Titre
CONVERSATION SINGULIERE.
Titre d'après la table
Conversation singuliere,
Fait partie d'une livraison
Fait partie d'une section
Page de début
19
Page de début dans la numérisation
476
Page de fin
28
Page de fin dans la numérisation
485
Incipit
Je passois en Allemagne, il n'y a pas long-tems. Mes affaires me retinrent
Texte
CONVERSATION SINGULIERE.
E paffois en Allemagne , il n'y a pas
long - tems . Mes affaires me retinrent
quelques jours dans une ville d'Univerfité ,
dont le nom n'importe pas à la choſe. Je
fus introduit dans la plus fine aſſemblée
de la ville : on y parloit François. Le jeune
Atys , avec qui j'avois fait une partie de
mon voyage , y fut auffi conduit : il cherchoit
à rire, & j'obſervois.
L'objet le plus remarquable de la compagnie
étoit le grave & profond Marfonius
, Profeffeur en langues orientales ,
perfonnage refpectable , dont la tête accablée
fous le poids de la ſcience & des années
, étoit ombragée fous le vafte contour
d'un feutre large & détrouffé , qui s'en20
MERCURE DE FRANCE.
fon
fonçoit fur une perruque vénérable par
antiquité. Son menton à triple étage defcendoit
avec grace fur une fraife ample &
craffeufe , qui contraftoit peu avec un habit
dont le tems avoir rendu la couleur
indécife entre le blanc & le noir. Sa fcience
étoit fur-tout reconnoiffable , par la
profonde empreinte qu'avoit laiffée fur fon
nez une paire d'énormes lunettes. 11 eft ,
dit - on , fort érudit. Cela fe peut ; mais làdeffus
il eft fi facile d'en impofer ! Du bon
fens vous en jugerez.
Le refte de la compagnie étoit compofé
d'un affez grand nombre de devots admirateurs
de M. Marfonius , & de deux ou trois
gens d'efprit qui s'en moquoient.
On eut bientôt épuifé les annales du
beau tems , la chronique du quartier & la
littérature des Romans ; car on en parle
même en Allemagne. On propofa des queftions
, on difputa , & le parti de M. Marfonius
fut toujours le plus fort , parce que
les autres raifonnoient , & qu'il citoit des
autorités d'un ton haut & décifif , ce qui
impofoit un filence de pitié aux gens d'efprit
& d'admiration aux fots .
Je ne fçai par quel hazard quelqu'un s'avifa
de parler de la feuille périodique d'Adam
, fils d'Adam . On fe récria fur la bizarrerie
du titre. Que le Spectateur Anglois
DECEMBRE. 1754. 21
fe foit intitulé Socrate moderne , cela eft
raifonnable , Socrate étoit bon obfervateur...
Oui fans doute , interrompit brufquement
Atys , Socrate étoit un habile
homme , je l'entends citer tous les jours :
mais, Adam ! Adam n'étoit pas Philofophe .
Adam n'étoit pas Philofophe ! s'écria notre
Théologien en fureur, & mettant les poings
fur les côtés : où avez - vous pris cela ? Je
vous foutiens avec le fçavant George Hornius
, qu'Adam avoit par infufion toutes
les fciences , tout comme je vous prouverai
auffi que Socrate n'a jamais écrit .
Pour Socrate , répartit vivement Atys ,
je vous l'abandonne ; mais , Monfieur , faites-
moi la grace de me dire fi Adam étoit
Ariftotelicien , Cartéfien , Sceptique , Académicien
, Newtonien , Stoïcien , Pirrhonien
, Pithagoricien , Cynique ? ce qu'il
penfoit du mouvement de la terre , de la
chaleur , du froid , des couleurs , du magnétifme
, des particules organiques , de
l'origine des idées , de l'électricité , des
longitudes & de toutes ces matieres fur lefquelles
nos Philofophes modernes difputent
fans fin .
Notre Sçavant ne fe poffédoit pas pendant
toute cette tirade ; il l'auroit interrompue
plufieurs fois , fi l'impétuofité avec
laquelle elle fut prononcée le lui eût per
22 MERCURE DE FRANCE.
mis ; mais enfin elle fe termina d'ellemême
, & laiffa le tems à M. Marfonius
de refpirer. Oh ! prodige d'ignorance ,
s'écria - t - il , en levant les yeux au ciel ,
Adam pouvoit - il fçavoir ce qui n'a été
trouvé que long-tems après lui ? Pour mon
ignorance , je l'avoue , interrompit le jeune
homme ; mais , Monfieur , il ne s'agit pas
de la mienne , il s'agit d'Adam ; faitesmoi
la grace de me dire ce qu'il fçavoit. Il
fçavoit , répondit le docte Théologien , la
Médecine , l'Hiftoire naturelle , l'Architecture
, les Mathématiques , l'Aftronomie
, l'Aftrologie , l'Agriculture , en un
mot toutes les ſciences . Cela eft fort poffible
& fort vraisemblable , répliqua d'un
ton railleur le jeune étourdi ; mais , Monfieur
, toutes ces fciences ont été inventées
& perfectionnées bien long-tems après le
déluge. O pectora caca ! s'écria M. Marfonius
; cela eft-il poffible ! Je vous dis
iterum atque iterum , que cela eft certain ,
d'une certitude morale , phyfique & métaphyfique
, & que la Philofophie antediluvienne
étoit beaucoup plus avancée que
la nôtre.
Fort bien , répartit Atys , je ne vous
avois pas d'abord compris. Voilà ce que
c'eft que d'expliquer tranquillement fes
raifons , on s'éclaircit toujours. Les PatriarDECEMBRE.
1754. 23
1.
S
ches étoient fans doute de très - fçavans
hommes. Mais , Monfieur , quel fyſtême
fuivoit- on dans ce tems-là ? car il n'eft
pas poffible de s'en paffer. Qu'il y eût un
fyfteme reçu & fuivi , répondit M. le Profeffeur
, c'eft de quoi on ne fçauroit douter.
Tout comme auffi on doit fe perfuader
néceffairement que le fyftême d'Adam
triomphoit comme le plus ancien .
Atys. Adam avoit donc un fyftême ?
Marfonius. Cela eft hors de doute ; car
il étoit non feulement Philofophe , mais
encore Prophete & de plus Théologien :
les Juifs lui attribuent le Pfeaume XCII .
Le Pape Gelafe a connu quelques livres
que les Gnoftiques lui fuppofoient. Le P.
Salian cite là - deffus Mafius , & enfin il eft
certain que les Arabes parlent de plus de
vingt volumes écrits de fa main. Vous pouvez
confulter là- deffus , non 'feulement
Hottinger , mais encore Reland , de religione
Mahumedanâ.
Atys. Ah , Monfieur , des livres d'Adam !
en quelle langue les fit- il imprimer ? n'en
auriez-vous point ? pourriez-vous me les
faire voir ?
Marf. Voilà , voilà les jeunes gens , ils
font toujours dans les extrêmes . Je ne vous
dis
pas que les Juifs , les Gnoftiques , ni
les Arabes en doivent être crus fur leur
24 MERCURE DE FRANCE.
parole , je prétens feulement qu'il y a làdeffus
une tradition conftante qui doit
avoir néceſſairement quelque fondement
réel .
Atys. Oh ! pour votre tradition , Monfieur
, je n'y ai pas la foi ; tout cela font
des rêveries.
Marfonius. Des rêveries. Je crois , petit
mirmidon , que vous prétendez ici m'infulter
; il vous fied bien à votre âge de vous
oppofer au fentiment d'un homme qui étudie
depuis quarante- cinq ans les langues
orientales. Apprenez , jeune préfomptueux ,
que vous devez refpecter ma fcience , mes
cheveux gris & ma charge. Souvenez- vous
qu'avec ce ton décifif & ce petit orgueil ,
Vous courez droit à l'impieté.
Eh ! de grace , M. le Profeffeur , reprit
Atys , d'un ton hypocrite , ne vous fâchez
pas , mon deffein n'étoit pas de vous offenfer
; je recevrai , puifqu'il le faut , la tradition
, non feulement antediluvienne
mais même préadamique.
Marfonius. Je vois avec plaifir que vous
vous rendez à mes raiſons , auffi je veux
bien vous inftruire des véritables argumens
fur lefquels nous nous fondons , pour
croire qu'Adam étoit philofophe. Vous
avez lu la Geneſe ?
Atys. Oui vraiment .
Marf.
DECEMBRE.
1754. 25
Marf. Vous y avez donc lû que le premier
homme fortit parfait des mains du
Créateur ?
Atys . Non , Monfieur.
Marf. Quelle mémoire ! N'y avez - vous
pas lû que le premier homme fut fait à l'image
de Dieu ?
Atys. Affurément.
Marf.Eh bien ! ne s'enfuit-il pas de là
qu'Adam avoit par infufion toutes les
fciences ?
Ays. La conféquence vous paroît - elle
juſte ?
Mars. En doutez-vous ?
Atys. Il faut donc bien la recevoir.
Que je fuis charmé , repartit M. Marfonius
, de vous voir fi docile ! il faut que
je vous embraffe. Là deffus le grave Profeffeur
s'approche , le ferre étroitement
dans fes bras , l'étouffe , le dérange & lui
donne un baifer ; mais un baifer ! ... 11
fe feroit bien paffé de cette accolade ; il la
fouffrit cependant , afin d'être initié dans
tous les myfteres. En effet , quand la gravité
de M. Marfonius eut repris fon équilibre
: voici , dit- il , l'argument des argumens
, la preuve des preuves , en faveur
du fyftême de la Philofophie adamique.
Vous fçavez que Dieu fit paffer en revûe
en préfence d'Adam tous les animaux , &
1. Vol. B
26 MERCURE DE FRANCE.
qu'il leur donna à chacun leur nom ?
Atys. Je m'en fouviens très-bien . Et cela
prouve ?..
Marf.Cela prouve. Attendez donc le
fçavant Bochart a fait voir dans un de fes
fermons , que ces noms des animaux défignent
leurs qualités effentielles . Cela ne
prouve-t-il pas qu'Adam avoit une connoiffance
exacte de l'Hiftoire naturelle &
même de la logique , fuivant le ſentiment
d'Eufebe ?
Atys. Eufebe & Bochart ! Cela eft clair ;
il n'y a rien à dire.
Marf. J'ai cependant oui raifonner des
fçavans qui n'étoient pas de ce fentiment ,
& même j'ai là deffus depuis dix ans une
correfpondance fort intéreffante avec un
Profeffeur de .. J'en vais publier l'abrégé
en deux volumes in folio , fous ce titre :
Adami doctrina adverfus reluctantium incurfiones
vindicata, five Mularius confutatus ,
c. Il eft certain qu'il aura du deffous ; car
fes lettres , quoique je les aye mifes toutes
entieres , ne rempliffent pas vingt pages.
L'ouvrage est tout prêt , & il ne s'agit plus
que de trouver un Libraire qui veuille's'en
charger.
Atys. Ce n'eft pas l'embarras mais
Monfieur , que peut répondre votre antagoniſte
à tant de preuves ? Il faut qu'il foit
DECEMBRE. 1754. 27
bien opiniâtre & bien peu fubtil.
Marf.Il dit qu'il n'eft pas certain qu'Adam
parlât Hébreu , que cependant Bochart
a pofé fur ce principe ; peut- être les
animaux n'ont pas pris leur nom des qualités
qu'ils ont , mais que ces qualités ont
été ainſi appellées à caufe des animaux qui
les avoient. Que tout le fyftême porte fur
la fcience des étymologies qui eft i fouvent
chimerique ; il ajoute je ne fçai combien
d'autres fadaifes , qui ne méritent pas
qu'on s'y arrête , d'autant mieux qu'elles
tendent à foutenir une opinion dangereuſe.
Atys. Enforte , Monfieur , que celui qui
attaque la Philofophie d'Adam , attaque
Dieu , la religion , & qui plus eft les fçavans.
Mais jufqu'où , je vous prie , alloit
la fcience de notre premier pere ?
Ce point , répondit Marfonius , en baiffant
les yeux par orgueil , n'eft pas abfolument
décidé. Il y a dans cette question
importante deux principaux écueils à éviter
; l'un où eft tombé Henri de Haffia ,
qui prétend qu'Adam n'étoit pas plus fçavant
qu'Ariftote ; l'autre vers lequel inclinent
les Rabbins , qui mettent Adam audeffus
de Moïfe , de Salomon & des Anges
même. L'un péche en défaut , comme vous
voyez , & l'autre en excès.
B ij
28 MERCURE DE FRANCE.
Atys , qui fe trouvoit tout auffi inftruit
après cette converfation qu'on a coutume
de l'être après une difpute publique , prit
alors le ton d'un écolier qui vient d'oppo
fer à une theſe , & faifant une profonde
revérence : je vous rends grace , dit - il ,
fçavantiffime , illuftriffime , doctiffime ,
vigilantiffime Profeffeur , de ce que vous
avez daigné éclaircir mes doutes ; je continue
à faire des voeux pour la fanté de
votre corps , pour celle de votre efprit &
pour l'heureuſe organiſation de votre cerveau.
M. Marfonius étoit fi content de lui ,
que fans s'appercevoir qu'on le railloit , il
alloit remercier par le compliment le plus
emphatique , lorfqu'il fut déconcerté par
un éclat de rire prodigieux qu'Atys entonna,
& qui fut repété par quelques - uns même
des adorateurs de M. Marfonius. Les
autres regardoient le jeune étranger avec
des yeux de flamme , & méditoient fans
doute une vengeance éclatante , lorſqu'il
prit prudemment le parti de la retraite . Je
le fuivis , & nous vînmes écrire enſemble
ce fingulier dialogue.
E paffois en Allemagne , il n'y a pas
long - tems . Mes affaires me retinrent
quelques jours dans une ville d'Univerfité ,
dont le nom n'importe pas à la choſe. Je
fus introduit dans la plus fine aſſemblée
de la ville : on y parloit François. Le jeune
Atys , avec qui j'avois fait une partie de
mon voyage , y fut auffi conduit : il cherchoit
à rire, & j'obſervois.
L'objet le plus remarquable de la compagnie
étoit le grave & profond Marfonius
, Profeffeur en langues orientales ,
perfonnage refpectable , dont la tête accablée
fous le poids de la ſcience & des années
, étoit ombragée fous le vafte contour
d'un feutre large & détrouffé , qui s'en20
MERCURE DE FRANCE.
fon
fonçoit fur une perruque vénérable par
antiquité. Son menton à triple étage defcendoit
avec grace fur une fraife ample &
craffeufe , qui contraftoit peu avec un habit
dont le tems avoir rendu la couleur
indécife entre le blanc & le noir. Sa fcience
étoit fur-tout reconnoiffable , par la
profonde empreinte qu'avoit laiffée fur fon
nez une paire d'énormes lunettes. 11 eft ,
dit - on , fort érudit. Cela fe peut ; mais làdeffus
il eft fi facile d'en impofer ! Du bon
fens vous en jugerez.
Le refte de la compagnie étoit compofé
d'un affez grand nombre de devots admirateurs
de M. Marfonius , & de deux ou trois
gens d'efprit qui s'en moquoient.
On eut bientôt épuifé les annales du
beau tems , la chronique du quartier & la
littérature des Romans ; car on en parle
même en Allemagne. On propofa des queftions
, on difputa , & le parti de M. Marfonius
fut toujours le plus fort , parce que
les autres raifonnoient , & qu'il citoit des
autorités d'un ton haut & décifif , ce qui
impofoit un filence de pitié aux gens d'efprit
& d'admiration aux fots .
Je ne fçai par quel hazard quelqu'un s'avifa
de parler de la feuille périodique d'Adam
, fils d'Adam . On fe récria fur la bizarrerie
du titre. Que le Spectateur Anglois
DECEMBRE. 1754. 21
fe foit intitulé Socrate moderne , cela eft
raifonnable , Socrate étoit bon obfervateur...
Oui fans doute , interrompit brufquement
Atys , Socrate étoit un habile
homme , je l'entends citer tous les jours :
mais, Adam ! Adam n'étoit pas Philofophe .
Adam n'étoit pas Philofophe ! s'écria notre
Théologien en fureur, & mettant les poings
fur les côtés : où avez - vous pris cela ? Je
vous foutiens avec le fçavant George Hornius
, qu'Adam avoit par infufion toutes
les fciences , tout comme je vous prouverai
auffi que Socrate n'a jamais écrit .
Pour Socrate , répartit vivement Atys ,
je vous l'abandonne ; mais , Monfieur , faites-
moi la grace de me dire fi Adam étoit
Ariftotelicien , Cartéfien , Sceptique , Académicien
, Newtonien , Stoïcien , Pirrhonien
, Pithagoricien , Cynique ? ce qu'il
penfoit du mouvement de la terre , de la
chaleur , du froid , des couleurs , du magnétifme
, des particules organiques , de
l'origine des idées , de l'électricité , des
longitudes & de toutes ces matieres fur lefquelles
nos Philofophes modernes difputent
fans fin .
Notre Sçavant ne fe poffédoit pas pendant
toute cette tirade ; il l'auroit interrompue
plufieurs fois , fi l'impétuofité avec
laquelle elle fut prononcée le lui eût per
22 MERCURE DE FRANCE.
mis ; mais enfin elle fe termina d'ellemême
, & laiffa le tems à M. Marfonius
de refpirer. Oh ! prodige d'ignorance ,
s'écria - t - il , en levant les yeux au ciel ,
Adam pouvoit - il fçavoir ce qui n'a été
trouvé que long-tems après lui ? Pour mon
ignorance , je l'avoue , interrompit le jeune
homme ; mais , Monfieur , il ne s'agit pas
de la mienne , il s'agit d'Adam ; faitesmoi
la grace de me dire ce qu'il fçavoit. Il
fçavoit , répondit le docte Théologien , la
Médecine , l'Hiftoire naturelle , l'Architecture
, les Mathématiques , l'Aftronomie
, l'Aftrologie , l'Agriculture , en un
mot toutes les ſciences . Cela eft fort poffible
& fort vraisemblable , répliqua d'un
ton railleur le jeune étourdi ; mais , Monfieur
, toutes ces fciences ont été inventées
& perfectionnées bien long-tems après le
déluge. O pectora caca ! s'écria M. Marfonius
; cela eft-il poffible ! Je vous dis
iterum atque iterum , que cela eft certain ,
d'une certitude morale , phyfique & métaphyfique
, & que la Philofophie antediluvienne
étoit beaucoup plus avancée que
la nôtre.
Fort bien , répartit Atys , je ne vous
avois pas d'abord compris. Voilà ce que
c'eft que d'expliquer tranquillement fes
raifons , on s'éclaircit toujours. Les PatriarDECEMBRE.
1754. 23
1.
S
ches étoient fans doute de très - fçavans
hommes. Mais , Monfieur , quel fyſtême
fuivoit- on dans ce tems-là ? car il n'eft
pas poffible de s'en paffer. Qu'il y eût un
fyfteme reçu & fuivi , répondit M. le Profeffeur
, c'eft de quoi on ne fçauroit douter.
Tout comme auffi on doit fe perfuader
néceffairement que le fyftême d'Adam
triomphoit comme le plus ancien .
Atys. Adam avoit donc un fyftême ?
Marfonius. Cela eft hors de doute ; car
il étoit non feulement Philofophe , mais
encore Prophete & de plus Théologien :
les Juifs lui attribuent le Pfeaume XCII .
Le Pape Gelafe a connu quelques livres
que les Gnoftiques lui fuppofoient. Le P.
Salian cite là - deffus Mafius , & enfin il eft
certain que les Arabes parlent de plus de
vingt volumes écrits de fa main. Vous pouvez
confulter là- deffus , non 'feulement
Hottinger , mais encore Reland , de religione
Mahumedanâ.
Atys. Ah , Monfieur , des livres d'Adam !
en quelle langue les fit- il imprimer ? n'en
auriez-vous point ? pourriez-vous me les
faire voir ?
Marf. Voilà , voilà les jeunes gens , ils
font toujours dans les extrêmes . Je ne vous
dis
pas que les Juifs , les Gnoftiques , ni
les Arabes en doivent être crus fur leur
24 MERCURE DE FRANCE.
parole , je prétens feulement qu'il y a làdeffus
une tradition conftante qui doit
avoir néceſſairement quelque fondement
réel .
Atys. Oh ! pour votre tradition , Monfieur
, je n'y ai pas la foi ; tout cela font
des rêveries.
Marfonius. Des rêveries. Je crois , petit
mirmidon , que vous prétendez ici m'infulter
; il vous fied bien à votre âge de vous
oppofer au fentiment d'un homme qui étudie
depuis quarante- cinq ans les langues
orientales. Apprenez , jeune préfomptueux ,
que vous devez refpecter ma fcience , mes
cheveux gris & ma charge. Souvenez- vous
qu'avec ce ton décifif & ce petit orgueil ,
Vous courez droit à l'impieté.
Eh ! de grace , M. le Profeffeur , reprit
Atys , d'un ton hypocrite , ne vous fâchez
pas , mon deffein n'étoit pas de vous offenfer
; je recevrai , puifqu'il le faut , la tradition
, non feulement antediluvienne
mais même préadamique.
Marfonius. Je vois avec plaifir que vous
vous rendez à mes raiſons , auffi je veux
bien vous inftruire des véritables argumens
fur lefquels nous nous fondons , pour
croire qu'Adam étoit philofophe. Vous
avez lu la Geneſe ?
Atys. Oui vraiment .
Marf.
DECEMBRE.
1754. 25
Marf. Vous y avez donc lû que le premier
homme fortit parfait des mains du
Créateur ?
Atys . Non , Monfieur.
Marf. Quelle mémoire ! N'y avez - vous
pas lû que le premier homme fut fait à l'image
de Dieu ?
Atys. Affurément.
Marf.Eh bien ! ne s'enfuit-il pas de là
qu'Adam avoit par infufion toutes les
fciences ?
Ays. La conféquence vous paroît - elle
juſte ?
Mars. En doutez-vous ?
Atys. Il faut donc bien la recevoir.
Que je fuis charmé , repartit M. Marfonius
, de vous voir fi docile ! il faut que
je vous embraffe. Là deffus le grave Profeffeur
s'approche , le ferre étroitement
dans fes bras , l'étouffe , le dérange & lui
donne un baifer ; mais un baifer ! ... 11
fe feroit bien paffé de cette accolade ; il la
fouffrit cependant , afin d'être initié dans
tous les myfteres. En effet , quand la gravité
de M. Marfonius eut repris fon équilibre
: voici , dit- il , l'argument des argumens
, la preuve des preuves , en faveur
du fyftême de la Philofophie adamique.
Vous fçavez que Dieu fit paffer en revûe
en préfence d'Adam tous les animaux , &
1. Vol. B
26 MERCURE DE FRANCE.
qu'il leur donna à chacun leur nom ?
Atys. Je m'en fouviens très-bien . Et cela
prouve ?..
Marf.Cela prouve. Attendez donc le
fçavant Bochart a fait voir dans un de fes
fermons , que ces noms des animaux défignent
leurs qualités effentielles . Cela ne
prouve-t-il pas qu'Adam avoit une connoiffance
exacte de l'Hiftoire naturelle &
même de la logique , fuivant le ſentiment
d'Eufebe ?
Atys. Eufebe & Bochart ! Cela eft clair ;
il n'y a rien à dire.
Marf. J'ai cependant oui raifonner des
fçavans qui n'étoient pas de ce fentiment ,
& même j'ai là deffus depuis dix ans une
correfpondance fort intéreffante avec un
Profeffeur de .. J'en vais publier l'abrégé
en deux volumes in folio , fous ce titre :
Adami doctrina adverfus reluctantium incurfiones
vindicata, five Mularius confutatus ,
c. Il eft certain qu'il aura du deffous ; car
fes lettres , quoique je les aye mifes toutes
entieres , ne rempliffent pas vingt pages.
L'ouvrage est tout prêt , & il ne s'agit plus
que de trouver un Libraire qui veuille's'en
charger.
Atys. Ce n'eft pas l'embarras mais
Monfieur , que peut répondre votre antagoniſte
à tant de preuves ? Il faut qu'il foit
DECEMBRE. 1754. 27
bien opiniâtre & bien peu fubtil.
Marf.Il dit qu'il n'eft pas certain qu'Adam
parlât Hébreu , que cependant Bochart
a pofé fur ce principe ; peut- être les
animaux n'ont pas pris leur nom des qualités
qu'ils ont , mais que ces qualités ont
été ainſi appellées à caufe des animaux qui
les avoient. Que tout le fyftême porte fur
la fcience des étymologies qui eft i fouvent
chimerique ; il ajoute je ne fçai combien
d'autres fadaifes , qui ne méritent pas
qu'on s'y arrête , d'autant mieux qu'elles
tendent à foutenir une opinion dangereuſe.
Atys. Enforte , Monfieur , que celui qui
attaque la Philofophie d'Adam , attaque
Dieu , la religion , & qui plus eft les fçavans.
Mais jufqu'où , je vous prie , alloit
la fcience de notre premier pere ?
Ce point , répondit Marfonius , en baiffant
les yeux par orgueil , n'eft pas abfolument
décidé. Il y a dans cette question
importante deux principaux écueils à éviter
; l'un où eft tombé Henri de Haffia ,
qui prétend qu'Adam n'étoit pas plus fçavant
qu'Ariftote ; l'autre vers lequel inclinent
les Rabbins , qui mettent Adam audeffus
de Moïfe , de Salomon & des Anges
même. L'un péche en défaut , comme vous
voyez , & l'autre en excès.
B ij
28 MERCURE DE FRANCE.
Atys , qui fe trouvoit tout auffi inftruit
après cette converfation qu'on a coutume
de l'être après une difpute publique , prit
alors le ton d'un écolier qui vient d'oppo
fer à une theſe , & faifant une profonde
revérence : je vous rends grace , dit - il ,
fçavantiffime , illuftriffime , doctiffime ,
vigilantiffime Profeffeur , de ce que vous
avez daigné éclaircir mes doutes ; je continue
à faire des voeux pour la fanté de
votre corps , pour celle de votre efprit &
pour l'heureuſe organiſation de votre cerveau.
M. Marfonius étoit fi content de lui ,
que fans s'appercevoir qu'on le railloit , il
alloit remercier par le compliment le plus
emphatique , lorfqu'il fut déconcerté par
un éclat de rire prodigieux qu'Atys entonna,
& qui fut repété par quelques - uns même
des adorateurs de M. Marfonius. Les
autres regardoient le jeune étranger avec
des yeux de flamme , & méditoient fans
doute une vengeance éclatante , lorſqu'il
prit prudemment le parti de la retraite . Je
le fuivis , & nous vînmes écrire enſemble
ce fingulier dialogue.
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Mots clefs
Résumé
Le texte décrit une conversation qui se déroule en Allemagne, dans une ville universitaire, entre le narrateur, Atys et une assemblée parlant français. La figure centrale de cette assemblée est Marfonius, un professeur de langues orientales respecté pour ses connaissances, mais dont l'apparence et les manières sont ridicules. Marfonius est entouré de dévots admirateurs et de quelques esprits moqueurs. La discussion porte sur la feuille périodique d'Adam, fils d'Adam. Atys critique l'idée qu'Adam était philosophe, ce qui provoque la colère de Marfonius. Ce dernier affirme qu'Adam possédait toutes les sciences par infusion divine. Atys remet en question les connaissances supposées d'Adam sur des sujets modernes à travers une série de questions. Marfonius, irrité, insiste sur la tradition constante qui attribue à Adam une grande érudition. Atys, pour éviter un conflit, feint la soumission et accepte les arguments de Marfonius. Satisfait, Marfonius embrasse Atys et lui expose ses preuves, notamment l'idée que les noms donnés par Adam aux animaux prouvent sa connaissance de l'histoire naturelle et de la logique. Atys, après avoir écouté Marfonius, prend congé en le raillant subtilement. Marfonius, ne s'apercevant pas de la moquerie, est sur le point de le remercier lorsque Atys et le narrateur quittent l'assemblée, laissant derrière eux une atmosphère tendue.
Fait partie d'un dossier