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Titre

SUITE DU MOI.

Titre d'après la table

Suite du Moi,

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8
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15
Page de fin
31
Page de fin dans la numérisation
38
Incipit

La jalousie des Philosophes ne pouvoit pardonner à Socrate de n'enseigner

Texte
SUITE DU MOI.
A jaloufie des Philofophes ne pouvoit
pardonner à Socrate de n'enfeigner
en public que la vérité & la vertu ,
on portoit chaque jour à l'Aréopage les
plaintes les plus graves contre ce dangereux
citoyen. Socrate occupé à faire du
bien , laiffoit dire de lui tout le mal qu'on
imaginoit ; mais Alcibiade dévoué à Socrate
, faifoit face à fes ennemis. Il fe préfentoit
aux Magiftrats ; il leur reprochoit
d'écouter des lâches , & d'épargner des
impofteurs , & ne parloit de fon maître
que comme du plus jufte & du plus fage
des mortels : L'entoufiafme rend éloquent.
Dans les conférences qu'il eut avec l'un
des membres de l'Aréopage , en préſence
de la femme du Juge , il parla avec tant
de douceur & de véhémence , de fentiment
& de raiſon , fa beauté s'anima d'un feu fi
noble & fi touchant que cette femme vertueufe
en fut émue jufqu'au fond de l'ame .
Elle prit fon trouble pour de l'admiration .
Socrate , dit- elle à ſon époux , eft en effet
un homme divin , s'il fait de femblables.
difciples. Je fuis enchantée de l'éloquence
de ce jeune homme ; il n'eft pas poffible
OCTOBRE. 1755. 9
de l'entendre fans devenir meilleur. Le
Magiftrat qui n'avoit garde de foupçonner
la fageffe de fon époufe , rendit à Alcibia
de l'éloge qu'elle avoit fait de lui . Alcibiade
en fut flaté , il demanda au mari la
permiffion de cultiver l'eftime de fa fennie.
Le bon homme l'y invita. Ma femme ,
dit- il , eft philofophe auffi , & je ferai
bien aife de vous voir aux prifes . Rodope
( c'étoit le nom de cette femme refpectable
) fe piquoit en effet de philofophie , &
celle de Socrate dans la bouche d'Alcibiade
la gagnoit de plus en plus : J'oubliois
de dire qu'elle étoit dans l'âge où l'on n'eft
plus jolie , mais où l'on eft encore belle , où
l'oneft peut être un peu moins aimable , mais
où l'on fçait beaucoup mieux aimer . Alcibiade
lui rendit des devoirs : elle ne fe défia
ni de lui ni d'elle- même L'étude de la
fageffe rempliffoit tous leurs entretiens.
Les leçons de Socrate paffoient de l'ame
d'Alcibiade dans celle de Rodope , & dans
ce paffage elles prenoient de nouveaux.
charmes ; c'étoit un ruiffeau d'eau pure
qui couloit au travers des fleurs . Rodope
en étoit chaque jour plus altérée. Elle fe
faifoit définir fuivant les principes de Socrate
, la fageffe & la vertu , la justice & la
vérité. L'amitié vint à ſon tour , & après
en avoir approfondi l'effence. Je voudrois
A.v.
To
MERCURE DE
FRANCE.
bien fçavoir , dit Rodope , quelle différence
met Socrate entre l'amour & l'amitié
?
Quoique Socrate ne foit point de ces
philofophes qui
analyſent tout , lui répondit
Alcibiade , il
diftingue trois
amours ;
l'un groffier & bas , qui nous eft commun
avec les
animaux , c'eft l'attrait du befoin.
& le goût du plaifir . L'autre pur & célefte
qui nous
rapproche des Dieux , c'eſt
l'amitié plus vive & plus tendre ; le troifiéme
enfin qui
participe des deux premiers
, tient le milieu entre les Dieux &
les brutes , & femble le plus naturel aux
hommes : c'eft le lien des ames cimenté
par celui des fens.
Socrate donne la
préférence au charme
pur de l'amitié ; mais comme il ne fait
point un crime à la nature d'avoir uni
l'efprit à la matiere , il n'en fait pas un à
l'homme de fe
reffentir de ce
mêlange
dans fes penchans & dans fes plaifirs ; c'eft
fur-tout lorfque la nature a pris foin d'unir
un beau corps avec une belle ame qu'il
veut qu'on
refpecte
l'ouvrage de la nature
; car quelque laid que foit
Socrate , il
rend juftice à la beauté. S'il fçavoit , par
exemple , avec qui je
m'entretiens de philofophie
, je ne doute pas qu'il ne me fit
une querelle
d'employer fi mal fes leçons.
Je vous difpenfe d'être galant ,
interromOCTOBRE.
1755. 11
pit Rodope : je parle à un fage , je veux
qu'il m'éclaire , & non pas qu'il me flate.
Revenons aux príncipes de votre maître.
11 permet l'amour , dites- vous , mais en
connoît - il les égaremens & les excès ?
Oui , Madame , comme il connoit ceux de
l'ivreffe , & il ne laiffe pas de permettre
le vin. La comparaifon n'eft pas jufte , dit
Rodope , on eft hore de choifir fes vins ,
& d'en modérer l'ufage : A- t on la même
liberté en amour : il eft fans choix & fans
meſure . Oui fans doute , reprit Alcibiade
, dans un homme fans moeurs & fans
principes ; mais Socrate commence par
former des hommes éclairés & vertueux
& c'eft à ceux-là qu'il permet l'amour. Il
fçait bien qu'ils n'aimeront rien que d'honnête
, & alors on ne court aucun rifque à
aimer à l'excès . L'afeendant mutuel de deux
ames vertueufes ne peut que les rendre plus
vertueufes encore. Chaque réponse d'Alcibiade
applaniffoit quelque difficulté dans
l'efprit de Rodope , & rendoit le penchant
qui l'attiroit vers lui plus gliffant & plus
rapide. Il ne reftoit plus que la foi conju
gale , & c'étoit là le noeud Gordien . Rodope
n'étoit pas de celles avec qui on le
tranche , il falloit le dénouer ; Alcibiade
s'y prit de loin. Comme ils en étoient un
jour fur l'article de la fociété ; le befoin ,
A vj
12 MERCURE DE FRANCE.
dit Alcibiade , a réuni les hommes , l'intérêt
commun a réglé leurs devoirs , & les
abus ont produit les loix. Tout cela eſt
facré ; mais tout cela eft étranger à notre
ame. Comme les hommes ne le touchent
qu'au dehors , les devoirs mutuels qu'ils
fe font impofés ne paffent point la fuperficie.
La nature feule eft la légiflatrice du
coeur , elle feule peut infpirer la reconnoiffance
, l'amitié ; l'amour , en un mot ,
le fentiment ne fçauroit être un devoir
d'inftitution de là vient , par exemple ,
que dans le mariage on ne peut ni promettre
ni exiger qu'un attachement corporel.
Rodope qui avoit goûté le principe , fut
effrayée de la conféquence : Quoi , dit- elle
, je n'aurois promis à mon mari que de
me comporter comme fi je l'aimois . Qu'avez-
vous donc pu lui promettre ? De l'aimer
en effet , lui répondit- elle d'une voix
mal affurée. Il vous a donc promis à fon
tour d'être non feulement aimable , mais
de tous les hommes le plus aimable à vos
yeux ? il m'a promis d'y faire fon poffible ,
& il me tient parole : Hé bien vous faites
votre poffible auffi pour l'aimer , mais ni
l'un ni l'autre vous n'êtes garans du fuccès.
Voilà une morale affreufe, s'écria Rodope.
Heureufement , Madame , elle n'eft pas
fi affreuse , il y auroit trop de coupables fi
OCTOBRE. 1755 13
l'amour conjugal étoit un devoir effentiel .
Quoi , Seigneur , vous doutez .... Je ne
doute de rien , Madame , mais ma franchife
peut vous déplaire , & je ne vous
vois pas difpofée à l'imiter . Je croyois parler
à un philofophe , je ne parlois qu'à une
femme d'efprit. Je me retire confus de ma
méprife ; mais je veux vous donner pour
adieux un exemple de fincérité. Je crois
avoir des moeurs auffi pures , auffi honnêtes
que la femme la plus vertueufe ; je fçais
tout auffi- bien qu'elle à quoi nous engage
Phonneur & la religion du ferment , je
connois les loix de l'Hymen , & le crime
de les violer ; cependant euffai - je époufé
mille femmes je ne me ferois pas le plus
léger reproche de vous trouver vous ſeule
plus belle , plus aimable mille fois que ces
mille femmes enfemble . Selon vous , pour
être vertueuse , il faut n'avoir ni une ame
ni des yeux : je vous félicite d'être arrivée
à ce dégré de perfection . Ce difcours prononcé
du ton du dépit & de la colere laiſſa
Rodope dans un étonnement dont elle eur
peine à revenir ; cependant , Alcibiade
ceffa de la voir. Elle avoit découvert dans
fes adieux un intérêt plus vif que la chaleur
de la difpute ; elle fentit de fon côté que
fes conférences philofophiques n'étoient
pas ce qu'elle regrettoit le plus. L'ennui.
14 MERCURE DE FRANCE.
de tout , le dégoût d'elle - même , une répugnance
fecrette pour les empreffemens
de fon mari , enfin le trouble & la rongeur
que lui caufoit le feul nom d'Alcibiade ,
tout lui faifoit craindre le danger de le
revoir , & cependant elle brûloit du defir
de le revoir encore . Son mari le lui ramena.
Comme elle lui avoit fait entendre
qu'ils s'étoient piqués l'un & l'autre fur
une difpute de mots , le Magiftrat en fic
une plaifanterie à Alcibiade , & l'obligea
de revenir. L'entrevûe fut férieufe , le mari
s'en amufa quelque tems ; mais fes affaires
P'appelloient ailleurs : Je vous laiffe , leur
dit-il, & j'efpere qu'après vous être brouillés
fur les mots , vous vous reconcilierez
fur les chofes. Le bon homme n'y entendoit
pas malice , mais fa femme en rongit
pour lui.
Après un affez long filence , Alcibiade
prit la parole. Nos entretiens , Madame ,
faifoient mes délices , & avec toutes les
facilités poffibles d'être diffipé vous m'aviez
fait goûter & préférer à tout les charmes
de la folitude . Je n'étois plus au monde
, je n'étois plus à moi - même , j'étois à
vous tout entier . Ne penfez pas qu'un fol
efpoir de vous féduire & de vous égarer
fe fût gliffé dans mon ame , la vertu bien
plus que l'efprit & la beauté m'avoit enOCTOBRE.
1955. 15
chaîné fous vos loix. Mais vous aimant
d'un amour auffi délicat que tendre , je me
flatois de vous l'infpirer. Cet amour pur
& vertueux vous offenfe , ou plutôt il
vous importune , car il n'eft pas poffible
que vous le condamniez de bonne foi.
Tout ce que je fens pour vous , Madame ,
vous l'éprouvez pour un autre ; vous me
l'avez avoué. Je ne puis vous le reprocher
ni m'en plaindre ; mais convenez que je ne
fuis pas heureux. Il n'y a peut- être qu'une
femme dans Athénes qui ait de l'amour
pour fon mari , & c'eft précisément de
cette femme que je deviens éperdu . En
vérité , vous êtes bien fou pour le difciple
d'an Sage , lui dit Rodope en foûriant ;
il répliqua le plus férieufement du monde
; elle repartit en badinant ; il lui prit la
main , elle fe fâcha ; il baifa certe main ,
elle voulut fe lever ; il la retint , elle rougit
, & la tête tourna aux deux Philofophes.
Il n'eſt pas befoin de dire combien Rodope
fut défolée , ni comment elle fe confola
, tout cela fe fuppofe aifément dans
une femme vertueufe & paffionnée.
Elle trembloit fur - tout pour l'honneur
& le repos de fon mari. Alcibiade lui fit
le ferment d'un fecret inviolable ; mais la
malice du public le difpenfa d'être indif16
MERCURE DE FRANCE.
cret. On fçavoit bien qu'il n'étoit pas homme
à parler fans ceffe de philofophie à
une femme aimable . Ses affiduités donnerent
des foupçons ; les foupçons dans le
monde valent des certitudes. Il fut décidé
qu'Alcibiade avoit Rodope. Le bruit en
vint aux oreilles de l'époux . Il n'avoit
garde d'y ajouter foi , mais fon honneur
& celui de fa femme exigeoient qu'elle fe
mit au- deffus du foupçon. Il lui parla de
la néceffité d'éloigner Alciade , avec tant
de douceur , de raifon & de confiance ,
qu'elle n'eut pas même la force de répliquer.
Rien de plus accablant pour une
ame fenfible & naturellement vertueufe
que de recevoir des marques d'eftime
qu'elle ne mérite plus .
Rodope dès ce moment réfolut de ne
plus voir Alcibiade , & plus elle fentoit
pour lui de foibleffe , plus elle lui montra
de fermeté dans la réfolution qu'elle
avoit prife de rompre avec lui fans retour.
Il eut beau la combattre avec toute fon
éloquence : J'ai pû me laiffer perfuader ,
lui dit-elle , que les torts fecrets qu'on
avoit avec un mari n'étoient rien , mais
les feules apparences font des torts réels ,
dès qu'elles attaquent fon honneur , ou
qu'elles troublent fon repos. Je ne fuis pas
obligé eà aimer mon époux , je veux. le
OCTOBRE. 1755 . 17
croire , mais le rendre heureux autant
qu'il dépend de moi eft un devoir indifpenfable.
Ainfi , Madame , vous préférez
fon bonheur au mien . Je préfére , lui ditelle
, mes engagemens à mes inclinations.
Ce mot échappé fera ma derniere foibleffe.
Eh ! je me croyois aimé , s'écrie Alcibiade
avec dépit ! Adieu , Madame , je vois bien.
que je n'ai dû mon bonheur qu'au caprice
d'un moment. Voilà de nos honnêtes
femmes , pourfuivit- il ; quand elles nous
prennent , c'eft excès d'amour ; quand elles
nous quittent , c'eft effort de vertu ; &
dans le fond cet amour & cette vertu ne
font qu'une fantaiſie qui leur vient , ou
qui leur paffe. J'ai mérité tous ces outrages
, dit Rodope en fondant en larmes.
Une femme qui ne s'eft pas refpectée ne
doit pas s'attendre à l'être. Il eft bien jufte
que nos foibleffes nous attirent des mépris.
Alcibiade , après tant d'épreuves , étoit
bien convaincu qu'il ne falloit plus compter
fur les femmes , mais il n'étoit
pas
affez fûr de lui-même pour s'expofer à de
nouveaux dangers ; & tout réfolu qu'il
étoit à ne plus aimer , il fentoit confufément
le befoin d'aimer encore.
Dans cette inquiétude fecrette , comme
il fe promenoit un jour fur le bord de
18 MERCURE DE FRANCE.
la mer , il vit venir à lui une femme que
fa démarche & fa beauté lui auroient fait
prendre pour une Déeffe , s'il ne l'eût pas
reconnue pour la Courtifane Erigone. Il
vouloit s'éloigner , elle l'aborda . Alcibiade
, lui dit - elle , la philofophie te rendra
fou. Dis - moi , mon enfant , eft- ce à ton
âge qu'il faut s'enfevelir tout vivant dans
ces idées creufes & triftes ? Crois - moi ,
fois heureux : l'on a toujours le tems d'être
fage ... Je n'afpire à être fage , lui ditil
, que dans le deffein d'être heureux ...
La belle route pour arriver au bonheur !
crois- tu que je me confume , moi , dans
l'étude de la fageffe ? & cependant eft - il
d'honnête femme plus contente de fon
fort ? Ce Socrate t'a gâté , c'eft dommage ;
mais il y a de la reffource , fi tu veux
prendre de mes leçons. Depuis long- tems
j'ai des deffeins fur toi ; Je fuis jeune
belle & fenfible , & je crois valoir , fans
vanité un philofophe à longue barbe . Ils
enfeignent à fe priver : trifte fcience !
viens à mon école , je t'apprendrai à
jouir .Je ne l'ai que trop bien appris à mes
dépens , lui dit Alcibiade ; le faſte & les
plaifirs m'ont ruiné. Je ne fuis plus cer
homme opulent & magnifique , que fes
folies ont rendu fi célébre , & je ne me
foutiens plus qu'aux dépens de mes créanOCTOBRE.
1755. 19
ciers. Bon , eft - ce là ce qui te chagrine
confole-toi , j'ai de l'or , des pierreries ,
& les folies des autres ferviront à réparer
les tiennes . Vous me flatez beaucoup par
des offres fi obligeantes , mais je n'en
abuferai point. Que veux-tu dire avec ta
délicateffe l'amour ne rend - il pas tout
commun ? D'ailleurs , qui s'imaginera que
tu me doives quelque chofe tu n'es pas
affez fat pour t'en vanter , & j'ai trop de
vanité pour le dire . Je vous, avoue que
vous me furprenez , car enfin vous avez
la réputation d'être avare. Avare ! oui fans
doute , avec ceux que je n'aime pas , pour
être prodigue avec celui que j'aime ; mes
diamans me font bien chers , mais tu m'es
plus cher encore , & s'il le faut , tu n'as
qu'à dire , dès demain je te les facrifie.
Votre générofité , reprit Alcibiade , me
confond , & me pénétre , & je vous donnerois
le plaifir de l'exercer fi je pouvois
du moins le reconnoître en jeune homme ;.
mais je ne dois pas vous diffimuler que
l'ufage immodéré des plaifirs n'a pas feulement
ruiné ma fortune , j'ai trouvé le
fecret de vieillir avant l'âge. Je le crois
bien , reprit Erigone en foûriant , tu as
connu tant d'honnêtes femmes ! mais je
vais bien plus te furprendre : un fentiment
vif & délicat eſt tout ce que j'attens de
20 MERCURE DE FRANCE.
toi ; & fi ton coeur n'eft pas ruiné , tu as
encore de quoi me fuffire. Vous plaifantez
, dit Alcibiade ! point du tout. Si je
prenois un Hercule pour amant , je voudrois
qu'il fût un Hercule , mais je veux
qu'Alcibiade m'aime en Alcibiade , avec
toute la délicateffe de cette volupté tranquille
dont la fource eft dans le coeur. Si
du côté des fens tu me ménages quelque
furpriſe , à la bonne heure. Je te permets
tout , & je n'exige rien . En vérité , dit
Alcibiade , je demeure auffi enchanté que
furpris ; & fans l'inquiétude & la jaloufie
que me cauferoient mes rivaux ...Des rivaux
! tu n'en auras que de malheureux ,
je t'en donne ma parole . Tiens , mon ami ,
les femmes ne changent que par coquetterie
ou par curiofite , & tu fens bien que
chez moi l'une & l'autre font épuifées. Si
je ne connoiffois point les hommes , la parole
que je te donne feroit un peu hazardée
; mais en te les facrifiant je fçais bien
ce que je fais. Après tout il y a un bon
moyen de te tranquillifer : tu as une campagne
affez loin d'Athénes , où les importuns
ne viendront pas nous troubler . Te
fens tu capable d'y foutenir le tête à tête ?
nous partirons quand tu voudras . Non ,
lui dit - il , mon devoir me retient pour
quelque tens à la ville : mais fi nous nous
OCTOBRE . 1755. 21
arrangeons enfemble , devons - nous nous
afficher ? Tu en es le maître ; fi tu veux
m'avouer , je te proclamerai ; fi tu veux
du myftere , je ferai plus difcrette & plus
réfervée qu'une prude. Comme je ne dépends
de perfonne , & que je ne t'aime
que pour toi , je ne crains ni ne defire d'attirer
les yeux du public. Ne te gêne point,
confulte ton coeur , & fi je te conviens ,
mon foupé nous attend. Allons prendre à
témoins de nos fermens les Dieux du plaifir
& de la joie. Alcibiade prit la main
d'Erigone , & la baifant avec tranfport :
enfin , dit- il , j'ai trouvé de l'amour , &
c'est d'aujourd'hui que mon bonheur commence.
Ils arrivent chez la Courtifane . Tout ce
que le goût peut inventer de délicat &
d'exquis pour flater tous les fens tout à la
fois fembloit concourir dans ce foupé délicieux
à l'enchantement d'Alcibiade. C'étoit
dans un falon pareil que Venus recevoit
Adonis , lorfque les amours leur verfoient
le nectar , & que les graces leur
fervoient l'ambroifie . Quand j'ai pris , dit
Erigone , le nom d'une des maîtreffes de
Bacchus , je ne me flatois pas de poffeder
un jour un mortel plus beau que le vainqueur
de l'Inde. Que dis - je , un mortel ,
c'eft Bacchus , Apollon , & l'Amour que
22 MERCURE DE FRANCE.
je poffede , & je fuis dans ce moment
l'heureufe rivale d'Erigone de Calliope &
de Pfiché. Je vous couronne donc , ô mon
jeune Dieu , de pampre , de laurier & de
myrthe , puiffai-je raffembler à vos yeux
tous les attraits qu'ont adorés les immortels
dont vous réuniffez les charmes. Alcibiade
enivré d'amour propre & d'amour,
déploya tous ces talens enchanteurs qui
féduiroient la fageffe même. Il chanta fon
triomphe fur la lyre. Il compara fon bonheur
à celui des Dieux , & il fe trouva plus
heureux , comme on le trouvoit plus aimable.
Après le foupé il fut conduit dans un
appartement voifin , mais féparé de celui
d'Erigone. Repofez - vous , mon cher Alcibiade
, lui dit- elle en le quittant ; puiffe
l'amour ne vous occuper que de moi dans
vos fonges : Daignez du moins me le faire
croire; & fi quelque autre objet vient s'offrir
àvotre penſée, épargnez ma délicateffe , &
par un menfonge complaifant réparez le
tort involontaire
que vous aurez eu pendant
le fommeil. Hé quoi ! lui répondit
tendrement Alcibiade , me réduirez- vous
aux plaiſirs de l'illufion . Vous n'aurez jamais
avec moi , lui dit-elle , d'autres loix
que vos defirs. A ces mots elle fe retira
en chantant.
1
OCTOBRE 1755 . 23
Alcibiade tranfporté , s'écria , o pudeur !
ô vertu ! qu'êtes- vous donc ? Si dans un
coeur où vous n'habitez point fe trouve
l'amour pur & chafte , l'amour , tel qu'il
defcendit des cieux pour animer l'homme
encore innocent , & pour embellir la nature
! Dans cet excès d'admiration & de
joie il ſe leve , il va furprendre Erigone.
Erigone le reçut avec un foûris. Senfible
fans emportement , fon coeur ne fembloit
enflammé que des defirs d'Alcibiade.
Deux mois s'écoulerent dans cette union
délicieufe fans que la Courtifane démentit
un feul moment le caractere qu'elle
avoit pris , mais le jour fatal approchoit
qui devoit diffiper une illufion fi fateuſe.
Les apprêts des Jeux Olympiques faifoient
l'entretien de toute la jeuneſſe
d'Athénes. Erigone parla de ces jeux , &
de la gloire d'y remporter le prix , avec
tant de vivacité , qu'elle fit concevoir à
fon amant le deffein d'entrer dans la carriere
, & l'efpoir d'y triompher. Mais il
vouloit lui ménager le plaifir de la fur
prife.
Le jour arrivé : Si l'on nous voyoit enfemble
à ce fpectacle, lui dit-il, on ne manqueroit
pas d'en tirer des conféquences , &
nous fommes convenus d'éviter jufqu'au
foupçon. Rendons- nous au cirque chacun
24 MERCURE DE FRANCE.
de notre côté. Nous nous retrouverons ici
au retour des Jeux. Le peuple s'affemble ,
on fe place. Erigone fe préfente, elle attire
tous les regards. Les jolies femmes la
voyent avec envie , les laides avec dépit ,
les vieillards avec regret , les jeunes gens
avec un tranfport unanime : cependant les
yeux d'Erigone errans fur cet amphithéatre
immenfe , ne cherchoient qu'Alcibiade.
Tout- à- coup elle voit paroître devant
la barriere , les coufiers & le char de fon
amant elle n'ofoit en croire fes yeux ,
mais bientôt un jeune homme , plus beau
que l'amour & plus fier que le Dieu Mars ,
s'élance fur ce char brillant. C'eft Alcibiade
, c'eft lui- même : Ce nom paffe de bouche
en bouche , elle n'entend plus autour
d'elle que ces mots ; c'eft Alcibiade , c'eſt
la gloire & l'ornement de la jeuneffe Athénienne.
Erigone en pâlit de joie . Il jetta
fur elle un regard qui fembloit être le
préfage de la victoire . Les chars ſe rangent
de front , la barriere s'ouvre , le fignal fe
donne , la terre retentit en cadence fous
les pas des coufiers , un nuage de poufficres
les enveloppe. Erigone ne refpire plus.
Toute fon ame eft dans fes yeux , & fes
yeux fuivent le char de fon amant à travers
ces flots de pouffiere. Les chars fe
féparent , les plus rapides ont l'avantage ,
celui
OCTOBRE. 1755 . 25
celui d'Alcibiade eft du nombre . Erigone
tremblante fait des voeux à Caftor , à Pollux
, à Hercule , à Apollon : enfin elle voit
Alcibiade à la tête , & n'ayant plus qu'un
concurrent. C'est alors que la crainte &
l'espérance tiennent fon ame fufpendue .
Les roues des deux chars femblent tourner
fur le même effieu , & les chevaux
conduits par les mêmes rênes , Alcibiade
redouble d'ardeur , & le coeur d'Erigone
fe dilate ; fon rival force de vîteffe , &
le coeur d'Erigone fe refferre de nouveau ,
chaque alternative lui caufe une foudaine
révolution. Les deux chars arrivent au
terme ; mais le concurrent d'Alcibiade l'a
dévancé d'un élan. Tout - à - coup mille
cris font retentir les airs du nom de Pi- .
ficrate de Samos . Alcibiade confterné fe
retire fur fon char , la tête penchée &
les rênes flottantes , évitant de repaffer
, du côté du cirque où Erigone accablée de
confufion s'étoit couvert le vifage de fon
voile. Il lui fembloit que tous les yeux
attachés fur elle lui reprochoient d'aimer
un homme qui venoit d'être vaincu ; cependant
, un murmure général fe fait entendre
autour d'elle , elle veut voir ce qui
l'excite c'eft Pificrate qui ramene fon
char du côté où elle eft placée . Nouveau
fujet de confufion & de douleur. Mais
B
26 MERCURE DE FRANCE.
quelle eft fa furprife lorfque ce char s'arrêtant
à fes pieds elle en voit defcendre le
vainqueur , qui vient lui préfenter la
couronne olympique . Je vous la dois , lui
dit-il , Madame , & je viens vous en faire
hommage . Qu'on imagine , s'il eft poffible
, tous les mouvemens dont l'ame d'Erigone
fut agitée à ce difcours ; mais l'amour
y dominoit encore : Vous ne me
devez rien , dit- elle à Fificrate en rougiffant
; mes voeux , pardonnez ma franchiſe ,
mes voeux n'ont pas été pour vous ; ce
n'en eft pas moins , répliqua- t-il , le defir
de vaincre à vos yeux qui m'en a acquis
la gloire. Si je n'ai pas été affez heureux
pour vous intéreffer au combat , que je le
fois du moins aflez pour vous intéreffer
au triomphe . Alors il la preffa de nouveau
, de l'air du monde le plus touchant ,
de recevoir fon offrande : tout le peuple
l'y invitoit par des applaudiffemens redoublés.
L'amour propre enfin l'emporta
fur l'amour : elle reçut le laurier fatal
pour céder , dit elle , aux acclamations &
aux inftances du peuple ; mais qui le croiroit
elle le reçut avec un foûris , & Pificrate
remonta fur fon char enivré d'amour
& de gloire.
?
Dès qu'Alcibiade fut revenu de fon
premier abattement , tu es bien foible &
OCTOBRE. 1755. 27
bien vain , fe dit-il à lui-même , de t'affliger
à cet excès , & de quoi ? de ce'qu'il
fe trouve un homme dans le monde plus
adroit ou plus heureux que toi , je vois
ce qui te défole . Tu aurois été tranſporté
de vaincre aux yeux d'Erigone , & tu crains
d'en être moins aimé après avoir été vaincu.
Rends - lui plus de Juftice , Erigone
n'eft point une femme ordinaire , elle te
fçaura gré de l'ardeur que tu as fait paroître
, & quant au mauvais fuccès elle
fera la premiere à te faire rougir de ta
fenfibilité pour un fi petit malheur. Allons
la voir avec confiance ; j'ai même lieu de
m'applaudir de ce moment d'adverfité :
c'est pour fon coeur une nouvelle épreuve ,
& l'amour me ménage un triomphe plus
flateur que n'eût été celui de la courfe.
Plein de ces idées confolantes il arrive chez
Erigone , il trouve le char du vainqueur à
la porte.
Ce fut pour lui un coup de foudre. La
honte , l'indignation , le défefpoir , s'emparent
de fon ame. Eperdu & frémiffant
fes pas égarés fe tournent comme d'euxmêmes
vers la maiſon de Socrate .
Le bon homme qui avoit affifté aux Jeux
le reçut avec un foûris . Fort bien , lui ditil
, vous venez vous confoler avec moi
parce que vous êtes vaincu ; je gage , li-
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
bertin, que je ne vous aurois pas vû fi vous
aviez triomphé. Je n'en fuis pas moins reconnoiffant.
J'aime bien qu'on vienne à
moi dans l'adverfité. Une ame enivrée de
fon bonheur s'épanche où elle peut. La
confiance d'une ame affligée eft- plus flareufe
& plus touchante . Avouez cependant
que vos chevaux ont fait des merveilles .
Comment donc ! vous n'avez manqué le
prix que d'un pas !
ter d'avoir , après Pificrate de Samos , les
meilleurs courfiers de la Gréce , & en vérité
il est bien glorieux pour un homme
d'exceller en chevaux. Alcibiade confondu
n'entendit pas même la plaifanterie
de Socrate . Le Philofophe , jugeant du
trouble de fon coeur par l'altération de
fon vifage , qu'eft - ce donc , lui dit - il
d'un ton plus férieux ? une bagatelle , un
jeu d'enfant vous affecte ? Si vous aviez
perdu un empire je vous pardonnerois
à peine d'être dans l'état d'humiliation , &
d'abattement où je vous vois . Ah ! mon
cher maître , s'écria Alcibiade revenant à
lui - même , qu'on eft malheureux d'être
fenfible ! il faut avoir une ame de marbre
dans le fiécle où nous vivons . J'avoue , reprit
Socrate , que la fenfibilité coute cher
quelquefois ; mais c'eft une fi bonne choſe
qu'on ne fçauroit trop la payer . Voyons
vous pouvez vous vanOCTOBRE.
1755. 29
cependant ce qui vous arrive.
Alcibiade lui raconta fes aventures avec
la prude, la jeune fille , la veuve , la femme
du Magiftrat , & la Courtifane , qui dans
l'inftant même venoit de le facrifier. De
quoi vous plaignez- vous , lui dit Socrate ,
après l'avoir entendu . Il me femble que
chacune d'elles vous a aimé à fa façon , de
la meilleure foi du monde. La prude , par
exemple , aime le plaifir ; elle le trouvoit
en vous , vous l'en privez , elle vous renvoie
, ainfi des autres. C'eft leur bonheur ,
n'en doutez pas , qu'elles cherchoient dans
leur amant. La jeune fille y voyoit un
époux qu'elle pouvoit aimer en liberté &
avec décence. La veuve , un triomphe
éclatant qui honoreroit fa beauté La femme
du Magiftrat , un homme aimable &
difcret, avec qui , fans danger & fans éclat ,
fa philofophie & fa vertu pourroient prendre
du relâche. La Courtifane , un homme
admiré , applaudi , defiré par - tour ,
qu'elle auroit le plaifir fecret de poffeder
feule , tandis que toutes les beautés de la
Gréce fe difputeroient vainement la gloire
de le captiver. Vous avouez donc , dit .
Alcibiade , qu'aucune d'elles ne m'a aimé
pour moi ? Pour vous , s'écria le Philofophe
, Ah ! mon cher enfant, qui vous a mis
dans la tête cette prétention ridicule ? Per-
Biij
30 MERCURE DE FRANCE.
>
la
fonne n'aime que pour foi. L'amitié , ce
fentiment fi pur , ne forme elle -même fes
préférences que fur l'intérêt perfonnel ; &
fi vous exigez qu'elle foit défintéreffée ,
vous pouvez commencer par renoncer à la
mienne. J'admire , pourfuivit- il , comme
l'amour propre eft fot dans ceux - même
qui ont le plus d'efprit. Je voudrois bien
fçavoir quel eft ce moi que vous voulez
qu'on aime en vous ? La naiffance
fortune & la gloire , la jeuneffe , les talens
& la beauté ne font que des accidens.
Rien de tout cela n'eft vous , & c'eſt
tout cela qui vous rend aimable . Le moi
qui réunit ces agrémens , n'eft en vous
que le canevas de la tapifferie. La broderie
en fait le prix . En aimant en vous tous
ces dons , on les confond avec vous - même
: ne vous engagez point dans des diftinctions
qu'on ne fuit point ; & prenez
comme on vous le donne , le réſultat de
ce mêlange ; c'eft une monnoie dont l'alliage
fait la confiftance , & qui perd fa
valeur au creuſet. Je ne fuis pas fâché que
votre délicateffe vous ait détâché de la
prude & de la veuve , ni que la réfolution
de Rodope & la vanité d'Erigone
vous ayent rendu la liberté ; mais je regrette
Glicerie , & je vous confeille d'y
retourner. Vous vous moquez , dit AlciOCTOBRE
. 1755. 31
biade , c'eft un enfant qui veut qu'on
l'époufe . Hé bien ! vous l'épouferez : L'aije
bien entendu ? c'eft Socrate qui me confeille
le mariage. Pourquoi non ! Si votre
femme eft fage & raifonnable , vous ferez
un homme heureux ; fi elle eft méchante
ou coquette , vous deviendrez un philofophe
, vous ne pouvez qu'y gagner .
Genre
Collectivité
Faux
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Constitue la suite d'un autre texte
Est rédigé par une personne
Soumis par kipfmullerl le