de Venise , qui en fournissait le Milanais .
A ces branches de revenu , il faut ajouter le droit qui
* En 1685 , Petis Delacroix , fils , négocia une espèce
d'alliance entre la France et les Cheicks des Maurés de la
campagne de Tripoli , au moyen de laquelle on pouvait
réduire la ville , et même s'en emparer. Il en remit le détail
à M. de Seignelay.
292 MERCURE DE FRANCE ,
se lèvé sur les prises et le produit des douanes . Cependant
Petis Delacroix , fils , ouït dire , en 1694 , au grand
trésorier , qu'il n'y avait jamais eu , en aucun temps ,
plus de 300,000 écus dans le trésor * . Il est vrai que ,
depuis cette époque , le commerce de Tripoli a augmenté
considérablement ; néanmoins , comme la course
a diminué , les choses doivent s'y trouver à peu près
dans le même état.
2
En 1551 , sous le règne de Selim II , empereur des
Turcs , Sinan pacha , général de la flotte ottomane
enleva la ville de Tripoli aux chevaliers de Saint -Jeande
- Jérusalem . Il y établit un pacha , ou un vice - roi ,
pour y commander comme dans les autres provinces
de la domination du Grand- Seigneur . Suivant le systême
de politique , adopté par la Porte , la garde de
la nouvelle conquête fut confiée à une milice turque ;
c'est- à - dire , à un ramas de malfaicteurs , de déserteurs
turcs , de renégats et de cologlis . On pensait que cette
troupe , entièrement étrangère au pays qu'elle habitait ,
devait être dévouée , sans réserve , à son prince ; mais ,
dans la suite , elle supporta impatiemment que les pachas
se retirassent dans le Levant avec tous leurs trésors
, après s'être enrichis d'un butin qu'elle regardait
comme son patrimoine. Elle s'assembla , et choisit , dans
son sein , un dey , chargé de surveiller la répartition
des prises , et distributeur suprême de la paie de la
milice . Ce dey , révocable à volonté , était presque toujours
tumultuairement élu , tumultuairement déposé.
En 1672 , l'avarice d'Osman , pacha , fit éclater la
révolte de toutes parts . Bagli - Chiaoux fut élu dey , et
prit en main les rênes du gouvernement , tous les grands
* En 1685 , il ne s'y trouva que 100,000 écus , et le reste
des 500 , coo livres , promis au maréchal d'Estrées , ne put
être acquitté , quoiqu'on eût fait fondre les ornements des
femmes , et ceux de la synagogue des juifs .
BRUMAIRE AN IX. 293
1
officiers furent renouvelés , et l'on envoya des députés à
la Porte , pour lui apprendre la révolution et lui demander
la confirmation des nouvelles mesures. La Porte
sentit le coup funeste qu'un pareil événement portait
à son autorité. Pour y remédier , elle se hâta ; à son
arrivée , on lui rendit tous les honneurs imaginables ,
mais on le confina , dans un beau palais , sans vouloir
lui permettre de s'ingérer dans aucune affaire d'état . Il
eut des gardes et des revenus , et le dey conserva le
pouvoir suprême . Dans la suite , il obtint lui -même le
titre de pacha , celui de visir de l'Empire ottoman , et
les trois queues . Enfin , les deys ou pachas de Tripoli ,
longtemps les jouets de la milice qui les avait élevés ,
sont parvenus à se rendre héréditaires.
Le dey-pacha réunit tous les pouvoirs . Le divan , ou
l'assemblée de la milice et des magistrats , est sans
autorité. Le second personnage de l'état est le bey de
camp , ou général de la cavalerie . Les autres officiers
sont , le kiaia , ministre d'état et capitaine des gardes ;
le second kiaia , l'aga du divan , général des janissaires
à pied , qui sont les premiers ; les trois beys ou
gouverneurs de Derne , de Bengasi et d'Onguela ; les
cheicks ou chefs des Arabes Bedouins , ( ce sont des chefs
des tribus ) ; l'amiral , le viee-amiral , le contre-amiral ,
le bey de la marine , ou capitaine de port ; les beys ou
capitaines de corsaire , presque tous arnaules ou duleignotes
; le khasnadar ou trésorier général ; le second
khasnadar ; le defterdar ou contrôleur général ; le
mohasebegy ou commissaire fiscal ; les caïds ou sortes
de juges , qui sont commandants , fermiers et receveurs
de Garian , de Tripoli-le- vieux , de Zoara , de Tagura ,
de Mesurat , et d'autres endroits ; le caïd de la fosse
ou arsenal de la marine ; le caïd de la poudre à canon ,
des fours de la ville , et du vin ; le douanier ; le cheickelebelet
ou président du commerce ; le mufti ou grand
294 MERCURE DE FRANCE,
pontife ; le cadi ou chef de la justice ; l'iman ou premier
prêtre de la mosquée . Il y a aussi à Tripoli , plusieurs
sortes de moines mahométans .
Les places maritimes et financières sont occupées par
des renégats grecs et italiens , mais ils ne peuvent
jamais parvenir au gouvernement. La grande politique
des deys de Tripoli , consiste à marier leurs filles avec
des renégats dont ils font leurs favoris. Ils mettent
ainsi le crédit et les richesses aux mains de leurs créatures
, et balancent la puissance des principaux du
pays. Il y avait déja , à la fin du 16. siécle , un consul
français pour Tripoli . La France traite le dey de Tripoli
de très -illustre et magnifique seigneur , et d'excellence
; et ce prince se donne à lui - même , lorsqu'il
signe ou qu'il ordonne , celui de muhtevens , qui signifie
vénérable . Il fait asseoir sur un siége , à côté de lui ,
les négociateurs qu'on lui envoie.
Depuis le fils aîné du dey jusqu'au plus petit sujet ,
tout Tripolitain est marchand et industrieux . L'importation
générale d'Europe à Tripoli est , année commune
, de 6 à 700,000 liv.; Marseille y envoie pour 40
à 50,000 liv. en cafés , sucres , liqueurs , sirops , fer ,
canons , platines , et pierres de fusil , planches du
Nord , quincailleries , merceries , drap , fil d'or , vin ,
et eau- de-viç. Livourne y porte pour 4 à 500,000 liv.,
tant en marchandises pareilles , qu'en papier , toiles ,
corail ouvré , benjoin , alun , étain , laiton , cuivre
plomb , fer , cochenille , bois de teinture , ete . Les
deux principaux objets de son commerce sont de gros
draps , fabriqués à Naples avec la laine d'Afrique , et
des soieries et dorures de Florence. Ces objets sont
préférés , à Tripoli , à ceux qu'on manufacture en
France , à cause de leur bon marché , qui provient de
l'infériorité de leur fabrication . Le commerce de Tripoli
est , à Livourne , entre les mains des juifs, Venise
A
BRUMAIRE AN IX. 295
fournit un ou deux chargements de planches de sapin ,
de şolives , de mâtures , de clous , de cercles de tamis ,
soieries et draperies de la valeur de 80,000 liv . Malte ,
sous la protection française , apporte aussi à Tripoli
quelques comestibles . L'exportation de Tripoli
à Marseille est , année commune , de 60 à 70,000 liv.
et consiste en barilles ou soude , ali- zarys ou garance ,
espar , nattes , couffes et couffins , peaux de chèvres ,
de boeufs , de chameaux , basanes , maroquins , éponges
, huiles , et séné. On pourrait tirer de ce commerce
un profit beaucoup plus considérable. Livourne
retire , en outre , de Tripoli , de la laine , des plumes
d'autruche , de la cire , du safran , des barracans , des
lingots et de la poudre d'or , de l'iris et du cumin. Elle
a la principale part à l'exportation , comme à l'importation.
Venise en retire dans les mêmes articles, jusqu'à la
valeur de 100,000 liv.; Naples , pour 30 ou 40,000 liv. ,
et Malte autant.
Les Européens n'entrent pour rien dans le commerce
que fait Tripoli avec le reste de la Barbarie , Alexandrie
les îles et les côtes continentales du Levant.
L'état de Tunis lui fournit des bonnets , des barracans
fins , que les Tripolitains revendent aux Livournais
, des bērnus , des ceinturés , des schalles , des
parfums , du tabac , du savon , du bois , des figues
et des raisins secs , dont on extrait une eau- de- vie
très-forte ; de la poterie et des comestibles de toute
espèce. Deux bâtiments apportent , chaque année
d'Alexandrie à Tripoli , des toileries , des mousselines
, du sucre , du café , du tabac , du chanvre , du
riz , etc. Il y vient , du Levant , des bois de construction
, du cuivre , des étoffes , du tabac , des outils
et des comestibles. La caravane des hagis du Maroc
allant à la Mecque , laisse à Tripoli des barracans , des
bonnets , des perles , des drogues , et surtout de la
2
296 MERCURE DE FRANCE ,
poudre d'or et des piastres ; en revenant de la Mecque ,
elle laisse des étoffes , et des parfums de Perse , et prend
en échange du safran , des soieries , et de la cochenille
venue d'Italie . Les Tripolitains entretiennent un commerce
très - avantageux avec le Fezzen , et les pays des
Agades , et de Soukna , dans l'intérieur de l'Afrique .
Ils en tirent des esclaves nègres , du séné , du trona ,
de la poudre d'or , et des plumes d'autruche ; ils y envoient
en échange les gros draps de Naples , le corail
ouvré de Livourne , les clouteries , quincailleries et
autres misères , qu'ils tirent d'Europe . Les esclaves
nègres transportés au Levant , donnent un énorme bé
néfice aux Tripolitains. Ils expédient encore pour
Tunis , du safran , de l'ali - zary , des toiles pour sacs ,
des tapis de Mesurat , etc.
Le sol de Tripoli , facile à cultiver , est extrêmement
fertile en grains et en fruits de toute espèce.
L'ali- zary , l'abasis , le safran , et autres plantes utiles
, y croissent
en abondance
. On y fabrique
des barracans
grossiers
, quelques
toiles , quelques
étoffes de
soie , et quelques
tapis de laine , près de Mesurat
*.
( Note des rédacteurs. Nous donnerons encore trois
articles séparés sur Tunis , Alger , et Maroc .
* On pourrait tirer , de Tripoli , quantité de bon salpêtre .
BRUMAIRE AN IX. 297
LETTRE DEUXIÈME
D'un Français , sur le Piémont.
TURIN.
Septembre 1800.

NOUS ous allons jeter un regard sur les finances et l'administration
. C'est véritablement ici que vous verrez
combien la situation du Piémont a besoin d'être améliorée.
"
Le revenu annuel du Piémont , en fonds de terre , se
calculait à 360 millions de francs * dont la 15. partie
était en biens du clergé et des hôpitaux , et en commanderies.
Les revenus de la couronne , composés des produits
des gabelles ** , ddeess iimmppôôttss fonciers ,, des postes , de
l'enregistrement , et des domaines casuels ,, montaient à
24,000,000 de francs . Je ne parle point de ce que
rapportait la Savoie , la Sardaigne , et le comté de
Nice .
Les dépenses du gouvernement étaient d'une somme
égale à sa recette .
* On a cru devoir , pour éviter les inconvénients et l'obscurité
qui naissent de la différence des monnaies , réduire
toutes les sommes en monnaie de France. L'extrême diversité
des monnaies d'Italie , par rapport à la nôtre , cause
de fréquentes erreurs et un embarras qu'on a voulu épargner.
La livre du Piémont est d'un cinquième plus forte que
celle de France. Nos 24 livres ne valent que 20 livres du
Piémont ; elles passent , au contraire , pour 29 à Gênes ; à
Milan , pour 33 ; et pour 95 à Parme.
** Les gabelles comprenaient , en Piémont , les douanes ,
le sel , le tabac , le papier timbré , etc.
298 MERCURE DE FRANCE ,
L'administration des finances comptait annuellement
....... ...... 5,000,000 de francs.
Le département militaire.... 10,000,000.
La maison royale ...... 2,500,000 .
L'artillerie ... 300,000.
Les bâtiments et fortifications.
600,000.
Les gabelles..... 3,500,000 .
Les pensions... 800,000.
La caisse de réserve ... 800,000.
Les dépenses casuelles ... 500,000.
24,000,000 de francs.
On peut juger , par cette exacte balance , dú revenu
et de la dépense , du soin avec lequel les finances étaient
administrées en Piémont. C'est ce qui faisait dire , à un
de nos anciens ambassadeurs , que si l'on suivait , en
France , une méthode semblable , chacune de nos provinces
vaudrait autant qu'un royaume.
On ne peut plus à présent s'en reposer sur ce calcul ;
la principale branche du revenu , qui était les gabelles ,
est réduite à très - peu de chose , par la contrebande du
militaire étranger. Les impôts fonciers ont été augmentés
; de nouvelles impositions ont eu lieu depuis la
guerre ; aussi est - il presque impossible de calculer ,
même par approximation les recouvrements actuels
des finances.
9
Il en est de même des dépenses . La plupart sont imprévues
, et dépendent des circonstances ; on peut d'ailleurs
juger de leur délabrement , par l'arriéré considérable
des appointements des employés , en activité de
service.
La dette de l'état , en billets de finances , contrats de
l'Hôtel -de - ville , ou monnaies de billon , montait , en
1773 , à 64 millions de francs. En janvier 1797 , quelBRUMAIRE
AN IX.
299
1
que temps après la paix du roi de Sardaigne avec la
république française , elle s'élevait à 288 millions.
Avant la révolution de ce pays , une partie de cette
énorme dette avait été payée par le brûlement de quelques
millions de billets . En l'an 7 , elle fut encore
beaucoup diminuée par la réduction des billets au
tiers de leur valeur nominale , et par celle des monnaies
de billon à leur valeur intrinsèque ; mais la régence l'a
augmentée de nouveau , de 24 millions , pendant que
les Autrichiens ont occupé le Piémont .
Dans ce moment , la dette en billets ( qui ne sont
plus recevables que pour l'achat des biens nationaux )
est réduite à 36 millions , valeur nominale , et à un
quart ou un 5.º de cette somme , si l'on calcule d'après
le cours du change.
La dette , envers les fournisseurs , est aussi trèsconsidérable.
Celle , en contrats de l'Hôtel - de - ville , a
été augmentée depuis 1797 ; mais elle doit être compensée
par le brûlement d'un grand nombre de cédules.
Quant à la monnaie de billon , on n'en compte guères
plus que 30 millions en circulation , depuis que la plus
grande partie a été fondue à Milan et dans d'autres
villages d'Italie , lorsque le gouvernement provisoire
eut trop diminué sa valeur.
On évaluait , avant la révolution , le numéraire ,
circulant en Piémont , à trente millions de francs. Il
en sortait beaucoup chaque année ; aussi diminuait- il
depuis longtemps . Les Autrichiens n'ont pas laissé d'y
en apporter une assez grande quantité , puisque leur
armée y était régulièrement payée de l'argent de l'empereur.
Neanmoins , l'or et l'argent monnoyé ont considérablement
diminué ; le soin qu'on met à le cacher
empêche d'ailleurs de calculer , au juste , ce qui en
reste .
Avant la révolution du Piémont , la dette de la ré300
MERCURE DE FRANCE ,
publique française , envers cet état , s'élevait à 15 ou
18 millions ; à l'époque de l'évacuation par nos armées ,
elle était doublée , sans compter ce que les Français
ont pris dans les arsenaux et les magasins. Celle` des
Autrichiens est de 70 millions .
Avant la révolution , le conseil du roi était composé
d'un nombre indéterminé de 6 à 12 ministres d'état
qui pouvaient être à la tête de différents départements.
Ces départements étaient composés chacun d'une secrétairerie
; les secrétaireries , au nombre de trois , savoir
; les affaires étrangères , les affaires internes , et la
guerre , avaient les mêmes attributions que les ministres
de ces départements en France. Leur chef n'avait
ordinairement que le titre de premier secrétaire , et
celui de ministre d'état ne lui était donné que comme
une récompense .
Les secrétaireries existent encore , à quelques changements
près dans leur organisation . Il n'y a plus de
ministres d'état.
Le département des finances était composé d'un contrôle
général , et d'un bureau général . Il n'y a jamais
eu de compagnies .
Les bureaux subsistent. Le contrôleur général est
devenu ministre , et le général du deuxième bureau
lui a été subordonné.
Le bureau général de la solde est dépendant de celui
de la guerre. Les recrues , la solde , les subsistances ,
le casernement , l'habillement des troupes , les hôpitaux
militaires , etc. , sont de son ressort . Ce bureau est
réorganisé d'après un nouveau plan.
On vient de lui attribuer tout ce qui regarde l'artillerie
, laquelle était régie autrefois par une intendance
générale , chargée , en outre , des bâtiments et fortifications.
Cette intendance a été réformée et remplacée ,
en ce qui regarde les bâtiments et fortifications , par un
architecte national.
BRUMAIRE AN IX. 301
On a laissé subsister l'administration des gabelles ,
qui dépend du bureau général des finances. Les douanes
, droits d'entrée et de sortie , le sel , le tabac , les
poudres , les cartes à jouer , et le papier timbré , font
partie de ses attributions . On en avait déja distrait les
cartes à jouer , pour les donner en ferme , on va lui
ôter encore le sel et le tabac.
Un conseil de sept membres , destiné à protéger le
commerce , les arts et les manufactures , est à présent
tout-à- fait anéanti .
La direction générale des postes , dépendante de la
secrétairerie des affaires étrangères , est le seul bureau
où il n'y ait eu de changements que dans les employés.
Les archives de la cour , et l'intendance de la maison
du roi , qui dépendait d'un conseil des grands de la
couronne , n'ont pas survécu à la monarchie.
L'hôtel de la monnaie , les bureaux d'insinuation , ou
d'enregistrement, et les intendants n'ont éprouvé que de
légers changements .
Les intendants étaient chargés , dans chaque province ,
de la répartition des impôts , de la conservation des
lois et des chemins , et de la connaissance des contestations
de territoire . Le gouvernement leur a adjoint
un commissaire dans chaque province , et les municipalités
ont remplacé le conseil , ou administration écono
mique qui existait dans chaque ville .
Huit ou dix membres composaient la grande chancellerie
au conseil du roi ; et environ vingt- cinq , le
sénat , dont les fonctions étaient à peu près les mêmes.
que celles de nos parlements . Il n'y a eu dans ces corps.
que des changements d'individus , et une augmentation
dans leur nombre .
Le bureau du vicariat ou de police , a été remplacé
par le ministère de la police générale ; et à l'Hôtel-de302
MERCURE DE FRANCE ;
ville de Turin , composée de soixante membres , a sticcédé
une municipalité de dix-huit membres.
Le conseil des finances , l'auditoriat général de guerre,
la guinta pour les procès des hospices , et celle chargéé
de veiller à l'administration économique de chaque
commune , existent encore , ainsi que le magistrat de la
santé , composé de sept membres . La délégation , destinée
à veiller à ce que les grains ne manquent point ,
a été changée en des commissions existantes dans chaque
province.
Outre la commission de gouvernement et la consulta
que le nouvel ordre de choses a créées , on voit tous
les jours , se renouveler des commissions de différents
genres , qui , n'étant que provisoires , ne me paraissent
pas de nature à être mentionnées ici .
Le roi n'avait ordinairement d'ambassadeur qu'à Paris
et à Madrid.
Des envoyés extraordinaires le représentaient à
Vienne , Londres , Naples et Pétersbourg * ; un ministre
plénipotentiaire à Rome et à Lisbonne ; un résidant
à Venise et à Genève , ou Berne ; un simple ministre à
la Haye et à Gênes , et un chargé d'affaires à Dresde.
Ces états tenaient , auprès de lui , des représentants du
même grade.
Il avait encore des agents ou des consuls en Toscane ,
à Lyon , à Amsterdam , Ancône , Gênes , Marseille ,
Livourne , Palerme , Rome , Trieste , etc.
Il n'est peut-être pas inutile de placer ici un état des
appointements attachés aux diverses places de l'ancien
gouvernement. Il ne vous sera pas indifférent de connaître
l'économie qui régnait dans cette branche de
dépenses ordinairement si ruineuses.
* Dans ces derniers temps , il y avait un envoyé extraordinaire
de S. M. s. à Copenhague , mais il n'y en a jamais
eu de S. M. D. à Turin,
BRUMAIRE AN IX. 303
Les ministres d'état , n'ayant qu'un titre d'honneur ,
conservaient les émoluments de la dernière place qu'ils
avaient occupée.
Le grand chancelier avait ....
Les premiers secrétaires d'état ..
Les conseillers d'état......
Le premier secrétaire de guerre ..
11400
francs .
9600
2800
7200
Le président des archives... 6000
Le premier président du sénat... 6000
Le président du sénat ..• ... 3600
Les sénateurs .. 1440
Le contrôleur général des finances ... 7200
7200
Le général des finances.....
L'ambassadeur à Paris recevait , selon
les circonstances , de 60 à ..
L'ambassadeur à Madrid ...
Les autres ministres , dans les cours , de
12 à .....
Le résidant à Venise
Et tous les autres dignités à proportion .
100000
60000
48000
12000
La modicité du revenu de ces places était , il est vrai ,
un peu compensée par des revenus casuels , et des tours
de bâtons fixes. Mais il est , peut- être , aussi extraordinaire
de dire que le contrôleur général , et le général
des finances ne retiraient que 1800 fr. , outre leurs appointements.
C'est un vrai phénomène qu'une cour entretenue pour
un peu plus de deux millions , et que des ministres quí
n'avaient pas 10000 fr. , quelque fussent les dignités
dont ils pussent être décorés . Le marquis d'Orméa ,
homme rare , qui , par ses talents , termina si heureusement
les différends de sa cour et du S. Siége , et qui
fut longtemps premier ministre , sous le roi Charles304
MERCURE DE FRANCE ,
Emmanuel III , n'eut jamais que 11,500 fr . , quoique
ministre et grand chancelier.
Les moeurs qui , dans Turin , avaient échappé à la dépravation
générale des autres grandes villes , et la simplicité
de la cour , ne contribuaient pas peu à maintenir
cette richesse d'économie , qui , je le répète , était la
seule du gouvernement.
Il ne faut pas croire que cette économie interdît
toute espèce de luxe et d'amusements. Plusieurs théâtres
étaient ouverts à Turin et dans les provinces ,
mais ils n'y étaient point aussi fréquentés qu'en France.
Le séjour de la ville était d'ailleurs très - agréable. On
y comptait près de trois mille voitures , que la révolution
a fait disparaître .
Le gouvernement actuel a augmenté de beaucoup les
appointements de ses membres , puisque ceux de la
commission reçoivent par mois 1800 fr. , et ceux de la
consulta 960 fr.
Un pareil état ne peut guères oublier , sans danger ,
la modicité de ses moyens , et substituer un gouvernement
dispendieux à l'économie qui régnait dans son
petit ménage. C'est une vieille vérité trop souvent oubliée
, que les états médiocres , en cherchant à sortir de
leur sphère , se ruinent , comme les bourgeois qui voulaient
prendre les airs et le ton des grands seigneurs . '
En voilà assez , je crois , sur l'administration et les
finances ; il me reste à parler des forces militaires , des
sciences et des arts , qui feront l'objet de mes dernières
lettres .
BRUMAIRE ANNIIX. 305
EXTRAIT d'une lettre écrite de Philadelphie ,
le 31 juillet 1800 .
ETATS - UNIS D'AMÉRIQUE,
dans une
Toutes les affaires sont , en ce moment ,
pleine stagnation ; et , lorsque les événements publics
n'attirent pas les regards , l'administration intérieure
et la vie domestique offrent bien peu d'aliment à la curiosité
des étrangers.
Ce n'est pas que notre république soit absolument
tranquille , bien loin de là ; tout est en agitation dans
les différentes parties de ce corps immense . Le moment
des élections des chefs du gouvernement est un
état de fièvre épidémique , qui exalte l'esprit de parti ,
met en mouvement toutes les passions et tous les intérêts
, et donne , à ce peulpe flegmatique , une apparence
d'enthousiasme patriotique , sur lequel il ne faut pas se
méprendre. Cette fièvre politique n'est pas si dangereuse
que la fièvre jaune ; celle - ci tué , l'autre enivre
un moment : mais il y a , dans le caractère général de
notre peuple , une force d'inertie qui résiste à toute
impulsion violente . Cette force est l'intérêt personnel ,
plus puissant que l'intérêt général. Sur cette terre , encore
neuve , dont les habitants sont presque tous propriétaires
, parce qu'il est aisé de l'être , le besoin de défricher
, de cultiver , d'étendre son domaine , est l'ambition
dominante ; et les travaux nécessaires pour remplir
cet objet absorbent la vie des plus riches propriétaires.
L'ambition des places est une passion peu commune
; le patriotisme , qui sacrifie l'intérêt de sa propriété
au desir de servir le public , est encore plus rare .
Cette indifférence ne s'applique pas cependant aux
premières places du gouvernement. L'orgueil de la do-
5
2 20
306 MERCURE DE FRANCE ,
mination , dans les uns ; la vanité d'obtenir quelque supériorité
sur ses égaux , dans les autres ; le besoin d'exercer
son activité et ses talents , dans un petit nombre ,
pousseront toujours assez de concurrents dans la lice de
l'ambition. Qui pourrait dédaigner de succéder à Washington
, d'être élevé à la première place d'un nouveau
monde ? Washington , par une distinction qu'il méritait
bien , sans doute , avait été réélu à la présidence du
congrès , et l'aurait été encore , s'il l'eût desiré. John
Adams , qui l'a remplacé , regarderait comme un échec
de n'être pas réélu . Aussi , Jefferson , qui avait lutté
contre Washington , lors de sa réélection , s'est trouvé
un peu humilié de se voir préférer Adams , au dernier
concours ; il est naturel qu'il attache du prix à ne pas
succomber une troisième fois.
M. Ch. Pinckney est à la tête d'un troisième parti ;
mais quoiqu'il jouisse d'une grande considération personnelle
, et qu'il ait des amis nombreux , c'est vraisemblablement
dans la vue de prendre date pour une autre
élection , plutôt que dans l'espérance de lutter , avec
succes , contre les deux autres concurrents , qu'il se met
sur les rangs pour la présidence .
Si vous me demandez lequel des trois a le plus de
chances de succès , je vous dirai qu'au moment de la
dissolution du congrès , J. Adams paraissait avoir
beaucoup d'avantage ; les hommes raisonnables de
tous les partis rendaient justice à son administration ,
qui a été , en effet , sage , modérée , impartiale. La grace
qu'il a accordée à trois hommes condamnés à mort ,
comme chefs d'insurrection , avait calmé la haine achar
née des hommes ardents qui veulent , à toute force ,
s'appeler exclusivement patriotes , et qui croient que la
révolte contre le gouvernement , dès qu'on la nomme
insurrection , est toujours une oeuvre patriotique. La
manière franche dont le président a accueilli les proBRUMAIRE
AN IX. 307
positions d'accommodement avec la France , et les espérances
qu'on a du succès de la négociation , lui ont concilié
les suffrages des amis de la paix . Malgré tous ses
titres à une réélection , cet événement est devenu bien
problématique . La haine des partis est implacable ;
quoiqu'il ait affecté , pendant son administration , de
vaincre ou de cacher sa partialité connue pour les Anglais
, on le regarde toujours comme un homme qui
leur est dévoué au fond du coeur . On n'a pas oublié
qu'il a montré , dans ses écrits , une admiration excessive
pour la constitution britannique. Ses partisans ont
beau dire qu'il y a loin , pour les hommes vraiment
éclairés , des idées théoriques sur le gouvernement , aux
moyens pratiques que comportent , dans chaque pays,
les différences de moeurs , d'habitudes et de localités
; on répond qu'il est encore plus sûr de donner sa
confiance aux hommes dont la conduite est garantie
par leurs principes.
Il n'est pas douteux que le parti , qui se donne le nom
de républicain , quoique toute la nation soit éminemment
républicaine , n'ait repris , depuis quelque temps , un
ascendant sensible. Ce parti , composé de patriotes ardents
et purs , mais aussi des hommes les plus ambitieux
et les plus corrompus , doit avoir plus d'activité
et mieux concerter ses mesures . Les hommes sages et
modérés , les paisibles amis du bien , même lorsqu'ils se
lient à un parti , sont plus confiants dans la bonne-foi
des autres , plus indépendants dans leurs opinions , plus
bornés dans les moyens qu'ils emploient , et moins
unis dans l'exécution . Il faut que le peuple soit beaucoup
plus éclairé sur ses véritables intérêts , qu'on n'a
droit de s'y attendre , pour se laisser conduire par les
sages. Cependant , si un peuple pouvait prétendre à
cet avantage , ce serait le peuple américain . Plus flegmatique
et moins ignorant que tous les autres , il a
12
308 MERCURE DE FRANCE ,
dans son sein , beaucoup moins de ces hommes , sans
industrie et sans moeurs , que l'oisiveté , la débauche
et la misère rendent si aisément , partout ailleurs , des,
instruments de désordres , de troubles et de séditions .
Si quelque cause était capable de mettre ce peuple
en mouvement , ce serait le fanatisme ; et , dans ce
moment , les dévots intolérants remuent et s'agitent
presque dans tous les états de notre république. Les
différentes sectes s'attaquent et se calomnient ; et
comme cela se conçoit , les plus absurdes sont les plus
injurieuses . Les vieilles font plus d'hypocrites ; les nouvelles
font plus de fanatiques . Il s'en est élevé une ,
depuis peu , sous le nom d'illuminés , mais qui n'a rien
de commun avec les illuminés d'Allemagne. Nos illu
minés attaquent toujours les autres sectaires ; ils prêchent
, écrivent , intriguent , surtout contre les catholiques.
Quelques théologiens ambitieux ont parlé aussi
de former ce qu'on appelle des établissements religieux ,
c'est -à-dire , de donner , dans chaque état , une existence
politique à une communion particulière . Des intérêts *
de cette de faction se mêlent aux intérêts de secte ; et ,
fermentation , il pourrait résulter de grands maux ,
nos gouvernements , en ne protégeant ni n'excluant aucune
communion , aucune doctrine religieuse , n'avaient
prévenu ce danger.
si
C'est à M. Jefferson qu'on doit plus particulièrement
les sages maximes qu'on a suivies dans les nouvelles
constitutions américaines , relativement à la liberté
des cultes . Vous savez , que c'est lui qui a rédigé
* On renouvele l'ancienne hérésie du millenium , ou du
règne de mille ans ; et comme , suivant les interprétations
de l'Apocalypse , ces mille ans sont près d'expirer , on annonce
la fin du monde comme très-prochaine . Toutes ces
pauvretés trouvent encore des hommes assez imbécilles pour
les croire ,
et assez fous pour les prêcher.
BRUMAIRE AN IX. 309
la déclaration des droits , dans la constitution de Virginie.
C'est là qu'on voit les principes de cette liberté,
présentés sous leur vrai point de vue . Partout les philosophes
n'avaient fait qu'invoquer la tolérance : Jefferson
a fait voir que l'idée de tolérance était déja un
principe d'intolérance ; car le premier pouvoir de tolérer
suppose un droit de ne pas tolérer , contraire au
droit naturel. L'opinion qu'un homme se forme de Dieu
et de la manière de l'adorer , ne peut relever que de
sa conscience ; et il ne peut , ni ne doit soumettre , à cet
égard , sa volonté à celle de la société elle-même. Ce
principe est aujourd'hui celui de tous nos gouverne
ments, parce qu'il est celui de tous les hommes éclairés ;
mais , par cela même , il ne peut être celui des fanatiques
, et encore moins des hypocrites ambitieux , plus
communs encore que les fanatiques.
De ce que M. Jefferson veut qu'on souffre toutes les
religions , ses ennemis en concluent qu'il n'a point de
religion. L'esprit de parti n'est pas difficile en raisonnements
. Cette accusation d'incrédulité s'est renouvelée
avec beaucoup d'acharnement , dans plusieurs
papiers , mais ne saurait persuader personne. Les gens
de la populace , dans leurs querelles , disent des injures
pour le seul plaisir d'en dire ; les gens de parti
répandent des calomnies contre leurs ennemis , sans y
croire , et sans prétendre même y faire croire .
Vous me demandez des nouvelles du docteur Priestley :
je ne le vois point , mais je sais qu'il vit tranquille ,
dans sa retraite , toujours occupé de physique , de
théologie et de l'éducation de ses enfants. Il n'a pas
été aussi satisfait de son séjour en Amérique , qu'il l'espérait.
Il s'attendait à y trouver plus d'ardeur pour les
sciences , et plus de considération pour les savants.
Il a remarqué qu'on s'y était plus attaché à la culture
des terres qu'à celle de l'esprit . Le refus qu'il a essuyé
310 MERCURE DE FRANCE ,
pour la place de chapelain du congrès , qu'il n'avait
pas demandée , mais que ses amis ont sollicitée pour
lui , a augmenté son mécontentement.
Je ne crois cependant pas qu'il ait songé sérieusement
, comme on l'a dit , à quitter l'Amérique. S'il avait
pu se résoudre à repasser sur le vieux continent , c'était
en France qu'il aurait desiré chercher un asile ;
mais il manifestait une grande horreur pour l'ancienne
tyrannie directoriale. Si cette envie pouvait lui prendre
, il y céderait plus volontiers aujourd'hui , qu'un
nouveau gouvernement plus juste , plus libéral , plus
éclaire , paraît surtout vouloir donner , aux esprits ,
une forte impulsion vers l'étude des sciences et des
arts , par des encouragements qu'aucun gouvernement
n'a encore offerts aux génie et aux talents .
STOCKHOLM.
18 octobre.
Les gazettes ont dit , et l'on peut , en effet , regarder
comme sûr , que le baron Maurice d'Armfeldi , va être
rappelé au gouvernement de Stockholm . C'est un des
postes les plus importants de la Suede , qu'il avait déja
occupé sous le règne précédent ; il en fut éloigné par le
régent , qui l'envoya en Italie : apfès avoir tenté vainement
de l'y faire airêter , ce prince ordonna de le poursuivre
comme contumace , et de planter , devant son
hótel , à Stockholm , un poteau d'infamie , arraché
depuis la majorité du roi actuel .
Toute l'Europe a retenti , à une époque où les affaires
diplomatiques ne se traitaient guères dans les gazettes
, de ce fameux proces , entre le cabinet de Stockholm
et celui de Naples.
Le baron d'Armfeldt etait attendu , et n'était pas
encore arivé à Stockholm , au départ des dernières
lettres.
Il vient de passer , à Carlsbad , la saison des bains avec
la duchesse de Courlande.
2 On sent que le retour du baron rendu en même
temps à sa patrie et à sa place , doit faire un vif dé
plaisir à l'ancien régent de Suede .
BRUMAIRE AN IX. 311
INTÉRIEUR.
PARIS.
Le frère du premier Consul , le C. Joseph Bonaparte ,
et le comte de Cobentzel , sont partis le 14 brumaire ,
pour le congrès de Lunéville , où vont se décider les
destinées de l'Europe.
M. de Sandoz , ambassadeur de Prusse à Paris , n'est
point rappelé , comme on l'avait dit faussement ; l'etat
de sa santé l'oblige seulement de faire un voyage à Neufchâtel
, sa patrie .
M. le marquis de Luchésini est arrivé , depuis quelques
jours , à Paris , comme ministre extraordinaire
de la cour de Berlin , et pour coopérer , dit on , avec
les envoyés des autres puissances , à la pacification générale.
On avait voulu soulever la Toscane contre les Français
. Les villes qui avaient pris part à ce mouvement
ont été punies.
"
La levée en masse , dit le journal officiel , opprimait
tellement la Toscane , que les personnes les plus attachées
au Grand - Duc , ont vu , avec plaisir , l'arrivée
des Français , dont la conduite a été celle de troupes
réglées , qui viennent délivrer un pays du joug de
hordes indisciplinées "
On lit , dans quelques journaux , que la Vénus de
Florence doit être envoyée à Paris , et qu'elle sera
réunie aux autres chef - d'oeuvres antiques , que possède
déja le Musée français.
La rentrée des écoles centrales s'est faite le premier
de ce mois avec beaucoup de solennité . L'assemblée était
très - nombreuse , et les élèves paraissaient animés de
la plus vive émulation . Cette émulation a encore été
augmentée par la lecture d'un arrêté du préfet , qui
établit , pour l'an 9 , entre les trois écoles centrales
de Paris, un concours général , semblable à ceux qui
ont tant contribué aux succès de l'ancienne université
.
Une mesure qui ouvre une nouvelle carrière aux talents
des professeurs et aux efforts des élèves , et qu'un
312 MERCURE DE FRANCE ,
ministre , ami des lettres , a honorée de son approbation
, ne pouvait manquer d'être accueillie avec enthousiasme.
Aussi la lecture de l'arrêté a- t -elle été suivie
d'applaudissements unanimes.
Le discours du préfet était parfaitement analogue à
la circonstance. Parmi les morceaux éloquents que nous
y avons remarqués , nous n'en citerons qu'un seul.
"
N'est-ce que dans l'antiquité que toujours les peintres
et les statuaires doivent puiser des sujets ? La
« beauté n'a- t - elle existé que dans la patrie d'Hélène ?
« N'est - il mort de braves que sur les remparts de
Thèbes ou de Troie ? N'y a-t- il eu qu'un Thémis-
« tocle qui ait sauvé sa patrie des fureurs d'un Xercès ?
« qu'un Alexandre qui ait conduit une armée victo-
" rieuse en Egypte ? qu'un Annibal qui ait franchi les
Alpes , et porté la terreur jusqu'aux pieds du capitole
? Non , la France offre des scènes aussi imposantes
, des hommes aussi étonnants , des vertus aussi
sublimes , etc. »
"
"

"
Le systême des poids et mesures va recevoir unè
modification , que tout a fait croire nécessaire. Le
but si important de l'uniformité sera plus promptement
atteint. La multiplicité des dénominations , tirées du
grec , ayait effrayé les longues habitudes , et contrariait
trop les anciens souvenirs , surtout parmi les classes
inférieures de la société. On a sacrifié quelque chose
de l'ensemble et de la régularité de la méthode , pour
introduire plus facilement un systême uniforme et décimal
, à la faveur de noms plus connus . Les citoyens
Laplace , Berthollet , Delambre et Guyton , convoqués
par le ministre de l'intérieur , ont présenté un
projet , qui , déja adopté par le conseil d'état , le sera
bientôt par les consuls . Il consacre une grande partie
des anciennes dénominations usitées dans divers départements
de la France. Sous cette forme nouvelle ,
BRUMAIRE AN IX. 313
qui paraît tout concilier , on pourra jouir enfin de ce
systême précieux , conçu par Charlemagne , sollicité
en vain pendant les siècles de la monarchie , inutilement
essayé depuis plus de quatre années sous la république
, et au milieu des innovations de tout genre.
Nous ferons connaître les mesures qui auront été définitivement
adoptées.
Un comité médical a été chargé spécialement de
constater les phénomènes relatifs à l'inoculation de
la vaccine , nouvelle méthode due , comme l'on sait ,
à d'illustres médecins d'Angleterre. Ce mot , en anglais,
Cow-pox , veut dire petite vérole des vaches : elle s'annonce
par une éruption boutonneuse qui survient aux
mammelles de ces animaux. En France , ils n'y paraissent
pas sujets . Le grand avantage qu'on attribue au
virus vaccin , est de garantir pour toujours de la pe-`
tite vérole , sans produire d'autre éruption , que celle
qui a lieu aux piqûres , par lesquelles on l'introduit dans
le sang de la personne inoculée. C'est du moins ce
qu'annonce le C. Colon , chirurgien , dans un essai
récemment imprimé. Au reste , comme toutes les découvertes
, et comme celles surtout qui attaquent des idées
reçues, celle- ci a ses partisans et ses contradicteurs, il est
prudent d'attendre le résultat des nombreuses expériences
qui doivent éclairer le comité sur un des problèmes
les plus intéressants que puisse offrir la médecine.
La France , sous le rapport de la navigation intérieure
, est un des pays les plus favorisés de la nature ,
et la paix doit bientôt là faire jouir de tous ses avantages
, en multipliant les travaux utiles. Déja les plans
sont dressés pour le magnifique projet du canal , qui
doit joindre l'Escaut , la Meuse et le Rhin. Par le
314 MERCURE DE FRANCE ,
moyen de ce canal et de l'ouverture de l'Escaut , les dé
partements réunis de la ci -devant Belgique feraient le
commerce le plus vaste et le plus brillant .
Le présent que le premier consul envoie à la reine
d'Espagne , consiste en douze robes magnifiques , mais ,
surtout , en mousselines et dentelles , dont la richesse
et l'élégance surpassent tout ce qu'on a vu dans ce
genre . On prépare , dans la manufacture de Versailles ,
une armure complète destinée à S. M. C.
Les chevaux andalous , envoyés , par le roi d'Espagne
, au premier consul , étaient à Tours le 30 vendémiaire
, et seront incessamment à Paris.
Les soupes à la Rumford sont connues de tout le
monde. Il importe aux gouvernements de protéger de
pareilles institutions . On peut croire que la mendicité ,
soulagée dans ses besoins , en même temps qu'on lui
épargne l'humiliation de les découvrir , diminuera par
degrés. L'indigent , s'il n'est pas irrémédiablement vicieux
, ne se trouvera plus entre la faim , qui le pousse
au crime , et le crime , qui le conduit au supplice.
Graces au zèle de nos premiers magistrats , à l'impulsion
généreuse donnée , à tous les citoyens , par le premier
consul , qui a souscrit pour mille soupes , Paris
voit , de toutes parts , se multiplier cet établisement.
Puisse-t - il en ramener quelques autres , qui n'étaient
pas moins importants ! Tous les voeux rappellent les
respectables soeurs de la charité , vulgairement appelées
soeurs du pot. Vincent de Paule , leur fondateur , mérite
qu'on cite son nom , toutes les fois qu'il s'agit de
bienfaisance et d'humanité. Il avait conçu et exécuté ,
dans le dernier siécle , tons les projets du même genre .
BRUMAIRE AN IX.. 315
Les éloges qu'il a reçus de la religion , furent , plus
d'une fois , confirmés par la philosophie.
Deux descendants du grand Sully viennent de mourir,
Béthune- Sully, et Béthune- Charost ; celui - ci , maire
du 10. arrondissement Ses funérailles ont été honorées
par les larmes des pauvres , dont il était le bienfaicteur
, et les regrets de tous les bons citoyens , dont
il était le modèle . Le C. de Liancourt le remplace
dans l'administration de l'établissement des sourds et
muets .
-
Il sera exposé , le 15 de brumaire , dans une salle
du ci - devant hotel de la Briffe , n.º 2 un tableau
représentant la bataille de Maringo ; ce tableau de
18 pieds de largeur , sur douze de hauteur , est de la
composition des CC. Adolphe Roehn et Gadbois , qui
n'ont rien négligé pour le rendre digne de la grandeur
du sujet , et de la curiosité du public.
Le prix d'entrée sera d'un franc vingt centimes .
Suite de l'article Topographie médicale de
Marseille.
L'AUTEUR loue , en général , le régime de vie des Marseillais
. Il paraît , cependant , qu'ils font trop usage des
salaisons et des mets de haut goût ; ce qui augmente
les mauvais effets d'un climat chaud et sec .
Il ne parle pas des pommes de terre , déja usitées
de són temps , et devenues extrêmement communes ,
ni de l'immense consommation qui se fait d'aubergines
316 MERCURE DE FRANCE ;
et de pommes d'amour , deux plantes de la famille
des morelles , dont les fruits contiennent , le premier,
un suc très- âcre , le second un acide très -piquant.
L'auteur aurait dû s'étendre davantage sur la vie
molle et peu exercée des Marseillais . Les jeux d'exercice
, même le mail et la paume , sont totalement
abandonnés . Les troubles révolutionnaires avaient aussi
interrompu les danses champêtres . Le préfet les a vu
renaître avec plaisir , persuadé qu'en ranimant la gaieté
provençale , il parviendrait à étouffer les discordes que
les partis avaient excitées. Au milieu de la joie commune
, et de l'alégresse publique , qui n'oublie pas de
hair!
Les bains sont beaucoup plus usités à Marseille ,
qu'ils ne l'étaient autrefois . On les prend toujours tièdes
il serait cependant à souhaiter qu'on fît plus
d'usage de bains froids , et qu'on profitât du voisinage
de la mer , pour apprendre l'art , trop négligé , de
Ja natation.
C'est , surtout , lorsqu'il parle des divers hopitaux de
Marseille , de leur régime , des soins qu'on donne aux
malades , du nombre de ceux qui succombent à leurs
maux , des causes et du genre des maladies , qu'on
peut reprocher , à l'auteur du mémoire , beaucoup d'erreurs
, d'omissions , et de faux raisonnements . Il a
ou mal observé , et tous ces articles ont besoin d'être
soumis à un examen plus approfondi . Il avoue qu'il
n'avait de relation qu'avec les gens aisés ; mais , s'il a
vécu loin de la classe la plus nombreuse de la société
comment hasarde - t- il des vues générales ?
a peu,
En parlant de la petite vérole , il n'a pas dit un
mot de l'inoculation , pratiquée, à Marseille , depuis environ
quarante ans . On sait quelles heureuses espérances
donnent aujourd'hui les découvertes des médecins
anglais ; de tous côtés , à Paris , comme à Londres ,
BRUMAIRE AN IX. 317
1
l'expérience paraît justifier de plus en plus leurs nouveaux
procédés.
On doit louer Raymond d'avoir envisagé la topographie
médicale sous son vrai point de vue. Elle ne consiste
pas seulement dans un exposé fidèle des causes
physiques qui influent sur la santé des habitants , de
leurs maladies , et des moyens que le sol et l'industrie
leur fournissent pour s'en préserver. Il ne suffit point
d'expliquer la nature de l'air et des eaux , de distinguer
les vents , qui , par leur action passagère ou continue
, troublent et varient , plus ou moins brusque-.
ment , l'atmosphère dans lequel respirent les hommes ,
les animaux et les plantes ; il faut encore que l'observateur
attentif s'arrête longtemps pour étudier des
causes plus cachées , et non moins réelles. L'état civil
et politique des citoyens , leurs occupations et leurs
travaux habituels , leur genre de délassements et de
plaisirs , tout ce qui tient à leur caractère , à leurs
affections morales , demande un examen particulier.
Les observations de Raymond , sur les dispositions
morales des habitants de Marseille , ne sont malheureusement
que trop vraies. Il a été , dans cette occasion ,,
médecin habile , et philosophe judicieux .
Ces sentiments peu généreux, ces ames avides et étrécies
dont il se plaint , existent dans la plupart. Le
préfet du département en a fait une triste épreuve : il
a sollicité en vain quelques secours , pour les hospices ,
réduits à la plus affreuse détresse. Un seul citoyen a
suivi són exemple : et souvent, ajoute - t - il , ces mêmes
hommes , qui refusent un peu de leur superflu pour soulager
les pauvres , hasardent , sur une carte , leur existence
, et celle de leur famille ! Belle réflexion , que
confirment chaque jour des fortunes , scandaleusement
acquises , et dépensées avec moins de pudeur encore.
318 MERCURE DE FRANCE,
Le spectacle des passions humaines n'a point la piquante
variété qu'il présente à Paris . Une seule y survit
à toutes les autres ; tout est desir du gain ; et
l'on juge de la sensation froide et monotone qui doit
résulter de ce seul desir , toujours arrêté par l'impuissance
d'y satisfaire .
Dans l'article où Raymond traite de la constitution des
Marseillais, quelques inexactitudes se mêlent à beaucoup
de vérités . Le plus grand nombre des habitants est d'une
taille avantageuse . Les femmes l'ont élégante et svelte ;
elles ont le port aisé , la physionomie agréable ; mais
elles sont communément disposées à un excès d'embonpoint
, qui les déforme de bonne heure. Ceci est
directement contraire à l'opinion de Raymond sur les
effets de la sécheresse du climat.
Des observations trop particulières l'ont plus d'une
fois induit en erreur. Il est très - ordinaire , dit - il , que
les mères , surtout dans l'ordre des gens riches , ne soient
point en état de nourrir leurs enfants , et que si elles›
s'obstinent à remplir ce devoir de la nature , la poitrine
en souffre dès le 3.me mois. Il semble même:
que le climat n'est point favorable , probablement par
sa sécheresse.
"
ou 4.
me
Les faits démentent heureusement cette assertion .
Tous les jours , et dans toutes les classes , des mères
nourrissent leurs enfants , bien au delà du terme d'un
an, sans en souffrir. Ici , comme ailleurs , beaucoup
ne s'acquittent pas de cette fonction sacrée de la maternité
, soit impossibilité , réelle , soit d'autres raisons :
il est faux que le climat , ou quelque autre cause aussi
générale , s'y oppose.
Raymond a cru voir , dans la préférence que donne
le peuple à la musique grave et lugubre , l'expression
de ses maux et de ses souffrances . Mais , sans recourir
BRUMAIRE AN IX. 319
à des explications forcées , ce ton n'est- il pas le plus
naturel , ou du moins le plus familier à l'homme ?
il convient à la plus grande partie de ses souvenirs ;
ilconvient encore aux tourments du desir , aux inquiétudes
de l'espérance. On le trouve chez les sauvages ;
les bergers le répètent ; il retentit fréquemment parmi
les habitants des Alpes , et là , sans doute , il n'est pas
toujours l'accent du malheur. La musique joyeuse est
un caractère particulier de la civilisation , et semble
annoncer le desir satisfait. En conclura - t - on toujours ,
et sûrement , l'absence des peines ?
Le Marseillais, dit encore l'auteur , ne connaît point ce
qu'on appelle la maladie du pays , la Nostalgie . Il est
vrai , on ne retrouve point partout ces affections douces
qu'inspire la nature, et que fortifie l'habitude . L'homme
des champs , plus que l'homme des grandes cités , s'at- ›
tache au sol qui l'a vu naître . Mais la douceur du climat
, la sérénité du ciel , la bonté des aliments ont plusieurs
fois rappellé les Marseillais , du milieu des délices
de Paris ; au lieu que les habitants des régions
froides qui sont venus s'établir à Marseille ne songent
plus à quitter leur nouvelle patrie.
2
Raymond a fait , avec toute l'exactitudé que l'on pou
vait desirer , le relevé des registres publics : il a constaté
les divers résultats qu'ils présentaient à l'égardde
la population , et en a conclu la longueur de la vie
commune. Il recherche , avec autant de pénétration®
que de justesse , les causes qui ont pu diminuer le
nombre des mariages et leur fécondité. Nous sommes
forcés de convenir que plusieurs de ces causes existent
- encore , et plus désastreuses que jamais . Cependant, il
est certain que , depuis 1778 , la population s'est accrue ,
principalement à la campagne.
L'auteur développe quelques vues utiles sur les moyens
de corriger les intempéries du climat de Marseille. Il re320
MERCURE DE FRANCE ,
commande une plus grande culture de végétaux : il
voudrait remplacer, par des haies vives, les murs de clô
ture. Ce changement , s'il était possible de l'obtenir ,
serait aussi agréable qu'utile ; mais deux choses doivent
longtemps l'empêcher. Nulle part le peuple de
la campagne n'est plus routinier ; nulle part le respect
des propriétés n'est moins connu .
La société de médecine a critiqué , avec raison , l'assertion
de l'auteur contre la direction du nord au sud ,
donnée aux rues des quartiers neufs de Marseille. Cette
partie de la ville est un modèle à proposer pour l'agrément
et la salubrité.
En général , le plan du mémoire est méthodique ; les
cadres bien distribués , mais imparfaitement remplis.
La diction est claire , simple ; d'excellentes réflexions
annoncent l'homme de talent , et l'ami de l'humanité.
Mais ce n'est pourtant qu'un ouvrage ébauché , et il
conviendroit d'en faire une seconde édition , à laquelle
un observateur éclairé ajouterait tout ce que les temps ,
la science elle -même de la médecine , la chimie , qui
peut la seconder si utilement , ont découvert depuis
cette première époque.
Il est inutile d'insister sur les avantages d'un pareil
travail , s'il était répété pour les principales villes de la
France , et leurs territoires. Des théories universelles
des méthodes générales sont souvent fausses , ou sans
application dans les cas particuliers. La médecine , sur
tout , doit sans cesse consulter le pays , le climat , en
un mot toutes les circonstances locales
2
, pour bien
juger tel ou tel individu , telle ou telle maladie.
( N.° XI. ) 1.er Frimaire An 9 .
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE .
AGAR ET IS MAEL,
( Poème en cinq chants ) .
CHANT SECOND.
LOIN de la tente obscure , où , sur des lits de fleurs ,
Auprès de leurs troupeaux reposent les pasteurs ;
Il est une retraite aux femmes consacrée ,
Et dont aucun pasteur n'obtint jamais l'entrée.
Ismael , Isaac , encor tous deux enfants ,
Abraham qui comptait un lustre après cent ans ,
Des enfants , un vieillard , seuls en passent l'enceinte ;
Là règne avec la paix , le travail sans contrainte ;
Les mobiles fuseaux , dans le calme des nuits ,
Sont agités sans cesse , et trompent les ennuis ;
C'est là que , de Sara , les servantes fidelles
Travaillent en silence . Agar , au milieu d'elles ,
Partageant les emplois , le temps et les fuseaux ,
Encourage , modère , et fixe les travaux.
Cependant Ismael , à ses pieds qu'il embrasse '
Prépare l'instrument aiguisé pour la chasse ,
Courbe un arc , et de fer il arme le roseau
Qui fuira dans les airs , plus léger que l'oiseau.
REP.FRA
.
DEPT
2. 21
322 MERCURE DE FRANCE ,
7
Auprès de lui dormait l'ami de sa jeunesse ,
Le chien qu'il a nourri , fameux par sa vîtessse ,
Anubis qui , partout , le devance ou le suit ,
Docile au premier geste , et prompt au moindre bruit.
"
Là , Tharès qui naquit d'une mère africaine ,
Ourdit un lin d'albâtre , entre ses doigts d'ébêne ;
Plus loin sont près d'Agar , Osia , vierge encor ;
Esther aux noirs sourcils , Rachel aux cheveux d'or ;
Et vous , surtout et vous , jeune et belle Eudalie !
Vous , de nouveaux attraits chaque jour embellie ,
Pour qui réserve Agar le souris lè plus doux ,
Sans que l'oeil de vos soeurs en puisse être jaloux :
Du fils aimé d'Agar , vous lui tracez l'image ;
Eudalie , Ismael , tous deux ont le même âge ;
Agar , avec plaisir , voit croître sous ses yeux
Cette tendre union , fruit de leurs premiers jeux ,
Qui double le trésor de sa jeune famille :
Compagne de son fils , Eudalie est sa fille ,
Et sur ces deux enfants , avec égalité ,
Elle épanche ses voeux , ses soins et sa bonté.
Telle , entre deux ruisseaux qui , des vertes prairies ,
Suivent la douce pente et les routes fleuries
Une source féconde , en ses riches canaux ·
Partage également le bienfait de ses eaux .
Agar , par ses accords , charmant les longues veilles ,
Chantait de l'univers les naissantes merveilles ,
L'Eternel qui créa le Soleil et le Temps .
Il a dit à sa voix naissent les éléments ,
Les Mers ont leurs bassins , leurs bornes , leurs rivages ;
Et , couverte de fruits , et de fleurs , et d'ombrages ,
La Terre , suspendue au milieu d'un ciel pur ,
Tourne et nage en des flots d'or , de pourpre et d'azur.
FRIMAIRE AN IX. 323
Agar chantait encor l'architecte suprême ;
1
Et l'homme qu'il forma , ressemblant à lui - même ,
L'homme né pour l'empire , et , sous ses frais berceaux ,
Appelant , par leurs noms , les divers animaux ,
Son bonheur passager , et l'épouse éperdue ,
Qui cueillit dans Eden la pomme défendue ,
Ce fruit longtemps amer pour les tristes mortels.
Elle raconte encor aux pieds des saints autels ,
Abel , à qui Dieu même avait servi de guide ,
Le juste Abel , tombant sous la hache homicide
D'un frère qu'il pressait dans ses bras caressants ,
Et la première mort , et les premiers parents.
Ismael l'interrrompt ; il s'écrie : « O ma mère !
"
» Combien je hais Cain ! combien j'aime mon frère ! »
39
Ainsi la belle Agar , en ses récits divers ,
Peint les fastes sacrés du naissant univers ;
Ses filles l'écoutaient l'oeil fixe , sans haleine ,
Les fuseaux ralentis ne tournaient plus qu'à peine ,
Quand Sara tout à coup paraît à leur regard ;
Abraham est près d'elle. Alors la belle Agar
Se lève , et , sur les plis de sa robe ondoyante ,
Imprime , avec ces mots , sa bouche suppliante.
"
H
Jetez , sur votre esclave , un regard dé bonté ;
Parmi mes plus beaux jours , que ce jour soit compté.
Vous , visiter Agar ! quel bonheur ! que de gloire !
Vous , mes filles , aussi ! gardez - en la mémoire ! »
Cette voix si touchante , et ces sons enchanteurs ,
Sans doute adouciraient les plus farouches coeurs.
Mais Abraham , qui craint de se montrer sensible ,
Que m'importe , dit-il , que votre voix flexible
Emprunte , près de moi , ce langage flatteur ;
Tandis que , loin de moi , démentant sa douceur ,
Vous bravez mon épouse à mon lit destinée.
"
E6
324 MERCURE DE FRANCE ,
"« Vous , esclave d'Egypte ! une offense obstinée ,¨¨
« Donnerait à Sara le droit de vous hair !
"
Soumettez - vous ; Sara peut se laisser fléchir.
Employez , pour calmer son ame douce et fière ,
« Les pleurs du repentir , la voix de la prière ;
« Je remets sous ses lois , et votre fils et vous
" Ah ! s'écrie Ismael , tout est perdu pour nous.
« Si mon sort dépend d'elle , il faut donc que je meure .
O mon père ! exilé de la sainte demeure ,
"
«
Que deviendrai - je seul , dans le désert errant ?
Sous le toit paternel , assis au dernier rang ,
Je ne demande point vos biens , votre héritage :
« De mon frère Isaac qu'ils soient l'heureux partage.
Comptez-moi , j'y consens , parmi vos serviteurs ; a
« Nourrissez-moi du pain qui " nourrit vos pasteurs ; 秦
«Je croîtrai sous vos yeux ; quand mes flèches , plus sûres,
"
"
"
«
"X
"
Pourront porter au loin la mort et les blessures ,
Je partirai , Seigneur ; et si , dans le désert ,
Un tigre impitoyable , à nos regards offert ,
Ose attaquer ma mère , une mère si tendre
Alors aura du moins un fils
pour la défendre ;
Et mon courage alors , égal à mon amour ,
« Pourra sauver la vie à qui je dois le jour.
" La mort même , à ce prix , aura pour moi des charmes, "
Abraham , à ces mots , laisse tomber des larmes.
Sara pleure et frémit de le voir désarmé ;
Dans le sein d'Ismael , l'espoir est ranimé.
Mais auprès d'Abraham , qui s'empresse et s'avance ,
Riant , le front paré des grâces de l'enfance ,
De ce charme naif qui , sur nos premiers ans
Luit , comme un doux rayon , dans un jour du printemps?
Tous les yeux sont fixés sur cet enfant aimable ;
L'oeil méme de Sara lui paraît favorable.
FRIMAIRE AN IX. 325
C'est lui , c'est Isaac ; oubliant leurs débats ,
Il aperçoit son frère , et se jette en ses bras ;
Tous les deux ils s'aimaient d'une amitié sincère.
Si dans leurs jeux s'élève une prompte colère ,
La colère , à cet âge , est sans ressentiment ;
Aisément on s'irrite , on s'appaise aisément ;
Et bientôt chacun d'eux ne voit plus en son frère
Qu'un tendre compagnon à ses jeux nécessaire.
Pour les yeux de Sara , quel spectacle cruel !
Ces enfants réunis , leur amour mutuel ,
A ses inimitiés sont un nouvel obstacle.
Pour les yeux d'Abraham , quel plus touchant spectacle !
L'espérance à fait placé au noir pressentiment ,
Et ses pleurs paternels coulent plus librement.
20
Mes enfants , leur dit - il , embrassez -vous encore.
" Diea ! que depuis cent ans ; et je sers et j'adore ,
"
"
L'âge et les longs travaux vont terminer mes jours ;
Mais puisqu'enfin j'ai vu , vers la fin de leurs cours ,
» Mes deux fils s'embrasser et se chérir en frères ,
"
"
Tu peux mêler ma cendre aux cendres
de mes pères ,
Ce jour m'a consolé
d'un siécle de douleur
, »
Le vieillard , à ces mots , les pressant sur son coeur,
Entre leurs fronts parés de la jeunesse aimable ,
Penche l'antique honneur de son froat vénérable ,
Et ces cheveux blanchis , par le temps consumés ,
Que d'une avare main la vieillesse a semės .
Ainsi , dans les forêts , près d'un chêne robuste ,
Naissant honneur des bois , s'élève un jeune arbuste ,
Qui , nourri de rosée , au penchant d'un coteau ,
Voit sortir du bouton son feuillage nouveau.
Mais si les vents du nord , et la dure tempête,
Ont ébranlé le chêne et fait plier sa tête ,
Il penche vers l'arbuste ; et , sur ses rameaux verts
Courbe son large front cliargé de cent hivers.
326 MERCURE DE FRANCE ,

C'en est trop pour Sara : Quoi donc , le fils qu'elle aime ,
Est pour ses ennemis , puissant contre elle-même !
Agar va triompher de ses projets détruits !
Tous ces fronts satisfaits irritent ses ennuis :
Elle menace encor , de son regard farouche ;
Aucun mot cependant , n'échappe de sa bouche ,
Elle sort en silence. Agar , avec langueur ,
Ouvre à peine des yeux éteints par la douleur.
Elle voit , ô prodige ! ô changement prospère !
Elle voit Ismael dans les bras de son père :
Soudain le plaisir brille en ses yeux rallumés.
Elle parut moins belle à tes regards charmés ,
Abraham , en ces jours de joie et de tendresse ,
Où ses naissants appas réchauffaient ta vieillesse .
Si sa beauté perdit son éclat et sa fleur ,
Moins brillante d'attraits , elle a plus de douceur ;
Surtout près de son fils , elle était plus touchante.
Avec Sara le deuil a fui loin de sa tente.
D'un pas précipité , les compagnes d'Agar ,
Qui, debout , sur le seuil , écoutaient à l'écart ,
Laissant voir , sans détour , leur innocente joie ,
Entourent Ismael , que le ciel leur envoie ;
Et chacune à l'envi , lui donne avec douceur
Un baiser tel qu'un frere en reçoit de sa soeur.
Pour la belle Eudalie , ô moment plein de charmes !
Hélas ! combien son coeur a ressenti d'alarmes .
Quand Sara , de l'exil , donnait l'ordre cruel ;
Toutes ses soeurs aussi chérissaient Ismael ;
Mais seule elle a rougi : timide en sa tendresse ,
Sa pudeur se refuse à leur libre caresse ;
Sa joie , en se montrant , cherchait à s'abuser ;
Elle appelle Isaac , et lui donne un baiser.
"
Que le ciel à tes voeux ne soit jamais contraire ,
Dit-elle , aimable enfant , tu m'as rendu mon frère, "
i
FRIMAIRE AN IX.. 327
Echappés au péril qui menaçait Agar ,
Ils bénissaient le ciel , les enfants , le vieillard ;
Et tel qu'en un beau jour , sous un riant bocage ,
L'haleine du zéphyr fait frémir le feuillage '
Tel un léger murmure , à l'entour d'Ismael ,
S'élève , et tout- à- coup en regardant le ciel ,
Abraham s'écria : « Dieu clément! jour prospère !
" Mes fils sont réunis sur le sein de leur père ,
Eh bien ! à mon amour ils ont des droits égaux .
» Enfants , régnez tous deux sur mes jeunes agneaux.
Demain , dès que le jour commencera de naître ,
Allez aux champs , mes fils , apprenez à connaître
" Les doux soins des bergers , leurs usages , leurs lois ,
" Et la houlette , enfin , premier sceptre des rois ;
"
30
"
"
«
"
Vous , esclaves , courez , frappez une génisse ,
Et lavez , de sou sang , l'autel du sacrifice ;
Portez , portez les fruits , et le miel , et le vin ,
. Et , pour comble d'honneur , préparez le festin
"
"
"
A l'ombre du palmier , où , dans des jours de fête ,
Le voyageur , lassé , vient reposer sa tête.
Suspendez le saint voile aux anges réservé
. J'avais perdu mon fils , et je l'ai retrouvé.
Ainsi , sans redouter sa rivale impuissante ,
Agar , près de son fils , retourne dans sa tente ,
Goûtant ce calme heureux d'un soir pur et serein ,
Que rend plus doux encor l'orage du matin ..
Abraham à ses fils , promet pour héritages ,
Et ses nombreux troupeaux et ses gras pâturages.
La sagesse éternelle en jugeait autrement ,
Et Dieu qui l'entendit , condamna son serment.
Par le C. FLINS.
328 MERCURE DE FRANCE ,

ENIGM E.
J'ai servi les mortels , les belles et les dieux ,
Et j'ai volé souvent de l'Olympe à Cythère :
J'annonce quelquefois les fureurs de la guerre ;
Je parle de la paix , de son retour heureux ,
Et des Arts bienfaisants qui consolent la terre.
Pour deviner l'objet de ce portrait obscur ,
Ne poursuis pas un Dieu qui fuit avec des ailes .
Auprès de toi , bientôt , le temps rapide et sûr
Ramènera ses pas fidelles .
Souviensstoi , seulement , lecteur ,
Que le mot d'un Enigme est comme le bonheur :
Dans le songe riant , dont l'erreur nous captive ,
De ce bonheur si facile et si doux ,
Nous poursuivons au loin la trace fugitive ,
Lorsqu'il repose auprès de nous.
CHARADE.
Mon premier est aimé du Sage et de l'Avare ,
Il est l'objet de leur desir.
Mais l'un , à mon second , le joint avec plaisir ;
L'autre , avec plaisir , l'en sépare .
Du bonheur et de la bonté ,
Mon tout , sans doute , a pris naissance ,
Et de ce père respecté
Naquit l'ingratitude et la reconnaissance .
Mots de l'Enigme et du Logogriphe insérés
dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N.º est lin .
Le mot du Logogriphe est Clélie , où l'on trouve
Lélie , Elie , lie.
FRIMAIRE AN IX. 329
COURS de Morale religieuse , par M. NECKER .
A Paris , chez GENETS , rue de Thionville ;
Ch. POUGENS , quai Voltaire , n.º 10 , et
chez MARADAN , rue Pavée- St.- André-des-
Arcs , n.º 16. 3 vol. Prix, 9 fr. , et 12 fr.
pour les départements (franc de port ).
trouve ,:
M. NECKER est un des hommes qui a le mieux
connu l'inconstance de l'opinion , et la vanité de
la gloire . Cependant il ne les a pas recherchées
avec moins d'empressement. Il semble s'être passionné
pour elles , en raison de leurs injustices. On
à la vérité , peu d'hommes d'état qui
passent tranquillement de ce théâtre , où ils occupaient
tous les yeux , dans la retraite , où les
attend l'indifférence et l'oubli les inquiétudes de
l'ambition , et les fantômes du pouvoir ne les
abandonnent jamais. Vous les avez quelquefois entendu
se plaindre des agitations de leur place ,
pendant les jours de leur faveur. Ne les croyez
pas. Dès que leurs mains ne font plus mouvoir les
ressorts des empires , le repos devient leur tourment,
et l'ennui s'en empare , à l'heure même où
le vrai bonheur devrait commencer pour eux.
Les ennemis.de M. Necker ont prétendu qu'il
n'était point exempt de cette grande maladie
qu'éprouve , dit - on , tout ministre disgracie.
Leurs réflexions malignes redoublent aujourd'hui .
M. Necker , s'écrient - ils , détourne: trop les
yeux vers le monde depuis qu'il s'est caché
dans la solitude. Il a sans cesse publié son
apologie pour le passé , et ses leçons pour
l'avenir. Il a pris tour à tour le langage d'un
330 MERCURE DE FRANCE ,
homme d'état , d'un financier , d'un politique ,
d'unphilosophe. Il se fait aujourd'hui docteur
chrétien pour trouver un auditoire. Les avenues
du sénat et le palais des rois lui sontfermés ;
il se réfugie dans les temples ; il ne gouverne
plus le trésorpublic , il veut gouverner les consciences
; il n'a plus de tribune , il monte dans
la chaire.
On entend ces propos de toutes parts , et ces
propos sont affligeants pour ceux qui estiment
l'auteur de cet ouvrage . Le talent des plus grands
orateurs sacrés , aurait peine à recommander aujourd'hui
trois volumes de sermons. M. Necker
aura-t-il su vaincre la difficulté ?
Convenons d'abord que, si quelqu'un peut élever
sa voix , avec succès , en faveur de la religion et
de la morale , c'est un homme d'état qui , retiré
près de son tombeau , dans la solitude , connaît le
néant des choses de la vie . Après avoir joué luimême
un rôle important sur la scène du monde ,
il a trouvé sans doute que la religion remplissait
mieux le vide du coeur que la politique et la philosophie.
Il a pensé comme Pascal et comme
Bossuet ; mais a-t- il , comme eux , fait aimer le
christianisme ? c'est ce qu'il faut examiner.
Le Cours de Morale religieuse est divisé en
cinq sections .
La première , traite des bases de la morale et
de la religion naturelle ; la seconde et la troisième
parlent des devoirs des hommes ; la quatrième
examine nos sentiments et nos habitudes , par rapport
au bonheur ; la cinquième , cherche à concilier
la religion naturelle avec la religion révélée .
Les sections se subdivisent en discours , et chaque
discours est fondé sur un texte tiré de l'écriture.
FRIMAIRE AN IX. 331
Ce plan a deux graves inconvénients . Sa marche
méthodique nuit aux mouvements de l'éloquence ;
et le style oratoire , prodigué par M. Necker dans
ses discours , nuit à la méthode et à la précision
du raisonnement. On n'est donc ni entraîné par
l'orateur, ni convaincu par le dialecticien .
D'ailleurs , il y a quelque danger , même pour
M. Necker , à se jeter dans des formes qui rappellent
Bossuet , Bourdaloue , Massillon et le dernier
des grands orateurs chrétiens , l'abbé Poule .
Ces défauts de l'ensemble pourraient néanmoins
s'excuser , s'ils étaient rachetés par les beautés de
détails. Malheureusement , l'auteur de la Morale
religieuse n'a pas déployé , dans cet ouvrage ,
tout le talent qui brille dans quelques autres , et
en particulier dans le traité sur le pouvoir exécutif.
Mais si M. Necker est resté au dessous de
lui dans un écrit qui demandait plus d'enthousiasme
et d'éloquence que de discussion et de
raisonnement , c'est moins l'auteur qu'il faut en
accuser , que le génie particulier de la secte dans
·laquelle il fut élevé.
La véritable éloquence n'a été connue dans la
religion chrétienne , que parmi les catholiques. Les
luthériens et les calvinistes ont produit des hommes
savants et des esprits subtils , mais jamais de grands
orateurs. On peut même observer que la littérature
des peuples modernes se rapproche ou s'éloigne
du bon goût de la Grèce et de l'Italie ancienne ,
en raison du plus ou moins de rapports que la
religion de ces peuples a gardé avec la religion
romaine. Ainsi , les auteurs calvinistes sont
en général plus arides que les auteurs luthériens
, et ceux- ci le sont plus à leur tour que les
332 MERCURE DE FRANCE ,
*
écrivains de l'église anglicane Mais qu'est- ce ,
pour le talent , que les Claude , les Crouzas , les
Abbadie , les Saurin et les Tillotson même , auprès .
des Tertullien , des Chrysostôme , des Bossuet , des
Fénélon , des Pascal , des Massillon , des Arnaud ,
des Mallebranche ? Cette remarque s'applique également
aux beaux -arts. Les peintres , les architectes
et les sculpteurs fameux ont tous paru dans
l'église catholique la raison de ce phénomène
s'explique facilement .
Les sectes séparées de la communion de Rome ,
en retenant le côté moral de la religion chrétienne
, en ont banni le côté poétique ; c'est-àdire
le culte. Il ne leur reste , pour soutenir leur
éloquence , que les lieux communs de morale.
Elles ont été obligées de faire un mauvais mélange
de philosophie et de religion , tâchant de
soumettre à la raison des choses incompréhensibles ;
conservant assez de mystères du christianisme
pour dégoûter les philosophes , et rejetant assez de
dogmes pour éloigner les chrétiens. Cette contra
diction se fait sentir dans l'ouvrage de M. Necker.
Nous doutons que les philosophes soient satisfaits
en lisant le discours 1.er de la 5. section ,
sur le texte de S. Jean : ils m'ont hai sans cause .
" Ames pienses , ames chrétiennes , dit l'auteur ,
ames alarmées du spectacle qui vous environne , tout
* N. B. Cette observation , qui sera bientôt plus développée
, renverse de fond en comble tout le systéme de madame
de Staël, qui accorde plus de sensibilité aux littérateurs
du nord de l'Europe . Ce paradoxe contredit à la fois l'histoire
, l'influence du climat et des religious. Il ne prouve
qu'un goût singulier , et qu'un tour d'esprit extraordinaire.
Blair lui-même a senti l'infériorité des orateurs protestants ;
mais il n'en a pas connu la cause .
FRIMAIRE AN IX. 333.
H
est dans ces paroles : ils m'ont haï sans cause. Oui ,
sans cause ; oui , sans motif, sans raison , sans justice
, et avec la plus profonde ingratitude . »
M. Necker parle de J. C.
Mais que diront les chrétiens à leur tour , lorsqu'ils
liront dans le 1.er discours de la 1.ere sect .
P. 31 , « que quand la matière serait éternelle
« cela ne détruiraitpas l'existence d'un Dieu ,
« ordonnateur des mondes ? » Voilà donc un
orateur chrétien qui rétablit , en chaire , les deux
principes des écoles anciennes ! Les bons métaphysiciens
ne seront pas moins mécontents de ce
passage . Clarke * , et Bayle , et Bayle ** lui - même , prouveront
à M. Necker que deux principes indépendants
et co-existants , de toute éternité , sont une
supposition absurde . Dieu n'a pu arranger la matière
, s'il ne la connaît pas , et il ne peut la connaître,
si la matière est indépendante et existante
d'elle- même . L'auteur ne paraît pas assez ferme
sur ses principes ; son instruction est trop légère .
Occupé de finances , de politique et de banque ,
toute sa vie , il n'a pas donné assez de méditations
au nouveau sujet qu'il embrasse , et s'est exposé
à mécontenter tous les partis , en voulant les
réunir.
Il était pourtant essentiel que le raisonnement
fût très-fort dans l'ouvrage de M. Necker , puisque
sa religion lui interdisait les ressources de l'éloquence.
Tout est dramatique et passionné dans
l'église catholique ; tout est monotone , triste et
froid dans les autres sectes chrétiennes . La religion
romaine a trois caractères principaux ,
Existence de Dieu , sixième proposition .
** Art. anaxim.
334 MERCURE DE FRANCE ,
*
qui peuvent enfanter tous les chef- d'oeuvres des
arts et du génie : elle est tendre , sublime et mélancolique
. Le protestantisme n'a conservé aucun
de ces caractères . De plus , la religion catholique
montre toujours l'homme au dessus de la nature ;
elle exige de lui des vertus célestes , et le place .
ainsi dans une espèce de beau idéal , qui convient
merveilleusement à l'écrivain et à l'artiste . Elle .
est , comme nous l'avons dit , essentiellement
dramatique , car elle est elle- même une sorte de
passion qui a ses transports et ses ardeurs , qui se
nourrit d'espérances éternelles , qui , trop bornée
au milieu des hommes et sur la terre , ne peut
s'étendre que dans le désert et dans le ciel , passion
d'autant plus énergique , qu'elle est en contradiction
avec toutes les autres .
*
Il est donc certain que lorsqu'on veut écrire
avec intérêt sur la religion , il faut être catholique.
L'incrédule Diderot lui même l'a senti.
C'est qu'il était né avec de l'imagination . « J'aime
<< disait- il dans une de ses lettres qu'on n'a jamais
imprimées , j'aime une vieille cathédrale cou-
<< verte de mousse , pleine des tombeaux et des
<< ombres de nos aïeux . Ces voûtes , noircies par les
« siécles , retentissent du même chant funèbre
<<
qu'Athènes entendait sous Périclès ; l'orgue , les
<«< cloches , la voix solennelle des prêtres , les ta-
« bleaux des Raphaël , des Dominicain , des Le-
« sueur , suspendus aux murailles ; les statues des
« Michel - Ange et des Coustou , placées à ces
<< autels et sous ces portiques ; ces fleurs , ces feux ,
«< ces parfums , cette pourpre et cette soie , ces
*N. B. On croit que notre chant Grégorien n'est autre chose
que la Mélopée dès Grecs.
FRIMAIRE AN IX. 335
vases d'argent et d'or , ces cérémonies pompeuses
<«< et mystiques ; ces enfants vêtus de lin , et ces'
« hommes de la solitude et du silence , qui me
<< retracent les costumes et les moeurs de l'antiqui-
<< té tout ce spectacle porte à mon ame des émo-
<< tions profondes.
>>
Diderot avait raison , du moins comme poète et
comme orateur. Comparez à sa description les
églises calvinistes. Irez- vous chercher l'éloquence ,
et votre ame sera - t- elle émue dans un temple désert
, où un seul ministre psalmodie tristement
un cantique , en langue vulgaire , ou paraphrase
longuement quelques versets de S. Jean ou de
S. Mathieu ?
Né dans une secte protestante , M. Necker n'a
pu
faire passer, dans son ouvrage religieux , la poésie
qui manque à son culte. Avec une intention
pure , des pensées remarquables, un style généralement
noble et quelquefois touchant , comme
dans le morceau sur la vieillesse . ( Discours IV ,
section 3.eme , vol . 11 , p. 103. ) Il n'a pas atteint
le but qu'il se proposait.
Ce n'est point avec de la philosophie qu'il faut
défendre aujourd'hui la religion , mais avec des
raisons tirées des passions mêmes , et avec tous les
enchantements des beaux-arts.
C'est ce que paraît avoir senti l'auteur d'un ouvrage
inédit , qu'on annonça dans le Mercure , il
y a quelques mois , et qui terminera peut - être la
querelle littéraire entre les philosophes et les partisans
de la religion . Cet ouvrage s'intitule : Gé
nie du Christianisme , ou Beautés poétiques et
morales de la Religion chrétienne . L'auteur
qui est catholique , à envisagé son sujet sous d'au
336 MERCURE DE FRANCE ,
tres points de vue que M. Necker. Voici comme
expose lui-même son plan. il
« Mon ouvrage est divisé en douze parties , qui forment
entre elles trois grandes sections . Chaque section
contient quatre parties.
Dans la première section , la première partie traite
des dogmes , c'est - à - dire , des mystères , des sacrements
, etc. La seconde est consacrée à la doctrine , ou
aux traditions de l'écriture . La troisième et la quatrième
sont employées aux preuves de l'existence de
Dieu et de l'immortalité de l'ame.
« La seconde section renferme dans son entier la
poétique du christianisme .
« Dans la première partie , on montre les effets du
christianisme dans la poésie ; la seconde considère les
mêmes effets dans les beaux - arts ; la troisième suit cette
influence dans la littérature en général ; la quatrième
réunit quelques sujets épars , qui n'ont pu se classer sous
les titres précédents . On y parle des monuments chrétiens
, tels que les monastères et les églises ; on fait
voir comment ils marient leur architecture et leurs souvenirs
avec les paysages et les solitudes. On compare
les ruines de ces monuments gothiques , aux ruines de
l'Egypte et de la Grèce ; on recherche ensuite ce qu'il
peut y avoir d'aimable , dans cette religion populaire ,
qui croit aux apparitions , entreprend des pélerinages
et plante des croix dans les déserts.
"
.
Enfin , la troisième section comprend tout ce qui
regarde le culte.
"
Dans la première partie on décrit nos pompes
religieuses , etc.
"
La seconde partie examine le culte des tombeaux
chez les chrétiens .
" Dans la troisième on s'entretient des travaux des
FRIMAIRE AN IX. 337-
DE LA
SEINE
religieux , dans les lettres et dans l'agriculture ; de
leurs hôpitaux dans les villes , de leurs hospices dans
les déserts , de leurs rédemptions de captifs ; de leurs
missions lointaines , etc.
« La quatrième partie de cette troisième section ,
douzième et dernière partie de tout l'ouvrage , récapitule
ce qu'on a vu dans les parties précédentes , et
finit par une apologie adressée au chef et au héros
de la France. "
Il sera curieux peut - être de voir comment
l'auteur catholique et l'auteur protestant ont parlé
des mêmes objets.
M. Necker voulant prouver l'existence de Dieu ,
retrace les merveilles de la nature . Il dit , discours
1.er , section 1.re , tome 1.er
"
, page
8:
Oui , il existe , ce Dieu que l'univers atteste ; il
existe il se montre avec magnificence et dans la splendeur
des cieux et dans les richesses de la terre. Partout
on voit l'empreinte d'une intelligence suprême ,
l'utilité dans le but , l'ordre dans l'exécution , l'harmonie
dans l'ensemble. Quels nombreux et riches détails
ne trouverions - nous pas encore dans la belle ordonnance
de la nature , qui , tous , nous rappeleraient à
l'existence d'une souveraine intelligence ! La terre en
est parsemée , et depuis la source des fleuves , depuis les
hauteurs des montagnes jusqu'aux profondeurs souterraines
où les métaux sont enfouis , on trouve à chaque
pas , non-seulement des merveilles éparses , mais encore
des systêmes complets de sagesse dans tous les genres
de productions. »
L'auteur du Génie du Christianisme ne décrit
pas d'une manière aussi générale . Il prend le lecteur
et le mène avec lui dans les déserts du nouveau
5
cent
2
22
338 MERCURE DE FRANCE ,
monde ; il le promène dans les forêts , le long des
fleuves, et luifait admirer dans les Trois Règnes de
la nature , les merveilles de la Providence ; il faut
voir toute cette partie extraite des voyages et des
études de l'auteur sur l'Histoire Naturelle . Voici
un passage pris au hasard : il décrit une prière
du soir à bord d'un vaisseau , et au coucher du
soleil , en pleine mer.
"
+
« Le globe du soleil , dont nos yeux pouvaient alors
soutenir l'éclat , prêt à se plonger dans les vagues étincelantes
, apparaissait entre les cordages du vaisseau ,
et versait encore le jour dans des espaces sans bornes :
on eût dit , par les balancements de la poupe , que l'astre
radieux changeait à chaque instant d'horizon. Les mâts ,
les haubans , les vergues du navire , étaient couverts
d'une teinte de rose. Quelques nuages erraient sans
ordre dans l'orient , où la lune montait avec lenteur ;
le resté du ciel était pur , et , à l'horizon du nord , formant
un glorieux triangle avec l'astre du jour et celui
de la nuit , une trombe chargée des couleurs du prisme ,
s'élevait de la mer , comme une colonne de cristal supportant
la voûte du ciel .
Il eût été bien à plaindre celui qui , dans ce spectacle
, n'eût pas reconnu la beauté de Dieu . Des larmes
coulèrent malgré moi de mes paupières , lorsque tous
mes compagnons , ôtant leurs chapeaux gaudronnés
vinrent à entonner , d'une voix rauque , leur simple
cantique à Notre- Dame de Bon - Secours , patronne des
mariniers . Quelle était touchante la prière de ces
hommes , qui , sur une planche fragile , au milieu de
l'océan , contemplaient un soleil couchant sur les flots !
Comme elle allait à l'ame , cette invocation du pauvre
matelot à la Mère de douleur ! Cette humiliation devant
celui qui envoie les orages et le calme , cette conscience
FRIMAIRE AN IX. 339
de notre petitesse , à la vue de l'infini , nos chants s'éténdant
au loin sur les vagues , les monstres marins , étonnés
de ces accents inconnus , se précipitant au fond de leurs
gouffres ; la nuit s'approchant avec ses embûchés , la
merveille de notre vaisseau , au milieu de tant de merveilles
; un équipage religieux , saisi d'admiration et .
de crainte ; un prêtre auguste en prières ; Dieu penché
sur l'abyme , d'une main retenant le soleil aux portes
de l'occident , de l'autre élevant la lune à l'horizon
opposé , et prêtant , à travers l'immensité , une oreille
attentive à la faible voix de sa créature . Voilà ce que
l'on ne saurait peindre , et ce que tout le coeur de
l'homme suffit à peine pour sentir. "
M. Necker parle souvent de l'amour de la patrie
, des injustices qu'on avait commises envers
une foule de proscrits , et que le gouvernement
actuel vient de réparer avec tant d'éclat . L'auteur
du Génie du Christianisme a deux chapitres aussi
sur l'instinct de la patrie ; nous ne connaissons
rien de plus touchant. Il parcourt les divers sentiments
qui nous attachent au sol paternel ; il les
trouve surtout dans les souvenirs des tombeaux de
nos aïeux. Il cite , à ce sujet , une coutume des
sauvages américains. Il faut l'entendre lui-même .
"
« Lorsqu'une peuplade du nouveau monde , par
quelque événement imprévu , est obligée d'abandonner
son pays , le premier objet de ses soins est d'emporter ,
avec ses enfants , les ossements de ses ancêtres . Les
jeunes guerriers ouvrent la marche , et les épouses la
ferment. Les premiers sont chargés des saintes reliques ;
les secondes portent leurs nouveaux nés. Les vieillards
cheminent lentement au milieu , placés entre leurs aïeux
et leur postérité , entre ceux qui ne sont plus et ceux
qui ne sont pas encore , entre les souvenirs et l'espé-
7
340 MERCURE DE FRANCE ,
7
rance , entre la patrie perdue et la patrie à venir. Oh !
que de larmes coulent alors dans les forêts , quand ,
du haut de la colline de l'exil , on découvre , pour la
dernière fois , le toit où l'on fut nourri , et le fleuve
de sa cabane , qui continue de couler tristement à
travers les champs solitaires de la patrie ! Mes yeux
out été témoins d'une pareille scène..... Indiens infortunés
, que j'ai vu errer dans les forêts du nouveau ,
monde , avec les cendres de vos aïeux ! Vous , qui m'aviez
donné l'hospitalité , malgré votre misère ! Je ne
pourrais vous la rendre aujourd'hui : car , j'erre , ainsi
que vous , à la merci des hommes ; et , moins heureux
dans mon exil , je n'ai point , comme vous , emporté
les os de mes pères. "
Tout le monde sentira l'intérêt de ce morceau.
On dit que l'auteur , qui s'annonce par un talent
si rare , est un jeune homme que le vertueux
Malsherbes aimait particulièrement . Forcé de fuir
pendant la terreur , après avoir vu massacrer une
partie de sa famille , il traîne encore des jours
malheureux . Espérons que le dernier acte du gouvernement
le rendra bientôt à sa terre natale. On
est digne d'avoir une patrie , quand on en parle
avec autant de sensibilité et de talent . Aussitôt que
son ouvrage sera publié , on s'empressera de l'annoncer
aux lecteurs.
Revenons à M. Necker ; il n'a point assez fortement
ému l'ame et l'imagination pour entraîner
les ames sensibles. Ses arguments ne paraîtront
point assez décisifs aux hommes qui savent raisonner.
Il a cru sans doute réunir toutes les églises
chrétiennes , en écartant les discussions du dogme ,
et en se bornant à la morale. Ce projet est digne
d'un homme de bien et d'un politique éclairé..
4
FRIMAIRE AN IX. 341
Mais ce n'est pas ainsi qu'on peut obtenir le succès.
La mort est un des sujets qui a prêté les plus
grandes images aux orateurs chrétiens . M. Necker
a voulu le traiter après eux . Il prend pour texte
de son discours ces mots de l'ecclésiastique . La
vie n'a point de défense quand ilfaut aller au
tombeau. Voici le début :
"
La mort ! ... la mort ! ... Quel nom je viens de prononcer
! La mort ! .... Tout fuit , tout disparaît devant
elle. Quelle image sombre et terrible je vais offrir à
votre pensée ! Le printemps a coloré nos campagnes ,
la terre s'est parée d'un éclat nouveau ; les fleurs , les
plantes , les arbrisseaux , nos jardins , nos prairies , tout
s'anime , tout s'embellit . La mort ! …….. et vous ne verrez
plus un si beau spectacle , et vous n'assisterez plus au
retour solennel des magnificences de la nature !
Le mouvement continuel du monde social attire vos
regards , irrite votre curiosité ; vous vous y réunissez
par les différentes prétentions de l'orgueil ou de la vanité.
Vous faites , du plus petit intérêt , une grande inquiétude
; du plus faible desir , une forte passion ; vous
êtes enfin dans tout le sérieux de la vie. La mort ! ...
Et ce monde , avec qui vous croyez avoir fait une
alliance éternelle , ne sera rien pour vous , comme vous
ne serez rien pour lui ; et pas un grain de votre poussière
ne s'animera aux mots d'ambition , de succès , de
gloire et de célébrité , à ces mots qui , hier , exaltaient
votre sentiment , faisaient bondir toutes vos pensées.
La mort ! ... et vous serez un corps glacé , sans action
et sans parole , et que l'immensité des sables de la
terre appelle et revendique. »
L'auteur a voulu produire de l'effet . Mais , est- il
certain que ce mot de mort , suivi de points , et
342 MERCURE DE FRANCE ,
d'une moralité commune , frappe vivement l'imagination
? Aimera -t-on ce sérieux de la vie , et
cette immensité des sables de la terre , qui
nous revendique. Un semblable style est ambitieux
, et non pas énergique . Il couvre des images
et des pensées vulgaires. Quand Bossuet parle
de la mort , on trouve je ne sais quoi de brusque
et d'extraordinaire dans les formes de son éloquence
elle est sombre et sublime comme le
spectacle du tombeau . Massillon , lui-même , s'élève
jusqu'au ton de Bossuet dans son sermon sur
la mort.
" Hélas ! ce qui doit finir , peut - il vous paraître long ?
Regardez derrière vous ; où sont vos premières années ?
Que laissent - elles de réel dans votre souvenir ? Pas plus
qu'un songe de la nuit ; vous avez rêvé que vous avez
vécu .... qu'est - ce donc que le peu de chemin qui
vous reste à faire ? Croyons - nous que les jours à venir
aient plus de réalité que les passés ? ..... Regardez le
monde tel que vous l'avez vu dans vos premières années ,
et tel que vous le voyez aujourd'hui ; une nouvelle cour
á succédé à celle que vos premiers ans ont vue ; de
nouveaux personnages sont montés sur la scène ; les
grands rôles sont remplis par de nouveaux acteurs ; ce
sont de nouveaux événements , de nouvelles intrigues , de
nouvelles passions , de nouveaux héros dans la vertų
comme dans le vice , qui font le sujet des louanges ,
des dérisions , des censures publiques ; un nouveau monde
s'est élevé insensiblement et sans que vous vous en
soyez aperçu , sur les débris du premier . Tout passe
avec vous et comme vous ; une rapidité que rien n'arrête
, entraîne tout dans les abîmes de l'éternité ; nos.
ancêtres nous en frayèrent , hier , le chemin , et nous
allons le frayer demain à ceux qui viendront après nous
FRIMAIRE AN IX. 343
Les âges se renouvellent , la figure du monde passe
sans cesse ; les morts et les vivants se remplacent et se
succèdent continuellement ; rien ne demeure ; tout
change , tout s'use , tout s'éteint ; Dieu , seul , demeure
toujours le même ; le torrent des siécles , qui entraîne
tous les hommes , coule devant ses yeux ; et il voit ,
avec indignation , de faibles mortels emportés par ce
cours rapide , l'insulter en passant.
"
Voici les beaux modèles de l'art oratoire , et
ceux que M. Necker aurait dû suivre. Il aurait
plus varié ses formes et ses mouvements ; il aurait
mis plus d'intérêt , de chaleur et de vérité dans son
style .
La plupart des écrivains de ce siècle ont fait ,
dans leur préface , des systèmes et des poétiques
pour justifier leurs livres. M. Necker consacre un
sermon tout entier aux principes de l'éloquence
de la chaire . On se doute bien que ces principes
sont ceux qu'il a suivis ; il s'en forme la plus haute
idée , et voici comme il s'exprime :
"
Comment ne serait- il pas difficile , cet art , qui
doit transformer la pensée dans une puissance active ,
et trouver le point de contact entre des spiritualités ,
qui doit indiquer la route éthérée de la parole à l'entendement
, de la parole aux impressions sensibles ;
qui doit exercer sur les ames une autorité mystérieuse ,
une domination inexplicable ? Enfin , comment ne
serait -il pas difficile , cet art , qui doit imiter , et , s'il
se peut , égaler l'instinct du génie ? Il n'est rien de
si fin dans nos sciences , que la métaphysique de l'art
oratoire .
"
Bossuet et Massillon avaient cet instinct du génie
344 MERCURE DE FRANCE ,
dont parle M. Necker, et probablement ils n'avaient
point songé au contact des spiritualités et à la
route éthérée de la parole à l'entendement. Mais ,
au reste , ce langage est assez celui des églises réformées.
Leur poétique ressemble à leur éloquence .
Il serait injuste de juger M. Necker sur cette
production. Heureusement il est connu par des
ouvrages antérieurs qui lui ont acquis une juste
renommée. Son style est , en général , plus noble
que naturel , et plus ferme que facile . S'il n'a pas
ces mouvements rapides qui entraînent , on y trouve
quelque chose de grave et de calme qui sied à
l'éloquence d'un homme d'état . S'il a quelquefois
de la recherche et de l'emphase , ce défaut est
racheté par une foule d'expressions fortes et ingénieuses
, puisées tour à tour dans une ame fière ,
et dans un esprit vigoureux et perçant . Ce style
peut quelquefois fatiguer l'attention , par l'abus des
métaphores et des termes abstraits ; mais plus souvent
il s'empare de la pensée , et la remplit toute
entière . En un mot , ceux qui jugent le plus sévèrement
M. Necker , refusent une place élevée
à l'homme d'état , mais ils l'accordent à l'écrivain
politique .
DISOURS Surla Vertu , par Stanislas BOUFFLERS ,
brochure in-8.º , prix , 1 fr. 20 cent. ; etfranc
de port , 1 fr. 50 cent . Chez PoUGENS , quai
Voltaire , n.º 10 .
LEE sujet intéresse , et le nom de l'orateur attire. En
se disposant à profiter du discours , on considère avec
plaisir celui qui l'a composé ; l'auteur d'Aline converti ,
dans son âge mûr , du Badinage à la Morale ! C'est ainsi
FRIMAIRE AN IX, 345
9
que , chez les Athéniens , peuple si ressemblant à nos
Français , le goût de la philosophie remplaçait , quelquefois
, celui des plaisirs. Au sortir d'un festin la tête
encore couronnée de fleurs un jeune homme , au
matin , entrait dans l'école d'un sage , et , dans l'instant ,
le devenait lui - même . L'histoire le raconte ainsi . J'ignore
le nom du sage. Polémon était , je crois , celui du
jeune homme , qui , assurément , avait d'heureuses dispositions
; car on assure que , dès ce moment , il eut un
extérieur très-grave . On ajoute même , que ceux qui
l'avaient vu plus jeune , n'en furent pas surpris . On
ne doit pas l'être davantage pour Stanislas Boufflers.
Dès l'enfance , il montra une justesse d'esprit égale à
sa gaieté. Il possédait le rare talent de définir
l'Encyclopédie conserve encore quelques lignes qu'il
traçait au collége , et en se jouant.
; et
Puisque j'ai parlé d'Athènes , je rappellerai que Sɔcrate
, dans le nombre de ses disciples , en avait de fort
gais. Si Alcibiade , par exemple , après avoir fui à Laeédémone
, et vécu en Spartiate austère , fût revenu
vivre sous les yeux de son maître , en Athénien sensé
et qu'Alcibiade eût écrit un discours tout brillant d'esprit
, et tout parfumé de morale , le plus sage des Grecs
ne l'eût- il pas écouté avec curiosité , et applaudi avec
joie ?
Son début excite vivement l'attention . Il s'indigne avec
éloquence contre cette parole de Brutus , à sa dernière
heure : 0 Vertu ! tu n'es donc qu'un vain fantôme ?
Il a bien raison de s'indigner. Le stoïcien Brutus , battu,
ne sachant plus que devenir , se mit à blasphemer * .
Cela n'est peut-être pas très- rare ; et j'ai vu plus d'un
Il se tua ensuite ; et vous noterez que ce fut à la persuasion
d'un autre fantôme qu'il erut voir ; car il ne voyait
plus que cela .
'
346 MERCURE DE FRANCE ,
"
"
raisonneur qui se mettait à blasphemer quand il ne savait
plus que dire. Cette parole funeste , comme le
« remarque très - bien l'orateur , préparait plus de maux
« au monde que la gloire de César à la tranquillité de
« sa patrie. » Prouvons , continue- t - il , prouvons que la
vertu existe . » Et il le prouve. Ceux qui ne trouveraient ,
dans son discours , que de la grâce , seraient très- injustes
; il y a de la sensibilité , de la finesse , de la méditation
même , avec une certaine force de conception
générale , et une vue très - étendue de l'humanité. Seulement
je ne m'accorderai point avec lui pour appeler
neuf ce qui ne l'est pas . Je ne qualifierai point de
découverte ce que , de son aveu , il doit peut-être ( et
qu'il doit , en effet , ) à beaucoup de moralistes qu'il a
pu oublier. Qu'il me permette de lui en citer un qui
est sûrement très- présent à sa mémoire . Bossuet , dans.
l'oraison funèbre du Grand Condé , dit : « Lorsque Dieu
« forma le coeur et les entrailles de l'homme , il y mit
" premièrement la bonté , comme le premier caractère
« de la nature divine , et pour être comme la marque
« de cette main bienfaisante dont nous sortons . La bonté
<< devait donc faire comme le fond de notre coeur , et
« devait être , en même temps , le premier attrait que
« nous aurions en nous - mêmes , pour gagner les autres
hommes . La grandeur , qui vient par- dessus , loin
« d'affaiblir la bonté , n'est faite que pour l'aider à se
communiquer davantage , comme une fontaine publique
qu'on élève pour la répandre. Les coeurs sont
« à ce prix , etc. » Qui n'est ému de cette belle pensée ,
en la lisant ? Et s'il est vrai qu'on peut l'oublier , la
substance n'en reste- t - elle pas éternellement dans l'esprit
? A.qui ne fait- elle pas apercevoir la bonté en luimême
? Voilà la source de toute action , bonne et généreuse
; vous la voyez sortir du fond même de votre
nature : vous la voyez se répandre comme une fontaine
K
"
"
FRIMAIRE AN IX . 347
publique ; vous apercevez ses utilités ; les coeurs sont
à ce prix. Voilà la vertu , et ses effets , et sa récompense.
J'applaudis fort à Stanislas Boufflers , qui exprime
en d'autres termes absolument la même idée ;
mais cette idée , je ne l'appelle plus une découverte. Et
quand il me dit qu'il est descendu au fond du coeur
humain , et que , là , il a trouvé l'or dans la mine qui
le recèle ; qu'il a vu dans le coeur de l'homme , nonseulement
le temple , mais encore le berceau de la vertu ;
ces allégories me plaisent , quoiqu'inférieures à celle de
Bossuet ; mais je ne puis m'empêcher de dire que ,
grâce à Dieu , nous savions cela . En quoi consiste donc
la découverte ? est-ce d'avoir appelé cette précieuse et
première qualité de l'homme du nom de sensibilité physique
? Je dirais bien pourquoi Bossuet ne l'a pas fait ,
ce n'est pas là sa langue ; il aime mieux représenter
Dieu formant le coeur et les entrailles de l'homme ; et
cette image en vaut bien quelques autres . Mais le résultat
de l'allégorie qu'emploie Bossuet , et de l'analyse
physique que d'autres préfèrent , est absolument le
même , sinon , pour la sanction de la morale , du moins
pour les principes. Il ne faut pas s'échauffer , comme
ont fait quelques chimistes , pour un peu de diversité
dans la nomenclature ; et je suis persuadé que l'ingénieux
auteur du discours me comprendra fort bien , sije
dis dans l'ancien langage. L'auteur de notre machine l'a
si admirablement et si sympathiquement combinée , que
la pensée morale est aidée , excitée même par la sensibilité
physique * ; il a doué notre raison d'une telle rec-
* Cette sympathie , cet accord , cette consonnance , si l'on
veut , du mouvement organique de notre machine , avec
la pensée , est un beau problême , qui ne fut et ne sera jamais
bien résolu . Pour l'expliquer , on a comparé le corps
à un violon , et l'ame au musicien qui en joue. Si l'instrument
est mauvais , ou mal en ordre , le musicien est dé348
MERCURE DE FRANCE ,
titude, que , de conséquence en conséquence , elle nous
conduit aux actes des vertus les plus sublimes . Si je dis
cela , il sent que je lui présente absolument l'équivalent
des deux propositions de son discours .
N
"
Eh ! qui n'est pas d'accord avec lui , en lisant ces
lignes charmantes : " Les hommes ont beau´ s'écarter
de la nature , elle est toujours plus près qu'on ne
pense ; et , sans doute , on trouverait qu'il existe en-
" core parmi nous plus d'un indice de cette heureuse
sympathie qui , mieux que toutes les précautions de
la défiance , aurait pu servir de sauve -garde à toute la
société. "
"
«
Ily a vingt endroits pareils dans le discours ; il y a
des suppositions très - ingénieuses , des distinctions trèsréelles
entre le devoir qui serait bon à remplir , et celui
qui est meilleur , et que l'instinct préfère , ainsi que la
raison , et encore plus promptement qu'elle. L'auteur
s'élève aux vues générales , et à l'amour parfait de toute
la société des hommes . Tout lecteur sensé approuvera
tout cela , en blâmant seulement une élégance un peu
trop continue ( défaut aimable , et qui n'appartient pas
à tout le monde ) . On desiré , dans un ouvrage philosophique
, une certaine gravité de diction , sérieuse et
simple , qui indique le penseur , et à laquelle doit
se mêler , sobrement , et sans trop briller , une imagination
ornée . Cicéron , Fénélon , Mallebranche , ont
suivi ou deviné cette règle ; et voilà pourquoi ils sont
les modèles du discours philosophique.
B. V.
routé. S'il est bon , non -seulement il obéit au musicien ?
nais il l'aide , et quelquefois l'avertit. Un bon musicien m'a
dit que , cherchant un accord difficile , il en fut avisé par
une certaine résonnance inattendue de son instrument. Ainsi
nous avertissent quelquefois nos organes. On est ému et
affecté par la présence de certains objets ....
FRIMAIRE AN IX. 349
LA MYTHOLOGIE mise à la portée de tout le
monde , ornée de cent figures en couleurs et
en noir, dessinées et gravées par d'habiles
artistes de Paris.- Nouvelle édition imprimée
par DIDOT jeune , 12 vol . grand in- 18. A Paris ,
chez DETERVILLE , libraire , rue du Battoir ,
n.' 16 , où l'on trouve aussi la nouvelle édition
de Buffon , par CASTEL .
ONN avait besoin d'un ouvrage élémentaire sur la My--
thologie. Les savants , à force de notes et de commentaires
sur le but et le sens des fables , l'avaient rendue
inaccessible par leur érudition Les faiseurs d'abrégés ,
en ne nous offrant , dans leurs recueils alphabetiques ,
que des traits épars et sans intérêt , avaient réduit une
étude aimable à un jeu stérile de mémoire.
L'auteur de la nouvelle édition que nous annonçons ,
a évité ces deux excès ; il expose d'abord les fables
dans leur simplicité primitive ; il y joint ensuite , dans
leur ordre chronologique , les divers changements que
les poètes et les artistes y ont successivement introduits.
Quant à l'ordre qu'il emploie , sans le déterminer
par aucun des systèmes adoptés jusqu'à ce jour , il
a cru plus naturel de partager les divinités , suivant les
lieux qui ont été le théâtre de leur puissance . Il distingue
donc les Dieux du ciel , les Dieux de la terre ,
les Dieux des eaux , les Dieux du feu , les Dieux des
enfers.
Mais en retranchant ces commentaires inutiles , et
ces moralités que l'on attachait aux fables , avec plus
ou moins de vraisemblance , l'auteur donne une certaine
étendue aux choses qui en paraissent suscepti350
MERCURE DE FRANCE.
bles. L'histoire des chefs de Thèbes , de la descente
d'Énée en Italie , du siége de Troye , est décrite avec
détail . Quelquefois les traditions poétiques sont comparées
aux monuments de l'histoire.
Ce livre est surtout fait pour les enfants . Ils aiment
les tableaux , et l'auteur n'a rien négligé pour graver
les siens dans l'imagination et la mémoire.
G.
1
VOYAGE dans le boudoir de PAULINE . Brochure
de 200 pages . Chez MARADAN , rue Pavée ,
n . 16 .
C'est le siècle des voyages. Voyage de Dusaux
dans les Pyrenées. Voyage d'un Officier piémontais
dans sa chambre. Voyage dans le boudoir de
Pauline , absente. On y trouve d'abord une carte
topographique , représentant tous les jolis meubles ,
à leur place , et dans leur charmant désordre. Le
démonstrateur de ce muséum de la belle explique
tous les articles à un vieux professeur à perruque
blanche , à une douairière , à une jeune fille , à un
merveilleux en pantalon . Nous avons rencontré le
vieux professeur qui nous a avoué que cela n'est
pas traité dans le goût antique , mais dans celui
des gens qui lisent pour lire , et qui parlent pour
parler. On dira de ce livre ce que Duclos disait
de ceux de l'abbé de Voisenon et de sa personne :
c'est une méringue : onn'en attend pas une forte
nourriture ; mais il n'y a qu'un médecin sévère qui
puisse l'interdire. . V.
N. B. L'auteur de ce petit ouvrage est le même que
celui de Célestine , ou les Epoux sans l'être , et d'autres
› romans qui ont eu du succès.
FRIMAIRE AN IX. 351
VARIÉTÉ S.
VAUDEVILLE.
L'AIMABLE Société des auteurs et des chansonniers
du Vaudeville se rétablit. Les vrais français doivent
s'en réjouir. Le Vaudeville est né de la satire ; il tient
au génie national , et combat , à l'aide du chant et de
la gaieté , les travers , les vices , les préjugés et les tyrannies
de toute espèce . Tel fut au moins son caractère
dans le bon temps.
Rien n'effrayait jadis le Vaudeville . Il entrait , en
chantant , jusques dans le palais des ministres et des
rois. Il se jouait de toutes leurs défenses. Il leur montrait
le ridicule , et les faisait trembler , en dépit de
leur pouvoir , devant l'autorité d'un bon mot .
Cet enfant du plaisir et de la joie , comme dit si bien
Despréaux , est beaucoup plus circonspect , depuis qu'il
est devenu républicain . Cependant , si le Vaudeville ne
redevient pas malin , il cessera bientôt d'être piquant.
C'est un conseil dont il doit profiter , s'il veut vivre
longtemps . Personne ne fait pour lui des voeux plus
sincères que moi .
La liste des membres de la société des Dîners du Vaudeville
promet de l'esprit et de jolis couplets. La
voici :
LES CITOYENS
Barré , Bourgueil , Chazet , Deschamps , Despréaux ,
Desfontaines , Després, Dieulafoi, Dupaty , Goulard , Laujon,
Philippon - Lamadeleine , Prevot-d'Iray , Radet , Maur.
Séguier , Ségur aîné , Joseph-Alexandre Ségur , et Philippe
Ségur fils.
Les statuts du Vaudeville sont d'abord tracés en
chansons .
Des règlements du dîner
Jamais il ne s'écarte ;
352 MERCURE DE FRANCE ,
Du repas qu'il doit donner
Nous allons vous crayonner
La carte.
Lecteur , sois franc :
Conviens que , pour un franc ,
On ne peut avoir un gros livre.
Libraire , auteur ,
Imprimeur,
Colporteur ,
Doivent tous gagner de quoi vivre.
Or , nous te fournissons
Pour un franc vingt chansons.
C'est bon marché : pour moi j'estime
Qu'on ne fait pas , sans être fou ,
Une chanson pour moins d'un sou ,
Un couplet pour moins d'un centime.
On trouvera , je crois , un tour facile et gracieux
dans cette chanson , à Délie , de L. P. Ségur ainé :
Connaissez-vous la tant douce magie
De deux yeux noirs qui pénètre le coeur ?
Connaissez-vous un sourire enchanteur ?
Je dis qu'alors vous connaissez Délie.
Connaissez-vous une bouche jolie ,
Qui de la rose imite la fraîcheur ?
Des dents aux lys égales en blancheur ?
Je dis qu'alors yous connaissez Delie.
Moi , je connais l'amant digne d'envie
Qu'un même amour a toujours enflammé ,
Qu'un même objet a constamment aimé ;
Je le connais , c'est l'amant de Délie.
FRIMAIRE AN IX. 353
SALON DE L'AN VIII.
--
en
les
Si la gloire des arts et la réputation des artistes dépendaient
du murmure importun de quelques sociétés ,
où la mode , l'ignorance et la frivolité , dictent ,
persifflant , leurs arrêts capricieux , nul doute que
l'exposition de l'an 8 , ne fût perdue pour l'honneur
de l'Ecole française . A l'ouverture du salon ,
gens du bel air trouvaient tout détestable : David ,
Regnault , Vincent , n'avaient rien produit ; raison de
plus pour n'admirer que leurs tableaux absents ; à peu
près , comme aux funérailles de la nièce de Caton ,
parmi les images des grands hommes de sa famille ,
on remarquait davantage celles de Brutus et de Cassius
, parce qu'elles ne paraissaient point. Mais enfin
la justice et la vérité se sont fait entendre ; et sans
dissimuler ce que des maîtres illustres pouvaient ajouter
à la richesse du salon , elles ont forcé de reconnaître
que Paris est aujourd'ui la seule ville du monde ,
où l'exposition annuelle des travaux des artistes puisse
motiver des regrets semblables , en donnant des espérances
aussi consolantes , et des plaisirs aussi variés.
Les bornes d'un journal permettent à peine d'écrire
quelques pages sur un sujet qui dicta , jadis , ‘ à Diderot
des volumes entiers , remplis d'observations piquantes
et de paradoxes ingénieux. Forcé de réunir
ici , dans un cadre étroit , ce que la peinture et la
sculpture ont offert de plus remarquable aux yeux du
public , je déclare au moins que je suis bien éloigné
de vouloir déterminer le rang que ces productions doivent
occuper dans son estime . Ami de ces deux beauxsans
les cultiver , étranger à toutes les écoles ,
indifférent pour tous les partis , si je me permets
arts ,
ent
2 23
354 MERCURE DE FRANCE ,
1
quelquefois d'apprécier les ouvrages du talent , c'est
plutôt d'après l'émotion qu'éprouve à leur aspect un
homme sensible , que d'après des systèmes ou des
principes que je n'ai point analysés. J'ai vu de
grands connaisseurs modernes , qui n'avaient besoin ni
de sentiment , ni d'étude pour juger ce qu'ils avaient
les d'acheter. Je respecte moyens , avec une humilité
profonde , le motif d'une confiance si légitime ;
et j'avouerai même , si l'on veut , que le droit de
prononcer sur tous les genres de la peinture , appartient
nécessairement à ceux qui étudient l'histoire à
l'opéra , les moeurs dans leurs boudoirs , et la nature
dans leurs jardins anglais .
-
Consternation de la famille de Priam , après la mort
d'Hector , par E. B. GARNIER.
Cette scène est décrite , au vingt - deuxième livre
de l'Iliade , avec une perfection désespérante pour
tous les arts d'imitation . « Hécube qui , du haut des
"(
"
«
"
remparts , voit son fils si indignement traité , s'arrache
les cheveux , et jetant loin d'elle le voile qui
la couvre , elle remplit l'air de ses gémissements.
Priam y répond par des cris lamentables. De tous
" côtés , on n'entend que sanglots , que pleurs , que
hurlements . La désolation n'aurait pas été plus
« grande , quand Troye eût été dévorée par les flam-
« mes et en proie à l'ennemi . Les Troyens peuvent à
peine retenir Priam , qui veut sortir de la ville , et
qui les conjure de ne pas l'arrêter . Laissez - moi ,
« mes amis ! Et quelque compassion que vous ayez de
« mes maux , souffrez que je sorte seul de nos murailles
, et que j'aille aux vaisseaux des Grecs . Je
" me jeterai aux pieds de cet homme féroce et terrible
; je lui rappellerai l'image de son père : peut-
"
"
"
FRIMAIRE AN IX. 355
* être qu'il respectera mon âge , et qu'il aura pitié de
mes cheveux blancs. Il prononçait ces paroles ,
"
tr
-
baigné de pleurs ; et les Troyens accompagnaient
ses regrets de leurs plaintes. Hécube , au milieu
« des femmes qui l'environnent , continue de faire
« éclater l'excès de sa douleur. Les sanglots , accompagnés
de torrents de larmes , lui coupèrent la
« voix - Andromaque ignorait encore le sort de son
époux. Elle entend , sur la tour , des cris et des
gémissements effroyables : un tremblement la saisit ,
la navette échappe de ses mains ...... Elle sort de
son appartement comme une bacchante , le coeur
palpitant et oppresse ; ses femmes la suivent . En
arrivant sur la tour , au milieu des soldats , elle
« avance la tête entre les crénaux , et jetant de tous
côtés ses regards timides elle aperçoit Hector ,
"
que les chevaux d'Achille traînaient indignement
« vers les vaisseaux des Grecs. A ce spectacle , un
nuage noir couvre ses yeux ; elle tombe évanouie
" et son âme est prête à s'envoler . »
Remarquons en passant la supériorité de la poésie
sur la peinture ; elle a pu graduer toutes les nuances
de la douleur extrême , sans affaiblir l'impression qué
chacune doit produire , parce que l'ame les reçoit successivement
, et qu'elle arrive , par une progression naturelle
, au dernier degré de l'attendrissement et de
la pitié. La peinture , qui n'a jamais qu'un moment ,
est forcée de réunir toutes ces situations différentes ,
et de les présenter ensemble au spectateur , qui les
embrasse d'un regard : mais , en supposant la perfection
même du pinceau , la douleur la plus violente
est celle qui fixe d'abord les yeux , qui s'empare de
la sensibilité , et le reste paraît faible ou froid , par
un rapprochement toujours plus prompt que la réflexion.
Si le peintre donne également à tous ses per306
MERCURE DE FRANCE ,
sonnages l'expression d'une douleur , nécessairement
inégale , alors c'est le jugement qui le condamne ; et
tout l'art qu'il pourra mettre à lier ses groupes , sans
les confondre , n'empêchera pas de remarquer qu'il a
violé l'unité d'action , règle toujours sévère et toujours
juste pour un tableau ? comme pour un drame .
C'est là , peut - être , la critique la plus raisonnable
qu'on ait faite sur l'ouvrage d'Et. B. Garnier.
Mais en reconnaissant qu'il a réuni trois sujets dans
le même cadre , il faut avouer aussi que ces trois sujets
sout si étroitement liés l'un à l'autre , et tous
ensemble , au moment qu'il a voulu peindre , que la
mémoire et le sentiment auraient une peine égale à
les séparer. Outre ce défaut , qui tient au choix qu'a
fait l'artiste , on aperçoit quelques , incorrections légères
, dans cette grande et noble composition ; mais ,
en général , tous ceux qui sont plus frappés des beau
tés idéales que des détails techniques , se livrent au
plaisir de l'admirer. Je ne sais pas , d'ailleurs , s'il y
a au salon , une figure de femme dont l'action soit plus
vraie , le mouvement plus juste , et l'expression plus
vive que celle de Cassandre , aux genoux de Priam ;
et ce Pâris , l'auteur de tant de maux , qui détourne ses
regards , pleins de trouble et d'effroi , d'une scène si funeste
! Cette jeune Polixène , dont la douleur pensive
annonce les tristes pressentiments , et semble dire au
spectateur attendri ; voilà la victime réservée aux mânes
d'Achille ! Tous ces personnages épisodiques , ingénieusement
placés dans le tableau , pour éveiller à la
fois tous les sentiments et tous les souvenirs , ne prouvent-
ils pas que le peintre a interrogé le génie d'Homère
, et qu'il en a senti l'inspiration ? Ajoutons que
sa couleur est harmonieuse et pure , sa touche ferme
et sage , et que son esprit a dédaigné la manie dangereuse
de chercher des effets nouveaux , hors de la
1
FRIMAIRE AN IX. 357
raison et de la nature : ce goût détestable , qui prend la
bizarrerie pour l'originalité , l'extravagance pour l'imagination
, menace d'infecter à la fois les beaux arts et les
belles -lettres. En peinture , il appelle du caractère , ce
qu'il nomme du génie en littérature : « Je voudrais
bien , me disait à cet égard , il y a peu de jours , l'illustre
et vénérable auteur du poème des Saisons ,
qu'on m'apprît la différence qu'on trouve entre lé
génie et le diable . »
*
И
Les Remords d'Oreste , par PH. A. HENNEQUIN .
?
Voici un tableau qui a produit une commotion universelle.
La tête effroyable de Clytemnestre ; son sein
déchiré , dont une Furie livide découvre la plaie sanglante
; ces trois hommes nas , au regard farouche
au poil hérissé , qui s'élancent sur Oieste , armés de
fouets vengeurs : la figure , l'attitude , l'expression , les
yeux épouvantables de ce malheureux parricide , ont
attiré la foule , pendant toute la durée de l'exposition .
Cependant l'effet de ce spectacle horrible , le talent du
peintre , l'enthousiasme de ses amis , la chaleur de sa
composition , la force , et , pour ainsi dire , la fureur
de son pinceau , n'ont pas empêché de remarquer de
très-grands défauts dans son ouvrage. Les artistes et
les connaisseurs ont trouvé que son dessin , quoique
savant , est quelquefois incorrect ; qu'il manque de noblesse
dans plusieurs parties , surtout dans la tête d'Oreste
et dans celle de Clytemnestre qui , d'ailleurs , n'est point
en accord de proportion avec les bras , la poitrine et le
reste de la figure . Les gens de goût ont ajouté que , plus
les têtes sont d'un beau caractère , plus l'expression d'un
'sentiment terrible les rend effrayantes ; que les Eumėnides
des anciens étaient belles , et que les Furies qu'on
voit dans ce tableau , sont hideuses ; enfin les gens rai-
-
358 MERCURE DE FRANCE.
sonnables ont demandé pourquoi des êtres allégoriques
ont reçu du peintre des formes aussi solides que les
personnages réels ? pourquoi les Remords n'ont-ils pas
un caractère plus idéal , et si l'on veut , plus fantastique ?
pourquoi celui d'Electre est -il un peu vague , et celui
de Pilade absolument nul ? - En effet , je ne comprends
pas pourquoi le héros de l'amitié voile son visage , devant
des objets qu'il ne peut pas voir , et qui frappent les
regards du seul Oreste . Il me semble qu'il fallait exprimer
, d'une manière plus touchante et plus neuve , sa
tendresse impuissante et sa profonde douleur. Il me
semble surtout qu'il ne fallait point prendre , dans une
situation si opposée et pour un personnage si différent ,
le parti que prit Timante , à l'égard d'Agamemnon
lorsque désespérant de rendre les passions qui devaient
agiter un tel père , à l'aspect de sa fille immolée à son
ambition , il eut l'idée ingénieuse d'envelopper sa tête
dans son manteau.
Malgré cette critique sévère , ou plutôt , à cause même
de cette critique sévère , ( car c'est un hommage que la
raison refuse à la médiocrité , et une dette que l'estime
acquitte envers le talent ) je regarde le C. Hennequin ,
comme un des artistes qui donnent les plus hautes espérances
, et qui réunissent le plus de moyens pour se
placer un jour au premier rang.
L'Ecole d'Apelle , par le C. BROC.
Si c'est-là l'Ecole d'Apelle , plutôt que celle de Zeuxis
ou de Pharrasius , pourquoi faut-il que , pour reconnaître
le peintre d'Alexandre , je cherche son nom dans
la Notice du Salon ? Jeune homme , ce n'est point par
une réunion de figures , à la vérité fort bien dessinées ,
mais dont aucune ne parle à la mémoire ou à la pensée
par des symboles ou par des traits connus , que Raphaël
a caractérisé son Ecole d'Athènes.
I
I
1
FRIMAIRE ANI X. 359

Mais puisque cet ouvrage est d'un élève , j'avoue bien
volontiers qu'il est impossible de ne pas admirer l'école
de son maître. Je la reconnais à la composition du tableau
, à la justesse et à la vérité de la pensée , à l'intention
et à la naïveté des mouvements , à la grâce et à
la pureté des contours. Malheureusement , je ne trouve
ici ni son effet ordinaire , ni son coloris . Or , si le dessin
donné la forme , c'est la couleur qui donne la vie . On ne
manque pas d'excellents dessinateurs , disait Diderot ;
il y a bien peu de grands eoloristes . Cela tient à la
manière d'étudier , et beaucoup plus à la nature . Remarquez
encore ici les rapports frappants qui existent entre
les arts et les lettres . Cent froids logiciens , pour un
grandorateur , dix grands orateurs pour un poète sublime .
Un intérêt puissant fait éclore tout à coup un homme éloquent
; et quoi qu'en dise Helvétius , on ne ferait pas
bons vers , même sous peine de mort .-C'est Diderot qui
l'avoue ,
et çet aveu ne laisse pas d'avoir son prix .
-
Tableaux de Ch. MEYNIER .
dix
Il y a de la noblesse et de la grandeur dans le caractère
de cette Polymnie ; c'est bien là le mouvement
de la Muse qui préside à l'éloquence. Mais , par une
rencontre singulière , ne trouvez - vous pas que sa tête
ressemble à celle de Calypso ? - Le même modèle a - t-il
servi pour peindre l'inspiration et la jalousie ?
Le tableau du Départ de Télémaque est charmant ;
beaucoup d'artistes lui donnent la palme . L'ordonnance,
générale est pleine d'esprit et de poésie ; c'est celle que
Fénélon a tracée. L'expression des figures est vraie ,
noble , simple sans trivialité , forte sans exagération . Les
draperies sont bien jetées , les groupes parfaitement
disposés . Ce paysage est riche d'une verdure éternelle ;
ee gazon me semble un peu trop chargé de fleurs . J'ai
360 MERCURE DE FRANCE ,
dit volontiers : c'est mieux que la nature ; je n'ose pas
ajouter ; et cependant c'est elle . Mais la scène se passe
en des lieux enchantés ; ces jardins sont ceux d'une
déesse ; Vénus et l'Amour ont foulé ce gazon : je n'ai
plus rien à répliquer.
La couleur est harmonieuse et brillante : mais est - elle
bien vraie ? J'aime à croire , comme on l'a dit , que la
plus belle couleur qu'il y ait au monde est cette rougeur
aimable dont l'innocence , la modestie et la pudeur
ornent les joues d'une jeune fille mais je suis forcé
d'avouer que cette couleur n'est pas celle d'Eucharis ,
ni même des autres nymphes de Calypso .
G
Le coup - d'oeil rapide que je jette sur le salon ne me
permet point de m'arrêter devant les autres tableaux
d'histoire cependant qui pourrait refuser un regard
à la Phædre du C. Berthon ; et à la Spartiate du C.
Bouché? On a loué , dans ces deux artistes , la sa
gesse , la correction et la fermeté du pinceau : mais on
reproche au premier d'avoir projeté ses ombres de
derrière en avant , et de préférer souvent ce qui est
extraordinaire à ce qui est bien . On les blâme l'un et
l'autre d'avoir présenté des figures absolument nues ;
innovation que l'autorité de David protége par la supériorité
de son talent , mais qui pourrait être mal
défendue pár la hardiesse prématurée de ses élèves .
Je crois devoir citer encore , avant de passer aux
portraits , le Virgile mourant , du C. Harriet , le Supplice
de Sextus Lucinius , par Laffond , et le Comte Ugolin ,
par Duffau , tableaux dans lesquels , avec un peu de
recherche et de soins , on trouverait de quoi motiver
des espérances et même des éloges.
PORTRAITS.
On éprouve sans doute une surprise pénible , lorsqu'à
FRIMAIRE AN IX. 361
.
la tête des artistes qui n'ont exposé que des portraits ,
on trouve deux hommes qui , très -jeunes encore , ont
marqué leur place parmi nos premiers peintres d'histoire
, par des succès aussi brillants que précoces - Les
lecteurs reconnaissent , à ces traits , Gérard et Girodet.
-
Je sais que , sans indiscrétion , l'on peut exiger beaucoup
de l'auteur du Bélisaire et de celui d'Endymion.
Mais des artistes d'un talent aussi distingué , savent
aussi ce qu'ils doivent au public , aux beaux - arts , à
leur propre gloire ; et je me souviens que Wandick et
le Titien ont fait des portraits.
Il est permis de se rappeler les complaisances ou les
délassements de ces maîtres immortels , quand on a vu
les ouvrages que Gérard et Girodet ont exposés cette
année . On remarque d'abord , parmi les portraits du
premier , ceux de madame Fulchiron et du C. Chenard ,
et l'on
y trouve tout ce qui caractérise son talent ; la
vigueur et la correction du dessin , la richesse et l'harmonie
de la couleur , et la supériorité d'un pinceau qui ,
ne négligeant aucun détail , aliie partout la finesse et
la sévérité , l'esprit et la science , la grâce et le fini•
Ces qualités brillent encore davantage dans le tableau
qui représente une jeune fille , se détournant de son
piano pour prendre la main de sa mère ; et surtout dans
le portrait en pied du général Moreau. Il est impossible
de n'être pas frappé de la manière dont la tête de cette
jeune fille est éclairée ; sa position n'est peut-être pas
très- naturelle ; mais elle est heureuse pour faire ressortir
la figure , et cette figure est pleine d'expression
et de vie. Je n'aime pas les couleurs tranchantes qui
dominent dans l'habillement de la mère , et j'ai peine
à croire que le peintre n'ait pas été gêné dans le choix.
Quant au portrait du général Moreau , l'on avoue
d'abord la parfaite ressemblauce , l'extrême vérité des
Co
-
362 MERCURE DE FRANCE ;
tons , et la justesse de tous les accessoires . Le héros est
debout sur une éminence ; le fond du tableau fuit derrière
la figure , dont la saillie est admirable . Mais on
ne trouve pas que le costume , l'attitude et l'expression
conviennent à un guerrier si fameux . Pour moi , malgré
ce qu'a dit , à cet égard , un journaliste de beaucoup
d'esprit , j'ai cru découvrir une pensée aussi profonde
qu'ingénieuse , dans cette extrême simplicité du costume
et de l'expression . Elle me rappele des vers où
l'on a tenté de la développer :
Un artiste peignait la Gloire ;
Il mettait dans ses mains un glaive étincelant ;
Et les lauriers de la victoire
Couronnaient son front menaçant.
De cette image redoutable
Le génie effaça les traits :
Crois-moi , dit- il , la Gloire est plus aimable ;
<< Son air est simple , doux , affable ,
<< La modestie embellit ses attraits :
Jeune homme ! voilà ton modèle ;
« Ma main va guider le pinceau » . ·
Il dit ; et le peintre fidèle
Traça le portrait de MOREAU.
Ceux que le C. Girodet a mis au Salon , ne l'exposeront
pas aux mêmes critiques ; ses personnages sont
peu connus ; l'histoire et le public ne lui prescrivaient
rien à leur égard . S'il a été fidelle aux lois de la ressemblance
, comme à celles de l'art et du goût , tout
le monde doit être content. Aussi , tandis que les connaisseurs
admirent dans ses tableaux , et surtout dans
ses dessins pour l'Andromaque de Racine * une
* Nouvelle édition de Didot.

FRIMAIRE AN IX. 363
*
finesse particulière , unie à la connaissance profonde de
toutes les ressources de son art , ceux mêmes qui ne
peuvent pas apprécier tout son talent , s'arrêtent avec
émotion devant son portrait de femme , placé sous le
n.º 168. La tête est d'une beauté ravissante , et ce qui
me séduit le plus en elle , c'est qu'il me semble qu'on
peut se flatter de la rencontrer. Il n'y a rien là qui soit
idéal ou mythologique ; ce n'est pas non plus une figure
grecque , romaine ou babylonienne ; c'est une beauté
bien simple , bien naturelle , bien vraie , qui peut
appartenir à tous les pays , à tous les siécles , et qu'on
chercherait de préférence à Paris .Les chairs sont peintes
avec une vérité séduisante , et c'est la chair , comme
Diderot l'a fort bien remarqué , c'est ce blanc onctueux ,
égal , sans être pâle ni mat ; c'est ce mélange imperceptible
de rouge et de bleu qui transpire imperceptiblement
; c'est le sang , la vie , qui font le désespoir
des coloristes. Tous les accessoires de ce tableau
charmant ont le fini qui caractérise l'école moderne
et l'élégante légéreté qui distingue ses premiers élèves.
-
Avant de parler de ces ouvrages , j'aurais dû peut- être
citer ceux d'un homme qui mérita d'être appelé le Peintre
de la Morale , qui fut aussi celui de la nature et de la
vérité , et qui peut offrir aux jeunes artistes un double
modèle , dans l'exécution et dans le choix du sujet .
Greuze a orné le salon de cette année de plusieurs petits
tableaux , où l'on a reconnu que soixante ans de travaux
aimables n'ont épuisé ni la finesse piquante de
son talent , ni la variété facile de son pinceau . Le plus
remarquable de ces nouveaux ouvrages est celui qui
est intitulé Départ pour la chasse . On dit que les
portraits y sont prodigieusement embellis . Qu'importe !
le public y gagne autant que les modèles : il jouit de
deux figures pleines de grâces , de douceur et de séré-
:
364 MERCURE DE FRANCE ,
nité ; le paysage où elles sont placées est de la plus
grande richesse . Quoique le coloris de Greuze ait conservé
ces teintes grises et violâtres qui dominent dans
ses anciens tableaux , la couleur de celui - ci présente
l'ensemble le plus harmonieux , et décèle les profondes
observations de l'auteur sur cette partie de l'art et sur
les effets de la nature . Je ne puis me résoudre à terminer
cet article , sans dire un mot de Mad. Chaudet ,
et de ses portraits . Qui est- ce qui n'a pas caressé dé
l'oeil , et n'a pas été tenté de porter la main sur ces
jolis enfans qui se disputent une jatte de lait ? -
celui qui joue avec son chat ! Quelqu'un pourrait- il
me dire si la finesse de la physionomie surpasse celle
du dessin , et si la vigueur des tons l'emporte sur leur
delicatesse ? C'est dommage que le fond de ces tableaux
charmants soit quelquefois trop noir , et trahisse l'intention
de produire de l'effet.
-
-
C
-
-- Et
Sur environ 400 tableaux qui tapissent le salon , on
a compté plus de 250 portraits . A ceux que j'ai cités ,
il faut joindre un ouvrage très - recommandable de Mad .
Vincent (ci - devant Mad. Guyard) , dans lequel elle a
peint toute une famille. C'est la Nature prise sur le
fait. Le portrait du général Rey , par le C. Thévenin ,
remarquable par le mouvement simple et ferme de la
figure , quoiqu'il y ait de l'embarras dans les jambes et
dans l'arrangement du manteau. Le portrait d'une
Négresse , par Mad. Laville Leroux. Une Hélène ,
par M.lle Bonnieu , qui certainement a pris pour son
modèle une très -jolie française , fort occupée du plaisir
de se faire peindre. - Enfin , le portrait en pied de
M. Mézeray, par Ansiaux ; la couleur en est aimable
et gracieuse , le fond et les accessoires annoncent du
goût et de la facilité. Mais on y cherche vainement les
traits et la physionomie du modèle. · · E.
FRIMAIRE AN IX. 365
N. B. Le défaut de place oblige de renvoyer au prochain
Mercure , les Tableaux de genre , les Paysages,
les Miniatures , les Dessins et la Sculpture , et de compléter
cette Notice sur le Salon de l'àn 8.
SPECTACLES.
Les Spectacles , pendant la dernière quinzaine , n'ont
offert aucune nouveauté remarquable. Les principaux
acteurs du Théâtre français , rendus aux voeux de la
capitale , après une absence inégalement heureuse pour
leurs talents et pour leur fortune , ont été reçus avec
un enthousiasme qu'ils s'efforceront sans doute de mériter.
Au reste , leur bruyante rentrée n'a pas fait oublier
Fleury. Nous lui devons un intérêt d'autant plus
vif , que nous avons dû nous convaincre , pendant la
maladie dangereuse à laquelle il vient d'échapper
qu'il est quelquefois impossible et toujours très - difficile
de le remplacer. -Les affiches du Théâtre français
promettent , depuis quelques jours , une tragédie nouvelle
, intitulée : Thésée.
?
L'Opéra continue les représentations des Horaces ,
de Praxitèle et même d'Hécube. Ce n'est pas le spectacle
des nouveautés .
Les Italiens se sont enrichis d'une petite pièce aussi
gaie que le Califfe de Bagdad , et qui jouit du même
succès. C'est la Maison à vendre. La musique en est
peut- être moins originale et moins fraîche ; mais l'intrigue
est , à la fois , plus ingénieuse et plus naturelle ;
le dialogue , plus vif et plus piquant. Les auteurs sont
les CC. Duval et Daleyrac. Ce que nous venons de dire
366 MERCURE DE FRANCE ,
sur la musique , n'empêche pas d'y reconnaître la mas
nière pure et facile de ce compositeur aimable et fécond.
Le Théâtre du Vaudeville offre à présent aux amateurs
, une salle plus élégante et plus fraîchement décorée.
Arlequin de retour dans son Ménage a trouvé
l'accueil du public un peu froid ; mais il n'en est
pas moins bienveillant et charmé de le revoir. Il suffit
qu'Arlequin ramène avec lui ses anciens amis , l'aimable
et vertueux M. Guillaume , Piron , Scarron , Santeuil
, Dufresni , Jean Monnet , et tant d'autres , sans
oublier sa Colombine , fût- elle encore Mannequin ; il est
assuré de plaire à tous les gens de goût et d'esprit,
E.
Nous donnerons , dans le prochain numéro , la table
du semestre.
ANNONCES.
De L'EDUCATION des Filles , par M. DE FÉNÉLON ,
archevêque de Cambrai ; nouvelle édition , augmentée
d'une lettre du même auteur à une dame , sur l'éducation
de sa fille unique , et d'un discours préliminaire
sur quelques - uns des changements introduits
dans l'éducation , par S. J. B. V. , avec le portrait
de Fénélon , au bas duquel sont ces quatre vers :
De Dieu même il sonda l'essence ;
Des états i traça les lois ;
Il donna des leçons aux rois ,
Et des préceptes à l'enfance .
A Paris , chez Lami , rue du vieux Colombier , faubourg
St.-Germain. , n.º 46 .
HOMERE , ALEXANDRE , poème , par LovIS LE
FRIMAIRE AN IX. 367
MERCIER. Puris , chez Augustin Renouard , libraire ,
True St. - André- des- Arcs , n.º 42.-An 9. —Nous rendrons
compte de cet ouvrage.
OBSERVATIONS de M. DE TRÉBRA , sur l'intérieur des
Montagnes , précédées d'un plan d'une histoire générale
de la Minéralogie , par M. DE VELTHEIM ; avec un
discours préliminaire et des notes , par feu DIETRICH ,
membre de l'académie des sciences , de la société de
Gottingue , et maire de Strasbourg en 1790 , 91 , 92.
Paris , de l'imprimerie de Didot jeune.- an 8.

DESCRIPTION des gîtes de minérai , forges , salines
verreries , fabrique de fer- blanc , etc , de la Lorraine
méridionale ; par feu DIETRICH , membre de l'académie
des sciences...... maire de Strasbourg. Tomes
second et troisième. ( Le premier a paru , il y a dix
ans ) . A Paris , de l'imprimerie de Didotjeune . -an 8.
Se vend , à Paris , chez Didot jeune ; chez Levrault ,
frères ; chez Treuttel et Vurtz ; chez Fuchs et
Crouillebois ; et à Strasbourg , chez les mêmes libraires
, Levrault et Treuttel.
SUITE des éditions stéréotypes , d'après le procédé de
Firmin DIDOT , en vente à Paris , et qu'on ne trouve
que chez Pierre Didot l'aîné , imprimeur , rue des
Orties , galerie du Louvre , et Firmin Didot , libraire ,
rue de Thionville , n.os 116 et 1850.
FABLES by John GAF to which are added fables by
Edward MOORE , avec des notes sur ces deux auteurs ;
1 vol. in - 18 . Prix , en feuilles , papier ordinaire , 75 c .;
papier fin , 1 fr. 50 c.; papier vélin , 3 fr.; grand
papier vélin , 4 fr. 50 cent.
AMINTA di Torquato Tasso ; 1 vol. in- 18 . Prix , en
feuilles , papier ordinaire , 50 c .; papier fin , 90 c.;
papier vélin , 2 fr .; grand papier vélin , 3 fr.
EPÎTRES , stances et odes de VOLTAIRE ; I vol. in 18.
368 MERCURE DE FRANCE ,
Prix , en feuilles , papier ordinaire , 75 c .; papier
fin, 1 fr. 25 c.; papier vélin , 3 fr .; grand papier
vélin , 4 fr . 50 cent .
N. B. Pierre et Firmin Didot se sont déterminés à
stéréotyper les oeuvres complètes de Voltaire , du format
in-18 , que le public , d'après les demandes multipliées
qui leur en ont été faites , paraît préférer au format
in - 12 qu'ils avaient annoncé.
ABRÉGÉ de la Grammaire usuelle , dédiée aux élèves
du Prytanée français ; par le C. Caminade , membre
de plusieurs sociétés savantes ; deuxième édition
considérablement augmentée. An 9. Un exemplaire,
1 fr.; plusieurs , à 80 cent. A Paris , chez l'auteur ,
rue Saint- André- des - Arcs ; chez Deterville , rue du
Battoir , etc. , etc.
Les ouvrages qui doivent commencer l'instruction
des enfants , et le développement de leurs facultés ,
sont si importants qu'on ne saurait trop louer les hommes
éclairés qui s'y consacrent . Ces ouvrages ont un
nouveau mérite dans des circonstances où le gouvernement
s'occupe sérieusement de tout ce qui intéresse
l'éducation. Le C. Caminade a des titres certains à la
reconnaissance des jeunes élèves : méthode , clarté , précision
, simplicité , tels sont les caractères qui recommandent
cette nouvelle production de son zèle.
ROMULUS , imité de l'allemand ' d'Augustin La Fontaine
, par F. S. 3 vol . in - 18 , portrait et carte . Prix ,
3 fr. 50 cent. , et 5 fr . , par là poste . A Paris , chez
Kanig , quai des Augustins ; à Strasbourg , chez le
méme . An 9 .
COUP -D'EIL politique sur le Continent. Paris , chez
Honnert , rue du Colombier , n.° 1210 ; Desenne , palais
du Tribunat . An 8-1800 .
FRIMAIRE AN IX . 369
POLITIQUE.
EXTERIEUR .
COUP-D'OEIL sur la situation de l'Europe .
(Extrait du Spectateur du Nord).
BASSE - SAXE. "
premier novembre , 1800 .
Au moment où les apparences de guerre se changèrent
subitement , il y a un mois , en espérances de
paix , on crut d'abord que les bases de la pacification
continentale avaient été posées dans des préliminaires
, peu différents de ceux que le comte de St. Julien
avait signés à Paris , le 28 juillet. On sut bientôt que l'Autriche
et la France n'étaient encore convenues que d'une
prolongation de l'armistice , qui fut lasuite de la bataille
de Maringo ; mais la convention de Hohenlinden , quoiqu'elle
ne suspendît les hostilités que pour quarante-cinq
jours , donna aux amis de la paix à peu près la même
confiance qu'auraient pu leur inspirer des préliminaires
. Leur espoir sera -t - il réalisé ou déçu ? Voilà ce que
chacun se demande ; voilà l'objet final de toutes les
questions qu'on se fait en ce moment sur les dispositions
des divers cabinets. - Parmi les événements que
nous avons appris depuis un mois , en est- il qui soient ›
de nature à nous éclairer sur les voeux ou les intérêts
des gouvernements qui doivent travailler à la paix ?
Malte attire d'abord nos regards , et l'on ne saurait
se dissimuler l'importance d'un événement tel que la
reddition de cette île à la puissance qui possédait
DEPT
24
370 MERCURE DE FRANCE ,
déja Mahon et Gibraltar ; mais ne craignons pas de
dire que celle à laquelle on suppose le plus de desir
de posséder Malte , que la Russie , trouvera dans la
conquête qu'en ont faite les Anglais , moins un motif
d'entrer dans leurs vues , qu'une raison de plus pour
chercher à modérer leurs forcés , de manière à assurer
la liberté des mers.
Tout annonce que ce grand objet occupe sérieusement
Paul I .; et , en supposant que ce souverain
mette toujours le même prix à la possession de Malte ,
pour l'obtenir , il lui suffit de ses droits et des engagements
de la Grande- Bretagne ; il saura les faire valoir.
Ainsi une nouvelle accession aux plans du cabinet de
Saint- James , ne lui est pas nécessaire pour acquérir
l'ile , sur laquelle il doit régner , comme chef de l'ordre
, et comme suzerain * . D'ailleurs peut on douter
que ce monarque ne sache concilier heureusement les
divers objets qui occupent sa sagesse ? Peut - on douter :
que la liberté des mers , à laquelle sont intéressés sa ;
dignité , ses peuples , l'Europe entière , ne l'occupent
autant que la possession d'une île , qui perdrait la
moitié de sa valeur pour une puissance continentale ,
si l'Angleterre pouvait appesantir son sceptre sur la
Méditerranée ? ·
·
L'Angleterre sait bien elle-même quel prix Paul I. " ,
attache à assurer l'indépendance , non- seulement de
son pavillon , mais encore de ceux des puissances amies, ›
Le refus fait récemment à Pétersbourg de recevoir le ›
Consul envoyé par l'Angleterre , et l'ordre donné à
cet agent de sortir de l'empire russe , ont été motivés
de manière à ne pas laisser de doute sur l'intention où ›
est l'empereur de faire décider en faveur des pavillons
Il passe pour constant que le roi de Naples a cédé ses
droits de suzeraineté sur Malte à l'empereur de Russie.
. FRIMAIRE AN IX. 371
beutres la question qu'ont laissé indécise les négociateurs
du Danemarck et de la Grande - Bretagne.
Pour se convaincre d'ailleurs que le gouvernement anglais
sait apprécier les dispositions de Pauf I. à ce
sujet , il suffit de jeter les yeux sur les notes officielles
qui ont immédiatement précédé la convention signée
il y a deux mois , à Copenhague.
--
et
Le 21 août , lord Whitworth , après avoir plusieurs
fois demandé hautement une satisfaction , de la part
du Danemarck , pour la conduité du capitaine de la
Freya , renouvelle expressément cette demande ,
menace de quitter Copenhague dans huit jours , si une
réponse satisfaisante ne lui est donnée avant l'expiration
de ce terme. Le 26 août , M. de Bernstorff ,
persistant avec énergie dans les principes qu'il avaitdéja
développés avec clarté et avec force , propose la
médiation de la Russie. Le 27 , lord Whitworth
change de ton , il ne demande plus de satisfaction , il
ne menace plus de quitter Copenhague : après un hommage
rendu à l'empereur de Russie , malgré la mésín“
telligence apparente qui existe entre les cours de Pétersbourg
et de St. James , il fait sentir l'inutilité de
l'intervention d'une puissance médiatrice ; et , le surlendemain
, il signe la convention qui rend au Danemarck
, la Freya et son convoi . Jamais une médiation ,'
seulement proposée , ne produisit d'effet si prompt , si
marqué. Cet effet prouve le besoin que les Anglais ont
de la Baltique ; il montre les moyens de la Russie ; il
indique à cette puissance le beau rôle qu'elle est appelée
à jouer dans la situation actuelle de l'Europe ; il atteste
aussi les sages et fermes intentions de Paul I.er ; il ne
laisse pas de doute sur l'idée que s'en forment les
Anglais ; croyons- les en , et ne craignons pas que , daņs
de telles dispositions , ce souverain , pour prendre pos
session de Malte , ait besoin de contrarier l'ouvrage
de la paix continentale.
372 MERCURE DE FRANCE ,
A
Telle est au reste l'habitude que nous a donnée
une longue et rapide suite de grands événements ;
telle est l'indifférence qui en résulte , que la reddition
de Maite aux Anglais a fixé à peine quelques instants
l'attention publique . Comment penser qu'elle ait pu être
fixée par toutes les autres nouvelles que nous avons
apprises depuis un mois ? Cependant les variations du
cabinet de Vienne , pour la distribution des rôles ministériels
, le rappel de l'archiduc Charles au commandement
des armées autrichiennes , les ordres donnés
par Paul I.er , à ses armées de Lithuanie et de Wolhinie
, la formation d'une troisième armée sur la frontière
de la Lithuanie polonaise , la mission de M. de Luchésini
à Paris , le rassemblement d'une armée Prussienne
dans les Margraviats , la paix rétablie entre la
France et les Etats- Unis , la prise de Curaçao par les
Français , l'entreprise des Anglais , enlevant deux frégates
dans le port de Barcelone , par le moyen d'un
bâtiment suédois , qu'ils forcent d'y concourir ; les
mouvements populaires de Londres, entièrement appaisés
, et la cause ou le prétexte de ces mouvements ,
la cherté des grains croissant dans une progression effrayante
; l'affreuse épidémie de Cadix ravageant la
superbe Andalousie ; enfin la découverte d'un complot
contre Bonaparte , resserrant autour de lui les autorités
secondaires ; tous ces événements , dont les conséquences
sont si variées , ne peuvent être sans inté→
rét . Choisissons ceux qui promettent dès effets de quelque
importance pour la situation future de l'Europe.
Si l'on doit attendre un changement ou un événement
décisif dans la politique générale et la situation
de l'Europe , ce n'est pas sans doute des déplacements ,
qui se sont rapidement succédés en peu de jours dans
le cabinet de Vienne , mutations insignifiantes , qui
finissent par laisser le timon des affaires dans les mains
FRIMAIRE AN IX. 373
#
qui l'ont dirigé depuis longtemps ; ce n'est pas du rétablissement
de la paix ou plutôt de la bonne intel→
ligence entre la France et les Etats - Unis , dont les
relations ont nécessairement peu d'influence sur celles
des puissances Européennes ; ce n'est pas de l'occupation
peut importante des rochers de Curaçao par
Les Français , qui ne peuvent avoir eu pour objet
que de défendre contre les forces anglaises un port ,
très-bon sans doute , mais peu desirable pour les maî→
tres de la Jamaïque , pour les possesseurs de la Tripité
; ce n'est pas de l'entreprise des Anglais à Barcelone
, qui ne peut être qu'un nouveau motif , ajouté
à tant d'autres , pour exciter la sollicitude des puissances
neutres sur leurs intérèts maritimes ; ce n'est
pas même de l'issue quelconque des négociations qui
ont eu lieu à Madrid , négociations probablement plus
importantes pour la paix maritime , que pour la paix
continentale ; ce n'est pas enfin des troubles de Lon
dres , peut-être mal appaisés , des alarmes et des
demandes de la Cité , relativement à la cherté des
grains , de cette cherté toujours croissante ; i des
difficultés d'y remédier , qui peuvent tout au plus
préparer au gouvernement , dans l'administration inté→
rieure , un avenir difficile , lui rendre la navigation de
la Baltique plus importante , et lui faire redouter l'ini
mitié des puissances qui règnent sur ses côtes. Mais le
rappel de l'archiduc Charles , s'il a plus de réalité ,
que certaines mesures dont il a paru être l'effet ; les
préparatifs militaires , l'attitude , le concert de la Russ
sie et de la Prusse , se liant avec la mission d'un né-
· gociateur tel que le marquis de Luchesini , doivent
avoir une grande influence sur la pacification du con
tinent.
1
2:
}
Dail

Le contraste des systèmes autrefois suivis par la
Russie et la Prusse , la longue persévérance du cabinet
374 MERCUREDE FRANCE ,
de Berlin dans une neutralité passive ; la position où
s'était placée la Russie , ne pouvant être comptée , par
la France , ni parmi ses amis , ni parmi ses ennemis
ni parmi les neutres ; l'aversion de Paul L. pour la
révolution française , et son éloignement des puissances
qui combattaient les révolutionnaires ; la fausseté
reconnue de tant de bruits répandus et accrédités sur
ses vues et ses projets ; tout concourait pour justifier le
doute opiniâtre qu'on a entretenu sur un plan de médiation
armée , concerté entre les deux plus grandes puissances
du Nord . Tout le rend aujourd'hui vraisemblable.
. Déja le Consul recueille le fruit du changement
qu'il a eu soin d'apporter au système politique , suivi
par les chefs qui le précédèrent . Le cabinet prussien
lui envoie un ministre , et entame des négociations
qu'il n'eût pas voulu hasarder dans le temps où d'autres
autorités représentaient la nation française. La Suède se
rapproche de la France ; et sans doute on ne la repoussera
pas , comme au temps du Directoire , par le
choix d'un ambassadeur qui lui déplaise . La Russie
liant sa marche et ses plans à ceux de la Prusse , ne
demande que des conditions, rassurantes pour renouer
ses relations avec les Français. L'Angleterre enfin a
écouté depuis peu des propositions de paix et peutêtre
le succès n'en est-il, différé , que parce que deux
puissances vivement acharnées l'une contre l'autre ont
souvent besoin d'un arbitre. C'est par là qu'on sera
conduit à s'occuper du grand-oeuvre de la paix maris
time , nécessaire à l'Europe , nécessaire à la France ;
et qui ne serait pas sans avantage pour les Anglais
eux-mêmes . C'est alors que Paul 1. , uni à tous les
états qui ont une marine et un commerce à défendre ,
pourra réaliser ses vues importantes pour la liberté
des mers ; pour cette liberté si difficile à obtenir pen-
T A
FRIMAIRE AN IX. 375

dant la guerre , où l'abus des forces est la suite inévitable
d'une supériorité irrésistible ; pour cette liberté ,
sans laquelle on verra se renouveler chaque jour ces
différents si communs depuis quelques mois , sì choquants
pour les grandes puissances , si fatiguants pour
les petits états ; pour cette liberté que l'Angleterre
elle -même ne pourrait refuser sans préparer son propre
dommage ; car , dans.l'état actuel des sociétés et
des rapports qui existent entre les nations Européennes
, l'une d'elles ne pourrait défendre une domination
exclusive , soit sur mer , soit sur terre , sans s'exposer
à des dangers qui l'atteindraient tôt ou tard . La politique
, malgré ses fréquentes déviations , reviendra sourent
par intérêt à des principes de justice . Ses opérations
ne sont , pour la plupart , que des combinaisons ,
des distributions de lots du patrimoine commun , entre
les membres de la grande famille ; et , dans ce părtage ,
le bien de chacun n'est solidement garanti que par le
bien de tous .
SUITE des considérations générales sur les
États barbaresques.
TUNIS.
L'ETAT de Tunis est borné au nord par la Méditerranée
; au sud par la Sahara ou le désert ; au levant
par l'état de Tripoli , et au couchant par l'état d'Alger.
Il peut avoir soixante lieues de côtes
du cap
Datiez , qui le borne à l'est , jusqu'à Tabarque , qui
le borne à l'ouest , et 80 lieues de profondeur .
t
9.
Le Gerid propre * , qui renferme le pays de To-
* Tousera en est la capitale.
1
376 MERCURE DE FRANCE ,
corte * , dépend de Tunis. Il est situé au midi au de- là
du mont Atlas.
La ville de Tunis est située à trois lieues de la mer ,
sur trois éminences , le long d'un vaste étang , contourné
et d'une forme circulaire , qui communique par un
canal étroit et bourbeux , avec la rade de la Goulette.
C'est une rade immense , ouverte au seul vent du nordest
, et d'une égalité peu commune dans ses eaux et
dans son fond. C'est la plus vaste et la plus sûre de la
Méditerranée ; elle est formée par deux chaînes de
montagnes , qui se terminent au nord par le cap Bon et
cap Zebib. Les Tunisiens laissent envaser leur canal
et leur étang , de crainte des bombardements . Tunis
serait , sans cette lache politique , la première ville de
commerce de Barbarie.
le
Les autres villes principales de l'état de Tunis ,
sont : Porto - Farina , qui était un des ports les plus
commodes de la Méditerranée , et qui , dans son état
de délabrement , est le seul refuge de la marine du
bey ; elle est au nord de Tunis. Bizerte, située 15 lieues
à l'ouest de Tunis ; elle est l'entrepôt de tous les grains
qu'on exporte , et son port est presque entièrement détruit.
Souza , Cairoan et Cafsa. L'ile de Tabarque et
l'île de Gerbis , dépendent de l'état de Tunis .
La ville de Tunis renferme 130,000 habitants . Ses
provinces paraissent peuplées dans la même proportion.
Depuis les nombreux traités qu'ils ont conclus avec
les puissances du nord , et surtout depuis la réunion
de la Corse avec la France , les Tunisiens se sont dégoûtés
de la course . Ils sont cependant les mieux
placés de tous les barbaresques , pour la faire avec avan-
* Tocorte ou Tecórt est située sur une montague , au pied
de laquelle coule une petite rivière.
FRIMAIRE ANI X. 377
tage , à cause du cap Bon qu'il faut nécessairement
reconnaître. Leur marine est devenue presque nulle ;
à peine leur reste- t - il une cinquantaine de vaisseaux ,
et le gouvernement ne possède en tout que trois demigalères
et cinq chebecks . "
Les forces de terre de Tunis consistent en zuanvis ou
troupes maures , au nombre de 7,000 , et en 5 à 6,000
janissaires , composés de Turcs , de renégats et de cologlis
. Ce dernier corps est plus aguerri et mieux
entretenu . Généralement les soldats sont sans discipline
, et les chefs sans connaissances militaires. Ils
sont régulièrement employés à lever le tribut sur les
Arabes , et n'ont jamais , dans l'occasion , su résister
aux Algériens
La rade de Bizerte est défendue par trois châteaux .
Les fortifications de Tunis tombent en ruines , et ne
menacent que la mer ; elles sont dénuées de gardes et
d'artillerie . La rade de Souza est protégée par trois
châteaux .
1
Les revenus publics de Tunis sont établis sur 82
fermes ou caidercis , qui rapportent ensemble 6,000,000
de piastres ; en y joignant les droits des douanes , qui
sont excessifs et arbitraires , et quelques autres menues
branches de revenus. Ils n'excèdent , cependant pas
10,000,000 de piastres. On évaluait , en 1775 , le trésor
caché du bey , à 20,000,000 liv.; le lieu qui le renferme
n'est connu que de lui et de son favori , c'est le
premier secret de l'état.
2.
Tunis , eut pendant longtemps , une milice turque ,
un divan et des chefs suprêmes , dont l'autorité se ba-
En 1750 , 6,000 Turcs , de la milice d'Alger , prirent
d'assaut la ville de Tunis , égorgèrent le pacha qui avait
repris son ancienne autorité , pillèrent la ville , et établirent
na bey à leur gré , sans que les Tunisiens se défendissent.
378 MERCURE DE FRANCE ,

-
lançait. Mais le bey ou le général de la cavalerie sé-F
duisit les grands , les troupes et les mécontents , toujours
nombreux dans un gouvernement oligarchique.
Dépositaire du reɣenu , il le détourna à son profit , en
ravit l'administration au divan , et l'avilit ainsi aux
yeux des Turcs et des Maures . Il laissa seulement au
dey , au pacha , à l'aga des janissaires et aux autres
grands officiers , leurs titres et leurs gages , sans autorité.
Mourat Bey , renégat - Corse , ayant épousé la
fille unique de Soleyman Bey , prince africain , hérita
de son bien et de sa puissance , et parvint en 1600 ,
à les rendre héréditaires dans sa famille. Cependant
l'ordre de la succession a été souvent interrompu depuis.
Le bey de Tunis est peut - être le seul prince
mahométan dont rien ne puisse borner le pouvoir. Il
prive ses sujets de leurs propriétés , de leurs dignités
de leur liberté et de leur vie , par une seule sentence
qui n'est jamais écrite , ni motivée , et qui est toujours
respectée. Des que ses sujets , qui sont tous fabricants
, artisans ou marchands , ont acquis quelque
fortune , il se hâte de les en dépouiller. Aussi Jes
Tunisiens sont plutôt cachés que logés sous des décom
bres , qu'ils appellent leurs maisons ; les richesses fuient
le grand jour ; et le luxe , qui est quelquefois excessif
dans l'intérieur des familles , ne se trahit jamais au
dehors . En cas d'invasion le peuple applaudit à la
chute de son tyran , les troupes refusent le service
parce qu'elles s'attendent à être mieux payées sous un
nouveau règne , et la populace s'abandonne à l'attrait
du pillage ; aussi le hey de Tunis est il l'esclave du
divan d'Alger , dont l'agression le renverse à coup
sur , et il en achète chèrement la paix. Les titres
des magistrats ou officiers de Tunis , répondent aux
titres de ceux de Tripoli . Seulement on nomme
.
FRIMAIRE AN IX. 379
Loggia , le ministre des affaires intérieures et extérieures.
Dès 1577 , il y avait un consul français à Tunis. Le
premier traité fait entre la . France et Tunis , est de
1611. On donne au bey de Tunis le titre de très- illustre
et magnifique seigneur. La Suède , l'Angleterre ,
le Danemarck , la Hollande et Ragusé , ont des consuls
à Tunis . "
IA Il n'y a que ceux de France et d'Angleterre qui
jouissent du droit d'arborer le pavillon de leurs nations
sur leurs maisons . Tous les autres consuls n'ont que
des flammes ou des girouettes. Les consuls sont présentés
, à leur arrivée , chez le bey , par l'officier de la
fiégate qui les amène ; ils sont admis à l'audience de
ce prince par les oda- bachys. Dans les affaires qui
s'élèvent entre des Européens et des Maures , c'est le
Consul qui instruit , et le bey- qui décide . Les consuls
de France n'étaient assujettis à faire aucun présents , à
leur, arrivée.
++
...Rien n'égale la fertilité du pays de Tunis ; les grains
y rendent jusqu'à 60 pour 1. Il y a des forêts d'oliviers
et l'on exporte quantité d'huile des ports de Souza ,
de Monaster et de Sfax. Tunis en fournit Alger ' et
Tripoli. Il en approvisionne l'Egypte et les savonnières
d'Europe . Il fait aussi un grand commerce des
dattes du Gerid , qui sont les meilleures d'Afrique .
On fabriqué , avec la laine du pays , des bernus , des
barracans , et les tayoles ; le reste s'exporte par les
rades du Sfax et de Gerbès . On y fait d'excellente
eau de rose. Dans les palmiers de Cairouan , on trouve
le salpêtre naturellement condensé sur la terre , on le
ramasse avant le soleil levé , et il n'a besoin que
que d'une très légère préparation pour être de toute
beauté. Il y a auprès de Gaza , de fort belles mines de
sel gemme. Les Mahonais viennent pêcher sur les côtes
-
380
MERCURE DE
FRANCE ,

de Tunis , et sécher ou saler leurs poissons sur les ker→
kenis ou pêches de Barbarie. Une madrague , établie par
le bey , dans le golfe de Bizerte , a donné des résultats
abondants. Les habitants de l'île de Gerbis sont pres→
que tous tisseurs en laine , ou pêcheurs d'éponges . On
´y élève aussi de nombreux troupeaux , et des mules
fort estimées..
La principale branche de commerce de Tunis , est
celle des bonnets rouges , à l'usage des Musulmans . On
en envoie dans le Levant. On ne comptait autrefois
que 600 fabriques dans le pays. Les Tunisiens tirent
d'Europe , pour cette fabrication , de la laine d'Espagne
, du kermès de Provence , ou de la cochenille , du
tartre rouge , du bois de campêche de Fernambouk , et
de l'alun . Ils tirent leur garance de Tripoli. Ils font
venir aussi toutes sortes d'épiceries , du café , cassonade
, de la salsepareille , des drogues médicinales ,
des beaux draps , du papier commun , de la quincail
lerie , du fer , du bois , des quarrés de Malte , du
poisson salé , des liqueurs et du vin . Ce dernier commerce
, qui est sévèrement défendu , est entre les
mains des Grecs et des esclaves qui savent franchir
tous les obstacles . La sortie des grains est quelquefois
prohibée , selon les spéculations du bey , ainsi que
celle des huiles . Celle des légumes est toujours per
mise , moyennant un droit de sortie par caffis. On
exporte en outre des laines , des barilles , des éponges ,
des dattes , de la poudre d'or , de la cire , des cuirs
et quand tous ces objets manquent ou n'arrivent pas
à la balance de l'importation , on y supplée par les
retours plus onéreux des espèces étrangères d'or et
d'argent , que les denrées ont attirées dans le royaume.
Les Tunisiens tirent , du sud de l'Afrique , quelques
esclaves noirs , qu'on vend à grand marché , mais qué
les Mahométans seuls ont droit d'acheter ; il en vient
FRIMAIRE AN IX. 381
de la poudre d'or, des plumes d'autruche et des peaux
de lion et de tigre.
Le commerce anglais , à Turtis , est de très-peu d'importance
; les Français y avaient huit maisons de commerce
en 1775. Les bátiments français ne . paient rien
à Tunis , lorsqu'ils ne débarquent ou n'embarquent
rien . Pour chaque opération qu'ils y font , ils paient
17 piastres et demie , ou 31 liv. 10 sols . Les marchandises
qu'ils apportent paient trois pour cent . L'imposition
de celles qui sortent est arbitraire .
BARCELONE.
7 novembre.
Nota. Nous croyous intéressant , dans les circonstances
actuelles , de donner l'extrait de cette lettre , sur les
précautions à prendre pour les papiers qui sortent d'un
pays , où règne une maladie contagieuse .
AVIS sur la désinfection de vaisseaux , marchandises
et lettres.
· Quoiqu'il soit toujours utile de tremper les lettres
qu'on soupçonne être infectées , dans du vinaigre ,
néanmoins il y a de l'inconvénient ; car il est difficile
de faire pénétrer cette liqueur partout dans l'intérieur
de la lettre , et lorsqu'on la fait tremper trop longtemps
, l'écriture est endommagée . Mais on a un autre
remède pour désinfecter , qui est plus avantageux , et
bien approuvé par l'expérience ; c'est la fumigation .
Le célèbre docteur Lind , médecin de l'hôpital
naval à Haslar , dans son traité sur les fièvres contagieuses
( two papers on fevers and infection , page 24 )
rapporte que , dans des vaisseaux arrivés de l'Amérique
septentrionale , et infectés de fièvres jaunes et malignes
, où la plus grande propreté et l'admission d'un
tirant d'air frais n'avaient pu éteindre la contagion
"
382 MERCURE DE FRANCE ,
*
inhérente au bâtiment ; pourtant , après qu'ils furent
bien fumigés , l'équipage restait entièrement sain , et
il cite plusieurs exemples d'un pareil effet , dans diverses
maladies très - contagieuses ( Pag. 7 , 28 , 44✯
49 , etc. ) De plus , ce qui est très - remarquable , Samoilowitz
( dans son mémoire sur la peste de Moscow ,
en 1771 , p. 252 et 275 ) assure , que sept criminels furent
totalement revêtus d'habits de différentes espèces ,
même pelisses et chemises , qui avaient servi à des
pestiférés , et qui étaient bien infectés ; mais qu'on
avait fumigés huit fois pendant quatre jours , dans une
chambre bien close et qu'aucun ne fut atteint de la
maladie. Ce fut par ce moyen que le commerce de
Moscow continua , dans toutes ses branches , partout
l'empire de Russie , sans la moindre suite fâcheuse dans
aucun autre endroit.
9
Samoilowitz prescrit pour sa fumigation des ingré→
dients particuliers : mais selon les expériences du docteur
Lind , presque toutes sortes de matériaux peuvent
servir, pour cet effet , par exemple , du tabac, des baies de
genièvre , de la poix résine , des cordes goudronnées , etc.
même la simple fumée de bois ou de charbon , a été
efficace pourtant , où les circonstances le permettent ,
on emploie , par préférence , du soufre ou de la poudre ,
à canon.
:
Lind remarque fort bien , pag. 52 , qu'il n'est pas bon
d'exposer diversement les marchandises ou hardes infectées
, à l'air libre , sans qu'elles soient auparavant
bien fumigées , puisque la vapeur en pourrait être dangereuse
, surtout aux personnes qui , les premières ,
ouvrent les balles , comme il est arrivé à Marseille .
On devrait donc exiger d'un vaisseau qu'on suspecte
être infecté , de bien fumiger d'abord tous ses entreponts
, et de répéter soigneusement cette' opération
9
X
FRIMAIRE AN IX. 383
pendant plusieurs jours , de la manière prescrite , c'est-àdire
, en mettant avec précaution , des pots avec charbons
et fumigations dans divers endroits du vaisseau ,
pendant qu'on tiendra fermées toutes les écoutilles et
issues plusieurs heures de suite.
Pour fumiger les lettres , je propose de se servir
d'une caisse de bois , haute d'environ 16 ou 20 pouces ,
dans laquelle entre une autre inférieure , jusqu'à environ
6 pouces de la profondeur. Celle - ci a un fond
percé de plusieurs trous : la caisse extérieure a son couvercle
en haut , et une ouverture en bas pour mettre
dans l'espace vide dessous le fond de l'intérieur , bien
garni de fer- blanc , un bassin avec des charbons et des
matières à fumiger. Pour des lettres , le soufre et
la poudre à canon ne conviendraient pas , puisque la
vapeur acide détruirait l'écriture : mais on peut ajouter
aux baies de genièvre et au tabac , des matières de
parfum agréable , fleurs de lavande , ambre , et autres
qu'on voudra choisir.
Le procédé serait donc premièrement , que celui
qui reçoit des lettres suspectes , trempe sa main dans
du vinaigre : ainsi il prend la lettre , y fait des incisions
et la fait passer par du vinaigre : alors il la met
dans la caisse à fumiger , ferme le couvercle , et laisse
la fumée bien pénétrer pendant quelque temps . Enfin
il ouvre le couvercle , laisse passer la fumée , et la lettre
sécher dans la caisse.
RECMANES. M. D.
HAMBOURG.
10 novembre.
M. le comte de Schulenburg est parti hier matin
après avoir passé ici quatre jours , pendant lesquels il
a été fort occupé , soit des affaires relatives aux postes
qui avaient déterminé son voyage , soit d'autres affaires
384 MERCURE DE FRANCE ,
de son ministère , qu'il n'a pas cessé de diriger , malgré
son éloignement de la capitale . Il lui est arrivé , chaque
jour , des courriers de Berlin. Outre le contrôle général
et la direction générale des postes , a plusieurs autres
départements , dont le plus important est la police générale
de la monarchie . On concevrait à peine qu'il
pût suffire aux travaux qu'exigent tant d'objets essentiels
, si l'on ne savait avec quelle ardeur et quelle influence
il s'en occupe , étant tous les jours à son bureau ,
dès cinq heures du matin. Tout d'ailleurs dans ce
genre , est rendu facile par une habitude de trente ans ,
lorsqu'elle est jointe à de vrais talents . M. de Schulenburg
avait débuté par l'état militaire ; il fit la guerre
desept ans , et se retira en qualité de premier lieutenant ,
ayant reçu , à la téte , des blessures dangereuses , et dont
la cure fut très - longue . Sa retraite donna , à Frédéric ,
de fortes préventions contre lui ; elles ne furent que
très -difficilement vaincues par ceux de ses ministres qui
connaissaient les talents de M. de Schulenburg . Ce ne
fut qu'avec une sorte de répugnance qu'il lui confia
l'intendance d'une province ; mais l'intendant eut
bientôt dissipé les préventions du monarque , et en
très- peu de temps , M. de Schulenburg parvint au dernier
degré de la hiérarchie administrative . Il n'avait
que vingt- neuf ans quand il fut fait ministre d'état ,
chargé de la partie des finances ; il n'y avait point ,
alors , de controleur - général ; Frédéric en faisait luimême
les fonctions . Ce fut surtout dans la guerre
de Bavière , que M. de Schulenburg développa ses
moyens et son habileté , de manière à étonner Frédéric .
Il se trouva , dans les comptes de la guerre , une économie
de cinq millions d'écus , ( vingt millions de notre
monnoie ) , sur les frais que le roi avait supposés ,
près ses calculs. En apprenant cet heureux résultat des
soins de M. de Schulenburg , Frédéric , enchanté et
d'aFRIMAIRE
AN IX. 385
pénétré de reconnaissance , prit deux poignées de billets
de banque dans un tas de ce papier qu'il avait devant
lui ; et , sans savoir à quoi s'élevait ce don , il en
fit présent au comte de Schulenburg , en lui disant :
C'est encore une faible récompense pour des serviteurs
tels que vous ; mais , comme je ne suis pas assez
riche pour en donner ordinairement de pareilles , je vous
ordonne le secret . » Le comte de Schulenburg hésita d'abord
, ét finit par refuser , en observant au roi que ,
forcé de faire un emploi quelconque de fonds aussi considérables
, il deviendrait suspect , s'il en cachait la
source ; qu'il perdrait la confiance publique , etc. « La ›
mienne vous restera , répliqua Frédéric ; et quant à
celle de mon successeur , il y a aussi moyen de vous l'as- ›
surer. » Le roi ajouta qu'il déposerait , aux archives ,
une lettre , dans laquelle il apprendrait à son successeur i
ce qui venait de se passer. Le comte de Schulenburg
éprouva l'injustice à laquelle il s'était attendu. L'accrois.
sement de sa fortune servit de texte à ses ennemis , et ils :
parvinrent à prévenir le prince royal d'alors , qui , dès ›
son avénement , renvoya M. de Schulenburg. Celui - ci
écrivit au roi , de sa retraite , et le supplia de faire
chercher , aux archives , une lettre de Frédéric , qui
ľe justifierait à ses yeux, La lettre trouvée et lue , Frédéric
- Guillaume envoya solliciter le comte de Schulenburg
de reprendre sa place. Il refusa , en disant qu'un
ministre des finances qui avait pu être suspecté , devait
s'éloigner à jamais de l'administration. Dans la suite ,
cependant , le genéral de Mollendorff le décida à accepter
de nouveau le ministère , en le faisant rattacher à
la carrière militaire par le grade qui lui eût appartenu
à cette époque , s'il eût continué de servir après la
guerre de sept ans . Peu après le congrès de Szistow
M. de Schulenburg ayant été consulté sur des points
intéressants qui concernaient les relations extérieures ,
25
386 MERCURE DE FRANCE ,
M. de Schulenbur
le roi en fut si content , qu'il le choisit pour remplacer
M. de Hertzberg , lequel, accéléra sa disgrâce par les
plaintes et la gaucherie de l'amour- propre blessé. Mais,
ne resta pas longtemps au dépar- .
tement des affaires étrangères. Pendant la dernière .
guerre de la Prusse contre la France , Frédéric - Guillaume
, par des arrangements qui ne déplaisaient pas à
M. de Schulenburg , le rendit en entier au ministère
des finances. Bientôt son inflexible sévérité , opposée .
aux prodigalités de M.me Sichtenau , le força de s'éloigner
entièrement. Mais un des premiers actes du rois
actuel , fut de le rappeler , et de lui donner la place .
de contrôleur général. Depuis ses services , son cré- .
dit et la confiance du roi ont toujours été croissants. ›
Dans la société , M. de Schulenburg paraît trèsmodeste
, et il y montre plus d'aménité que n'y
portent ordinairement les très - grands travailleurs . Il
ayait ici , avec lui , son fils , officier de hussards , un
premier commis , dont il paraît, faire grand cas , et un
simple secrétaire.
JE
LETTRE TROISIEME
D'un Français , sur le Piemont.
TUR.IN.
E viens à quelques détails sur l'état militaire du pays
qui nous occupe.
De tous les peuples d'Italie , qui sont , en général ,
bien déchus de leur ancienne gloire militaire , le peuple
piémontais est celui à qui l'on doit laisser aujour
d'hui la palme de la valeur. Les piémontais se sont
bien battus dans la dernière guerre , et nous ont vivement
secondés contre les Austro - Russes.
2
FRIMAIRE AN IX. 387
Le roi avait sur pied 20 régiments d'infanterie de
ligne , dont 8 d'étrangers , ce qui formait
environ ....
13 régiments d'infanterie provinciale
qui faisaient de 9 à..... ....
4 régiments de cavalerie et 4 de dragons
....
Les artilleurs au nombre de ...
18,000 hommes.
10,000
3,500
1,400
On comptait encore en invalides .... 2,500
qui achevaient de composer son armée ; elle comprenait
donc environ 25,500 hommes , sans parler du corps
du génie , des gardes-du-corps , des dragons de chasse ,
des gardes-suisses , et de quelques compagnies franches
de déserteurs amnistiés.
En temps de guerre , cette armée pouvait être de
beaucoup augmentée , et grâce au subside de ses alliés
, le roi de Sardaigne eut dans la guerre de 1745
jusqu'à 48,000 soldats , tant piémontais qu'étrangers .
Après la guerre contre la France , l'armée fut réduite
aux deux tiers de sa force. La révolution acheva bientôt
de la décomposer , et on en rassembla avec peine
une partie , qui fut organisée à la française.
A l'époque de l'évacuation du Piémont par les
Français , les ennemis tachèrent de réunir les débris
épars de l'armée piémontaise. Ils réussirent à rassem–
bler 16 ou 17,000 hommes , qu'ils voulurent engager ,
au nom de l'empereur. Mais , par le refus constant que
firent ceux -ci de lui prêter serment , les Autrichiens
se virent réduits a céder , et leur rendirent leurs anciens
drapeaux. Le mauvais état des finances fit traîner
en langueur cette organisation ; en sorte que la
cavalerie n'était pas encore formée , quand , du haut
des Alpes , les Français donnèrent aux impériaux le
signal de la retraite.
388 MERCURE DE FRANCE ;
Maintenant tout se fait d'après nos réglements.
Voici l'état des forces actuelles du Piémont .
Quatre bataillons d'infanterie de ligne , dont le complet
n'est pas encore fixé mais qui font en ce moment....
?
Un corps de chasseurs de .....
Dont le complet doit être de .....
Un régiment de hussards , et un de
dragons , dont le complet n'est pas fixé .
Il y a , du 1.er
Et du second ..
....
Le corps de gendarmes à pied , qui
doit être de 600 hommes , n'est encore
que de .....
Celui de gendarmes à cheval , fixé
à 300 hommes , n'en a que...
Le corps
d'artillerie
, que
les autrichiens
avaient
fixé
à 1500
hommes
,
n'est à présent que de ..
On peut compter de plus .
Et.....
Jubilés chez eux , et .
1
1800 hommes.
1065
1860
210
400
200
100
355
2000 officiers.
J
2100 invalides
1500.
Faisant le service dans les places.
12 bataillons de ces invalides viennent
d'être formés ; l'un , de 1800 hommes ,
-continuera son service dans les places :
l'autre est destiné à la garde des communes..
Le total est de ……… .. 9730 hommes.
Au lieu de 25,000 hommes qui composaient l'ancienne
armée.
On se propose aussi de rassembler les dix régiments
provinciaux . Ces régiments sont composés de jeunes gens
levés par force dans les familles les plus riches , et les
plus nombreuses de chaque province . Ces soldats doivent
FRIMAIRE AN IX. 389
servir pendant seize ans ; en temps de guerre , ils sont
assimilés à l'infanterie de ligne ; en temps de paix , ils
sont renvoyés chez eux , et ne sont tenus qu'à comparaître
tous les six mois , pour être exercés et payés .
La position du Piémont doit être comptée pour beaucoup
dans sa force militaire . Outre les remparts naturels
qui le protègent , un grand nombre de places ( t
de forts , de la plus haute importance , hérissaient ses
limites. Sans parler des plus remarquables , tels que
la Brumeta , Exilles et Demont , qui ont été démolis
par suite de la paix avec la France , Arone , Bard ,
Fenestrelles , Coni , Ceva , Serra - Valie , Tortone ,
Alexandrie et Turin , pouvaient faire une longue résistance.
Des arsenaux et des magasins de tout genre
offraient en abondance tout ce qui est nécessaire pour
la guerre la plus active. A l'époque de la révolution ,
on y comptait plus de mille canons , 5 à 600 autres
pièces d'artillerie , plus de 120 mille fusils , et une
énorme quantité de poudre , de cartouches , de boulets ,
de bombes et d'affûts ; je ne comprends point dans ce
nombre tout ce qui se trouvait dans les places , et en
composait l'approvisionnement ; les magasins contenaient
, dans le même temps , tout ce qu'il fallait pour
équiper , pendant dix ans ,, une armée de cinquante
mille hommes .
Ces arsenaux , ces magasins , si bien fournis , ont été
absolument vidés par les armées françaises et autrichiennes
, et les places qui subsistaient encore sont à
présent presque toutes en démolition.
La plupart des anciens officiers ne sont pas employés ,
et rien n'est encore fixé pour l'état militaire . Le gouvernement
n'a nommé qu'un seul général de division ,
qui est le général Seras , ancien garde - du -corps , et
adjoint , en l'an 6 , du général Brune , commandant
alors l'armée d'Italie
390 MERCURE DE FRANCE,
On remarquait , à Turin , une excellente école théo
rique de l'artillerie et du génie . Le cours durait de
sept à neuf ans . La révolution a détruit cette école ,
ainsi que le bureau topographique , qui possédait des
ouvrages très précieux , enlevés depuis par les Français
et les Impériaux.
+
Un pareil état militaire , pour un pays tel que le
Piémont , était encore une preuve bien frappanté de
la sagesse de son gouvernement. On ne peut malheureusement
se flatter de voir , de longtemps , se relever
des établissements qui avaient exigé tant d'économie
et coûté tant d'armés et de travaux .
UN
INTERIEUR.
PARIS.
N ouvrage de la plus haute importance occupe dans
ce moment , l'intérêt du public : et les discussions du
conseil d'état : c'est le rapport et le projet de loi , présentés
par le C. Chaptal , sur l'instruction publique. Ceux
qui ont au moins la reconnaissance de la mémoire , aimeront
à voir , dans ce beau travail , l'alliance de tous
les esprits supérieurs qui , depuis dix ans , se sont occupés
de l'éducation nationale. Le C. Chaptal les désigne
successivement aux hommages de leurs contemporains
et de la postérité ; car ils ont préparé ce systeme
complet d'éducation , qu'il nous présente aujourd'hui
, et qui doit conserver le dépôt des connoissances
humaines , pour l'honneur de la génération qui s'élève ,
etor la consolation de celle qui s'éteint.
A la tête de ces bienfaiteurs de la patrie , est le ministre
actuel des relations extérieures , Talleyrand- Périgoid
, dont le plan d'éducation nationale , légué par
FRIMAIRE AN IX. 391
"
l'assemblée constituante aux méditations de ses successeurs
, est encore , dit le C. Chaptal , le plus beau
• monument que le génie ait élevé à l'instruction publique..
Mais ce plan , tracé sous la monarchie , dans
un moment où le clergé était organisé par la constitution
, ne saurait s'adapter , dans toute son intégrité,
à notre état actuel . De grands changements , sur-
• venus dans notre organisation politique , ont rendu
« nécessaires de plus grands changements encore , dans
·
le systême de l'instruction publique « ; et ce sont ces
créations nouvelles , annoncées par la modestie , comme
de simples changements , qui composent la plus grande
partie de l'édifice qui va bientôt s'élever .
*
Nous ne suivrons pas l'auteur dans les developpements
de ce nouveau plan , qui porte partout l'empreinte d'un
jugement profond et d'un esprit réparateur. Il sera temps
d'y revenir , lorsque , prêt à recevoir le sceau de l'autorité
législative , il sera soumis à des discussions publiques.
Alors , tous ceux qui ont le sentiment et le besoin
de la gloire nationale , se réuniront sans doute à
Pauteur du projet , et plaideront , devant les législateurs
de la France , la cause de la jeunesse et des races
futures. En attendant , nous allons présenter ici le tableau
rapide des nouvelles institutions , promises à l'espérance
de tous les citoyens.
D'après le plan du C. Chaptal , il y aura trois degrés
dans l'instruction publique . Le premier sera formé par
les écoles municipales , dont les maîtres seront choisis
par le conseil municipal , réuni à un nombre égal 'de
pères de famille : disposition à la fois morale et politique
, puisque les fonctions de ces maîtres sont une véritable
émanation de l'autorité paternelle , et qu'un
gouvernement sage doit la consacrer , en l'associant au
premier acte de la puissance publique , sur ceux que la
société reçoit dans son sein. Ces écoles seront répar392
MERCURE DE FRANCE ;
"
- "
ties , autant qu'il sera possible , d'après l'ancienne
division des paroisses. Il faut entendre le C. Chaptal
lui-même motiver cette distribution . Nous sommes
" convaincus , dit- il , que la source de toutes nos erreurs
, dans les institutions politiques , provient.de.ce
que nous n'avons pas assez ténu compte du résultat
de l'expérience des siécles , que nous avons constam-
" ment confondu avec la marche éphémère des opinions
; nous croyons qu'il en faut revenir à ces démarcations
tracées par les convenances à ces divisions
, à ces circonscriptions qui , depuis longtemps ,
établies et pratiquées , présentent des moyens faciles
de communication , et offrent une telle suite de re-
« lations , d'habitudes entre les habitants , qu'on peut
» les regarder comme formant des associations particulières.
C'est donc en partant de ces anciennes divisions
, heureusement rétablies et consacrées presque
toutes , par la loi organique de l'administration civile
, qu'on peut établir les écoles municipales .
"
»
#
"
"
20
L'instruction sera bornée dans ces écoles , aux connaissances
devenues absolument nécessaires à un citoyen
français . Elles se réduisent à savoir lire et écrire ,
aux éléments de l'arithmétique , et à quelques notions
précises sur la constitution . Les enfants y entreront à
l'âge de sept ans , et doivent en sortir à onze .
Le second dégré de l'instruction publique , est celui
des écoles communales. Les lieux de leur établissement
seront déterminés par les conseils de département . Il
est arrêté , en principe , que chaque département ne
pourra pas avoir moins d'une école communale , et que
celles qui existent , sous le titre d'écoles centrales , conserveront
l'emplacement qui leur est affecté. Ces
écoles offriront un cours d'études de quatre années ; la
première , consacrée à la grammaire française et aux
éléments de la langue latine ; — la seconde , à l'étude
--
VO
FRIMAIRE I AN IX.
393
i

--
des mêmes langues , aux éléments de l'histoire naturelle
et de la géographie. → Dans la troisième , ces travaux
seront augmentés par les principes des mathématiques
et de la physique. La quatrième est uniquement destinée
à la littérature ancienne et moderne , et à la continuation
des premières études. Chaque jour ' , et pendant
toute la durée de ce cours " on s'occupera du 'des-
Ainsi , les écoles communales enseigneront tout
sin .
-
-
-
ce qui est nécessaire , pour se livrer , avec quelque probabilité
de succès , à l'étude des sciences , qui forment
une profession libérale , ou pour occuper un - rang distingué
dans la société. Le gouvernement entretien →
dra , dans chaque école de l'arrondissement de la préfecture
, huit élèves à ses frais , Le ministre de l'intérieury
nommera les professeurs de belles - lettres , d'histoire
naturelle et de dessin ; les autres seront choisis par
un jury départemental ; et tous , d'après un concours .
Les écoles spéciales formeront le troisième degré de
l'éducation publique. Elles seront consacrées à l'enseignement
de la médecine , de la législation , des arts
mécaniques et chimiques , de l'histoire naturelle , de
l'agriculture et économie rurale , de l'art vétérinaire ,
du dessin et de la musique .
-
I
Les écoles spéciales de médecine resteront établies à
Paris , à Montpellier et à Strasbourg. 1
Celles de législation , dans les villes où sont établis
aujourd'hui les tribunaux d'appel.
Celle d'agriculture et d'économie rurale sera placée
aux environs de Paris , sous les yeux du gouvernement
qui , seul , peut lui fournir tous les encouragements
et, les moyens d'exécution nécessaires. &
Celles de l'art vétérinaire , à Lyon et à Versailles.
Celles des arts mécaniques et chimiques , à Paris ,
à Bruxelles , à Lyon et à Toulouse .
Les écoles spéciales des arts du dessin, de l'histoire
394 MERCURE DE FRANCE ,
naturelle , de musique et de belles -lettres doivent rester
à Paris. Celle -ci existe déja dans le Collège de France ,
le monument le plus ancien que possède aujourd'hui
l'instruction publique. Le projet du C. Chaptal
lui donne un degré d'utilité de plus , en lui attribuant
l'honorable fonction de former des professeurs de belles-
lettres , de physique et de chimie , pour les écoles
communales.
-
Au faîte de l'édifice imposant de l'instructiou publique
, s'élève de droit , l'Institut national des sciences
et arts . Le C. Chaptal propose de perfectionner ce
bel établissement , dont quelques parties sont supérieures
à tout ce que l'Europe savante pourroit nous opposer
dans ce genre. Pour donner à l'ensemble plus
d'éclat et de dignité , le nouveau plan permet à l'Ins
titut de faire dorénavant tous les réglements qui lui
paraîtront convenables , tant pour les élections aux
places vacantes , que pour son régime intérieur . Il assigne
à chaque classe un secrétaire perpétuel , pris dans
son sein , et jouissant d'un traitement de 6,000 fr. -
Il augmente la troisième classe , d'une section , sous le
titre de section d'éloquence. Enfin , il assigne séparément
, à chaque classe , une séance publique , chaque
année .
Telles sont les principales dispositions du projet de
loi présenté par le C. Chaptal ; elles garantissent , à la
France , l'inappréciable bienfait d'une instruction publique
, régulière , progressive , et digne d'une nation
qui , malgré l'éclat de ses triomphes militaires , peut
encore trouver dans les sciences et les beaux - arts
les titres les moins contestés de sa prééminence et de
sa gloire. Nous aimons à nous flatter le
que gouvernement
adoptera le système développé dans ce plan ,
et que le corps législatif en fera le monument le plus
durable et le plus salutaire de la session qui va s'ouvrir
-
FRIMAIRE AN IX . 395
aujourd'hui . Quoi qu'il en soit , il prouve , dans son auteur
, la réunion des qualités les plus essentielles à
l'homme d'état , une philosophie sage , un patriotisme
éclairé , un esprit conservateur , et cette politique mesurée
qui ne puise , dans les théories absolues , que ce
qui est rigoureusement démontré utile et possible , par
l'analyse , l'observation et l'expérience .
E.
ARRÊTÉ concernant les Poids et Mesures , du 13
brumaire.
LES Consuls de la République , sur le rapport du
Ministre de l'intérieur , le Conseil d'état entendu ,
arrêtent :
an 4 ,
er
Art. 1. Conformément à la loi du 1.er vendémiaire
le système décimal des poids et mesures sera définitivement
mis à exécution pour toute la république ,
à compter du 1 . ** vendémiaire an 10.
11. Pour faciliter cette exécution , les dénomiations
données aux mesures et aux poids pourront , dans les
actes publics , comme dans les usages habituels , être
traduites par les noms français qui suivent :
NOMS
SYSTÉMATIQUES.
TRADUCTION. VALEUR.
Mesures itinéraires .
Myriamètre .... lieue ...
Kilomètre..... mille .
Mesures de longueur.
Décamètre .... perche .......
Mètre.....
10,000 mètres .
1,000 mètres.
Unité fondamentale des poids et
mesures. Dix millionième partie
Ldu quart du méridien terrestre.
10 mètres.
396 MERCURE DE FRANCE ,
Centimètre. doigt ..
Millimètre ..... trait ....
Décimètre ..... palme ( le )........... 10.me de mètre.
100.me de mètre.
1,000.me de mètre.
Mesures agraires .
Hectare . arpent ...... 70,000 mètres carrés .
Are perche carrée ... 100 mètres carrés. ·
Centiare . mètre carré.
Décalitre.
Litre...
Décalitre ..
Kilolitre ...... muid ...
Hectolitre.. setier .
Décalitre.
Litre....
boisseau .
pinte .
Mesures de solidité.
Stère .
Mesures de capacité pour les liquides......
velte...
pinte .
verre
10 décimètres cubes.
décimètre cube.
10,me de décim.cube.
Mesures de capacité pour les matières sèches .
{
100 décimètres cubes.
10 décimètres cubes.
décimètre cube.
mètre cube.
S mètre cube
1000 décim.cubes.
ou ›
Décistère .
solive . 10.me de mètre cube.
POID S.
millier...
$1,000 livres ( poids du
tonneau de mer.
quintal . 100 livres.
Kilogramme . livre ...
Poids de l'eau , sous le
volume du décimètre cube,
ontient ..... 10 onces.
Hectogramme. once .
Décagramme . gros .
Gramme ...... denier .
Décigramme . grain ..
10 gros.
10 deniers.
10 grains.
III . La dénomination - mètre , n'aura point de synonyme
dans la désignation de l'unité fondamentale des
poids et mesures . Aucune mesure ne pourra recevoir
de dénomination publique , qu'elle ne soit un multiple
ou un dividende décimal de cette unité.
IV. Le mesurage des étoffes sera fait par mètre ,
dixième et centième de mètre. « .
V. La dénomination du stère continuera d'être emR
397
FRIMAIRE 用
AN IX.
ployée dans le mesurage du bois de chauffage et dans
la désignation des mesures de solidité : dans les mesures
de bois de charpente , on pourra diviser le stère en dix
parties , qui seront nommées solives.
VI. Les dénominations énoncées dans l'article II ,
pourront être écrités à côté des noms systématiques ,
sur les mesures et les poids déja fabriqués : elles pourront
être inscrites , ou seules , ou à côté des premiers
noms , sur les poids et mesures qui seront fabriqués par
la suite.
1
VII. Dans tout acte public , d'achat ou de vente ,
de pesage ou de mesurage , on pourra , suivant les dispositions
précédentes , se servir de l'une ou de l'autre
nomenclature.
VIII. Le ministre de l'intérieur adressera , dans le
plus court délai , à tous les préfets et sous - préfets , des
mesures- matrices , pour servir de modèles : elles seront
déposées au secrétariat . Ces mesures - modèles seront
prises dans les poids et mesures , aujourd'hui appartenants
à la République. Le surplus sera vendu , et toute
fabrication , pour le compte du gouvernement , cessera.
IX. Le ministre de l'intérieur présentera aux consuls ,
dans le plus court ' délai , d'après l'avis des préfets , le
tableau des communes , dans lesquelles il doit être
établi des vérificateurs , en exécution de l'article XIII ,
de la loi du premier vendémiaire an 4.
Il fera diriger et publier les tableaux et instructions
nécessaires , à l'exécution des articles précédents.
A la suite du rapport du ministre de la police générale
, sur le complot de vendémiaire , (voyez le n.° IX
du Mercure dans lequel , en frémissant du crime , on
admire la modération et l'impartialité du magistrat
qui le dénonce , un arrêté du consulat a renvoyé au
ministre de la justice pour poursuivre l'exécution des
398 MERCURE DE FRANCE ,
lois. Le 8 brumaire , Céracchi et ses complices , an
nombre de 19 , ont été traduits au tribunal criminel
de la Seine.
Une des lionnes du Jardin des Plantes a mis bas ,
dans la nuit du 18 au 19 brumaire , trois petits , vivants
et à terme. Ils sont aussi grands que des chats adultes ,
mais ils ont la tête plus grosse . Leur pelage est d'un
brun roux , tacheté de points et de bandes noirâtres.
Les mâles n'ont point de crinière . La mère en a le
plus grand soin , les lèche continuellement , et les porte
dans sa gueule pour les changer de place. C'est la .
première fois que des lions ont produit en France. Il
paraît que le temps de la gestation est de 100 jours.
£
Une question importante vient d'être décidée au tribunal
de cassation . Les jurisconsultes étaient partagés
sur le plus ou moins de latitude qu'on devait donner
à l'article de la loi du 17 niyóse an 2 , qui veut que
la représentation , en succession collatérale , ait lieu à
l'infini. L'interprétation , qui restreint ce droit , a prévalu.
Ainsi , la succession se divise d'abord en deux
parts , l'une pour
la succession paternelle , l'autre pour
la succession maternelle ; et dans chaque ligne , les collatéraux
, descendants d'auteurs les plus proches du
défunt , ou ceux qui les représentent , excluent les collatéraux
descendants d'auteurs plus éloignés.
Au reste , les citoyens Tronchet , Portalis et Bigot-
Préameneu auront bientôt rempli la tâche honorable
que leur a imposée le choix du premier consul. Le Code
civil doit paraître incessamment , et , sans doute , il sera
tel que le promettent des noms si justement célèbres ,
le secours de tant de matériaux précieux , l'expérience
de tous les siècles , et même celle qui résulte de dix
années , pendant lesquelles nous avons essayé tous les
FRIMAIRE A N IX. 399
codes possibles , toutes les législations connues et in☛
connues .
En attendant , il est juste de tenir compte de leur
zèle à ceux qui s'empressent de ranimer l'étude du droit ,
et d'aplanir ces sentiers difficiles .
L'établissement du Lycée de jurisprudence * , dont
le plan a reçu le suffrage du citoyen Cambacérès , s'annonce
sous deux rapports intéressants ; il ouvre aux
jeunes gens , une école de droit , et à tous les citoyens ,
un bureau de consultation et de défense générale. Les
pauvres y trouveront , gratis , des conseils et des dé
fenseurs zélés . Il semble qu'on ne peut mieux le louer,
qu'en disant qu'il paraît vouloir rappeler cette ancienne
Bibliothéque des avocats ** , où le savoir modeste , le
desir et le talent d'être utiles , d'un côté ; de l'autre ,
l'ardeur de s'instruire , et l'émulation qu'inspirent de
grands modèles , rassemblaient les plus estimables jurisconsultes
, et leurs jeunes disciples. Espérons que
l'ordre judiciaire reprendrą sa première dignité , et le
barreau français l'éclat que lui donnèrent les d'Aguesseau
, les Servan , les Gerbier.
Parmi les présents offerts à la reine d'Espagne , nous
en avons oublié deux , qui méritent d'être cités pour le
bon goût du dessin et la beauté de l'exécution . L'un
est un costume à la romaine , composé de deux tuniques
de crêpe , brodées en acier fin. Le fond est une robe de
mousseline , brodée en plein , de fleurs , et de papillons
divers , dont les ailes développées , sont brodées en point
à l'aiguille , fait à la main dans la mousseline même..
Les seize chevaux andalous sont arrivés à Paris , le 20
brumaire. Le 25 , à la parade , l'ambassadeur d'Espagne
les a présentés au premier consul . Ils sont de la plus
grande beauté . Il y a douze étalons et quatre juments.
* Il tient ses séances à Paris , rue de Vendôme , n.º 72
le I. n.º de son bulletin a déja paru.
** H est question de la rétablir.
400 MERCURE DE FRANCE ,
Ghaque cheval était conduit à la main , par un valet de
pied , à la livrée du roi d'Epagne , et n'avait d'autre parure
qu'une natte de soie dans la crinière .
A
Le général Moreau s'est marié le 18 brumaire , à
M.elle Hulot , fille de l'ancien directeur général de l'Islede-
France. Il est parti le 26.
3

M. de Cobentzel , et le C. Joseph Bonaparte sont
arrivés à Lunéville , le 16 brumaire. Chacun d'eux a
été salué de dix - neuf coups de canon . La journée
du 17 a été consacrée à recevoir les visites mutuelles
, et les félicitations des autorités constituées .
Le 18 , s'est faite la communication officielle des pleins
pouvoirs respectifs . Le général Clarke a su profiter de
l'heureux concours de l'anniversaire du salut de la France .
M. de Cobentzel a lui- même porté le toast du jour. Un
bal et un banquet , dignes de la fête , ont terminé la
soirée. Rien n'a été, négligé , pour rendre agréable le
séjour des plénipotentiaires.* མ
Le 19 , les deux légations ont suivi leur cours.
Les télégraphes sont en activité . Les étrangers arrivent
en foule à Lunéville . Les fêtes , données et ren- 1
dues , respirent également la décence et la gaieté. Les
deux ministres invitent successivement , à diner , les
fonctionnaires publics , les officiers de la garnison , et
les femnies ou veuves d'officiers supérieurs..
Rien ne transpire encore des travaux du congres.
Mais huit années de guerre ont sans doute lassé l'Europe
, et tant de sang versé a dû éteindre toutes les
haines et toutes les ambitions ..
Le ministre de l'intérieur est parti pour une mission
importante , mais inconnue. Le porte-feuille a été donné
par interim au C. Chaptal , conseiller d'état . On a vu
le ministre passer à Tours , à Poitiers et à Bordeaux.
Une commission a été nommée , en vertu de l'arrêté
du Consul , du 28 vendémiaire , relatif aux émigrés.
Nous en donnerons le texte dans le 1. numéro.
1
1
( N.° XII. ) 16 Frimaire An 9.
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
FRAGMENT d'un Poème sur l'Etude.
Aux chagrins , au malheur , si l'homme destiné
Au travail ici bas fut aussi condamné ;
Si le mortel oisif trouve dans sa paresse
LA
5
cent
Les ennuis , les douleurs , bourreaux de la mollesse ,
C'est qu'un Dieu bienfaicteur , trop grand pour trop punir,
Voulut , par le travail , nous mener au plaisir :
A ce guide certain , heureux qui s'abandonne !
C'est le travail qui sème , et le plaisir moissonne.
O toi , dont l'injustice obscurcit les beaux jours !
Toi ! détrompé sitôt du rêve des amours !
"
Où reposer , dis tu , ma prompte lassitude ?
Que peut-il me rester ? Il te reste l'étude .
Par elle , revenu sur tes jours écoulés ,
Fixant sur tes malheurs des regards consolés ,
Tu verras que la vie est un triste passage ;
Qu'il est peu de mortels satisfaits du voyage ,
Et qu'aux erreurs du sort le Sage préparé ,
Sourit à ces écueils où d'autres ont pleuré.
SEINE
2 26
402 MERCURE DE FRANCE ,
Pourrai -je te compter les bienfaits de l'étude ?
Elle fait oublier l'affreuse incertitude ,
Qui , dans tous les malheurs , est un malheur de plus.
Les imprécations , les voeux irrésolus ,
Remèdes impuissants des désastres vulgaires ,
Ne sont pas le recours des nobles caractères ,
Formés par ses leçons aux sublimes vertus .
Socrate à ses amis se plaint- il d'Anitus ?
Lorsque ce Lavoisier , qui , par d'illustres veilles ,
D'Hermès divinisé surpassa les merveilles ,
A l'élément surpris disputant son secret ,
De son assassinat eut entendu l'arrêt....
Que vit- il dans la mort ? Sa recherche trompée ,
A son oeil vigilant la nature échappée :
H
Juges , de mon trépas , suspendez les apprêts ;
" Si je meurs aujourd'hui , j'emporte mes bienfaits. "
O sublime demande ! auguste inquiétude !
Saint oubli de soi -même inspiré par l'étude !
Loin des yeux insultants de ses bourreaux impurs ,
Lavoisier s'avançait dans ses destins futurs.
Archimède , au milieu de Syracuse en poudre ,
Pâlit sur un problême , et meurt sans le résoudre.
Du Vésuve en fureur , écoutant le fracas ,
Pline , d'un oeil tranquille , observe ses éclats :
O revers ! les torrents d'une lave enflammée
Dispersent ses lambeaux perdus dans la fumée.
Mais de scènes de deuil , de funèbres tableaux ,
Dois -je attrister mes vers et noircir mes pinceaux ?
L'étude s'entourant de ses nobles prestiges ,
Ne peut-elle m'offrir de plus riants prodiges ?
Eh ! si nous lui devons le calme et le bonheur ,
Et le trésor des maux , la douce paix du coeur
Ne puis- je m'essayer , dans l'heureuse peinture 2
Des faciles plaisirs , enfants de sa culture ?
'
FRIMAIRE AN IX. 403
Qui n'a pas ressenti ces dégoûts passagers ,
Quand , mal avec nous même , au plaisir étrangers ,
De la scène du monde , écartant la magie ,
D'un oeil désenchanté nous regardons la vie !
Alors , dans le néant , nous desirons rentrer :
Nous pleurons ce berceau qui nous a vu pleurer ;
Nous rappelons ces jours de joie et d'innocence ,
Où , d'un oeil fasciné , dévorant l'existence ,
Avide de folie , ennuyé de raison ,
Pareil au nautonnier , trompé par l'horizon ,
Le jeune homme s'embarque , en riant des naufrages :
Il ne voit que des ports , et ne voit point d'orages .
Tout l'enchante , tout rit à ses jeunes souhaits ;
Entouré d'ennemis , il savoure la paix ;
1
Enivré des effets , il ignore les causes .
Bientôt , épouvanté par des métamorphoses ,
Il connaîtra ces coeurs cachés sous tant d'attraits ,
Ces sépulchres vivants où dorment les forfaits ,
Et le malheur erfin , précepteur de ses pères ,
Trace d'un doigt d'airain ses exemples sévères .
Eh bien ! ce souvenir de nos jours échappés ,
Et ces illusions qui nous avaient trompés ,
Ces maux où nous façonne une triste habitude ,
Ce sont des diamants que polira l'étude.
Riche de souvenirs , elle charme l'ennui ;
A mes maux d'autrefois je me plais aujourd'hui.
C'est peu de retracer les misères communes ,
L'étude nous apprend les hautes infortunes :
D'un sombre ambitieux je démêle l'espoir ;
Il est près de saisir.... il saisit le pouvoir ;
Le pouvoir ! .... Imprudent ! La terreur l'environne
Et le lit de Cromwel le punit de son trône.
Le spectre de César tourmentait son sommeil ,
Jamais de Marc - Aurele il n'eut le doux réveil .
404
MERCURE DE FRANCE ,
Noble amant de l'étude ! ô divin Marc-Aurèle !
Que j'aime à retracer ta sagesse immortelle !
Grand parmi les héros , dans les camps , dans sa cour ,
Du Parthe la terreur , de son peuple l'amour ,
Il règne , écrit , combat , renverse les murailles ,
Et gagne sans effort les coeurs et les batailles .
O vous ! qui de l'étude insultez les attraits ,
Qui , d'un oeil dédaigneux , regardez ses bienfaits ,
Superbes ignorants ! Lisez- vous ces maximes ,
D'un sage couronné , délassements sublimes ?
Si le bandeau royal étonne vos esprits ,
Daignez d'un empereur lire au moins les écrits :
Du chantre de Nisus la muse vous ennuie ;
Mais pleurez donc aux vers où pleurait Octavie ,
Quand elle retrouvait , errant dans les enfers ,
Ce fils qu'avait à peine entrevu l'univers ;
Et quand Virgile , ému par son propre génie ,
De son vers étonné suspendait l'harmonie.
Du neveu de César osez prendre les goûts ;
Virgile l'enchantait , le dédaignerez -vous ?
Mais os levres déja m'annoncent l'ironie ..... `
Ah ! pour apprécier les trésors du génie ,
Il faut brûler d'un feu que vous ne sentez pas .
Pour vous en vain Didon médite son trépas ;
Pour pleurer son trépas , pour admirer Virgile ,
Il faut être de flamme , et vous êtes d'argile.
Suivez -vous Herminie et ses pas clandestins ?
Que vous fait Euryale entouré des latins ?
Entendez -vous Nisus et sa voix étouffée ?
Vils troupeaux de la Thrace , entendez - vous Orphée ?
Ah ! pour vous tout est mort dans ces vers enchanteurs ' ;
Homère est sans génie , Apelle sans couleurs .
Ah! ce n'est pas pour vous , c'est pour nous qu'ils peignirent.
Ils créèrent pour nous , pour nous ils s'attendrirent .
FRIMAIRE AN IX.
405
Voyez J'amant des arts . A ses yeux plus hardis
Tout vit , tout prend une ame. Il pleure sur un fils.
Si du père d'Hector la douleur prosternée
Demande sa dépouille aux vautours destinée ,
Il prévoit les malheurs nés des feux de Pâris ;
Des Troyens égorgés il entend tous les cris ;
Il sourit à Didon dans la grotte amoureusé ;
Il pleure avec Didon quand elle est malheureuse :
Sur les traces d'Enée il se plonge aux enfers ,
S'il fut persécuté , s'il connut les revers ,
O qu'il est soulagé d'entendre un grand coupable
Dire : « Craignez les Dieux et soyez équitable ! »
Consolé par l'étude , il console à son tour"' ;'
Mais qui peut consoler des pertes de l'amour ?
+
#
Par le C. CORIOLIS .
( La suite à l'un des numéros prochains. )
TRADUCTION du morceau de LAOCOON
liv . 2 , Enéide , vers 199 ; par J. DELILLE .
DANS ce même moment , pour mieux nous aveugler ,
Un prodige effrayant vient encor nous troubler ;
Prêtre du dieu des mers , pour le rendre propice ,"
Laocoon offrait un pompeux sacrifice ,
Lorsque deux fiers serpents , sortis de Ténédos ,
J'en tremble encor d'horreur , s'alongeant sur les flots ,
Par un calme profond , troublent l'onde écumante ,
Le col dressé , levant une tête sanglante .
0211
De leur tête orgueilleuse ils dominent les eaux :
Le reste au loin se traîne en immenses anneaux :
Tous deux nágent de front , tous deux des mers profondes ,
Sous leurs vastes élans , font bouillonner les ondes ;
Ils abordent ensemble ; ils s'élancent des mers ;
Leurs yeux , rouges de sang , lancent d'affreux éclairs ,
406 MERCURE
DE FRANCE
,
Et les agiles dards de leurs langues brûlantes
S'agitent , en sifflant , dans leurs gueules béantes.
Tout fuit épouvanté. Le couple monstrueux
Marche droit au grand prêtre , et son corps tortueux ,
D'abord vers ses deux fils , en orbe se déploie ,
Dans un cercle écaillé saisit sa faible proie ,
L'enveloppe , l'étouffe , arrache de son flanc
D'affreux lambeaux , suivis dé longs ruisseaux de sang.
Leur père accourt : tous deux à son tour le saisissent ;
D'épouvantables noeuds à la fois l'investissent :
Deux fois par le milieu , leurs plis l'ont embrassé ;
Deux fois autour du col leurs corps l'ont enlacé :
Ils redoublent encor , et leur tête effrayante ..
Elève encor en l'air sa crête triomphante..
Lui , dégoûtant de sang , souillé de noirs poisons ,
Puis du bandeau sacré , profanant les festons ,
Roidissant ses deux bras contre les noeuds terribles ,
Il exhale sa rage en hurlements horribles .
Tel , d'un bras chancelant obliquement frappé,
Mugit un fier taureau de l'autel échappé.
Enfin dans les liens du couple sanguinaire
Il meurt.... et de Pallas gagnant le sanctuaire ,
Aux pieds de la déesse , et sous son bouclier,
Les superbes vainqueurs vont se réfugier,
7
VERS au C. LUCIEN BONAPARTE , faits
après la mort de son épouse,
J'AI lu dans ton ame sensiblé
968925 los
Combien j'ai partagé la profonde douleur ,
Dont un sort barbare , inflexible
Goutte à goutte abreuvaton coeur !
Les longs tourments de l'agonie
D'un objet tendrement aimé ,ว
FRIMAIRE AN IX.
407
r
7
D'une froide philosophie
N'ont point trouvé ton coeur armé ;
Toutes les passions vives , tendres , sublimes ,
De leurs nobles transports l'ont toujours enflammé.
C'est aux esprits ardents , aux ames magnanimes ,
A sentir le chagrin dont il est consumé.
Au charme douloureux de la mélancolie
Cependant garde- toi d'abandonner tes sens ;
Ecoute notre voix , la voix de la patrie ,
Qui réclame tous tes instants.
D'une carrière illustre , et que sa main te trace ,
Le ciel t'accorde encor une longue moitié ;
Et , pour te consoler , il a marqué ta place
Entre la gloire et l'amitié.
Par le C. Carrion de NISAS
ENIGM E.
Aux entrailles des monts je prends mon origine ,
Et j'embellis souvent la campagne voisine .
On m'appelle aux cités , où mon sort le plus beau
Ne saurait m'élever plus haut que mon berceau .
LOGO GRYPH E.
Quand je résonne creux , je suis plus d'une fois
La dernière raison des peuples et des rois ;
Alors que j'ai six pieds on tremble à mon approche.
Sur deux , avec plaisir , on me met dans la poche.
Sur quatre , quel sublime emploi !
Le monde est partagé par moi .
Sur quatre encor , je suis moins que la moindre chose.
Et je suis aussi plus que dix.
Sur cinq , en de lointains pays ,
On sait trop quels tourments , quels travaux je m'impose.
Pour être admiré des benêts
Sur trois je ne suis pas mauvais ;
Mais je reprends cinq pieds pour borner cet ouvrage.
Le lecteur attentif me voit d'ici , je gage .
408 MERCURE DE FRANCE ,
Mots de l'Enigme et de la Charade insérés
dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Mercure.
Le mot de la Charade est Bienfait.
DE l'Éducation des filles , par M. DE FÉNÉLON ,
archevêque de Cambrai ; nouvelle édition
augmentée d'une lettre du même auieur, à
une dame sur l'Education de sa fille unique ,
et d'un discours préliminaire sur quelquesuns
des changements introduits dans l'Education
, par S, J. B. V.
le
FENELON fut , au jugement de Voltaire ,
premier des hommes dans l'art de rendre la
vertu aimable. Celles à qui ce livre est destiné
ne pouvaient donc avoir un maître plus digne
de les intéresser et de les conduire . Nul faste dans
les préceptes , mul effort dans le style. Aussi les
juges modernes dédaigneraient peut - être ce petit
traité , si le nom de l'auteur ne les obligeait à
quelque retenue . Louis XIV fut moins difficile.
On exigeait à sa cour le même naturel dans l'esprit
que dans les manières . L'emphase déplaisait dans
les livres , comme la vanité dans les parvenus .
Chaque homme était soumis aux bienséances de
son état , chaque écrivain aux convenances de
son sujet.
"
Ce livre sur l'Education des filles eut le mérite
inappréciable de n'être , à l'époque où il parut ,
que ce qu'il devait et pouvait être. Composé dans
un séminaire , il se répandit bientôt au milieu de
a cour la plus brillante et la plus polie . Le mo
t
FRIMAIRE AN IX. 409
narque savait juger les hommes. Il pensa qu'un
écrivain supérieur , qui , en traitant de l'éducation
domestiqué , n'avait point voulu élever ses idées
et ses expressions au dessus de son sujet , ne serait
point au dessous des talents qu'exige l'éducation
des rois. Fénélon fut choisi , et justifia l'opinion
de son siècle et de son maître . Celui qui avait sù
se borner à la simplicité convenable en retra-..
çant les devoirs les plus vulgaires , prodigua
bientôt , dans un ouvrage immortel , toutes les
richesses de l'imagination et de la sagesse antique
pour l'instruction des peuples et des souverains
.
On ne doit pas s'étonner que l'archevêque de
Cambrai fonde ses préceptes sur ceux du christia
nisme . Il dit aux femmes que, dans la religion seule ,
est la règle de leurs devoirs et la source de leur bonheur.
Il pouvait ajouter qu'elles doivent à la religion
plus de charmes et plus de grâces. Heloïse ,
la plus aimable des femmes , était pieuse . Richardson
et Rousseau n'ont pas donné un autre caractère
à leur Julie , à leur Sophie , à leur Clémentine
et à leur Clarisse ; que Julie et Sophie soient
incrédules , et l'intérêt qu'elles inspirent va disparaître.
La Délie de Tibulle offre sans cessé
des sacrifices aux Dieux , et l'amour de Tibulle
s'en augmente. Ainsi toutes les femmes doivent
aimer les doctrines religieuses , si elles ont quelque
sensibilité réelle , et surtout si elles veulent
parler longtemps à la nôtre. Au siécle de Fénélon ,
comme dans celui-ci , elles avoient partagé la
fureur des cabales et des factions . I lles s'étaient
mêlées aux intrigues politiques et littéraires. Plusieurs
s'étaient faites théologiens , comme aujourd'hui
elles se font philosophes ; quelques - unes
410 MERCURE DE FRANCE ,
étaient beaux esprits , d'autres étaient savantes :
toutes avaient leur coterie , leur tribunal et leurs
prôneurs ; mais observons qu'elles étaient presque
toutes ennemies des grands écrivains de ce siècle.
Les plus fameuses persécutaient Racine , et soutenaient
Pradon et Coras . Cette savante qui ,
selon Boileau ,
Souvent dans sa gouttière ,
A suivre Jupiter passe la nuit entière ;
avait dénoncé le poète comme auteur d'un libelle
contre l'état et le roi. Rien n'est changé à cet égard .
Une femme , humiliée dans son amour - propre
littéraire , vous accuse aujourd'hui d'être un roya- .
liste et un anti - philosophe. Les intrigantes du
siécle passé menaçaient de la Bastille , celles du
nôtre menacent de la proscription ; et l'on nous
parle des progrès de la morale !
Mais il s'agit de Fénélon . Le souvenir de ce
grand homme écarte tous les sentiments amers , et
dispose à l'indulgence ; il n'avait pu lui - même.
cependant pardonner cette manie de la rénommée
cette ambition d'esprit et de philosophie qui
avait saisi quelques femmes de son temps . Dans
une lettre à M.me la duchesse de Beauvilliers
il cherche à prémunir sa fille contre ce genre
de ridicule , le pire de tous.
«<
<< Certaines femmes , dit Fénélon , sont encore
plus passionnées pour la parure de l'esprit que
<< pour celle du corps. Elles cachent un peu leur
<< science , mais elles ne la cachent qu'à demi
pour avoir le mérite de la modestie avec celui
« de la capacité. D'autres vanités plus grossières
<«< se corrigent plus facilement , parce qu'on les
<< aperçoit , qu'on se les reproche , et qu'elles marFRIMAIRE
ANI X. 411
1
« quent un caractère frivole. Mais une femme
» curieuse , et qui se pique de savoir beaucoup ,
se flatte d'être un génie supérieur dans son sexe ,
« Elle se sait bon gré de mépriser les amusements
«< et les vanités des autres femmes , elle se croit
« solide en tout , et rien ne la guérit de son
<< entêtement. Elle ne peut d'ordinaire rien savoir
« qu'à demi. Elle est plus éblouie qu'éclairée par
<«< ce qu'elle sait. Elle se flatte de savoir tout ; elle
« décide , elle se passionne pour un parti contre
< «un autre , dans toutes les disputes qui la surpas-
« sent , même dans les matières les plus graves ;
de la vient que toutes les sectes naissantes ont
« eu tant de progrès par des femmes qui les ont
<<< insinuées et soutenues. Les femmes sont élo-
« quentes en conversation , et vives pour mener
« une cabale. Les vanités grossières des femmes
« déclarées vaines , sont beaucoup moins à craindre
«< que les vanités sérieuses et raffinées , qui se tour-
« nent vers le bel esprit pour briller par une
apparence de mérite solide . Il est donc capital
de ramener sans cesse M.elle votre fille à une
« judicieuse simplicité . »
Ces préceptes trouvent encore leur application
à chaque instant. Ils n'ont pas plus vieilli que ce
style , dont la grâce est dans le bon sens , dont
l'élégance est dans la simplicité .
Le discours préliminaire est digne du livre qu'on
vient de réimprimer. L'éditeur de Fénélon est un
de ces excellents juges qui peuplaient autrefois
Paris , et qui disparaissent tous les jours ; un de
ces hommes qui ont recueilli toutes les traditions
de la politesse et du goût , et qui en donnent tour
à tour des modèles dans leurs conversations , et
dans les feuilles échappées à leurs loisirs . Son ju412
MERCURE DE FRANCE ,

gement est aussi solide que son goût est pur. On
voudrait citer ce qu'il dit du caractère et des
écrits de Rousseau . Il les apprécie avec la plus
grande justesse . Il s'élève avec force contre l'indiscrète
familiarité qui s'est établie entre les enfants
et les pères dans l'éducation, de ces derniers
temps. Tout ce morceau doit être lu et médité
avec attention . C'est ainsi que s'exprime l'éditeur :
«<
«
«Faitespliervos fils sous larègle; réservez votre
gaieté , et ne la laissez point échapper devant
« vos filles. Ce sont les conseils du livre où Fénélon
puisait tous les siens. Il mettait son art à les rendre
«< aimables , mais ses soins à les conserver. Qui les
néglige , s'expose lui-même à celui de tous les
mépris qu'il est le plus affreux de supporter, à celui
« de ses enfants ! car on le rencontre sans cesse ,
«< sans cesse on se souvient que l'on espéra l'amour
« et le respect. Malheureux parents ! eh ! quel droit
et
aviez-vous de l'espérer ? Je le demande à tous ceux
« qui recueillent maintenant le fruit amer de leurs
« molles complaisances , de leur indiscrète familia-
« rité , de cette égalité qu'ils appelaient le voeu de la
« nature, et qui ne le fut jamais ; c'est absolument l'ins
« titution contraire àla sienne . L'état de la famille
« est un contre-poids continuel de la faiblesse pro-
« tégée , et de la force protectrice . La force , à
"
mesure que les ans s'écoulent , passe du père au
fils , et la faiblesse revient de l'enfant au vieillard,
<< Ne prétendez pas vainement changer cet ordre,
« Si on le suit , l'enfant sera aimé ; car c'est là l'usage
« auquel la nature emploie la force du père ; et le
« vieillard sera chéri et respecté ; car ce doit être
<< la moisson de ses vieux ans , et la gloire de son
« fils. Cette moisson se recueillait jadis ; aujourFRIMAIRE
AN IX. 413
« d'hui elle semble détruite par les vents des opi-
<< nions , et la contagion des mauvaises moeurs ; et
<«< comme les parents , tendres avec sagesse , sont
« rares , les enfants , attentifs avec respect , le sont
davantage »> . «
Il est à souhaiter que le même éditeur nous
donne , avec des préfaces du même mérite , un
recueil des oeuvres choisies de Fénélon , telles que
son livre sur l'existence de Dieu , un choix de ses
dialogues , et sa correspondance avec le régent.
BIBLIOTHEQUE germanique , médico -chirurgicale
, ou Extrait des meilleurs ouvrages de
médecine et de chirurgie , publiée en Allemagne.-
Par les CC. BREWER et DELAROCHE ,
médecins. Seconde année , tome 3 et 4. A
Paris , chez le C. Croullebois , libraire , rue
des Mathurins , n.º 398.
-
CET ouvrage utile , se continue avec succès , et se
perfectionne en se continuant . Il paraît , par cahiers ,
tous les mois six cahiers forment un volume . Il se
soutient depuis deux ans , et pendant ce temps , il a fait
connaître les principaux ouvrages , faits et découvertes
de médecine , chirurgie et sciences correspondantes ,
qui ont été publiés en Allemagne .
On sait combien est vaste la partie , de l'Europe
dans laquelle la langue allemande est usuelle ; en
combien d'états elle est séparée ; quel nombre de capitales
et d'universités elle renferme , et quel rang
tient la médecine parmi les sciences qu'on y cultive
avec persévérance et émulation . On sait aussi quelle
profusion de livres en tout genre s'y impriment :
toutes ces considérations doivent faire apprécier l'uti
lité du travail entrepris par les auteurs de la Biblio,
414 MERCURE DE FRANCE ,
théque germanique , médico-chirurgicale. Ainsi , les progrès
que fait la science dans ce pays , nous deviennent
aussitôt communs ; le discernement fait un choix parmi
les ouvrages nombreux qui s'y publient , et l'analyse
conserve et fait connaître tout ce qui mérite d'être connu
et conservé.
L'importance de cette entreprise , et les avantages
qui doivent en résulter sont incontestables et évidents ;
et l'on peut dire , après une épreuve de deux années
d'efforts soutenus , et de succès mérité , que l'exécution
répond à son importance. Deux médecins exercés
par une longue pratique et par le travail du cabinet
, dégagés de préventions , supérieurs à l'esprit de
parti et de système , doivent être reconnus comme
aussi propres à choisir , que compétents pour juger.
C'est ainsi que de l'ouvrage des autres , ils sont parvenus
à en faire un qui leur appartient . Leur analyse
est un crible où il ne passe rien que d'épuré.
Le nombre de faits et d'ouvrages intéressants , consignés
ou analysés dans ces deux volumes sont , pour la
science à laquelle ils sont consacrés , une importation
de richesses à laquelle doivent mettre un grand prix
ceux qui la cultivent. Les ouvrages les plus importants
qu'on y fait connaître par l'analyse , sont un traité
de J. Christian Reil , professeur à l'université de Halle ;
la Pathogénie , ou Considérations sur l'influence de la
force vitale , et la forme des maladies , de Christ.
Will. Hufeland ; un traité de la Péripneumonie nerveuse
ou maligne , de Fred . L. Kreysig , professeur en
médecine et en chirurgie , à Stutgard ; l'Histoire de la
chimie de Gmelin , professeur à Gottingen ; la Bibliothéque
chirurgicale de Richter ; le Journal de chirurgie
de Læder ; enfin , un Recueil d'observations de médecine-
pratique de Weikard . On y suit d'un oeil observateur
, la naissance et les progrès des idées nouvelles ,
>
FRIMAIRE AN IX .
415
et l'influence des systèmes sur la pratique. On y voit
comment la doctrine des humeurs et des pléthores de
toute espèce , portée jusqu'à l'abus , pendant vingt
siécles , et à laquelle le traitement de toutes les maladies
fut superstitieusement soumis pendant cette longue
durée de temps , fait place aujourd'hui à celle de
l'action du principe vital et de ses modifications ; ou
du moins comment on essaie de concilier les deux systèmes
qui divisent le monde médical ; savoir : la pathologie
humorale et la pathologie nerveuse. On y trace
le progrès des opinions systématiques de l'écossais
Brown , adoptées par quelques médecins , qui , si elles
méritaient de l'être généralement , simplifieraient beaucoup
la pratique de la médecine , en rangèant toutes
les maladies sous deux classes ; l'une , qui comprendrait
toutes celles qui doivent être traitées par la méthode
affaiblissante ; l'autre , celles auxquelles devrait
s'appliquer la méthode excitante .
De tous les ouvrages analysés dans ces deux volumes ,
la Pathogénie d'Hufeland est le plus intéressant pour
ceux qui se plaisent dans les idées générales . Il est
proprement , comme le disent les auteurs de la Bibliothéque,
la métaphysique de la médecine , et ils en
conseillent avec raison la lecture à ceux qui veulent
connaître cet art , autrement que par une application
routinière des médicaments , et qui sont curieux d'en
approfondir les principes . On trouve , dans cet ouvrage ,
cette opinion dont ceux qui ont récemment écrit sur le
bonheur des sols , en vers et en prose ,
auraient pu
tirer de belles conséquences en faveur de leurs héros ;
que plus le système nerveux est susceptible d'impressions
, plus les maladies se inultiplient et s'engendrent
avec facilité ; d'où il résulte , y est - il dit , qu'un homme
dont les facultés sensibles et intellectuelles n'ont point
été développées par l'éducation ou par la réflexion
416 MERCURE
DE FRANCE
,
peut vivre sous l'influence de diverses causes nuisibles ,
sans tomber malade , bien plus sûrement que ceux qui
ont vécu dans d'autres circonstances. C'est un fait
ajoute l'auteur , que le nombre des maladies a augmenté
en raison des progrès de la civilisation .
. C'est un fait qu'on pourrait , je crois , révoquer en
doute . Mais , pour ne pas laisser les sots jouir trop
argueilleusement de leurs avantages , et même pour
les empêcher de se livrer à une sécurité , dangereuse
peut-être , il est bon de leur dire que les médecins ne
sont pas tous d'accord sur l'efficacité de cet état pour la
santé et la longue vie. Je me souviens fort bien d'avoir
lu dans un ouvrage de Barthès , sur le principe vital ,
qu'il est nécessaire , pour la perfection de la santé ,
d'exercer tous nos organes , ceux de la pensée comme
les autres , attendu , dit- il , qu'on meurt de bétise.
Parmi les expériences curieuses sur l'imagination ,
faites dans la vue de prouver l'influence de cette faculté
sur l'économie animale , il n'en est point qui le soient
davantage que celles auxquelles le perkinisme a donné
lieu. On trouve , dans le n . ° 22 de la Bibliothéque germanique
médico-chirurgicale , un article très intéressant
sur ce sujet en voici l'extrait , et en prenant counaissance
de ce qu'on va lire sur le perkinisme , plus d'un
lecteur se souviendra involontairement du mesmérisme.
Perkins , médecin de Plainfeld , dans l'Amérique
septentrionale , qui a donné son nom à cette nouvelle
jonglerie , a prétendu avoir trouvé un remède efficace
contre la goutte , le rhumatisme , et autres maladies ,
dans le simple attouchement des parties souffrantes ,
pratiqué au moyen de deux aiguilles de métal , arrondies
en haut , pointues vers le bas , d'un quart de pouce
de diamètre à leur partie supérieure , et de quatre pouces
de longueur. L'une est jaune , et l'autre a un lustre
blanc bleuâtre. Le gouvernement des États - Unis ,
'
REP.FRA
.
FRIMAIRE AN IX. 417
croyant devoir favoriser cette découverte , a fait délivrer
à son auteur une patente , en vertu de laquelle
il doit jouir , pendant quatorze ans , du privilége exclusif
de la vente de ces instruments , qu'il ne cède
pas à moins de vingt- cinq écus pièce . Ces aiguilles ont
passé d'Amérique en Europe , et ont fait fortune dans
le Nord , et surtout en Danemarck. Elles ont aussi
acquis quelque célébrité en Angleterre , et , dernièrement
, à Bath , elles opéraient plus de guérisons que
les eaux. Tous les malades voulaient être touchés par
des aiguilles de Perkins ; on les touchait , et ils étaient
guéris .
Le docteur Haygarth , doué d'un esprit d'observation
très - éclairé et très - étendu , et rempli de zèle pour
l'avancement de tout ce qui peut contribuer au bien
de l'humanité , proposa à un habile médecin de cette
ville , le docteur Falconer , de profiter de cette opinion
accréditée , pour faire un cours pratique sur l'imagination
. En conséquence , ce médecin appuyant de toute
son autorité la confiance déja acquise aux aiguilles , a
touché tous les malades qui se sont présentés. Seulement
, à la place des aiguilles merveilleuses et de
vingt-cinq écus pièce , il s'est servi , en contre- façon ,
et en ayant soin d'imiter à l'extérieur , très - exactement
, les modèles connus , d'aiguilles de plomb , de
bois , de fer , d'os , etc .; et il a également réussi , bien
véritablement réussi à opérer les cures les plus surprenantes
. Il faut en lire , dans l'ouvrage , les détails curieux
, circonstanciés , et constatés de manière à ne
laisser dans l'esprit , aucun doute sur leur réalité . Après
cela , on pourra demander si les mots charlatans et
charlatanisme ne sont pas , comme bien d'autres , aussi
mal définis que mal appliqués ; et si on ne devrait pas ,
avec plus d'exactitude , appeler ceux à qui on a donné
jusqu'ici ce nom injurieux , des artistes , et leur indus
27
418 MERCURE DE FRANCE ,
drie , une science ? Mais que font ceux qui découvrent
le secret , en révélant qu'il n'y en a point ? Ils mettent
une vérité stérile à la place d'une erreur utile . Serait-
ce là qu'aboutiraient en dernier résultat , la science
et les lumières ?
Telle est la Bibliothéque germanique médico - chirurgicale.
Nécessaire à tous ceux qui s'appliquent à l'art
de guérir , elle est intéressante pour tous les lecteurs ;
et il n'est point d'entreprise de littérature et de science
qui mérite , sous plus de rapports , d'être encouragée et
efficacement soutenue.
DISCOURS prononcé par le C. LAHARPE ,
à l'ouverture du Lycée , le 3 frimaire an 9:
Chez Migneret , imprimeur , rue Jacob
n . 186 .
O
LE C. Laharpe a reparu dans le Lycée , qu'il a
rendu si célèbre , et par ses leçons de littérature , et
par le grand ouvrage où il les a recueillies * . Son
nom avait attiré un noinbreux auditoire à la première
séance. Il a lu la traduction en vers , du sixième Chant
de la Jérusalem délivrée . Le génie du Tasse et le
talent du traducteur ont été vivement sentis . Cette
lecture avait été précédée d'un discours , où l'auteur
français apprécie avec justesse l'auteur italien ?
qui , seul de tous les poètes épiques , a su égaler Homère
dans la partie des caractères. Renaud , dit-il ,
tout brillant qu'il est , n'est pas de la même force dramatique
que l'Achille d'Homère. Mais , en revanche , le
2 ..
* L'abondance des matières a retardé jusqu'ici l'extrait
du Cours de littérature , par le C. Laharpe . Mais cet extrait
paraîtra sûrement dans le prochain Numéro.
FRIMAIRE AN IX.
419
Godefroi de la Jérusalem délivrée est très -supérieur à
Agamemnon de l'Iliade. Les hommes éclairés de tous
les partis , ceux qui ont bien lu Montesquieu , et qui ont
appris , dans ses ouvrages * , combien le christianisme a
perfectionné les idées morales des peuples de l'Europe ,
n'ont point été surpris que le traducteur du Tasse ait
attribué cette supériorité du caractère de Godefroi à l'influence
d'une doctrine louée par ses ennemis même. Si ,
d'abord , le ton religieux de ce discours a paru étonner un
petit nombre d'auditeurs , il a bientôt entraîné tous les
applaudissements , par l'intérêt dont il est rempli. L'auteur
a parlé noblement de sa proscription et des travaux
qui l'ont consolé dans l'exil et dans la solitude : il s'y est
occupé d'un poème épique consacré au triomphe de la
religion ; et , pour se soutenir au ton de l'Epopée , il
entremêlait la traduction du Tasse à des compositions.
originales. Ceux- mêmes qui ne partagent pas les nouveaux
principes du C. Laharpe , mais qui conservent
de la littérature et du goût , ne se plaindront pas de
voir les poètes devenir religieux . Ce caractère n'a pas
nui , sans doute , à l'auteur d'Athalie , et à notre grand
lyrique. Le christianisme a donné même à Voltaire deux
de ses plus beaux ouvrages , Zaïre et Alzire. En un mot ,
tous les grands poètes depuis Homère , et j'ose dire , tous
les grands talents , quels qu'ils soient , se sont élevés
plus haut en s'appuyant sur les idées religieuses ; elles
ont même quelquefois soutenu des écrivains médiocres ,
qui seraient tombés sans cet appui , tant elles sont fortes
et puissantes !
Le C. Laharpe , rappelé de la proscription par le 18
brumaire , a donné de justes éloges aux hommes qui ont
sauvé la patrie dans cette mémorable journée . Mais ,
fidele au ton général de son discours , il rapporte à
Voyez l'Esprit des lois.
420 MERCURE
DE FRANCE
,
la Providence la gloire et les bienfaits de cette dernière
révolution. Voici comme il s'exprime .
Quand ces grands événements seront traités comme ils
doivent l'être , les faits qui n'ont besoin que d'être offerts
à la réflexion , démontreront que la révolution française
a pour ainsi dire ouvert le livre de la Providence ,
autant du moins qu'il est permis à l'homme d'y lire ,
et qu'il lui est recommandé de l'étudier. Le peu que
j'en dis ici n'est qu'un hommage bien dû à cette suprême
Providence qui , contre toutes les vraisemblances
humaines , mais non pas contre mon espérance ,
m'a ramené devant vous , après tant d'épreuves dont
je n'ai que des grâces à lui rendre. Si des payens mêmes
disaient autrefois : ab Jove principium , il ne m'est pas
défendu d'imiter Bâcon , qui ne commençait jamais au
'cun travail sans s'adresser à l'auteur de toute lumière ,
et sa prière habituelle , qu'il a mise à la tête de ses
écrits , n'en est pas le moins admirable. Remercier le
ciel de ses bienfaits est aussi une espèce de prière , et
parmi ces bienfaits sans nombre , que nous avons tous
ressentis , je me borne à deux principaux , qui ne seront
peut-être pas inutilement rappelés en peu de mots à
ceux qui sont capables de réfléchir.
» La France a été sauvée deux fois , et sans qu'on puisse
dire ni qu'elle y ait eu la moindre part en elle - même ,
ni qu'elle ait pu l'espérer. La première époque est celle
que l'histoire appellera toujours Thermidor , où la destruction
universelle allait se consommer sans obstacle
et sans délai , quand celui qui conduit tout , ne fit autre
chose , pour la prévenir , que mettre aux mains une centaine
de scélérats oppresseurs qui s'entretuèrent aussi rapidement
qu'ils égorgeaient , chaque jour , leurs victimes.
Les opprimés n'y furent assurément pour rien ; mais ils
respirèrent , et la mort qu'ils attendaient après tant
FRIMAIRE AN IX. 421
"
d'autres , et comme eux , sans résistance et sans espoir ,
s'éloigna d'eux. A la seconde époque , la France était
retombée sous une autre tyrannie , qui avait adopte
ce principe philosophique dont les termes textuels ne
seront pas oubliés : Il nefaut plus tuer , mais faire
mourir ; ce qui n'empêchait pas que , dans l'occasion
, elle ne se servît du premier moyen comme de
l'autre.. La France touchait donc de nouveau , non plus ,
il est vrai , à une destruction sanglante , mais à une
dissolution totale et inévitable ; et j'ai encore le bonheur
de n'employer ici que les expressions solennelles tant
de fois répétées par ceux - mêmes qui , en nous faisant
ce singulier aveu , avaient l'air de ne pas se douter ou
de ne pas se souvenir qu'ils faisaient leur confession
publique. C'est dans ce moment que la Providence
appelle du fond de l'Egypte , presque seul , sur un petit
bâtiment à travers une mer couverte de vaisseaux
ennemis , un homme qui , en abordant sur nos côtes ,'
n'apportait d'autre force que celle de son nom ; et dès
qu'il eut touché le sol de la France , elle fut sauvée .
Tout ce qui , sous le nom de gouvernement , ne faisait
autre chose que disputer le reste de la dépouille ,
se rangea presque de soi - même devant celui qui seul
réunissait la volonté , le pouvoir et le talent de gouverner
; et la France commença dès ce moment à rentrer
dans le rang des nations civilisées . Je ne crains pas
que te témoignage soit taxé de complaisance : quand
on a su , grâces au ciel , braver si constamment la
puissance oppressive on ne flatte pas même la
puissance libératrice ; car c'est un seul et même principe
qui nous met à la fois , et au dessus de la crainte ,
et au dessus de l'intérêt. Démentir ici mes paroles
ou les suspecter , ce serait calomnier la reconnais
sance ce serait imposer silence à cinquante mille
familles proscrites à qui l'existence vient d'être
422 MERCURE DE FRANCE ,
"
rendue , et ce silence serait ingrat . Il en est un sans doute
qui n'est qu'une réserve très -bien placée sur ce qui
dépend des résultats ultérieurs et de la décision du
temps ; mais en tout temps on peut , on doit louer
ce qui est bon en soi , et ce qui par conséquent le sera
demain comme aujourd'hui . Rendre les pères aux enfants
, et les enfants aux pères , et les époux à leurs
femmes et tous à la patrie , est un noble usage du
pouvoir ; et , en parlant ainsi , je prouve encore que
ceux qui commencent toujours par remonter à l'auteur
de tout bien', ne méconnaissent point du tout les instruments
dont il lui plaît de se servir. Heureux , lors-,
qu'eux -mêmes reconnaissent la main qui les a choisis !
Le grand Cyrus mit un terme à la longue captivité
d'Israel ; il s'éleva jusqu'à la connaissance du vrai
Dieu , par le seul sentiment des hautes destinées où ce
Dieu l'avait appelé , et Cyrus permit de rebâtir le temple
de Jérusalem .
Cette manière de louer est éloignée de toute adulation
, mais elle n'est pas , ce me semble , la moins
imposante et la moins flatteuse . La religion imprime
toujours aux conquérants et aux législateurs , dont
elle a consacré le nom , quelque chose d'auguste et
d'éternel comme elle. Sa voix , qui descend des cieux
retentit avec plus de force sur la terre et parle
seule à tous les coeurs. Le vieil Homère , lui -même ,
répète souvent que toute gloire vient de Jupiter , et les
héros qu'il met sous la protection de Jupiter , n'en ont
été que plus grands et plus fameux .
FRIMAIRE AN IX.
423
1
"
RECUEIL de poésies et de morceaux choisis
de J. DElille.
ONN trouve dans ce nouveau recueil quelques-uns
des vers qui devaient terminer le poème de l'Homme
des champs * , et qui en avaient été supprimés dans
l'édition publiée par les frères Levrault. Les circonstances
qui avaient nécessité ce retranchement ,
ne subsistent plus . Le tableau des calamités passées
est aujourd'hui le plus bel éloge du gouvernement
qui veut tout réparer. L'état de la France s'est tellement
amélioré depuis le 18 brumaire , qu'on ne
doit plus craindre d'imprimer ces vers faits en 1794.
Le poète français s'adresse à Virgile , et compare
l'époque où il écrit , à celle où le poète latin a composé
ses Géorgiques.
Mais hélas ! que nos temps , nos destins sont divers !
Sur l'autel de Cérès , quand tu portais tes vers ,
La douce agriculture avait repris ses charmes ;
Les beaux- arts renaissaient : Mars déposait ses armes ;
Thémis rétablissait ses autels renversés ;
Le pouvoir rassemblait ses faisceaux dispersés ,
Et réparant ses maux dans une paix profonde ,
Rome enfin respirait sur le trône du monde ;
Et nous , infortunés , que proscrivent les Dieux ,
L'orageux avenir se noircit à nos yeux .
La France , malheureuse au milieu de sa gloire ,
Mêle un cri de détresse à ses chants de victoire .
Près d'elle sont assis , sur un char inhumain ,
D'un côté le triomphe , et de l'autre la faim ;
* Ce recueil paraît chez Giguet , imprimeur-libraire , rue
Grenelle Saint- Honoré , n.º 42 , ancien hôtel des Fermes.
On ne doit pas le confondre avec celui que nous avons
annoncé dans le N.° X du Mercure.
424 MERCURE DE FRANCE.

Et quand le monde entier est ébranlé par elle ,
Elle - même en ressent la secousse cruelle,
Auprès de son trophée , on creuse son cercueil ;
Ses succès sont un piége , et ses fêtes un deui !.
Ceux qui viennent de rentrer dans leur ancienne
patrie , grâces au dernier arrêté du gouvernement
les proscrits sur lesquels Delille à jeté un si grand
intérêt , ne liront pas sans attendrissement cette
apostrophe qu'il leur adresse .
Et quand vous conterez votre longue infortune ,
Les tourments de l'espoir , et l'attente importune ,
Votre vie inquiète et vos destins errants ,
Et dans un seul exil tant d'exils différents ,
Cette patrie , objet de crainte et de tendresse ,
Sans cesse se montrant , et vous fuyant sans cesse ,
Ces lambeaux , ce pain noir , ces avares secours
Qui prolongeaient vos maux , en prolongeant vos jours ;
Quand vous peindrez la faim , dans ses accès funestes ,
D'un luxe évanoui vous arrachant les restes ;
La beauté délicate , aux plus rudes métiers
Dévouant sa faiblesse : ailleurs , de vieux guerriers
Echangeant , pour du pain , en les baignant de larmes ,
Ces croix , prix de leur sang , et l'honneur de leurs armes ;
Ou même , d'un peu d'or , cher et dernier débris ,
Dépouillant le portrait d'une fille , d'un fils ,
Hélas ! et pour nourrir leur mère infortunée ,
Livrant jusqu'à l'anneau que bénit l'hyménée ;
Vous verrez vos enfants , ressentant vos douleurs ,
Se jeter dans vos bras pour y cacher leurs pleurs .
Plus bas, on lit les vers suivants , toujours adressés
aux proscrits.
Cependant , revenez d'un exil rigoureux :
Effacez , il est temps , ces tableaux douloureux ;
FRIMAIRE AN IX. 425
De vos champs , de vos bois , réparez les ravages ;
Et toi , qui m'appris l'art d'orner les paysages ,
Muse , cours effacer ces vestiges de deuil :
Que des touffes de rose embrassent ce cercueil ;
Le long de ces remparts , le long de ces murailles ,
Qu'a noirci de ses feux le démon des batailles ,
Courez , tendres lilas ; courez , jasmins fleuris ,
De vos jeunes rameaux égayez ces débris :
Que la vigne , en rampant , gagne ces colonnades ,'
Monte à ces chapiteaux , et pende à ces arcades ;
Et qu'un voile de fruits , de verdure et de fleurs ,
Cache ces noirs témoins de nos longues fureurs .
Nous avons retenu quelques autres vers de
ce même morceau , qui ne se trouvent point
dans cerecueil , à l'exception des trois premiers. Le
poète peint les excès des temps révolutionnaires ,
et rappelle le souvenir du vénérable Malsherbe.
L'enfance est sans berceau , la vieillesse sans tombe ;
Le besoin frappe en vain au seuil de l'amitié ;
Hélas ! l'excès des maux a détruit la pitié !
Que d'illustres proscrits ! quelles grandes victimes !
Tu meurs , ô Lamoignon ! toi , dont l'austère voix
Plaida cent fois la cause et du peuple et des lois !
Tu meurs avec ta fille , et sa fille avec elle .
Chacune de ces morts rend ta mort plus cruelle :
Trois générations en un jour ont péri.
Et toi que j'aimais tant , toi , dont je fus chéri ,
Dont le coeur fut si bon , l'esprit si plein de charmes ,
Pour qui mes tristes yeux ont épuisé leurs larmes ,
O Thiars ! tu n'es plus ! mais du moins avant toi ,
Ton amie * , avait fui de ce séjour d'effroi.
Madame de Serran .
426 MERCURE DE FRANCE ,
1
D'incroyables douleurs terminèrent sa vie ;
Par la main des bourreaux la tienne fut ravie :
Mais l'amitié vous pleure , et doute , de vous deux ,
Qui fut le plus aimable et le plus malheureux .
L'éditeur est connu par un tour d'esprit original
et piquant. Il sait écrire des vers faciles.
et de la prose ingénieuse . Il a voulu venger la
gloire de Delille , dans la préface et dans les notes
de cet ouvrage. Il réfute les critiques qui lui ont
paru dictées par l'injustice et la mauvaise foi ,
contre le poème de l'Homme des champs. On
trouve à la fin de ce recueil tout ce que les journaux
ont dit en bien ou en mal de ce poème . C'est
donner peut-être un peu trop d'importance à des
extraits qui seront oubliés , quand les beaux vers
de l'Homme des champs seront encore dans la
mémoire des amateurs.
Aux Auteurs du Mercure .
Vous demandez quelques détails sur les hommes de
lettres les plus célèbres morts depuis la révolution
tels que Marmontel , Barthélemi , Champfort , etc .;
Vous avez le dessein d'apprécier leurs talents et leurs
travaux. En attendant que vous ayez recueilli sur les
premiers tous les renseignements nécessaires , je vous
envoie une notice sur Chabanon qui fut membre ,
comme eux , de l'académie française , et qui , sans
avoir la même renommée , a pourtant mérité de l'estime.
FONTANES.
" Chabanon eut plus d'esprit que de talent , une érudition
égale à son esprit , et un caractère encore preféFRIMAIRE
AN IX. 427
rable à tous ses titres littéraires. Il cultiva les arts pour
eux-mêmes ; il s'y dévoua tout entier , sans recueillir.
le prix de ce dévouement . La faveur publique s'éloigna
presque toujours de ses travaux , et ses confrères accordaient
plus d'éloges à ses moeurs qu'à ses écrits. Il
ne s'abusait point lui - même sur cette disposition peu
flatteuse , et il n'en aima pas moins les arts et les artistes
. On ne le vit jamais s'affliger des succès de ceux
qui couraient la même carrière. Il louait , le premier ,
et même avec abandon , les hommes qui lui montraient
le plus de sévérité , et peut- être d'injustice. En un
mot , le talent , quel qu'il fût , n'eut point d'ami plus
fidèle , de prôneur plus infatigable et plus mal récom→
pensé. Chabanon s'est peint avec vérité dans ces deux
jolis vers d'une de ses épîtres :
J'aime à louer , j'y trouve une douceur secrète ,
J'étais né pour me faire adorer d'un poète .
"
Ces qualités si rares et si aimables valent mieux que
de bons ouvrages. D'ailleurs , ceux de Chabanon se font
remarquer par plus d'un genre de mérite.
་་ Plusieurs de ses épîtres sont remplies d'observations
ingénieuses qui prouvent la connaissance du monde ,
de sentiments aimables qui font chérir l'écrivain , et de
morceaux entiers écrits avec une élégance qui annonce
le disciple des bons maîtres .
« Ses conceptions dramatiques n'ont pas réussi . Elles
montrent cependant l'esprit exercé et les combinaisons
d'un homme qui connaît l'art . Un double motif peut les
faire lire utilement . D'abord , on y pourra entrevoir la
trace de quelques beautés , et , de plus , on y remarquera
les écueils inévitables où se brisent l'inexpérience de la
jeunesse et même les efforts de l'âge mûr , quand on a
mal choisi son sujet et le genre auquel on est destiné .
- Les vers de Chabanon , quoiqu'on en trouve d'heu-
14
428 MERCURE DE FRANCE ,
reux dans ses épîtres , semblent pourtant le fruit du
travail plus que de l'enthousiasme . Son goût , plus cultivé
que naturel , était celui de la réflexion plutôt que
de l'instinct. Aussi paraissait- il moins fait pour la poésie
que pour la prose.
"
0
« En effet , ce dernier genre , moins difficile , offre plus
de moyens de réputation à l'homme qui n'a que des
connaissances et de l'esprit . Ces deux mérites ne suffisent
pas au poète. Il faut donc préféier aux ouvrages
poétiques de Chabanon , ceux qu'il a écrits en prose.
Sa traduction des Pythiques de Pindare est d'un style
pur , noble et harmonieux au jugement de Voltaire ,
qui , comme on sait , n'avait pas un grand fond de
respect pour Pindare . Celle de Théocrite est estimable.
Ce n'est pas que Chabanon aimât beaucoup les anciens
qu'il traduisait . C'était un grec infidèle à sa patrie ,
comme l'abbé Terrasson ; et M.me Dacier aurait vivement
gémi sur l'endurcissement de ce nouvel incrédule
, car il blasphemait Homère , qu'il avait pourtant
l'avantage de lire dans l'original . Chabanon sans doute
avait tort , mais il se trompait de bonne foi . Ses jugements
sur Homère , et même sur la langue grecque ,
qu'il admirait médiocrement , prouvent , comme on l'a
dit plus haut , que la nature ne lui avait pas donné des
organes très- poétiques .
"
« Il publia un ouvrage sur la musique , dans un temps
où Paris avait assez de frivolité , ou , si l'on veut , de
raison , pour ne point connaître de plus graves sujets
de querelles que les opéra de Gluck et de Piccini . Chabanon
, qui était musicien lui -même , et qui jouait du
violon en amateur distingué , prit parti dans cette guerre
importante. Il écrivit avec autant de justesse que de
goût. Il parla d'une matière qu'il avait approfondie , et
par conséquent son ton fut bien plus circonspect et plus
mesuré que celui de tant d'autres qui se battaient en
FRIMAIRE AN IX. 429
faveur de l'harmonie , sans avoir appris à solfier. Cet
Quvrage , soit pour le fond des idées , soit pour le style ,
annonce un très - bon esprit ; et , chose étrange ! quoi →
qu'il fût plein de modération et de politesse , quoiqu'il
ne servit point les haînes et les passions de ces tempslà
, il eut un assez grand succès. Chabanon n'a point fait
de livre plus lu et plus goûté généralement.
"
Ses mémoires , qu'on a publiés après sa mort , promettent
plus d'intérêt encore . C'est un tableau naïf de
ses habitudes les plus secrètes , et des sentiments les
plus chers qui ont occupé sa vie . Il y retrace les faiblesses
, les enchantements et les peines d'un amour
porté jusqu'au délire de l'enthousiasme , pour trois
femmes qui l'ont trompé. Au milieu des grands événements
politiques dont toutes les têtes sont remplies ,
un pareil sujet paraît d'abord mériter peu d'attention ;
mais les peintures de l'amour , quand elles ne sont pas
faites trop mal- adroitement , conservent un empire indépendant
de toutes les circonstances . On dit , il est
vrai , que l'influence des femmes ne se fait sentir que
dans les monarchies. Mais il ne paraît pas , jusqu'ici ,
que les moeurs républicaines aient ôté aux femmes l'espérance
de régner sous d'autres formes ; il ne paraît pas
qu'elles aient senti le besoin d'acquérir de nouvelles
vertus pour conserver leur ancien empire. Leur puissance
est , à coup sûr , la mieux défendue , et la plus
difficile à détrôner.
" D'ailleurs , ces mémoires ont un sûr moyen de plaire ,
car ils flattent la malignité. Les trois coquettes qu'y
peint Chabanon , sont nos contemporaines . Toutes trois ,
et surtout la troisième , sont très- connues ; l'auteur me
les a nommées plus d'une fois . Le caractère qu'il leur
donne , et qu'un grand nombre d'autres témoignages
peut confirmer , fait comprendre aisément que l'amour
tout platonique de Chabanon ne pouvait guères leur
430 MERCURE DE FRANCE.
convenir. S'il eût moins valu , il les eût fixées davantage.
Mais ses extases d'amour , en quelque sorte mystiques
, son culte aveugle et désintéressé pour les objets
de son choix , présentent un caractère attachant et des
situations absolument neuves , qui plairont aux ames
tendres.
"
me
Chabanon , dans son enfance et dans sa première jeunesse
, avait été dévot comme M. Guion ; il avait
bien changé dans la suite ; il s'était jeté dans l'excès
absolument contraire ; il ne croyait pas plus à la religion
. qu'à l'amour ; il se prétendait détrompé. Mais
était - il moins heureux dans les jours qu'il appelait ceux
de son aveuglement ?
« Quoi qu'il en soit , il termine le tableau de ses amours
par des réflexions morales qui feront sans doute plaisir
au lecteur. Après avoir peint les égarements de ses trois
maîtresses , il s'écrie : « Voilà les objets pour lesquels

"
r
"
"
j'ai sacrifié dix ans mes travaux , mon repos et ma
« vie entière. Voilà les objets que mon aveugle prévention
élevait au dessus de l'humanité ! Des trois , il
' n'en est pas une auprès de qui je puisse trouver une
consolation dans la peine , il n'en est pas une qui
m'entendit et sût ce que je voudrais lui dire , si je
« lui rappelais les scènes d'enivrement que lui occa-
« sionna mon amour . O quelle leçon ! quel préservatif
offert à la jeunesse , s'il n'était pas réglé dans nos
destins , que l'expérience des pères n'est d'aucun
fruit pour les enfants ! Ah ! du moins ceux de mes
successeurs qui passeront par les épreuves que j'ai
« subies , si ce récit tombe entre leurs mains , chériront
celui qui les devança dans l'infortune . C'est
pour eux quej'écris des faits vides d'intérêt pour tout
" autre. Ce sont des amis que je concilie d'avance à ma
« mémoire .

"
&
« Cette lecture pourrait encore devenir utile , aux
"
FRIMAIRE AN IX. 431
*
"
"
femmes qui n'ont pas franchi les bornes du devoir.
Que dans la première faute pour laquelle l'amour
« les sollicite , elles en considèrent les suites inévitąbles
, et , si j'ose ainsi parler , l'innombrable postérité
du vice. Je ne sais si l'on citerait une femme qui
n'ait eu qu'une faiblesse . La première sert d'introduction
à beaucoup d'autres . Il n'est point de femmë
qui ne s'étonnât d'elle - même , si elle se considérait
au-delà du premier, pas qu'elle a osé faire... Ces réflexions
salutaires demandent grâce pour le récit frivole
qui les a fait naître . »
"
"
.
«
K
« On reprochera peut- être à Chabanon d'avoir révélé
des secrets qui devaient mourir entre lui et les femmes
qu'il avait connues. Mais ce n'est point ici Rousseau apprenant
à la postérité les goûts vils et honteux de M.me
Warens , sa bien faitrice ; c'est un homme indignement
trompé , qui exerce , sur trois femmes perfides , une vengeance
assez douce que condamneront seulement celles
qui leur ressemblent.
« Le précis de sa liaison avec son frère Maugris est
à couvert de toute espèce de reproche . On y voit respirer
le charme de l'amitié fraternelle , et la mémoire
des deux frères sera chérie de tous ceux qui ont conservé
le goût des moeurs domestiques.
« La conversation de Chabanon tirait un grand prix
de quelques anecdotes sur Ferney . Il y avoit fait plusieurs
voyages . Il confirmait ce que l'envie a nié longtemps
, mais ce qu'elle- même sera contrainte d'avouer
tôt ou tard ; il soutenait que Voltaire malgré tous
les reproches qu'on peut lui faire , était bon et sensible ,
et que , dans ce siècle , il fut à la fois le plus grand des
hommes , et le plus aimable des grands hommes .
.a
"
Il le disculpait aussi du reproche de jalousie qu'on lui a
fait tant de fois . Il prouvait que son orgueil , qu'on
a cru si irritable , ne se blessait pas facilement.
«
Un homme de lettres , fort distingué par ses talents ,
<

432 MERCURE DE FRANCE
"
" dit Chabanon , demeurait en même temps que moi à
Ferney. Il jouait un jour un rôle important dans Adé-
« laïde sur le théâtre du château . Il dit à Valtaire ;
au moment de la représentation » Papa , j'ai changé
« quelques vers dans mon role , qui me paroissent foi-
« bles. " Voyons , mon fils ». Voltaire écoute les
changements , et répond : Bon , mon fils , cela vaut
mieux , changez toujours de même ; je ne puis qu'y
gagner. Cette anecdote se répéta plus d'une fois ,
et Voltaire fut toujours docile au critique.
a
"
" "
" Rien n'honore Chabanon comme l'impartialité de ses
jugements. Il parlait toujours d'après sa conscience.
« Il croyait avoir à se plaindre de Laharpe . Cependant
il avouait que Voltaire , dans ses plus secrets épanchements
, lui avait toujours parlé de l'auteur de Warvik
et de Mélanie avec la plus haute estime . Il racontait ,
avec une candeur qu'on ne peut trop louer , qu'un jour
il présenta une tragédie à Voltaire ; celui - ci , après
l'avoir lue , la lui rendit sans éloges , en disant : « Il
un'y a que Petit qui puisse faire des tragédies » . Petit
était , comme on sait , le nom que Voltaire donnait à
Laharpe.
" Chabanon était beaucoup plus lié avec Champfort et
Thomas qu'avec Laharpe . Il a répété plus d'une fois que
Voltaire avait fort approuvé la petite pièce de la jeune
Indienne. Ce grand poète y trouvait plusieurs vers
faciles et naturels qu'il citait avec complaisance . Il crut
même quelque temps que l'auteur de cet ouvrage soutiendrait
le théâtre dans sa décadence. Il dit , plusieurs
années après au même Chabanon : " Pourquoi le jeune
homme, qui s'était si bien annoncé dans la jeune Indienne,
n'a - t-il plus rien fait que de sec et de guindé ? d'où
vient que je ne puis plus le lire ? » L'éloge de Lafontaine
et plusieurs scènes de Mustapha doivent infirmer
ce jugement.
DEPT
DE
REP
FRA
.
"
FRIMAIRE AN IX.
43
Une autre fois , Voltaire , après avoir lu un éloge de
Thomas , se permit un jeu de mot cruel pour l'orateur ,
Il ne faut plus dire , cria - t - il , du gali- mathias ,
mais du gali-thomas. » Ce jugement est sans doute
celui de l'humeur et d'un goût trop délicat ; mais on
sent bien que la manière de Thomas , malgré les beautés
mâles et élevées qui se mêlent à ses défauts
pouvait plaire au plus heureux de tous les génies . O¤
se rappelle ces vers de la vieillesse de Voltaire :
Je lis cet éloge éloquent ,
Que Thomas a fait savamment
Des dames de Rome et d'Athène .
Ou me dit : Partez promptement ,
Volez aux rives de la Seine ;
Et vous en direz tout autant
Avec moins d'esprit et de peine.
ne
" Cet éloge qui cache la plus fine ironie , dut paraître
à Thomas presque aussi amer que le jeu de mot précédent
, s'il l'a jamais su.
Saint- Lambert et Delille ( c'est toujours Chabanon
qui parle ) étaient constamment loués par Voltaire . Il
pensait qu'ils avaient ouvert une nouvelle source à la
poésie française , et cet aveu honore d'autant plus Voltaire
, que ce n'est pas dans les morceaux de poésie descriptive
qu'il a le plus excellé.
« Il disait souvent à Chabanon , qui avait le malheur
de partager quelques préjugés modernes sur Boileau ,
celui qui n'aime point Nicolas ne prospérera pas. On
pourrait étendre les détails de ce genre : mais il ne faut
pas blesser l'amour - propre des auteurs vivants. C'est
peut- être ce motif respectable qui a empêché Chabanon
d'écrire tout ce qu'il ne craignait pas de raconter.
Avant de finir , il est bon de savoir que Voltaire ,
ennemi des juifs et de leur théologie , rendait pour-
༡.
28
cent
434 MERCURE DE FRANCE ,
tant justice aux beautés simples et sublimes répandues
dans leurs livres. On tient encore de Chabanon que
l'auteur de Mérope ne parlait jamais sans admiration
de l'histoire attendrissante de Joseph , où il trouvait
la plus belle des reconnaissances et toutes les conditions
de l'épopée . Il regrettait que Racine n'eût pas traité ce
sujet quand ses scrupules l'enlevèrent au théâtre . Il
appelait le livre de Ruth la première des églogues. Il
voulut souvent imiter le livre de Job , comme l'Ecclé→
siaste . Il aimait passionnément les grands traits de ce
poème arabe , le plus ancien des poèmes connus.
сс
Le nom de Chabanon n'est peut- être pas assez célèbre
pour occuper plus longtemps vos lecteurs. Si ses
talents littéraires n'ont pas un grand éclat , son caraçtère
mérite au moins d'être cité comme un modèle
à tous ceux qui cultivent les lettres et les arts.
Nécrologie.
'Le C. Lezay-Marnésia est mort âgé de 66 ans , à
Besançon . Jeune , il avait servi dans le regiment du roi ,
infanterie ce corps , si brillant par sa bravoure , avait
deja , dans Vauvenargues , donné aux lettres l'espérance
d'un moraliste profond et d'un rival de La Bruyère ;
espérance bientôt ravie par une mort prématurée.
Une ordonnance de M. de Choiseul déplut à quelques
officiers de ce régiment .
Marnésia crut devoir quitter le service ; il se retira
dans ses terres , en Franche- Comté. Il y composa un
poème sur la Nature champêtre. On ne trouve dans son
ouvrage , ni l'abondance de Thompson , ni les couleurs.
brillantes de Delille , ni ce talent particulier à Saint-
Lambert , de peindre à la fois la nature en poète , et
de l'observer en philosophe , mais
11 aima la campagne , et sut la faire aimer.
Si son style est un peu faible , il est du moins naturel ,
quelquefois élégant , jamais barbare. D'ailleurs ce poème
FRIMAIRE AN IX.
435
1
offre , d'intervalle en intervalle , des vers et des sentiments
qui n'ont pu sortir que de l'ame d'un poète.
Il publia , depuis , deux ouvrages en prose , le Bonheur
dans les campagnes , et un Plan d'éducation pour une
jeune Dame. Ce qu'on a dit de ses vers peut s'appliquer
à sa prose.
Député à l'assemblée constituante , et membre de la
minorité de la noblesse , Marnésia se joignit au tiersétat
; mais , lorsque la révolution prit un caractère de
violence , Marnésia sut allier ce qu'il devait à la patrie
et à lui - même ; il se retira au Scioto , où un peuple
neuf , ami des Français , jouissait d'une liberté sans
trouble et sans reproches Il revint en France , et il écrivit
quelques lettres sur le Scioto. La tyrannie populaire le
poursuivit ; et , comme d'autres membres distingués de
l'assemblée constituante , il expia dans les cachots , les
services qu'il avait rendus à la liberté.
Il était né riche , il est mort pauvre ; la révolution
avait détruit sa fortune . Ses derniers regards se sont
tournés vers la patrie , ses derniers voeux ont été pour
elle .
Il laisse deux fils , héritiers de ses sentiments . L'un
d'eux , Adrien Lezay , ' est déja connu par plusieurs
brochures politiques , qui promettent à la France un
publiciste de plus , et une gloire nouvelle au nom que
son père a honoré.
N. B. Lezay -Marnésia avait eu aussi une fille qui est
morte avant lui , et qui avait épousé le cousin - germain
du général Alexandre Beauharnais , si indignement assassiné
par le tribunal révolutionnaire.
y
RÉPONSE d'un républicain français au libelle
de sir Francis d'Y VERNOIS naturalisé
Anglais , contre le premier Consul de la
République française , par l'auteur de la
lettre d'un Citoyen fançais à lord Grenville.
A Paris , le 13 frimaire an 9 .
SIR Francis d'Yvernois est chargé par le Gouver
nement anglais , d'annoncer à Londres , toutes les
436 MERCURE DE FRANCE,
années , la ruine complète de la France. Ses propheties
sont exactement payées cinq cents guinées , sans
compter les gratifications. De plus , on a joint à cet
emploi , d'une nouvelle espèce , le titre de chevalier ,
pour que le caractère du prophète devînt apparemment
plus respectable . Sir Francis d'Yvernois se trompe
depuis neuf ou dix ans , à peu près ; mais il n'est point
découragé par ces légères erreurs de calcul . Il en appelle
toujours à l'année suivante. Son livre est prêt
comme la pension , quelque événement qu'il arrive ,
ct l'auteur même fait un médiocre effort d'esprit et
de recherches pour composer les diatribes qu'on récompense
si bien. Il compile sans choix , les récits
contradictoires de toutes les gazettes du continent :
quand on veut lui faire quelques remarques polies sur
ses prédictions , il regarde en pitié le contradicteur ,
et menace notre nation d'une brochure nouvelle. On
lui observait un jour que la France triomphait de ses
ennemis , et que son agriculture même s'était perfectionnée
depuis qu'il nous menaçait avec tant de régularité
d'une destruction totale . Tant mieux , dit- il ,
la France triomphe pour un moment , son agriculture
prospère ! tant mieux ! preuve évidente de mon système.
La chute n'en sera que plus épouvantable . Cette anecdote
est certaine et mérite d'être connue.
"
;
Il est assez inutile de répondre , comme on voit ,
à un homme aussi sûr de son fait. Quand il doutera
un peu de ce qu'il sait si bien aujourd'hui , il méritera
plus d'attention. Au reste ceux qui ont voyagé savent
que les écrits de sir Francis d'Yvernois ne font
aucun bruit en Angleterre , et très - peu dans les villes
d'Allemagne où ils parviennent. Sa brochure est présentée
tous les ans à M. Pitt. Il est certain qu'on la
paie , il est douteux qu'on la lise. On dit même que
le ministre a ti quand on lui a porté la dernière , et
que la gravité de sir Francis d'Yvernois en est fort
déconcertée. Il n'avait pas été moins blessé du peu
d'estime que témoignait pour ses livres Mallet - du - Pan ,
son compatriote. Je ne prétends point justifier toutes
les opinions de Mallet - du - Pan , mais son esprit était
bien supérieur à celui du premier. On a vu , dans
quelques nos du Mercure britannique , combien de 18
brumaire l'avait fait revenir de ses préventions .
FRIMAIRE AN IX.
437
.
Quoi qu'il en soit , un écrivain patriote a cry nécessaire
de répondre aux déclamations de sir Francis
contre le premier Consul. Cette entreprise est digne
d'éloges. Elle est heureusement exécutée. Le nom
du Consul le défend assez sans doute aux yeux de
l'Europe éclairée , mais il est bon de confondre la calomnie
, l'ignorance et la mauvaise foi , même quand
elles ne peuvent avoir de grands dangers .
Cette réponse est d'un homme qui paraît très exercé
aux discussions de ce genre et aux combats de la tribune.
Il presse son adversaire dans tous les sens . Il lui
démontre ses contradictions perpétuelles. Il le terrasse
autant par les faits que par le raisonnement . Il venge avec
force dans le passage suivant , l'honneur national insulté
par le déclamateur anglais :
*
68
Н
"
་ ་
Oh ! combien de pages et d'injures de votre libelle
, sont devenues inutiles et ridicules par cette
mémorable journée de Maringo , d'où l'homme célèbre
, objet de vos sarcasmes , et que vous traitez
sans cesse d'usurpateur , écrivait aux consuls , le 27
prairial dernier , ces paroles qui ne furent jamais de
" ་ l'idiôme de l'usurpation politique : J'espère que le
peuple Français sera content de son armée ... Votre
fameux protecteur écrivait- il ainsi à votre parlement
• apres les batailles de Dumbar et de Worcester?……..
Qui croirait qu'après avoir célébré vous- même les
" vertus et la bravoure de nos guerriers , vous reprocheriez
à Bonaparte d'avoir cherché à remuer toutes
« les fibres de l'amour-propre national , en ordonnant
d'élever , dans chaque département , des colonnes où
la race des braves verruit leurs noms inscrits ?
"

48
"
Serait - ce encore là un des nombreux priviléges
" exclusifs de la Grande - Bretagne , d'accorder des
honneurs ou des éloges , à la mémoire des illustres
Français ou des héros de nos armées ? Oh ! comme
Votre malfaisant génie empoisonne et flétrit tout ce
" qu'il y a de grand , d'honorable et de généreux
sur la terre ! Les colonnes départementales ,
*
46
cet
unique monument durable élevé par la patrie recon-
" naissante à ses valeureux defenseurs , yous les regardez
comme un simple moyen de remuer les fibres
de l'amour-propre , et vous ne savez y associer aucune
"
*.44
438
MERCURE
DE
FRANCE
.
41
"
idée de gloire nationale , ni aucun tendre souvenir
de famille ou de patrie ! Les honneurs publics dé-
« cernés aux guerriers morts pour les lois et l'indépendance
de leur pays , vous les regardez comme les .
hochets d'un gouvernement qui a l'esprit de mépriser
les hommes , tout en les louant !
*
ec
"
L'inscription des noms des braves sur le marbre et
l'airain , ne vous paraît qu'un moyen de jeter les
soldats français sur l'ennemi comme des boulets , en
a leur promettant des épitaphes dans les gazettes. O
systématique mépris de la gloire et de l'opinion !"
quels horribles progrès vous avez faits dans un gou-
« vernement qui salarie d'aussi infames écrits ! A quelle
horreur et à quelle dégradation l'amour des richesses
et la haine des nations peuvent- elles donc porter des
" ministres et des écrivains !
"
"
"
"

་ ་
་་
"
<<
"
Ne nous étonnons plus si , après avoir rabaissé
ainsi le premier des arts dans le système défensif des
peuples et de leurs droits , et après avoir considéré
les soldats comme des boulets , le gouvernement britannique
n'a plus d'autre morale , que de stipendier
les chefs des armées , et d'organiser dans l'Europe
la guerre éternelle.
10
Ne nous étonnons plus si son écrivain , d'Ivernois ,
ne craint pas de souiller sa plume versatile , en écri-
« vant ces paroles sanguinaires et atroces , qui sont
l'extravagante expression de la politique anglaise :
Toute paix achetée par le sacrifice d'aucune des pro-
« vinces conquises , donnera aux Français la soifd'enfaire
de nouvelles... Tous traités de paix qui ne se signeront
« pas sur l'extrême frontière , ou qui agrandiront leur
u territoire , seront infailliblement le germe d'une guerre
" perpétuelle. »
"
"
" Sont- ce bien les usurpateurs des colonies hollandaises
qui osent tenir un pareil langage ? Sont - ce
les ravisseurs de Ceylan et du Cap de Bonne- Espé-
« rance , de la Martinique et de Surinam , qui vien-
" nent nous accuser d'avoir soif de nouvelles conquêtes
, si nous ne rentrons pas dans les anciennes limites
de la France royale ? ..... Le gouvernement
anglais est - il donc devenu l'arbitre de l'univers . ?
Et vaincu tour - à- tour à Ostende , au Helder ,
"
: ་་
FRIMAIRE ANIX 439
Gênes , à Livourne et sur les côtes de l'Ouest , il
" ose affecter le langage d'un vainqueur ! Il ose interroger
la plus riche nation du Continent europeen ,
» sur ses ressources sur ses moyens d'alimenter ses
" soldats !
te
2
Tel est le ton général de cette brochure . Malgré son
mérite, elle ne convaincra pas celui qu'on y réfute. Cependant
l'embarras de Sir Francis d'Yvernois doit redoubler
à chaque instant. Il louait , l'année dernière , les Russes .
Que fera- t-il aujourd'hui que les dispositions de leur
empereur paraissent changées ? Ceux qui , comme l'auteur
de cet article , ont vu Sir Francis d'Yvernois , parient
qu'il a déjà écrit , contre Paul I. , l'avant - pro
pos d'un gros livre où il prouvera démonstrativement
que la Russie va redevenir barbare , puisqu'elle veut
dérober son pavillon à la tyrannie de l'Angleterre .
SALON DE L'AN VIII.
Suite de la notice insérée dans le N° précédent.
EN rappelant à mes lecteurs les tableaux d'histoire et
les portraits qui ont réuni lés suffrages du public , je
n'ai pas cité tous ceux qui ont mérité de fixer son attention
; il ne m'est point permis d'acquitter ici toutes
les dettes de l'estime , ni tous les tributs de l'espérance .
A peine ai - je indiqué le Tableau de famille de M.me
Vincent; mais je dois ajouter que des artistes du premier
ordre regardent cet ouvrage comme un des plus
remarquables de l'exposition ; et qu'on y love égalelement
la simplicité de la scène , l'action naturelle et
juste des personnages , la distribution de la lumière ,
la saillie des objets , et la fidélité la plus heureuse aux
lois de la perspective linéaire , trop souvent négligee ,
même par des artistes distingués . Tandis que ce tableau
soutient la réputation de son auteur , le Lévite
d'Ephraim commence celle du jeune Vauthier , élève
du C. Regnault ; le succès de cet ouvrage aurait été
plus décidé , si le mérite de la couleur égalait celui de
la composition.
440 MERCURE DE FRANCE ,
La peinture de genre est , dit -on , à celle d'histoire ,
ce que le drame bourgeois est à la tragédie : et voilà
peut -être pourquoi certain connaisseur , qui trouve Racine
un froid bel- esprit , n'admire , parmi les chefd'oeuvres
apportés d'Italie , que l'Hydropique de Gérarddow.
« Otez - moi ces magots , disait Louis XIV ,
à l'aspect de ces tableaux flamands , qui retracent des
scènes prises au coin des rues , et sous le chaume enfumé
d'un cabaret de village . Mais Louis XIV voulait
imprimer son caractère à toutes les productions
de son siécle ; de ce siécle où les beaux- arts furent
toujours nobles et sévères ; où , comme l'a très - bien
dit le C. Garat , il fallut du génie , même pour flatter
; et après lequel Voltaire avoue que la nature
sembla se reposer. Aussi son goût n'est pas une autorité
pour ceux qui louent , avec un sentiment paternel
, les drames bourgeois de la peinture ; et qui , malgré
la prodigieuse différence de l'exécution , s'imaginent
que , pour la pensée et l'intérêt du sujet , on
peut placer sur la même ligne le Médecin de Gé-
Tarddow qui consulte les urines d'un malade , et la
Brouette du vinaigrier.
il
*
Malheureusement pour eux et pour la scène française
, il est reconnu que ce genre a beaucoup moins
enrichi les lettres que les beaux - arts . Dans la peinture ,
y a deux parties très distinctes : l'une embrasse toute
la nature inauimée , les paysages , les fleurs , les animaux
, les marines les ruines ; c'est celle de Van-
Huysem , de Spaendonck , de Breughel , de Vernet et
de Jean Panini ; l'autre s'attache aux scènes de la vie
commune et domestique. Les peintres flamands et hollandais
avaient rendu ce genre précieux , parla vigueur .
du coloris et l'extrême fini des détails ; Greuze a su
lui donner un caractère plus moral et plus touchant.
Son Paralytique et son Fils ingrat , que les artistes nomment
toujours des tableaux de genre , sont malheureusément
des tableaux d'histoire pour toutes les nations.
Et n'est-ce pas encore un véritable tableau d'histoire
, du moins pour nous , cet ouvrage , plein d'esprit.
et de sentiment , que Bonnemaison vient d'exposer , sous
• Eloge funèbre de Kleber et de DesaixFRIMAIRE
AN IX.
441
9
ce
Je titre modeste d'Etude d'après nature ? J'y vois une
femme , pour qui la douleur a doublé les années ; elle
est assise dans la rue ; ses bras desséchés par le besoin ,
n'ont plus la force de s'élever vers le ciel ; ils sont
retombés sur ses genoux ce n'est pas la vieillesse ,
sont les larmes qui ont sillonné ses joues flétries ; mais
à présent ses yeux sont secs , son regard est fixe sa
douleur immobile et muette. Sur le devant de la scène ,
un jeune enfant , déjà trop capable de sentir le malheur
, implore la sensibilité des passants ; et dans le
fond , je lis , sur la muraille , ces affiches insultantes :
CHIEN PERDU , quatre louis à gagner. BAL paré.
TIVOLI , fête d'hiver, MAISON DE PRÊT sur
NANTISSEMENT !!! Un ministre * a , dit -on , placé
ce tableau dans son cabinet. Honneur à l'homme
puissant qui veut que l'image de la misèrè l'avertisse
de ses premiers devoirs , et qui , dans les affaires ,
comme dans les plaisirs , dans la gloire , comme dans
Je bonheur, veut être rappelé sans cesse aux grandes idées
de l'infortune et de la bienfaisance ! Honneur à l'artiste
qui fait un si noble usage de ses talents ! C'est dommage
que le ton général de ce tableau paraisse trop sourd ,
et que le mouvement de l'enfant soit un peu maniére.
-
-
-
Ces objets douloureux m'ont peut-être retenu trop
longtemps : detournons nos regards et portons- les sur
les paysages. Il faut bien quelquefois se consoler de la
société , par le spectacle de la nature. Mais apres avoir
contemple le tableau de Bonnemaison , je ne veux point
promener més pensers mélancoliques dans une campagne
riante , ni reposer mes yeux , encore humides ,
sur les images du printemps. J'aime mieux regarder
cette Matinée d'hiver , de César Vanloo . Je reconnais
le site ; voilà bien le château de Montcalier et sa
dongue terrasse ; voilà ' le village et la grande route.
La neige couvre les objets sans les confondre . J'ai remarqué
cet oratoire rustique , devant lequel un vieils
Jard à genoux , une jeune femme qui tient son enfant
dans ses bras , offrent au Dieu de l'indigence , l'hom
mage d'une foi simple et d'une piété reconnaissante .
Plus loin , une chaumière entr'ouverte dont les habitants
sont réunis autour d'un grand feu ; de l'autre
Le C. Lucien Bonaparte.

442 MERCURE DE FRANCE ,
côté de la route , une villageoise qui charge son âne ,
à l'entrée d'un parc ; et dans le lointain , les Alpes
dessinant leurs sommets couverts de neiges , sur l'azur
d'un ciel brillant et glacé , dont le vent du nord a
balayé les nuages ; toute cette composition est pleine
de poésie et d'intérêt ; la couleur est bonne , et l'imitation
de la nature parfaite . Un autre tableau du
même auteur , représentant un soleil couchant , est trèsinferieur
à celui-ci , quoiqu'il y ait des détails dignes
de son nom et de son talent.
Valenciennes , occupe le premier rang parmi nos
peintres de paysages. Il a exposé , cette année , des
vues d'Italie qui justifient sa réputation , mais qui ne
l'augmentent pas. Son élève Bertin lui fait presque
autant d'honneur que ses ouvrages. Ce jeune homme ,
dont les progrès ont été rapides , donne les plus grandes
espérances . Sa touche est fine , spirituelle et pure ;
le ton de ses tableaux est délicat , mais soutenu , et
bien d'accord dans les partis pris. On lui reproche un
peu de faiblesse dans les masses , et d'uniformité dans
la couleur.
Demarne , autre paysagiste , dont presque tous les
ouvrages sont gracieux sans affectation et finis avec
facilité , a mis de l'esprit et de l'intérêt dans ce petit
tableau , qui représente une ferme au devant de laquelle
on voit un ane mort : cependant ceux qui se rappellent
l'âne mort de Sterne , voudraient que le peintre ne fût
pas si inférieur à l'écrivain . Au reste , le talent de cet
artiste est aimable , fécond et varié ; son tableau , représentant
une bataille , est plein de verve et de chaleur,
et ses paysages ont toujours de la grace , de la fraicheur
et de la vérité .
Il faut encore citer avec éloge , Bidault , Dunouy
et Doix , qui travaillent dans le même genre . Hue,
qui s'y est fait une réputation distinguée , a paru , dans
cette exposition , très -inférieur à lui-même. Ce paysage ,
dans lequel on reconnaît si difficilement Edipe et Antigone
, est décidément un ouvrage au dessous du médiocre.
La vue de la ville et du port de Granville ,
assiégés par les Vendéens , présentait plus de difficultés ;
plusieurs sont heureusement vaincues. L'effet d'un incendie
est presque toujours désagréable et dur dans un
FRIMAIRE AN IX. 443
tableau , parce qu'il est impossible de rendre l'éclat de
la flamme , et que l'imitation imparfaite n'offre qu'un
mélange fatiguant de tons noirs et rougeâtres ; mais ce
caractère convient assez à la scène nocturne que le
C. Hue avait à peindre. En général , cet artiste à de la
vigueur et produit des effets puissants. On le reconnaît
dans ce tableau représentant le goulet de Brest , au
déclin d'un jour orageux ; et dans cette vue d'un phare ,
au clair de la lune , pendant le calme . Son Combat
de la Bayonnaise et de l'Embuscade , a , de plus , le
mérite de représenter , avec fidélité , l'une des plus
brillantes actions de la marine républicaine . Au reste ,
ne cherchez dans ses ouvrages , quoique fort estimables ,
ni ces effets incroyables de lumière , ni ce beau ciel ,
ni ces eaux transparentes , ni cette prodigieuse variété
de scènes , qui caractérisent les marines de Vernet .
Vernet seul a su peindre également les jours sombres
et les nuits lumineuses ; la pêche confiante et tranquille
, sous un ciel pur , sur une mer azurée et calme ;
ou la tempête roulant les vagues noires et profondes
de l'Océan , les nuages , tantôt emportés et divisés par
les vents , l'un à l'autre contraires, tantôt déchirés par
les traits de la foudre , et tantôt arrêtés sur l'horizon
en masses énormes , dont l'extrémité réfléchit une lumière
blaffarde , signe certain que le soleil va plonger
dans les flots les derniers rayons du jour et la derniere
espérance des matelots . O Vernet !
de
----
Je ne terminerai point ces observations sur les peintres
genre , sans dire un mot de Boilly , artiste dont le
pinceau facile a produit beaucoup d'ouvrages , mais qui
paraît avoir oublié que le mieux n'est pas toujours
l'ennemi du bien , et que faire vîte conduit souvent à
faire mal . Les seuls tableaux dignes de sa réputation ,
qu'il ait exposés cette année , sont l'intérieur d'un attelier
de peinture , et le portrait du C. Boyeldieu . Tous les
deux sont traités avec finesse , d'un coloris aimable et
d'un goût délicat .
Parmi les peintres en miniature , l'absence d'Isabey
n'a pas empêché de remarquer les jolis ouvrages de
Sicardy , d'Augustin , de Legay, de Guérin (de Stras-.
bourg ) et de M.elle Gabrielle Capet..
(La suite au N.° prochain. )
444 MERCURE
DE FRANCE
,
SPECTACLE S.
THEATRE FRANÇAIS.
THÉSÉE , tragédie en cinq actes , par le
C. MAZOYER..
LE succès éclatant de cet ouvrage ( à la seconde représentation
) , prouve que l'espérance est , pour le public ,
le premier des plaisirs. Il peut s'y livrer avec d'autant
plus de raison , que l'auteur de Thésée lui fait une promesse
brillante , que le temps , la reconnaissance et l'étude
le mettront , sans doute , à portée de remplir. Mais
sa jeunesse une fois encouragée par des applaudissements
, et le germe de son talent universellement rela
vérité , la justice et l'intérêt de l'art dramatique
exigent qu'on ne dissimule pas les défauts nombreux
de son ouvrage , et l'extrême difficulté d'en faire
une bonne tragédie .
connu ,
Il me semble qu'on est généralement d'accord pour
condamner le choix du sujet . Médée , réfugiée à Athènes ,
a subjugué la vieillesse d'Egée , dont elle est devenue
l'épouse , et dont elle a même un fils . Mais un intérêt sî
tendre'n'occupe point cette femme ambitieuse et cruelle ;
elle ne parle de ce fils qu'une seule fois dans le cours
de la pièce , et c'est pour déterminer Egée à commeitre
un crime horrible . Ses voeux , ses desseins , ses atroces
combinaisons ne tendent qu'à retenir dans ses mains
le sceptre d'Athènes , qui , lorsqu'Egée aura fermé les
yeux , doit appartenir à Pallante par le droit des traités ,
à Thésée , par ceux de la nature . Ce héros fabuleux ,
que le vulgaire croit fils de Neptune , est en effet le
fruit d'un commerce secret qu'Egée eut jadis avec
Ethru , fille de Pithée , roi de Trézène. Il sait le secret
de sa naissance ; il est armé d'un glaive qui doit le
faire reconnaître , et il vient dans les états de son père ,
non pour affranchir sa vieillesse et ses sujets du joug
odieux de Médée , mais tout simplement pour aller
combattre le minotaure après avoir rétabli , dans Athênes
, l'ordre héréditaire de la succession . Médée , insFRIMAIRE
AN IX. 445*
-
truite de tout , unit les fureurs de son ambition à celle
de Pallante ; et , par une suite de manoeuvres et de séductions
infâmes , elle alarme la crédulité méfiante du
vieux monarque , au point de le faire consentirà empoisonner
Thésée, aux pieds des autels et dans la pompe
d'un sacrifice. Tout est prêt. Thésée , qui n'a fait
encore aucune démarche auprès de son pèré , et qui ,
par une bizarrerie inexplicable , n'a voulu se découvrir
que dans le temple , exhorte les Athéniens à se lier à la
maison d'Egée , par de nouveaux serments , sans égard
pour les droits de Pallante ; il tire son épée , en inyoquant
Minerve . A l'instant , Egée reconnaît son fils ; Pallante
sort pour attaquer le palais ; Médée , dont personne
ne songe à s'assurer , va , de son côté, préparer sa vengeance
; et tout le cinquième acte est rempli de récits
plus ou moins naturels , dans lesquels on apprend que
Pallante est tombé sous les coups de Thésée , et Médée
sous ceux de la foudre qui l'a precipitée dans les enfers .
Je vois bien dans cette fable , ainsi conduite , des
passions odieuses , une situation romanesque un dénouement
mythologique ; je n'y vois point d'intérêt
théâtral , point de sentiments doux , point d'émotions
tragiques. Peut - être il était possible d'en faire naître
dans ce sujet ingrat , en profitant du nouvel état de
Médée ; je ne crois pas que son caractère donné empêchât
de motiver le crime de son ambition sur les
intérêts de son fils , sur le soin de le dérober aux ressentiments
de Thésée , et le desir de lui conserver le
trône d'Athènes . Elle serait alors moins odieuse et
plus tragique. Thésée , de son côté , venant pour délivrer
son père et son pays d'une tyrannie avilissante et
cruelle , pour punir les attentats de Médée , et prévenir
les complots de Pailante , aurait un objet plus noble ,
un ton plus héroïque , et produirait un intérêt plus
puissant. Egée même , acquerrait des droits à la pitié
du spectateur ; et je crois que la conduite de tous les
personnages aurait quelque chose de plus dramatique
et de mieux motivé.
8
Malgré le malheur du sujet et les vices du plan
( vices qu'on ne peut, guères corriger sans leur en
substituer d'autres ) , l'auteur de cet ouvrage annonce
des talents peu communs. Le mérite du style , qui
446 MERCURE DE FRANCE,
n'est pas toujours le premier au théâtre , mais sans
lequel il n'est point de grand poète , ni même de bon
écrivain , assure à sa pièce un rang très - distingué parmi
celles qui ont paru depuis dix ans. Il y a bien quelques
déclamations , défaut qui , dans la jeunesse , tient
souvent à la verve et à l'audace , qui , dans l'âge mûr ,
est presque toujours le sceau de la médiocrité. On y
remarque aussi des termes impropres , des réminiscences
et quelques fautes de langage . Mais en géné- ,
ral le style a de la noblesse , de l'éclat et de la dignité.
On a beaucoup applaudi ces deux vers , que dit Thésée
en parlant d'Hercule :
Ses exploits éclatants gravés dans ma mémoire ,
Agitaient mon sommeil des rêves de la gloire ;
Lucain dans la tragédie d'Épicharis , du C. Légouvé ,
dit également que les palmes des poètes fameux
..... S'offrant en songe à sa jeune mémoire ,
Tourmentent son sommeil du besoin de la gloire.
Un autre poète avait dit en parlant de Thémistocle ,
que les trophées de Miltiade :
Des rêves de la gloire agitaient son sommeil .
-
Ainsi , quoique cette rencontre soit fort heureuse
elle ne prouve rien en faveur du jeune poète. Mais
il y a dans Thésée , beaucoup de vers dont la propriété
n'est pas contestée , et qui ne sont pas moins remarquables
par l'élévation de la pensée que par la beauté de
l'expression.
Les Dieux m'aiment encor , mon fils ! ils t'ont sauvé ,
s'écrie Egée , en reconnaissant son fils : ce vers dont
la simplicité touchante , exprime à la fois la reconnais- '
sance religieuse et la tendresse paternelle , a quelque
chose de sublime , dans le moment où il est prononcé.
Je le répète ; le style de cet ouvrage n'offre aucune
trace de mauvais goût ; l'auteur s'est formé à l'école
des vrais modèles , et s'il n'a point la manie de s'en
écarter , je suis convaincu qu'il ne lui faudra qu'un
sujet plus tragique , pour élever un monument durable
à la gloire des lettres et surtout à la sienne .
E.

FRIMAIRE AN IX. 447
PENSIONS accordées à des savants et à des
gens de lettres.

Le ministre de l'intérieur , le C. Chaptal , s'est hâté
de confirmer la gratification annuelle de 2400 fr.
accordée par le C. Lucien Bonaparte , à l'illustre auteur
du Poème des Saisons.
Il a donné une pension de 20co fr. aux CC. Morellet
et Gaillard , tous deux de la ci - devant académie française
. Ce bienfait du gouvernement était dû à leurs
longs travaux . Il était , depuis longtemps , indiqué par
la renommée , et commandé par la justice.
Des pensions de 1200 francs ont de plus été partagées
entre des hommes distingués dans les lettres , les sciences
et l'érudition . Plusieurs sont membres de l'institut. On
a vu avec plaisir , sur cette liste , le nom du C. d'Hanse
de Villoison, et celui du C. Brisson , l'un de nos savants
lés plus respectables , le successeur de Nollet , et le contemporain
des Daubenton et des Buffon .
ANNONCE S.
PORTRAITS des moralistes anciens , au nombre de dixhuit
, destinés à orner la jolie édition du C. Didot
l'aîné , ainsi que les ouvrages des différents auteurs.
qu'ils représentent . Première livraison prix 4 fr.
Contenant les portraits de Jesus - Christ , de Confucius
, Théophraste , Démocrite , Socrate et Aristote..
La 2. livraison paraîtra en frimaire. A Paris , chez
Fuchs , rue des Mathurins ; Aubry , quai des Augustins
; Bozérian , même quai , n.º 33. A Belleville
chez Dupréel , graveur , rue de Franciade. An 8.
RAPPORT et projet de loi sur l'Instruction publique *
fait au conseil d'état , par J. A. CHAPTAL , in- 8.º
-
>
d'environ 140 pages , belle impression . Prix 1 fr. 80
centimes , et 2 fr. 25 centimes franc de port . A Paris ,
chez Deterville , libraire , rue du Battoir , n.º 16 ,
quartier de l'Odéon .
*
Voyez le dernier N.º du Mercure. On y a rendu compte
de ce rapport dans la partie politique , article Paris.
448 MERCURE DE FRANCE ;
PORTRAIT du général Gouvion- Saint- Cyr , conseiller.
d'état , dessiné d'après nature par GUERIN , et gravé
par Fresinger ; in-folio , 5 fr . A Paris , chez Ant. - Aug.
Renouard, libraire , rue Saint- André- des- Arts , n.º 42 .
Ce portrait fait suite à la collection des généraux
gravée par Fresinger et par M. Herhan , et qui se vend
chez le même libraire . Incessamment les portraits de
Férino , Sainte- Susanne et Berthier.
HISTOIRE naturelle des poissons , avec les figures dessinées
d'après nature , par BLOCH ; ouvragé classé par
ordres , genres et espèces , d'après le système de Linné,
avec les caractères génériques ; par RENE- RICHARD
CASTEL , auteur du poème des Plantes , éditeur de
l'Histoire Naturelle de Buffon , en 26 vol. , et professeur
au Prytanée Français.
Edition ornée de 160 planches , représentant environ 600
poissons différents , dessinés par J. E. Desève , et
gravées avec un soin particulier , sous sa direction
par les meilleurs graveurs de Paris ; en 10 vol . grand
in - 18 , très-forts , imprimés avec soin par Crapelet , et
şur beau papier.
Les 10 vol. sur carré fin d'Angoulême , br . 31 fr. 50 c.
cartonnés et étiquetés ,
33 fr.
се sur le même papier , avec les figures coloriées
qui rend aux poissons toutes leurs beautés et le brillant
de leurs couleurs , cartonnés , 60 fr.
Les 10 vol. sur papier vélin , avec les premières figures
en noir , cartonnés , 60 fr.
- sur le même papier , avec les figures coloriées avec
tout le soin possible , cartonnés , 84 fr.
A Paris , chez Deterville
, libraire , rue du Battoir ,
n°. 16 , quartier
de l'Odéon
.
Cet ouvrage contient l'histoire d'environ 600 espèces
de poissons , la description de leurs moeurs , des lieux
qu'ils fréquentent , l'examen de leurs vertus et de leurs
propriétés , les avantages que le commerce et l'industrie
peuvent retirer de leur pêche , etc. Il est le plus étendu
que l'on ait encore fait sur cette partie de l'Histoire
Naturelle. Cette édition se vend séparément ; cependant
elle fait naturellement suite au Buffon de Castel , en
26 vol , qui se trouve chez le même libraire , et dont on
a lu l'extrait dans le n.° X de ce journal.
FRIMAIRE AN IX
LA DEP
449
I
POLITIQ
EXTÉRIEUR.
REY.FR
Ε
5
cent
OBSERVATIONS adressées au Rédacteur de la
partie politique du Mercun , sur l'Angleterre.
L
E gouvernement anglais prend un singulier plaisir
à publier ses refus d'entrer en négociation . On pouvait
lui supposer quelque repentir de sa précipitation à faire
connaître , l'année dernière , la lettre du premier consul
au roi de la Grande - Bretagne , et cette réponse .
dont l'arrogance dut révoler d'abord , et qui paraît
aujourd'hui si ridicule . Il vient de rompre une négociation
commencée , dans laquelle il n'a montré que
de l'égoïsme et de l'insensibilité pour le désastre de
son allié ; c'est encore lui qui publie les pièces de
cette négociation. Ainsi , deux fois le gouvernement
français offensé s'est tú , deux fois le gouvernement britannique
a proclamé qu'il se refusait à traiter de la paix.
Cependant , il faut en convenir , il se sert de prétextes
différents et prend un autre tour que l'année dernière .
Il ne dit plus qu'il attendra , dans le calme de sa sagesse
et dans le sentiment de sa force , que le temps ait prononcé
, si la France peut avoir un gouvernement régulier
, si elle peut revenir de son délire et de ses fureurs .
Quelques événements ont abrégé pour lui cette expérience
et ont peut-être un peu déconcerté son flegme
politique. Mais aujourd'hui , il se plaint avec amertume.
On lui a fait un grand outrage ; on lui a proposé ,
dit-il , d'abandonner son allié.
Avant d'examiner cette accusation , on doit considérer
tout ce qu'un tel soupçon aurait d'offensant pour
le ministère britannique. Il est faux de dire qu'il abandonne
ses alliés ; seulement il les sacrifie . L'année dernière
, l'Autriche, yictorieuse et maîtresse par les armes ,
de presque toute l'Italie , pouvait faire une paix plus
SEIN
2
29
450 MERCURE DE FRANCE ,
brillante que toutes celles qu'a signées depuis longtemps
cette maison . On la lui demandait ; l'Angle eire
ne l'a point abandonnée : persévérez , lui a - t - elle dit ,
suivez vos triomphes , nos trésors ne manqueront pas à
Vos vastes entreprises. L'Autriche l'a écoutée ; l'Autriche
a perdu l'Italie , elle a constamment été vaincue
en Allemagne , elle a tremblé pour ses plus belles provinces
, pour sa capitale même ; elle n'a dû son salut
qu'à la modération du vainqueur et à quelques sacrifices
. Je ne sais pas s'il conviendrait de dire à l'Angleterre
Abandonnez l'Autriche ; mais au moins ce ne
serait pas être ennemi de cette dernière puissance , que
de lui dire abandonnez l'Angleterre.
:
Je ne vois pas non plus dans les circonstances actuelles
, pourquoi ce conseil ne serait pas applicable à
tous les autres allies du gouvernement anglais , à
l'électeur de Baviere , au duc de Virtemberg , chassés
de leurs états ; au roi de Naples , qui ne peut trouver
une grande securité dans les siens encore tout sanglants
de proscription , et déjà menacés de bien pres ; à la
Porte qui se souviendra longtemps d'une journee si
fatale à l'honneur du croissant , et qu'elle eut évitée.
si des ordres de Londres n'eussent rompu une capitulation.
Non , le gouvernement anglais n'abandonne aucun
de ses alliés. Il semble qu'il soit jaloux de leur donner
à chacun une journée de Quiberon . Quand ils ont succombé
, il triomphe encore ; Voyez , dit il alors à sa
nation , nous seuls , nous sommes exempts de ces désastres
; nous seuls , avons une prosperite toujours
croissante il est vrai que les Anglais ont quelques
raisons pour en douter , et les autres gouvernements
pour s'en inquiéter. Plusieurs d'entr'eux manifestent
leurs alarmes , mais ils ne sont pas , ou ils ont cessé
d'être alliés de l'Angleterre ; il sont traités comme ses
ennemis sur les mers. C'est un article qu'elle a ajouté
au droit des nations .
:
Mais a - t -on proposé au gouvernement anglais d'abandonner
l'Autriche ? Est - ce sur une telle base qu'a reposé
la négociation confiée au C. Otto ? Je vois au contraire
que le premier consul ne lui a fait aucune proposition
qui ne tendît à le faire arriver au secours de son allié
FRIMAIRE AN IX. 451
vaincu . Un armistice maritime était demandé à l'Angleterre
, en compensation d'un armistice continental , qui
faisait respirer l'Autriche après ses dernières défaites ,
et qui la préservait peut - être de sa ruine . Le premier
nous promettait quelques avantages que notre gouvernement
était loin de dissimuler ; le second nous coûtait
des sacrifices , nous exposait même à des périls ; un armistice
maritime était sans doute utile à la France ;
un armistice continental était nécessaire au salut de
l'Autriche ; le gouvernement français a pu le dire sans
se laisser égarer par la présomption de ses victoires ;
l'Autriche en a donné elle même la preuve : on n'a
point oublié à quel prix elle a acheté la prolongation
de cet armistice.
'
A la vérité , le négociateur français ne se bornait pas
à demander la liberté des mers pour le commerce ; il
n'eût offert en cela rien que de favorable à l'Angleterre ,
qui a plus à perdre que nous par les courses ; il demandait
qu'on pût envoyer quelques secours et quelques
approvisionnements à Malte et aux ports de l'Egypte ;
ce qui était , à coup sûr , d'un grand intérêt pour nous
mais nullement à comparer avec l'intérêt pressant qu'avait
l'Autriche de conserver les trois places d'Ulm
Ingolstadt et Philipsbourg. Avec un peu de pitié pour
son allié , le gouvernement anglais eût dû faire une pareille
proposition , ou l'accepter sur le champ ; cependant
il l'élude ; il ne se prête qu'avec répugnance à
l'examiner ; il donne un contre - projet qui équivaut à
une dénégation absolue du seul article avantageux pour
nous. Il fait plus ; c'est durant cet intervalle , où son
orgueil semblait condescendre jusqu'à vouloir bien traiter
avec nous d'une trève maritime , c'est au moment
où la négociation ne portait plus que sur les moyens de
conserver à l'Autriche trois places importantes , qu'il
donne des conseils ennemis à cette derniere puissance ,
et qu'il l'entraine à refuser les préliminaires de paix ,
déjà signés par son envoyé , le comte de Saint - Julien .
L'Autriche s'effraie de sa propre démarche ; elle s'excuse
envers le vainqueur ; elle cherche des prétextes ,
elle n'en peut trouver d'autres que le devoir qu'elle s'est
imposé de traiter de la paix concurremment avec l'Angleterre.
L'armistice est rompu ; elle juge sa position ;
452 MERCURE DE FRANCE ,
elle se déconcerte , elle livre Ulm , Ingolstadt et Philipsbourg
; elle perd de puissantes barrières ; mais l'Angleterre
peut prendre et prend Malte : c'est ainsi que le
gouvernement anglais a tendu les mains à son allié ; c'est
avec cette bonne - foi qu'il a conduit la négociation ; mais
il lui faut plus ; il aspire à entrer au congrès de Lanéville
; sans doute il ne veut pas permettre à l'Autriche
de fa re la paix , en écoutant ses intérêts et ses périls ;
il veut la soutenir au congrès , c'est - à - dire , réclamer
pour elle ce qu'elle a depuis si longtemps abandonné ,
ce qu'il lui est inutile de conserver , ce dont elle a déja
reçu , ce dont on lui offre encore d'amples dédommagements.
રી
A quoi bon , dit alors le lord Grenville , à quoi bon
parler toujours d'un armistice maritime , n'arrive - t - on
à la paix qu'avec cette formalité ? Etrange langage ! Et ,
qu'eût pensé le gouvernement anglais d'une telle dérisoa
, si le vainqueur de Maringo se l'était permise envers
l'Autriche ? Enfin , l'armistice , continue le lord
Grenville , n'a plus aujourd'hui d'objet , puisque vous
n'avez plus rien à nous offrir en compensation des avantages
que vous demandez .
Voici en substance la réponse du Gouvernement
Français
Si vous voulez entrer au congrès de Lunéville ,
donnez un gage de vos dispositions pacifiques , comme
nous en avons donné un bien éclatant à l'Autriche . Si
Vous vous y refusez nous ne pouvons traiter de la
paix que séparement avec vous . »
Et voilà cette proposition outrageante qui indigne le
gouvernement anglais ! On ne peut plus rien entendre
de la part d'un ennemi qui vous offense à ce point ; il
faut rompre toute négociation.
Cependant cette déclaration arrive au moment le
plus embarrassant pour l'Autriche ( le 9 octobre ) ; elle
n'a pu encore tirer tous les avantages de l'armistice.
Rien n'est prêt pour sa défense . La saison permet encore
des batailles décisives ; une seule peut livrer tous ses
états. Cette fois , au moins , le ministère britannique
aide le cabinet de Vienne de tous ses moyens ; il lui
fournit , il lui communique , ce dont il fut toujours proFRIMAIRE
AN IX. 453
digue , des subsides et des artifices . Des subsides ! oui ;
mais il attache un prix à ses libéralités . Il faut mériter
ce salaire ; il ne sera donné qu'au mois de février , et le
cabinet de Vienne est obligé , en attendant , de chercher
à concilier son avarice et sa sûreté . Il n'est plus de salut
pour lui que dans les ressources et les mensonges de la
vieille politique.
L'Autriche semble s'être persuadée , depuis deux
mois , qu'elle pouvait jouer avec la France le même
rôle que
Ferdinand le catholique avec Louis XII . M. de
Thugut est renvoyé du ministère ; on dirait que l'empereur
s'est enfin aperçu , s'est enfin indigné du mercenaire
asservissement de ce ministre . Mais non , M. de
Thugut dirige encore toutes les opérations , un peu
secrétement d'abord , plus ouvertement à mesure que
l'hiver paraît éloigner les combats . Le gouvernement
anglais excelle à faire jouer de tels ressorts ; il laisse
à l'Autriche la honte d'une feinte aussi basse , et pour
lui il ne sort point de ses mépris et de son arrogance .
Il se flatte peut- être en ce moment d'avoir su habilement
opposer la politique à la victoire.
Qu'il perde une si douce satisfaction ; il n'a trompé
personne. Il est une autre politique que la sienne , et
bientôt de grands événements vont décider si elle ne
lui est pas supérieure . Les armées françaises ont été
arrêtées dans le cours des plus belles conquêtes ; mais le
même génie , qui avait dirigé leur activité , a dirigé leur
repos ; elles n'ont perdu ni leur discipline , nr leur
ardeur , ni les hommes qui les ont menés à la victoire.
Une éclatante modération a calmé l'épouvante que les
peuples ont longtemps éprouvée à notre approchê , et a
répondu à toutes les inquiétudes des gouvernements .
Bonaparte n'a pas plus manqué à sa gloire en accordant
des trèves , en offrant une paix honorable aux vaincus .
que lorqu'il s'est détourné de Rome , que lorsqu'il s'est
arrêté devant Vienne .
L'Europe délivrée des craintes que nous lui avions
inspirées , a porté son attention sur l'ennemi le plus redoutable
, sur l'Angleterre . Les puissances du Nord ont
vu que ce n'était point assez d'avoir assuré leur indépendance
sur le continent , si elles étaient outragées et
asservies sur les mers. L'Angleterre doit comprendre ,
454 MERCURE DE FRANCE ,
aujourd'hui , pourquoi elle ne renouvelle pas avec la
même impunité , les actes hostiles contre des gouvernements
pacifiques . Au moment où elle s'étonnait que
le Danemarck eût osé murmurer contre elle , la Suède ,
la Prusse et la Russie ont manifesté leur indignation ,
les deux dernières , sur - tout , par des actes positifs .
Quel spectacle plus frappant que celui de l'Angleterre ,
appelant en vain , avec tout son or , des secours en
subsistance ; délaissée dans ses besoins , les proclamant
à toute l'Europe , ajoutant tous les jours à ce fléau par
les cris imprudents qu'elle pousse , et qui ne sont point
entendus . Elle a refusé la paix , tout lui refuse des
aliments. LACRETELLE , jeune.
SUITE des considérations générales sur les
Etats barbaresques.
ALGER.
L'ETAT d'Alger commence à l'orient , vis - à -vis de
l'ile de Tabarque , et finit à l'occident à Aragegoute .
Il a 120 lieues de profondeur du nord au sud , entre
Alger et Birck.
Alger étend sa domination au - delà du mont Atlas ,
dans les pays de Zab et de Tegorarin , qui font partie
du Bilédulgerid .
La ville d'Alger est bâtie sur la pente d'une montagne
en forme d'amphithéâtre ; les rues y sont fort
étroites ; il n'y a point de belles places .
Les autres villes du pays sont toutes sur le bord de
la mer , excepté Constantine . Les campagnes ne sont
habitées que par des Arabes , qui vivent sous des tentes .
Les principales villes sont Bone , située dans un terroir
tres-fertile ; Bougie , ville bien peuplée ; Tremesen
ou Tlemsen , bien peuplée et bien bâtie ; et Constantine
, à trente lieues de la mer * . Le Tegorarin contient
* Oran on Marsalquivir , et la Maria , enclavée dans le
territoire algérien , sont deux villes fortes , avec de bons
ports , qui appartiennent aux Espagnols. Le Bastion de
France , près de Bonc , est un fort important , qui protégeait
en Barbarie les opérations de la compagnie d'Afrique
française et la pêche du corail.
FRIMAIRE AN IX . 455
plus de 100 villages ; c'est le lieu de rassemblement des
caravanes qui vont commercer en Niguitie. Pascara est
la principale ville du pays de Zab. Le pays de Mezab
renferme plusieurs villages .
La population de la ville d'Alger est très - considérable
, et celle du reste du pays ne l'est pas moins . On
peut en juger par le nombre des troupes. Elle renferme
un grand nombre de Maures. En 1694 , il y avait 35000
esclaves chrétiens. La république d'Alger est le plus
puissant des états de Barbarie. Elle se fait imiter /
ou obéir par tous les autres , ou les Turcs , les Renegats
, les Maures , les Juifs et les Chrétiens ; il y a
aussi à Alger un grand nombre de Tagarins : c'est ainsi
que l'on nomme les descendants des Maures venus d'Espagne.
En 1620 , il y avait à Alger 150 navires employés
en course , et 7 galères ; en 1630 , on comptait
46 vaisseaux en état de combattre ; en 1662 , il y en
avoit 33 ; en 1694 , il n'y en avait que 28. Quoique cette
marine ait toujours décru depuis , à peu près dans la
même proportion , c'est encore la plus considérable
d'Afrique , et le grand- seigneur ne laisse pas d'en payer
fort cher les sécours dans l'occasion . Le gouvernement
algérien possède quelques frégates .
Les forces algériennes se composent de 12000 jannissaires
Turcs , Renegats et Cologlis , qui composent
la milice , proprement dite , et sur lesquels on compte
1500 Saphis. La ville fournit encore un contingent dé
20000 hommes , tant Cologlis que Maures , et la campagne
60000 Maures environ , ce qui fait en temps de
guerre une armée de près de 100000 hommes .
Il n'y a point dans l'état d'Alger d'autre ville fortifiée
que la capitale. Les batteries du fort du fanal ,
sont un très - bel ouvrage . La ville est defendue par huit
forts , et son port est fermé par un très beau môle .
Le revenu intérieur de l'etat est de 700000 écus , et
la dépense de 900000 écus. Le trésor public paie exactement
six fois par an ; cinq paiements consommant à peu
près le revenu intérieur , le sixième est hypothéqué sur
le casuel de la mer. Le trésor a le 12. pour 100 dans
toutes les prises , et leve un droit de pareille valeur
sur les marchandises . I lève aussi un droit de 5 pour
100 sur la rançon des esclaves. Le revenu intérieur se
456 MERCURE DE FRANCE ,
compose , comme dans les autres états barbaresques , de
la dîme territoriale. Le dey rend compte au divan de
l'administration des deniers de l'état .
Les pachas d'Alger , peu de temps après leur établissement
, n'accordèrent plus au grand seigneur qu'une
sorte de droit de suzeraineté ; ils étaient plutôt des confédérés
subalternes , que des vice- rois ; fiers de leur indépendance
, ils appesantirent leur joug ; leur avidité devint
insupportable. Ils n'étaient pas plutôt enrichis , au
prix du sang des principaux corsaires , qu'ils fuyaient
dans le Levant avec leurs trésors .
Leur autorité fut renversée par la milice. Une oligarchie
tyrannique et plus terrible encore que leur
despotisme , le remplaça , et fut enfin tempérée par le
pouvoir que s'arrogea , en 1666 , Agi - Aly dey , ou
payeur général de la milice . Comme , pour entretenir
les jannissaires , on avait besoin de recruter dans le
Levant , on ne voulut pas rompre tout - à - fait avec la
Porte. On continua donc à reconnoître le grand - seigneur
, et on reçut le pacha qu'il envoyait ; mais cette
dignité ne fut plus qu'honoraire. On en confina le titulaire
dans un palais d'où il ne pouvait sortir qu'en
cérémonie. On lui accorda un assez grand revenu , le
chargeant de sceller les actes du divan et de garder
le grand étendard de la religion . Cependant on
s'ennuya de part et d'autre de cette vaine représentation
; et , en 1710 , la dignité de pacha fut réunie par le
grand- seigneur à la charge du dey. Ce dernier rang
est si dangereux , que plusieurs ont mieux aimé être
exilés que de l'accepter. L'élection du dey se fait par
la milice assemblée dans le divan , quand elle se fait ,
car d'ordinaire l'assassin succède . Il n'y a pas d'exemple
d'un dey qui n'ait été deposé ou assassiné . Le dey
ne saurait jamais résister aux volontés de la milice.
*
**
Il y avait six ans que Mahmet régnait à Alger, en 1724.
-Sans aucune raisou de mécontentement , la milice se plaignait
de son long gouvernement ; Abdy , sou général de la
Cavalerie , et son ami , l'en avait averti ; il n'en tint compte , et
fut assassiné , comme il sortait à l'ordinaire , et sans escorte.
** Les cuisiniers du divan étant allés demander au dey de
faire payer à M. d'Arvieux les droits du vin venu pour Tusage
de la maison consulaire , contre la coutuine , les capitulations
générales et les articles de la paix , le dey ne put
préserver le cousul français de cette avanie.
FRIMAIRE AN I X.
457
La paie du dey est de 106 écus tous les ans , et c'est
la plus forte paie que l'on puisse obtenir à Alger ; mais
il est le dépositaire de tous les biens de l'état . Chacun
des trois beys ou gouverneurs lui donne 8000 écus par
an ; il a de plus le droit de se faire livrer en nature
toutes les provisions dont il a besoin.
-
Le divan est composé du dey , qui le préside , de
quatre coias , du cadi , du mufti , de l'aga de la milice
, du kaia ou lieutenant - général de la milice ,
de douze ayabulucks et de douze ayabachis , c'està
dire , de douze officiers de cavalerie et de douze
officiers d'infanterie ; il s'assemble tous les jours pour
les affaires de peu de conséquence , et le samedi se
tient le grand divan , nommé calaba , pour les affaires
générales . Dans les décisions des affaires d'état , le
kiaia se lève , reçoit la proposition en question de la
bouche de l'aga , la propose à celui qui suit , et ainsi
de suite jusqu'au dernier ; si quelqu'un y contredit
fût -il le moindre des soldats de la milice , elle n'a
aucun effet . Aussi , dans les grands divans , on fait
assister quatre bachaorders ou porte- paroles , qui écoutent
sans rien dire , et font leur rapport à la milice
assemblée. L'aga est le juge de la milice ; on le change
tous les deux mois et alors il devient mesoul- aga ,
c'est à dire , vétéran , hors de service ; son kiaia ou
lieutenant lui succède . Tous les soldats peuvent parvenir
à cette dignité , chacun en son rang par ancienneté.
Le cadi est le juge civil pourvu par le grandseigneur
; il y a appel de ses arrêts au divan , où luimême
en fait le rapport. Le mufti est le chef de la
religion il y en a deux un Turc et un Maure , à
cause de la diversité des rites ; les Turcs étant hanafites
, et les Maures chafaites . Les chiaoux sont des
huissiers , il y en a quatorze dans le divan ; il y a aussi
quatorze tabbacks ou cuisiniers , et c'est un degré par
où il faut nécessairement passer pour parvenir aux
charges. Les Maures ni les Tagarins n'entrent point
dans la milice ; on change tous les ans les gouverneurs
et les garnisons de toutes les places de l'état . L'état
d'Alger est divisé en trois gouvernements : les gouverneurs
se nomment beys ; ils lèvent les tributs que
"
458 MERCURE DE FRANCE ,
"
doivent payer les Maures de la campagne ; ils rendent
la justice , et sont comptables de leur conduite au divan
: quand on les accuse ils sont entendus , et s'ils
sont déclarés coupables , ils sont étranglés sur le champ .
Le premier gouvernement est celui de Bougie ou du
Levant ; le second , celui de Tremesen ou du Ponant ;
et le troisième , celui de Titira ou du Midi . Les bey's
gouverneurs ne changent point : celui du Levant est
Turc , celui du Ponant est Maure , celui du Midi est
Cologli. Les beys Maures doivent être d'une naissance
illustre parmi les Arabes . Chaque bey fournit à l'armée
20000 cavaliers Maures.
*
"
La régence d'Alger n'est point tributaire de la
Porte. Elle est souvent en guerre avec Tunis ou Maroc
et presque toujours en paix avec les Africains de
Gago , peuplade voisine qui habite les montagnes. Alger
ne redoute plus les bombardements . Elle se joue
des traités qu'elle fait avec les états chrétiens et
les leur fait payer très - cher. Les Français ont un consul
à Alger depuis 1564. Quand on traite avec les Algériens
, c'est en public et dans le divan . On s'adresse
au dey , et on le traite de très illustre et magnifique
seigneur et d'excellence . Gibraltar tient Alger en bride
à l'égard des Anglais.
Le dey d'Alger est proprement le seul commerçant
de ses états : il vend toutes les marchandises qui pas-
-sent à l'étranger , et tous les esclaves . On en tire des
cires , des cuirs et des bleds. La compagnie d'Afrique
française avait le privilége exclusif de commerce de
la province de Constantine ; elle en traitait avec le
bey, autorisé par le dey d'Alger. Elle transportait cette
matière à Marseille , d'où , après avoir été ouvrée
elle était rapportée en Afrique , et envoyée dans l'Inde ;
commerce extrêmement avantageux , qui nous rappor
tait de l'argent ou des marchandises en échange de la
simple main- d'oeuvre de nos ouvriers. La France tirait
d'Alger une grande quantité de laines qui s'employait
dans les manufactures du Languedoc.
2.
* Le dey d'Alger , après avoir rompu avec les Hollandais ,
en 1716 , disait au consul français : Quand on leur aura
pris une quarantaine de vaisseaux , on refera la paix
avec eux.
FRIMAIRE AN IX. 459
HAMBOURG.
15 novembre.
Une nouvelle maison d'école et de travail vient de
se former ici . Elle renferme une cuisine où , chaque
jour , est préparée la soupe à la Rumford , pour nourrir
4 à 500 enfants ; une grande salle à tisser , une autre
à filer , et une troisième à coudre ; différents magasins
de matières premières et de vêtements des
pauvres ; une suite de salles destinées à l'instruction
des enfants , divisés en plusieurs classes , suivant leur
sexe et leur degré de connaissances ; les logements
des précepteurs et des officiants , et des salles particulières
où s'assemblent les directeurs de l'institution
des pauvres.
Toutes les salles , à l'exception de ces dernières ,
se chauffent par des poèles d'une invention nouvelle ,
qui procurent une grande économie.
La maison est considérable , et bâtie très -solidement.
Elle a coûté 220,000 marcs de banque .
Elle a été consacrée le 30 octobre ; une société
nombreuse était réunie dans une des salles de l'école ,
quand les directeurs de l'institution , sans aucune
pompe , revêtus de leur habillement ordinaire , conduisirent
les enfants , au nombre d'environ 900 , de la
vieille maison des orphelins à la nouvelle. Les directeurs
, suivis d'une députation de dix garçons et de
dix filles , qui s'étaient distingués par leur bonne conduite
, se rendirent à la salle et occupèrent les places
qu'on leur avait destinées . Un d'eux , le sénateur Andkwalker
, monta à la tribune , et l'assemblée ayant
chanté quelques vers d'un cantique , il prononça un
discours qui produisit une émotion profonde. On sortit
ensuite pour visiter la maison ....
BERGEN , EN NORWEG E.
8 octobre 18co .
Vous me demandez quelques détails sur le pays que
j'habite , et dont , dans le midi de l'Europe , on ne prononce
le nom qu'en greloitant. En voici quelques - uns
460 MERCURE DE FRANCE ,
qui ne peuvent pas être sans intérêt , même pour ceux
qui vivent loin de nous.
D'abord vous savez que la Norwège est un des
royaumes les plus étendus de l'Europe. Elle s'étend
du 57. degré de latitude au 71,; mais elle est fort
inégale dans sa largeur. Son maximum dans ce genre est
60 milles géographiques ( plus de 100 lieues de France ) ,
et son minimum environ 9 milles ; elle contient donc en
tout environ 6,966 milles carrés . Quel est le nombre
d'hommes condamnés à végéter sur cette immense
surface ?
Il est moindre que celui des habitants de telle ou
telle capitale. Il ne dépasse pas 724,000.
9
Il y a cependant , quant à la population et quant
aux ressources de tout genre , une grande différence
entre le Nord et le Midi . La Norwège se partage en
quatre diocèses ; ceux d'Aggerhus , de Christiansand
de Bergen , de Drontheim. Les trois premiers occupent
la partie méridionale de la Norwège . On y vit
très - passablement. Le commerce y est florissant ; l'agriculture
n'y est pas trop négligée. Les dédaigneux habitants
du midi de l'Europe seraient tout émerveillés , par
exemple , en entrant dans le beau port de Christiansand
qui pourrait contenir toutes les marines de l'Europe ;
en visitant quelques - unes des maisons des Christiana ,
quelques maisons de campagne des commerçants de
cette ville , celle surtout de M. Anker , où on a tiré
le parti le plus imposant des grands effets de la nature
pour la construction d'un jardin unique peut -être dans
son espèce. Ils conviendraient que nous connaissons aussi
les douceurs de la vie , le luxe même " et que nous ne
sommes pas tout à fait étrangers au goût .
"
Bergen , ville de 24,000 ames , est surtout digne de
quelque attention par son commerce , qui s'étend à
presque toute l'Europe.
Pousserons- nous jusqu'à Drontheim ', qu'on nomme
quelquefois comme la capitale de la Norwège , quoiqu'elle
ne soit que la troisième ville. Drontheim n'est
pas non plus à dédaigner ; il y a tel étranger qui y
a passé plusieurs années , et qui en est parti avec beaucoup
de regrets. On y est si bon , si obligeant , si hospitalier
; on y vit à peu de frais , sans se prescrire beauFRIMAIRE
AN IX. 461
"
coup de privations . Croira-t - on , par exemple , que dans
cette ville de huit à dix mille ames , il y a quarante
équipages ?
Mais au nord de Drontheim , il faut en convenir , on
approche des bornes de la nature animée. C'est là que
commence , non pas encore la Laponie , mais la Finnmark
, dont les habitants sont un peu moins à plaindre
que les Lapons , proprement dits , parce que du moins
ils ont des habitations fixes , connaissent l'agriculture ,
et tiennent encore un peu à la civilisation de l'Europe .
Quant aux Lapons eux- mêmes , dont les plus septentrionaux
font partie de la Norwège , qui ne connait pas
et leur petite stature , et leur vie errante , et leurs travaux
, et surtout leurs rennes , qui sont peut - être les
plus précieux animaux que la nature ait donnés à
l'homme comme pour compenser la sévérité avec
laquelle elle traite d'ailleurs ceux qu'elle a placés près
du póle ?
'
A l'extrémité la plus orientale de la Laponie danoise ,
est placé le fort de Wardhus . Il y a un commandant , une
petite garnison , quelques- autres employés du roi . Dans
ce coin obscur et glacé du monde , où la poste , partant
de Drontheim , n'arrive souvent qu'au bout de deux mois ,
eh bien ! là aussi on connaît l'ambition et l'amour. On
y brigue de l'avancement ; on y brigue la faveur des
belles . Il est vrai qu'on n'y est gêné ni par l'embarras
du choix , ni par le nombre des rivaux .
Un peu moins au nord , mais très - près du cercle polaire
, il y a quelques habitations d'hommes civilisés.
Des jeunes femmes qui ont eu à Drontheim , par exemple
une éducation soignée , et qui , loin de se croire
à plaindre d'être reléguees au milieu des déserts et des
frimats , ne conçoivent pas comment on peut se plaire
dans les villes et surtout dans les capitales .
Dans sa partie habitée , la Norwège a des ressources
de presque tous les genres ; car partout la population et
l'industrie s'appellent réciproquement.
Les pêches sont tellement productives , qu'avec ce
qu'elle en tire , elle peut payer toutes ses impositions ,
et même toutes les marchandises qu'elle reçoit de
l'étranger.
Il y a près de la province suédoise du Sempterland ,
462 MERCURE DE FRANCE ,
1
1
une mine de cuivre , d'où l'on retire un million de
livres tous les ans.
Le fer de Norwège est inférieur à celui de Suède ;
mais on en exporte une grande quantité.
Parlerons nous des mines d'argent de Kongsberg ,
dont le produit suffit à peine aux frais de son
exploitation?
Une richesse bien plus réelle de la Norwège , ce sont
ses bois. Qu'on en juge par ce trait : En 1799 , année
où l'énormité du frét décourageait tous les genres d'expéditions
maritimes , il est sorti des ports de Norwège
1,057 chargements de poutres et de planches , qui ont
occupé 167,414 tonneaux .
Et les grains , ce premier moyen de subsistance pour
les hommes ( en Europe s'entend ) , comment la nature
et l'industrie ont - elles traité les Norwégiens à cet égard ?
Ils n'en manquent que parce que la dixième partie de
leur sol cultivable n'est pas en valeur. Cependant les
contrées meridionales de la Norwège ont quelquefois
du bled à exporter ; et la facilité illimitée d'importer ,
qui a été accordee en 1788 , écarte la disette de tout
le pays. 1
Avec plus d'encouragements encore , la Norwège
prospérerait davantage. Mais on dirait presque que le
gouvernement , d'ailleurs si sage , du Danemarck , craint
de rendre les Norwégiens redoutables , en les rendant
trop heureux . A la vérité , il les menage beaucoup
relativement aux impôts ; mais que de secours de tout
genre il leur faudrait , pour les aider à défricher un
sol hérissé de rocailles , entrecoupé de criques , dont
l'exploitation est si pénible , où les communications
sont difficiles !
Les Norwégiens n'auraient pas besoin d'être fortement
excités ; ils sont actifs , laborieux , industrieux ,
bien plus que les Danois ; mais leur pays , malgré les
pêcheries , les bois , est pauvre , et il ne faudrait pas
l'appauvrir encore par des mesures semblables à celle - ci .
Le roi s'est déclaré tuteur-né de tous les mineurs de
Norwège , et , à ce titre , il prend l'argent qui leur appartient
, c'est sans doute pour le conserver ; il leur en
paie quatre pour cent , à la vérité , mais ce sont des
sommes enlevées à un pays qui n'a pas un écu à
perdre. .
FRIMAIRE AN IX. 463
Les Norwégiens sont , pour le commerce , en relation
avec presque toute l'Europe. Ils reçoivent d'Angleterre
du charbon de terre pour leurs mines , de la faïence
, et surtout beaucoup de pacotilles de marchandises
anglaises , que les capitaines de navire , qui viennent
chercher des planches sur leur lest , déposent furtivement
sur ces vastes côtes , où il y a tant de baies , de
ports , de criques abordables , tant de petites îles , tant
de barques de pêcheurs.
La France fournit directement à la Norwège des
vins , des eaux - de -vie , des soieries , des fruits , et surtout
du sel , dont les Norwégiens ne peuvent se pas-.
ser pour leurs salaisons .
Les Norwégiens tirent d'ailleurs du Danemarck ,
presque tous les autres objets d'utilité ou d'agrément.
Ils ne sont cependant pas sans industrie eux - mêmes .
Comme ils ont à leur portée tout ce qui entre dans
la composition d'un navire , ils s'occupent beaucoup
de la construction , et ils y excellent. Dès qu'un bâ
timent est sorti de leur chantier , on le voit souvent ,
monté par un capitaine , deux matelots et un enfant ,
s'exposer aux voyages les plus périlleux.
Ils ont du marbre de plusieurs couleurs , blanc
noir , bleu , gris . Il y en a , dans le seul diocèse de
Bergen , sept carrières qui sont en exploitation .
Ils ont des verreries , d'où sontent d'assez beaux crys→
taux et même de jolis lustres , et pour l'encourage →
ment desquelles , l'entrée de tous les verres étrangers
est interdite depuis 1760 .
Ils ne manquent pas non plus d'établissements relatifs
aux progrès des arts et des sciences . A Christiana
, il y a une école de mathématiques militaires ,
et une société économique .
A Drontheim , une société des sciences , dont l'évêque
Schoenheiter , homme estimé en Danemarck
pour ses vertus et la pureté de son zèle , est vice- président
par titre , et par goût un des membres les plus
actifs .
Un gymnase à Bergen , une école de minéralogie à
Konsberg , des sociétes d'agriculture à Bergen , et à
Christiana .
"
Ils fabriquent d'assez bons draps à Christiana ' , et à
464 MERCUREDE FRANCE ,

Moss , de l'acier , de la poudre à canon , du papier ;
il y a même , à Moss , une fonderie de canons .
"
2
Ce n'est pas tout ; ce pays si souvent inabordable ,
si dentelé dans les côtes , si coupé de criques , de torrents
, de rivières sans gué , sans bacs et sans ponts ;
dont la surface n'est qu'une suite , presque non interrompue
, de montagnes plus ou moins inaccessibles
et de vallons dont beaucoup sont des précipices , ce
pays est connu par son gouvernement avec autant de
détail que pourrait l'être le pays le plus favorisé de
la nature. Peu de cartes , en Europe , approchent de
la perfection de celles de la Norwège , du moins jusqu'à
une cinquantaine de lieues au nord de Drontheim.
Qu'on fasse attention à la peine qu'exige le lèvement
des plans dans une pareille contrée , aux dangers auxquels
il expose , et l'on sentira tout le mérite de cette
précision. Ce travail se continue sous la direction d'un
bureau auquel préside , à Copenhague , un des marins
danois les plus éclairés , le commandeur de Loewencu .
Apprenez enfin , pour achever cet informe tableau ,
apprenez que , depuis huit ou dix ans , on a pris le
parti le plus sûr pour avoir sur tout l'intérieur de
la Norwège , les détails topographiques les plus exacts
et les plus circonstanciés ; il paraît , tous les mois , à
Christiana , un journal , dit topographique , où sont
consignées toutes les descriptions que chaque curé est
obligé d'envoyer de sa paroisse , que chacun des capitaines
fait faire du canton dans lequel il est établi
avec sa compagnie. A ces descriptions , sont joints
souvent des plans qui les complettent.
Y a-t-il beaucoup de pays policés où plus de moyens
d'instruction et même de prospérité soient réunis ? Et
croira-t-on encore dans le reste de l'Europe , que les
Norwégiens sont des demi- barbares ?
'
LETTRE QUATRIEME et dernière
D'UN FRANCOIS , sur le Piémont.
ne me reste plus qu'à vous parler de l'état des
sciences et des arts en Piémont. Je commencerai par
FRIMAIRE AN IX.
465
1
vous donner un léger aperçu de l'instruction publique ;
car c'est sur l'instruction que reposent les sciences.
L'Université de Turin , qui date de l'an 1405 , comprend
cinq facultés : la théologie , le droit , la médecine ,
les arts libéraux et la chirurgie . Chacune a son collége
composé de trente membres , outre les professeurs , qui
sont au nombre de quatre pour la théologie , de cinq
pour le droit , de cinq pour la médecine , de trois pour
la chirurgie , trois pour la philosophie , deux pour les
mathématiques , et deux pour l'éloquence. Ces trois
classes forment celle des arts .
On vient d'établir deux autres chaires : l'une , d'agriculture
et de minéralogie , et l'autre de chimie.
L'Université avoit à sa tête le grand chancelier et six
autres magistrats. Cette direction a été remplacée par
trois commissaires du gouvernement.
Une bibliothèque de plus de 60,000 volumes , un trèsbeau
cabinet d'antiques , des cabinets d'histoire naturelle
et de physique , un théâtre pour l'anatomie et
un jardin botanique , sont sous la dépendance de l'Université.
Elle comprend encore une commission qui a un représentant
dans chaque ville , et qui est chargée de l'examen
des apothicaires et des drogues venant de l'étranger.
Sous le même magistrat , on a établi dans chaque
village un peu considérable , des professeurs de classes
inférieures .
Le gouvernement actuel vient d'étendre ce bienfait
aux communes qui n'y participaient pas , et désormais
on trouvera , dans chaque lieu , un professeur de lecture
et d'écriture , de grammaire italienne , de morale , d'arithmétique-
pratique , d'institutions sociales , et de style
italien . Dans les communes où il y a deux professeurs ,
on ajoutera des leçons d'agriculture et d'histoire naturelle
, les éléments de géographie , d'histoire et de géométrie
; la langue latine et les principes de la grecque ,
l'art de bien réciter l'italien et l'étude des droits de
l'homme , sont les objets d'enseignement que la loi a
désignés pour les secondes écoles , nommées autrefois
les humanités et la rhétorique.
"
Outre cette Université , Turin renfermait une excellente
académie d'éducation pour la jeune noblesse ; un
1
30
466 MERCURE DE FRANCE ,
college dit des nobles , où l'on ne professait que les humanités
, et le college des provinces où le roi entretenait
cent jeunes gens. Ces trois établissements sont détruits
.
Le Piémont se glorifie de plusieurs savants ; mais
s'il leur a donné naissance , il a été abandonné par le
plus grand nombre , qui ont trouvé plus de ressources
de tous les genres dans les pays étrangers . Une académie
fondée il y a 40 ans , et que le roi de Sardaigne
prit sous sa protection immédiate , a publié des mémoires
qui étonnèrent tous les géomètres de l'Europe .
Ils virent avec surprise les voiles les plus épais du
calcul intégral et différentiel , déchirés par un jeune
homme qui brilla commé une lumiere éclatanté au
milieu de ces ténèbres. Lagrange fut bientôt enlevé par
Paris. La Prusse , de son côté , appela Denina , renommé
parmi les littérateurs ; Parme vit Bodoni atteindre à la
perfection typographique , et déployer , dans ses murs ,
tout le luxe de l'imprimerie.
On peut citer encore plusieurs noms justement célèbres
, tels que ceux de Napiout , d'Alfieri et de Gerdyl ,
parmi les vivants , et ceux de Beccaria et de Michelatti
parmi les morts.
L'académie avait fait bâtir un observatoire , que l'on
commençait à pourvoir de bons instruments à l'époque de
la guerre.
La société d'agriculture établie depuis peu de temps ,
et qui a donné sept ou huit volumes de mémoires , a
aussi souffert de la révolution ; elle continue cependant
à s'assembler , ainsi que l'académie des sciences .
L'académie de peinture et de sculpture dirigée comme
celle de Paris , a souffert plus qu'aucune autre.
La révolution a détruit encore deux autres sociétés de
belies -lettres , qui existaient à Turin , mais qui n'étaient
point , comme les autres , sous la protection spéciale du
roi .
Les académies de Fossano et d'Alexandrie ont éprouvé
le même sort .
La paix et un gouvernement sage pourront , au reste ,
ici comme ailleurs , ranimer les arts en les encourageant
et les protégeant ; mais les autres plaies sont plus graves,
plus difficiles et plus lentes à guérir dans ce corps
politique toujours faible , et aujourd'hui épuisé.
1
FRIMAIRE AN IX. 167.
f
NOTICE historique sur le général WASHINGTON .
1
DANS l'intérieur de l'Amérique
septentrionale ,
Washington , le plus jeune des fils d'une famille aisée ,
mais sans opulence , se préparait , suivant ses moyens et
sa condition , à devenir un jour un citoyen utile. Il
exerça d'abord l'office d'arpenteur , c'est-à-dire qu'il était
chargé de partager et de borner les terres incultes ; et
l'on sent que , dans une société qui commence , de semblables
fonctions devaient être à la fois lucratives et
honorables . Pendant la guerre entre l'Angleterre et la
France, qui se termina par la paix de Fontainebleau
en 1762 , il servit avec distinction comme colonel des
milices de Virginie . Ce fut lui qui, après la malheu
reuse entreprise du général Brandhoc contre le fort Duquesne
, en 1755 , sauva les restes de l'armée
une retraite qui obtint l'admiration générale. Dans le
par
cours de cette guerre , il fut nommé député à l'assemblée
provinciale de Virginie ; et , à l'époque de la rupture
entre la métropole et les colonies , la même province
le députa au congrès général qui s'ouvrit , à Philadelphie
, le 4 septembre 1774 : l'année suivante ,
y fut proclamé généralissime des troupes américaines.
L'histoire de la guerre d'Amérique est , en grande
partie , le récit des exploits de Washington. Les situations
les plus difficiles ne servirent qu'à développer
les ressources de son esprit , et l'élévation d'un caractère
également fait pour les dangers et le repos . Les
grands généraux de son temps , Fédéric II lui- même ,
reconnurent le mérite de ses opérations militaires , et
souvent portèrent envie à sa gloire : mais Washington
en méritait une plus douce ; après une lutte de
huit années , il obtint une paix honorable , et l'indépendance
absolue de l'Amérique septentrionale,
il
Le grand rôle qu'il avait joué pendant la guerre ,
fit naître quelques doutes sur son désintéressement.
Ses ennemis l'accusaient secrettement de prétendre à
une dictature perpétuelle : il lui en coûta peu pour
détruire les soupçons. Le 23 décembre 1783 , après
468 MERCURE DE FRANCE ,
:
avoir pouryu aux divers besoins de l'armée , il se démit
, entre les mains du congrès , de sa place de général
, et se retira à la campagne.
Ce ne fut qu'en 1786 , qu'il s'engagea de nouveau
dans les affaires politiques. Une assemblée de députés
extraordinaires , sous le nom de Convention , fut convoquée
, à Philadelphie , pour réformer la première
constitution fédérative . Washington y exerça une grande
influence , et après l'adoption , par toutes les provinces ,
du nouveau plan de constitution , il fut proclamé , à
l'unanimité absolue , président du congrès. Le 30
avril 1788 , il entra dans cette dignité , et en 1792 ,
terme de sa présidence de quatre années , il fut encore
unanimement réélu ; quoique dès- lors il soupirât sans
affectation après la retraite.
Dans le même temps , les germes de trouble et de
discorde , que la révolution française avait semés sur
tout le globe , se développèrent en Amérique . Le génie
d'une nouvelle liberté , de cette liberté au nom de
laquelle on égorgeait en France , s'éleva contre le
génie de l'ancienne , qui avait rendu l'Amérique heureuse
et florissante. Le crédit de son premier magistrat
fut ébranlé : Washington fut l'objet de la calomnie
et de la haine , comme l'auraient été Sydney
Locke , Turgot , Rousseau lui- même , s'ils eussent été
témoins des orages de nos jours ; déja même il ne trouvait
plus guères de justice que parmi les Anglais qui ,
ayant détesté le général des insurgents , honoraient
le sage politique et l'ami de l'ordre social. n it.
"
Washington se maintint calme au milieu des détracteurs
, s'opposa aux exagérations de toute espèce ,
et acquit la gloire d'avoir sauvé une seconde fois l'Amérique
.
le
Cependant , aux approches d'une nouvelle élection ,
il résolut d'abandonner le théâtre des affaires . L'adresse
par laquelle il annonça cette intention à ses compatriotes
, est le testament d'un sage et d'un père ,
plus beau titre de la gloire de Washington . Le 7 décembre
1796 , il abdiqua la présidence , après une vie
active et toute consacrée à l'intérêt public , et le 14
décembre 1799 ; il fut enlevé à sa patrie .
4
La suite au no prochain. Ce morceau est extrait
FRIMAIRE AN I X.
469.
du journal historique de Frédéric Gentz. Dans la suite
, nous aurons occasion de faire connaître ses opinions
sur les finances , les gouvernements , et les principaux
personnages de l'Europe. Nos lecteurs y reconnaîtront
un écrivain habile en matières d'économie po
litique , mais qu'une partialité favorable à l'Angleterre
et un peu de haine contre la France conduisent souvent
à des exagérations , d'autres fois seulement à des
vérités dures. Les bons esprits sauront profiter des unes
et des autres .
INTERI E U R.
PARIS.
-
"
IL paraît un ouvrage intitulé : De l'état de la France
à la fin de l'an VIII. C'est une réponse à toutes
les déclamations vénales , imprimées dans l'étranger ,
et surtout en Angleterre contre le gouvernement
français. Elle est remplie à la fois de force et de
mesure , d'adresse et de dignité. C'est d'ailleurs un
livre très - remarquable par l'importance des matières
qu'il traite , et par la quantité de pensées neuves ou
fécondes que l'auteur développe . Il examine successivement
la situation politique de l'Europe avant la
guerre , celle de la France , relativement à ses ennemis
dans ses
ses alliés et aux puissances neutres ; enfin , la situation
intérieure de la république , considérée tour- à- tour
dans sa population et dans son industrie ,
moeurs et dans ses lois . Il est impossible de soumettre
à l'analyse un ouvrage aussi substantiel , où tous les
raisonnements sont enchaînés par une dialectique
pressante , où la suppression d'une seule idée intermédiaire
séparerait les principes et les résultats , et
dont chaque chapitre présente le texte de plusieurs mémoires
très-étendus. L'auteur , qui a gardé l'anonyme ,
parait aussi versé dans la science de la législation
et de l'économie politique des états , que dans celle des
traités diplomatiques et des relations commerciales . On
pourrait élever des doutes sur quelques - unes de ses
470 MERCURE DE FRANCE ,
propositions ; mais il faudraît , pour les combattre , se
livrer à des discussions longues et sévères , qui excéderaient
les bornes de ce Journal . Nous nous contentons
de recommander l'ouvrage aux lecteurs dont l'esprit
est capable de profondes réflexions , et dont le jugement
est affranchi de toute espèce de partialité . E.
Les soixante - douze tableaux recueillis en Allemagne
et principalement à Munich , par le C. Neveu , peintre ,
et commissaire du gouvernement , sont arrivés au Musée
central des arts.
Le gouvernement a fait remettre 1200 francs au
C. Greuze , à compte sur le prix d'un tableau qu'il a
demandé à ce célebre artiste .
vient
J. B. Audebert , peintre , graveur , naturaliste ,
de mourir à la fleur de son âge . On lui doit l'Histoire
naturelle des Singes et des Makis , et celles des Colibris.
Le sceau de la Grande-Bretagne a subi un changement
considerable. Les fleurs - de- lys en ont été effacées
le 11 novembre dernier. Le roi d'Angleterre ne prendra
plus , à dater du premier janvier prochain , le titre ,
un peu ridicule , de roi de France ; et le nouveau sceau
aura pour inscription : Rex Britannorum.
Il est assez étonnant , et pour le politique et pour
le philosophe , de voir encore le peuple anglais brûler ,
sur la tête de bois , et au milieu des applaudissements ,
la couronne papale ; on vient de renouveller à Londres
cette misérable vengeance , à la fête du 14 novembre ,
commémorative de la conspiration des poudres .

Sept mille soldats russes sont prisonniers en France ,
depuis près de quinze mois. Le premier Consul a fait
offrir à Paul I.er de lui renvoyer ces prisonniers , sans
échange et sans rançon . Il a donné des ordres pour
qu'ils fussent tous réunis dans les départements du nord ,
où le climat est plus analogue au leur. Le ministre de
REP
FRA
.
FRIMAIRE AN IX. 471
la guerre fait achever leur habillement . On croit que
l'intention du gouvernement est de les renvoyer en Russie
avec leurs uniformes. ( Journal officiel. )·
Paul I. porte le portrait du premier Consul sur le
côté d'une tabatiere ; et , sur l'autre , celui d'Alexandre.
On sait que l'empereur de Russie avait fait mettre
l'embargo sur les vaisseaux anglais qui se trouvaient
dans le port de Riga , et plusieurs autres de la mer
Baltique. Il paraît que le gouvernement anglais use de
réprésailles , et qu'il vient , à son tour , d'ordonner
l'embargo sur tous les vaisseaux russes , dans les ports
de la Grande-Bretagne.
On dit que Jerôme Bonaparte , le plus jeune des
frères du premier Consul , est parti pour Brest , où
il va servir dans la marine .
Un arrêté du 4 frimaire nomme le C. Duquesnoy ,
maire du 10. arrondissement de Paris , en remplacement
du C. Béthune - Charost , décédé ; et le C. Deluynes
( ci - devant duc ) maire du 9. en remplacement
du C. Duquesnoy .
Les membres de l'ancienne académie de Chirurgie
se sont assemblés , le 4 de ce mois , au palais national
des sciences et des arts . Ils ont résolu de reprendre leurs
travaux , et nommé des commissaires pour demander
la protection du gouvernement , réclamée aujourd'hui
avec assurance , lorsqu'on veut faire le bien et rendre
à la France son ancienne gloire , et les moyens de
l'augmenter.
Beaucoup d'inventions et d'établissements utiles out
depuis peu honoré les arts , encouragé le commerce
ou soulagé l'humanité.
Le 15 brumaire , le général Berruyer a présenté au
premier Consul le C. Bernard , membre du Lycée des
arts , et inventeur d'un bras supplémentaire , dont l'ingénieuse
mécanique donne à celui qui a perdu ce membre,
la facilité d'écrire , et de tailler même sa plume . Toutes
les parties du bras supplémentaire se replient dans un
étui portatif. Le prem er Consul a ordonné qu'il serait
472
MERCURE DE FRANCE ,
fabriqué de ces machines pour les militaires que le
sort des armes aurait mis dans le cas d'y avoir recours.
Le marquis de Salisbury a présenté , le 16 novembre
, au roi d'Angleterre un livre imprimé sur du papier
fabriqué avec de la paille , le premier qui ait paru.
Le sujet de ce livre est la manière dont les anciens
perpétuaient les événements historiques , et les divers
moyens de communiquer ses pensées par des procédés
matériels , jusqu'à l'invention du papier. A cet échantillon
d'imprimé , étaient jointes des feuilles séparées
de papier- paille , blanc , tranparent , fini , et aussi bien
collé que le meilleur papier fait avec des chiffons de
coton ou de fil .
Un brevet d'invention a été accordé au C. Thilorier "
pour une découverte intéressante , sous le double rapport
des arts et de l'économie domestique. Des boîtes
àfeu , au lieu de cylindres et de fourneaux pour chauffer
les baignoires , demandent moitié moins de temps et de
charbon , et ne répandent dans l'appartement ni chaleur
, ni odeur. Les nouveaux poèles peuvent servir à la
cuisson des aliments , et se chargent le matin pour toute
la journée . - S'adresser à Paris , rue Sainte- Avoye , chez
le C. Lange.
Le C. Chaptal indiqua , l'année dernière , un nouveau
procédé pour blanchir le coton et le lin par la vapeur
de la soude. Les Anglais ont profité de cette découverte
, et l'ont rendue si économique que l'aune de
toile ne coûte pas un liard à blanchir. Le C. Bawens
vient de former un établissement à la fabrique des
Bons -Hommes , où il blanchit deux à trois mille aunes
de toiles en un jour avec trente livres de soude et
n'emploie qu'un seul homme. On va établir le même
procédé à Rouen et dans la Belgique.
"
Une émulation générale multiplie les soupes économiques.
Les officiers de la garde des Consuls ont pris
quatre - vingt - quatre souscriptions . Bruxelles , Strasbourg
, Bordeaux , ont imité l'exemple de la capitale.
Une souscription vient d'être ouverte pour former
à Paris , et graduellement dans chaque département ,
sous la dénomination de retraite assurée au malheur ,
un établissement où les deux sexes seront reçus. L'administration
est composée de membres dont le nom
seul est un titre à la confiance , tels que les CC , Frochot ,
FRIMAIRE AN IX. 473
2
préfet du départemeut de la Seine ; Demaillé , ancient
évêque de Saint- Papoul ; Depansemont ancien curé ·
de Saint - Sulpice . Elle a ses bureaux ouverts rue Batave ,
n.º 60. Au nombre des fondateurs et bienfaiteurs , sont
le premier Consul pour 30 lits , M.me Bonaparte pour
25... Ceux qui souscriront avant le 1. frimaire an 10,
auront la faculté en cas de décès avant l'âge de 70
de léguer leur souscription à la personne qu'ils
désigneront par testament.
ans ,
En même temps que le pauvre est assuré de trouver
des aliments , et l'infirme des asyles , des mesures sévères
vont réprimer un des plus grands fléaux des villes
et des campagnes , la mendicité. Le préfet de police ,
dans une lettre circulaire , sollicite à cet égard l'attention
des maires et adjoints des différentes communes
de son arrondissement. Les mendiants errants et
sans aveu sont dans la classe des vagabonds , et les
dispositions de la loi du 10 vendemiaire an 4 sur
la police intérieure des communes , doivent leur être
rigoureusement appliquées.
И
"
"
Le même préfet prévient ses concitoyens , qu'en
vertu de l'arrêté des consuls , du 3 brumaire , les passeports
à l'étranger se délivrent maintenant dans ses
bureaux.
·
En conséquence , comme les personnes qui peuvent
avoir besoin de passeports ne sont pas toutes connues
à la préfecture , celles , tant de Paris et du département
de la Seine , que des communes de Saint - Cloud ,
Sèvres et Meudon , du département de Seine et Oise ,
qui voudront en obtenir , devront en adresser au préfet
la demande sur papier timbré , avec leurs noms , prénoms
, domiciles , qualités ou professions , et la désignation
du pays où elles voudront aller , et des motifs
de leur voyage ; et afin d'éviter des démarches inutiles ,
avant d'apporter les pétitions à la préfecture de police ,
on les presentera , avec deux témoins , à Paris , aux commissaires
de police ; et dans les communes rurales
maires et adjoints , lesquels donneront leur avis , conformément
à la loi.
aux
474 MERCURE DE FRANCE ,
Un canal d'embranchement de Carcassonne , département
de l'Aude , au canal des deux mers , fut commencé
en 1788. La révolution interrompit les travaux .
On vient de les reprendre , et le 14 vendémiaire , le C.
Baraut , préfet , en présence des autorités constituées
et d'une foule immense de citoyens , a posé la première
pierre du pont , qui va être construit sur ce canal
d'embranchement.
Le célèbre Olavidès , comte de Pilos , espagnol ,
domicilié en France , s'était rendu adjudicataire d'une
ferme , appartenant au ci - devant Hôtel - Dieu d'Orléans.
Il a écrit au préfet , « qu'en l'achetant , il avait voulu ,
« non la garder , mais la conserver pour la rendre à sa
« destination ; que , croyant aujourd'hui les places du
« gouvernement entre des mains sages et justes , ´il
allait rendre , aux hospices d'Orléans , la ferme qu'il
avait gardée en dépôt . » Le préfet a envoyé sa lettre
au premier Consul.
་ ་
"
"
9
La société des observateurs de l'homme avait chargé
quelques - uns de ses membres les plus distingués
de constater , par une suite d'examens et d'expériences ,
l'état de l'enfant connu sous le nom de Sauvage de
l'Aveyron. Dans la dernière séance de cette société .
l'un de ces membres , le C. Pinel a lu un rapport dont
l'objet et le mérite ont excité un vif intérêt . « Les
seules affections qui caractérisent le prétendu sauvage ,
dit-il , et qui cependant ne le distinguent pas des autres
animaux , sont le desir de manger et de s'évader.
Son apathie pour tout le reste semble d'ailleurs le ranger
au dessous de la plupart de ceux- ci . Jamais la surprise
n'anime les traits de sa physionomie : son regard
est errant et stupide , son corps dans ce balancement
continuel qui est particulier à quelques bêtes enfermées
dans nos ménageries . Il n'a pu encore s'elever à la
combinaison la plus simple , et malgré la véhémence
de son appé it , la seule imitation de l'action de couper
du pain , est un effort qui excède la portée de son
intelligence. Le C. Pinel passe ensuite en revue
plusieurs enfants de l'un et l'autre sexe , qu'une orga
nisation malheureuse , ou l'imbécillité résultant de causes
">
FRIMAIRE AN IX. 475
accidentelles , a placés dans nos hospices. Il réserve pour
une autre séance , les rapprochements qu'il veut établir
entr'eux et le Sauvage ; mais il est aisé de les prévoir ,
et ses auditeurs en ont déjà conclu que , pour cette fois
encore , on n'avait pas trouvé l'homme de la nature.
Le Lycée républicain a ouvert ses séances , le 11
frimaire dernier , comme l'annonçait son programme.
Ses professeurs ont débuté , chacun avec les talents
qui les distingueut : on a reconnu la précision heureuse
du C. Cnvier , l'élégante facilité du C. Fourcroy , etc.
Le C. Degerando , qui a parlé pour la premiere fois ,
promet encore de nouvelles jouissances à cette réunion
littéraire . Dans un discours d'introduction , il a tracé
rapidement l'histoire de la philosophie, et s'est arrêté plus
particulièrement à l'objet d'un cours sur la philosophie
morale dont il a exposé l'ordre . Sans prodiguer les mouvements
oratoires , et même avec une timidité qui souvent
núisait à l'effet , le C. Degerando a pourtant excité
de vives émotions . Son style pur et abandonné portait
l'empreinte de son ame. L'invocation à Fénélon , qui ter
minait son discours , a été couverte d'applaudissements .
2
Le 1. frimaire , à midi et demi , plusieurs salves
d'artillerie ont annoncé la rentrée du corps législatif.
Le C. Chaptal , ministre de l'intérieur å rappelé , en
peu de mots , combien d'espérances environnaient cette
seconde session. Dans la séance du 2 le conseiller
d'état , Regnier , a porté la parole , au nom du gouvernement
, et dans un discours rapide et brillant , a présenté
le tableau des heureux résultats du 18 brumaire.
Parcourant successivement toutes les branches de l'administration
, il a terminé par ces paroles qui sont , à
la fois l'expression de la franchise et de la force.
Si le gouvernement n'a pas encore fait tout le bien
qu'il s'était promis , s'il n'a pas rempli toutes les espérances
qu'on avait conçues , il se doit au moins ce
témoignage , qu'il a déployé tout ce qu'il avait de
force , de constance et de moyens .
"
2.
>>
Le code civil est un des principaux objets qui seront
proposés cette année au corps législatif. - Nous ferons
connaître les lois et les discussions les plus importantes.
P. S. L'abondance des matières nous oblige de renvoyer
à un autre n . ° l'arrêté sur les émigrés , nous don
rons l'ensemble de se travail lorsqu'il sera complet.
476 MERCURE DE FRANCE ,
SUITE de la Statistique du département de
la Seine - Inférieure.
ON
N se rappelle (voy. le n. ° 1.er du Mercure) la lettre
circulaire adressée par le ministre de l'intérieur à tous
les préfets , pour leur demander le tableau respectif de
leur département , et sous le rapport topographique ,
et plus encore sous celui de la législation et de la
morale.
Le C. Beugnot , préfet du département de la Seine-
Inférieure , s'est empressé de répondre aux excellentes
vues du ministre . Nous avons inséré la première partie
de la Statistique de ce département dans notre numéro
du 1.er thermidor an 8.
Nous rendons compte d'un nouveau travail , dans
lequel on développe plusieurs objets qu'on n'avait
qu'effleurés. Il est facile d'y reconnaître l'homme instruit
, le magistrat zélé , l'observateur profond et
judicieux.
Rien , sans doute , de plus intéressant pour un état ,
pour la France surtout , après une guerre dont les
trophées ont dû coûter bien du sang , que les détails
sur la population.
Elle s'accroît sensiblement , dit le préfet de la Seine-
Inférieure.
On peut en assigner deux causes ; les mariages plus
nombreux , les époux plus jeunes.
Plus de mariages sont résultés naturellement des
circonstances qui ont accompagné la révolution.
La peur en a fait un grand nombre , ou du moins
les a précipités.
La suppression des couvents , des corporations et des
revenus ecclésiastiques , a diminué la liste des célibataires.
Le joug de l'autorité paternelle a été secoué ; et les
enfants , plus tôt et plus indépendants , ont souvent
contracté des mariages auxquels leurs pères n'eussent
point consenti.
FRIMAIRE AN IX. 477
Enfin le partage égal des successions , en multipliant
les fortunes , en répandant l'aisance , a nécessairement
influé sur la reproduction des hommes.
Ainsi , malgré les générations moissonnées , la France
rajeunie se survit à elle - même , et présente au siécle
qui va s'ouvrir une population brillante et nombreuse ;
peu de vieillards , peut-être ; mais une jeunesse florissante
, et un peuple d'enfants.
Il est donc besoin , plus que jamais , d'instruire ce
peuple naissant. Il faut lui assurer le bienfait de l'éducation.
Les sciences et les arts le demandent pour la
génération qui s'élève . Les vertus , plus nécessaires , le
demandent encore plus haut. Le gouvernement a déja
donné de grands encouragements , et s'il n'a fait davantage
, c'est qu'il ne l'a pu , au milieu des ruines et
des travaux de tout genre. Il a consacré les principes :
il veut que l'instruction , rendue plus facile et plus
simple , graduée suivant les besoins de la société , devienne
proportionnellement le patrimoine de toutes les
classes. On ne peut se dissimuler l'imperfection du
système actuel * . Un vide immense sépare les écoles
primaires et les écoles centrales. D'ailleurs , plusieurs
raisons empêchent que ces écoles ne soient fréquentées.
Il n'est jamais indifférent à la saine politique de heurter,
les opinions religieuses . Les parents ont craint d'envoyer
leurs enfants aux instructions publiques , parce qu'ils ont
craint de les revoir infideles à leur croyance. De tous
côtés , on a vu se former des institutions particulières ,
et l'on sait trop que l'homme médiocre se croit toujours
assez bon pour élever ou pour instruire des enfants.
C'est surtout à la campagne que l'éducation a souffert ,
ou manqué totalement. Autrefois le magister du village
, qui était ordinairement le chantre de sa paroisse ,
vivait de sa profession. Il était unique. Aujourd'hui la
concurrence , ou la désertion des écoles primaires , enlève
à l'instituteur national et sa considération et sa subsistance.
Placé entre son intérêt et son devoir , s'il satisfait
à l'un , c'est toujours aux dépens de l'autre. Il faut donc
* Ceci était écrit avant le rapport du C. Chaptal , sur
l'instruction publique. (Voy.le N.° précédent).
478 MERCURE DE FRANCE ,
que le gouvernement assure aux instituteurs un sort
capable d'attacher à ces fonctions , importantes et péníbles
, les hommes dignes de les remplir : il faut qu'il
établisse des écoles secondaires , pour rendre utiles
celles qu'un trop grand intervalle rendait étrangères
l'une à l'autre *.
Un autre objet mérite son attention : il importe au
bonheur de la société de soulager l'infortune , et de
réparer les disgraces de la nature .
:
Les droits d'octroi , destinés au service des hôpitaux ,
se perçoivent avec soin , et facilement les citoyens
payent volontiers ce qu'ils savent destiné à cet emploi
certain. Le produit est considérable ; mais les frais
d'établissement en ont absorbé une grande partie. Il a
fallu recréer tout ce que la fureur révolutionnaire avait
détruit.
Aussi le service des hospices continue- t- il d'être
pénible , et il le serait bien davantage , si les secours
à domicile venaient à cesser. Outre les 2175 malades ,
soignés dans les deux hospices de Rouen , environ 6000
individus sont inscrits sur les listes de bienfaisance.
Les officiers de santé et les administrateurs de ces
hospices jouissent d'une réputation dezèle et de probité.
. Cependant on n'y voit que les malheureux , privés de
toute autre ressource , ou affligés de maux , dont leur
extréme indigence rendrait partout ailleurs la cure impraticable
; du moins ils sont un peu mieux traités qu'ils
ne le pourraient être dans ces circonstances difficiles , si
leur nombre était plus considérable.
Une autre cause que le défaut de moyens pécuniaires
(il est bon de le dire et de le répéter ) a principalement
éloigné les malheureux de leur asyle naturel . Il ne sera
jamais au pouvoir de l'homme de métamorphoser en
philanthropes ces serviteurs à gage , dont il faut bien
aujourd'hui qu'on entoure les malades . Au - dessus de la
philanthropie , est encore la charité. Ces femmes , qui
se vouaient au soulagement du pauvre , étaient soutenues
dans l'exercice de leurs devoirs par une espérance qui
ne s'apprécie pas . Elles se regardaient comme la famille
* On sait que le rapport du C. Chaptal remédie aux inconvénients
dont on se plaint ici .
FRIMAIRE AN IX.
479
du pauvre ; elles se passionnaient pour lui , s'immolaient
à ses besoins , et se reposaient sur un Dieu , du prix
de leur dévouement . Sans aucune charge pour le trésor
public , le malheur trouvait des asyles toujours ouverts ,
des soins assidus , et ce qui n'est pas moins essentiel à
l'homme qui souffre , des consolations puissantes. Plus
d'une fois aussi la main du riche s'ouvrit en faveur
des hôpitaux , et c'était un motif de plus de soulager
les malheureux , que de les soulager par ces pieuses
femmes .
Le seul inconvénient , peut-être , d'une charité si généreuse
, c'est que le séjour de l'hospice finissait par être
agréable ; et cette perspective pouvait fortifier dans le
pauvre ce caractère d'imprévoyance , qui lui est trop
ordinaire , et son penchant à la paresse. Mais cet inconvénient
prévenait deux grands fléaux . Dans les villes
très- peuplées, où règne , d'un côté, le luxe et l'opulence,
et surtout dans les villes manufacturières , il existe une
infinité d'hommes dont l'existence incertaine et précaire
ne voit souvent d'autres ressources que le crime ,
l'hôpital ou la mendicité .
Le mendiant est un faux pauvre. Il vit quelquefois
plus à l'aise que celui qu'il met à contribution . S'il n'est
point un voleur , proprement dit , il est tout prêt de le
devenir. Il sert d'explorateur aux voleurs de profession .
Cette classe dangereuse augmente d'une manière alarmante
dans ce département. La cause en est incontestablement
la mise à bas des métiers , de plusieurs
fabriques de draps et de toiles , dites rouenneries. La
mise à bas d'un métier , ne paralyse pas seulement les
bras de celui qui le montait , mais aussi les bras des
fileuses qui fournissaient la matière , les bras de mille
ouvriers , sans cesse occupés les uns pour les autres .
Un métier est un anneau d'une longue chaîne : un
seul manque , tout est rompu . Il est urgent de rappeler
ces hommes à des occupations journalières . La cessation
du travail n'est pour eux que le premier pas à la
fainéantise , et bientôt ils rechercheront des profits honteux
et criminels .
On doit distinguer les pauvres des communes rurales ,
qui ne vaguent pas hors de leur arrondissement. Ceux-lá
480 MERCURE DE FRANCE.
ne répandent point l'alarme : ils excitent l'intérêt que
l'homme doit à l'homme infirme , âgé ou malheureux .
Il n'est pas nécessaire d'imposer aux habitans des communes
l'obligation de nourrir ces sortes de pauvres : il
suffit de leur en laisser le soin .
Quant à ces vagabonds , le fléau des campagnes , la
terreur du fermier , point d'autre parti à prendre que
de les renfermer dans des maisons , où on les forcerait
de contribuer , en s'occupant , à diminuer les frais de
leur détention et de leur garde.
C'est ici qu'on peut être sévère sans cesser d'étre bon ,
et que l'indulgence , au contraire , serait une vraie
faiblesse.
Nous avons parlé des octrois ; le temps apprendra
si les droits sont répartis avec justesse , et si l'on ne
pourrait pas mettre plus d'économie dans la perception.
Mais il est un autre impôt dont le, produit , énorme ,
comme produit brut , se réduit pourtant à rien , ou
presque rien , comme produit net. Ce sont les droits de
barrieres. Pour atteindre la multitude des contribuables ,
il a fallu créer une armée de commis , s'emparer de tous
les passages , entrayer la circulation ; une garde est
nécessaire pour protéger ces commis ; et ce surcroît de
service pour la garde nationale , équiyaut à un impôt
réel . Cependant l'impôt des routes est parfaitement
juste : il est naturel de faire payer l'entretien des che→
mins à ceux qui les usent. C'est au gouvernement à
rectifier le mode actuel de perception , qui lui enlève
une grande partie de son revenu.
Un second extrait de cet intéressant mémoire contiendra
les réflexions du même préfet sur la division
des fortunes. 11 examine , en homme nourri des meil
leurs principes de Smith , l'influence de cette division
sur la population , l'agriculture et la prospérité
Bationale.
1
REP.FRA
.
TABLE
Des six premiers mois du Mercure de France.
TOME PREMIER.
LITTÉRATURE.
TRADUCTIO
POÉSIE.
RADUCTION de l'Episode d'Olinde et Sophronie ,
( II. chant du Tasse ) , par Laharpe , pages 3 , 81
Cromwel à Christine reine de Suède , en lui
envoyant son portrait ( vers traduits de Milton) .
Fragments du Poeme sur l'Imagination .
Vers sur Newton .
sur la Beauté.
L'Homme des champs , ou les Géorgiques françaises
( extrait ).
2
12
46
321
397, 409
Čes trois derniers articles de Jacques Delille .
Vers écrits près d'une fontaine , où s'était arrêtée
M.me d'Egmont , par feu Rhulières de l'académie
française.
Jérusalem délivrée , poème imité du Tasse , par
J. M. B. Clément , de Dijon ( extraits ) .
Chant du 14 juillet 1800 , paroles de Fontanes ,
musique de Méhul.
88
109 , 197
161
Enigmes et Logogriphes , 167, 224 , 325, 408
Description de la Hollande ( extrait du sixieme
chant d'un poeme sur la Navigation , par J.
Esménard).
Couplets faits par Boufflers , chez le prince
Henry , le jour de l'anniversaire de la bataille
de Friedberg.
Epître à Virgile , sur la Bataille de Maringo ,
par D. Cubières.
Invitation d'été à Thaïs , par Deguerle.
241
324
367
405
DEP
5
ceat!
31
482
TABLE
ROMAN S.
Les Beautés de Sterne ( extrait )
Le chevalier Robert , par le comte de Tressan .
SPECTACLES.
Théâtre Français. Etat de l'Art dramatique
en France.
Débuts du C. Lafond.
*
Montmorency , tragédie en cinq actes , par
Carrion de Nisas.
Les Moeurs du jour , ou l'Ecole des jeunes
femmes , par Colin - d'Harleville ..
Sur Beaumarchais.
Théâtre de la République et des Arts , opéra
de Praxitèle .
PHILOSOPHIE.
-de la littérature , considérée dans ses
rapports avec les institutions sociales , par
M.me de Staël- Holstein ( extraits ) .
Le Définisseur .
Définition du mot Nature .
VOYAGES.
258
388
39 , 200

42
119
274
361 , 445
272
13 , 171
99
277
124
124
127
L'ambassade au Thibet , par le capitaine Turner.
Le Périple de la Mer rouge , par le docteur
Vincent , auteur du Voyage de Néarque.
Voyage au Canada , par Isaac Weld !
Voyage de découvertes , à l'Océan pacifique du
Nord , et autour du monde , exécuté par
Vancouver ( I. extrait ).
Voyage dans la Troade , par Lechevalier
extrait ) .
SCIENCE S.
327
245
GEOGRAPHIE.
LA Géographie d'Hérodote , par le major.
Raynell
Lettre du Ministre de l'intérieur à la classe
des sciences physiques de l'Institut pational
124
155
DES MATIÈRES. 483
HISTOIRE.
Fragment d'un ouvrage sur Louis XI.
Lettre aux Rédacteurs du Mercure , sur
Louis XI.
BIOGRAPHIE.
Notice sur le comte de Bernstorf , Ministre
260
358
de Danemarck.
sur Beaumarchais
Mort de M.Te Helvétius .
Portrait du Grand Condé , tiré des mémoires
du comte Jean de Coligny .
sur Desaix.
HISTOIRE
224
361 , 445
396
442
144, 157
NATUREL LE.
115
Histoire naturelle des poissons , par Lacépède
( extrait ) .
JURISPRUDENCE.
Procédure de Jacques Hadfield, assassin du
roi d'Angleterre .
ECONOMIE RURAL E.
Séance publique de la Société d'Agriculture
du département de la Seine.
BEAUX-A R T S.
GRAVURE.
PORTRAIT de R. 4. Sicard , instituteur des A.
sourds et muets.
132
206
128
SOCIÉTÉS SAVANTES LITTÉRAIRES ET
"
PHILOSOPHIQUES.
De l'Institut et de l'Académie française ,
Académie française.
VARIÉTÉ S.
Nouvelle édition à Londres , du Poème des
Jardins , par Delille.
Lettres sur quelques notes , écrites de la main
de Voltaire , à la marge d'un exemplaire de
Virgile , par Fontanes.
Lettre du Ministre de l'intérieur , à l'auteur
106
208 , 284
45
89
484
TABLE
du Poème des Saisons.
Lettre aux rédacteurs du Mercure , au sujet
du voyage de Vancouver , par Morellet.
de quelques reproches faits à la langue
française et à notre littérature ; des nouveaux
mots , et des locutions révolutionnaires.
D'Alfieri et de la tragédie ( 1." article ).
Lettre aux rédacteurs du Mercure , ou les
Souvenirs d'un vieillard.
Annonces.
108
126
339
349
435
47 , 127 , 366
POLITIQUE.
EXTÉRIEUR.
SITUATION des différentes puissances de
l'Europe . 42
Angleterre . 130 , 160 , 211 , 304 , 380 , 475
Suede . 215
Danemarck.
Republique batave.
219 , 471
369 , 451
Hambourg.
212 , 472
Allemagne .
380 , 447
Prusse .
210 , 289 , 378 , 470
République helvétique.
381 , 469
Piemont. 466
Espagne.
Portugal,
209 , 298, 462
303 , 462
Malte.
227
ARMÉE S.
Armée de réserve. Passage du Mont Saint-
Bernard .- Combat de la Chiusella . -Lettre
de Massena , sur la reddition de Gênes.
Bataille de Maringo.- Armistice.
Armee du Rhin .
Bataille de Hochstedt .
Armee d Egypte. Victoires et assassinat de
62
139
73
149
Kléber. 136 , 305 ; 477
INTÉRIEUR .
Tableau de la France.
73,153
DES MATIÈRES.
485
Lettre du Ministre de la police générale aux
préfets , sur la tolérance religieuse .
Lettre du premier Consul , datée de Lyon.
Conspiration découverte.
Lettre du Ministre de l'intérieur aux préfets ,
sur l'observation des jours fériés .
Arrêté des Consuls à ce sujet.
Fête du 14 Juillet.
STATISTIQUE
158
159
307, 391
478
480
78 , 157 , 161 , 228,318
Lettre circulaire du Ministre de l'intérieur
aux préfets ,
DE LA FRANCE.
76
236
368
393
Statistique du départ. de la Seine - Inférieure .
-du Gard .
-du Calvados.
TOME I I.
LITTÉRATURE.
POÉSIE .
CHANT du premier Vendémiaire an 9 , paroles de
J. Esmenard, musique de Lésueur.
Vers faits en Pologne , dans le jardin de la
princesse de Ratzivil , appelé Arcadie , par
Boufflers.
Enigmes et Logogriphes.
3
7
8,86, 165 , 246 , 328 , 407
Traduction en vers , des Métamorphoses d'Ovide ,
par F. de Saint- Ange ( extrait ).
Tableau des proscriptions de Marius et de Sylla.
Les Noces de Caton et de Marcie. Description
des Pyrénées .
-
Ces deux morceaux , traduits du II . chant de la
Pharsale , par Laharpe.
Quatrain pour le portrait du premier Consul ,
par Chateauneuf.
Etéocle , tragédie en cinq actes , par G. Legouvé
(extrait ).
Famine de Rome ( extrait du III.: chant du
Poème de la Navigation , par J. Esménard.
Le Rat d'Eglise ( fable ) , par P. A. Desperoux.
17
81
161
165
183
241
245°
486 TABLE
Le Seau enlevé , poème héroï - comique , par
Auguste C.... ( extrait ) .
Fragments du poème de l'Imagination , sur la
Mélancolie , rapproché d'un morceau de
Laharpe , sur le même sujet.
Agar et Ismael , poème en cinq chants , par
Flins.
Fragment d'un poème sur l'Etude , par le C.
Coriolis.
Traduction des vers de Virgile , sur Láocoôn
par J. Delille.
Vers au C. Lucien Bonaparte , par le C. Carrion
de Nisas.
Poésies inédites de J. Delille ( extrait ) .
ROMAN S.
260
281
321
401
9
405
406
423
34
35
Albert et Théodore , trad . de l'Anglais (extrait ) .
Le jeune Philosophe de Charlotte Smith
( extrait ).
Saint-Léon , par William Godwin ( extrait ).
He man et Dorothée , poeme allemand de Gathe.
Louise , poème champêtre , trad. de l'Allemand.
Stella , histoire anglaise , par Aglaé D…….... F………..
( extrait ) .
Arundel et Henriette , traduit de l'Anglais.
Nella , ou la Corinthienne , par M.me S ... M... L...
Voyage dans le boudoir de Pauline ( extrait ).
Romulus , mité de l'Allemand .
Bibliotheque des Romans.
48 , 97
48
287
105
126
126
*350
12368
Sana Maria , ou la Grossesse mystérieuse , par
Mme Dufresnoy. :
mc
SPECTACLES.
Théâtre de la rue Faydeau. Les trois Maris , par
le C. Picard.
Les Parents , par le C. Dorvo.
Théaire français. Reprise de Misanthropie et
Repentir.
Rentrée du C. Larrive.
Reprise du Roi Léar , par le C. Ducis.
Caroline , ou le Tableau , par le C. Royer.
Rentrée du C. Talma.
205
36
39
40
118
119
207
285
DES MATIERE S.
487
Thésée , tragédie , par le C. Mazoyer.
Opéra comique national. Le Calife de Bagdad .
Théâtre du Vaudeville. Téniers .
Théâtre de la République et des Arts . Les Horaces,
tragédie du C. Guillard.
PHILOSOPHIE.
Prospectus de l'Instituteur français.
443
123
208 , 285
284
209
329
329
408
Cours de Morale religieuse , par M. Necker.
( extrait ).
Discours sur la Vertu , par Stanislas Boufflers
( extrait ).
De l'Education des Filles , par Fénélon (extrait) .
VOYAGE S.
Voyage de Découvertes , exécuté par Vancouver
( 2. extrait ).
e
Voyage de la Propontide et du Pont- Euxin ,
par J. B. Lechevalier (extrait).
Voyage de Néarque, des Bouches de l'Indus jusqu'à
l'Euphrate , traduit de l'Anglais de W.
Vincent ( extrait ).
Le Périple de la Mer rouge , par W. Vincent
( extrait ) .
Relation de l'ambassade anglaise , envoyée dans
le royaume d'Ava , par le major Symes.
Voyage en Grèce , par Xavier Scrofani.
1
87
193
271
287
288
SCIENCES.
GÉOGRAPHIE.
Mappemonde philosophique et politique , par
Brion , père.
Abrégé de la Géographie de Guthrie.
Carte de la République française .
HISTOIRE .
Histoire de Russie , par Lévesque ( extrait ) ,
Les Antiquités romaines , de Denis d'Halicarnasse
( extrait ).
Histoire du règne de Fr. Guillaume II , roi de
Prusse , par L. P. Ségur aîné ( extrait ).
1,27
286
287
31
103
$47
488
TABLE
MYTHOLOGIE.
La Mythologie mise à la portée de tout le monde
( extrait) .
BIOGRAPHIE.
Mort de deux Béthune , descendants du grand
Sully.
Mort de Lezay - Marnésia
Mort du C. Audebert.
Notice sur le général Washington .
HISTOIRE NATURELLE.
Histoire naturelle de Buffon , classée d'après le
système de Linné , par R. R. Castel ( extrait ) .
Observations de M. de Trétra , sur l'intérieur
349
315
434
470
467
279.
des Montagnes .
367
Description des gîtes de minerai , par feu Diétrich.
Ménagerie du Jardin des Plantes , à Paris.
367
398
448
Histoire naturelle des poissons , par Bloch.
MÉDECINE.
Cours élémentaire d'Histoire naturelle pharmaceutique.
Leçons d'Anatomie comparée de G. Cuvier (ext . ) .
Journal de Médecine , Chirurgie , etc. par Corvisart
, Leroux et Boyer.
47
107
127
313
151 , 234
413
471
La Bib iothéque germanique medico chirurgicale
Inoculation de la vaccine.
Société de Médecine .
( extrait) .
Académie de Chirurgie.
JURISPRUDENCE.
Question importante décidée au Tribunal de
cassation . Code civil. Lycée de Jurisprudence.
---
"
GRAMMAIRE.
Abrégé de la Grammaire usuelle ; par le C.
Caminade.
MATHÉMATHIQUES.
Manuel général pour les arbitrages de changes ,
par Félix Reishamer.
BEAUX-ARTS .
Observations relatives aux arts en France .
Peinture. Exposition d'un Tableau représentant
398
368
47
145
DES MATIERE S. 489
i
la bataille de Maringo. 315
Gravure. Portrait du capitaine Baudin.
387
Portrait du général Gouvion St.-Cyr.
Portraits des moralistes anciens.
448
447
Architecture . Monuments publics.
Salon de l'an VIII.
ARTS ET MANUFACTURES.
Typographie. Editions stéréotypes des CC. Didot.
Essai d'un nouveau caractère grec , par Firmin
Didot.
232
353 , 439
127
204
Annales des arts et manufactures.
ECONOMIE POLITIQUE.
128
Recherches sur la nature et les causes de la
richesse des nations , par Smith ( extrait )
ECONOMIE RURAL E.
Le cultivateur anglais , d'Arthur Young.
Annales d'agriculture du C. Tessier.
Soupes économiques à la Rumford.
ETABLISSEMENTS D'HUMANITÉ.
Maison d'Ecole et de travail à Hambourg.
Retraite assurée au malheur.
RÉPERTOIRE S.
Almanach national de France pour l'an 9.
Almanach du département de l'Yonne.
166
209
288 .
314 , 472
459
472
Almanach militaire , ou Tableau sommaire des
victoires de la Républiqué française.
VARIÉTÉS.
Second article sur Alfiéri .
Entrevue du capitaine Turner avec Teeshoo-
Lama.
Que pensent des écrivains allemands , les Allemands
eux -mêmes ?
Nouveau manuscrit de Rousseau .
Voyage de découvertes entrepris par le capitaine
Baudin .
Lettre de Fontanes aux auteurs du Mercure
et notice sur Chabanon .
Réponse d'un Républicain français au libelle
210
441
494
42
ΙΙΟ
156
201
203
2
426
490 TABLE
de sir Francis d'Yvernois ( extrait ) .
Pensions accordées à des savants et à des gens
de lettres . 435
447
469
Notice sur l'ouvrage de l'état de la France , à la
fin de l'an VIII.
SOCIÉTÉS SAV ANTES LITTÉRAIRES
ET PHILOSOPHIQUES.
Nouvelles sociétés , à Paris.
Institut national.
?
203 , 418 , 474
233
Lycée républicain. - Séance du 3. frimaire.-
Discours de Laharpe ( extrait ) . 286 , 418 , 475
Société du Vaudeville .
Annonces.
451
46, 126 , 209 , 286 , 366
POLITIQUE.
EXTÉRIEUR.
Etats-Unis d'Amérique.
Angleterre .
Suède.
Norwège .
Danemarck.
République batave
Hambourg.
Allemagne .
Russie.
Prusse
République helvétique .
Piémont.
Espagne.
Malte.
Etats barbaresques.
I
29 , 305
69 , 449
310
459
64 , 129 , 142
133
60 , 215 , 383 , 459
58
140
64
57
222 , 297 , 386 , 464
56 , 143 , 226 , 381
56 231
'
211 , 289 , 375 , 454
INTERIE U R.
Congrès de Lunéville.
4
Fête du premier vendemiaire
Complot contre le premier Consul.
Eliminations des listes d'émigrés .
Poids et mesures .
311 , 400
3 , 65 , 80 , 153
1
227 , 397
232
312 , 395
DES MATIERE S. 491
x
L
- Instruction publique. Rentrée des écoles
centrales , à Paris.
Rapport du C. Chaptal.
Travaux publics. Projet d'un canal pour joindre
J'Escaut , la Meuse et le Rhin...
Rentrée du Corps législatif.
Nouvelles diverses.
311
} 390
313
475
230 , 314 , 399 , 47°
73
235 , 315
476
STATISTIQUE DE LA FRANCE.
Département de l'Aube
Topographie médicale de Marseillc et de son
territoire
Département de la Seine-Inférieure .
ANNONCES.
ALMANACH de la commune de Sens , et du département
de l'Yonne , pour l'an 9 de la république ;
Prix , 60 cent. A Paris , chez Merlin , libraire , rue
du Hurepoix, n.° 13 ; et à Sens , chez Tarbé , imprimeur-
libraire .
Cet almanach , d'une forme toute nouvelle , donne
beaucoup plus que son titre ne semble promettre. Cet
avantage est assez rare , surtout de nos jours , où rien
n'est plus pompeux que les titres et les affiches , Il offre
une foule de renseignements précieux sur le département
entier de l'Yonne , son systême administratif ,
ses vignobles , ses rivières , etc. , etc.; beaucoup de détails
qui sont d'un usage journalier pour les communications
dans l'intérieur de la république. Enfin , on
ne pouvait mieux remplir un cadre , ordinairement
abandonné aux détails les plus arides ou les plus frivoles.
3
DESCRIPTION, des Pyramides de Ghizé , de la ville du
Kaire et de ses environs ; par J, GROBERT , chef de
brigade d'artillerie , membre de l'Institut de Bologne.
A Paris , chez Logerot-Petier , imprimeur , rue
et maison des Capucines , vis- à- vis la place Vendôme,
et chez Rémont , libraire , quai des Augustins , n.° 41 .
An 9. - 6 fr. , et 7. fr. 50 cent , franc de ports papier
vélin , 12 fr. et 13 fr. 50 cent.
492 ANNONCES.
sur -2 V.
Du Commerce maritime , de son influence sur la richesse
et la force des états , démontrée par l'histoire
des nations anciennes et modernes ; situation actuelle
des puissances de l'Europe , considérées dans leurs
rapports avec la France et l'Angleterre ; réflexions
l'armement en course : par Xavier Audouin.
in-8.º An 9..A Paris , de l'imprimerie de Baudouin ;
chez Rondonneau , Barbou , Levrault , Hutin , Desenne
et Debray , et chez les principaux libraires des
ports et villes de commerce.
DISCOURS prononcé à l'Ecole centrale du département
du Lot, le 30 thermidor an 8 , lors de la distribution
générale des prix , faite par le C. Bailly , préfet du
département , par le C. Agar , professeur de belles
lettres.
Ce Discours offre un tableau , aussi exact que rapide ,
des diverses parties de l'enseignement adopté dans les
écoles centrales . Il rend un juste hommage aux langues
grecque et latine , consacrées par l'étude des siécles
et trop négligées dans la nouvelle éducation. Mais
n'a-t- il pas jugé avec trop de sévérité , pour ne pas
dire plus , l'ancien systéme de cette Université , qui
pourtant a su former des amis des sciences et des beaux
arts ? Il faut se garder de confondre les choses avec
les abus , les hommes avec les choses .
ESSAIS de Philosophie morale , par P. C. A. M. , associé
libre de la ci - devant académie de Montauban ;
tome rer. A Agen , chez L. Currius , impr.-libr.
place du grand Marché. An 9 (1800) .
-
Cet ouvrage formera 4 vol . in-8.º ; les trois derniers
paraîtront incessamment.
GÉOGRAPHIE ÉLÉMENTAIRE , à l'usage des Colléges ,
avec sept cartes , et un Précis de la Sphère ; par
F. Robert , géographe de l'Institut de Bologne ,
membre de l'académie des sciences et belles lettres
de Berlin ; 9. édition , suivie des nouvelles divisions
de la France ; 1 vol. in- 12 br. , I franc 80 cent. et
a fr. 40 cent. franc de port. - A Paris , chez Genets ,
libraire , rue de Thionville , n. ° 5 , près le Pont- Neuf,
et chez Pougens , quai Voltaire, n.º 10.
RELATION des Campagnes du général Bonaparte , en
Egypte et en Syrie , par le général de division Berthier,
ANNONCES. 493
--
thef de l'état major général de l'armée d'Orient.
A Paris , de l'impr. de P. Didot , l'aîné, An 9.
SANCTA MARIA , ou la Grossesse mystérieuse , traduit
de l'anglais de M. Fox , par Mad. Dufresnoy. Paris ,
au Cabinet littéraire , chez Vignon , rue de Thionville
, n.º 27 , vis - à-vis celle d'Anjou .
Madame Dufresnoy , dont le nom recommande cette
traduction , est connue par des ouvrages et des vers
agréables. Elle peut composer , quand elle le voudra ,
des romans originaux meilleurs que ceux qu'elle traduit .
L'AMI DE LA NATURE , ou Choix d'observations sur
divers objets de la nature et de l'art , suivi d'un
catalogue des animaux qui se trouvent actuellement
dans la ménagerie du muséum d'histoire naturelle ,
par G. Toscan , bibliothécaire du muséum et traducteur
des Voyages de Spallanzani. * Un volume in-8 .
avec deux gravures. A Paris , de l'imprimerie de
Crapelet. An 8.
--
Se vend chez l'Auteur , rue de Seine . près le jardin
des Plantes , et chez Merlin , libraire , quai des Augustins.
Prix , 3 fr. et 4 fr. franc de port.
CHOIX des meilleurs morceaux de la littérature Russe , à
dater de sa naissance jusqu'au règne de Catherine II ;
traduits en français , par M. L. PAPPA DO POULO ,
et par le C. GALLET. A Paris , chez Lefort , libraire ,
rue du Rempart - Honoré , n . ° 961. — An 9. Prix 4 fr. ,
et 5 fr. 50 cent. Quelques vers par A. G. LABAUME.
L'auteur est connu par des talents de plus d'un genre ,
et celui des vers ne lui est pas étranger. On trouve '
des romances agréables et des morceaux imités avec
goût des poètes , anglais et allemands dans ce recueil.
LA LÉGISLATION française , ou Recueil des lois , réglements
d'administration , et arrêtés généraux basés sur
la constitution , par J. G. LOCRÉ , secrétaire général
du conseil d'état. A Paris , de l'imprimerie de la Ré
publique. An 9..
Un pareil ouvrage se recommande assez de lui - même.
Des 1794 , la convention nationale voulut débrouiller le
cahos de nos lois ; la confusion a toujours été crois-
Ce second ouvrage , en 6 volumes in-8. avec figures ,
se trouvé chez le traducteur.
1
494
ANNONCES.
sant , jusqu'au 18 brumaire. Le plan du C. Locré embrasse
tonte la législation : il la divise en codes particuliers
; et des notes raisonnées expliqueront les lois
les conféreront entr'elles , et rapprocheront celles qu'elles
confirment , abrogent , ou modifient . Ce recueil sera
vendu par souscription . Il est de 5 fr. pour 25 feuilles
in- 8. , franches de port.
Les lois et les réglements qui seront faits à l'aveuir
paraîtront , trois jours au plus tard , après qu'ils auront
reçu la sanction légale.
On souscrit au secrétariat du conseil d'état , au palais ™
des Tuileries. Les lettres et l'argent doivent être
adressés , francs de port , au C. Hugot , chef des bureaux
.
Le C. G. V. Vasselin , ancien docteur en droit de
la faculté de Paris , vient d'ouvrir, en faveur des jeunes
gens qui se destinent au barreau , un cours de droit
civil . Il se tient tous les jours pairs de la décade , à six
heures du soir , rue du Jardinet , n.º 3.
S'adresser pour la souscription , qui est de 27 fr. pour
quatre mois , à M.me Dufresne , libraire , au palais de
justice.
ALMANACH militaire ou Tableau sommaire des victoires
remportées par les armées de la république
française , depuis le commencement de la révolution
; précédé de l'état nominatif des armées , des
généraux en chef , et autres commandants : 1 vol.
in- 12 , prix 1 fr. 50 cent. , et 2 fr. franc de port. A
Paris , chez Moutardier , quai des Augustins , n.º 28.
An 9.
C'est une idée heureuse de présenter sous une forme
si simple , le tableau de nos expéditions guerrières . Il ´´
semble en effet que le panégyrique de nos braves ne
doive être autre chose qu'un journal exact et des éphé ~
mérides fidelles .
"
Le C. Pradel , rédacteur des Petites-Affiches de Toulouse
, annonce que cette feuille périodique , rédigée
à l'instar de celle que l'on connaît à Paris,
sous la
même dénomination , paraît les 3 , 6 et 9 de chaque
décade . On s'abonne chez tous les directeurs des postes
des villes commerçantes. Le prix est de 18 fr. pour Toulouse
, où demeure le C. Pradel.
ANNONCES.
495
LA SCIENCE des Négociants et teneurs de livres , par
feu Delaporte , nouvelle édition , ornée de planches
et de tableaux , suivie d'un Commentaire nouveau de
l'édit de 1673 , appelé vulgairement Code marchand ,
et d'un Dictionnaire très - instructif , par Boucher,
teneur de livres , auteur de divers ouvrages , sur les
parties contentieuses et économiques du commerce
et de la marine. Prix , 12 francs pour Paris . An 8.
· A Bordeaux , chez M. Lawalle. A Paris , chez les
CC. Levrault , frères , quai Malaquais.
, ,
LA BANQUE simplifiée et les Arbitrages sans calculs ,
ouvrage de deux formats différents , l'un de poche
et l'autre de cabinet ; le 1. réduisant en 110 tableaux
toutes les opérations de change , de France ,
de Hollande de l'Angleterre , de l'Espagne de
Venise , etc. à une seule transposition de virgule ,
et leurs arbitrages à une seule multiplication ; et le
2. présentant , en plus de 500 tableaux différens , les
comptes faits de ces mêmes arbitrages , entre 20 des
plus fortes places de l'Europe , et celles avec lesquelles
ces places sont dans l'usage de travailler. Par AUBRY,
géomètre.
Première livraison composée , pour la Banque
simplifiée , de l'Instruction de l'ouvrage et de 36
tableaux de change , relatifs à la France , à la Hollande
, à Hambourg et à l'Angleterre , et pour les
arbitrages sans calculs ; aussi , de l'Instruction de
l'ouvrage et des 39 tableaux d'arbitrages . Comptes
faits existants entre France et Hollande.
Le prix total des livraisons de ces deux ouvrages ,
qui se suivront rapidement , est de 9 fr. ; l'édition de
poche en papier ordinaire , et de 16 fr. en velin ; et
celui de l'édition de cabinet , de 8 francs , en papier
ordinaire . Il faut ajouter 1 franc 50 cent . par chaque
édition pour le franc de port. On paie séparément les
tableaux de cabinet 75 centimes.
S'adresser , par lettres affranchies , à Paris , chez
l'Auteur , quai des Augustins , n. ° 42 ; chez Moreau ,
libr. , même demeure , et chez Girardin , palais Egalité ,
n . ° 156 .
ESSAI de statistique , par J. A. MOURGUE ; de l'imprimerne
da Crapelet. A Paris , chez Maradan , rue
Pavée St.- André- des - arcs , n.º 16 , an 9.
496 ANNONCES
.
1

CAROLINE ou le Tableau , comédie en un acte , en
vers , par F. Roger , représentée le 12 vendémiaire
an 9. A Paris , chez Huet , libraire , rue Vivienne ,
n.º 8 , et Charron , passage Feydeau . An 9.
LES Chevaliers des sept montagnes ou Aventures arrivées
dans le 13. siécle , du temps où le tribunal
secret avait sa plus grande influence , avec une notice
sur l'état ancien et actuel de ce tribunal ; traduit
de l'allemand , par J. N. E. DE BOCK ; 3 vol.
petit in- 8.º , papier azuré , fig. Prix broché , 6 fr. ,
et 7 fr. 50 cent . franc de port , et sur papier vélin ,
7 fr. 50 cent. , et 9 fr . franc de port . A Metz , chez
Behmer, et à Paris , chez Maradan , rue Pavée Saint-
André- des-Arcs , n.º 16 .
2
TABLEAU prosodique ou Fragment du nouveau système
de lecture , applicable à toutes les langues ,
par J. B. MAUDRU , professeur à l'école normale du
département de la Seine. Ouvrage classique , adopté
par le
gouvernement. A Paris , chez l'auteur , rue
du Bacq , n. 554 et chez Fuchs , libraire , rue des
Mathurins. An 8.
GÉOGRAPHIE élémentaire de la France , considérée
dans tous les départements , et sous leurs rapports actuels
de population , commerce , industrie et productionsterritoriales,
à l'usage desécoles de premier enseignement.
Par LOUIS PHILIPAU - LA-MAGDELAINE.
Nouvelle édition , revue , corrigée et augmentée ,
principalement de la nomenclature et classification
des préfectures , sous- préfectures , tribunaux civils
et criminels , divisions militaires , suivi d'une table
alphabétique ; avec une carte de la France , enluminée.
I vol. in- 12 Ι sur beau papier , prix 2 fr. pour
Puris , et 2 fr. 175 cent . franc de port par la poste.
A Paris, chez Dentu , imprimeur-libraire , palais du
Tribunal , galeries de bois , n.º 240.
SCIENCE de l'organisation sociale , démontrée dans ses
premiers éléments , ou Nouvelle méthode d'étudier
l'histoire , les voyages , l'économie politique , etc .;
par le C. J. ANDRÉ- Brun , professeur de logique
aux écoles centrales de Paris . An 7. A Paris , chez
Cerioux , libraire , quai Voltaire n.° et Moutar-- 92
dier, quai des Augustins.
Qualité de la reconnaissance optique de caractères
Soumis par lechott le