Titre
COPIE d'une lettre écrite par M. de Voltaire à M. Rousseau, de Genève, datée du 30 Août, 1755.
Titre d'après la table
Lettre de M. de Voltaire à M. Rousseau de Geneve,
Fait partie d'une livraison
Fait partie d'une section
Page de début
56
Page de début dans la numérisation
307
Page de fin
63
Page de fin dans la numérisation
314
Incipit
J'ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain : je vous
Texte
Nous inferons une feconde fois la lettre de
M. de Voltaire à M. Rouſſeau de Genève :
trois raifons nous y déterminent . 1º . Pour la
donner plus correcte. 2 ° . Pourl'accompagner
de notes , où l'on trouvera les corrections &·
les additions qui ont été faites à cette même
lettre , telle qu'elle paroît imprimée à la fuite
de l'Orphelin . On fera par là plus à portés
de comparer les deux leçons , & de juger
quelle eft la meilleure . 3. Nous la redonnons
pour la commodité du Lecteur , qui pourra
la parcourir fans changer de volume , avant
que de lire la réponse de M. Rouſſeau , que
nous allons y joindre , afin de ne rien laiſſer à
défirer fur ce sujet à la curiofité du public .
COPIE d'une lettre écrite par M. de Voltaire
à M. Rouffeau , de Genève , datée du
30 Août , 1755.
J'Ai :
'Ai
reçu , Monfieur
, votre
nouveau
livre
contre
le genre
humain
: je vous
en remercie
. Vous
plairez
aux hommes
à
qui vous
dites
leurs
vérités
, & vous
ne
NOVEMBRE. 1755. 57
les corrigerez pas. Vous peignez avec des
couleurs bien vraies les horreurs de la
fociété humaine , dont l'ignorance & la
foibleffe fe promettent tant de douceurs ,
On n'a jamais employé tant d'efprit à vou→
loir nous rendre bêtes.
Il prend envie de marcher à quatre
pattes , quand on lit votre ouvrage ; cependant
comme il y a plus de foixante ans
que j'en ai perdu l'habitude , je fens malheureufement
qu'il m'eft impoffible de la
reprendre , & je laiffe cette allure naturelle
à ceux qui en font plus dignes que vous
& moi. Je ne peux non plus m'embarquer
pour aller trouver les fauvages du
Canada , premierement , parce que les maladies
aufquelles je fuis condamné , me rendent
un médecin ( a ) d'Europe néceffaire ;
Secondement , parce que la guerre eft portée
dans ce païs - là ; & que les exemples
de nos nations ont rendu ces fauvages
prefque auffi méchans que nous . Je me
borne à être un fauvage paifible dans la
folitude que j'ai choifie auprès de votre
patrie , où vous devriez être ( b ).
•
(4) Il y a dans la copie imprimée chez Lam
bert ; me rétiennent auprès du plus grand Medecin
de l'Europe , & que je ne trouverois pas Les
mêmes fecours chez les Miflouris.
(b ) Qu yous êtes tant défiré.
Cv
58 MERCURE DE FRANCE.
J'avoue avec vous que les Belles- Lettres
& les Sciences ont caufé quelquefois beaucoup
de mal. Les ennemis du Taffe firent
de fa vie un tiffu de malheurs. Ceux de
Galilée le firent gémir dans les priſons à
70 ans , pour avoir connu le mouvement
de la terre ; & ce qu'il y a de plus honteux
, c'eft qu'ils l'obligerent à fe rétracter.
: Dès que vos amis eurent commencé le
Dictionnaire Encyclopédique , ceux qui
oferent être leurs rivaux , les traiterent de
Déiftes , d'Athées & même de Janféniſtes .
Si j'ofois me compter parmi ceux dont les
travaux n'ont eu que la perfécution pour
récompenfe , je vous ferois voir une troupe
de miférables acharnés à me perdre , du
jour que je donnai la Tragédie d'Edipe ,
une bibliothéque de calomnies ridicules
imprimées contre moi ( c ) , un Prêtre ex-
(r) Un homme , qui m'avoit des obligations
affez connues , me payant de mon fervice par
vingt libelles ; un autre beaucoup plus coupable
encore , faifant imprimer mon propre ouvrage du
fiecle de Louis XIV. avec des notes dans lefquelles
l'ignorance la plus craffe vomit les plus infâmes
impoftures : un autre qui vend à un Libraire
quelques chapitres d'une prétendue hiſtoire univerfelle
fous mon nom , le Libraire affez avide
pour imprimer ce tiffu informe de bévues , de
fauffes dates , de faits & de noms eftropiés ; & enfin
des hommes affez injuftes pour m'imputer la
publication de cette raplodie.
NOVEMBRE. 1755 . 19
Jéfuite que j'avois fauvé du dernier fupplice
, me payant par des libelles diffamatoires
, du fervice que je lui avois rendu ;
un homme plus coupable encore , faifant
imprimer mon propre ouvrage du fiecle
de Louis XIV. avec des notes où la plus
craffe ignorance débite les impoftures les
plus effrontées , un autre qui vend à un
Libraire une prétendue hiftoire univerfelle
fous mon nom , & le Libraire affez
avide & affez fot pour imprimer ce tiffa
informe de bévues , de fauffes dattes , de
faits & de noms eftropiés ; & enfin des
hommes affez lâches & affez méchans pour
m'imputer certe rapfodie ; je vous ferois
voir la fociété infectée de ce nouveau genre
d'hommes inconnus à toute l'antiquité,
qui ne pouvant embraffer une profeffion
honnête , foit de laquais , foit de manoeuvre
, & fçachant malheureufement lire &
écrire , fe font courtiers de littérature , volent
des manufcrits , les défigurent & les
vendent.
(d ) Je pourrois me plaindre qu'une
plaifanterie faite il y a près de trente ans
(d) Je pourrois me plaindre que des fragmens
d'une plaifanterie faite il y a près de trente ans
fur le même fojet , que Chapelain eut la bêtife de
traiter férieufement , courent aujourd'hui le monde
par l'infidélité & l'ayarice de ces malheureux ,
C vj
60 MERCURE DE FRANCE.
ans fur le même fujet , que Chapelain eut
la bêtife de traiter férieufement , court
aujourd'hui le monde par l'infidélité &
l'avarice de ces malheureux qui l'ont défigurée
avec autant de fottife que
de mafice
, & qui , au bout de trente ans , vendent
partout cet ouvrage , lequel , certainement
, n'eft plus le mien , & qui eft
devenu le leur. J'ajouterois qu'en dernier
lieu , on a ofé fouiller dans les archives
les plus refpectables , & y voler une partie
des mémoires que j'y avois mis en dépôt
, lorsque j'étois hiftoriographe de France
, & qu'on a vendu à un Libraire de Paris
le fruit de mes travaux. Je vous peindrois
l'ingratitude , l'impofture & la rapine
me pourſuivant jufqu'aux pieds des Alpes
, & jufqu'au bord de mon tombeau (e) .
qui ont mêlé leurs groffieretés à ce badinage ,
qui en ont rempli les vuides avec autant de fottife
que de malice , & qui enfin au bout de trente ans,
vendent partout en manufcrit ce qui n'appartient
qu'à eux , & qui n'eft digne que d'eux. J'ajouterai
qu'en dernier lieu on a volé une partie des maté
riaux que j'avois raffemblés dans les archives publiques
, pour fervir à l'hiftoire de la guerre de
1741. lorfque j'étois hiftoriographe de France ;
qu'on a vendu à un Libraire ce fruit de mon travail
; qu'on fe faifit à l'envi de mon bien , comme
j'étois déja mort , & qu'on le dénature pour le
mettre à l'encan .
(e) Mais que concluerai-je de toutes ces tribuNOVEMBRE.
1755. 61
Mais , Monfieur , avouez auffi que ces
épines attachées à la littérature & à la
reputation , ne font que des fleurs en comparaifon
des maux qui , de tout tems , ont
inondé la terre .
Avouez que ni Cicéron , ni Lucrece ,
ni Virgile , ni Horace , ne furent les Aulations
? Que je ne dois pas me plaindre. Que
Pope , Deſcartes , Bayle , le Camoëns , & cent
autres ont effuié les mêmes injuftices , & de plus
grandes ; que cette deftinée eft celle de prefque
Tous ceux que l'amour des lettres a trop féduits .'
Avouez , en effet , que ce font là de ces petits
malheurs particuliers , dont à peine la fociété s'apperçoit.
Qu'importe au genre humain que quelques
frelons pillent le miel de quelques abeilles . Les
gens de lettres font grand bruit de toutes ces petites
querelles : le refte du monde les ignore , ou en rit.
De toutes les amertumes répandues fur la vie humaine
, ce font là les moins funeftes. Les épines .
attachées à la littérature & à un peu de réputation ,
ne font que des fleurs en comparaifon des autres
maux , qui de tout tems ont inondé la terre.
Avouez que ni Cicéron , ni Varron , ni Lucrece ,
ni Virgile, ni Horace , n'eurent la moindre part
aux profcriptions. Marius étoit un ignorant , le
barbare Sylla , le crapuleux Antoine , l'imbécile
Lépide , lífoient peu Platon & Sophocle ; & pour
ce tyran fans courage , Octave Cépias , furnommé
fi lâchement Augufte , il ne fut un déteftable
affaffin , que dans le tems où il fut privé de la fociété
des gens de lettres . Avouez que Pétrarque
& Bocace ne firent pas naître les troubles d'Italie.
Avouez que le badinage de Marot , &c.
62 MERCURE DE FRANCE.
teurs des profcriptions de Silla , de ce débauché
d'Antoine , de cet imbécile Lépide
, de ce tyran fans courage , Octave
Cépias furnommé fi lâchement Augufte.
Avouez que le badinage de Marot n'a
pas produit la faint Barthelemi , & que la
tragédie du Cid ne caufa pas lesguerres
de la fronde . Les grands crimes n'ont été
commis que par de célébres ignorans. Cel
qui fait & ce qui fera toujours de ce monde
une vallée de larmes , c'eſt l'infatiable
cupidité de l'indomptable orgueil des hom
mes , depuis Thamas - Koulikan qui ne
fçavoit pas lire , jufqu'à un commis de la
Douanne , qui ne fçait que chiffrer. Les
Lettres nourriffent l'ame , la rectifient
la confolent , & elles font même votre
gloire dans le tems que vous écrivez
contr'elles. Vous êtes comme Achille , qui
s'emporte contre la gloire , & comme le
P. Mallebranche dont l'imagination brillante
écrivoit.contre l'imagination (ƒ).
M. Chappuis m'apprend que votre fan-
"
(f) Si quelqu'un doit fe plaindre des lettres
c'eft moi , puifque dans tous les tems & dans tous
les lieux ; elles ont fervi à me perfécuter. Mais il
faut les aimer malgré l'abus qu'on en fait , comme
il faut aimer la fociété , dont tant d'hommes
méchans corrompent les douceurs ; comme il
faut aimer fa patrie , quelques injuſtices qu'on
y effuye.
NOVEMBRE . 1755. 63
ré eft bien mauvaife ; il faudroit la venir
rétablir dans l'air natal , jouir de la liberté,
boire avec moi du lait de nos vaches &
brouter nos herbes.
Je fuis très- philofophiquement , & avec
la plus tendre eftime. &c.
M. de Voltaire à M. Rouſſeau de Genève :
trois raifons nous y déterminent . 1º . Pour la
donner plus correcte. 2 ° . Pourl'accompagner
de notes , où l'on trouvera les corrections &·
les additions qui ont été faites à cette même
lettre , telle qu'elle paroît imprimée à la fuite
de l'Orphelin . On fera par là plus à portés
de comparer les deux leçons , & de juger
quelle eft la meilleure . 3. Nous la redonnons
pour la commodité du Lecteur , qui pourra
la parcourir fans changer de volume , avant
que de lire la réponse de M. Rouſſeau , que
nous allons y joindre , afin de ne rien laiſſer à
défirer fur ce sujet à la curiofité du public .
COPIE d'une lettre écrite par M. de Voltaire
à M. Rouffeau , de Genève , datée du
30 Août , 1755.
J'Ai :
'Ai
reçu , Monfieur
, votre
nouveau
livre
contre
le genre
humain
: je vous
en remercie
. Vous
plairez
aux hommes
à
qui vous
dites
leurs
vérités
, & vous
ne
NOVEMBRE. 1755. 57
les corrigerez pas. Vous peignez avec des
couleurs bien vraies les horreurs de la
fociété humaine , dont l'ignorance & la
foibleffe fe promettent tant de douceurs ,
On n'a jamais employé tant d'efprit à vou→
loir nous rendre bêtes.
Il prend envie de marcher à quatre
pattes , quand on lit votre ouvrage ; cependant
comme il y a plus de foixante ans
que j'en ai perdu l'habitude , je fens malheureufement
qu'il m'eft impoffible de la
reprendre , & je laiffe cette allure naturelle
à ceux qui en font plus dignes que vous
& moi. Je ne peux non plus m'embarquer
pour aller trouver les fauvages du
Canada , premierement , parce que les maladies
aufquelles je fuis condamné , me rendent
un médecin ( a ) d'Europe néceffaire ;
Secondement , parce que la guerre eft portée
dans ce païs - là ; & que les exemples
de nos nations ont rendu ces fauvages
prefque auffi méchans que nous . Je me
borne à être un fauvage paifible dans la
folitude que j'ai choifie auprès de votre
patrie , où vous devriez être ( b ).
•
(4) Il y a dans la copie imprimée chez Lam
bert ; me rétiennent auprès du plus grand Medecin
de l'Europe , & que je ne trouverois pas Les
mêmes fecours chez les Miflouris.
(b ) Qu yous êtes tant défiré.
Cv
58 MERCURE DE FRANCE.
J'avoue avec vous que les Belles- Lettres
& les Sciences ont caufé quelquefois beaucoup
de mal. Les ennemis du Taffe firent
de fa vie un tiffu de malheurs. Ceux de
Galilée le firent gémir dans les priſons à
70 ans , pour avoir connu le mouvement
de la terre ; & ce qu'il y a de plus honteux
, c'eft qu'ils l'obligerent à fe rétracter.
: Dès que vos amis eurent commencé le
Dictionnaire Encyclopédique , ceux qui
oferent être leurs rivaux , les traiterent de
Déiftes , d'Athées & même de Janféniſtes .
Si j'ofois me compter parmi ceux dont les
travaux n'ont eu que la perfécution pour
récompenfe , je vous ferois voir une troupe
de miférables acharnés à me perdre , du
jour que je donnai la Tragédie d'Edipe ,
une bibliothéque de calomnies ridicules
imprimées contre moi ( c ) , un Prêtre ex-
(r) Un homme , qui m'avoit des obligations
affez connues , me payant de mon fervice par
vingt libelles ; un autre beaucoup plus coupable
encore , faifant imprimer mon propre ouvrage du
fiecle de Louis XIV. avec des notes dans lefquelles
l'ignorance la plus craffe vomit les plus infâmes
impoftures : un autre qui vend à un Libraire
quelques chapitres d'une prétendue hiſtoire univerfelle
fous mon nom , le Libraire affez avide
pour imprimer ce tiffu informe de bévues , de
fauffes dates , de faits & de noms eftropiés ; & enfin
des hommes affez injuftes pour m'imputer la
publication de cette raplodie.
NOVEMBRE. 1755 . 19
Jéfuite que j'avois fauvé du dernier fupplice
, me payant par des libelles diffamatoires
, du fervice que je lui avois rendu ;
un homme plus coupable encore , faifant
imprimer mon propre ouvrage du fiecle
de Louis XIV. avec des notes où la plus
craffe ignorance débite les impoftures les
plus effrontées , un autre qui vend à un
Libraire une prétendue hiftoire univerfelle
fous mon nom , & le Libraire affez
avide & affez fot pour imprimer ce tiffa
informe de bévues , de fauffes dattes , de
faits & de noms eftropiés ; & enfin des
hommes affez lâches & affez méchans pour
m'imputer certe rapfodie ; je vous ferois
voir la fociété infectée de ce nouveau genre
d'hommes inconnus à toute l'antiquité,
qui ne pouvant embraffer une profeffion
honnête , foit de laquais , foit de manoeuvre
, & fçachant malheureufement lire &
écrire , fe font courtiers de littérature , volent
des manufcrits , les défigurent & les
vendent.
(d ) Je pourrois me plaindre qu'une
plaifanterie faite il y a près de trente ans
(d) Je pourrois me plaindre que des fragmens
d'une plaifanterie faite il y a près de trente ans
fur le même fojet , que Chapelain eut la bêtife de
traiter férieufement , courent aujourd'hui le monde
par l'infidélité & l'ayarice de ces malheureux ,
C vj
60 MERCURE DE FRANCE.
ans fur le même fujet , que Chapelain eut
la bêtife de traiter férieufement , court
aujourd'hui le monde par l'infidélité &
l'avarice de ces malheureux qui l'ont défigurée
avec autant de fottife que
de mafice
, & qui , au bout de trente ans , vendent
partout cet ouvrage , lequel , certainement
, n'eft plus le mien , & qui eft
devenu le leur. J'ajouterois qu'en dernier
lieu , on a ofé fouiller dans les archives
les plus refpectables , & y voler une partie
des mémoires que j'y avois mis en dépôt
, lorsque j'étois hiftoriographe de France
, & qu'on a vendu à un Libraire de Paris
le fruit de mes travaux. Je vous peindrois
l'ingratitude , l'impofture & la rapine
me pourſuivant jufqu'aux pieds des Alpes
, & jufqu'au bord de mon tombeau (e) .
qui ont mêlé leurs groffieretés à ce badinage ,
qui en ont rempli les vuides avec autant de fottife
que de malice , & qui enfin au bout de trente ans,
vendent partout en manufcrit ce qui n'appartient
qu'à eux , & qui n'eft digne que d'eux. J'ajouterai
qu'en dernier lieu on a volé une partie des maté
riaux que j'avois raffemblés dans les archives publiques
, pour fervir à l'hiftoire de la guerre de
1741. lorfque j'étois hiftoriographe de France ;
qu'on a vendu à un Libraire ce fruit de mon travail
; qu'on fe faifit à l'envi de mon bien , comme
j'étois déja mort , & qu'on le dénature pour le
mettre à l'encan .
(e) Mais que concluerai-je de toutes ces tribuNOVEMBRE.
1755. 61
Mais , Monfieur , avouez auffi que ces
épines attachées à la littérature & à la
reputation , ne font que des fleurs en comparaifon
des maux qui , de tout tems , ont
inondé la terre .
Avouez que ni Cicéron , ni Lucrece ,
ni Virgile , ni Horace , ne furent les Aulations
? Que je ne dois pas me plaindre. Que
Pope , Deſcartes , Bayle , le Camoëns , & cent
autres ont effuié les mêmes injuftices , & de plus
grandes ; que cette deftinée eft celle de prefque
Tous ceux que l'amour des lettres a trop féduits .'
Avouez , en effet , que ce font là de ces petits
malheurs particuliers , dont à peine la fociété s'apperçoit.
Qu'importe au genre humain que quelques
frelons pillent le miel de quelques abeilles . Les
gens de lettres font grand bruit de toutes ces petites
querelles : le refte du monde les ignore , ou en rit.
De toutes les amertumes répandues fur la vie humaine
, ce font là les moins funeftes. Les épines .
attachées à la littérature & à un peu de réputation ,
ne font que des fleurs en comparaifon des autres
maux , qui de tout tems ont inondé la terre.
Avouez que ni Cicéron , ni Varron , ni Lucrece ,
ni Virgile, ni Horace , n'eurent la moindre part
aux profcriptions. Marius étoit un ignorant , le
barbare Sylla , le crapuleux Antoine , l'imbécile
Lépide , lífoient peu Platon & Sophocle ; & pour
ce tyran fans courage , Octave Cépias , furnommé
fi lâchement Augufte , il ne fut un déteftable
affaffin , que dans le tems où il fut privé de la fociété
des gens de lettres . Avouez que Pétrarque
& Bocace ne firent pas naître les troubles d'Italie.
Avouez que le badinage de Marot , &c.
62 MERCURE DE FRANCE.
teurs des profcriptions de Silla , de ce débauché
d'Antoine , de cet imbécile Lépide
, de ce tyran fans courage , Octave
Cépias furnommé fi lâchement Augufte.
Avouez que le badinage de Marot n'a
pas produit la faint Barthelemi , & que la
tragédie du Cid ne caufa pas lesguerres
de la fronde . Les grands crimes n'ont été
commis que par de célébres ignorans. Cel
qui fait & ce qui fera toujours de ce monde
une vallée de larmes , c'eſt l'infatiable
cupidité de l'indomptable orgueil des hom
mes , depuis Thamas - Koulikan qui ne
fçavoit pas lire , jufqu'à un commis de la
Douanne , qui ne fçait que chiffrer. Les
Lettres nourriffent l'ame , la rectifient
la confolent , & elles font même votre
gloire dans le tems que vous écrivez
contr'elles. Vous êtes comme Achille , qui
s'emporte contre la gloire , & comme le
P. Mallebranche dont l'imagination brillante
écrivoit.contre l'imagination (ƒ).
M. Chappuis m'apprend que votre fan-
"
(f) Si quelqu'un doit fe plaindre des lettres
c'eft moi , puifque dans tous les tems & dans tous
les lieux ; elles ont fervi à me perfécuter. Mais il
faut les aimer malgré l'abus qu'on en fait , comme
il faut aimer la fociété , dont tant d'hommes
méchans corrompent les douceurs ; comme il
faut aimer fa patrie , quelques injuſtices qu'on
y effuye.
NOVEMBRE . 1755. 63
ré eft bien mauvaife ; il faudroit la venir
rétablir dans l'air natal , jouir de la liberté,
boire avec moi du lait de nos vaches &
brouter nos herbes.
Je fuis très- philofophiquement , & avec
la plus tendre eftime. &c.
Date, calendrier grégorien
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Mots clefs
Domaine
Constitue la republication d'un texte
Est adressé ou dédié à une personne
Est rédigé par une personne
Concerne une oeuvre
Fait partie d'un dossier