Titre
LETTRE écrite à l'Auteur du Mercure, au sujet de la Réponse à la Question proposée dans le Mercure de Juin, second volume, page 1359. laquelle Réponse est inserée dans le Mercure de Decembre, premier volume, page 2758.
Titre d'après la table
Lettre sur la Réponse à la Question : Qu'elle est la femme la plus malheureuse, &c.
Fait partie d'une livraison
Fait partie d'une section
Page de début
429
Page de début dans la numérisation
8
Page de fin
436
Page de fin dans la numérisation
15
Incipit
On lût hier, Monsieur, dans une Compagne où j'étois, la Lettre que
Texte
LETTRE écrite à l'Auteur du Mercure
au fujet de la Réponse à la Question
propofée dans le Mercure de Juin , fecond
volume , page 1359. laquelle Ré
ponfe eft inferée dans le Mercure de Decembre
, premier volume , page 2758
IN lût hier , Monfieur , dans und
Compagne où j'étois , la Lettre que
vous avez mife au commencement de
votre Mercure du mois dernier , contenant
la Réponse à la Queftion propolée
dans le fecond volume de Juin ; fçavoir ,
Quelle est la femme la plus malheureuſe , ou
cellequi a un mari qu'elle bait, & dont elle eſt
aimée , ou celle qui a un mari qu'elle aime ,
dont elle est haie. La Compagnie étoit
nombreufe , on lût deux fois de fuite cette
Lettre toute entiere , & enfin il ne fe trouva
perfonne qui ne dît que l'Auteur avoit
rencontré jufte , chacun s'applaudit d'avoir
été de fon fentiment , & on anathéma
tifa d'une voix unanime tous ceux qui feroient
affez témeraires pour foutenir le
contraire. J'éprouvai en cette occaſion ,
comme j'avois fait en bien d'autres , avec
quelle facilité l'efprit François fe rend aux
apparences qui le frappent les premieres ,
A iiij
aycc
430 MERCURE DE FRANCE:
avec quelle impétuofité il s'y livre . Je
rêvois à cela, & jufqu'alors je n'avois rien
dit , tout le monde s'en apperçut à la fois, 2
& furpris de mon filence , on m'en demanda
la caufe . Quoi ! me dit une jeune
Dame qui a beaucoup de vivacité ; vous
balancez à vous déclarer pour nous ! feriez
- vous affez abftrait pour penſer autrement
, & ces raifonnemens ne vous
perfuadent- ils pas ? J'en admire comme
vous la délicateffe , lui répondis - je , mais
vous me permettrez , s'il vous plaît , de
n'en trouver bon rien de plus .
A ces mots je me vis fur les bras douze
ou treize perſonnes , & toutes auffi prevenuës
que je viens de vous le dire . On
m'accabla des repetitions de ce que contenoit
cette Lettre , & on me crut con
vaincu, parce qu'on ne me donnoit pas
le loifir de rien dire ; à la fin il me fut
permis de parler ; & lorfqu'on s'attendoit
à un aveu de ma défaite ; je vois bien ,
dis -je , que je tenterois en vain de vous
diffuader ici. Pour détruire vos préventions
il me faudroit plus que des raiſons ;
mais n'en parlons plus , Mercure vous
en donnera des nouvelles ; je fus pris au
mot & fifflé d'avance : c'eſt à vous , Monfieur
, à voir fi je le mérite , & en ce caslà
je vous crois affez de bonté pour ne
m'expofer point à l'être de nouveau .
Jc
MARS. 1730.
+37
}
Je dis donc que le malheur d'une femme
haïe d'un mari qu'elle aime , eft fans
comparaison plus grand que celui d'une
femme qui haït un mari dont elle eſt
aimée ; & voici en peu de mots ce qui me
le fait dire .
L'amour & la haine font deux extrêmes
auffi oppoſez dans leurs effets que dans
leurs principes ; mais les impreffions de
la premiere de ces paffions font bien plus
fenfibles que celles de la feconde . L'amour
eft enfant de la vertu , du mérite & des
appas ; la haine , fille du vice & des horreurs
celle- cy dans fon origine n'eft que
groffiereté ; l'origine de l'autre est toute
délicateffe ; la haine n'a dans les coeurs que
la place qu'elle y ufurpe , ils femblent
n'être faits que pour aimer ; dès- là une
ame s'abandonne bien plus naturellement
à des tranfpots de joye ou de douleur ,
qui ont pour principe une partie de fon
effence , qu'à des mouvemens dont elle
ne reçoit la caufe que malgré foi ;` delà ,
par une confequence neceffaire , elle goute
des douceurs bien plus grandes , en fatisfaifant
fon amour , que celles qu'elle
trouve , fi l'on peut parler ainfi , à fatisfaire
à fa haine.
Un coeur amoureux n'eft occupé que de
l'objet de fa tendreffe ; & comme l'amour
heureux l'eft infiniment , l'amour malheu
A v reux
432 MERCURE DE FRANCE:
•
reux l'eft fans mefure , formée à des fere
timens auffi vifs qu'ils font purs & nobles ,
une ame tendre & vertueufe goute &
reffent tout avec excès ; cette paffion , dans
un fexe qui en eft le plus fufceptible ,
porte plus loin encore les effets de fa délicateffe.
Un coeur au contraire que la haine tiranniſe
, loin de fe perpetuer l'image de
ce qu'il haft , ne voudroit s'en défaire
que pour ne plus le hair. J'avoue qu'il a
des momens d'horreur , mais cette horreur
groffiere ne fe fait pas fentir fi vivement
que les dépits d'un amour outragé;
a- t'il des intervalles,comme la cauſe de
fon mal lui eft étrangere , il s'en détache
plus facilement fans doute ; & d'ailleurs
dans fes temps les plus fâcheux , dans cette
horreur même , il trouve la funefte confolation
de penſer que bien-tôt peut- être
il les verra finir avec celui qui les caufe.
Quelle difference dans les chagrins amoureux
! ils ont des horreurs , mais d'autantplus
triftes , qu'elles font plus fubtiles &
penetrent plus avant , elles ne peuvent
fair qu'avec leur caufe ; & quand on s'abandonne
aux langueurs de cette paffion ,
on ne fe flatte pas que la caufe en puiffe
ceffer. Point de relâche, point d'efperance;
& quand on efpereroit , il eft conftant
que les feules impatiences feroient plus
fouffrir
MAR S.
433
1730 .
7
fouffrir que tout ce que la haine a de plus
affreux.
De-là je conclus que quand les chagrins
que donne la haine inveterée feroient actuellement
auffi vifs que ceux de l'amour
bleffé , il y auroit toûjours beaucoup de
difference , parce qu'on a la durée & la
continuité. Mais ce n'eft pas affez d'avoir
établi des principes , il faut les accommoder
à l'efpece dont il s'agit dans la
Queſtion propofée . Ce font deux femmes
également vertueuſes , qui éprouvent toutes
les deux les bizarreries d'un hymen
mal afforti . Cette qualité qu'on leur donne
, favorile extrémement ma theſe . La
haine de cette femme vertueufe ne pour
ta avoir pour principe qu'une antipathies
c'eft beaucoup , j'en conviens , mais
combien fon devoir & fa vertu ne lui
fourniront- ils pas de moyens d'en adoucir
les amertumes ? Elle n'aura rien à craindre
des tranfports qui portent aux extrémitez
funeftes ; le crime eft enfant du vice , &
le vice eft incompatible avec la vertu .
déja il faut retrancher, par rapport à elle,
bien des chofes que j'ai attribuées à la
haine , dans ce que j'en viens de dire . Je
veux que les complaifances de fon mari ,
fes empreffemens , fes careffes , lui donnent
quelque chofe de plus que des dégouts;
qu'il lui foit infupportable, elle ne
A vj poussa
434 MERCURE DE FRANCE:
pourra s'empêcher de convenir de l'in
juftice de fa haine , fa vertu lui fera faire
des efforts pour la furmonter , elle n'aura
à travailler que fur elle- même ; & fuppofé
qu'elle ne puiffe s'en rendre la maitreffe
, elle employera tout pour ne pas
penfer à fon mari , lorfqu'il ne lui fera
pas prefent ; & penfez- vous qu'il lui foit
impoffible d'avoir des momens tranquilles
? La focieté de fes amies qu'elle recherchera,
les amuſemens des Dames , tout
confpirera avec fa réfolution à diminuer
Les ennuis.
Je dis plus , enfin je fuppofe qu'elle
ne goûte aucun repos , qu'occupée de fon
deftin , elle s'en faffe une idée affreuſe ,
que fa vertu même & les efforts qu'elle
lui fait faire , lui foient à charge ( ce qui
ne peut être qu'une fuppofition dans l'hipotheſe
qui l'établit vertueufe ) du moins
la mort de fon mari n'aura pour elle rien
d'horrible , & elle pourra fe flatter d'y
voir terminer fes douleurs . Mais une femme
fage & vertueufe qui n'a à fe reprocher
que la haine injufte d'un mari qu'elle
adore , eft bien plus à plaindre ; elle fait
fon devoir en l'aimant , elle fatisfait à fa
vertu en n'aimant que lui , elle aime un
ingrat ; c'eft peu , il la méprife ; fi ce n'étoit
qu'indifference , elle efpereroit , mais
elle s'en flatteroit en yain : ces duretez
COD
MAR S. 17307 435
continuelles , ces infidelitez , ces avances
qui coutent tant au beau fexe , tant do
fois rejettées , ne lui en font que de trop fatales
& de trop certaines preuves. Point
d'apparence qu'elle ait un feul moment
de bien ; fa paffion qui fait une partie d'elle-
même ; la fuit par tout , elle tâcheroit
en vain de l'étouffer , elle veut , elle doit
la conferver. Elle fuit les converfations
à charge aux autres , elle eft infupportable
à foi - même , elle envie le fort de tout
ce qu'elle voit , jaloufe de tout , elle accufe
tout de fon malheur ; voit- elle fon
mari , c'eft alors que toute la cruauté de
fes mépris fe reprefente à fon coeur
elle eft dans une agitation mortelle ; l'amour,
la honte , le defefpoir la bourrellent
: quel état ! helas ! qui le croiroit que
ces momens fuffent les plus beaux de ceux
qu'elle paffe ! Cela n'eft que trop vrai , quel
ques tourmens qu'elle endure à la vûë de
fon mari , elle voudroit toûjours le voir; fi
elle ne le voit pas, mille reflexions affreuſes
lui donnent mille morts ; ingenieule à ſe
tourmenter, elle invente tous les jours quel
que fecret nouveau ; fes charmes diminuent
à mesure que le nombre augmente de fes
années , quel torrent de douleur ne puiſet'elle
pas dans cette cruelle penſée ? Si for
mari la detefte jeune , belle & vertueuſe
l'aimera -t'il dénuée d'attraits & avancée
CD
436 MERCURE DE FRANCE.
1
age ? Et puis quand il pourroit l'aimer
alors , comment accommoder cela avec
fa délicateffe ? que n'auroit- elle point à
fouffrir de fa fierté ! mais que deviendrat'elle
fi elle s'avife de fouiller dans l'avenir
? Elle croit découvrir dans chaque
inftant l'inftant fatal qui doit lui arracher
le cher objet de fes amours . Ici je laiſſe
à ceux qui aiment , le foin de fupléer à mes
expreffions ; tandis que les momens lui
paroiffent des ficcles , les années lui pa-
" roiffent des momens . Ses allarmes croiffent
tous les jours , elle n'y apperçoit
point de remede , elle ne ceffera d'être la
plus infortunée de toutes les femmes qu'ent
ceffant d'aimer , & elle ne ceffera d'aimer
qu'en ceffant de vivre. Telles font les re .
Alexions dont fon imagination bleffée fe
repaît ; Eft il un état qui approche de la
cruauté de celui-là ? Si on me prouve qu'il
puiffe y avoir une femme plus malheureufe
que celle qui eft haïe d'un mari qu'elle
aime , je confens volontiers que ce foit
celle qui eft aimée d'un mari qu'elle haït .
Il me feroit ailé de réfuter pied à pied tour
ce qu'on avance pour foutenir le fentiment
contraire , mais je ferois trop long ,
& d'ailleurs il eft bon de laiffer quelque
chofe à faire au difcernement des Lecteurs.
Je fuis , &c.
De Paris , ce 14. Janvier 1730.
au fujet de la Réponse à la Question
propofée dans le Mercure de Juin , fecond
volume , page 1359. laquelle Ré
ponfe eft inferée dans le Mercure de Decembre
, premier volume , page 2758
IN lût hier , Monfieur , dans und
Compagne où j'étois , la Lettre que
vous avez mife au commencement de
votre Mercure du mois dernier , contenant
la Réponse à la Queftion propolée
dans le fecond volume de Juin ; fçavoir ,
Quelle est la femme la plus malheureuſe , ou
cellequi a un mari qu'elle bait, & dont elle eſt
aimée , ou celle qui a un mari qu'elle aime ,
dont elle est haie. La Compagnie étoit
nombreufe , on lût deux fois de fuite cette
Lettre toute entiere , & enfin il ne fe trouva
perfonne qui ne dît que l'Auteur avoit
rencontré jufte , chacun s'applaudit d'avoir
été de fon fentiment , & on anathéma
tifa d'une voix unanime tous ceux qui feroient
affez témeraires pour foutenir le
contraire. J'éprouvai en cette occaſion ,
comme j'avois fait en bien d'autres , avec
quelle facilité l'efprit François fe rend aux
apparences qui le frappent les premieres ,
A iiij
aycc
430 MERCURE DE FRANCE:
avec quelle impétuofité il s'y livre . Je
rêvois à cela, & jufqu'alors je n'avois rien
dit , tout le monde s'en apperçut à la fois, 2
& furpris de mon filence , on m'en demanda
la caufe . Quoi ! me dit une jeune
Dame qui a beaucoup de vivacité ; vous
balancez à vous déclarer pour nous ! feriez
- vous affez abftrait pour penſer autrement
, & ces raifonnemens ne vous
perfuadent- ils pas ? J'en admire comme
vous la délicateffe , lui répondis - je , mais
vous me permettrez , s'il vous plaît , de
n'en trouver bon rien de plus .
A ces mots je me vis fur les bras douze
ou treize perſonnes , & toutes auffi prevenuës
que je viens de vous le dire . On
m'accabla des repetitions de ce que contenoit
cette Lettre , & on me crut con
vaincu, parce qu'on ne me donnoit pas
le loifir de rien dire ; à la fin il me fut
permis de parler ; & lorfqu'on s'attendoit
à un aveu de ma défaite ; je vois bien ,
dis -je , que je tenterois en vain de vous
diffuader ici. Pour détruire vos préventions
il me faudroit plus que des raiſons ;
mais n'en parlons plus , Mercure vous
en donnera des nouvelles ; je fus pris au
mot & fifflé d'avance : c'eſt à vous , Monfieur
, à voir fi je le mérite , & en ce caslà
je vous crois affez de bonté pour ne
m'expofer point à l'être de nouveau .
Jc
MARS. 1730.
+37
}
Je dis donc que le malheur d'une femme
haïe d'un mari qu'elle aime , eft fans
comparaison plus grand que celui d'une
femme qui haït un mari dont elle eſt
aimée ; & voici en peu de mots ce qui me
le fait dire .
L'amour & la haine font deux extrêmes
auffi oppoſez dans leurs effets que dans
leurs principes ; mais les impreffions de
la premiere de ces paffions font bien plus
fenfibles que celles de la feconde . L'amour
eft enfant de la vertu , du mérite & des
appas ; la haine , fille du vice & des horreurs
celle- cy dans fon origine n'eft que
groffiereté ; l'origine de l'autre est toute
délicateffe ; la haine n'a dans les coeurs que
la place qu'elle y ufurpe , ils femblent
n'être faits que pour aimer ; dès- là une
ame s'abandonne bien plus naturellement
à des tranfpots de joye ou de douleur ,
qui ont pour principe une partie de fon
effence , qu'à des mouvemens dont elle
ne reçoit la caufe que malgré foi ;` delà ,
par une confequence neceffaire , elle goute
des douceurs bien plus grandes , en fatisfaifant
fon amour , que celles qu'elle
trouve , fi l'on peut parler ainfi , à fatisfaire
à fa haine.
Un coeur amoureux n'eft occupé que de
l'objet de fa tendreffe ; & comme l'amour
heureux l'eft infiniment , l'amour malheu
A v reux
432 MERCURE DE FRANCE:
•
reux l'eft fans mefure , formée à des fere
timens auffi vifs qu'ils font purs & nobles ,
une ame tendre & vertueufe goute &
reffent tout avec excès ; cette paffion , dans
un fexe qui en eft le plus fufceptible ,
porte plus loin encore les effets de fa délicateffe.
Un coeur au contraire que la haine tiranniſe
, loin de fe perpetuer l'image de
ce qu'il haft , ne voudroit s'en défaire
que pour ne plus le hair. J'avoue qu'il a
des momens d'horreur , mais cette horreur
groffiere ne fe fait pas fentir fi vivement
que les dépits d'un amour outragé;
a- t'il des intervalles,comme la cauſe de
fon mal lui eft étrangere , il s'en détache
plus facilement fans doute ; & d'ailleurs
dans fes temps les plus fâcheux , dans cette
horreur même , il trouve la funefte confolation
de penſer que bien-tôt peut- être
il les verra finir avec celui qui les caufe.
Quelle difference dans les chagrins amoureux
! ils ont des horreurs , mais d'autantplus
triftes , qu'elles font plus fubtiles &
penetrent plus avant , elles ne peuvent
fair qu'avec leur caufe ; & quand on s'abandonne
aux langueurs de cette paffion ,
on ne fe flatte pas que la caufe en puiffe
ceffer. Point de relâche, point d'efperance;
& quand on efpereroit , il eft conftant
que les feules impatiences feroient plus
fouffrir
MAR S.
433
1730 .
7
fouffrir que tout ce que la haine a de plus
affreux.
De-là je conclus que quand les chagrins
que donne la haine inveterée feroient actuellement
auffi vifs que ceux de l'amour
bleffé , il y auroit toûjours beaucoup de
difference , parce qu'on a la durée & la
continuité. Mais ce n'eft pas affez d'avoir
établi des principes , il faut les accommoder
à l'efpece dont il s'agit dans la
Queſtion propofée . Ce font deux femmes
également vertueuſes , qui éprouvent toutes
les deux les bizarreries d'un hymen
mal afforti . Cette qualité qu'on leur donne
, favorile extrémement ma theſe . La
haine de cette femme vertueufe ne pour
ta avoir pour principe qu'une antipathies
c'eft beaucoup , j'en conviens , mais
combien fon devoir & fa vertu ne lui
fourniront- ils pas de moyens d'en adoucir
les amertumes ? Elle n'aura rien à craindre
des tranfports qui portent aux extrémitez
funeftes ; le crime eft enfant du vice , &
le vice eft incompatible avec la vertu .
déja il faut retrancher, par rapport à elle,
bien des chofes que j'ai attribuées à la
haine , dans ce que j'en viens de dire . Je
veux que les complaifances de fon mari ,
fes empreffemens , fes careffes , lui donnent
quelque chofe de plus que des dégouts;
qu'il lui foit infupportable, elle ne
A vj poussa
434 MERCURE DE FRANCE:
pourra s'empêcher de convenir de l'in
juftice de fa haine , fa vertu lui fera faire
des efforts pour la furmonter , elle n'aura
à travailler que fur elle- même ; & fuppofé
qu'elle ne puiffe s'en rendre la maitreffe
, elle employera tout pour ne pas
penfer à fon mari , lorfqu'il ne lui fera
pas prefent ; & penfez- vous qu'il lui foit
impoffible d'avoir des momens tranquilles
? La focieté de fes amies qu'elle recherchera,
les amuſemens des Dames , tout
confpirera avec fa réfolution à diminuer
Les ennuis.
Je dis plus , enfin je fuppofe qu'elle
ne goûte aucun repos , qu'occupée de fon
deftin , elle s'en faffe une idée affreuſe ,
que fa vertu même & les efforts qu'elle
lui fait faire , lui foient à charge ( ce qui
ne peut être qu'une fuppofition dans l'hipotheſe
qui l'établit vertueufe ) du moins
la mort de fon mari n'aura pour elle rien
d'horrible , & elle pourra fe flatter d'y
voir terminer fes douleurs . Mais une femme
fage & vertueufe qui n'a à fe reprocher
que la haine injufte d'un mari qu'elle
adore , eft bien plus à plaindre ; elle fait
fon devoir en l'aimant , elle fatisfait à fa
vertu en n'aimant que lui , elle aime un
ingrat ; c'eft peu , il la méprife ; fi ce n'étoit
qu'indifference , elle efpereroit , mais
elle s'en flatteroit en yain : ces duretez
COD
MAR S. 17307 435
continuelles , ces infidelitez , ces avances
qui coutent tant au beau fexe , tant do
fois rejettées , ne lui en font que de trop fatales
& de trop certaines preuves. Point
d'apparence qu'elle ait un feul moment
de bien ; fa paffion qui fait une partie d'elle-
même ; la fuit par tout , elle tâcheroit
en vain de l'étouffer , elle veut , elle doit
la conferver. Elle fuit les converfations
à charge aux autres , elle eft infupportable
à foi - même , elle envie le fort de tout
ce qu'elle voit , jaloufe de tout , elle accufe
tout de fon malheur ; voit- elle fon
mari , c'eft alors que toute la cruauté de
fes mépris fe reprefente à fon coeur
elle eft dans une agitation mortelle ; l'amour,
la honte , le defefpoir la bourrellent
: quel état ! helas ! qui le croiroit que
ces momens fuffent les plus beaux de ceux
qu'elle paffe ! Cela n'eft que trop vrai , quel
ques tourmens qu'elle endure à la vûë de
fon mari , elle voudroit toûjours le voir; fi
elle ne le voit pas, mille reflexions affreuſes
lui donnent mille morts ; ingenieule à ſe
tourmenter, elle invente tous les jours quel
que fecret nouveau ; fes charmes diminuent
à mesure que le nombre augmente de fes
années , quel torrent de douleur ne puiſet'elle
pas dans cette cruelle penſée ? Si for
mari la detefte jeune , belle & vertueuſe
l'aimera -t'il dénuée d'attraits & avancée
CD
436 MERCURE DE FRANCE.
1
age ? Et puis quand il pourroit l'aimer
alors , comment accommoder cela avec
fa délicateffe ? que n'auroit- elle point à
fouffrir de fa fierté ! mais que deviendrat'elle
fi elle s'avife de fouiller dans l'avenir
? Elle croit découvrir dans chaque
inftant l'inftant fatal qui doit lui arracher
le cher objet de fes amours . Ici je laiſſe
à ceux qui aiment , le foin de fupléer à mes
expreffions ; tandis que les momens lui
paroiffent des ficcles , les années lui pa-
" roiffent des momens . Ses allarmes croiffent
tous les jours , elle n'y apperçoit
point de remede , elle ne ceffera d'être la
plus infortunée de toutes les femmes qu'ent
ceffant d'aimer , & elle ne ceffera d'aimer
qu'en ceffant de vivre. Telles font les re .
Alexions dont fon imagination bleffée fe
repaît ; Eft il un état qui approche de la
cruauté de celui-là ? Si on me prouve qu'il
puiffe y avoir une femme plus malheureufe
que celle qui eft haïe d'un mari qu'elle
aime , je confens volontiers que ce foit
celle qui eft aimée d'un mari qu'elle haït .
Il me feroit ailé de réfuter pied à pied tour
ce qu'on avance pour foutenir le fentiment
contraire , mais je ferois trop long ,
& d'ailleurs il eft bon de laiffer quelque
chofe à faire au difcernement des Lecteurs.
Je fuis , &c.
De Paris , ce 14. Janvier 1730.
Signature
De Paris, ce 14. Janvier 1730.
Lieu
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Résumé
La lettre aborde une question posée dans le Mercure de Juin : 'Quelle est la femme la plus malheureuse, ou celle qui a un mari qu'elle hait et dont elle est aimée, ou celle qui a un mari qu'elle aime et dont elle est haïe ?' La réponse publiée dans le Mercure de Décembre conclut que la femme la plus malheureuse est celle qui aime un mari qui la hait. L'auteur de la lettre, ayant lu cette réponse en compagnie, observe que tout le monde approuve cette réponse. Interrogé sur son avis, il choisit d'abord de ne pas s'exprimer immédiatement, mais finit par déclarer que le malheur de la femme aimant un mari qui la hait est effectivement plus grand. Il explique que l'amour, étant une passion plus délicate et naturelle, cause des souffrances plus intenses et continues que la haine. Une femme vertueuse haïssant son mari peut trouver des moyens d'adoucir son malheur grâce à sa vertu, tandis qu'une femme aimant un mari ingrat souffre constamment, sans espoir de rédemption. La lettre se conclut par une réflexion sur l'état désespéré de cette dernière, dont les tourments sont incessants et sans remède apparent.
Est adressé ou dédié à une personne
Provient d'un lieu