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1759, 07, vol. 1-2, 08-09
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MERCURE
DE
FRANCE ,
DÉDIÉ AU ROL
JUILLE T. 1759 .
PREMIER VOLUME.
Diverfité , c'est ma devife. La Fontaine .
Cochin
Ghez
A PARIS ,
CHAUBERT , rue du Hurepoix.
JORRY , vis- à -vis la Comédie Françoife.
PISSOT , quai de Conti
DUCHESNE, rue Saint Jacques.
CAILLEAU , quai des Auguftias.
CELLOT , grande Saile du Palais,
Avec Approbation & Frivilege du Roi,
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
335304
ASTOR, LENOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
1005
AVERTISSEMENT.
LEE Bureau du Mercure eft chez M.
LUTTON , Avocat , Greffier Commis au
Greffe Civil du Parlement , Commis au
recouvrement du Mercure, rue Sainte Anne,
Butte Saint Roch , à côté du Sellier du Roi.
C'eft à lui que l'on prie d'adreffer, francs
deport , les paquets & lettres , pour remettre
, quant à la partie littéraire , à M.
MARMONTEL , Auteur du Mercure.
Le prix de chaque volume eft de 36fols ,
mais l'on ne payera d'avance , en s'abonnant
, que 24 livres pour feize volumes
à raifon de 30 fols piéce.
Les perfonnes de province auxquelles on
enverra le Mercure par la pofte , payerone
pour feize volumes 32 livres d'avance en
s'abonnant , & elles les recevront francs
de port.
Celles qui auront des occafions pour le
fairevenir,ou quiprendront lesfrais duport
fur leur compte , ne payeront comme à
Paris , qu'à raifon de 30 fols par volume
c'est-à-dire 24 livres d'avance , en s'abon-
Rant pour 16 volumes .
Les Libraires des provinces ou des pays
'étrangers qui voudront faire venir le
Mercure, écriront à l'adreſſe ci- deſſus.
A ij
Onfupplie les perfonnes des provinces
d'envoyer par la pofte , en payant le droit
le prix de leur abonnement , ou de donner i
leurs ordres , afin que le payement enfoie
fait d'avance au Bureau.
Les paquets qui neferont pas affranchis,
refteront au rebut.
On prie les perfonnes qui envoient des
Livres , Eftampes & Mufique à annoncer ,
d'en marquer le prix.
On peut fe procurer par la voie du
Mercure le Journal Encyclopédique &
celui de Mufique , de Liége , ainfi que
les autres Journaux , Eftampes, Livres &
Mufique qu'ils annoncent,
Le Nouveau Choix de Piéces tirées des
Mercures & autres Journaux , par M.
Marmontel , fe trouve auffi au Bureau
du Mercure. Le format , le nombre de
volumes & les conditions font les mêmes
pour une année.
Il prie Meffieurs les Abonnés du Mercure
de vouloir bien prendre cette qualité
en fignant les Avis & les Piéces qu'ils lua
envoyent,
1
MERCURE
DE FRANCE.
JUILLET. 1759.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES
EN VERS ET EN PROSE.
JUPITER ET LE PAYSAN.
ACCABLE
FABLE.
CABLE de travail autant que de befoin,
Un Ruftre repoſoit affis au pied d'un hêtre :
»Dieux ! difoit-il , de moi que le bonheur eft loin !
>>Quels maux affreux accompagnent mon être ?
» Le travail dans les champs m'apelle avec le jour;
» Là c'eft peu de me voir expofe tour-à-tour
»Aux caprices de la Nature ,
A iij
MERCURE DE FRANCE.
»Sous mon ruſtique toit quand je ſuis de retour,
»Je n'ai pour prix des maux, des peines que j'en-
» dure ,
» Qu'une groffière nourriture .
Jupiter l'entendit du céleſte ſéjour ,
Et vint ainfi_reprimer ſon murmure.
» Expoſe-moi tes maux & tes befoins divers:
A tort accufes-tu le deftin d'injuſtice ,
» Le Ciel, ne fait rien par caprice.
A l'inftant par le Dieu tranſporté dans les airs
Juges-en , lui dit-il , en voyant l'Univers :
Sers-toi de ta raifon , examine toi-même ,
» Contemple ce mortel à l'air fombre , au teing
» blême ;
»Vois avec quelle ardeur il calcule ſon or.
» Ah ! fi je poffédois cet immenſe tréfor !
Dit le Ruftre ; » mon fort feroit digne d'envie ,'
>>Et rien ne manqueroit au bonheur de ma vie.
» Connois , reprit le Dieu , connois mieux le
» bonheur.
» Ce Mortel n'eſt heureux , hélas ! qu'en appa-
>> rence :
» Tu crois que ce tréfor comble ſon eſpérance ? ...
» Prends ce miroir , & vois dans le fond de fon
>> coeur.
Le ruftre avec effroi voit le fein de l'avare
Déchiré de remords , & femblable à ces flots
Qui troublés par les vents n'ont jamais de repos.
1
JUILLET. 8759. 7
Il voit même en fes yeux , que la frayeur égare ,
La trifte impreffion des maux qu'il ſe prépare.
»Ab, Grand Dieu ! dit alors le Ruftre épouvanté,
»N'exauce point mes voeux ; j'en ferois la victime:
›› Sauve-moi des remords du crime ,
›› Et laiſſe-moi ma pauvreté.
Vois ici , dit le Dieu , cette foule brillante ,
»Regarde en ce Palais le Miniftre orgueilleux ;
» On croiroit à le voir que fon ame eſt contente?..
» Oui , dit le Payſan , je le crois très-heureux :
» N'a- t-il pas le pouvoir d'obliger ſes ſemblables?
Il acquiert chaque jour des Amis véritables...
» Eh bien , reprend le Dieu , reconnois ton erreur,
Confulte ton miroir... Que vois-je ! Quelle hor
>> reur !
Dit le Ruftre étonné : » quoi l'intérêt avide
»Et la corruption , rongent fon fein perfide ?
» Je le vois qui ravit , par les plus vils moyens
» Les biens & le repos de ſes Concitoyens.
Tantôt gonflé d'orgueil , croyant toucher au
>> trône ,
» Il infulte à chacun , dans fa profpérité ;
»Tantôt ſuivi de crainte , inquiet , agité ,
>>Ilcroit qu'à chaque inftant le danger l'environne
»Quelfort ! fut-il jamais Mortel plus malheureux?
Epargne , 6 Jupiter ! ce fpectacle à ma vûe :
"Quelque foit mon deftin , à cet état affreux
"Ya ,je préfere encor ma bêche & ma charrue.
A iv
8 MERCURE DE FRANCE.
Jupiter tint alors au Ruftre ce difcours :
» Indocile Mortel , te plaindras- tu toujours ?
» Tu cherches le bonheur ? Apprends à le còn-
>> noître :
» Il n'eſt que dans les coeurs contens & vertueux,
Il dit : & pour le rendre heureux
Il alla replacer le Ruftre fous fon hêtre.
Par M. LEMONNIE R.
O D E.
Le Soleil fixe au milieu des Planettes.
L'HOMME ' HOMME a dit ; les Cieux m'environnent,
Les Cieux ne roulent que pour moi ;
De ces Aftres qui me couronnent
La Nature me fit le Roi.
Pour moi feul le Soleil fe leve ,
Pour moi feul le Soleil acheve
Son cercle éclatant dans les airs ;
Et je vois , fouverain tranquile ,
Sur fon poids la terre immobile ,
Au centre de cet Univers .
Fier mortel , bannis ces fantômes ;
Sur toi-même jette un coup d'oeil :
Qui fommes-nous foibles atômes,
JUILLET. 1759.
Pour porter fi loin notre orgueil ?
Infenfés ! nous parlons en maîtres ,
Nous qui dans l'Océan des Etres ,
Nageons triftement confondus ;
Nous , dont l'exiſtence légére ,
Pareille à l'ombre paſſagére ,
Commence , paroît , & n'eft plus !
Mais quelles routes immortelles
Uranie entr'ouvre à mes yeux !
Déeſſe , eſt-ce toi qui m'appelles
Aux voutes brillantes des Cieux ? ..
Je te fuis... mon ame aggrandie
S'élançant d'un aîle hardie
De la terre a quitté les bords.
De ton flambeau la clarté pure
Me guide au Temple où là nature
Cache ſes auguſtes tréſors.
Grand Dieu ! quel fublime ſpectacle
Confond mes ſens , glace ma voix ? ..
Où fuis-je ? Quel nouveau miracle
De l'Olympe a changé les loix?
Au loin , dans l'étendue inimenſe ,
Je contemple feul , en filence ,
La marche du grand Univers ;
Et dans l'enceinte qui l'embraffe ,
Mon oeil furpris voit ſur leur trace
Retourner les orbes divers.
A
o MERCURE DE FRANCE.
Portés du Couchant à l'Aurore
Par un mouvement éternel ,
Sur leur axe ils tournent encore
Dans les vaftes plaines du Ciel.
Quelle intelligence ſecrette
Regle en fon coeur chaque planette
Par d'imperceptibles refforts ?
Le Soleil eft-il le Génie
Qui fait avec tant d'harmonie ,
Circuler les céleftes corps ?
Au milieu d'un vaſte fluide
Que la main du Dieu créateur
Verfa dans l'abîme du vuide ,
Cet Aftre unique eſt leur moteur :
Sur lui-même agité fans ceffe ,
Il emporte , il balance , il preffe
L'Ether & les orbes errans ;
Sans ceffe une force contraire
De cette ondoyante matiere
Vers lui repouffe les torrens.
Ainfi fe forment les orbites
Que tracent ces globes connus ;
Ainfi dans des bornes preſcrites
Volent & Mercure & Vénus :
La terre fuit ; Mars moins rapide
D'un air fombre s'avance & guide
Les pas tardifs de Jupiters
JUILLET. 1759.
Et fon pere , le vieux Saturne ,
Roule à peine fon char nocturne
Sur les bords glacés de l'Ether.
Oui , notre ſphere , épaiffe , maſſe ,
Demande au Soleil fes préfens ;
A travers fa dure ſurface
Il darde les feux bienfaifans .
Le jour voit les heures légères
Préfenter les deux hémiſpheres ,
Tour- à-tour à fes doux rayons ;
Et fur les Signes inclinée ,
La terre promenant l'année ,
Produit des fleurs ou des moiffons.
Je te falue, ame du Monde ,
Sacré Soleil , Aftre de feu ,
De tous les biens fource féconde ;
Soleil , image de mon Dieu.
Aux globes qui , dans leur carriere,
Rendent hommage à ta lumiere ,
Annonce Dieu par ta fplendeur ;
Régue à jamais fur les ouvrages ,
Triomphe , entretiens tous les âges
De fon éternelle grandeur.
MALPILATRE de Caën
Cet Ouvrage , d'un très-jeune homme , me semble
annoncerlesplus rares talens pour la haute Prefic,
un enthousiasme prai , une marche rapide &jure;
Avj
11 MERCURE DE FRANCE.
les plus heureufes hardieffes dans les tours & dans
les images , le nombre & l'harmonie du vers Lyrique
, enfin cette chaleur de fentiment qui annonce
une ame pénétrée de fon Sujet & qui caractériſe les
vers de génie.
LE VALET MAITRE.
Y
A Madame de *** , qui reprochoit à
l'Auteur de ne pas travailler pour le
Théâtre.
C'frorr vers le milieu d'une tranquille nuit :
D'un tableau de nos moeurs je retouchois
l'efquiffe ,
Quand un enfant qui d'abord m'a féduit ,
Dans mon attelier introduit ,
A demandé d'entrer à mon fervice.
Je fuis jeune , a-t-il dit , mais j'ai mille talens ;
J'ai l'air fou ; mais fouvent je confeille les fages ;
Je n'ai pas tous les avantages ,
Mais j'ai tous les équivalens.
Retenez-moi , je fuis & difcret & fidèle ;
A vos travaux je puis même avoir pare ,
Et j'ai déjà ſervi chez les Maîtres de l'Art :
Si vous avez jamais à peindre quelque belle ,
J'ai parmi cent deffeins un excellent modèle.
Il fe vanta beaucoup ; mais fon air ingénu ,
JUILLET. 1759." ་ ་
Je vous l'ai déjà dit , avoit fçu me ſéduire
Sous fa main , il eft vrai , je l'avois vu fourire :
Mais voit-on ce qu'on voit , quand on est prévenu ?
Enfin je le retiens cet enfant inconnu ,
Et dans le même inftant voilà que je ſoupire.
Le voilà lui qui dans mon attelier ,
Sans mon ordre , à mes yeux , fait tout ce qu'il
defire ;
Ah , qu'on a bien raifon de dire
Qu'à l'oeuvre on connoît l'ouvrier? '
Il brouille mes couleurs , il brife mes palettes ;
Je le gronde , à l'inftant il fauffe mes compas ;
Je lui dis de fortir , il ne m'obéit pas.
Vous me croyez à vous , c'eſt à moi que vous êtes ,
Dit-il , la feule Eglé peut me faire la loi.
Eglé , depuis ce jour je fuis en eſclavage ,
•
Je dépens d'un enfant qui me commande en Roi
Et quandje veux achever quelque ouvrage ,
Le petit fcélérat fe place devant moi ;
Je ne vois plus que votre image.
VERS faits à B. *** dans les Bofquets
de l'Amour & de l'Amitié,
DEUX Divinités
bienfaifantes"
Partageoient à B *** l'hommage des Mortels,
Mais , S***, tu t'y préfentes ,
14 MERCURE DE FRANCE.
L'un & l'autre à l'envi te céde ſes Autels.
Je vous livre à fes loix charmantes ,
Adorez-la , dit l'Amitié :
Son empire eſt le mien , je jouis de fa gloire.
J'y confens , dit l'Amour ; mais de chaque victoire
Je me réſerve la moitié.
SUITE de l'heureux divorce.
LUCUCIILLEE étourdie de la fcène qu'elle
venoit d'avoir avec Blamzé , paſſa bientôt
de l'étonnement à la réflexion. C'eft
donc là , dit- elle , l'homme à la mode ,
l'homme aimable par excellence ? Il daigne
me trouver jolie ; & s'il me croyoit
capable de conftance , il feroit la folie de
m'aimer tout de bon ! Encore n'a-t- il
pas
le loifir d'attendre que je me fois confultée:
il falloit choifir le moment de lui plaire,
me décider dans les vingt-quatre heures:
il n'en a jamais tant donné.Eft- ce donc
ainfi que les femmes s'aviliffent & que
les hommes leur font la loi ! Heureufement
il s'eft fait connoître. Sous cet air
modefte qui m'avoit féduite , quelle ſuffifance,
quelle préfſomption ! Ah ! je vois
que le malheur le plus humiliant pour
une femme eft celui d'aimer un fat.
JUILLET. 1759.
Le même jour, après l'Opéra , la fociété
de Lucile étant aſſemblée , Pomblac vint
lui dire avec l'air du mystère , qu'elle
n'auroit à fouper ni Blamzé ni Lindor.
A la bonne heure , dit - elle. Je n'exige
pas de mes amis une affiduité qui les
gêne : il y a même telles gens dont l'affiduité
me gêneroit. Si Blamzé étoit de ce
nombre , reprit ingénûment Pomblac ,
vous en voilà délivrée au moins pour
quelque temps. Je me doutois bien , dit
Lucile, que fon orgueil feroit bleffé... Son
orgueil eft invulnérable , reprit le jeune
homme , mais Blamzé par malheur ne
l'eft pas. Lindor vient d'en faire l'épreu
ve.. Comment Lindor ? Ne vous effrayez
point: tout s'eſt paſſé le mieux du monde..
Hé quoi , Monfieur , que s'eft - il paſſé ?.
Vous connoiffez Lindor , Madame ; il
eft un peu vif de fon naturel : Blamzé ,
avec fon air modefte ne laiffe
pas que
d'être avantageux , & il y a des gens à
qui fes airs déplaifent. Après l'Opéra , la
toile baiffée, nous étions fur le théâtre, &
felon notre ufage , nous l'écoutions décidant
fur tout: car Blamzé eft un excellent
Juge en fait de ſpectacle ; perfonne n'apprécie
mieux un talent ; il faut lui rendre
cette juftice.. Je tremble, Monfieur , tirezmoi
de peine... Après nous avoir dit ſon
45 MERCURÉ DE FRANCE
avis fur le chant, la danfe, les décorations,
il nous a demandé fi nous foupions chez la
petite Marquife : ( pardon, Madame, c'eſt
de vous qu'il parloit ) nous lui avons repondu
qu'oui. Je n'en ferai point , a - t- il
dit ; depuis ce matin nous nous boudons.
J'ai demandé quel pouvoit être le fujer
de cette bouderie. Blamzé nous a raconté
que vous lui aviez donné un rendez- vous,
qu'il y avoit manqué , que vous en aviez
été piquée ; qu'il avoit réparé cela ce matin
; que vous faifiez l'enfant ; qu'il s'étoit
preffé de conclure ; que vous aviez demandé
le temps de la réflexion, & qu'ennuyé
-de vos fi & de vos maïs , il vous avoit
plantée là. Il nous a dit que vous vouliez
débuter par un engagement férieux , qu'il
en avoit eu quelque envie , mais que
réflexion faite , il n'avoit pas affez de momens
à lui ; qu'en calculant les forces de
la place , ( oui , Madame , ce font fes termes
) il avoit jugé qu'elle pouvoit foutenir
un fiége , & qu'il n'étoit bon , lui , que ,
pour les coups de main. C'eft un exploit
digne de quelqu'un de vous, a- t-il ajouté ;
vous êtes jeunes , c'eft l'âge où l'on aime
à trouver des difficultés pour les vaincre ;
mais je vous préviens que la vertu eft fon
fort & que le fentiment eft fon foible :
tout étoit dit fi j'avois pris la peine de
JUILLET. 1759. 17
jouer l'Amant paffionné. Lucile rougit &
pâlit vingt fois à ce difcours. J'étois bien
perfuadé qu'il mentoit , continua Pomblac,
mais j'ai eu la prudence de me taire.
Lindor n'a pas été auffi patient que moi ;
il lui a témoigné qu'il ne croyoit pas un
mot de fon hiſtoire à ce propos ils font
fortis enfemble.. Hé bien, Monfieur ?. Hé
bien , Madame , je les ai fuivis , Lindor a
reçu un coup d'épée.. Et Blamzé ?. Blamzé
en tient deux dont il guérira difficilement.
Tandis que je lui aidois à gagner fon
carroffe , voilà , difoit- il , comme font les
jeunes-gens , ils ne veulent pas qu'on les
inftruife. C'est dommage que ce petit
Lindor foit fi mutin ; il auroit fait un
joli homme. Adieu , mon ami , a-t-il
ajouté en me ferrant la main , fouvenezvous
de ne jamais vous couper la gorge
pour une femme ; il n'y en a pas une qui
voulût fe priver du plus foible de fes
charmes pour l'homme qu'elle aime le
plus.
Lucile eut toutes les peines du monde
à cacher le trouble & la frayeur dont ce
récit l'avoit pénétrée. Elle feignit un mal
de tête , & l'on fçait qu'un mal de tête
pour une jolie femme eft une manière
civile de congédier les importuns . On la
laiffa feule au fortir de table.
18 MERCURE DE FRANCE.
Livrée à elle-même , Lucile ne fe con--
foloit pas d'être le fujet d'un combat qui
alloit la rendre la fable du monde. Elle
étoit vivement touchée de la chaleur
avec laquelle Lindor avoit vengé fon injure
; mais elle trembloit pour fa vie &
pour celle de Blamzé . Quelle humiliation
pour elle fi cette avanture faifoit un
éclat , & fi Lifere en étoit inftruit ! Heureufement
le ſecret fut gardé. Pomblac
& Lindor fe firent un devoir de ménager
l'honneur de Lucile ; & Blamzé guéri
de fes bleffures n'eut garde de fe vanter
d'une imprudence dont il étoit fi bien
puni. On demandera peut-être comment
un homme fi diferet jufqu'alors , avoit
tout-à- coup ceffé de l'être ? C'eft qu'on
eft bien moins tenté de publier les faveurs
qu'on obtient que de fe venger des
rigueurs qu'on éprouve . Cette première
indifcrétion faillit à lui couter la vie. Il
fut un mois au bord du tombeau. Lindor
eut moins de peine à guérir de fa bleffure,
& Lucile le revit avec un attendriffement
qui lui étoit inconnu. Si l'on s'attache à
quelqu'un qui a expofé fa vie pour nous,
on s'attache auffi naturellement à quelqu'un
pour qui l'on a expofé fa vie ; &
de tels fervices font peut- être des liens
plus forts pour celui qui les a rendus , que
JUILLET. 1759.
pour celui qui en eft redevable. Lindor
devint donc éperdûment amoureux de
Lucile ; mais plus elle lui devoit de retour
, moins il ofoit en exiger. Il avoit
un plaifir fenfible à fe trouver généreux ,
& il alloit ceſſer de l'être s'il fe prévaloit
des droits qu'il avoit acquis fur la reconnoiffance
de Lucile ; auffi fut-il plus timide
auprès d'elle que s'il n'avoit rien mérité
; mais Lucile lut dans fon ame , &
cette délicateffe de fentiment acheva de
l'intéreffer. Cependant la crainte de paroître
manquer à la reconnoiffance ou
celle de la porter trop loin lui fit diffimuler
la confidence que Pomblac lui
avoit faite ; ainſi la bienveillance qu'elle
témoignoit à Lindor paroiffoit libre &
défintéreffée, & Lindor n'en étoit que plus
touché. Leur inclination mutuelle faifoit
chaque jour des progrès. Sans s'en appetcevoir
l'un & l'autre , ils fe cherchoient
des yeux , fe parloient avec intimité , s'é →
coutoient avec complaifance : ils fe rendoient
compte de leurs démarches fans
affectation & comme pour dire quelque
chofe ; mais avec tant d'exactitude , qu'ils
fçavoient , à une minute près , l'heure à
laquelle ils devoient ſe revoir. Inſenſiblement
Lindor devint plus familier , & Lucile
moins réservée. Il n'y avoit plus qu'à
26 MERCURE DE FRANCE.
s'expliquer , & pour cela il n'étoit paš
befoin de l'un de ces incidens merveilleux
que l'amour envoie quelquefois au fecours
des Amans timides . Un jour qu'ils étoient
feuls, Lucile laiffa tomber fon éventail, Lindor
le relève & le lui préfente , elle le reçoit
avec un doux fourire : ce fourire donne à
Lindor la hardieffe de lui baiſer la main :
cette main étoit la plus belle du monde ,
& dès que la bouche de Lindor s'y fut
appliquée , elle ne put s'en détacher.
Lucile dans fon émotion fit un léger effort
pour retirer fa main , Lindor lui oppofa
une douce violence , & fes yeux tendrement
attachés fur les yeux de Lucile
acheverent de la défarmer. Leurs regards
s'étoient tout dit avant que leur voix
s'en fût mêlée ; & l'aveu mutuel de leur
amour fut fait & rendu en deux mots.
Je refpire , nous nous aimons, dit Lindor
enyvre de joie. Hélas ! oui , nous nous
aimons , répondit Lucile avec un profond
foupir , il n'eft plus temps de s'en
dédire . Mais Lindor , fouvenez -vous que
je fuis liée par des devoirs : ces devoirs
font inviolables , & fi je vous fuis chére ,
ils vous feront facrés.
Le penchant de Lucile pour Lindor ,
n'étoit point de ces amours à la mode
qui étouffent la pudeur en naiffant , &
JUILLET. 1759. 21
Lindor le refpectoit trop pour s'en prévaloir
comme d'une foibleffe. Enchanté
d'être aimé , il borna longtemps fes defirs
à la poffeffion délicieufe d'un coeur
pur , vertueux & fidèle. Qu'on aime peu ,
difoit-il lui-même dans fon délire , quand
on n'eſt pas heureux du feul plaifir d'aimer
! Quel est le fauvage ftupide qui le
premier appella rigueur la refiftance que
la pudeur craintive oppofe aux defirs infenfés
: Eft-il, belle Lucile, eft- il un refus
que n'adouciffent vos regards ? Puis- je me
plaindre quand vous me fouriez ? Et mon
ame a-t- elle des voeux à former encore
quand mes yeux puiſent dans les vôtres
cette volupté céleste dont vous enyvrez
tous mes lens ? Loin de nous j'y confens
, tous ces plaifirs fuivis de regrets
qui troubleroient la férénité de votre
vie. Je refpecte votre vertu autant que
vous la chériſſez , & je ne me pardonnerois
jamais d'avoir fait naître le remord
dans le fein même de l'innocence. Des
fentimens héroïques enchantoient Luçile
, & Lindor plus tendre chaque jour ,
étoit chaque jour plus aimé , plus beureux
, plus digne de l'être. Mais enfin
les plaifanteries de fes amis & les foupçons
qu'on lui fit naître fur cette vertu
qu'il adoroit , empoifonnèrent fon bon
22 MERCURE DE FRANCE.
#
heur. Il devint fombre , inquiet , jaloux ;
tout l'importunoit , tout lui faifoit ombrage.
Chaque jour Lucile fentoit refferrer
& appéfantir fa chaîne , chaque jour
c'étoit de nouvelles plaintes à entendre
de nouveaux reproches à effuyer. Tout
homme reçu avec bienveillance étoit
un rival qu'il falloit bannir. Les premiers
facrifices qu'il exigea lui furent faits fans
réfiftance ; il en demanda de nouveaux ,
il les obtint ; il en voulut encore , on
fe laffa de lui obéir. Lindor crut voir
dans l'impatience de Lucile un attachement
invincible aux liaiſons qu'il lui
défendoit , & cet amour d'abord fi délicat
& fi foumis , devint farouche &
tyrannique. Lucile en fut effayée; elle tâcha
de l'appaiſer , mais inutilement. Je
ne croirai , lui dit l'impérieux Lindor
je ne croirai que vous m'aimez que lorfque
vous vivrez pour moi feul comme
je vis pour vous feule . Hé ! fi je poffède
fije remplis votre ame , que vous fait
ce monde importun ? Doit-il vous en
couter d'éloigner de vous ce qui m'afflige?
M'en couteroit-il de renoncer à tout ce
qui vous déplairoit ? Que dis-je ? n'eſtce
pas une violence continuelle que je
me fais de voir tout ce qui n'eft pas
Lucile ? Plût au Ciel être délivré de cette
JUILLET. 1759. 23
foule qui vous affiège , & qui me dérobe
à chaque inftant ou vos regards , ou
vos penfées ! La folitude qui vous effraye
mettroit le comble à tous mes voeux. Nos
ames ne font-elles pas de la même na❤
ture ? Ou l'amour que vous croyez reffentir,
n'eft- il pas le même que je reffens ?
Vous vous plaignez que je vous demande
des facrifices ! Exigez , Lucile , exigez à
votre tour ; choififfez parmi les épreuves
les plus pénibles , les plus douloureuſes ;
vous verrez fi je balance. Il n'eſt point
de lien que je ne rompe, il n'eft point d'ef
fort que je ne faffe ; ou plutôt je n'en
ferai aucun. Le plaifir de vous complaire
me dédommagera , me tiendra lieu de
tout ; & ce qu'on appelle des privations ,
feront pour moi des jouiffances. Vous le
croyez , Lindor , lui répondit la tendre
& naïve Lucile ; mais vous vous faites
illufion. Chacune de ces privations eft
peu de choſe ; mais toutes enſemble font
beaucoup. C'est la continuité qui eft fatigante
: vous m'avez fait éprouver
qu'il n'eft point de complaifance inépui
fable. Tandis qu'elle parloit ainfi , les
yeux de Lindor étincelans d'impatience
tantôt fe tournoient vers le Ciel , & tantôt
s'attachoient fur elle. Croyez- moi ,
pourſuivit Lucile , les facrifices du véri
24 MERCURE DE FRANCE.
table amour fe font dans le coeur & fous
le voile du myftère ; l'amour- propre feul
en veut de folemnels : pour lui c'eſt peu
de la victoire , il aſpire aux honneurs
du triomphe c'eft- là ce que vous de
mandez.
,
Quelle froide analyſe , s'écrla Lindor ,
& quelle vaine métaphyfique ! C'eſt bien
ainfi qu'on raifonne l'Amour ! Je vous
aime , Madame , rien n'eft plus vrai pour
mon malheur ; je facrifierois mille vies
pour vous plaire : & quel que foit ce fentiment
que vous appellez amour - propre
, il me détache de l'Univers entier
pour me livrer tout entier à vous ; mais
en m'abandonnant ainfi je veux vous
pofléder de même . Cléon , Linval
Pomblac , tout cela peut m'inquiéter
, je ne réponds pas de moi - même.
Après cela fi vous m'aimez , rien ne doit
vous être plus précieux que mon repos ;
& mon inquiétude , fût-elle une folie ,
c'eſt à vous de la diffiper . Mais que disje
une folie ? Vous ne rendez que trop
raifonnables mes allarmes & mes foup-
Et comment ferois- je tranquille, en çons.
voyant que tout ce qui vous approche
vous intéreffe plus que moi ?
Ah Lindor , que je vous dois de reconnoiffance
! dit Lucile avec un foupir :
Vous
JUILLET. 1759. 20
Vous me faites voir la profondeur de
l'abime où l'amour alloit m'entraîner.
Oui je reconnois qu'il n'eft point d'efclavage
comparable à celui qu'impoſe un
Amant jaloux .. Moi , Madame , je vous
rends efclave ? N'avez vous pas vous - même
un empire abſolu fur moi ? Ne difpolez-
vous pas ? . C'en est affez , Lindor.
ſai ſouffert longtemps, je me ſuis flattée ;
vous me tirez de mon illufion , & rien
ne peut m'y ramener. Soyez mon ami fi
vous pouvez l'être : c'eſt le feul titre qui
vous reſte avec moi .. Ah cruelle, voulezvous
ma mort ?. Je veux votre repos &
le mien .. Vous m'accablez. Quel est mon
crime ?. De vous aimer trop vous-même,
& de ne m'eſtimer pas affez. , Ah je vous
jure …. Ne jurez de rien : votre jalouſie
eſt un vice de caractère & le caractère ne
fe corrige pas. Je vous connois , Lindor ;
je commence à vous craindre , & je ceffe
de vous aimer. Dans ce moment je le
vois , ma franchiſe vous défefpére ; mais
de deux fupplices je choifis le plus court ,
& en vous ôtant le droit d'être jaloux je
vous fais une heureuſe néceffité de ceffer
de l'être.Je vous connois à mon tour , reprit
Lindor avec une fureur étouffée : la
délicateffe d'une ame fenfible s'accorde
mal avec la légèreté de votre caractère ;
I. Vol.
B
16 MERCURE DE FRANCE.
c'eft un Blamzé qu'il vous faut pourAmant,
& j'étois bien fou de trouver mauvais .
N'allez pas plus loin, interrompit Lucile,
je fçai tout ce que je vous dois ; mais
je me retire pour vous épargner la honte
de rougir quelques jours de m'en avoir
fait un reproche.
Lindor s'en alla furieux & bien réfolu
de ne plus revoir une femme qu'il
avoit fi tendrement aimée , & qui le congédioit
avec tant d'inhumanité.
Lucile rendue à elle-même fe fentit
comme foulagée d'un fardeau qui l'accabloit.
Mais d'un côté les dangers de
l'amour qu'elle venoit de connoître , de
l'autre la trifte perfpective d'une éternelle
indifférence , ne lui laifferent voir
dans l'avenir que de cruelles inquiétudes,
ou que des ennuis accablans. Hé quoi ,
difoit- elle , le Ciel ne m'a-t-il donné un
coeur fenfible que pour me rendre le jouet
d'un fat , la victime d'un tyran , ou la
trifle compagne d'une efpéce de Sage qui
ne s'affecte & ne s'émeut de rien ? Ces
réfléxions la plongèrent dans une langueur
qu'elle ne put diffimuler ; fa fociété s'en
reffentit & devint bientôt auffi trifte qu'elle.
Les femmes dont fa maifon étoit le
rendez-vous , en furent allarmées. Elle
eft perdue , dirent- elles fi nous ne la res
JUILLET. 1759. 27
tirons de cet état funefte ; la voilà dégoutée
du monde : elle n'aime plus que
la folitude ; les fymptômes de fa mélancolie
deviennent chaque jour plus terribles
; & à moins de quelque paffion violente
qui la ranime , il eft à craindre
qu'elle ne retombe en puiffance de mari.
Ne connoiffons-nous perfonne qui puiffe
tourner cette jeune tête : Blamzé lui-même
s'y eft mal pris & n'en eft pas venu
à bout. Pour ce Lindor fur lequel nous
comptions , c'eſt un petit fot qui aime
comme un fou, il n'eft pas étonnant qu'elle
en foit excédée . Attendez , dit Céphife
après avoir rêvé quelque temps , Lucile
a du romanefque dans l'efprit , il lui faut
de la féerie , & le magnifique Dorimon
eſt juſtement l'homme qui lui convient.
Elle en rafolera, j'en fuis fûre, engageonsla
ſeulement à lui aller demander à fouper
dans fa belle maifon de Campagne, je
me charge de le prévenir & de lui faire
f leçon. La partie fut acceptée , &
Dorimon en fut averti.
Dorimon étoit l'homme du monde
qui fçavoit le mieux quels étoient les plus
habiles Artiftes , qui les accueilloit avec
le plus de graces & qui les récompenfoit
le plus libéralement ; auffi avoit il la réputation
de connoiffeur & d'homme de
goût,
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
Si dans quelques fiècles on lifoit ce
Conte , on le croiroit fait à plaifir , &
le féjour que je vais décrire paſſeroit pour
un Château de Fée ; mais ce n'eſt pas
ma faute fi le luxe de notre temps le
difpute au merveilleux des Fables , & fi
dans la peinture de nos folies la vraiſemblance
manque à la vérité .
Sur les riches bords de la Seine s'élè
ve en Amphithéâtre un coteau expofé aux
premiers rayons de l'Aurore , & aux feux
ardens du midi. La forêt qui le couronne
le défend du fouffle glacé des vents du
Nord , & de l'humide influence du couchant.
Du fommet de la colline tombent
en cafcades trois fources abondantes
d'une eau plus pure que le cryſtal ;
la main induftrieufe de l'Art les a conduites
par mille détours fur des pentes
de verdure. Tantôt ces eaux fe diviſent ,
& ferpentent en ruiffeaux ; tantôt elles
fe réuniffent dans des baffins où le Ciel
fe plaît à fe mirer ; tantôt elles fe précipitent
& vont fe brifer contre des rochers
taillés en grottes , où le cifeau a imité
les jeux variés de la Nature. La Seine
qui fe courbe au pied de la colline , les
reçoit dans fon paiſible ſein ; & leur
chute rappelle ce temps fabuleux où les
Nymphes des Fontaines deſcendoient
•
JUILLET. 1759. 29
dans l'humide Palais des Fleaves , pour
y tempérer les ardeurs de la jeuneſſe &
de l'Amour.
Un caprice ingénieux femble avoir
deffiné les jardins que ces ondes arrofent.
Toutes les parties de ce rianttableau
font d'accord fans monotonie ,
la fymétrie même en eft piquante ; la vue
s'y promène fans laffitude & s'y repofe
fans ennui. Une élégance noble , une richeffe
bien ménagée , un goût mâle &
pourtant délicat , ont pris foin d'embellir
ces jardins. On n'y voit rien de négligé ,
rien de recherché avec trop d'art. Le concours
des beautés fimples en fait la magnificence
; & l'équilibre des maffes jointe
à la variété des formes , produit cette
belle harmonie qui fait les délices des
yeux.
Des bofquets ornés de ftatues, des treillages
façonnés en corbeilles & en berceaux
décorent tous les jardins connus ;
mais le plus fouvent ces richeffes étalées
fans intelligence & fans goût , ne caufent
qu'une admiration froide & trifte, que fuit
de près la fatiété. Ici l'ordonnance & l'enchaînement
des parties ne fait de mille
ſenſations diverſes qu'un enchantement
continu. Le ſecond objet qu'on découvre
ajoute au plaifir que le premier a fait ; &
B iij
30 MERCURE DE FRANCE.
Fun & l'autre s'embelliffent encore des
charmes de l'objet nouveau qui leur fuccède
fans les effacer.
Ce payfage délicieux eft terminé par
un Palais d'une Architecture Aërienne
Fordre Corinthien lui- même a moins d'élégance
, & de légèreté. Ici les colonnes
imitent des palmiers unis en berceaux.
La naiffance des palmes forme un chapiteau
plus naturel & auffi noble que
le vafe de Callimaque. Ces palmes s'entrelaffent
dans l'intervalle des colonnes
& leurs volutes naturelles dérobent aux
yeux féduits la pefanteur de l'entablement.
Comme les colonnes fuffifent à la
folidité de l'édifice elles laiffent aux
murs une tranſparence continue,au moyen
des vuides ménagés avec art. On n'y
voit point de ces toits redoublés qui écrafent
notre Architecture moderne , & l'irrégularité
choquante de nos cheminées
gothiques , fe perd dans le couronnement.
>
Le luxe intérieur du Palais répond à
la magnificence des dehors. C'eſt le temple
ple des Arts & du luxe. Le pinceau ,
le ciſeau , le burin ; tout ce que l'induftrie
a inventé pour les délices de la
vie y eft étalé avec une ffaaggee profufion ,
JUILLET. 1759 . 32
& les voluptés , filles de l'opulence , y
flattent l'ame par tous les fens.
Lucile fut éblouie de tant de magnificence
; la première foirée lui parut un
fonge ce ne fut qu'un tiffu de Spectacles
& de Fêtes dont elle s'apperçut bien
qu'elle étoit la Divinité. L'empreffement ,
la vivacité , la galanterie avec laquelle
Dorimon fit les honneurs de ce beau féjour
, les changemens de fcène qu'il produifoit
d'un feul regard , l'empire abfolu
qu'il fembloit exercer fur les Arts &
fur les plaifirs , rappelloit à Lucile tout ce
qu'elle avoit lû des plus célèbres Enchanteurs.
Elle n'ofoit fe fier à fes yeux , &
fe croyoit enchantée elle-même . Si Dorimon
eût profité de l'yvreffe où elle étoit
plongée ,peut-être le fonge eût-il fini comme
finiffent les romans nouveaux. Mais
Dorimon ne fut que galant ; & tout ce
qu'il ofa fe permettre fut de demander
a Lucile qu'elle vînt quelquefois embellir
fon hermitage : car c'est ainsi qu'il
nommoit ce féjour.
Les compagnes de Lucile l'avoient obfervée
avec foin. Les plus expérimentées
jugèrent que Dorimon s'étoit trop oc
cupé de fa magnificence , & pas aflez
de fon bonheur. Il falloit faifir , difoientelles
le premier moment de la furpriſe :
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
c'eſt une eſpèce de raviffement que l'ofi
n'éprouve pas deux fois.
Cependant Lucile , la tête remplie de
tout ce qu'elle venoit de voir , fe faifoit
de Dorimon lui- même la plus merveilleufe
idée. Tant de galanterie fuppofoit
une imagination vive & brillante , un
efprit cultivé , un goût délicat , & un
Amant , s'il l'étoit jamais , tout occupé
du foin de plaire . Ce portrait , quoiqu'un
peu flatté ne manquoit pas de reffemblance.
Dorimon étoit jeune encore , d'une
figure intéreffante , & du caractère le
plus enjoué. Son efprit étoit tout en faillies
; il avoit dans le fentiment peu de
chaleur , mais beauconp de fineffe . Perfonne
ne difoit des chofes plus galantes 3
mais il n'avoit pas le don de les perfuader
on aimoit à l'entendre , on ne le
croyoit pas. C'étoit l'homme du monde
le plus féduifant pour une coquette , &
le moins dangereux pour une femme à
fentiment .
Elle confentit à le revoir chez lui , &
ce furent de nouvelles fêtes. Mais en
vain la galanterie de Dorimon y avoit
raffemblé tous les plaifirs qu'elle faifoit
naître , en vain ces plaifirs furent variés à
chaque inftant avec autant d'art que de
goût : Lucile en fut d'abord légèrement
JUILLET. 1759. 33
émue , bientôt après raffafiée ; & avant
la fin du jour elle conçut qu'on pouvoit
s'ennuyer dans ce féjour délicieux . Dorimon
qui ne la quittoit pas , mit en
ufage tous les talens de plaire ; il lui
tint mille propos ingénieux , il y en
mêla même de tendres ; mais ce n'étoit
point encore ce qu'elle avoit imaginé.
Elle croyoit trouver un Dieu , & Dorimon
n'étoit qu'un homme ; le faſte de
fa maiſon l'éclipfoit , les proportions n'étoient
pas gardées ; & Dorimon en fe
furpaffant fut toujours au- deffous de l'idée
que donnoit de lui tout ce qui l'environnoit.
Il étoit bien loin de foupçonner le tort
que lui faifoit cette comparaifon dans
l'efprit de Lucile & il n'attendoit qu'un
moment heureux pour profiter de fes avantages.
Après le Concert , & avant le fouper
il l'amena , comme par hafard , dans
un cabinet folitaire où elle iroit rêver ,
difoit-il , quand elle auroit des momens
d'humeur. La porte s'ouvre & Lucile voit
fon image répétée mille fois dans des trumeaux
éblouiffans ; les peintures voluptueufes
dont les panneaux étoient couverts
, fe multiplioient autour d'elle . Lu
cile crut voir en fe mirant la Déeffe des
Amours. A ce fpectacle il lui échappa
Bv
34 MERCURE DE FRANCE.
un cri de furpriſe & d'admiration , &
Dorimon faifit l'inftant de cette émotion
foudaine Régnez ici , voilà votre trône ,
lui dit-il , en lui montrant un fopha , que
la main des Fées avoit femé de fleurs.
Mon trône ! dit Lucile , en s'affeyant , &
fur le ton de la gaîté ? Mais oui , je
m'y trouve affez bien , & je fuis Reine
d'un joli Peuple. Elle parloit de la foule.
des Amours qu'elle appercevoit dans les
glaces. Parmi ces Sujets daignerez -vous
m'admettre , dit Dorimon avec ardeur
en ſe jettant à fes genoux ? Ah ! pour vous,
dit- elle d'un air férieux , vous n'êtes pas
un enfant ; & à ces mots elle voulur
fe lever , mais il la retint d'une main
hardie , & l'effort qu'elle fit pour s'échapper
le rendit plus audacieux . Où fuis-je
donc ? dit- elle avec frayeur. Laiffez- moi ,
laiffez- moi , vous dis-je , ou mes cris...
Ces mots lui impoferent : excufez , Madame
, dit - il , une imprudence dont
vous êtes un peu la caufe . Venir ici têteà-
tête fe repofer fur ce fopha , comme
vous avez fait , c'eft donner à entendre
, felon l'ufage reçu , qu'on veut bien
fouffrir un peu de violence. Avec vous
je vois bien que cela ne veut rien dire
nous nous fommes mal entendus. Oh !
très-mal , dit Lucile en fortant courrou
JUILLET. 1759% 35
cée; & Dorimon la fuivit un peu confus
de fa méprife. Heureuſement leur abſence
n'avoit pas été affez longue pour donner
le temps d'en médire. Lucile diffimulant
fon trouble annonça qu'elle venoit de
voir un cabinet très - bien décoré. On y
courut en foule ; & les cris d'admiration
ne furent interrompus que par l'arrivée
du fouper.
La fomptuofité de ce feftin fembloit
renchérir encore fur tous les plaiſirs qu'on
avoit goûtés. Mais Dorimon eut beau
prendre fur lui- même , il n'eut point cette
gaîté qui lui étoit fi naturelle ; & Lucile
ne répondit aux galanteries qu'on
lui adreffoit pour la tirer de fa rêverie ,
que par ce fourire forcé , avec lequel la
politeffe tâche de déguiſer la mauvaiſe
humeur.
Voilà , lui dirent les amies , en ſe retirant
avec elle , voilà l'homme qui vous
convient ; avec lui la vie eft un enchantement
continuel ; il femble que tous les
plaifirs reconnoiffent fa voix : dès qu'il
commande ils arrivent en foule.
Il en eft , dit froidement Lucile , qui
ne fe commandent point , ils font audeffus
des richeffes , on ne les trouve que
dans fon coeur. Ma foi , ma chere enfant
, lui dit Céphife , vous êtes bien
B vj
36 MERCURE DE FRANCE.
difficile. Oui , Madame , bien difficile ;
répondit- elle , avec un foupir ; & pendant
tout le reste du voyage elle garda un
profond filence. Ce n'eft là qu'une jolie
femme manquće , dirent fes amies en la
quittant encore fi fes caprices étoient
enjoués on s'en amuferoit ; mais rien au
monde n'eft plus trifte. C'étoit bien la
peine de fe féparer de fon mari pour être
prude dans le monde !
Eft ce donc là ce monde fi vanté , difoit
de fon côté Lucile ? J'ai parcouru rapidement
tout ce qu'il a de plus aimable ;
qu'ai-je trouvé ? un fat , un jaloux , un
homme avantageux qui s'attribue comme
autant de charmes fes jardins , fon palais
& fes fêtes , & qui croit que la vertu
la plus févère ne demande pas mieux
que de lui céder. Ah ! que je hais ces
faifeurs de Romans qui m'ont bercée
de leurs Fables ! L'imagination pleine
de mille chimères , j'ai trouvé mon mari
infipide ; & il vaut mieux que tout ce que
j'ai vu. Il eft fimple ; mais fa fimplicité
n'eft-elle pas mille fois préférable aux vaines
prétentions d'un Blamzé ? Il eſt tranquille
dans fes goûts ; & que deviendroisje
s'il étoit violent & paffionné comme
Lindor ? Il m'aimoit peu , mais il n'aimoit
que moi ; & fi j'avois été raiſonnable , il
JUILLET. 1759. 3.7
m'aimoit affez pour me rendre heureuſe.
Je n'avois point avec lui de ces plaifirs
faftueux & bruyans qui nous enyvrent
d'abord , & qui bientôt nous excédent.
Mais fa complaifance , fa douceur , fes
attentions délicates me ménageoient à
chaque inftant des plaifirs plus purs , plus
folides , fi j'avois bien fçu les gouter. Infenfée
que j'étois , je courois après des
illufions , & je fuyois le bonheur même :.
il est dans le filence des paffions , dans
l'équilibre & le repos de l'ame. Mais ,
hélas ! il eft bien temps de reconnoître
mes erreurs quand elles m'ont fait perdre
l'amitié , la confiance , peut- être l'eftime ,
de mon mari. Grace au Ciel je n'ai à me
reprocher que les imprudences de mon.
âge. Mais Lifere eft- il obligé de m'en
croire , & daigneroit- il m'écouter ? Ah ,
qu'il eft mal aifé de rentrer dans fon
devoir quand on en eft une fois forti !
Mal aifé Pourquoi donc ? Qui me retient
? La crainte d'être humiliée ? Mais
Lifere eft honnête homme , & s'il m'a
épargnée dans mes erreurs , m'accableroit-
il dans mon retour ? Je n'ai qu'à me,
détacher d'une fociété pernicieuſe, à vivre
chez moi avec celles de mes amies , que
mon époux reſpecte , & que je puis voir
fans rougir. Tant qu'il m'a vue livrée au
38 MERCURE DE FRANCE.
monde , il ne s'eft pas rapproché de mois
mais s'il me voit rendue à moi-même , il
daignera peut-être me rappeller à lui ; &
fi fon coeur ne m'eft pas rendu , la feule
confolation qui me refte eft celle de m'en
rendre digne je ferai du moins reconciliée
avec moi-même ſi je ne puis l'être
avec mon mari.
Lifere en gémiffant l'avoit fuivie des
yeux dans le tourbillon du monde : il
comptoit fur la jufteſſe de ſon eſprit &
fur l'honnêteté de fon ame. Elle fentira ,
difoit- il , la frivolité des plaifirs qu'elle
cherche , la folie des femmes , la vanité
des hommes , la fauffeté des uns & des
autres ; & fi elle revient vertueuſe , ſa
vertu n'en fera que plus affermie par les
dangers qu'elle aura courus. Mais aurat-
elle échappé à tous les écueils qui l'environnent
, aux charmes de la louange ,
aux piéges de la féduction , aux attraits
de la volupté L'on mépriſe le monde
quand on le connoît bien ; mais on s'y
livre avant de le connoître , & ſouvent
le coeur eft égaré avant que la raiſon l'éclaire.
O Lucile ! s'écrioit- il en regardant
le portrait de fa femme , qui étoit dans la
folitude fon unique entretien ; ô Lucile !
vous étiez fi digne d'être heureuſe , & je
me flattois que vous le feriez avec moi,
JUILLET. 1759. 39
Hélas ! peut-être quelqu'un de ces jolis
corrupteurs qui font l'ornement & les
malheurs du monde , eft - il actuellement
occupé à féduire fon innocence , & ne
s’obftine à ſa défaite que pour le plaifir
de s'en glorifier. Quoi , la honte de ma
femme éleveroit entre nous une éternelle
barrière Il ne me feroit plus permis de
vivre avec celle dont la mort feule devoit
me féparer ! Je l'ai trahie en l'abandonnant.
Le Ciel m'avoit choisi pour gardien
de fa jeuneffe imprudente & fragile. Je
n'ai confulté que l'ufage , & je n'ai été
frappé que de l'idée effrayante d'être hai
comme un tyran.
Tandis que Lifere flottoit ainfi dans
cette cruelle incertitude , Lucile n'étoit
pas moins agitée entre le defir de retourner
à lui & la crainte d'en être rebutée.
Vingt fois après avoir paffé la nuit à gémir
& à pleurer , elle s'étoit levée dans
la réfolution d'aller attendre fon réveil ,
de le jetter à fes piés , & de lui demander
pardon. Mais une honte qui est bien
connue des ames fenfibles & délicates ,
avoit toujours retenu fes pas. Si Lifere nela
méprifoit point , s'il confervoit encore
pour elle quelque fenfibilité , quelque
eftime, depuis le temps qu'elle avoit rompu
avec fes fociétés , depuis qu'elle vivoit
40 MERCURE DE FRANCE .
retirée & folitaire , comment n'avoit-il
pas daigné la voir une feule fois ? Tous
les jours en paffant il s'informoit de la
fanté de Madame ; elle l'entendoit , elle
efpéroit qu'à la fin il demanderoit à la
voir ; chaque jour cet eſpoir renaiſſoir ;
elle attendoit toute tremblante le moment
du paffage de Lifere ; elle s'approchoit
le plus près qu'il lui étoit poffible
l'écouter , & fe retiroit toute en
armes
après avoir entendu demander en
paffant , comment fe porte Madame . Elle
auroit voulu que Lifere fût inftruit de fon
repentir , de fon retour à elle- même :
mais à qui ſe fier , difoit- elle ? à des amis ?
En eft-il d'affez fûrs , d'affez diſcrets, d'affez
fages pour une entremife fi délicate ?
Les uns en auroient les talens , & n'en
auroient pas le zèle , les autres en auroient
le zèle & n'en auroient pas les
talens ; d'ailleurs il eft fi dur de confier
aux autres ce qu'on n'ofe s'avouer à ſoimême
! Une Lettre... Mais que lui écrirois
-je ? des mots vagues ne le toucheroient
pas , & les détails font fi humilians
! Enfin il lui vint une idée dont fa
délicateffe & fa fenfibilité furent également
fatisfaites . Lifere s'étoit abfenté
pour deux jours , & Lucile faifit le temps
de fon abfence pour exécuter fon deffeip
JUILLET. 1759. 41
Lifere avoit un vieux domestique
que Lucile avoit vû s'attendrir au moment
de leur féparation , & dont le zèle,
l'honnêteté , la difcrétion , lui étoient
connus. Ambroife , lui dit- elle , j'ai un
fervice à vous demander. Ah ! Madame ,
dit-il , ordonnez , je fuis à vous de toute
mon ame : plût à Dieu que vous & mon
Maître vous vous aimaſſiez comme je
vous aime. Je ne fçai qui de vous deux a
tort , mais je vous plains tous les deux :
c'étoit un charme de vous voir enſemble,
& je ne vois plus rien ici qui ne m'afflige
, depuis que vous faites mauvais
ménage. C'eſt peut-être ma faute , dit
Lucile humiliée mais , mon enfant ,
le mal n'eft pas fans remède ; fais feulement
ce que je te dirai . Tu fçais que mon
portrait eft dans la chambre de ton Maître.
Oh , oui , Madame , il le fçait bien
auffi ; car il s'enferme quelquefois avec
lui des journées entières : c'est toute fa
confolation ; il le regarde , il lui parle ,
il foupire à faire pitié , & je vois bien
que le
homme aimeroit encore
pauvre
mieux s'entretenir avec vous qu'avec votre
reffemblance. Tu me dis là des chofes
fort confolantes , mon cher Ambroise ;
mais va prendre ce portrait en cachette ,
42 MERCURE DE FRANCE.
& choifis pour l'apporter chez moi un
moment où tu ne fois vu de perfonne ..
Moi , Madame , priver mon Maître de ce
qu'il a de plus cher au monde? Demandezmoi
plutôt ma vie . Raffure- toi , reprit Lucile
, mon deffein n'eft pas de l'en priver.
Demain au foir tu viendras le prendre &
le remettre en place , je te demanderai
feulement de n'en rien dire à mon mari.
A la bonne heure , dit Ambroife . Je fçai
que vous êtes la bonté même , & vous ne
voudriez pas me donner à la fin de mes
jours le chagrin d'avoir affligé mon Maître.
Le fidèle Ambroife exécuta l'ordre de
Lucile. Elle avoit dans fon portrait l'air
tendre & languiffant qui lui étoit naturel ;
mais fon regard étoit ferein & fes cheveux
étoient mêlés de fleurs. Elle fit
venir fon Peintre , lui ordonna de la repréfenter
échévelée , & de faire couler
des larmes de fes yeux. Dès que fon idée
fut remplie , le tableau fut replacé dans
l'appartement de Lifere. Il arrive , &
bientôt fes yeux fe levent fur cet objet
chéri. Il eft aifé de concevoir quel fut
l'excès de fa furprife ; les cheveux épars
le frappèrent d'abord : il approche , & il
voit couler des larmes. ! Ah ! s'écria- t- il ,
ah, Lucile ! font-ce les larmes du repentir ?
JUILLET. 1759. 43
Eft-ce là la douleur de l'amour ? Il fort
tranſporté , il vole chez elle , il la cherche
des yeux & il la trouve dans la même
fituation où le tableau la lui avoit préfentée.
Immobile un inftant il la contemple
avec attendriſſement , & tout-à- coup fe
précipitant à fes genoux : eft- il bien vrai ,
dit-il,que ma femme me foit rendue ? Oui,
dit Lucile , avec des fanglots , oui fi vous
la trouvez encore digne de vous. Peut- elle
avoir ceffé de l'être , reprit Lifere en la
ferrant dans fes bras ? Non mon enfant ,
raffure- toi : je connois ton ame ; & je n'ai
jamais ceffé de te plaindre & de t'eftimer.
Tu ne reviendrois pas à moi fi le monde
avoit pu te féduire ; & ce retour volontaire
eft la preuve de ta vertu . Oh ! grace
au Ciel , dit- elle , ( le coeur foulagé par
les pleurs qui couloient en abondance de
fes yeux ) grace au Ciel je n'ai à rongir
d'aucune foibleffe honteufe : j'ai été folle ,
mais j'ai été honnête . Si j'en doutois ferois-
tu dans mon fein , reprit Lifere ? &
à ces mots... Mais qui peut rendre les
tranſports de deux coeurs fenfibles , qui
après avoir gémi d'une féparation cruelle,
fe réuniffent pour toujours ? En apprenant
leur reconciliation, leurs gens furent faifis
de joie , & le bon homme Ambroife difoir
, les yeux mouillés de larmes : Dieu
foit loué, je mourrai.content.
44 MERCURE DE FRANCE.
Depuis ce jour la tendre union de ces
époux fert d'exemple à tous ceux de leur
âge. Leur divorce les a convaincus que
le monde n'avoit rien qui pût les dédommager
l'un de l'autre ; & c'eft ce que
j'appelle un Divorce heureux.
LES TOURTERELLES.
IDYLLE.
COUPLE amoure WOUPLE amoureux , conftantes Tourterelles,
Dans ce boccage frais , que votre fort eſt doux !
L'habitude & le temps ne font jamais chez vous
Des indifcrets , des infidèles :
Lés Jafons ne font que chez nous.
Toujours tendres & toujours belles ,
Vous n'avez point d'Amans jaloux ,
De maris foupçonneux , de maitreffès cruelles ;
Vous jouiffez des biens , fans fentir leurs dégoûts;
Si le Ciel vous donna des aîles ,
Vous n'employez leur agile fecours
Que pour rejoindre vos amours ,
Sans voltiger vers de nouvelles.
Comme votre penchant eft formé fur le choix
Vous n'aimez jamais qu'une fois ;
Mais vos ardeurs font éternelles .
Quand au milieu des bois , par le cruel Yautour
JUILLET. 1759. 45.
Votre trifte compagne à vos voeux eſt ravie ;
Sur un ttiſte rameau gémiſſant nuit & jour ,
Vous déplorez le reſte de la vie ,
Son infortune & votre amour.
Tourterelles , quels font les hommes
Qui veuillent imiter d'auffi durables feux !
Hélas ! l'on rougiroit de paroître amoureux :
L'amour eſt un travers dans le fiécle où nous
fommes.
Libertins par état , par ufage inconftans ,
De vos tendres langueurs nous blâions la méthode
;
Ainfi que nos habits le coeur reffent la mode :
L'inconftance eft celle du temps.
Ce n'eft , tendres Oifeaux , que chez vous que
l'on aime
Comme l'on aimoit autrefois.
La Nature eft pour vous la même :
L'erreur , les préjugés n'ont point changé fes loix.
Dans les plus doux tranfports , libres & fans
contrainte ,
Vous n'eprouvez jamais le remord ni la crainte
Que la vertu dans l'homme oppoſe à ſon deſir.
Yous vous cherchez par goût ; vous vous aimez
fans feinte :
Votre guide c'eft le plaifir.
Si quelquefois il eſt le nôtre ,
D'où vient qu'à peu d'objets il eſt toujours reſtraine
Notre railon eft-elle au deſſous de l'inſtinct ?
46 MERCURE DE FRANCE
Non , non , en formant l'un & l'autre ,
Le Ciel les dirigea vers une même fin :
Les animaux en y tendant fans celle ,
Jouirent d'un heureux deftin ;
L'homme à fon gré voulant fe frayer un chemin ,
Devint malheureux par fagelſe.
Dès lors du faux devoir l'orgueilleuſe fierté
Ne compta les vertus que par les facrifices :
Le fage par des loix bornant fa liberté ,
Pour la premiere fois donna le nom des vices
Aux penchans de l'humanité.
Depuis ce jour nous fumes les efclaves
Des dehors , des égards , des préjugés divers ;
Et confervant l'orgueil jufques dans les entraves ,
Nous primes le vain nom de Roix de l'Univers.
Il vous convient bien mieux , Tourterelles heureuſes
;
Rien ne gêne vos feux , vos plaiſirs , votre coeur ;
Du nom , du rang , de la grandeur ,
Vous n'éprouvez jamais les contraintes affreuſes ,
Ni les combats de la pudeur:
La Royauté c'eſt le bonheur.
La beauté parmi vous n'eſt point un don funeſte
Qui dans les coeurs rivaux forme l'inimitié ;
Et jamais dans vos bois un coupable Thyeſte
Ne s'arma pour ravir votre tendre moitié.
Tout refpecté les droits d'une union conftante ;
Mais avant que l'Hymen ait couronné vos voeux ,
A la beauté la plus touchante ,
JUILLET. 1759. 47
Jans craindre fes mépris vous expofez vos feux.
Rien n'interdit l'efpoir , & jamais la richeffe
Ne fut l'arbitre des plaifirs :
Celle qui parmi vous a le plus de tendrelle
Eft fûre de toucher l'objet de fes defirs.
Chez nous la plus fière Maîtreffe ,
Qui d'un Amant fans biens reprimeroit l'effor ,
Aux foupirs du Puillant s'attendrit , s'intéreffe ,
Et comme Danać cede à l'éclat de l'or.
Ainfil'on a quitté la route trop commune
Des égards , des foupirs & des tendres langueurs
L'Amour avoit jadis l'Empire de nos coeurs ;
Mais aujourd'hui c'eft la fortune.
Vous n'avez point éprouvé ce retour :
Bien plus juftes que nous , charmantes Tourte
relles ,
L'amour chez vous eft le prix de l'amour.
Non , jamais l'intérêt ne vous fit infidèles ,
Ni le ſecours du fard ne vous fit jamais belles :
L'art n'a point altéré dans votre heureux ſéjour.
De yos fimples attraits les graces naturelles ;
Aimables fans rien d'affecté ,
Des charmes étrangers dédaignant l'impoſture
Une belle uniformité
Eft parmi vous toute votre parure :
Les plus brillans atours jettés fur la Nature ,
Sont autant de larcins dont fouffre la beauté.
Auffi toujours fous le même plumage ,
48 MERCURE DE FRANCE
•
Vous vous montrez , tendres Oiſeaux .
Pour nous , nous maſquons tout , eſprit coeur &
vilage ,
Et malgré tous nos foins encor que de défauts ,`
A travers ces dehors ne ſe font point paffage !
Nous avons cependant la Raiſon en partage ,
Seule elle vaut, dit-on ,tous les bien faits des Dieux
Foible préfent qui naît , croît , périt avec l'âge ,
Quifans faire l'heureux prétend faire le Sage ,
Et ne forme que l'orgueilleux !
A l'inſtinct dans ce jour je donne l'avantage :
Sans rendre Sage , il rend heureux.
Tourterelles , coulez fans ceffe
Des jours dont vous fçavez jouïr ;
Goutez la liberté , vivez dans la tendreffe
Suivez la pente du deſir ;
Mais n'enviez jamais notre fombre Sageffe :
Qu'en feriez-vous fans le plaifir ?
Toi que nous encenfons comme Mufe au Permeffe,
Et comme Minerve à Paris ,
Toi qui fçais réunir l'Amour & la Sageffe ,
Les graces & les Arts , la raifon & les ris ,
Illuftre Grafigny , qui des mains de Thalie,
Prenant le pinceau ſéducteur ,
Dans le touchant Portrait que tu fais de Cénie ,
Confacres pour jamais la bonté de ton coeur ,
Et la force de ton génie,
Accepte
JUILLET. 1759. 49
Accepte pour hommage un champêtre tableau ;
La fimple Idylle ek ma plus riche offrande :
Souvent le front des Dieux eft ceint d'une guirlande
Dont les fleurs parfumoient les rives d'an raiffeau.
Mais en peignant la tendre Tourterelle ,
J'ai peint encor la foi , l'équité , la candeur:
Pour en donner une image fidèle
Je crayonnois d'après ton coeur.
Je m'acquitte en fincere Auteur :
Je rends l'ouvrage à fon modèle.
Par M. BAL Z E , de l'Acad. de Nimes.
LETTRE
DE M. GRESSET ,
L'un des Quarante de l'Académie Françoife-
A M.
*
C'eſt remplir les vues de M. Greffet que de
donner à cette Lettre édifiante toute la publicité
qu'elle mérite. On ne peut trop le louer d'agir
felon les principes : On a toujours tort , comme il
le dir , avecfa confcience , quand on est réduit à difputer
avec elle.
Les fentimens , Monfieur , dont yous
m'honorez depuis plus de vingt ans , vous
Į. Vol.
C
17
So MERCURE DE FRANCE.
Ont donné des droits inviolables fur tous
les miens ; je vous en dois compte , & je
viens vous le rendre fur un genre d'Ouvrages
auquel j'ai cru devoir renoncer
pour toujours. Indépendamment du defir
de vous foumettre ma conduite & de
mériter votre approbation , votre appui
m'eft néceffaire dans le parti indifpenfable
que j'ai pris , & je viens le réclamer
avec toute la confiance que votre amitié
pour moi m'a toujours infpirée. Les Titres
, les Erreurs , les Songes du Monde
n'ont jamais ébranlé les principes de Religion
que je vous connois depuis fi longtemps
; ainfi le langage de cette Lettre
ne vous fera point étranger , & je compte
qu'approuvant ma réfolution , vous voudrez
bien m'appuyer dans ce qui me reſte
à faire pour l'établir & pour la manifefter.
Je fuis accoutumé , Monfieur , à penſer
tout haut devant vous ; je vous avouerai
donc que depuis plufieurs années j'avois
beaucoup à fouffrir intérieurement d'avoir
travaillé pour le Théâtre, étant convaincu
, comme je l'ai toujours été , des
vérités lumineufes de notre Religion , la
feule divine , la feule inconteftable : il
s'élevoit fouvent des nuages dans mon
ame fur un art fi peu conforme à l'efprit
JUILLET. 1759. 51
-
du Chriftianifme , & je me faifois , fans
le vouloir, des reproches infructueux, que
j'évitois de démêler & d'approfondir ;
toujours combattu & toujours foible , je
différois de me juger , par la crainte de
me rendre & par le defir de me faire
grace ; quelle force pouvoient avoir des
réflexions involontaires contre l'empire
de l'Imagination & l'enyvrement de la
fauffe gloire ? Encouragé par l'indulgence
dont le Public a honoré Sidney & le Méchant
, ébloui par les follicitations les
plus puiffantes, féduit par mes amis, dupe
d'autrui & de moi - même , rappellé en
même temps par cette voix intérieure
toujours févère & toujours jufte , je fouffrois
, & je n'en travaillois pas moins
dans le même genre ; il n'eft guères de
fituation plus pénible , quand on penfe ,
que de voir fa conduite en contradiction
avec fes principes , & de fe trouver faux
à foi-même & mal avec foi ; je cherchois
à étouffer cette voix des remords , à laquelle
on n'impofe point filence , ou je
croyois y répondre par de mauvaiſes autorités
que je me donnois pour bonnes ;
au défaut de ſolides raiſons , j'appellois à
mon fecours tous les grands & frêles raifonnemens
des apologiftes du Théâtre ;
je tirois même des moyens perfonnels
Cij
52 MERCURE DE FRANCE.
d'apologie de mon attention à ne rien
écrire qui ne pût être foumis à toutes les
loix des moeurs ; mais tous ces fecours ne
pouvoient rien pour ma tranquillité ; les
noms facrés & vénérables dont on abufe
pour juſtifier la compofition des Ouvrages
Dramatiques & le danger des Spectacles
, les textes prétendus favorables , les
anecdotes fabriquées , les fophifmes des
autres & les miens , tout cela n'étoit que
du bruit, & un bruit bien foible contre
ce fentiment impérieux qui réclamoit
dans mon coeur au milieu de ces contrariétés
& de ces doutes de mauvaiſe
foi , pourſuivi par l'évidence , j'aurois dû
reconnoître dès- lors , comme je le reconnois
aujourd'hui , qu'on a toujours tort
avec fa confcience quand on eft réduit à
difputer avec elle. Dieu a daigné éclairer
entièrement mes ténèbres , & diffiper à
mes yeux tous les enchantemens de l'Art
& du Génie ; guidé par la Foi , ce flambeau
éternel devant qui toutes les lueurs
du temps difparoiffent , devant qui s'évanouiffent
toutes les rêveries fublimes &
profondes de nos foibles Efprits - forts ,
ainfi que toute l'importance & la gloriole
du Bel- efprit , je vois fans nuage & fans
enthoufiafine
que les loix facrées de
l'Evangile & les maximes de la morale.
JUILLET. 1759. 53
profane , le Sanctuaire & le Théâtre font
des objets abfolument inalliables ; tous
les fuffrages de l'opinion , de la bienféance
& de la vertu purement humaine ,
fuffent-ils réunis en faveur de l'Art Dra
matique , il n'a jamais obtenu , il n'obtiendra
jamais l'approbation de l'Eglife ;
ce motiffans réponſe m'a décidé invariablement
j'ai eu l'honneur de communiquer
ma réfolution à Monfeigneur
l'Evêque d'Amiens , & d'en configner
l'engagement irrévocable dans fes mains
facrées ; c'eft à l'autorité de fes leçons &
à l'éloquence de fes vertus que je dois la
fin de mon égarement , je lui devois
l'hommage de mon retour , & c'eſt pour
confacrer la folidité de cette eſpèce d'abjuration
que je l'ai faite fous les yeux de
ce grand Prélat fi refpecté & fi chéri ;
fon témoignage faint s'éleveroit contre
moi , fi j'avois la foibleffe & l'infidélité
de rentrer dans la carrière : il ne me
refte qu'un regret en la quittant ; ce n'eft
point fur la privation des applaudiffemens
publics , je ne les aurois peut- être
pas obtenus , & quand même je pourrois
être affuré de les obtenir au plus haut
degré , tout ce fracas populaire n'ébranleroit
point ma réfolution ; la voix folitaire
du devoir doit parler plus haut pour
C iij
14 MERCURE DE FRANCE.
un Chrétien que toutes les voix de la
Renommée : l'unique regret qui me refte
c'eft de ne pouvoir point affez effacer le
fcandale que j'ai pu donner à la Religion
par ce genre d'ouvrages , & de n'être
point à portée de réparer le mal que j'ai
pu caufer fans le vouloir ; le moyen le
plus apparent de réparation , autant
qu'elle eft poffible , dépend de votre agrẻ-
ment pour la publicité de cette Lettre ;
j'espère que vous voudrez bien permettre
qu'elle fe répande , & que les regrets
fincères
que j'expofe ici à l'Amitié , aillent
porter mon apologie partout où elle eft
néceffaire mes foibles talens n'ont point
rendu mon nom affez confidérable pour
faire un grand exemple ; mais tout Fidèle ,
quel qu'il foit , quand fes égaremens ont
eu quelque notoriété , doit en publier
le défaveu , & laiffer un monument de
fon repentir. Les gens du bon air , les
demi raiſonneurs , les pitoyables incrédules
peuvent à leur aife fe mocquer de
ma démarche , je ferai trop dédommagé
de leur petite cenfure & de leurs froides
plaifanteries , fi les gens fenfés & vertueux
, fi les Ecrivains dignes de fervir la
-Religion , fi les ames honnêtes & pieuſes
que j'ai pu fcandalifer , voyent mon humble
défaveu avec cette fatisfaction pure
JUILLET. 1759. S.S
que fait naître la vérité dès qu'elle fe
montre .
Je profite de cette occafion pour rétracter
auffi folemnellement tout ce que
j'ai pu écrire d'un ton peu réfléchi dans
les bagatelles rimées dont on a multiplié
les Éditions , fans que j'aie jamais été
dans la confidence d'aucune. Tel eft le
malheur attaché à la Poëfie , cet Art fi
dangereux , dont l'hiftoire eft beaucoup
plus la lifte des fautes célèbres & des
regrets tardifs , que celle des fuccès fans
honte & de la gloire fans remords ; tel
eft l'écueil prefque inévitable , furtout
dans les délires de la jeuneffe ; on ſe laiſſe
entraîner à établir des principes qu'on n'a
point ; un vers brillant décide d'une maxime
hardie, fcandaleufe , extravagante ;
l'idée eft téméraire , le trait eft impie ,
n'importe , le vers eft heureux , fonore ,
éblouiffant , on ne peut le facrifier , on ne
veut que briller ; on parle contre ce qu'on
croit, & la vanité des mots Pemporre fur
la vérité des chofes. L'Impreffion ayant
donné quelque existence à de foibles productions
auxquelles j'attache fort
peu de
valeur , je me crois obligé d'en publier
une Édition très - corrigée , où je ne
conferverai rien qui ne puille être foumis
à la lumière de la Religion & à la févérité
Civ
46 MERCURE DE FRANCE.
de fes regards ; la même balance me
réglera dans d'autres Ouvragess qui n'ont
point encore vu le jour. Pour mes nouvelles
Comédies ( dont deux ont été
lues , Monfieur , par vous . feul ) ne
me les demandez plus ; le facrifice en
eft fait , & c'étoit facrifier bien peu de
chofe. Quand on a quelques Ecrits à fe
reprocher , il faut s'exécuter fans réferve
dès que le remords les condamne ; il feroit
trop dangereux d'attendre ; il feroit
trop incertain de compter que ces Ecrits
feront brulés au flambeau qui doit éclairer
notre agonie.
J'ai cru , pour l'utilité des moeurs,
pouvoir fauver de cette profcription
les
principes & les images d'une Pièce que
je finiffois , & je les donnerai fous une
autre forme que celle du genre Dramatique
: cette Comédie avoit pour objet la
peinture & la critique d'un Caractère
plus à la mode que le Méchant même
& qui , forti de fes bornes , devient tous
les jours de plus en plus un ridicule &
un vice national .
Si la prétention de ce Caractère ,
fi répandue aujourd'hui , fi mauffade
comme l'eft toute prétention , & fi gauche
dans ceux qui l'ont malgré la nature,
& fans fuccès , n'étoit qu'un de ces riJUILLET.
1759 . 57
dícules qui ne font que de la fatuité fans
danger , ou de la fotife fans conféquence
, je ne m'y ferois plus arrêté ; l'objet
du portrait ne vaudroit pas les frais des
crayons ; mais outre fa comique abfurdité
, cette prétention eft de plus fi contraire
aux règles établies , à l'honnêteté
publique , & au refpect dû à la raiſon ,
que je me fuis cru obligé d'en conferver
les traits & la cenfure , par l'intérêt
que tout Citoyen qui penfe doit prendre
aux droits de la vertu & de la vérité
: j'ai tout lieu d'efpérer que ce Sujet,
s'il doit être de quelque utilité , y parviendra
bien plus fûrement fous cette
forme nouvelle , que s'il n'eût paru que
fur la Scène , cette prétendue école des
moeurs , où l'amour- propre ne vient reconnoître
que les torts d'autrui , & ou
les vérités morales , le plus lumineufement
préfentées , n'ont que le ftérile
mérite d'étonner un inftant le défoeuvrement
& la frivolité , fans arriver jamais
à corriger les vices , & fans par--
venir à réprimer la manie des faux airs
dans tous les genres , & les ridicules de
tous les rangs.
Je laiffe de fi minces objets pour finir
par des confidérations d'un ordre bien
upérieur à toutes les brillantes illufions
C
8 MERCURE DE FRANCE.
de nos arts agréables , de nos talens
inutiles , & du génie dont nous nous
flattens ; fi quelqu'un de ceux qui veulent
bien s'intéreffer à moi eft tenté de condamner
le parti que j'ai pris de ne plus.
paroître dans cette carrière , qu'avant de
me défaprouver il accorde un regard aux
principes qui m'ont déterminé ; après
avoir apprécié dans fa raifon ce phofphore
qu'on nomme l'Esprit , ce rien
qu'on appelle la Renommée , ce moment
qu'on nomme la Vie , qu'il interroge
la Religion qui doit lui parler comme
à mois qu'il contemple fixement la
mort ; qu'il regarde au - delà , & qu'il
me juge. Cette image de notre fin , la
lumière , la leçon de notre exiſtence , &
notre première philofophie , devroit bien
abailler l'extravagante indépendance &
l'audace impie de ces fuperbes & petits
Differtateurs , qui s'efforcent vainement
d'élever leurs délires fyftématiques audeffus
des preuves lumineufes de la
révélation ; le temps vole , la nuit s'avance
, le rêvé va finir ; pourquoi perdre à
douter , avec une abfurde préfomption ,
cet inftant qui nous eft laiffe pour croire ,
& pour adorer avec une foumiſſion fondée
fur les plus fermes principes de la
faine raifon ? Comment immoler nos jours
JUILLET. 1759. 59
à des Ouvrages rarement applaudis , fouvent
dangereux , toujours inutiles ? Pourquoi
nous borner à des fpéculations in
differentes fur les majestueux Phénomènes
de la Nature ? Au moment où j'écris ,
un Corps Céleſte , nouveau à nos regards ,
eft defcendu fur l'horifon ; mais ce fpectacle
, également frappant pour les Efprits
éclairés & pour le Vulgaire , amufe
feulement la frivole curiofité , quand il
doit élever nos réfléxions. Encore quelques
jours , & cette Comète que notre
fiécle voit pour la premiere fois , va s’ćteindre
pour nous , & fe replonger dans
l'immenfité des Cieux , pour ne reparoître
jamais aux yeux de prefque tous ceux
qui la contemplent aujourd'hui ; quelle
destinée éternelle nous aura été affignée ,
lorfque cet Aftre étincelant & rapide ,
arrivé au terme d'une nouvelle révolution ,
après une marche de plus de quinze Lufreparoîtra
fur cet Hémisphere ?
Les témoins de fon retour marcheront fur
nos cendres.
Je vous demanderois grace , Monſieur ,
fur quelques traits de cette Lettre , qui
paroillent fortir des limites du ton épiftolaire
, fi je ne fçavois par une longue
expérience que la vérité a toute feule
par elle- mênie le droit de vous intéreller
C vj
60 MERCURE DE FRANCE.
indépendamment de la façon dont on
l'exprime , & fi d'ailleurs dans un femblable
fujet , dont la dignité & l'énergie
entraînent l'ame & commandent l'expreffion
, on pouvoit être arrêté un inftant par
de froides attentions aux règles du ftyle ,
& aux chétives prétentions de l'efprit.
Je fuis avec tous les fentimens d'un
profond refpect & d'un attachement inviolable
,
MONSIEUR ,
Votre très - humble & trèsobéiffant
ferviteur ,
GRESSET..
A Amiens , le 14 Mai
1759.
LETTRE
A M. MAR MONTEL ,
SUR LE DÉNOUMENT DE VENCESLAS .
Quoique cette Lettre contienne des chofes flatterfes
pour moi , elle eft d'ailleurs fi bien raisonnée ,
que je crois pouvoir la publier comme un exemple.
defaine critique, exemple bien rare aujourd'hui.
MONSIEU ONSIEUR ,
J'affiftai hier à la première repréſentation
de Venceslas. Vous avez fait honneur
JUILLET. 1759.
68
aux mânes de Rotrou : vos corrections
ont été affez généralement applaudies : il
n'y a qu'un changement effentiel dont
le Public n'ait point paru fatisfait . La
mort de Caffandre n'a pas été du goût de
la plupart des fpectateurs. Ils auroient
mieux aimé qu'elle eût laiffé au temps le
foin de la confoler , ou même de l'attendrir
en faveur de Ladiflas. Pour moi j'ai
penfé autrement que le Public , & j'ai
ofé faire entendre ma foible voix. Je
trouve les raifons de la mort volontaire
de Caffandre dans fon caractère , dans fa
paffion , dans fa fituation , & vous m'y
aviez déjà difpofé de loin. Je ne doute
point qu'elle n'eût fait une impreffion.
toute contraire , fi ces raifons paffionnément
exprimées par Caffandre , avoient:
fervi de prélude au poignard.
Vous avez , Monfieur , avec Rotrou,
donné à Caffandre une ame haute , ferme
& inflexible. Elle nous apprend avec une
fière liberté qu'elle ne fçait point pardonner
& qu'elle fçait mourir. Dès la
feconde Scène du fecond Acte , elle dit
à Ladiflas lui-même ,
On ne verra jamais l'hymen nous affortir ,
Et je perdrai le jour avant d'y conſentir.
62 MERCURE DE FRANCE.
A la Princeffe Théodore :
Dès longtemps il a dû me connoître , Madame ,
Et fçavoir que l'honneur m'intérelloit au point
De rellentir l'injure & ne pardonner point.
Son caractère ne fe dément jamais :
Elle affure dans le cinquième Acte à fon
amant que fon coeur bravera pour lui la
mort fans héfiter , & que plutôt que de
confentir à être livrée à fon rival , elle
ceffera de vivre. Sur la fin du quatrième
Acte , avec quelle éloquente douleur fa
paffion ne fait - elle pas crier le fang de
fon amant ? Elle annonce qu'elle ne lui
furvit quelques inftans , que pour armer
vengeance contre fon affaffin.
la
Il eft mort : & je fuivrai les pas
Dès l'inftant que j'aurai vu venger fon trépas.
Enfin quand elle deftine fes derniers
regards à fe repaître du fupplice de Ladiflas
, elle voit évanouir toutes les eſpérances
& tomber fes efforts. Le Roi
trompe fa colère & la juftice : le Peuple
dont Ladiflas eft aimé , malgré fes vices ,
s'émeur de pitié & fe déclare en fa faveur ;
il fufpend & écarte le glaive levé ſur ſa
tête. Ladiflas eft porté par fon crime
même de l'échaffaut fur le trône . Quelle
JUILLET. 1759. 63
reffource reste- t- il à Caffandre ? Vivrat-
elle fous le regne du meurtrier de fon
époux , elle qui n'auroit pas daigné vivre
même après fon fupplice ? S'expoferat-
elle à être forcée d'entrer dans un lit
couvert du fang de fon amant Que
doit- elle attendre d'un tyran couronné
qui n'étant encore que fur les marches
du trône , a déjà employé la violence
pour affouvir les tranfports effrénés ?
Enfin confentira - t - elle à avoir pour
Maître, pour Amant , pour Protecteur ,
& peut - être pour Epoux , un monftre
pour qui elle a conçu toute l'horreur que
les plus infames attentats peuvent inſpi
rer à l'honneur , à l'amour & à la vertu ?
En vérité , Monfieur , dans de telles circonſtances
, je ne vois pas qu'elle ait à
délibérer ; & dans fon défefpoir , il ne
lui refte d'autre reffource que fon déſeſpoir
même .
Voilà la fubftance des raifons avec lefquelles
je combattis le fentiment du Parterre
. Voici celles qui me furent oppofées
, avec mes réponses.
Dans un fujet tiré de la Fable ou de
PHiftoire ancienne , me dit - on , qu'une
amante fe tue pour avoir perdu fon
amant , à la bonne heure : mais une pareille
action n'est pas dans les moeurs
64 MERCURE DE FRANCE.
modernes. Je répondis à cela que les
moeurs des paffions violentes , furtout
dans leurs accès de fureur , étoient les
mêmes dans tous les âges. Il est vrai
qu'aujourd'hui nos Dames fe confolent
affez volontiers de la perte d'un amant
dans les bras même de fon rival. Mais
alors aiment - elles ? Aiment - elles avec
fureur ? Donnez leur le coeur & l'ame de
Caffandre , placez - les dans les mêmes
circonftances ; toute Françoife , toute
femme aura fes moeurs , & finira comme
elle. L'Hiftoire moderne nous en fourniroit
des preuves . Vous ferez étonné ,
Monfieur , qu'on m'ait allégué contre
Caffandre l'exemple de Chimène , qui n'a
garde de fe tuer pour une grace accordée
contre fes follicitations. Quand un exemple
feroit une règle , la fituation de Caffandre
eft - elle la même que celle de
Chimène , pour fuivre la marche de Corneille
? Chimene a fatisfait à l'amour filiak
en demandant la mort du Cid : la clémence
lui rend l'autre moitié d'elle -même
, que la juftice lui auroit ravie , & la
grace du meurtrier eft le voeu fecret de
fon cour. Caffandre eft bleffée dans tontes
les parties de fon coeur ; la clémence
révolte toutes fes paffions , & la grace de
JUILLET. 1759. Gs
l'affaffin eft pour elle le comble de l'infortune
& des horreurs.
On m'objecta encore que les dernières
paroles de Caffandre , voilà donc tonfupplice
, contredifoient celles- ci du fecond
Acte :feul il fe confidére , il s'aime & non
pas moi ; car , me difoit-on , fi Caffandre
regarde fa mort comme le fupplice de
Ladiflas , elle penfe donc en être aimée.
Je n'aurois pas dû répondre à une critique
fi pitoyable ; mais pour ne pas paroître
méprifer celui qui la faifoit , je
lui dis que quand au commencement
-Caffandre auroit paru douter de la paſfon
du Prince pour elle , la Piéce fournit
enfuite affez d'évènemens propres à
l'en convaincre , que d'ailleurs ces paroles,
voilà donc ton fupplice , n'exprimoient
point une conviction abfolue de la part
de Caffandre , qu'elles étoient conditionnelles
relativement à celles du Prince ,
ma grace eft en vos mains , & qu'elles
devoient s'entendre ainfi : fi c'est par mes
faveurs que tu dois être heureux , te voilà
malheureux par ma mort .
Comment eft-il donc arrivé qu'une
action auffi naturelle que je fuppofe celle
de Caffandre ait été défaprouvée de prefque
tous les fpectateurs ? 1. ° La plupart
d'entr'eux étoient pleins de Rotrou .
66 MERCURE DE FRANCE.
N'ayant pas apperçu le défaut que vous
avez corrigé , la correction inattendue
Leur a femblé elle-même défectueuse . En
fecond lieu , les efprits étoient occupés
d'idées agréables , de la grace du Prince,
du mariage du Duc , &c. lorfque Caffan.
dre eft venue fur la Scène , où elle n'a
point affez préparé les Spectateurs à fa
mort. Je vous avoue qu'elle m'a paru
trop précipitée. Je ne l'attendois qu'à
quelques momens de- là , après une tirade
de ces vers heureux que vous avez femés
dans la Piéce , & dans lefquels elle nous
auroit conduits à ce terrible coup. Les
derniers vers que vous lui faites prononcer
n'expliquent ni n'indiquent affez clairement
fon deffein. Après que Ladiflas
lui a demandé fa grace , & que Caffandre
lui auroit annoncé fon fupplice , elle
auroit dû ajouter , ce me femble :
Toi , monftre , tu ferois mon époux ou mon Roi !
Tu m'as tout enlevé ; je vivrois fous ta loi !
Mon coeur trahi du fort vole vers Alexandre :
Je lui promis ma foi ; e la dois à fa cendre.
Pour venger fon trepas , j'ai fufpendu le mien :
Je meurs , puiſque les Dieux me refuſent le tien.
O Ciel ! punis un jour les attentats horribles :
Que trop lent à frapper tes coups foient plus
terribles.
JUILLET. 1759.
67
Je l'attends chez les Morts . Mânes de mon époux,
Je n'ai pû vous venger , je vais m'unir à vous……….
( Elle fe tue. )
Je le vois....Il attend l'ame de fon amante....
Je tombe ... dans les bras de ſon ombre fanglante.
Vous auriez , Monfieur , obfervé infiniment
mieux que je ne l'ai fait dans ces
Vers pour m'eflayer , la gradation par
laquelle Caffandre devoit infenfiblement
amener les Spectateurs à fa mort. Son défefpoir
eût porté dans leurs ames l'attente
de cet évènement . Ils s'y feroient intéreffés
, ils en auroient été émus , & ils y
auroient applaudi.
Voilà , Monfieur , des idées que je foumets
à votre jugement. Vous me parutes
hier foufcrire à celui du Public . J'ai cru
devoir plaider devant vous votre cauſe ,
& je ferois charmé de fçavoir ce que
vous penfez de mes raiſons ...... Si vous
jugez à propos de faire quelque ufage de
ma Lettre , je vous prie de ne pas en nommer
l'Auteur.
Je fuis , & c.
68 MERCURE DE FRANCE.
EPITRE EN RONDEAU.
A Madame la Comteffe de N.****
le premier Mai , jour de fa naiffance.
LEE premier Mai l'Amour eft en campagn
Tendre Zéphire & Flore fa Compagne
Ornent la terre & parfument les airs :
Gentils oifeaux , de leurs tendres concerts ,
Font retentir vallon , plaine , montagne ,
Bref , tout Pays eft Pays de cocagne ,
Le premier Mai.
Vous plaire , Églé , quand on porte vos fers
Seroit-ce donc projet de Charlemagne ?
A ce beau jeu fi conftamment je perds ,
Qu'un jour enfin il faudra que je gagne :
En attendant j'ai copié ces vers ,
L'Amour les fit , l'Amour les accompagne
Le premier Mai.
APOSTILLE.
UN Aftrologue renommé
M'a fait part des fecrets dont il fait fon étude :
Sylvandre , m'a-t-il dit , en Maître confommé
JUILLET. 1759. 69
Toate femme qui naît en Février eſt prude ,
Coquette au mois d'Avril , & tendre au mois
de Mai .
Églé , depuis ce jour j'ai moins d'inquiétude.
Par le Montagnard des Alpes.
VERS
A Mademoiſelle DUBOIS représentant
EN tra
Didon.
N traçant de Didon le tendre caractere ,
DUBOIS , vous enchantez : chacun plaint votre
ennui.
Mais Enée a peut- être une excuſe pour lui .
Lorfqu'il vous abandonne , il n'eft pas moins fincere
:
Vous avez de Vénus les attraits aujourd'hui ;
Enée auroit rougi de brûler pour ſa mere.
TACONET.
LE mot
E mot de l'Enigme du Mercure précédent
eſt Eteignoir. Celui du premier
Logogryphe eft Anicroche , dans lequel
on trouve niche , noir , ane , haire , Roi,
Reine , ire , chien , nacre , arc , hoc , croche
, re , cire , corniche , haie , roc , ancre,
70 MERCURE DE FRANCE.
an , crin , cor , Noé , arche , corne , of ,
Agen , Caën , Chaire , chaîne , crane , Tiche
, Roch , ronce , Io , Icare , cancer ,
car , ciron , oie , cancre , Caron , haine,
hoir, cher , Enoch , coche , cocher , aîné ,
Créon , char. Le mot du fecond Logogryphe
eft Cabriolet.
ENIGM E.
AUTREFOIS le befo'n m'avoit donné le jour ;
Par la mode aujourd'hui ma naiſſance anoblie
M'a fait recevoir à la Cour.
Avec moi l'on badine, on me cherche, on m'oublie;
Mais je me laiffe prendre & quitter tour- à- tour :
Il faut être aujourd'hui d'un commerce facile.
Je fçai d'un fexe aimable amufer les loifirs ;
Et plus agréable qu'utile ,
La coquette Doris & la tendre Zirphile
Daignent m'admettre à leurs plaifirs.
Que mon fort eft digne d'envie !
Sçais-tu bien , Lecteur amoureux
Qu'avec ta Maîtreffe chérie
Je puis former les plus beaux noeuds ?
Mais je me tais par modeftie.
JUILLET. 1759. 71-
LOGO GRYPHE.
ILLE de l'amitié , compagne de l'amour,
Le danger , la crainte & l'abfence ,
Me font renaître chaque jour,
Et je meurs dans l'indifférence.
Dix pieds, ami Lecteur, compoſent tout mon corps;
Dont trois t'offrent un bien , que l'avare lui-même
Racheteroit , au prix de fes plus chers tréſors ,
Et même au prix du diadême.
Dans trois autres tu vois ce que dans l'Alcoran
Le Prophéte interdit au Peuple Muſulman.
Dans ce nombre de trois dont j'aime le mystère,
Tu crois entendre le Soldat
Qui ſe précipite au combat.
In trouveras encore ce que dans la mifère
Le Pauvre fait pourfubfifter ;
Celui dont l'Univers admire la puiffance ;
Un terme de trictrac , une Ville de France
C'eſt affez pour me deviner.
V
LOGOGRYPHU S.
✯ nobis : ah ! quæ fuerit tot cauſa malorum
Dixi , litterulam fi modo tranftuleris.
72 MERCURE DE FRANCE.
Qu
ALTE R.
UEM mea præteritis habuerunt mænia feclis
Vatem , fivertas , hunc modò nomen habent.
CHANSON.
IRIS , dans ce repas votre gloire eſt plus belle
Que celle de Vénus , quand fur le fein des mers
De fes charmes naiffans elle orna l'Univers .
Des buveurs d'eau formoient la cour de l'Immortelle
:
Mais vous , Iris , dans ce feſtin ,
Vous faites à la fois le plaifir & la gloire
D'un cercle de buveurs de vin ,
Qui le verre à la main
Chantent votre victoire.
ARTICLE
Mesure.
Iris dans ce repas votregloire estplus.
+
belle,Que celledeVenusquand sur lesein des
mersDe ses charmesnaissans elle orna luni :
vers.Des buveurs d'eau formoient la
Tendre. O
cour de l'immortelle . Mais , vous I
+ Vife
ris !Dans cefestin Vous faites à la
fois leplaisir et la gloi
re, D'un cercle de buveurs de
vin, D'un cercle de buveurs de vin ,Quile
verre à la main chantent votre victoire,
chan
Tendre
tent votre vic toi re.
+
W
Mais,vous Iris ! dans.
Grave par Me Charpentié.
Imprimépar Tournelle .
re .
JUILLET. 1759. 73
ARTICLE II.
NOUVELLES LITTERAIRES.
SUITE de l'Introduction à l'Hiftoire
de Dannemarck.
LE dogme & le culte des anciens Peuples
du Nord , a déjà laiffé entrevoir leur
genie & leur caractère ; mais l'un & l'autre
fe développent encore plus dans leur
gouvernement & leurs loix , & c'eſt la
matière du troifième Livre.
Le morceau de Tacite fur les moeurs
des Germains , a fervi de guide à M.
Mallet dans la recherche de la Religion
de ces Peuples ; il le confulte auffi fur
leurs principes & leur conftitution politique.
Dans l'élection des Rois , dit Tacite
, ils ont égard à la naiſſance ; les affaires
particulieres font décidées par l'avis
des Grands ; mais dans celles d'importance
il faut encore celui du Peuple . Dans
la guerre , c'eſt une honte au Roi de n’ête
pas le premier en valeur ; ils font voeu
de le fuivre partout & de le défendre ; ils
rapportent à fa gloire leurs plus belles
I, Vol.
D
74 MERCURE DE FRANCE.
actions , & c'eft une infamie éternelle de
lui furvivre dans le combat : le Prince ſe
bat pour la victoire & eux pour le Prince.
Le Public & les Particuliers font divers
préfens au Prince , tant du revenu de
leurs terres que de leurs troupeaux , ce
qui lui eft utile & honorable tout enfemble
; & de leur côté les Princes donnent
à ceux qui combattent pour eux ou quelque
cheval de bataille , ou quelqu'arme
fanglante & victorieufe ; la table des
Grands eft la folde de la Nobleffe.
L'Hiftorien paffe au gouvernement particulier
des Scandinaves. La royauté étoit
élective fans reftriction avant Odin ; mais
après lui le choix devoit tomber fur quelqu'un
de la famille Royale ; l'élection ſe
faifoit en pleine campagne , & cet ufage
a été celui de tous les Celtes . En Suéde
il y avoit un ferment réciproque du Roi
aux Sujets ; & M. Mallet conjecture que
le même ufage s'obfervoit en Dannemarc.
On ne fçait point quelles étoient
les premières loix des Scandinaves. Odin
avoit établi à Sigtuna un Tribunal qui
prenoit également connoiffance de ce qui
regardoit la Religion , la Juftice & la fureté
publique ; il compofa ce Tribunal de
douze de fes compagnons ; ces Juges
s'affembloient en plein air , & quelquefois
dans les forêts.
JUILLET. 1759. 75
On a confervé en entier les Régle- :
mens de Forthon , troifième Roi de Dannemarc
: les premières de fes loix concernent
le partage du butin fait à la guerre ;
elles ordonnent que les Officiers aient
une plus grande portion que le fimple
Soldat , que l'or trouvé parmi le butin
foit remis au Général , l'argent aux Soldats
, & les armes des vaincus à ceux qui
fe font le plus fignalés . Comme le Peuple
étoit chargé de conftruire les vaiſſeaux
à ſes dépens ; lorſqu'on faifoit la guerre
par mer , les vaiffeaux pris fur l'ennemi
appartenoient au Peuple. Pour empêcher
que quelque partie du butin ne fût diftraite
, il étoit défendu de rien enfermer
fous la clef, fous peine de payer au Roi
une livre d'or ; & fi quelqu'un perdoit
quelque chofe , le Tréfor Royal lui en
rendoit le double. Mais celui qui épargnoit
un voleur , étoit puni comme voleur
lui- même. Celui qui dans le combat
prenoit la fuite le premier , étoit déclaré
infame , & ne pouvoit plus paroître en
Juftice .
A ces loix militaires Forthon avoit encore
ajouté des loix civiles qui font nommées
loix du Pays . Les filles jouiffolent
d'une entière liberté dans le choix d'un
époux ; il étoit permis à une femme libre-
Dij
76 MERCURE DE FRANCE.
d'époufer un efclave , mais elle perdoit
fa liberté. Celui qui le premier avoit
abufé d'une fille , étoit obligé de l'époufer.
Le mari qui furprenoit un homme
avec fa femme , avoit droit de le mutiler.
Un Danois qui voloit quelque chofe à un
autre Danois , étoit condamné à lui rendre
le double du vol ; & de plus il étoit
puni comme perturbateur du repos public
. Les rebelles aux ordres du Roi
étoient exilés . Les exilés qui devenoient
ennemis de leur Patrie & portoient les
armes contre leurs Concitoyens , perdoient
leurs biens & leur vie . Celui qui
fortoit des rangs pour combattre devant
le front de l'armée , devenoit affranchi
s'il étoit esclave ; noble s'il étoit payſan ;
Gouverneur de Province s'il étoit noble .
A l'égard de la procédure , la Loi ordonnoit
que les démêlés feroient décidés par
le fer ; car il eft plus beau , dit le Légiflateur
, de fe fervir de fon bras que d'invectives
dans les différends . Si l'un des
deux champions venoit à mettre dans le
combat le pied hors du champ qui avoit
été tracé , il perdoit fa caufe comme s'il
eût été vaincu , Si un particulier avoit
quelque procès avec un Athlete ou brave,
le premier pouvoit combattre tout armé ,
mais l'Athlete ne pouvoit avoir qu'une
JUILLET. 1759. 77
maffue longue d'une coudée. Si un étranger
tuoit un Danois , on faifoit mourir
deux étrangers pour ce Danois. On voit
là bien clairement l'origine de cet ufage
barbare du combat judiciaire qui a fi
longtemps fubfifté en Europe ; mais il
s'accordoit du moins avec la religion des
anciens Danois , au lieu qu'il a été toléré
longtemps dans le fein de la Religion
Chrétienne , aux principes de laquelle il
répugnoit évidemment.
Le génie des Iflandois , leur bon fens
naturel , leur amour pour la liberté , paroiffent
fans aucun nuage dans la conftitution
de leur République fondée ſur la
fin du neuvième fiècle par une Colonie
de Norvégiens échappés à la tyrannie de
leur Roi Harald aux beaux cheveux. La
Nature ayant elle même partagé l'Iſle en
quatre Provinces , les Iflandois fuivirent
cette divifion , & établirent dans chacune
un Juge. Chaque Province contenoit
trois Préfectures , & chaque Préfecture
dix Bailliages . L'adminiſtration
générale avoit pour Chef un Magiſtrar
appellé Lagman ou homme de Loix , qui
prefidoit aux Etats généraux , & veilloit
à l'adminiſtration de la Juſtice. L'autorité
de ce Chef étoit limitée par des
affemblées repréſentatives de la Nation ,
D iij
78 MERCURE DE FRANCE .
.
qui fe réfervoient le pouvoir légiflatif
dans toutes les chofes importantes ; &
c'eſt-là , dit l'Hiftorien , comme une efpèce
de moule dans lequel ont été jettés
pendant une longue fuite de fiècles prefque
tous les Gouvernemens de l'Europe .
-
Le quatrième Livre traite de la valeur,
des guerres & de la marine des anciens
Danois. Il eft naturel de remonter aux
caufes des fanglantes révolutions qui ont
changé la face de l'Europe . Ces caufes
vont fe développer d'elles - mêmes , dit
l'Auteur , dans le tableau des moeurs des
anciens habitans du Nord. En effet leur
paffion pour
la guerre , l'éducation des
jeunes gens qu'on émancipoit en leur
donnant un bouclier, une épée, une lance;
leurs loix , qui fembloient ne connoître
comme dans l'ancienne Lacédémone ,
d'autres vertus que les vertus militaires ,
& d'autres crimes que la lâcheté , qui
faifoient de la guerre un acte de Juftice ,
de la force un titre inconteftable fur les
foibles , & une marque viſible que Dieu
avoit voulu les foumettre aux forts ; enfin
la Religion , qui attachoit à la profeffion
des armes le falut & la félicité
éternelle , tout concouroit à rendre ce
Peuple le plus courageux & le plus redoutable
de la terre .
JUILLET. 1759. 79
Ce que l'Hiftorien nous raconte de
l'éducation des jeunes gens dans la ville
de Julin ou Jomsbourg , paffe de bien
bin tout ce qu'on nous dit de la difcipline
de Sparte. Il étoit défendu dy
prononcer le nom de la Peur , même
dans les dangers les plus éminents. Les
Habitans de cette République ayant fait
des irruptions dans les Etats d'un Seigneur
Norvégien , furent vaincus , malgré
toute l'opiniâtreté de leur réfiftance ; &
les plus diftingués d'entre leurs Chefs
ayant été faits prifonniers , on les condamna
à la mort. Tous s'y préfenterent
avec joie , & leurs difcours en font foi.
Je n'en rapporterai que deux exemples
dont j'ai été vivement frappé . » Je fouffre
» la mort de bon coeur , & cette heure
» m'eft fort agréable , ( dit l'un de ces
» Guerriers à celui qui alloit lui donner le
» coup mortel ) je te prie feulement de
» me trancher la tête le plus prompte-
» ment qu'il fera poffible : car c'est une
» queſtion que nous avons fouvent agitée
» à Jomsbourg, que de fçavoir , fi l'on con-
»ferve quelque fentiment après avoir été
décapité . C'eſt pourquoi je vais prendre
» ce couteau dans ma main ; fi après avoir
» eu la tête tranchée , je le porte contre
toi , ce fera une marque que je n'ai pas
D v
30 MERCURE DE FRANCE.
» entierement perdu la vie ; fi je le laiffe
» tomber , ce fera une preuve du contraire.
» ainfi , hâte- toi de terminer ce différend .
" Thorchill (ajoute l'Hiftorien cité par M.
"
Mallet ) fe hâta de lui trancher la tête ,
» & le couteau tomba , comme cela de-
" voit arriver. Un autre demanda à l'Exécuteur
de le frapper au viſage. » Je me
» tiendrai immobile , ajouta- t- il , & tu
» obferveras fi je donne quelque figne de
» frayeur , ou fi je ferme feulement les
yeux : car les Jomsbourgeois font accou-
» tumés à ne pas remuer , même quand
» on leur donne le coup de la mort ; &
» nous nous fommes exercés fouvent à
» cela les uns les autres. »
On trouve dans une des Chroniques
Iflandoifes cet Epitaphe d'un Combattant
qui peint en peu de mots le caractère de
ces Peuples Il tomba , rit , & mourut.
Les Héros Danois bravoient les Dieux
comme ceux d'Homere , & les défioient
au combat. C'eft de là que nous vient la
fureur des duels ufage conforme aux
principes de ces peuples barbares ; mais
infenfé felon les nôtres. Le defir de fe
furvivre dans la mémoire des hommes les
occupoit tout comme nous , pour cela les
Héros fe faifoient enfevelir dans des col--
lines faites artificiellement au milieu de
JUILLET. 1759 .
81
quelque plaine , & auxquelles ils donnoient
leur nom. On trouve encore en
Dannemarc de ces collines funéraires :
on les ornoit de pierres chargées d'épiraphes
; mais on recouroit furtout à l'art
des Poëtes lorsqu'il s'agiffoit d'immortalifer
quelque Roi ou quelque grand Capitaine.
Dans les plus anciens temps , les Nations
de la Germanie & du Nord avoient
accoutumé de tenir au Printemps une
affemblée générale , où tout hommie libre
fe rendoit armé de pied en cap , & prêt à
entrer en Campagne . Là on délibéroit de
quel côté on porteroit la guerre ; on examinoit
les fujets de plainte qu'avoient
donnés les Nations voifines , leur puiffance
ou leurs richeffes , la néceffité de venger
quelque injure qu'on en avoit reçue ,
la facilité d'en triompher , ou l'efpérance
dubutin.
On ne peut penfer fans frémir à cette
difcipline barbare ; & ceux qui fe plaignent
que les moeurs des hommes font
amollies n'y réfléchiffent pas affez.
Des irruptions fréquentes des Peuples
du Nord vers le Midi , on eft porté à
conclure que le Nord étoit exceffivement
peuplé. M. Mallet fait voir par toutes
les caufes qui concourent à la popula-
Dv
82 MERCURE DE FRANCE.
tion , qu'elle ne devoit être rien moins
que furabondante dans ces contrées , &
donne pour raifon plus vraisemblable de
ces émigrations les moeurs des Peuples &
l'appas du butin . En effet des hommes
réduits aux premiers befoins de la vie ,
doivent être attirés par le luxe des Peuples
chez qui tout abonde , & venir , s'ils
en ont le courage , leur arracher des biens
fuperflus.
Ce qui explique le mieux à mon avis
ces nombreufes & fréquentes émigrations
des Peuples du Nord , c'eft , dit M. Mallet
, qu'il y a tout lieu de croire que les
Nations entières prenoient part , le plus
fouvent , à ces fanglantes entrepriſes ; les
femmes mêmes & les enfans marchoient
quelquefois à la fuite des armées , quand
un Peuple , par inquiétude , par pauvreté
ou par l'attrait d'un climat plus doux ,
avoit réfolu de tranfporter ailleurs fa demeure.
Auffi une feule expédition dépeuploitelle
un pays entier , comme Tacite le
remarque de celles des Cimbres.
Leur Armée étant compofée d'une
multitude d'hommes , fans provifions , il
falloit rapidement vaincre ou mourir. Ils
étoient perdus dès qu'on leur oppoſoit ,
comme Marius ,une lenteur étudiée. Leurs
JUILLET. 1759. 83
armes offenfives étoient l'épée , la hache ,
l'arc & les fléches ; la hache étoit à deux
tranchans , celle qui portoit un long
manche s'appelloit hallebarde. Ils avoient
auffi des javelots, des frondes , des lances ,
des maffues & des poignards. Leur arme
defenfive étoit le bouclier qu'ils faifoient
fervir à différens ufages , & fur lequel ,
par exemple , ils fe fauvoient à la nage
dans un péril preffant . Les fymboles dont
les boucliers des hommes diftingués .
étoient couverts , font l'origine des Armoiries
héréditaires. Le cafque & la cuiraffe
étoient auffi connus des Scandi-.
naves ; mais ils n'étoient pas fi communs.)
Leurs Fortereffes n'étoient que des :
Châteaux fitués fur des rochers & entourés
de gros murs . On les prenoit ou:
par quelques furprifes , ou en les tenant
longtemps bloqués.
Čeft furtout par leurs expéditions maritimes
qu'ils ont le plus effrayé & ravagé
l'Europe . La France & l'Angleterre
ont été pendant plufieurs fiécles:
les Théâtres de leur fureur. Le nombre de
leurs pirates s'accrat même fi fort qu'il
fut un temps où il y avoit peut-être ,
plus de Danois fur mer que fur terre .
Quand deux flottes rivales fe rencontroient
, le plus fort avant de fe battre ,
D vj
84 MERCURE DE FRANCE.
avoit quelquefois la générofité d'écar
ter les Vaiffeaux qu'il avoit de plus , afin
qu'on ne pût pas attribuer fa victoire à
l'avantage du nombre ; quelquefois auffi
leur différend fe terminoit par le combat
fingulier des deux Chefs qui defcendoient
fur le rivage. Si le vainqueur étoit
content du courage du vaincu , il lui demandoit
fon amitié ; & pour gage de
cette alliance , les deux Héros fe faifoient
des incifions aux bras , trempoient
leurs armes dans leur fang ; ou le mêloient
dans une coupe qu'ils fe donnoient
à boire l'un à l'autre ; & la tête
couverte de gazon ils fe promettoient
par ferment de ne point laiffer impunie
la mort du premier des deux qui feroit
tué les armes à la main.
On fçait que les Anglois & les Normands
doivent leur origine à des Colonies
de ces Peuples victorieux . Dans le Nord ,
l'Iflande , le Shetland , les Orcades &
jufqu'à cette partie de l'Amérique Septentrionnale
appellée Groenland , furent
peuplés par les Norwegiens chaffés
de leur pays. L'Hiftorien admire avec
raifon que dans un fiécle malheureux où
tous les Gouvernemens de l'Europe n'étoient
occupés qu'à fe fortifier contre
leurs voifins , un des Peuples qui avoient.
JUILLET. 1759. ૪૬
le plus retenu la rouille de l'ancienne
barbarie, couvrit les mers de fes Vaiffeaux;
fonda au loin des Colonies & découvrit
des terres éloignées & inconnues. L'Amérique
elle-même dont la découverte
a fait tant d'honneur aux Peuples de
l'Europe éclairée , a été dès- lors reconnue
par les Norwegiens. M. Mallet nous
donne la tradition de ces premières découvertes.
Après leur établiſſement dans
la Groenland , un de leurs Vaiſſeaux aborda
l'an 1002 , fur une autre plage qu'ils
appellerent Vinland , & que M. Mallet
croit être le Canada. Les Hiſtoriens conjecturent
que les Eſquimaux font les deſcendans
de ces Colons.
Le cinquiéme Livre de cette introduction
contient des détails curieux fur les moeurs,
les ufages , les connoiffances des anciens
Scandinaves. On juge bien que les exercices
militaires & les plaifirs de la table
faifoient leurs plus doux amuſemens.
Les Celtes , dit M. Mallet , avoient à
l'égard des femmes une façon de penfer
toute oppofée à celle des Afiatiques
& de quelques : Peuples du Midi. Ces
derniers , par un contrafte fingulier , &
cependant ordinaire , femblent de tout
temps avoir eu pour les femmes beaucoup
de paffion & très- peu d'eftime ; ef
86 MERCURE DE FRANCE.
و ا
claves & tyrans tout à la fois , ne leur
demandant point de raifon & oubliant
la leur avec elles , ils ne faifoient prefque
dans leur commerce avec le fexe
que paffer de l'adoration au mépris , &
des fentimens d'un amour idolâtre à
ceux d'une jaloufie iuhumaine ou d'une
indifférence dédaigneufe , & plus infultante
encore . Chez les autres au contraire,
elles étoient moins regardées comme les
inftrumens d'une volupté fenfuelle , que
comme des égales & des compagnies ,
dont l'eftime auffi précieufe que les faveurs
, ne pouvoit être glorieuſement
acquife que par des procédés généreux ,
des efforts de courage & de vertu . On
voit là l'origine de l'ancienne Chevalerie.
}
Les Scandinaves ainfi que les Turcs
avoient confervé des Scythes , l'ufage
d'époufer plufieurs femmes. Leur carac→
tère belliqueux fe remarque jufques dans
les préfens de noces ceux de l'époux
à l'époufe étoient un bouclier, une lance,
une épée , une paire de boeufs , un che
val. C'étoit , dit Tacite pour l'avertié
qu'elle ne devoit point mener une vie
délicieufe & ' oifive ; mais qu'elle étoit ap→
pellée à partager les travaux de fon mari ,
foit dans la paix , foit dans la guerre.
3
JUILLET. 1759.
Les Hiftoriens n'ont parlé qu'avec étonnement
de la taille & de la force des
Peuples du Nord. Leurs lances,leurs épées
& leurs autres armes ne font plus pour
leurs foibles defcendans qu'un objet de
curiofité . Les monumens qu'ils ont élevés
fans le fecours de la mechanique moderne
, ont été regardés comme l'ouvrage
des Géans. M. Mallet attribue cette conftitution
prodigieufe à la rigueur de leur
climat , à leurs exercices continuels , à la
continence des hommes & à leurs mariages
tardifs , à leur nourriture fimple
& fauvage , & furtout à l'inapplication
continuelle de leur efprit.
Il y avoit deux fortes de funérailles ,
l'inhumation , & le bucher ; cette dernière
cérémonie inftituée par Odin , ne
fut jamais parmi ces Peuples d'un ufage
univerfel.
Pour donner aux funérailles d'un Héros
toute la magnificence poffible , on accumuloit
fur fon bucher tout ce qu'il avoit
le plus chéri pendant fa vie ; fes armes ,
fon or , fon argent , fon cheval & fes
domeftiques. Ses Cliens & fes Amis fe
faifoient auffi très-fouvent un devoir &
un honneur de mourir avec lui, pour l'accompagner
dans la falle d'Odin. Enfin fa
femme étoit ordinairement brulée fur le
88 MERCURE DE FRANCE.
même bucher , & fi le défunt en avoit
eu plufieurs , ce qui arrivoit fouvent
c'étoit celle qu'il avoit le plus aimée pendant
fa vie , qui avoit le droit de fuivre
fon Epoux à la mort.
Cet ufage cruel & abfurde qui avoit
pris naiffance dans des climats brulans ,
n'a pû fe foutenir dans les climats froids
du Nord. Un Fanatifme auffi violent fuppofe
des imaginations exaltées. Du refte
cette extravagance , & toutes celles qui
font tombées dans l'efprit des hommes
au fujet de leur mort & de leur destinée
à venir , les précautions qu'ils ont prises
les uns d'emporter une pièce d'argent
pour payer le paffage , les autres une
pierre à fufil pour faire du feu & s'éclairer
dans l'autre monde ; tout cela ,
dis-je , ne doit pas étonner : il eft naturel
que
la tête tourne au bord de cet abîme
ténébreux où l'on va tomber. Il n'y a
qu'une Religion defcendue du Ciel , qui
ait pû diffiper les fantômes de l'ignorance
& de la crainte.
Les anciens Peuples du Nord méprifoient
l'agriculture & les arts . D'abord ils
fe logeoient ça & là ; dans la fuite ils fe
rapprochèrent des Temples. Quoique leur
goût pour la navigation dût favorifer le
commerce , ils le négligeoient pour la piJUILLET.
1759. 89
raterie. Les talens dont ils faifoient gloire
étoient de jouer aux échets , de courir fur
la glace en patins , de nager , de faire des
vers , & de nommér toutes les étoiles par
leurs noms : ces noms n'avoient rien de
commun avec ceux que les Grecs & les
Romains ont imaginés , mais ils étoient
fondés de même fur des convenances.
Ainfi la grande Ourfe s'appelloit le
Grand Chien , la petite , le Chariot de
Charles , Orion , la quenouille de Frigga,
la Voie Lactée , le chemin de l'hyver &c.
Ils commençoient l'année au folftice d'hyver,
& la divifoient en demi-années ,
en quart d'années & en mois . Le mois
étoit partagé en femaines compofées de
fept jours , & le jour en douze parties.
L'Hiftorien rappelle tout ce qu'on a
dit fur les caractéres Runiques , & il
n'en réfulte aucune clarté. Cependant il
croit pouvoir conjecturer que ce fut
Odin qui apporta avec lui ces caractéres
dans le Nord ; & ce qui doit le perfuader
, c'eft que l'ufage des lettres étoit
certainement connu dans l'Afie , lors de
l'émigration d'Odin , & qu'il n'eft pas
croyable que la Colonie Afiatique qui
le fuivit dans le Nord , ait ignoré ou
laiffé perdre une invention auffi utile.
90 MERCURE DE FRANCE.
La Langue Celtique a été celle de toute
l'Europe , excepté les Sarmates , les Grecs
& les Romains on en retrouve encore
des traces dans l'Efpagnol , le François & c.
Chez les Scandinaves , elle ne devoit pas
être bien riche ; mais ce Peuple libre , indépendant
, fier & emporté dans fes paffions
comme il étoit , n'a pu manquer ,
dit M. Mallet , de donner à fa langue un
caractere analogue au fien. Les langues des
Nations libres, ajoute- t- il , ont une briéveté
énergique , des tours vifs & fententieux
, des expreffions pittorefques , auxquels
la contrainte de notre éducation, la
crainte du ridicule , & l'empire de la mode
, ne nous permettent pas d'atteindre.
Mais ce qui devoit contribuer encore à
donner à la langue des anciens Scandina
ves de la force & de l'élevation, c'étoit ce
goût fi marqué & fi général qu'ils avoient
pour la Poefie. Le plaifir du Chant eft naturel
à tous les hommes ; l'on a toujours
yu la Pocfie fuivre de près le Chant. L'un
& l'autre aide la mémoire ; & cet avantage
ne put manquer de mettre la Pocfieen
honneur chez un Peuple avide de
gloire. Les Poëtes étoient les Hiftoriens
de l'Etat & les Panégyriftes des Héros ;
auffi jouiffoient- ils de la plus grande conJUILLET.
1759.
91
fidération , & en cela ces Peuples barbares
étoient plus conféquents qu'on ne l'a
été depuis dans des fiécles plus éclairés .
Ne feroit- ce pas que la vanité parmi nous
a pris la place de l'amour de la gloire ?
Ces Poëtes étoient prefque tous Iflandois
; leur ftyle conferve le goût Afiatique
: c'est-à-dire les expreffions hyperboliques
& figurées. Ils s'étoient fait un
langage dont on ne ſe ſervoit jamais
que pour les vers . Un Poëte , par exemple
, n'ofoit guères défigner le Ciel qu'en
le nommant le Crâne du Géant Ymer.
L'arc - en - ciel étoit le Pont des Dieux.
L'or , les larmes de Freya , la Poëfie , le
préſent , le breuvage d'Odin . La Terre
étoit indifféremment l'Epouſed'Odin , la
chair d'Ymer , la Fille de la nuit , le vaiffeau
qui flotte fur les âges , la baze des
airs. Les herbes & les plantes étoient ſa
chevelure oufa toifon . Un combat étoit
appellé , un bain de fang , la grêle d'Odin
, le choc des boucliers , la mer , le
champ des Pirates , & la ceinture de la
Terre , la glace étoit le plus grand des
Ponts , un vaiſſeau , le cheval des flots ,
la langue , l'épée des paroles &c.
Les énigmes n'ont pas été plus en uſage
dans l'Orient que parmi ces Peuples
du Nord. Un Roi nommé Eyric fe rendit
92 MERCURE DE FRANCE.
célèbre pour avoir deviné fur le champ
trente énigmes.
L'Hiftorien termine ces confidérations
fur les moeurs & le génie de ces Peuples ,
par quelques réfléxions relatives aux caufes
phyfiques de leurs vices & de leurs
vertus ; & il trouve ces caufes dans la
nature du climat , alors plus rigoureux
qu'il ne l'eft aujourd'hui : ce qu'on ne
peut révoquer en doute.
Pour fervir de fupplément & de preuves
à cette Introduction à l'Hiftoire de
Dannemarc , M. Mallet y a joint quelques
monumens de la Mythologie & de
la Pocfie des Celtes , dont je donnerai un
Extrait dans le Volume prochain.
MELANGES de Littérature , d'Hiftoire
& de Philofophie . Nouvelle édition.
CE Recueil de quelques Ouvrages de
M. Dalembert contient nombre de morceaux
déjà connus ; tels font le difcours
préliminaire de l'Encyclopédie , & la Préface
du troifième Volume de ce Dictionnaire
; l'Effai fur la Société des Gens de
Lettres & des Grands ; les Eloges académiques
de M. Bernoulli , de M. l'Abbé
JUILLET. 1759. 93
Terraffon , de M. le Préſident de Montefquieu,
avec l'Analyſe de l'Eſprit des Loix ;
celui de M. l'Abbé Mallet, & celui de M.
Dumarſais ; les Mémoires de Chriſtine, le
Difcours de réception de M. Dalembert
à l'Académie Françoife , avec des réflexions
fur l'élocution oratoire & fur le ſtyle
en général ; une Deſcription abrégée du
Gouvernement de Genève , & un Effai de
traduction de quelques morceaux de Tacite.
M. Dalembert nous avertit que parmi
ces morceaux déjà foumis au jugement du
Public , il en eft plufieurs qui reparoiffent
avec des augmentations & des changemens
, comme l'Eſſai de traduction des
morceaux de Tacite , le difcours fur l'élocution
&c.
Il a retouché de même l'Effai fur les
Gens de Lettres , & il y a fait quelques
additions relatives à l'état préfent de la
République Littéraire. Il fçait que la liberté
avec laquelle il s'eft exprimé dans
cet Eſſai , a excité quelques murmures ;
» mais a-t-il dit la vérité ? Voilà ce qui
» importe au Public. A- t- il attaqué ou
» même défigné quelqu'un ? Voilà ce qui
» importe aux Particuliers.
Je ferai cependant une obſervation fur
cette franchife philofophique dont per
94 MERCURE DE FRANCE .
fonne n'a droit de s'offenfer & dont fi peu
de gens s'accommodent. On la pardonne à
un Auteur qui n'eft plus , on l'admire dans
fes écrits comme portant le cara & ere
d'une ame libre & courageufe ; mais elle
choque dans un Auteur vivant , & la raifon
en eft bien naturelle. On regarde celui-
ci comme ufurpateur d'une autorité
que l'on veut n'accorder à perſonne ; expofé
à vivre avec lui , on exige qu'il fe
foumette aux loix de cette complaifance
fociale qui épargne la vanité des uns en
cachant la fupériorité des autres. Le plus
inévitable de tous les afcendans , & par
conféquent le plus importun
le plus
odieux pour les ames vaines , c'est l'empire
de la raiſon. Celui qui le fait fentir
fans égards , fans ménagement , eft donc
affuré de déplaire .
,
C'eft à l'homme qui penfe & qui juge
mieux que la multitude , à voir s'il a le
courage de faire des mécontens pendant
fa vie , pour avoir des admirateurs après
fa mort. On propofe un parti modéré :
ce feroit non feulement d'éviter les perfonalités
offenfantes , mais encore de préfenter
les vérités générales avec une circonfpection
timide. Mais la vérité fous
le voile en eft beaucoup moins frappante;
elle languit dans les détours ; la politeffe
JUILLET. 1759. 95 .
l'amollit & l'énerve ; & fouvent en fait
de morale l'éloquence perd de fa force
en perdant de fon âpreté , pareille à ces
remèdes dont on affoiblit la vertu fi on
leur ôte leur amertume . Un Ecrivain
brafque & tranchant doit donc renoncer
à la faveur des gens du monde ; mais fon
parti pris fur cette privation , il n'a plus
qu'un mot à dire: Lecteurs , fuppofez
que je fuis mort , & que j'écrivois il y
» a mille ans. » C'eft au moins dans ce
point de vue que l'on doit confidérer un
Ecrivain Philofophe lorfqu'on veut le
Juger équitablement . On doit l'ifoler de
la fociété , écarter toutes les confidéra
tions perfonnelles , oublier l'homme &
peler les écrits .
Les morceaux dont M. Dalembert a
nouvellement enrichi fes Mélanges , font
des réfléxions fur les éloges Académiques
; une réponse à la Lettre de M.
Rouffeau , Citoven de Genève , fur l'Article
Genève de l'Encyclopédie ; des Ob
fervations fur l'art de traduire ; un Effai
fur les Elémens de Philofophie , ou fur les
principes des connoiffances humaines ; des
réflexions
fur l'ufage & fur l'abus de la
Philofophie
en matière de goût , fur l'abus
en matière de Religion ; fur
dela
critique
la liberté dela
Mufique.
1
96 MERCURE DE FRANCE.
Parmi les additions faites aux morceaux
déjà connus & qui font en trèsgrand
nombre , ( furtout dans les effais
de traduction de Tacite ) je ne citerai
qu'un endroit de l'effai fur la fociété des
Gens de Lettres avec les Grands. Il s'agit
des protecteurs . » Ce qu'il y a de plus
honteux , pour les Grands & pour la
» Littérature , c'eft que des Ecrivains qui
» deshonorent leur état par la fatyre ,
» trouvent des protecteurs encore plus
» méprifables qu'eux. L'homme de Lettres
"
و د
digne de ce nom dédaigne également
»& de fe plaindre des uns & de répon-
» dre aux autres ; mais quelque peu ſen-
» fible qu'il doive- être aux injures prifes
» en elles-mêmes , il ne doit pas fermer
» les yeux fur l'appui qu'on leur prête ,
»ne fût ce que pour fe former une idée
jufte de ceux qui daignent les favori-
» fer. Dans les pays où la preffe n'eft pas
» libre , la licence d'infulter les Gens de
» Lettres par des fatyres , n'eft qu'une
»preuve du peu de confidération réelle
» qu'on a pour eux , du plaifir même
» qu'on prend à les voir infultés. Et pourquoi
eft-il plus permis d'outrager un
» homme de Lettres qui honore ſa na-
»tion , que de rendre ridicule un homme
» en place qui avilit la fienne ?... Je ne
و ر
» puis
JUILLET. 1759. 97
puisme difpenfer de rapporter à cette
» occafion une anecdote bien propre à
» faire connoître le caractère & l'injufti-
» ce des hommes dont je parle. Un d'entr'eux
tournoit en ridicule la délicateffe
»> exceffive d'un Ecrivain célèbre, qui avoit
» témoigné un chagrin ( trop grand fans
doute ) de quelques fatyres publiées.
» contre lui : l'Ecrivain célèbre fit une
» Chanfon où l'homme en place étoit
» effleuré très- légèrement. Si on eût cru
" l'offenfé , les Loix n'avoient pas affez
»de fupplices pour punir l'injure qu'on
» lui avoit faite. »
Je vais parcourir auffi rapidement qu'il
me fera poffible les morceaux nouvellement
ajoutés à ce Recueil ; mais il en
eft qui demandent une férieufe attention,
Dans les réfléxions fur les éloges académiques
, M. Dalembert ne diffimule
pas les abus de l'ufage où l'on eft de
célébrer des hommes qui ne méritent
que l'oubli ; mais ces abus lui paroiffent
légers en comparaifon des avantages.
»Si les anciens qui élevoient des Statues
aux grands hommes , avoient eu le
"même foin que nous , d'écrire la vie
"des gens de Lettres ; nous aurions , il
eft vrai , quelques Mémoires inutiles ,
I, Vol. E
98 MERCURE DE FRANCE.
و د
mais nous ferions plus inftruits fur les
progrès des fciences & des arts & fur les
» découvertes de tous les âges ; hiſtoire
» plus intéreffante pour nous que celle
» d'une foule de Souverains qui n'ont
» fait que du mal aux hommes. >>
Il ne veut pas que l'on fe borne à dire
ce que l'homme de Lettres a fait ; il croit
auffi utile de faire connoître ce qu'il a
été , & de peindre l'homme en mêmetemps
que l'Ecrivain . » Cependant le but
» des éloges littéraires eft de rendre les
» Lettres refpectables , & non de les avi-
» lir. Si donc la conduite a deshonoré
» les ouvrages , quel parti prendre ? Louer
» les ouvrages . Et fi d'un autre côté la
» conduite eft fans reproches & les ou-
» vrages fans mérite , que dire alors ? Se
» taire. » C'eſt en effet le parti le plus
fage & le plus décent : car il me paroît
bien difficile d'obferver dans la peinture
morale des caractères cette diſtinction
délicate que prefcrit M. Dalembert entre
les traits défectueux que l'on peut relever
& ceux qu'on doit paffer fous filence ;
& quand les limites font auffi peu marquées
, en approcher de trop près , c'eſt
s'expofer à les franchir. Ainfi la liberté
que peut fe donner à cet égard un Ecrivain
fûr de lui-même , ne doit jamais tirer
JUILLET. 1759 99
à conféquence , encore moins paffer en
régle, & le plaifir d'obferver le contraſte
ou l'accord des écrits & des moeurs d'un
homme de Lettres qui n'eft plus , ne doit
pas l'emporter fur le danger d'introduire
dans les Sociétés littéraires la fatyre perfonnelle.
» Le ton d'un éloge hiftorique ne doit
» être ni celui d'un Difcours oratoire , ni
» celui d'une narration aride. Les réflexions
philofophiques font l'ame & la
fubitance de ce genre d'écrits .... Ceft
en cela que l'illuftre Secrétaire de l'Académie
des Sciences ( M. de Fonte-
» nelle ) a furtout excellé : c'eſt par-là
» qu'il fera principalement époque dans
» l'Hiſtoire de la Philofophie : c'eſt par- là
» enfin qu'il a rendu fi dangereufe à occu-
» per aujourd'hui la place qu'il a remplie
» avec tant de fuccès. Si on peut lui re-
» procher de légers défauts , c'eft quel-
» quefois trop de familiarité dans le ftyle,
quelquefois trop de recherches & de
>> rafinement dans les idées ; ici une forte
» d'affectation à montrer en petit les
» grandes choſes ; là quelques détails pué-
» rils peu dignes de la gravité d'un ouvrage
philofophique. Voilà pourtant ,
» qui le croiroit ? en quoi la plupart de
E ij
535004
}
Too
MERCURE
DE
FRANCE
. " nos faifeurs d'éloges ont cherché à lu
>> reffembler. >>
»
Les obfervations de M. D. fur l'art de
traduire font pleines de Philofophie & de
goût. De quelque côté qu'on le tourne
» dans les Beaux-arts, dit M , Dalembert ,
» on voit partout la médiocrité dictant les
» Loix , & le génie s'abaiſſant à lui obéir.
C'eſt un Souverain empriſonné par des
» efclaves ; cependant s'il ne doit pas fe
» laiffer fubjuguer , il ne doit
ود
"
pas non
L'art
de la traduction
eft foumis
à cette
régle comme
toutes
les parties.de la littérature
: l'Auteur
en examine
les Loix ; 1.° eu égard
au génie
des Langues
;
2.º relativement
au génie
des Auteurs
; 3. par rapport
aux principes
qu'on
peut
fe faire dans
ce genre
d'écrire
.
plus tout fe permettre. »
Il femble que plus le caractère d'une
Langue approche de celui d'une autre ,
plus il eft facile de bien traduire ; mais
cette même facilité donneroit , felon M.
Dalembert , plus de Traducteurs médiocres
& moins d'excellens. Satisfait du
mérite de la reflemblance , on néglige-
Foit les graces de la diction : or une des
grandes difficultés de l'art d'écrire , &
principalement des traductions , eft , ditil
, de fçavoir jufqu'à quel point on peut
JUILLET. 1759.
101
facrifier l'énergie à la nobleffe , la correction
à la facilité , la juſteſſe rigoureuſe à
la méchanique du ftyle , & une imitation
froide & fervile eft une mauvaiſe traduction.
D'un autre côté , la différence de caractère
des Langues , laiffe au Traducteur
une liberté dangereufe. Ne pouvant donner
à la copie une parfaite reffemblance ,
il doit craindre de ne lui pas donner toute
celle qu'elle peut avoir.
Si l'on étoit difpenfé de bien connoître
le génie & les fineffes des Langues , ce
devroit être des Langues anciennes : cependant
les Traducteurs des Anciens font
traités plus févèrement que les autres.
La fuperftition en faveur de l'antiquité
nous fait fuppofer que les Anciens fe font
toujours exprimés de la manière la plus
heureufe ; c'eft à qui leur trouvera plus
de fineffe & de beautés.
On a prétendu que les Langues n'avoient
point de caractere particulier. M.
Dalembert convient qu'entre les mains
d'un homme de génie chaque Langue ſe
prête à tous les ftyles.
» Mais fi toutes font également propres
à chaque genre d'ouvrage , elles ne le
font pas également à exprimer une
" même idée : c'eft en quoi confifte la
diverfité de leur génie. E iij
102 MERCURE DE FRANCE.
"
ود
» Les Langues , dit -il , en conféquence
» de cette diverfité , doivent avoir les
» unes fur les autres des avantages réci-
» proques.
Mais leurs avantages feront en
général d'autant plus grands qu'elles
» auront plus de variété dans les tours
» & de brièveté dans la conftruction , de
» licences, & de richeffes . » De toutes les
Langues cultivées par les gens de Lettres ,
F'Italienne eft, felon M. Dalembert, celle
qui réunit ces avantages au plus haut
degré. La Langué Françoife au contraire ,
celle qui met le plus à la gêne les Tra
ducteurs comme les Poëtes.
و د
Si les Langues ont leur génie , les
» Ecrivains ont auffi le leur. Le caractere
de l'original doit donc paffer auffi dans
la copie. Sans cette qualité les tra-
» ductions font des beautés régulieres ,
» fans ame & fans phyfionomie. Repré
» fenter de la même maniere des Au-
» teurs différens , c'eft l'efpéce de contrefens
qui fait le plus de tort à une
» Traduction ; les autres font paffagers
» & fe corrigent .
و د
Le caractère des Ecrivains eft ou dans
la penfée, ou dans le ftyle , ou dans
l'un & dans l'autre. Les Ecrivains dont
le caractère eft dans la penſée , font ceux
qui paffent le moins dans une Langue
JUILLET. 1759. 103
étrangère. Corneille , conclut M. Dalembert
, doit donc être plus facile à traduire
que Racine , & Tacite plus que Sallufte.
» Les Ecrivains les plus intraitables à
» la traduction , font ceux dont la maniere
» d'écrire eſt à eux. Les Anglois ont affez
» bien traduit quelques Tragédies de Ra-
» cine ; je doute , dit M. D. qu'ils tradui-
» fiffent avec le même fuccès les Fables
» de la Fontaine , l'ouvrage peut - être le
plus original que la Langue Françoiſs
» ait produit. "
Les Poëtes peuvent- ils être traduits en
Vers ? Doit - on ne les traduire qu'en
Profe ? M. Dalembert prouve très- bien
que l'un & l'autre eft impoffible . En
Profe l'original eſt dénué du nombre &
de l'harmonie ; en Vers il prend un nombre
& une harmonie nouvelle ; & il faut
avouer que les Poëtes anciens perdent au
change , dans quelque Langue qu'on les
traduife. La gêne du Vers oblige de plus
le Traducteur à dénaturer fouvent l'original
en fubftituant une fentence à une image
, une image à un ſentiment : ce qui
donne beaucoup d'avantage à la traduction
en Profe ; mais dans les Vers la régularité
de la cadence eft une beauté
pour l'oreille , à laquelle la Profe ne peut
E iv
104
MERCURE DE FRANCE.
fuppléer. Ainfi la traduction en Profe
eft une copie reffemblante mais foible :
» la
traduction en Vers eft un ouvrage
» fur le même fujet , plutôt qu'une copie.»
M. Dalembert veut qu'un Traducteur
ofe fe permettre de corriger les traits défectueux
de l'original , qu'il fçache riſquer
au befoin des expreffions nouvelles qu'il
appelle expreffions de génie , & par-là
il entend la réunion néceffaire & adroite
de quelques termes connus , mais qui
n'ont pas encore été mis enfemble. « C'eft,
» dit- il , prefque la feule maniere d'in-
»nover qui foit permife en écrivant. »
Il en donne pour exemple les termes
énergiques & finguliers
qu'employent des
Etrangers de beaucoup d'efprit qui parlent
facilement &
hardiment le françois.
Leur maniere de penfer dans leur Langue
& de s'exprimer dans la nôtre , eft, dit- il,
l'image d'une bonne traduction ; & il prétend
avec raifon que des
traductions bien
faites feroient le moyen le plus fûr & le
plus prompt d'enrichir les Langues. Elles
feront plus , » elles
multiplieront les bons
» modeles ; elles aideront à connoître le
» caractere des Ecrivains , des fiécles &
» des peuples ; elles feront
appercevoir
les nuances qui
diftinguent le goût uni-
» verfel & abfolu du goût national. »
JUILLET. 1759. 105
M. Dalembert invite les Traducteurs à
s'affranchir de l'obligation de traduire un
Auteur d'un bout à l'autre. J'avoue qu'il
feroit avantageux d'abréger en traduifant ,
mais fans laiſſer de lacune , & à condition
qu'on garderoit le fil du récit dans les
Hiftoriens , du raifonnement dans les Philofophes
, & de l'action dans les Poëtes .
C'eft ainfi que je defire depuis longtemps
qu'on ofe traduire le Poëme de Lucain
où je trouve , comme M. Dalembert , de
la déclamation & de la monotonie ; mais
que je ne crois pas auffi dénué d'images
que M. Dalembert le prétend. Les principes
qu'il vient d'expofer font ceux qu'il
a cru devoir fuivre dans la traduction de
différents morceaux de Tacite ; & la maniere
dont il rend compte de fon travail ,
en donneroit feule la plushaute idée. Il faut
en avoir fenti , comme il a fait , toutes les
difficultés pour être en état de les vaincre.
Un des morceaux les plus curieux de
ce Recueil eft la réponſe de M. Dalembert
à M. Rouſſeau , Citoyen de Genêve. Si
j'avois pû la prévoir je n'aurois pas pris
fur moi de juftifier nos Spectacles : ils ont
dans M. Dalembert un Apologifte bien
plus éloquent que moi . J'ai eu le bonheur
de me rencontrer avec lui en bien des
points . Les vérités fimples fe préfentent
E v
106 MERCURE DE FRANCE.
1
à tout le monde ; mais il n'eft pas donné
à tout le monde de les rendre avec certe
force que leur donne le ftyle de M. D.
و د
Pourquoi des amusemens dit M.
Rouffeau , la vie eft fi courte & le temps
» eft fi précieux ! Qui en doute ? répond
» M. Dalembert . Mais en même temps
» la vie eft fi malheureufe & le plaifir fi
» rare ! Pourquoi envier aux hommes ,
» deftinés prefqu'uniquement par la na-
» ture à pleurer & à mourir, quelques délaffemens
paffagers qui les aident à fup-
» porter l'amertume ou l'infipidité de leur
» exiſtence !... Sans doute tous nos divertiffemens
forcés & factices , inventés &
» mis en ufage par l'oifiveté, font bien au-
» deffous des plaifirs fi purs & fimples
» que devroient nous offrir les devoirs de
» citoyen , d'ami , d'époux , de fils , &
» de pere : mais rendez- nous donc , fi vous
le pouvez , ces devoirs moins pénibles
» & moins triftes ; ou fouffrez qu'après les
» avoir remplis de notre mieux nous nous
» confolions de notre mieux auffi des
chagrins qui les accompagnent. Rendez
» les peuples plus heureux , & par conféquent
les Citoyens moins rares
» amis plus fenfibles & plus conftans ,
» les peres plus juftes , les enfans plus
» tendres , les femmes plus fidèles & plus
ود
"
"
»
ود
les
JUILLET. 1759. 107
vraies : nous ne chercherons point alors
» d'autres plaifirs que ceux qu'on goûte
» au fein de l'amitié , de la Patrie , de la
» nature & de l'amour. »
M. Dalembert avoue que l'eftime pu→
blique eft le but principal des Poëtes
dramatiques comme de tous les Ecrivains,
fans en excepter les Philofophes , qui déclament
contr'elle , & qui femblent la
dédaigner. » L'indifference fe taît , & ne
» fait point tant de bruit ; les injures
» même dites à une nation , ne font quel-
» quefois qu'un moyen plus piquant de
» fe rappeller à fon fouvenir. Et le fa-
» meux Cynique.de la Grèce eût bientôt
» quitté ce tonneau d'où il bravoit les
» préjugés & les Rois , fi les Athéniens
» euffent paffé leur chemin fans le regarder
& fans l'entendre . La vraie Philofophie
ne confifte point à fouler aux
pieds la gloire , & encore moins à le
» dire ; mais à n'en pas faire dépendre
» fon bonheur , même en tâchant de la
» mériter. >>
Mais fi la gloire eft le premier objet
des Poëtes , l'utilité publique peut être au
moins le fecond : or » l'effet de la morale
»du théâtre eſt moins d'opérer un chan-
"gement fubit dans les coeurs corrompus,
que de prémunir contre le vice les ames
Evj
108 MERCURE DE FRANCE.
foibles par l'exercice des fentimens
" honnêtes , & d'affermir dans ces mê
» mes fentimens les ames vertueuſes.
و ر
M. Rouffeau voudroit bannir du théâtre
la Tragédie de Mahomet. » Plût à
» Dieu , dit M. Dalembert , qu'elle y fût
» plus ancienne de deux cens ans ! L'efprit
philofophique qui l'a dictée feroit
» de même date parmi nous , & peut-être
» eût épargné à la Nation Françoife ,
» d'ailleurs fi paifible & fi douce , les
» horreurs & les atrocités religieufes auxquelles
elle s'eft livrée. Si cette Tragédie
laiffe quelque chofe à regretter aux
Sages ,, c'eft de n'y voir que les forfaits
» caufés par le zèle d'une fauffe Religion,
» & non les malheurs encore plus déplo-
» rables , où le zèle aveugle pour une
Religion vraie , peut quelquefois en-
» traîner les hommes.
4
و د
ود
"
و د
A l'égard de l'Amour » Voudriez-vous
» le bannir de la fociété ? demande M.
» Dalembert à M. Rouffeau. Ce feroit ,
» je crois , pour elle , un grand bien &
» un grand mal ; mais vous chercheriez
» en vain à détruire cette paffion... Or fi
» on ne peut & fi on ne doit peut - être
» pas étouffer l'amour dans le coeur des
» hommes , que reste- t-il à faire finon de
» le diriger vers une fin honnête , & de
JUILLET. 1759: 109
» nous montrer dans des exemples illuftres
fes fureurs & fes foibleffes , pour
» nous en défaire ou nous en guérir ?
A l'égard de la Comédie , M. Dalembert
convient que nous fommes plus
frappés du ridicule qu'elle joue que des
vices dont ce ridicule eft la fource ; mais
il obferve avec raifon qu'elle fuppofe
déjà le vice déteſté comme il doit l'être ,
& que c'est le ridicule qu'elle s'attache à
faire fentir. Il eft donc tout fimple ;
» dit-il , que le fentiment qu'elle fuppofe ,
" nous affecte moins ( dans le moment
» de la repréſentation ) que celui qu'elle
» cherche à exciter en nous, fans que pour
» cela elle nous falſe prendre le change
»fur celui de ces deux fentimens qui doit
» dominer dans notre ame. »
En réfutant la critique de M. Roufſeau
fur le caractère du Miſantrope , il en
fait une beaucoup plus jufte à ce qui me
ſemble, du caractère de Philinte. Il trouve
que dans la Scène du Sonnet , Philinte
devoit attendre qu'Oronte lui demandât
fon avis , & fe borner à une approbation
foible. » La colère du Mifantrope fur la
» complaifance de Philinte , n'en eût été
» que plus plaifante , parce qu'elle eût
» été moins fondée ; & la fituation des
» perſonnages eût produit un jeu de théâTO
MERCURE DE FRANCE .
tre d'autant plus grand , que Philinte
" eût été partagé entre l'embarras de
» contredire Alcefte & la crainte de cho-
"quer Oronte. »
M. Dalembert regarde avec raifon la
Comédie attendriffante dont l'Enfant Prodigue
eft le modèle , comme plus intéreffante
pour nous que la Tragédie ellemême.
Les malheurs de la vie privée
» font , dit-il , l'image fidelle des peines
» qui nous affligent ou qui nous mena-
» cent ; un Roi n'eft prefque pas notre
» femblable , & le fort de nos pareils a
bien plus de droits à nos larmes. »
Sur l'Article des Comédiens » com
» ment n'avez-vous pas fenti, demandeM.
D. à M. R. que fi ceux qui repréfentent
» nos pièces méritent d'être deshonorés ,
» ceux qui les compofent mériteroient
auffi de l'être ; & qu'ainfi en élevant
les uns & en aviliffant les autres , nous
» avons été tout à la fois bien inconfé-
» quens & bien barbares , »
Avant que d'aller plus loin , qu'il me
foit permis derépondre un mot à ce qu'ont
dit de moi & de mon Apologie du Théâtre
des Journaliſtes avec lefquels je ferai
toujours fort aife de difcuter mes opinions
itera 5.Luci
On m'a reproché ( Journal de TrévouK,
) JUILLET 17599 III
Avril 1759 , page 859 & fuivantes ) d'être
du nombre de ceux qui arment l'erreur
» de tant de fophifmes, qu'il n'eft prefque
plus poffible de reconnoître ce qu'il
faut croire. Si dans la controverfe des
» Spectacles on n'infifte pas fur les preuves
tirées de la Religion , les Partiſans du
" Théâtre fe fauveront toujours , dit- on ,
» dans le nuage dont ils fçavent fi bien
» s'envelopper. »
»
Rien n'est plus aifé que de démêler
le vice d'un Sophifme ; fi j'en ai employé
quelqu'un en faveur des Spectacles,
il étoit juſte de m'en convaincre & voilà
ce qu'on n'a pas fait . Les preuves tirées
de la Religion décident une queftion
que je n'ai pas révoquée en doute ;
fçavoir que les Spectacles dangereux pour
les moeurs , tels que les ont condamnés
les Peres & les Docteurs de l'Egliſe ,
font en effet condamnables & doivent
être profcrits. Mais peut-il y avoir des
Spectacles utiles aux moeurs ? Et ceux-là
doivent- ils être confervés ? Le Théâtre
François eft-il dans le cas de cette exception
, confidéré feulement comme
compofé de nos Tragédies les plus eftjmées
& de nos meilleures Comédies ?
Voilà de quoi il s'agiffoit dans mes analyfes
de la Lettre de M. Rouſſeau. Sur
11½ MERCURE DE FRANCE.
و د
la Scene Françoife , ai-je dit , » toutes
» les inclinations pernicieufes font con-
» damnées , toutes les paffions funeftes y
infpirent l'horreur , toutes les foibleffes
» malheureuſes y font naître la pitié &
la crainte. Les fentimens qui de leur
>> nature peuvent être dirigés au bien &
» au mal , comme l'ambition & l'amour ,
"y font peints avec des couleurs inté-
» reffantes ou odieufes , felon les cir-
» conftancès qui les décident ou vertueux
» ou criminels. Telle eft la régle inva-
» riable de la ſcène tragique , & le Poëte
qui l'auroit violée révolteroit tous les
39
efprits. Ceft-là le fait que j'ai tâché
de prouver à l'égard de la Tragédie : fi
ce fait eft vrai, il eſt évident que le Théâtre
Tragique François n'eft pas du nombre
des Spectacles que l'Evangile & les
Peres de l'Eglife ont condamnés ; mais
que ce fait foit vrai ou non , c'est une
queftion qu'ils n'ont pas décidée , & que
j'ai eu par conféquent la liberté d'exa
miner.
Al'égard de la Comédie , j'ai reconnu
» que le Théâtre , quoique purgé de fon
» ancienne indécence , n'eft pas encore
» affez châtié ; que Dancourt , Monfleury
» & leurs femblables devroient en être
à jamais bannis ; qu'en un mot le feul
JUILLET. 1959. 113
» comique honnête & moral doit être
» donné en ſpectacle. » Il s'agiffoit donc
d'examiner, non pas s'il y avoit des Comédies
répréhensibles du côté des moeurs :
j'en tombois d'accord ; mais s'il y avoit
des Comédies dont les moeurs fuffent bonnes
& les leçons utiles . Et c'eft fur quoi
je croyois que l'Evargile ni les Peres de
l'Eglife n'avoient rien décidé pour le fiécle
préfent.
L'Evangile , difent les Journaliſtes de
Trévoux , condamne tout fans modification
ni reftriction quelconque. Il condamneroit
don cauffi les Tragédies de Collège. Mais
c'eft ce que je ne crois pas. C'est ce que ne
croyoit pas M. Boffuet lorsqu'il répondit
indirectement fur cette queſtion des
Spectacles :qu'il y avoit de grands exemples
pour , & de grandes raifons contre :
car il eft certain qu'il n'eût pas biaifé
fur un point formellement décidé par
l'Evangile. C'eft ce que ne croyoit pas
non plus le Pere Porée , cet homme
pieux , lorfqu'en attaquant les Spectacles
tels qu'ils étoient , il les approuvoit tels
qu'ils pouvoient être. C'eft ce qu'on ne
croit pas à Rome où les Spectacles font
permis & fréquentés par des perfonnes
d'une vie très-édifiante ; ni en France
dans les fociétés chargées de l'éducation
114 MERCURE DE FRANCE.
de la ieuneffe qui prefque toutes , depuis
le Collège de Louis le Grand jufqu'à S.
Cyr , font entrer l'exercice de la déclamation
Théâtrale dans l'inftitution des
jeunes perfonnes de l'un & de l'autre
féxe , comme un moyen de leur former
l'efprit & le coeur. Il eft vrai qu'on choifit
pour cela les piéces les plus épurées ;
mais il ne s'enfuit pas moins qu'un Spectacle
dont les moeurs font bonnes eft
un amuſement permis & utile ; & quant
à la queftion particulière , fi les niceurs
de telle ou de telle de nos piéces font
bonnes ou mauvaiſes , ni l'Evangile ni
les Peres n'ont vraisemblalement rien
prononcé là-deffus. J'ai donc pû entrer
dans cette difcuffion avec M. Rouffeau ,
fans m'expofer à d'autres reproches qu'à
celui de m'être trompé , encore faut- il
qu'on le prouve. Du refte je fuis trèsfenfible
à ce que les mêmes Journaliſtes
ont bien voulu dire d'obligeant fur mes
analyſes ; mais ils me font l'honneur d'y
fuppofer un art que je n'y ai pas mis ;
& je ferois bien plus reconnoiffant s'ils
euffent voulu y appercevoir la fimplicité
& la bonne foi avec lefquelles je dis ce
que je penſe.
K
Revenons à M. Dalembert. Après avoir
juſtifié le Théâtre François , il fait en
JUILLET. 1759. 115
paffant l'apologie des femmes que M. R.:
a fi violemment attaquées. » Le genre:
» humain feroit bien à plaindre , lui ditil
, » fi l'objet le plus digne de nos hom-
» mages étoit en effet auffi rare que
vous le dites. Mais fi par malheur vous
» aviez raifon , quelle en feroit la trifte
caufe ? L'esclavage & l'efpéce d'avilif-
» fement où nous avons mis les femmes.
»Nous traitons la Nature en elles comme
» nous la traitons dans nos jardins : nous
» cherchons à l'orner en l'étouffant. Si la
plupart des Nations ont agi comme
nous à leur égard , c'eft que partout
>> les hommes ont été les plus forts , &
» que partout le plus fort eft l'oppref-
»feur & le tyran du plus foible. Je ne
fçai fi je me trompe , mais il me fem-
» ble que l'éloignement où nous tenons
» les femmes , de tout ce qui peut les
» éclairer & leur élever l'ame , eſt bien
capable , en mettant leur vanité à la
gêne , de flatter leur amour-propre. On
»diroit que nous fentons leurs avanta-
»ges , & que nous voulons les empê¬
cher d'en profiter.
"
Il s'élève contre l'éducation puérile
qu'on leur donne ; & ce morceau plein
d'éloquence ne ſçauroit être affez connu.
Nous avons éprouvé tant de fois , dit-il ,
116 MERCURE DE FRANCE:
SIZEA
co
esc
» combien la culture de l'efprit & l'exer-
» cice des talens font propres à nous dif-
» traire de nos maux , & à nous conſoler
dans nos peines ! pourquoi refufer à la
» plus aimable moitié du genre humain ,
» deftinée à partager avec nous le malheur
d'être , le foulagement le plus pro-
» pre à le lui faire fupporter ? Philofophes
"" que la Nature a répandus fur la ſurface , d
» de la terre , c'eſt à vous à détruire , s'il
vous eft poffible , un préjugé fi funefte ;
c'eft à ceux d'entre vous qui éprouvent
la douceur ou le chagrin d'être peres ,
» d'ofer les premiers fecouer le joug d'un
» barbare uſage , en donnant à leurs filless for
la même éducation qu'à leurs autres
enfans. Qu'elles apprennent feulement
»de vous en recevant cette éducation , el
précieuſe , à la regarder uniquement
» comme un préfervatif contre l'oifivété ,
un rempart contre les malheurs ; & non
»comme l'aliment d'une curiofité vaine
» & le fujet d'une oftentation frivole.o
» Voilà tout ce que vous devez & tout &pasl'id
» ce qu'elles doivent à l'opinion publique , les aux
qui peut les condamner à paroître igno- que
❤rantes , mais non pas les forcer à l'être.quile
» On vous a vu fi
fouvent
pour des motifs esfer
» très-légers , par vanité , ou par humeur ,
»
22 heurter de front les idées de votre
ble
qui
les
les
le
fermet
ful
roient
JUILLET. 1759 117
"
33
-
la´vie
fiécle ;pour quel intérêt plus grand pou-
» vez-vous le braver , que pour l'avantage
de ce que vous devez avoir de plus
cher au monde , pour rendre la vie
» moins amère à ceux qui la tiennent de
» vous , & que la Nature a deſtinés à vous
»furvivre & à fouffrir ; pour leur procurer
» dans l'infortune , dans les maladies , dans
la pauvreté , dans la vieilleffe , des ref-
»fourcesdont notre injuftice les a privées?
» on regarde communément , Monfieur ,
» les femmes comme très fenfibles &
"très foibles ; je les crois au contraire ou
» moins fenfibles ou moins foibles que
» nous. Sans force de corps , fans talens ,
»fans étude qui puiffe les arracher à leurs
" peines , & les leur faire oublier quelques
» momens , elles les fupportent néan-
» moins , elles les dévorent , & fçavent
» quelquefois les cacher mieux que nous :
» cette fermeté fuppofe en elles , ou une
"ame peu fufceptible d'impreffions pro-
» fondes , ou un courage dont nous n'a-
" vons pas l'idée. Combien de fituations
cruelles auxquelles les hommes ne réfiftent
que par le tourbillon d'occupa-
" tions qui les entraîne : les chagrins des
» femmes feroient- ils moins pénétrans &
» moins vifs que les nôtres ? Ils ne le
» devroient pas être. Leurs peines vien-
»
18 MERCURE DE FRANCE.
» nent ordinairement du coeur ; les nôtres
»n'ont fouvent pour principe que la vanité
& l'ambition . Mais ces fentimens
étrangers que l'éducation a portés dans
notre ame , que l'habitude y a gravés ,
»& que l'exemple fortifie , deviennent
( à la honte de l'humanité ) plus puif
fants fur nous que les fentimens naturels;
la douleur fait plus périr de Miniftres
déplacés que d'Amans malheureux. »
و د
M. Dalembert a réfervé pour la fin de
fa Lettre l'Article qui intéreffe Genêve ,
& cet Article a deux objets : le fpectacle,
& le dogme des Miniftres. Quant au premier
, il avoue que la Comédie feroit au
moins inutile aux Génévois s'ils en étoient
encore à l'âge d'or ; mais ils m'ont paru ,
dit-il , affez avancés , ou fi vous voulez
affez pervertis pour pouvoir entendre
Brutus & Rome fauvée , fans avoir à
craindre d'en devenir pires.
A l'égard de la dépenſe , » la Ville de
» Genêve eft , à proportion de fon éten-
» due , une des plus riches de l'Europe , »
& M. Dalembert dit avoir lieu de croire
que plufieurs Citoyens opulens de cette
Ville , qui defireroient y avoir un théâtre
, fourniroient fans peine une partie
de la dépenfe. Un ou deux jours de la
femaine fuffiroient à cet amuſement , &
JUILLET. 1759 . 119
"
on pourroit prendre pour l'un de ces
jours celui où le Peuple fe repofe. Du
refte , dans un état auffi petit , où l'oeil
vigilant des Magiftrats peut s'étendre au
même inftant d'une frontiere à l'autre , il
feroit facile d'éclairer la conduite des
Comédiens , & de maintenir les loix
fomptuaires. » Il ne falloit pas moins ,
pourfuit M. Dalembert , » qu'un Philofophe
exercé comme vous aux paradoxes,
» pour nous foutenir qu'il y a moins de
» mal à s'enyvrer & à médire , qu'à voir
repréſenter Cinna & Polieucte . Il ajoute
que les Citoyens de Genêve ſe récrient
» fort contre cette peinture que M. R. a
» faite de leur vie journalière , qu'ils fe
plaignent que le peu de féjour qu'a
» fait M. R. parmi eux , ne lui ayant
pas laiffé le temps de les connoître
» ni d'en fréquenter affez les différens
» états , il a repréſenté comme l'efprit
général de cette fage République , ce
» qui n'eft tout au plus que le vice obfcur
& méprifé de quelques Sociétés
>> particulières.
A l'égard des fentimens que M. Dālembert
a attribué aux Miniftres de Genêve
en matiere de Religion , il dit en
avoir parlé , non d'après un fecret confié
mais d'après leurs ouvrages , & d'après
120 MERCURE DE FRANCE.
des converfations publiques. Moyens que
M. Rouffeau n'avoit pas compris dans
fon énumération . » Si je me ſuis trompé ,
» ajoute M. Dalembert , tout autre que
» moi , j'oſe le dire , eût été trompé
» de même. Il obferve de plus que les
fentimens qu'il attribue aux Miniftres de
Genêve font une fuite néceffaire de leurs
principes , d'après lefquels il prétend
que quand ils ne feroient pas Sociniens
, il faudroit qu'ils le devinffent ,
non pour l'honneur de leur Religion ,
» mais pour celui de leur Philofophie.
( Je réserve l'Extrait du quatrième Volume
pour le Mercure prochain . )
L ET TRE
A L'AUTEUR DU MERCURE.
SUR la Métaphyfique de M. l'Abbé
SEGUY, Profeffeur de Philofophie
au Collège de la Marche , imprimée à
Paris ; 2 vol. in- 12 . chez Brocas & la
Veuve Bordelet , rue S. Jacques.
MONSIEUR ONSIEUR ,
La Métaphyfique dans un fiécle penfeur
eft la -fcience à la mode : chacun y prétend
JUILLET. 1759. 121
tend au titre de Métaphyficien ; mais le
Public devenu auffi plus difficile , n'admet
des prétendans que ceux qui ont répandu
un nouveau jour fur le cahos de fes
idées. Vous fçavez , Monfieur , que le développement
quelquefois nouveau , toujours
heureux , des queſtions les plus abſtraites
& les plus difficiles , parle en faveur
du Profeffeur de la Marche ; mais
ce n'eſt pas aſſez pour lui : ſon but ayant
été d'arracher les épines qui rebutoient
ceux qui vouloient courir cette carrière ,
il faut en juger par le ſuccès : j'ai pris
toutes les informations que vous pouvez
defirer à cet égard , & j'ai vû avec étonnement
que l'ouvrage de M. l'Abbé Seguy
eft déja devenu Livre claffique , & tient
lieu de cayer même à Paris dans plufieurs
Ecoles de Philofophie , comme le
Traité des études de Rollin , & l'Abrégé
de Quintilien tiennent lieu de cahier
de Rhétorique. On ne peut donc fe difpenfer
de donner au Public une idée de
cet Ouvrage. Raffemblons ici quelques
traits du Systême Métaphyfique de cet
habile Profeffeur.
Etre, ſubſtance , mode, efprit , matière,
corps , individu , exiſtence , poffibilité ,
durée , temps , éternité ; voilà les principaux
objets de la Métaphyfique , dont
1. Vol.
F
122 MERCURE DE FRANCE.
les branches multipliées à l'infini s'étendent
dans toute la fphère de nos connoiffances.
Ces termes, être , fubftance , corps,
&c. nous repréſentent des idées générales
ces idées ont- elles leur type dans la
Nature ? Y a-t-il réellement un fujet dans
lequel réfident l'être , la fubftance en général
? Non fans doute : ce font autant
d'opérations de l'efprit humain qui , fentant
fes bornes & fa foibleffe , a multiplié
fes efforts en raifon des obftacles , &
a fçû enfin fe donner des aîles s'élever
du point folé de fon exiſtence julqu'au
dernier anneau de la chaîne des
chofes créées , qui dans la main de l'Etre
fuprême fe lie à la chaîne des poffibles.
pour
pour
Voilà l'effor hardi du principe qui penſe
en moi , qui me lie à toute la Nature , à
l'exiftence & à la poffibilité univerfelles.
En réfléchiffant fur ce principe , je décou
vre que l'activité eft fon effence , que
le plaifir & la curiofité font fes motifs
d'agir , que les abſtractions font ainfi
dire les degrés par lefquels je puis mefurer
l'étendue de fon action . Suivons le
développement du Profeffeur de la Marche.
Ce principe actif déterminé
par la
curiofité , paffe fans ceffe d'un objet à
l'autre pour le plaifir de la nouveauté
& de la comparaiſon ; mais la mémoire
JUILLET. 1759. 123
n'eft pas affez étendue pour retenir les
differences qu'il a faifies ; il retombe malgré
lui dans la confufion ; il ne peut plus
comparer l'état préfent avec ceux qui
Font précédé de- là naît l'inquiétude &
le trouble, jufqu'à ce que fes efforts foient
parvenus à lui former une mémoire artificielle
; dans cette agitation il s'apperçoit
bientôt qu'il eft le maître de diriger
lon attention , cette découverte le ranime
; il effaye de détourner fa vue des
qualités différentes que les objets lui préfentent
, pour la fixer fur celles qui font
à - peu près femblables : il parvient de
cette manière à voir un grand nombre
d'objets fous un feul point de vue & à
les retenir de même. Le premier objet
que ce principe découvre , c'est un individu
femblable à lui : les mouvemens ,
les beſoins , les defirs , les facultés lui paroiffent
les mêmes ; un troisième
quatrième individu lui fourniffent les mêmes
obfervations ; il eft bientôt embaraffé
du nombre des individus , & de quelques
différences dans la figure , dans la
taille &c. Il néglige ces différences , &
les réunit par les qualités correfpondantes
fous le feul nom d'homme.
un
Les animaux s'offrent à fes obfervations
: il s'apperçoit des différences plus
Fij
124 MERCURE DE FRANCE.
A
grandes ; mais il y a auffi un fonds de
qualités communes : il étend fa premiere
idée & laiffant à part pour quelque temps
ce qu'il a apperçu de différent , il réunit
les hommes & les bêtes fous la dénomination
commune d'animal : ainfi d'abftraction
en abftraction , il généralife fes
idées jufqu'à ce qu'il eft parvenu à celle
qui renferme tout ce qui exifte & tout
ce qui peut exifter fous le nom d'Etre.
Par cette marche hardie le principe qui
penfe en moi ſe déguiſe fa foibleffe , &
croit avoir étendu fon exiſtence jufqu'à
l'infini . Cependant qu'a -t- il fait autre chofe
, qu'appliquer l'idée de l'unité à la
fomme générale en fupprimant les différences
? Nous voyons , par cette analyſe
de M. l'Abbé Seguy , que les idées générales
ne font que l'effet de l'attention
que nous donnons aux qualités communes
qui font la bafe de tous les objets exclufivement
à toute autre , foit accidentelle
, fot principale.
Cette opération du principe qui penfe,
quelque fimple qu'elle paroille , n'en eft
pas moins avantageufe ; elle met en jeu
routes fes facultés , elle augmente fon
activité , elle établit l'ordre & l'harmonje
dans toutes fes connoiffances ; furtout
lorſque l'esprit defcendant de ce haut
JUILLET. 1759. 125
point d'élévation où il avoit la confcience
de l'Infini , reprend toutes ces différences
qu'il avoit d'abord négligées, les compare,
les divife , les foudivife , les diftribue
en différentes claffes , établit entre elles
des degrés métaphyfiques , par leſquels il
defcend dans l'abîme de la Nature &
approche encore de l'Infini , qui l'environne
, en fuivant une route tout oppofée.
Si ce développement général eſt agréable
pour tout efprit pénétrant & méthodique
, j'oſe dire , Monfieur , que les queftions
particulières préfentent quelque
chofe de plus intéreffant. Ce n'eft pas
une fatisfaction médiocre de voir l'Auteur
raifonner avec autant de politeffe
que de fagacité vis-à-vis de Leibnitz ,
de Lock , de Malebranche , de Wolf ,
& des Auteurs de l'Encyclopédie , s'éclairer
de leurs vues , mettre à profit leurs
découvertes , faifir leurs propres lumières
pour les éclairer à ſon tour ; tantôt faire
corps avec eux pour combattre les préjugés
& les erreurs , tantôt marcher feul
lorfqu'il a découvert quelque principe plus
folide pour attaquer avec plus d'avantage
le doute & l'incrédulité. Je fuis fâché ,
Monfieur , que les bornes d'une Lettre
ne me permettent pas d'entrer dans tous
F iij
126 MERCURE DE FRANCE.
ces détails ; mais il fuffit de fçavoir que
les jeunes Philofophes , à qui l'Auteur a
principalement confacré fon travail , atteftent
par leurs progrès rapides le mérite
de cet ouvrage , & que les Métaphyficiens
déjà formés avouent qu'ils ont
trouvé de quoi s'inftruire dans une lecture
qu'ils n'avoient entreprife que par curiofité.
Je finis par une eſpèce de paradoxe
qui fuit de l'idée par laquelle j'ai commencé
cette Lettre ; pour être auffi avancé
que les Métaphyficiens qui nous ont
précédés , il faut avoir été beaucoup plus
loin qu'eux fur toutes les parties ; & l'on
eft bien en deça du terme qui les a arrêtés
, fi l'on n'a pas parcouru beaucoup
d'eſpace au - delà. Voilà ce que nos Métaphyficiens
modernes auront beaucoup
de peine à fe perſuader.
J'ai l'honneur d'être & c.
ESSAIS Hiſtoriques fur Paris . Par M. de
Saintfoix. Cinquième & dernière partie.
A Londres , & ſe trouve chez Duchesne
Libraire , rue S. Jacques , près de la Fontaine
S. Benoît.
ESSAIS Hiftoriques fur Paris par M. de
Saintfoix. Nouvelle édition. 3 vol. fe
trouve chez le même Libraire . Cette nou
JUILLET. 1739. 127
velle édition eft revue , corrigée & augmentée
de moitié. J'en rendrai compte
dans la fuite .
TABLEAU des Maladies , où l'on découvre
leurs fignes & leurs évènemens ; traduit
du Latin de Lommius avec des remarques.
Prix 3 liv. relié. A Paris , chez
Debure l'aîné , quai des Auguftins.
TRAITÉ de la Nature de l'Ame , & de
f'origine de fes connoiffances. Contre le
fyftême de M. Locke & de fes partiſans.
2 vol. in 12. A Paris , chez la Veuve Lottin
& J. H. Butard , rue S. Jacques , &
Defaint & Saillant, rue S. Jean de Beauvais.
DE l'origine & des productions de
l'Imprimerie primitive , en taille de bois :
avec une réformation des préjugés plus
ou moins accrédités fur cet Art ; pour fervir
de fuite à la Differtation fur l'origine
de l'Art de graver en bois. Par M. Fournier
le jeune , Graveur & Fondeur de
Caractères d'Imprimerie. A Paris de
l'Imprimerie de J. Barbou .
LES Epithetes Françoiſes rangées fous
leurs fubftantifs. Ouvrage utile aux Poëtes,
au Orateurs , aux jeunes gens qui entrent
Fiv
28 MERCURE DE FRANCE.
dans . la carrière des Sciences , & à tous
ceux qui veulent écrire correctement tant
en Vers qu'en Profe. Par le R. P. Daire ,
Sous - Prieur des Céleftins de Lyon. A
Lyon , chez Pierre Bruyfet Ponthus , rue
Merciere , à la Croix d'or.
ELOGE de Monfieur de Fontenelle , par
M. le Cat , Secrétaire perpétuel de l'Académie
de Rouen. Ce font les prémices
de l'Imprimerie de J. N. Befogne, Libraire-
Imprimeur à Rouen , Cour du Palais ; &
cet effai en donne une idée très-avantageufe.
DISCOURS Philofophiques : le premier
fur les cauſes finales ; le fecond fur l'inertie
de la matière : & le troifième fur
la liberté des actions humaines . Par M.
Boullier. A Amfterdam , & fe trouve à
Paris chez Guillyn , quai des Auguftins
près le Pont S. Michel .
On trouve chez le même Libraire un
Recueil de Piéces Philofophiques & Littéraires
, par le même Auteur. vol . in 12 .
POEME Didactique, fur le principe univerfel
des Corps , fur la feule loi de leurs
mouvemens auffi durables que le temps ,
fur les Efprits créés naturellement defi
reux de la vérité & de leur bonheur :
JUILLET. 1759 . 129
précédé de deux Lettres qui établiſſent
le plan du Poëme. Par M. Olivier de
Villeneuve , Docteur de la Faculté de
Médecine de Montpellier, à Boulognefur-
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LA Vérolette , ou petite vérole volante.
En deux parties . Par M ** . A Paris , chez
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dre la Langue Latine , &c. annoncé dans
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que. A Troyes , chez J. Garnier , Imprimeur-
Libraire , rue du Temple .
INSTRUCTION pour les ventes des bois
du Roi , par feu M. de Froidoure. Avec
des notes tirées des meilleurs Auteurs fur
la matière des Eaux & Forêts , & des
Ordonnances de 1667 , 1669 & 1670.
Par M. Berrier , Avocat au Parlement
ancien Confeiller du Roi , Maître parti
culier des Eaux & Forêts des Baillages
de Meaux , Crecy & Chateau - Thierry.
Prix 9 liv. relié en veau , & 6 liv. 10 f
Fy
130 MERCURE DE FRANCE.
en blanc. A Paris , chez Brunet , Grande
Salle du Palais , Barrois , quai des Auguftins
, & Duchefne , rue S. Jacques .
METAPHYSICA ad ufum Schola accommodata
; Autore Antonio Seguy , facræ
Facultatis Parifienfis Licentio Theologo ,
atque in Studii Parifienfis Univerfitate
Philofophiæ Profeffore , docente in Collegio
Marchiano. Tomi duo in 12.°Parifiis
apud Viduam Bordelet, viâ Jacobeâ , fub.
figno S. Ignatii ; Paulum - Dionyfium
Brocas, ibid. & Dionyfium-Joannem Aumont
, in Plateâ Collegii Mazarini , fub
figno S. Monica.
ARTICLE III.
SCIENCES ET BELLES- LETTRES
ECONOMIE POLITIQUE.
MÉMOIRE fur les opérations Economiques
faites dans le Digefteur de Papin,
par Meffieurs de la Société Littéraire
de Clermont en Auvergne.
Ce n'
E n'eft point une découverte que
mous annonçons au Public , ce n'eft pas
JUILLET. 1759 . 131
un ſyſtème nouveau & particulier à notre
Société , ce n'eft pas non plus une opération
inutile & dont tout le mérite foit
reftraint à faire honneur à l'imagination
de celui qui l'a mife en oeuvre.
Les travaux de notre Société ayant
pour but principal , le bien public , nous
nous appliquons non feulement aux Sciences
& aux Arts à la perfection de l'agriculture
& du commerce , mais encore ,
à tout ce qui peut procurer l'aifance à
nos Concitoyens , le foulagement aux
miférables.
Ceft dans le deffein de remplir une
partie de ces engagemens , & par la fuite
des projets oeconomiques qui lui font propres
, que M. Queriault , notre ancien
Sécretaire , propofa le 12 Octobre 1758 ,
à une affemblée extraordinaire de notre
Société , un moyen de pourvoir à peu de
frais à la fubfiftance des pauvres.
Il dit après Meffieurs Papin , Nollet
& Folinière qu'on pouvoit facilement ,
dans la machine connue ſous le nom de
Digeſteur de Papin , faire avec des os ,
matière de pur rebut pour l'ordinaire , &
une dépenfe d'ailleurs très-modique , une
quantité de bouillons & de gelées fuffifantes
pour la nourriture d'un grand nombre
de pauvres ; & paffant de cet avanta
F vj
132 MERCURE DE FRANCE.
ge particulier, au bien général , que produiroit
cette opération ; il ajouta , que
vû la quantité immenfe des os qui ſe
perdent dans les grandes villes , on pourroit
en faire des tablettes , qu'il feroit facile
de conferver , & qu'on tranfporteroit
au befoin dans toutes les parties où
leur reffource feroit néceffaire.
Nous nous appliquâmes dès - lors à mertre
én pratique les vues théoriques de notre
Académicien , & pour ne pas paroître
vouloir enlever à d'autres les louanges
& l'eftime qui leur font dues pour les
tentatives qu'ils ont faites dans le même
genre , nous avouons avec fincérité , que
nous fumes inftruits par M. l'Abbé Nollet,
des premiers effais de M. Marefcot Chanoine
de l'Eglife de Rouen ; nous nous
adreffâmes à lui tant pour fçavoir la manière
dont il opéroit , que pour nous
informer des raifons qui l'avoient engagé
à difcontinuer fes opérations & a
n'en point faire part au Public.
La générofité de M. Marefcot , le porta
à nous envoyer non feulement an
précis de fes opérations , mais encore fon
Digefteur qu'il nous a enfuite cédé.
Nous avons appris depuis par une Lettre
de M. Voegeon Membre de l'Académie
de Rouen , que c'étoit lui qui en
JUILLET. 1759. 133
1753 , avoit fait l'eflai des bouillons d'os
& qu'il avoit engagé M. Marefcot , alors
Curé à fe prêter à cette opération en faveur
des pauvres de fa Paroife.
Cependant ces premiers effais n'avoient
eu aucune fuite , on n'avoit point cu
l'idée des tablettes, le filence qui a rég é,
jufqu'à cette heure fur cette partie en eft
une preuve fuffifante.
Lorfque par des expériences réitérées ,
nous avons été convaincus & de la folidité
de la théorie , & des grands avantages
de l'exécution , nous avons cru que
de pareilles obfervations étoient dignes
de fixer l'attention des Miniftres , elles
leur ont été communiquées & l'approbation
dont le Minitre a honoré nos travaux
en excitant notre reconnoiffance ,
nous a fait redoubler nos efforts.
Enhardi par cette première démarche
& plus encore par les fuccès de nos
opérations tant fur les bouillons que fur
les tablettes , nous nous fommes enfin
déterminé à les annoncer au Public & à
exciter tous nos compatriotes à profiter
d'un ufage oeconomique dont l'utilité nous
a paru démontrée.
Nous avourons avec confiance que les
bouillons & gelées d'os préparés dans le
Digefteur , & plus encore les tablettes
134 MERCURE DE FRANCE.
qui en feront extraites peuvent être employées
avec fuccès & une dépenſe trèsmodique
, à la fubfiftance des pauvres ,
tant dans les villes que dans fes campagnes
les plus éloignées , au foulagement
des malades & même à des ufages
bien plus étendus foit pour les Armées
foit pour la Marine.
Nos expériences ne nous permettent
point d'en douter , & M. de Baillanvilfers
Intendant de cette Province , qui
nous a lui- même aidés & encouragés dans
nos opérations a été témoin de la facilité
avec laquelle nous avons fourni prefque
fubitement la foupe à un nombre
très- confidérable d'Ouvriers au moyen
des tablettes extraites par M. Ozi notre
affocié , qui s'eft chargé de cette manipulation,
Quant à la modicité du prix , une pinte
de bouillon ne reviendra pas à fix deniers.
La manipulation des tablettes exigeant
plus de foin & un pea plus de dépenfe ,
leur prix augmentera à proportion , de
manière cependant que fur cette grande
quantité la différence deviendroit trèspeu
confidérable.
Pourroit on ne pas adopter un ufage
qui à fi peu de frais rendra de fi grands
fervices à l'humanité 2
man
JUILLET. 1759. 135
La feule vue du bien public a engagé
notre Société Littéraire à tenter les opérations
fur le Digefteur ; ce même motif
la portée à les rendre publiques, & quoique
par cette démarche elle croie avoir
fatisfait à fes. devoirs , elle continuera
toujours avec le même zèle à s'occuper du
foin de leur perfection.
HYDRAULIQUE.
EXTRAIT du Mémoire de M. Deparcieux
lû dans la dernière Affemblée publique
de l'Académie des Sciences , fur la
pofition des aubes des roues mues par
le courant des grandes rivieres , comme:
des Moulins far bateaux , des Moulins
pendans ; des Pompes du Pont Notre-
Dame , de la Samaritaine & c.
ON fent affez que le fujet de ce Mémoire
doit être des plus intéreffant pour
l'Architecture Hydraulique , à laquelle
cet Académicien s'applique particulièrement.
M. D. fit voir, par le raiſonnement,
par les expériences qu'il a rapportées ,
que les aubes en prolongement de rayon ,
qu'on a cru jufqu'à préfent être les plus
&
136 MERCURE DE FRANCE.
1
avantageufes , le font beaucoup moins
que les aubes inclinées aux rayons ; mais
cette inclinaifon n'eft pas la même pour
tous les courans ; elle doit être plus ou
moins grande , dans les courans de vireffe
différente , fuivant que la roue aura plus
ou moins d'aubes , & qu'elle fera plus
ou moins plongée dans le courant ; &
encore fuivant que le diamettre de la
roue fera plus ou moins grand.
La roue dont M. D. s'eft fervi pour
faire fes expériences étoit exposée aux
yeux de l'Affemblée , elle eft telle que
les aubes font attachées en charniere
par leur extrémité extérieure , afin que
le diamettre de la roue refte toujours
le même , foit qu'on incline les aubes ,
foit qu'on les difpofe en prolongement
de ravon. Ces a bes fe meuvent toutes
à la fois , & on peut leur donner telle
inclinaifon qu'on veut ; l'arbre de la roue
fert de treuil pour enlever des poids plus
ou moins lourds , fuivant l'expérience
qu'on veut faire , & felon que le courant
eft plus ou moins rapide ; & on juge
du plus d'avantage par le plus de viteſſe
que la roue prend par une pofition d'aubes
que par une autre, le treuil reftant
chargé du même poids pour toutes les pofitions
qu'on juge à propos de donner aux
aubes.
JUILLET. 1959: 137
M. D. ne donne pas les réſultats des
expériences qu'il a rapportées comme pouvant
fervir de régle en aucun cas , il ne
les donne que pour faire voir que l'expérience
eft d'accord avec fon raifonnement,
& pour avertir , en attendant qu'on
faffe les expériences plus en grand , qu'il
y a beaucoup à gagner à incliner les aubes
aux rayons , ou bien de les appliquer
contre les rayons mêmes , comme elles
le font à toutes ces fortes de roues ; &
juſqu'à ce qu'on donne des régles fures
pour tous les cas , fondées fur des expériences
faites avec foin , M. D. exhorte
ceux qui ont des machines à établir dans
le courant de quelque grande riviere ,
à faire eux-mêmes les expériences le plus
en grand qu'ils pourront , pour connoître
F'inclinaifon qui conviendra le mieux au
courant de leur riviere.
M. D. a encore raporté deux expériences
affez importantes pour le Sujet , puifqu'elles
font connoître deux erreurs dans
lefquelles on étoit ; l'une , eft qu'on a
toujours cru que le plus grand effort de
l'eau contre les aubes d'une roue , difpofces
en prolongement de rayon , étoit
dans l'inftant où une aube eft d'aplomb ,
ou perpendiculaire au curant ; l'expé
rience prouve le contraire.
138 MERCURE DE FRANCE.
La roue étant réduite à fix aubes , difpofées
en rayon , & étant plongées de
la moitié du rayon , M. D. a augmenté
le poids que le treuil enlevoit , jufqu'à ce
que la roue ait ceffé de tourner ne pouvant
plus l'enlever, elle s'eſt arrêtée ayant
deux aubes également plongées ou à- peuprès.
Si M. D. menoit la roue avec la
main , pour mettre une aube perpendi
laire au courant , le poids la ramenoit à
fa première fituation dès que la main
la quittoit , ce qui prouve que l'inſtant
où une aube eft perpendiculaire au courant
, n'eft pas celui où la roue reçoit le
plus grand effort , car fi c'étoit celui -là ,
l'aube auroit paffé outre quand elle étoit
d'aplomb , ou la roue ne fe feroit point
arrêtée dans une autre fituation ; l'autre
expérience , dont nous ne ferons aucun
détail , prouve de la manière la plus convaincante
, que quand une roue à plufieurs
aubes plongées à la fois dans le
courant , celles d'aval reçoivent toujours
quelqu'effort de la part du courant , quoique
celle d'amon paroiffent devoir en
intercepter toute l'action , d'où l'on pou--
voit conclure , ce que l'expérience a encore
confirmé , qu'une roue à douze
aubes , autant plongée dans le courant
qu'une roue à fix aubes , ( les aubes étant
JUILLET. 1759. 139
égales , ) reçoit un plus grand effort que
celle à fix aubes. Tout cela avoit d'autant
plus befoin d'être prouvé par l'expérience
que le contraire étoit écrit & paffoit pour
démontré.
On peut juger par cet extrait de la précifion
des expériences de M. D. pour les
machines en général qui font dans le
courant des grandes rivieres , & en particulier
de l'avantage qu'on en peut retirer
pour les Pompes de la Samaritaine
& du Pont Notre- Dame pour leur faire
élever plus d'eau qu'elles ne font , dont
Paris a grand befoin , comme on peut le
conclure du nombre confidérable de chatettes
qui vont chercher l'eau à la riviere
, avec des tonneaux , pour l'aller
vendre dans les fauxbourg & quartiers:
éloignés.
Ce Mémoire n'eft proprement qu'une
fuite d'un autre fur la même matière ,
que M. D. lut à l'Affemblée publique de
Pâques 1753 on en peut voir l'extrait
dans le fecond volume du Mercure de
Juin de ladite année .
140 MERCURE DE FRANCE .
ASTRONOMIE.
SUITE de l'apparition de la Comète
de 1758 & 1682 , dont il eft parlé
à la page 181 du fecond Mercure d'Avril.
Par M. LE MONNIER , de
l'Académie des Sciences.
LE temps du paffage de la Comète
par fon périhélie , fur lequel étoit fondée
l'éphémeride dont on a donné un abrégé
pour lors , a été fuppofé le 10 Mars ;
mais des Obfervations plus exactes l'ont
enfin conftaté plus exactement le 13
Mai à quatre heures du foir. Il faut en
diftinguer la première apparition vers
Nocl de l'année 1758. Le pèrihélie eft
l'inftant auquel cette Comète a paffé le
plus près du Soleil , & non pas celui de
la première apparition , qui a précédé
d'environ deux mois fa conjonction au
Soleil , ou fa diftance périhélie. Enfin la
Comète a paru le premier Mai vers le
Sud, prefqu'auffi groffe que l'étoile Sirius
de la gueule du grand chien.
Cette Comète defcend , comme l'on
fçait , depuis très longtemps entre les
orbites de Mercure & de Vénus. Newton, /
-
JUILLET. 1759 : 141
page
d'après le calcul de Halley , dit à la
524 ( de la dern. édit. du Liv. des Principes
Philofophiques ) qu'en 1607 elle a
deſcendu preſqu'à la moitié de la diftance
qui fe trouve entre la terre & le
foleil ; fçavoir , 58 parties , dont le
rayon de l'orbe annuel eft 100 , & en
1682 de 58. Il dit encore que fi fa révolution
n'étoit que de 75 ans , temps
écoulé entre les deux apparitions dont il
parle , le grand axe de fon ellipfe feroit
à l'axe de l'orbite de la terre , environ
comme 200 à 10 , & non pas à l'unité *,
ou plus exactement comme 17 à 1 : ce
qui donne le rapport du grand axe au
petit axe comme 178 à 46 .
Ainfi l'on voit que Saturne étant éloigné
du Soleil d'environ dix fois la diſtance
qu'il y a de la terre au foleil , cette Comète
doit l'être bien davantage dans fon
aphélie , & que cette distance s'accroît
jufqu'à 35 fois.
Voilà les dimenfions connues de l'orbire
de cette Cométe , avant qu'Halley
eût repris ſon travail , & qu'il eût achevé
fes calculs immenfes , pour prédire plus
exactement fon mouvement apparent
dans un orbe qui n'eft plus fuppofe parabolique
, comme on l'avoit généralement
*Faute qui s'étoit gliffée dans le fecond Merc. d'Avril
142 MERCURE DE FRANCE.
adopté pour toutes les Cométes qui
avoient été obfervées : c'étoit Forbite
parabolique qu'il falloit fuppofer avant
d'en connoître la période , ce qui en
abrégeoit les longs calculs : car nul Mathématicien
n'a été juſqu'ici en état de
prédire la durée d'une période dans un
orbite elliptique , que d'après les obfervations
antérieures . Celle- ci ayant paru
employer à peu de chofe près les mêmes
intervalles de temps , fçavoir d'environ
75 ou 76 ans , l'on en a conclu la période
moyenne
, & enfuite Halley a re
cherché fi la Cométe vue en 1682 , devoit
allonger un peu fa période , & il a
prouvé qu'en effet elle reparoîtroit fur
la fin de 1758 ou le commencement de
1759.
L'événement a juftifié fa prédiction
beaucoup mieux que celle qui fe trompe
d'un mois au moins fur la différence de
la plus longue à la plus courte période.
Halley n'a pas à la vérité publié fon
analyfe , n'ayant , comme l'on fçait, qu'une
méthode d'approximation pour calcu
ler combien l'action de Jupiter devoit
allonger cette période : mais il n'y a au
cun Mathématicien connu qui ait effayé
jufqu'ici d'en publier .
Ceux qui citent un Mémoire lû à la
JUILLET. 1759. 343
rentrée publique de l'Académie , du mois
de Novembre 1758 , n'ont jamais cité
qu'un difcours fans analyfe , lequel n'a
pas même été relu ni examiné felon l'ufage
dans les féances particulières de l'Académie
on y trouve même des faits
hiftoriques aifés à réfuter.
On ne doute pas que la méthode d'ap
proximation n'ait fait dans les derniers.
temps un progrès confidérable , ou du
moins que dans un temps où M. Eller
publie fucceffivement toutes les méthodes
analytiques dont il eft l'inventeur ,
l'on ne puiffe produire au jour des calculs
d'approximation plus fatisfaifants
que n'ont fait jufqu'ici quelques Anglois
contemporains de Newton. Ce grand Phi 、
lofophe lui- même n'a pas jugé par cette
taifon devoir entrer dans des détails ; mais
il avoit tant d'adreffe , & attaquoit par
tant de moyens différens la queftion qu'il
fe propofoit de réfoudre à l'aide des méthodes
d'approximation , qu'il ne s'eft
nullement égaré ni dans la recherche du
mouvement de l'époque de la Lune , ni
dans la recherche de la figure de la Terre.
Affurément Neuwton n'a jamais réfolu
ces deux problêmes , & cependant il net
doutoit nullement que la terre n'eût la
figure qu'on lui a trouvée depuis ; &
144 MERCURE DE FRANCE.
quant à l'époque de la Lune il étoit bien
éloigné de croire que l'infuffifance de la
méthode d'approximation donnât occafion
à ceux qui n'ont pu réfoudre le même
problême en 1746 , d'attaquer la loi générale
de la gravitation , & de prétendre ,
comme cela fe divulgua pour lors ici avec
tant de chaleur , avoir renverfé le ſyſtême
Newtonien .
M. Machin avoit pourtant dès-lors réfolu
le Problême du mouvement de l'apogée
, comme me l'affura Benjamin
Robins en 1748 , étant à Londres , de
forte qu'il a bientôt fallu changer de
difcours dans ce Pays - ci .
On va faire paroître enfin ici en François
, à la fuite de fes Tables , le Traité fi
curieux de Halley , qui a pour titre :
De motu Cometarum in orbibus ellipticis.
Newton , avant que de réfoudre le fameux
Problême des Cométes , & d'en
trouver la trajectoire , s'en eft occupé
près de vingt ans , & il a même été obligé
d'en faire des obfervations pour
convaincre lui- même de la route que
les corps célestes doivent tenir.
par
fe
La Cométe de 1664 & 1665 l'occupa
fingulièrement , & il fe plaint d'y avoir
employé des machines inférieures à ce
qu'il defiroit pour cette recherche. Micrometro
JUILLET. 1759. 145
trometro , dit- il , parum affabre confeão
ufusfum. Depuis , en 1680 , lorfque la fameufe
Cométe defcendit prefque directement
fur le Soleil , & qu'elle fut apperçue
, felon lui , dans les deux branches
de fon orbite , ( les Aftronomes n'en
voulant pas convenir ) fçavoir , avant &
après le paffage par le périhélie , Newton ,
dis je , fuivit fon cours avec une attention
toute particuliere , principalement
vers la fin de fon apparition. Les manoeu
vres aftronomiques ufitées , lui parurent
dans les derniers momens trop groffières,
& il imagina un moyen différent , le feul
qui foit en ufage aujourd'hui pour fixer
irrévocablement le paffage d'une Cométe
lorfqu'elle paroît fe rallentir ; c'eſtà-
dire , en traçant fon mouvement appatent
parmi les plus petites étoiles.
left à fouhaiter que ceux qui habitent
les climats où le Ciel eft le plus ferein ,
ayent fuivi de la même maniere la Cométe
pendant le mois de Juin parmi les
étoiles du Sextant , c'eſt-à-dire , un peu
au deffous du Lion , où l'on ne doit ceffer
de l'appercevoir que vers la fin de Juillet.
1. Vol. G
146 MERCURE DE FRANCË:
LETTRE
DE M. DE L'ISLE , de l'Académie
Royale des Sciences , &c. A l'Auteur
du Mercure , fur le retour de la Comète
de 1682 , contenant les premières Obfervations
qui en ont été faites à Paris ,
avec l'explication de la méthode dont
on s'eft fervi pour la découvrir.
Lue dans l'Académie des Sciences le 5 & 9 Mai
CE
1759.
E titre , comme vous voyez , Monfieur
, n'annonce pas des prédictions vagues
du retour de cette Cométe , comme on a
été obligé de s'en contenter jufqu'ici faute
de mieux ; mais il annonce la découverte
même qui en a été faite à Paris dans
l'Obfervatoire de la Marine qui eſt à l'Hôtel
de Clugny , avec la méthode qu'on a
employée pour y réuffir & qui peut fervir
de modèle quand on aura befoin de prédire
une autre fois quelqu'autre Cométe
dont on ignoreroit le temps précis du retour
, & parconféquent l'endroit du Ciel
où il la faudroit chercher. M. Halley, premier
Auteur de la prédiction du retour
de cette Cométe de 1682 , nous avoit
JUILLET. 1759. 147
laiffés dans l'incertitude du temps précis
qu'elle devoit reparcître , quoiqu'il ait été
auffi le premier qui ait fait remarquer les
caufes générales & particulières des dérangemens
que cette Cométe pouvoit fouffrir
dans fes différentes apparitions qui en
devoient retarder où accélérer le refour :
cette incertitude du temps précis de fon
arrivée au périhélie, n'a pu être furmontée
par les Aftronomes impatiens de revoir
cette Cométe & de l'obferver , qu'en faifant
différentes fuppofitions arbitraires
du temps qu'elle pafferoit par fon périhélie
: ce qui devoit lui donner autant de dif.
férentes routes entre , lefquelles il reftoit
toujours la même incertitude de fçavoir fur
laquelle de ces routes on la devoit cher
cher pour y diriger des lunettes , fi on eût
fouhaité l'appercevoir auffi- tôt qu'elle auroit
pû paroître à la lunette longtemps
avant qu'elle ait commencé à fe rendre
viſible aux yeux fans lunette ; ce qui n'auroit
pas demandé d'art , mais qui auroit
été ſujet à pluſieurs inconvéniens .
Parmi les curieux qui fe font appliqués
avec méthode à cette recherche , l'on peut
mettre d'abord le fçavant Mathématicien
& Aftronome Hollandois M. Dirk Klin-
Kemberg, ci- devant Membre de la Société
de Gens de Lettres de Harlem , à préfent
G ij
448 MERCURE DE FRANCE.
Secrétaire du Magiftrat d'Amfterdam . Cet
habile homme , pour fe préparer au retour
de la Cométe de 1682 , s'eſt donné la
peine de calculer les principaux points de
quatorze routes différentes dans autant de
différentes fuppofitions du paffage de la
Cométe par fon périhélie , preſque de mois
en mois , entre le 19 Juin 1757 & le 15
Mai 1758. C'eft auffi à- pcu- près de la
même manière que s'y font pris Meffieurs
de la Lande & Pingré dans les calculs
qu'ils viennent de nous donner dans les
Mémoires de Trévoux du mois d'Avril
1759, première & feconde Partie , avec
cette différence que ces derniers dans leurs
fuppofitions abitraires ont pris des limites
plus refferrées & plus approchées de la détermination
de M. Clairaut, qui a fixé l'arrivée
de la Cométe en queftion vers le
milieu du mois d'Avril , avec la reſtriction
cependant qu'il pourroit bien y avoir un
mois d'incertitude à caufe des petites quantités
négligées dans les méthodes d'aproximation
dont il a été obligé de fe
fervir dans fes calculs,
Pour moi , ayant été curieux d'appercevoir
cette fameufe Cométe à fon retour
auffi - tôt qu'elle pouvoit être apperçue
par des lunettes ou télescopes
avant d'être visible à la vûe fimple , j'ai
JUILLET. 1759.
149
penfé qu'il falloit m'y prendre d'une autre
manière que je viens de dire pour fçavoir
le lieu du Ciel où je la devois chercher
ou la faire chercher par M. Meſſier
mon aide dans les Obfervations Aftronomiques
. Pour cela j'ai confidéré qu'il n'étoit
pas queftion de connoître fon lieu
dans tout fon cours , mais qu'il fuffifoit
de le fçavoir au moment qu'elle devoit
commencer à paroître , parce que l'ayant
trouvée une fois , l'on pouvoit la fuivre
par les obfervations & le calcul pendant
tout le refte de fon apparition.
Pour trouver cette Cométe dès le commencement
de fon apparition , j'ai confidéré
qu'elle ne pouvoit commencer à
paroître , tant à la vûe fimple qu'aux lunettes
, qu'un certain nombre de jours
avant de paffer par fon périhélie , lorſque
fa lumière empruntée du Soleil auroit été
affez forte pour la faire appercevoir de
la terre ; ce qui ne fe pouvoit connoître
que par l'expérience des précédentes apparitions.
Ayant confulté les obſervations ,
j'ai trouvé que dans l'année 1531 , cette
Cométe n'a commencé d'être apperçue
que 18 jours avant de paffer par fon périhélie
: l'on n'a point marqué de quelle
goffeur elle étoit alors , ni ce qui la fait
reconnoître pour une Cométe : l'on fçait
G iij
150 MERCURE DE FRANCE.
feulement que 6 jours après , fa quenë pa
roiffoit longue de 15 degrés. *
*
La Cométe de 1607 a commencé à
paroître 33 jours avant que d'arriver à
fon périhélie. Je n'ai pû apprendre quelle
étoit fa groffeur & fa figure le premier
jour qu'on l'a vue ; je fçai feulement que
trois jours après elle paroiffoit avoir une
queue fort courte ; fa tête n'étoit pas alors
bien ronde ** ; & quoique plus grande que
les étoiles de la première grandeur , elle étoit
d'une couleur pâle & foible; d'où l'on pour
roit croire que tout au plutôt cetteCométe
auroit pû paroître 35 jours avant fon paf
fage au périhélie fi on l'eût cherchée avec
des lunettes dans l'endroit du Ciel où elle
étoit ; mais les lunettes n'étoient pas en
core inventées & l'on n'attendoit pas cette
Cométe .
La Cométe de 1682 a commencé à
paroître à la vûe fimple 24 jours avant
que d'arriver à fon périhélie , & lorſqu'on
a commencé à l'appercevoir elle étoit blan
châtre & fans queue ; ainfi l'on peut conjecturer
qu'elle auroit pû paroître un mois
environ avant fon périhélie , fi on l'eût
cherchée avec des lunettes dans l'endroit
où elle étoit.
*
Appiani, Aftronomicum Cæfareum .
** Hevelii , Cofmograph. p . 871 .
JUILLET. 1759. 151
Voyant donc , fuivant ce que je viens
de dire , que la Cométe pourroit paroître
un mois environ avant de paffer par fon
périhélie ,, pour déterminer le lieu où elle
devoit commencer à paroître , quoique
j'ignoraffe le temps qu'elle devoit paffer
par fon périhélie , j'ai pensé qu'il n'y
avoit que deux fuppofitions à faire , l'une
qu'elle pouvoit commencer à paroître 35
jours avant fon périhélie , & l'autre , 25
jours feulement. L'on va voir comment je
me fuis fervi de ces deux fuppofitions
pour indiquer les lieux du Ciel où elle a
dû paroître & cela dans quelques temps
de l'année que ce fût, durant même le cours
de plufieurs années .
Suppofant donc que la Cométe puiſſe
paroître 35 jours avant que de paffer par
fon périhélie , on voit ailément que l'on
peut déterminer le lieu du Ciel où elle
doit paroître chaque jour donné : car l'orbite
réelle de la Cométe étant fuppofée
fixe dans les espaces céleftes , de même
que le point de fon périhélie , fi l'on cherche
fur cette orbite le point où la Cométe
doit fe trouver à la diftance de 35
jours de fon périhélie , avant que d'y ar
river , ce point fera auffi déterminé , &
par conféquent il n'y aura plus que la différente
fituation de la terre fur fon or-
Giv
152 MERCURE DE FRANCE.
bite qui doive faire changer le lieu apparent
de la Cométe parmi les étoiles fixes : or
le lieu de la terre fur fon orbite eſt toujours
connu pour chaque temps propofé
que ce foit. Donc l'on pourra déterminer
pour chaque jour donné le point du Ciel
où doit répondre la Cométe vûe de la
terre , dans la fuppofition que cette Cométe
foit à la diftance de 35 jours de
fon périhélie. L'on en doit dire autant de
la feconde fuppofition que la Cométe commence
à paroître 25 jours avant que de
paffer par fon périhélie .
Ayant fait les calculs néceffaires pour
connoître les longitudes & latitudes apparentes
de la Cométe pour tous les jours
de l'année , ou au moins fix fois par mois
fçavoir le 1 , 5 , 10 , 15 , 20 & 25 de chaque
mois dans chacune des deux ſuppofitions
que j'avois faites , j'en ai dreffé
la table que j'ai annoncée dans les Mémoires
de Trévoux du mois de Novembre
1757 , p . 2689. Je me fuis auffi fervi
de cette table pour marquer fur une Carte
célefte toutes ces pofitions , lefquelles
ont formé deux eſpèces d'ovales , l'une
plus grande que l'autre. La plus petite
convenoit à la fuppofition que la Cométe
ait pû commencer à paroître 35 jours avant
fon périhélie ; & la plus grande ovale , à
la fuppofition de 25 jours.
JUILLET. 1759. 153
L'on apperçoit aisément l'ufage de ces
deux ovales : car fi l'on imagine par les
points des mêmes jours , pris far ces deux
ovales , des petits arcs de cercle indéfiniment
étendus de part & d'autre , ce devoit
être fur ces arcs qu'il falloit chercher chaque
jour la Cométe ; & l'on devoit néceffairement
l'y trouver à quelque distance
que ce foit du périhélie qu'elle le fût trouvée
lorsqu'elle eut commencé à paroître ;
& même auffitôt qu'elle y eût paru , on
pouvoit reconnoître par le point de ces
arcs où elle auroit répondu , le jour qu'elle
devoit paffer par fon périhélie : la raifon
en eft évidente ; puifque fur chacun de ces
arcs it y a deux points qui répondent à
la distance du périhélie , l'un de 25 &
Pautre de 35 jours . Il devoit donc s'enfuivre
qu'en comparant ces deux points aver:
celui où la Cométe auroit paru , on pou
voit ailément juger de combien ce devoit
être plutôt ou plus tard que 25 ou 35
jours avant le périhélie , que la Cométe
auroit commencé à paroître , & par confequent
le jour quelle devoit paffer par
fon périhélie après fa première décou
Verte.
Dans tout ce que j'ai ditjufqu'ici , je ne
confidérois que le temps & le lieu de la
première apparition de notre Cométe
GY
154 MERCURE DE FRANCE.
mais j'ai vû que je pourvois encore détermi
ner par la même Carte la direction qu'elle
devoit avoir dans le commencement defon
apparition & la viteffe de fon mouvement
apparent dans l'intervalle de dix jours ;
qu'il ne falloit pour cela qu'imaginer de
tel jour qu'on auroit voulu , comme du
premier Novembre , pris fur la petite ovale
( qui répond à 35 jours avant le périhélie )
imaginer dis- je , de ce point, & par le point
de 10 jours après, ou par le point du 10 Nov.
(pris fur l'autre ovale)unarc de cercle tracé:
cet arc auroit dû montrer la direction du
mouvement apparent de la Cométe & en
mefurer la viteffe pendant ces 10 jours ,
ce qui eft évident : car fi par hafard la
Cométe eût commencé à paroître le premier
Novembre au point du Ciel marqué
fur la Carte célefte pour le premier Novembre
fur l'ovále répondante à 35 jours
avant le périhélie , ç'auroit été une marque
que 35 jours après le premier Novembre
, c'eft- à- dire les Décembre , la
Cométe auroit dû paffer par fon périhélie :
& comme 10 jours après cette première
découverte , c'est-à - dire le 10 Novembre ,
elle ne devoit plus être éloignée de fon
périhélié que de 25 jours , elle auroit donc
dû fe trouver fur le point de la plus grande
ovale qui auroit répondu au 10 No.
JUILLET. 1759. 159
*
vembre. Ainfi l'arc de cercle mené du point
du premier Novembre fur la petite ovale
au point du 16 Novembre fur la grande
ovale , auroit dû montrer le mouvement
de la Cométe , tant dans fa direction que
dans fa viteffe , dans l'intervalle des 10
jours que j'ai pris pour exemple.
Si la Cométe dans le premier jour de
fon apparition n'eût pas tombé fur l'arc
tracé pour ce jour là par les deux points
du même jour , pris fur les deux ovales ,
ç'auroit été une marque ou que les points
auroient été mal placés , ou qu'il y auroit
eu quelque changement dans le mouvement
de la Cométe depuis fa dernière
apparition ; ou enfin cela auroit på venir
de ce que ç'auroit été une nouvelle Cométe
inattendue qui fe feroit trouvée par hafard
aux environs du lieu où auroit pû paroître
la Cométe prédite par M. Halley :
fur quoi il faut remarquer 1.° Que je n'avois
pas calculé rigoureufement les pofitions
de ma table , qui ont enfuite fervi
à les marquer fur la Carte aux jours
donnés ; je ne les ai conclues en partie
que par des opérations méchaniques , qui
m'ont paru fuffifantes pour indiquer àpeu-
près les lieux du Ciel où l'on devoit
chercher la Cométe chaque jour , & non
pas pour prédire exactement ces lieux à
G vj
156 MERCURE DE FRANCE.
plufieurs minutes près ; mais je m'étois
réfervé auffi- tôt que la Cométe auroit pa
ru & auroit été obfervée exactement , de
calculer pour le temps de chaque obfervation
fa pofition exacte fuivant les élémens
de la Cométe de 1682 , afin de
reconnoître les changemens qui y feroient
arrivés depuis l'apparition de 1682 , &
dans quels élémens ces changemens feroient
arrivés..
Voilà quels ont été mes préparatifs
pour connoître le lieu du Ciel où la Cométe
prédite par M. Halley devoit commencer
à paroître , & M. Meffier , qui
m'a été donné pour aide dans les Obfervations
Aftronomiques qui fe font dans
l'Obfervatoire de la Marine à l'Hôtel de
Clugny , s'eft donné la peine dela chercher
dans les lieux marqués fur la Carte
élefte , & cela pendant plus d'une année
& demie , toutes les fois que le Ciel a été
favorable : comme il y employoit le téleſcope
Newtonien de 4 pieds de longueur
, avec lequel il avoit obfervé & fuivi
Ja petite Comète de l'année dernière , jufqu'au
2 Novembre , lorfqu'elle étoit éloignée
du Soleil de plus de deux fois & demi
la diftance qu'il y a du Soleil à la terre ,
quatre mois & demi environ après avoir
paffé fon périhélie , il efpéroit de pouvois
JUILLET. 1759. 157
appercevoir celle que l'on attendoit auflitôt
qu'elle auroit pu paroître dans l'endroit
marqué fur la Carte , & cela en promenant
le télescope dans les environs .
M. Meffier a été récompenfé de fa peine
ayant eu le bonheur de découvrir cette
Louvelle Cométe dès le 21 Janvier de la
préſente année , 48 jours avant qu'elle
arrivât à ſon périhélie , étant alors éloignée
du Soleil un peu plus que cet aſtre
n'eſt éloigné de la terre : la diſtance de la
Cométe à la terre étoit d'une fois & demi
la même diſtance du Soleil àla terre ; elle
Be paroiffoit alors que comme une lumière
extrêmement foible , également étendue
en rond autour d'un point lumineux qui
en étoit le noyau. La Cométe dans cette
première apparition , répondoit à peu- près
à l'endroit du Ciel où la Carte montroit
qu'elle devoit commencer à paroître le 2 1
Janvier. C'étoit dans la conftellation des
Poiffons , ou plus exactement dans le ventre
du précédent des deux Poiffons qui
compofent cette conftellation.
Il y avoit long- temps , comme j'ai diť
ei-devant , que M. Meffier cherchoit cette
Cométe avec le télescope , & il lui a femblé
plufieurs fois l'avoir vûe ; mais c'étoient
toujours d'autres lumières comme
des nébuleuses , qui fe trouvens en plusi
158 MERCURE DE FRANCE .
grand nombre dans cette partie du Ciel ,
que l'on n'en a obfervé jufqu'ici : mais il eſt
facile de les diftinguer des Cométes après
l'obfervation de quelques jours , lorfqu'on
ne leur apperçoit point de mouvement
propre parmi les étoiles fixes qui les environnent
& qui les compofent quelquefois.
L'on fçait outre cela combien le Ciel de
Paris eft défavantageux aux obfervations
céleftes , furtout pendant l'hyver , c'eft cẽ
qui a fait que M. Meffier n'a pu trouver
affez de beau temps pour chercher la Cométe
auffi ſouvent qu'il auroit fouhaité
ni pour la découvrir plutôt que le 21 Janvier
, comme j'ai dit. Le Ciel , qui avoit
été extraordinairement couvert pendant
les mois de Novembre & de Décembre ,
ne commença à fe bien découvrir que le
21 Janvier. La journée fut très - belle , fans
nuages , de même que le foir . M. Meffier
en profita , & auffi- tôt que les étoiles pârent
paroître après le coucher du Soleil ,
il
parcourut avec fon télescope de 4 pieds
& demi les environs du Ciel où la Carte
marquoit que la Cométe devoit le trouver
, & après bien de la peine , il y reconnut
vers 7 heures du foir une lumière fem
blable à celle de la Cométe qu'il avoit
obfervée l'année dernière en Août , Septembre
& Octobre , jufqu'au commence,
1 :4
JUILLET. 1759. 159
ment de Novembre. Il deffina d'abord la
configuration que faifoit cette nouvelle
lumière avec les étoiles voisines , pour examiner
le lendemain fi elle auroit changé
de place. Cette lumière lui parut affez
étendue ; elle avoit à fon centre un noyau
ou une lumière beaucoup plus vive , ce qui
ne décidoit pas fi c'étoit une Cométe ou
non , y en ayant des nébuleufes au milieu
defquelles il y a de même une lumière plus
forte mais ce qui ne fe put pas décider
ce jour- là , le fut le lendemain 22 Janvier
à pareille heure , où il reconnut que la
lumière qu'il avoit commencé d'appercevoir
la veille , avoit bien fenfiblement
changé de place , fans qu'elle ait paru différente
de ce qu'elle étoit la veille : il put
auffi dès ce fecond jour obferver la fituation
du noyau de la Cométe avec une
petite étoile qui ne fe trouve pas dans le
catalogue ni fur les Cartes de Flamfteed ,
mais qui n'eft pas éloignée de l'étoile de
ces Cartes. M. Meffier eut beaucoup de
peine à déterminer la fituation de la Cométe
avec cette petite étoile , parce qu'il
falloit éclairer les fils du micromètre , dont
il fe fervoit , & que la moindre lumière
d'une bougie allumée faifoit difparoître
celle de la Cométe & de l'étoile qui étoit
extrêmement petite,
л
160 MERCURE DE FRANCE.
Toute la nuit du 22 au 23. Janvier con
tinua d'être belle & le Cict ferein , de
même que tout le jour du 23 , ce qui procura
à M. Meffier de revoir encore la Comète
pour la troifième fois le 23 au foir
vers 6 heures & demi : fon apparence étoit
la même que les deux jours précédens , fans
avoir augmenté de lumière. La Cométe
put être comparée ce foir là avec deux
étoiles , dont l'une eft du catalogue de
Flamsteed .
Le 24 Janvier au foir , le brouillard &
les vapeurs ne laifferent voir qu'avec peine
la Cométe au travers des nuages rares
dont le Ciel étoit couvert : il ne parut
rien de changé dans fa figure ; tout ce que
M. Meffier put faire pour marquer la fituation
, fut d'oblerver les différences d'azimuts
& de hauteur avec les deux étoiles
du Pégaze nommées Algenib & Markab.
Le 25 Janvier au foir , le Ciel ayant été
par intervalles plus découvert que la veille,
M. Meffier trouva la Comète augmentée
en lumière & fon noyau plus brillant
mais il n'y apperçut point encore de
queue. Suivant les calculs que l'on fit enfuite
, la Comète étoit ce foir éloignée de
fon périliélie de 44 jours . Elle parut ce foir
haute de 25 dégrés au- deffus de l'horifon ;
elle n'étoit alors entourée que de trèsJUILLET.
1759. 161
petites étoiles qui ne font point dans les
catalogues ni fur les Cartes de Flamsteed ,
avec quelques - unes deſquelles cependant
M. Meffier compara la Cométe. La Cométe
étoit affez visible pour être apperçue
ce foir-là avec une lanette ordinaire de
deux pieds , & même avec une autre d'un
pied feulement. Ce fut ce même foir que
je la vis moi- même pour la première fois ,
ayant laiffé le foin à M. Meffier de l'obferver
les jours précédens . La Cométe fe
voyoit encore par le télescope de 4 pieds
& demi à 7 heures 40 minutes , à la hauteur
de 13 dégrés un tiers.
Le 26 au foir , le Ciel couvert empêcha.
de voir la Cométe ; mais le 27 on put la
revoir un peu après 6 heures , à la hauteur
de 25 dégrés & demi , malgré quelques
vapeurs. On put auffi la comparer avec
deux étoiles , dont l'une eft marquée dans
le catalogue & fur les Cartes célestes de
Flamſteed . Les vapeurs de l'air au travers
defquelles la Cométe paroiffoit , empêchèrent
d'en eftimer l'augmentation de grandeur
ou de lumière.
Le 28 Janvier au foir , le Ciel fut affez
ferein , & la Comète parut à la hauteur de
26 dégrés 33 minutes ; mais un feu d'artifice
que l'on avoit tiré à l'Hôtel de Condé,
avoit tellement obſcurci l'air , M. , que
162 MERCURE DE FRANCE.
Meffier ne put juger de fa figure ni de fort
éclat : il put cependant la comparer avec
quelques étoiles , de même que les jours
précédens.
Le 29 & le 30 au foir , le Ciel a été trop
couvert pour laiffer appercevoir la Comète
; mais le 31 le Ciel s'étant un peu
éclairci , la Cométe parut dans quelques
intervalles de nuages rares , non pas affez
pour juger de fon augmentation ; mais
cependant affez pour la pouvoir comparer
avec deux étoiles , qui ne font point dans
le catalogue ni fur les Cartes de Flamſteed ,
mais qui étoient peu éloignées de l'étoile K
de la cinquieme grandeur de la conftellation
des Poiffons.
Le Février au foir , le Ciel étant devenu
parfaitement ferein , à 6 heures 45
minutes la Cométe commença à paroître
malgré la force du crépufcule & la lumière
de la Lune qui n'en étoit pas fort
éloignée ; la Cométe étoit alors élevée de
24 degrés 38 minutes . Cette circonſtance
n'empêcha pas de la comparer avec plufieurs
étoiles , dont une eft du Catalogue
de Flamsteed & marquée fur fes Cartes .
La pureté de l'air engagea M. Meffier ce
foir à mefurer le diamètre de la chevelure
de la Cométe avec le micromètre adapté
au télescope de 4 pieds & demi dont il
JUILLET. 1759. 165
fe fervoir , il le trouva de deux minutes un
quart ; il détermina auffi la groffeur du
noyau qui lui parut de 20 ſecondes , l'ayant
comparé avec l'épaiffeur d'un des fils du
micromètre qu'il mefura enfuite en parties
du micromètre. Le crépuscule étoit alors
d'une force à favorifer cette meſure .
Le 2 Février au foir les nuées empêchè .
rent de voir la Cométe , mais le 3 vers 7
heures le Ciel étant devenu affez ferein ,
la Cométe parut quoique foible à cauſe
du voifinage de l'horizon & de la Lune :
on put cependant la comparer encore ce
foir avec une petite étoile du Catalogue
de Flamsteed , qui eft la même avec laquelle
la Cométe a été comparée le premier
de ce mois.
Le 4 Février au foir , on fut auffi incommodé
de même que la veille par le
voifinage de la Cométe à l'horizon & la
grande lumière de la Lune : elle parut cependant
à la hauteur d'environ 16 degrés ;
mais trop foiblement pour pouvoir juger
de l'augmentation de fon éclat , on peut
cependant encore la comparer avec une
étoile du catalogue de Flamsteed quoiqu'avec
quelque incertitude à caufe des circonftances
que l'on vient de rapporter.
Depuis le 4 Février juſqu'au 11 , il fut
abfolument impoffible d'obferver, ni même
164 MERCURE DE FRANCE.
d'appercevoir la Cométe à caufe des nuages
dont cette partie du Ciel a été offuſquée
dans le temps que la Cométe devoit paroître
; mais ce dernier jour 11 Février, le
Ciel qui avoit été ferein pendant la journée
, ayant continué de l'être le foir , l'on
commença à revoir la Cométe un peu
après 6 heures un quart lorfquelle n'étoit
haute que de 10 degrés : elle ne parut pas
eependant affez diftinctement pour laiffer
juger de fon accroiffement. L'on fut enfuite.
incommodé par la hauteur des cheminées
des maifons qui bornoient l'horizon de
l'Obfervatoire de la Marine de ce côté là ,
ce qui empêcha de comparer la Cométe
avec les étoiles qui paroiffoient autour
d'elle avec le télescope de 4 pieds & demi ;
tout ce que l'on put faire fut de deffiner
la configuration de ces étoiles avec la
Cométe tant avec le télescope fufdit qu'avec
la petite lunette de 2 pieds , qui étoit
attachée au- deffus du télescope dans une
fituation parallele .
Le 12 Février, le Ciel qui avoit été couvert
une grande partie du jour , s'éclaircit
un peu le foir ; mais les vapeurs de l'horizon
dans lesquelles la Cométe fe trou
voit , empêchèrent de la comparer exactement
avec les étoiles voifines . La Cométe
même ne parut que pendant quelques miJUILLET.
1759. 165
nutes ayant été bientôt cachée par les cheminées
des maifons qui bornoient l'horizon
de ce côté là.
Le 13 Février , le Ciel fut entièrement
couvert toute la journée.
Le 14 au foir , le Ciel étant ferein , la
Cométe n'a pû être apperçue que près de
l'horifon à la hauteur de 6 degrés dans
cette fituation elle ne put être fuivie que
pendant quelques minutes s'étant bientôt
cachée fous des objets terreftres trop élevés
fur l'horifon dont on n'avoit pas pû
fe garantir on put cependant , dans le
court intervalle de temps qu'elle parut ,
oblerver à la hâte fa diſtance à l'égard d'une
petite étoile du catalogue de Flamsteed ;
ce fut la grande lumière du crépuscule qui
empêcha de découvrir la Cométe plutôt
que je ne viens de dire.
Le is M. Meffier ayant fait tranſporter
fon télescope Newtonien de 4 pieds
& demi dans le Jardin qui eft au-deffus
des bains de Julien l'Apoftat , appellé le
Palais des Thermes , qui eft de la dépendance
de l'Obfervatoire de la Marine ,
ayant vû qu'il pouvoit avoir fur ce Jardin
l'horizon plus libre que dans le petit Obfervatoire
dont je viens de parler , il y
chercha la Cométe ; mais quoique le Ciel
fut aſſez beau ce ſoir , l'horizon ſe trouva
486 MERCURE DE FRANCE.
trop chargé de vapeurs pour la laiffer appercevoir.
:
Il en arriva de même le 17 Février au
foir ; on ne put revoir la Cométe à cauſe
du grand crépuscule qui l'accompagna jufqu'auprès
de fon coucher ; de forte que
ça été le 14 Février au foir que la Cométe.
a été vûe pour la dernière fois quoiqu'elle
auroit pû être encore vifible auprès de
l'horifon les trois jours fuivans fans les
empêchemens dont on a parlé.
Le détail des obfervations que je viens
de rapporter est tiré du Journal de ces obſervations
, qui a été préſenté à l'Acadé
mie des Sciences par M. Meffier le 7 Avril
& qui a été paraphé par M. de Fouchy
Secréraire perpétuel de cette Académie .
·· Après que la Cométe eut ceffé d'être
vifible le foir en entrant dans les rayons
du Soleil , nous avons examiné la route
apparente qu'elle avoit tenue fuivant nos
plus exactes obfervations , ce qui nous fervit
à déterminer le temps & le lieu du
Ciel où elle devoit reparoître le matin à
la fortie des rayons du Soleil . Nous employâmes
pour cela une méthode fort
Gimple , qui m'eft particulière pour déterminer
le temps du périhélie , nous trou
vâmes que ce devoit être le 10 Mars vers
4 heures du foir, 48 jours après la première
JUILLET. 1759; 167
découverte de cette Cométe qui s'étoit
faite comme j'ai dit ci- devant le 21 Janvier
au foir. La méthode dont nous nous
fommes fervis pour déterminer le temps
du périhélie n'employe qu'une feule obfervation
de longitude & de latitude parce
que l'on fuppofe les autres élémens de
la théorie de cette Cométe connus d'ailleurs
nous les avons fuppofés précisément
les mêmes qu'en 1682. Mais comme nous
avions obfervé la fituation de la Cométe
affez exactement plufieurs jours différens ;
nous avons voulu effayer ce que donnoient
ces différentes obfervations pour connoître
jufqu'à quelle précision on pouvoit déterminer
le temps du périhélie par chacune.
En faifant ces calculs fur 8 obfervations
choifies entre le 22 Janvier & le 4
Février , nous avons été furpris de trouver
conftamment que les réfultats des premières
obfervations donnoient le temps
du périhélie toujours un peu plutôt que
les poftérieures ; ce qui nous a paru indiquer
que le mouvement vrai de cette Cométe
fur fon orbite auprès du périhélie
n'étoit pas précisément le même que celui
de la Cométe de 1682 ; mais qu'il étoit
un peu plus retardé en s'approchant du .
Soleil ; ou bien
que le lieu du périhélie
168 MERCURE DE FRANCE .
étoit moins avancé qu'en 1683 , parcé
que cette Cométe cft rétrogradée .
Nayant rien voulu décider ſur cela, nous
avons pris un milieu entre ce que nous
donnoient ces 8 obfervations en fixant
le temps du périhélie comme j'ai dit cidevant
au 10 Marsà 4 heures du foir , nous
réfervant après la difparition entière de la
Cométe & après avoir recueilli & comparé
toutes les obfervations qui s'en pourront
faire tant à l'Obfervatoire de la Marine
qu'ailleurs , nous réfervant , dis - je , de
rechercher la caufe des différences que je
'viens de rapporter dans le temps du périhélie
par nos feules obfervations , & d'examiner
fi le rallentiffement du mouvement
de la Cométe dans ce temps - là n'auroit
pas été caufé par l'action de la planète de
Vénus , dont la Cométe s'eft fort approchée
dans le temps de nos obfervations .
Ayant déterminé à peu- près , comme je
viens de dire , le temps du périhélie de
cette nouvelle Cométe par nos premières
obfervations faites avant le périhélie , il
nous a été aifé de calculer le refte du cours
de cette Cométe en fuppofant qu'elle ait
eu les autres élémens de celle de 1682 .
C'eft fur ces calculs que nous avons tracé
la route que cette Cométe devoit tenir
dans le refte de fon apparition, lorfqu'après
JUILLET. 1759." 169
fa fortie des rayons du Soleil elle pourroit
reparoître le matin : c'eſt cette route marquée
fur un planifphère céleste que nous
avons eu l'honneur de préfenter au Roi ,
avec ſon explication . Nous avons auſſi
tracé cette route fur une autre grande
Carte pour nous conduire dans la recherche
de cette Cométe , auffitôt qu'elle auroit
pû reparoître à fa fortie des rayons du
Soleil ; mais malheureuſement le Čiel qui
› a été couvert pendant prefque tout le mois
de Mars , ne s'eft découvert que le dernier
jour , ce qui ne nous a permis de revoir
cette Cométe après fa fortie des rayons du
Soleil , que le premier Avril , un peu avant
4 heures du matin , haute d'environ 2 degrés
fur l'horizon. Cette Cométe fut trouvée
d'abord avec le même télescope avec
lequel on avoit commencé à la découvrir
en Janvier & Février : elle paroiffoit alors
bien plus groffe & plus lumineufe qu'elle
n'avoit été vue au milieu de Février , auffi
n'avoit-elle paffé fon périhélie que depuis
15 à 16 jours : or l'on fçait que les Cométes
font beaucoup plus lumineufes après le
périhélie , qu'à même diftance avant le
périhélie.Outre cela , la Cométe après avoir
paffé fon périhélie , étoit une fois plus près
de la terre qu'elle n'en étoit le 14 Février,
lorfqu'on avoit ceffé de la voir le foir.
I. Vol. H
170 MERCURE DE FRANCE.
Quand l'on commença à revoir cette
Cométe le premier Avril , elle avoit une
queuë fort fenfible dont on ne put eftimer
toute la longueur à caufe du crépuscule
naiffant dans lequel elle paroiffoit , & qui
ne tarda pas à devenir confidérable : on
trouva la queue au moins d'un demi degré
d'étendue dans fa partie la plus lumineule ,
ce que l'on eftima par le champ du téleſcope,
qui occupe cette étendue , & que la queuë.
de la Cométe rempliffoit entièrement,
Le noyau étoit confidérable fans être terminé
, & excédoit en apparence les étoiles
de la premiere grandeur ; la couleur étoit
pâle , & reflembloit affez à celle de Vénus :
la queue , dans la partie qui enveloppoit
le noyau & qui alloit enfuite en diminuant,
avoit des couleurs rouges , & ces couleurs
étoient plus fenfibles vers les parties les
plus lumineufes de la queue. Le crépuscule
du matin , qui ne tarda pas à fe fortifier ,
fir bientôt difparoître ces apparences , &
enfuite la Cométe ; non pas cependant
fans avoir pu l'appercevoir à la vue fimple,
lorfqu'elle fut un peu dégagée des vapeurs
de l'horifon : dans ce court intervalle de
temps , l'on ne put preſque confidérer que
la figure de la Cométe avec le télescope :
l'on eut cependant encore le lotfir de com
parer la Cométe avec une étoile fixe qui
JUILLET. 1799. 171
# 1
ou étoit
précédo't la Cométe de 1 ' 17'
orientale au noyau de 19 ′ 45 ″ de degré
du parallèle , la Cométe fut auſſi eſtimée
méridionale à cette étoile d'environ 45
minutes de degré par le moyen du micromètre
placé dans le téletcope , mais cette
diftance prife à la hâre ne put être eftimée
qu'en gros , parce qu'elle égaloit l'étendue
du champ de la lunette . L'on n'a pas cependant
voulu omettre toutes ces circonſtances
, qui pouvoient ſervir à déterminer
à- peu-près le licu de la Cométe , le premier
jour de fon apparition , après ſa ſortie des
rayons du foleil , lorsque l'on auroit pu
reconnoître dans la fuite l'étoile avec laquelle
on l'avoit comparée .
Auffitôt que l'on eut reconnu cette
Comète au fo: tir des rayons du Soleil ,
nous jugeâmes qu'il étoit temps d'en donner
avis à quelques Aftronomes de l'Académie
, de crainte que fans cet avis ils ne
l'euffent laiffé échapper fans l'obferver ,
vû les circonftances où la Cométe fe trouvoit,&
qui devenoient de plus en plus d fficiles
: ayant jugé que les différentes routes
arbitraires fur lesquelles ils auroient pu
l'avoir cherchée , n'étoient pas fuffifantes
pour la leur faire appercevoir , à moins de
' y être conduits comme nous par quelquo
Hij
172 MERCURE DE FRANCE .
chofe de plus précis . M. Meffier alla donc
dès le même matin de la première découverte
de cette Cométe chez M. le Monnier
lui en donner avis . M.rs Pingré , de
la Lande , en furent auffi avertis de la
même manière ce même matin , lefquels
en répandirent bientôt la nouvelle à d'autres
, & leur procurèrent la fatisfaction
de trouver eux - mêmes cette Cométe le
lendemain matin 2 Avril , par un ciel
auffi favorable qu'il pouvoit l'être, ſurtout
à ceux qui avoient l'horifon bien libre. A
notre égard , nous nous étions précautionnés
pour jouir de l'avantage de voir la
Cométe auprès de l'horiſon ; nous avions
fait porter la veille nos inftrumens dans la
guérite du Collège des Jéfuites , où le Pere
de Merville , Profeffeur de Mathématiques,
fait les Obfervations *. La grande hauteur
de cette guérite procuroit un horizon bien
plus libre de tous côtés , qu'il ne l'eſt à
l'Obfervatoire de la marine.
* M. Meffier a été furpris de voir dans le rapport
qui a été fait dans la Gazette de France du
14 Avril , fur la découverte de cette Cométe , à
fa fortie des rayons du Soleil , le 1 Avril au
matin , que le Père de Merville , Profefleur de
Mathématiques , dont j'ai parlé ci- deffus , avoit
fait de concert avec lui cette première Obſervas
JUILLET. 1759. 173
Nous apperçumes auffi la Cométe le
2 Avril au matin un peu avant 4 heures ,
à la hauteur d'environ 4 degrés. Sa queuë
ne parut pas auffi fenfible ce matin qu'elle
avoit été la veille , foit que le crépuscule
fût plus confidérable ou qu'il régnât plus
de vapeurs à l'horizon , on ne put reconnoître
ſur la queuë les apparences qu'on y
avoit remarquées la veille ; on compara
dans le crépuscule le noyau de cette Cométe
avec une étoile fixe qui fe trouvoit
prefque dans fon parallele , leur différence
n'étant que de deux minutes trente- ſix ſecondes
dont la Cométe étoit méridionale
tion , comme elle appartient entièrement à M.
Meffier , le P. de Merville n'ayant vû la Comété
que le 7 à l'Obſervatoire ; voici une Lettre de ce
Ř. P. adreſſée à M. Meſſier , dans laquelle il déclare
n'avoir aucune part à cette première Obſervation
. ›› J'ai lû avec ſurpriſe dans la Gazette
» de France d'aujourd'hui , Monfieur , que le 1
» Avril au matin , nous avons obfervé de concert
» la Cométe à l'Obfervat . du Collège des Jéfuites :
» c'eſt une erreur de date contre laquelle l'exacte
»vérité m'oblige de réclamer. L'Obfervation du
» 1 Avril eſt uniquement de vous , & ce n'eſt que
» le 7 du mois que nous l'avons obſervée conjoin-
» tement , je le déclare , & vous ferez toujours le
»maître de faire tel ufage que vous jugerez à
»propos du préfent écrit.
ל כ
»Je fuis , &c. Signé MERVILLE.
» A Paris , 14 Avril 1759 :
Hiij
174 MERCURE DE FRANCE.
à l'étoile ; leur paſſage par un même cercle
horaire donna leur différence d'afcenfion
droite de 5 minutes 47 fecondes ou un
degré 26 minutes trois quarts du parallele
dont la Cométe étoit orientale à l'étoile ,
cette étoile étoit plus petite que celle avec
laque le la Cométe avoit été comparée
la velle.
Je ne rapporterai pas ici , Monfieur ,
la fuite de nos obfervations fur cette Cométe
depuis fa fortie des rayons du Soleil ,
je les ai envoyées aux Auteurs du Journal
des Sçavans , dans une de mes Lettres
du 18 Avril . Je n'ai eu deffein de publier
dans celle ci par le moyen de votre Mercure
, que l'hiftoire de nos premières obfervations
fur cette Cométe lorfqu'elle a
commencé à paroître le foir aux mois de
Janvier & de Février , jufqu'a fon entrée
dans les rayons du Soleil ; avec la méthode
que j'avois pratiquée pour la découvrir
dans le Ciel. Si dans le rapport abrégé
de nos obſervations , je n'ai pas marqué
la pofition exacte de la Cométe en longitude
& en latitude toutes les fois que
l'on a pu le déterminer ; ce n'eft que parce
que je réferve ce détail pour un traité à
part que je me propofe de publier fur
cette Cométe , après avoir fait moi - même
& recueilli des autres toutes les obfervaJUILLET.
1759. 175
tions qui s'en pourront faire jufqu'à la Sin
de fon apparition . Je joindrai à ce traité
des confidérations nouvelles fur la théorie
des Cométes en général que j'ai faites en
Ruffie , & que j'ai luës à l'Académie de
Petersbourg en 1745 , mais que cette fçavante
Société n'a pas publiées dans fes Mémoires.
Comme la préfente Cométe m'en
fournit l'occafion , je n'ai pas cru en devoir
différer plus longtemps la publication avec
l'application que l'on en peut faire à la
théorie de la préfente Cométe.
Je fuis &c.
A Paris le 10 Mai 1759 .
MEDECINE.
LETTRE de M. Hofty , à M. ***
fur la mort dufils cadet de M. de Caze .
VOUS ous voulez être inftruit , Monfieur , fur
l'accident malheureux qui a caufé la mort du fils
cadet de M. de Caze : il eft jufte de vous fatisfaire
ainfi que le Public. Je le ferai dans la plus
exacte vérité .
M. & Madame de Caze s'étant inftruits fur ce
qui regarde l'inoculation , fe font déterminés à
l'exemple de nombre d'autres peres & meres à
faire inoculer leurs deux fils , l'un âgé de huit
ans , l'autre de près de cinq : ils m'ont honoré
de leur confiance pour cette opération. Après une
H iv
176 MERCURE DE FRANCE.
conférence avec mon Confrere M. Lorry leur
Médecin ordinaire depuis quelques années , en
préfence des parens , il fut décidé que les deux
enfans étoient en état de fubir cette opération :
en conféquence j'ai étudié leur tempérament
pendant plufieurs mois : j'ai obfervé de quelle
façon fe faifoient leurs fonctions naturelles ,
& n'ayant rien remarqué qui pût me faire changer
d'avis , j'ai commencé les préparations
a la fin de Février, & après un régime de plus
de deux mois pour le choix & la quantité des
alimens , le 29 Mars à dix heures du matin , je
fis faire deux incifions à chacun des deux enfans
aux jambes j'y appliquai les fils imprégnés de
matière variolique. Les deux opérations ont été
uniformes de tout point : quarante - huit heures
après on ôta les fils. Les incifions du cadet fembloient
plus marquées ; mais le cinquième jour
elleş parurent prefque effacées , & craignant que
les premiers fils n'euffent pas produit leur effet,
je fis frotter avec un linge l'endroit des incifions ,
& je remis deux autres fils fur des plumaffeaux
qui furent appliqués fur l'ancienne plaie . J'ai vu
la même chofe conftamment pratiquée en Angleterre
, & je l'ai toujours pratiquée moi-même
en pareil cas , fachant d'ailleurs que fi les premiers
fils ont communiqué la centième partie
d'un grain de virus à la maffe du fang , une livre
de virus s'il étoit poffible de l'introduire avec
d'autres fils ne feroit aucun changement dans la
maladie qui dépend entierement de la difpofition
du Sujet inoculé , & nullement de la plus grande
ou de la moindre quantité de matiere introduite
dans le corps , comme une étincelle fuffit pour
faire fauter une mine ou un magafin de poudre ,
quelque vaftes qu'on les fuppofe. Les premieres
expériences faites fur les criminels à Londres en
JUILLET. 1759. 177
1721 , ont démontré cette vérité qui s'accorde
parfaitement avec la théorie , & perfonne ne la
contefte aujourd'hui parmi les gens inftruits . J'ai
remis de nouveaux fils à pluſieurs de mes Inoculés
, entr'autres , à M. le Comte de Giſors , à
Mademoiſelle d'Aiguillon , à Mademoiſelle de
Caftres , à M. Banion , fans remarquer d'autre
effet finon que les fymptomes répondoient exactement
pour le temps aux fils qui ont produit
leur effet. Je n'entre dans ce détail qu'à caufe des
faux bruits répandus par l'ignorance & fomentés
par la malignité , que j'avois inoculé le fils cadet
de M. de Caze cinq fois . Il ne l'a jamais été qu'unè
ſeule : j'ôtai les feconds fils le lendemain de leur
application , & je ne les ai plus renouvellés de
puis. Les incifions marquoient pea ; j'attendois
le temps des fymptomes ; aucun des deux freres
n'en eut avant le huitième jour. La fièvre prit au
cadet à la fin du huitième , à compter du jour des
premiers fils , & quelques heures après à l'aîné ,
chez qui elle augmenta par degrés jufqu'à l'éruption
; quant au cadet , la fièvre cella en moins
de 24 heures , & les autres fymptomes difparurent
: cependant la couleur & le fédiment des
urines étoient tels qu'on les obſerve chez les Inoculés
: je le fis refter au lit & à la diette jufqu'au
quatorzième jour de fon inoculation : ne voyant
alors aucune apparence d'éruption , je le pu : geai,
& je réiterai ſa médecine quelques jours après ,
lui faisant toujours obferver un régime : quelques
jours avant la maladie qui fuivit , je lui remarquai
de temps en temps le teint plombé, mais
d'ailleurs il étoit gai à ſon ordinaire. Le vingtrofième
jour de fon inoculation & le dix- huitième
, depuis les ſeconds fils ( l'aîné étant déjà convaleſcent
) la fièvre reprit au cadet avec un mal
de tête & des envies de vomir. Le vingt - quatre la
Hv
478 MERCURE DE FRANCE.
fièvre fut affez forte pendant trois ou quatre
heures . Le vingt- cinq l'éruption commença , le
mal de tête avoit cellé , & la fièvre étoit diminuée.
Pendant ces trois jours , l'enfant ne parut fouffrir
que de la fièvre & de la chaleur : l'éruption ſe fit
très- bien. La fièvre ne ceffa que trente - ſix heures
après le commencement de l'éruption : la petite
vérole avoit d'abord paru de la petite eſpèce ; mais
enfuite elle changea , les boutons devinrent pleins
& très-gros , la fuppuration commença au temps
ordinaire , & fe fit d'une manière très- heureuſe :
l'enfant ne fe plaignit que de la faim ; la defſiccation
commença le dixième jour de l'éruption fans
le moindre accident pendant les périodes de la
maladie. Toutes les croutes étoient tombées le
treizième , à l'exception de trois ou quatre boutons
aux doigts des mains & des pieds , qui ont
refté dans le même état & fans affaillement ,
même après la mort . L'enfant dormit très- bien
la nuit du treize à ſon ordinaire : il mangea une
pomme cuite à huit heures du matin , & le rendormit
à neuf : au commencement du quatorziéme
jour il devint moins gai , moins parlant , &
tomba dans l'affoupiffement , mais fans fièvre ni
autre fymptome. Comme il avoit été conſtipé
les jours précédens , je lui fis prendre le matin
deux remèdes , ils n'eurent aucun effet. L'envie
de dormir m'ayant paru trop opiniâtre pour être
naturelle , je me déterminai à lui donner un grain
d'émétique après un troifiéme lavement , qui
n'eut pas plus d'effet que les deux premiers. L'émétique
excita un vomiffement de bile cinq ou
fix fois un quatriéme lavement procura une
évacuation très - abondante , voulant profiter de
cette difpofition , j'avois mis deux grains d'émétique
dans une chopine de fa ptifanne ; l'enfant
zelta à- peu- près dans le mêine état d'affoupiffe
JUILLET. 1759. 179
ment malgré l'évacuation & le vomiſſement ,
quoique fans fièvre & fans le moindre dérangement
de raiſon ou de connoiffance . Je fis prier
M. Petit , Médecin de S. A. S. Monfeigneur le
Duc d'Orléans , de venir voir le malade ; il arriva
à ſept heures & demi du ſoir ; il le trouva avec
pleine connoiffance , parlant quand il vouloit , &
fa petite vérole paffée. Il en augura bien , vu le
temps & l'état de la petite vérole ; cependant il
approuva mon deſſein de lui appliquer les vélicacoires
aux jambes au cas que fon alſoupiſſement
continuât : je les avois déjà préparés , je les appliquai
à neuf heures , ils prirent très - bien ; l'enfant
s'éveilla plufieurs fois pendant la nuit , & fe plaignit
des jambes. La fièvre fut médiocre. Le maxin
du quinziéme jour , d'accord avec M. Petit ,
il prit une médecine qui opéra copieusement ,
moyennant deux lavemens. Nous ne vimes juſqu'alors
aucun nouveau ſymptome fàcheux. Je
continuai à provoquer les évacuations par le
moyen de l'émétique en lavage. Il furvint une
fièvre aſſez forte vers les cinq heures du foir.
M. Petit arriva vers les neuf heures ; nous fimes
appliquer un troifiéme véficatoire à la nuque du
col. La nuit fut très - orageuſe juſqu'à cinq heures
du matin , mais fans délire , tranfport , treffaillement
de tendons , ni aucun monvement convulfif:
tous les organes dans l'état naturel , les taches
de petite vérole & la couleur de la peau , ne
changerent point ; le malade eut plufieurs évacuations
copieufes de matière bilieule dans la matinée
: la poitrine n'a jamais été gênée , nile basventre
ter du . l'affoupiffement continua , &' il
mourut vers la fin du feiziéme jour de l'éruption
& le trente-neuviéme de fon inoculation . On fit
l'ouverture du corps le 7 Mai. Vous trouverez
Hvj
180 MERCURE DE FRANCE.
ci-joint, Monfieur, le rapport dreílé par M. Boyer,
Doyen de la Faculté. *.
Voila l'hiftoire exacte de la maladie du fils de
M. de Caze telle que je l'ai racontée aux Médecins
qui ont affifté à l'ouverture du corps & à
MM petit & Lorry les jours précédens . Certe
mort les a très-fort furpris auffi bien que moi :
vu qu'elle n'avoit été annoncée par aucun accident
pendant le cours d'une petite vérole très - bénigne
& de la meilleu e espéce , que les croutes
étoient tombées , qu'il n'y avoit aucun figne de
metaſtaſe , & que le temps des révolutions qui
arrivent dans une petite vérole diſcrette étoit entierement
paflé. Nous foupçonnâmes toujours
quelque accident étranger . Le Chirurgien qui
l'avoit inoculé fut frappé de la reffemblance de
fon état dans les trois derniers jours à celui de
Mylord Hy le mort douze jours après une chute
de. cheval ; il le difoit à tout moment , & même
à Madame de Caze. Mais ayant fait vainment
toutes les perquifitions poffibles auprès des alliGtans
, je me luis atten lu à être jugé d'après la
maxime dont la fauffeté évidemment connue ne
laiffe pas fouvent de régler les jugemens du Public
, Poft hoc , ergo propter hoc , & j'étois réfolu
de borner ma juftification à publier le fait
avec les circonstances , lorfque huit jours après
l'ouverture du corps de l'enfant , je reçus une
Lettre de mon confrere M. Lorry , par laquelle
il me marqoit qu'une femme demeurant
a l'Orangerie de Chaillot lui avoit appris
le jour même de l'ouverture , que le petit M. de
Caze avoit fait une chute de haut en bas de fon
lit quinze jours avant fa mort. M. Lorry n'avoit
* Ce rapport a été imprimé dans le Mercure de Juin,
JUILLET. 1759.
181
jamais vu cette femme auparavant , elle lui avoit
fort recommandé le tec´er , que les dometiques
gar foient foigneulement. Cette découverte a été
faite par un Médecin qui n'eſt nullement intéreilé
à l'inoculation ; je vous avoue que j'aime mieux
qu'il l'art faire que moi , ton témoignage ne peut
être fufpect. Sa lettre eit darée du quaro ze Mai.
Autitôt que je l'eus reçue je fis venir la Gardemalade
, & ſans lui dire le qui étoit la lettre ,
j'en commençu la lecture devant elle ; après la
premiere phrate cette fem.ne pâ'it , & s'écria :
Oh le petit traitre nous a donc trahis ! L'aîné a
donc tout dit! Vous avez donc reçu cette lettre de
Hotel ! Tout cela eft bier vrai , Monieur , mais
ce n'eft pas ma faute. Je voulois qu'on vous le dit
pour qu'on faignát l'enfant du pied & qu'on lui
doviát les vulneraires Suif.s ; mais Ṁlle Manon
( la Gouvernante ) a dit qu'elle etoit la
maitre , & qu'elle le défendoit. Au'ſitôt j'eus
l'honneur de faire part de la lettre de M. Lorry
& de la déclaration de la Garde a M. le
Duc l'Eſtitſac qui s'intéreſſe en vrai Citoyen à
Finoculation , & qui cherche à faire recueillir aux
autres le même fruit qu'il en a tiré pour Meſfeurs
fes fils ; il approuva mon deſſein de faire
conftater le fait juridiquement . Pour cet effet je
m'adreffai a M. Bertin Lieutenant Général le Police
qui m'indiqua M. le Com nitfaire Chenu
pour ouir les témoins . * M² lame la Comteile de
Gacé , qui avoit appris cette hute chez Małame
la Comtelle de Segur trois jours avant mɔi , -
en avoit écrit tout le détail a M. & Madame de
Caze à Torcy ; elle les pria d'interroger M. leur
fils & les domestiques qui avoient connoiffance
du fait. Voici ce que M. de Caze a appris de
• Voyez le Mercure de Juin , page 178,
182 MERCURE DE FRANCE.
fon fils , d'un laquais , & d'un petit jeune hom
me qui ont toujours gardé fes enfans , & qu'il
m'a remis en main propre. » Que c'eſt le jour
» de Pâques ( 15 Avril ) que M de Caze l'aîné
» fe leva pour la premiere fois , & que c'eft ce
» jour-là que fon frere étoit tombé du haut de
» fon lit fur la tête , qu'il s'étoit fait grand mal
» & qu'il avoit pleuré , qu'on lui lava la tête avec
» de l'eau froide , & qu'on fe promit de garder
» le filence , qu'il étoit refté huit jours fans le
>> plaindre , & fans qu'on s'apperçût de rien.
Je n'ai eu ces informations de M. de Caze que
neuf jours après la lettre de M. Lorry , ce qui m'a
empêché d'inférer le tout dans le Merc. de Juin .
Le lendemain du jour que je reçus la lettre de
M. Lorry , je fus trouver M. le Curé de Chaillot
pour le prier d'interroger la Jardiniere fur le
contenu de cette lettre , ce qu'il fit avec plaifir.
Cette femme n'héfita pas à dire ce qu'elle a depuis
déclaré devant le Commillaire ; mais comme
il m'eft revenu que des gens mal intentionés difent
qu'on avoit fuborné la Garde & la Jardiniere
, 'infére ici le certificat de M. le Curé de
Chaillot.
Je fouffigné , certifie que Géneviève Lormeteau
femme de Pierre Mary Jardinier Fleuriste de l´Orangerie
de Chaillot m'a déclaré fans promeſſes ni
menaces le 15 Mai en préfence d'un Eccléfiaftique ,
de M. Hofy, & d'une troifiéme perfonne qu'elle
avoit appris de la Garde que le fils cadet de M.
de Caze Fermier Général avoit fait une chute environ
quinze jours avant fa mort ; je certifie en
outre que ladite femme n'a fait aucune dificulté
de répondre dans tous les points fur lesquels je
Pai interrogée touchant la verité de cette chute. En
foi de quoi j'ai donné le préfent certificat pour
fervir & valoir ce que de raifon . A Chaillot , le
9 Juin 1759, Signé, PIOT , Curé de Chaillor
JUILLET. 1759. 185
Vous voyez, Monfieur, que je ne prends rien fur
mon compte dans la vérification de ce fait. Permettez-
moi d'ajouter deux réfléxions pour ceux
des incrédules qui font capables de penſer.
1.° Quand je ferois d'affez mauvaiſe foi pour
lui fuppofer cette chute & fuborner des témoins ,
peut-on fe perfuader que je ferois affez hardi
pour en impofer aux gens refpectables que j'ai
cités & les impliquer dans mon complot , au rifque
de pouvoir être démenti & confondu ' D'ailleurs
M. Lorry & M. le Curé de Chaillot font
mespremiers garans ; dira -t- on qu'ils font mes
complices dans la fubornation ?
2. Il eft certain qu'une perfonne gagnée une
fois peut l'être une feconde en augmentant le prix .
La demeure des témoins eft indiquée dans l'informationjuridique
; que les incrédules les voyent.
J'ai raconté cet événement à nombre de perfonnes
fans leur parler de la chute que j'ignorois ,
entr'autres à M. le Duc d'Eftiflac qui en a rendu
compte à Sa Majelé avant que cette circonstance
me fût connue. Je n'ai parlé de la chute que
lorfque j'en ai été informé huit jours après par
Lettre de M. Lorry. Je ne fuis pas enthouſiaſte
de l'inoculation au point de déroger aux devoirs.
de la probité . J'ai adopté cette méthode à l'exemple
des plus grands Médecins & des plus honnêtes
gens, je la pratique comme le moyen le plus efficace
que je connoiffe pour garantir du danger
d'une maladie fouvent mortelle ? Eft- il impoffible
qu'un Médecin foit auffi bon Citoyen que
M. de la Condamine , que M. le Comte de Bedern
, qui vient de foutenir la cauſe de l'Inoculation
dans une Affemblée publique de l'Académie
des Sciences de Berlin , & que tant d'autres
partifans zélés de cette méthode qui ne peuvent
avoir d'autre intérêt que celui du bien public
Dans toutes les occaſions j'ai donné des preuves
184 MERCURE DE FRANCE.
que je ne cherchois à l'établir que pour le bien
général ; j'ai follicité auprès des Miniftres la permithion
d'en faire des expériences publiques par
lefquelles tous mes confreres fe feroient convaincus
par eux mêmes de l'utilité réelle de cette pratique.
Chaque fois que j'en ai été le maître je
les ai invités à venir voir mes inoculés , à deffein
d'avoir pour témoins de la bénignité des ſymptomes
de la petite vérole artificielle des yeux accoutumés
à l'horrible (pectacle de la petite vérole
naturelle. Ce contraſte dont j'ai été fi fort frappé
à Londres dans l'Hôpital où l'on traite les deux
maladies étant le moyen infaillible de convaincre
les gens les plus prévenus contre la nouvelle méthode
, à plus forte raiſon ceux qui ne cherchent
que la vérité ; c'eſt dans cette vue que lorsque
M. le Duc de la Rochefoucault me chargea d'inoculer
cinq pauvres enfans , j ' nvitai Meffieurs Petit
pere & fils , La Virotte , Thomas , & tous ceux
qui voulurent y affifter ; Meffieurs Vernage ,
Fournier , Lorry , Macmahon , Bertran , Conier ,
Bodet ont pareillement vû traiter des inoculés
& du moins dans le temps , tous ont fort approuvé
cette pratique. J'ai prié ceux de mes confreres
qui n'adoptoient pas encore l'Inoculation ,
d'en voir des expériences avec moi pour en juger
avec connoiffance de caufe. L'inoculation
n'eft point un fecret ou un ſpécifique dont je me
croie feul poffeffeur ; & pour en avoir vû tant
d'heureufes expériences à Londres , & l'avoir moimême
pratiquée avec fuccès à Paris , je ne prétends
pas avoir acquis de droit à un privilége exclufif
pour traiter les Inoculés. J'ai vû avec plaifir
M. Petit fe livrer à cette pratique , & je defire
que d'autres Médecins fuivent fon exemple. Je
crois tous ceux de mes Confreres qui ont fuivi le
cours d'une Inoculation , en état de conduire cette
JUILLET. 17597 185
opération auffi - bien que moi , & il ne peut y avoir
que la crainte de compromettre leur réputation
avec le préjugé , qui puille les empêcher de l'entreprendre.
Il feroit à fouhaiter pour le bien
général que les familles dont ils font Médecins
& qui font dans le deſſein de faire inoculer leurs
enfans , les y engageaffent. Un Médecin accoutumé
à traiter la petite vérole naturelle avec
toutes les révolutions auxquelles elle eſt ſujette,
fe trouvera fort à ſon aiſe vis à-vis un Inoculé .
Je finis par quelques réfléxions fur l'événement
qui a donné lieu à cette Lettre.
1.º Le fils cadet de M. de Caze a - t- il pris la
petite vérole par inoculation vingt- trois jours
après l'opération & dix-huit jours après le renouvellement
des fils , où l'a-t- il gagnée de fon
frere ? J'ai vu un exemple en Angleterre d'un
intervalle de vingt- fix jours après l'opération ,
& on en peut voir d'autres cités dans le recueil
fait par M. Montucla. * Le cas que j'ai vu en
Angleterre étoit bien conftaté. Le cours & les
ſymptomes de la maladie du fils cadet de M. de
Caze ont été précisément les mêmes que ceux
des inoculés qui ont le même nombre de boutons
. Quelques perſonnes ont fait dire à M. Petit,
pere , qu'il avoit jugé cette petite vérole naturelle
par la quantité qu'il en a vue au viſage de l'enfant.
Je ne prétends point décider le fond de la queftion
; je puis ſeulement affurer que le nombre
des boutons qu'a eus le fils de M. de Caze au
viſage ne prouvent ni pour ni contre. J'en ai vu
une bien plus grande quantité à certains Inoculés
dont l'éruption n'a tardé après l'inſertion
que le temps ordinaire , entr'autres à Madame
la Comteſſe Wale , à M. le Comte de Giſors , à
** Chez Defaint & Saillant. Paris 1756,
186 MERCURE DE FRANCE
M. le Comte d'Houdetot , à M. de S. Vian , à
M.Boufe fils &c. & M. Petit lui -même en vient
de voir un exemple dans une perfonne qu'il a
inoculée avec les véficatoires depuis la mort du
fils de M. de Caze . Ce n'est donc nila maniere d'inoco'er
par vélicatoises ou par incifions , ni le lieu
de l'inoculation aux jambes ou aux bras qui déci
dent de la plus grande ou de 1 : moindre quantité
de boutons , mais le tempérament de l'Inoculé .
2.º Je deman le s'il eft a préfumer qu'une pétite
vérole telle que je viens de la décrire qui a
parcouru tous les temps , & qui n'a été accompagnée
dans fon cours d'aucun accident extraordinaire
peut avoir occafionné l'épanchement de
férofité qu'on a trouvé fous le cervelet & qui par
les fymptomes qui ont précédé les trois derniers
jours feulement , est évidemment la cauſe immédiate
de la mort de l'enfant . Mon avis feroit ici
fufpect ; mais le fentiment de mes Confreres, dont
plufieurs font perfuadés que la petite vérole ne
peut avoir occasionné ce dépôt féreux , eft hors
de tout foupçon. Si cet épanchement eût été du
pus variolique reflué ( qui eft le feul effet qu'on
peut fuppofer ) l'enfant auroit eu d'abord la fiévre
, des convulfions , un délire , un transport, des
treflaillemens de tendons , perte de raiſon & de
fenfation dans les organes , les quatre ou cinq
boutons des mains & pieds qui n'étoient pas
encore fecs fe feroient affaillés , la couleur de la
peau , & des marques auroient changé du moins
après la mort. Tout le monde fçait que le corps
de quelqu'un mort de la petite vérole ſe putréfie
dans quelques heures , celui de cet enfant au
bout de trente heures n'eut aucune marque de
putréfaction. Enfin une mort cauſée par la petite
vérole eft plus prompte , & la révolution qui
arrive quelquefois même dans les petites véroles
JUILLET. 1759.
187
>
difcrettes , eft une affaire de quelques heures
feulement , & non de trois jours comme dans le
cas préfent . Tous les faits fur lefquels je m'appuye
ici font conftatés ou par le rapport de l'ouverture
du corps certifié par M le Doyen de la
Faculté trois de les Confreres & M. Guerin ,
ou par la dépofition des témoins ju fiquement
ouis. Laffoupillement létargique qui n'a cédé à
aucun reméde pendant le trois jours qui ont
précédé la mort eft une fuite fi natu elle du déla
chu e trois semaines aupa- pôt occafionné par
ravant ( le 15 Avril ) qu'il faudroit fe fermer les
yeux pour ne pas reconnoître que cet accident a
été l'unique caufe de fa mort. Avant que le fecret
de la chute fût révélé , & dans le temps
où cet événement rapporté avec de fauffes circonftances
faifoir l'entretien de tout Paris , Madame
de Verdelin d'une part , Mlle Valmalette
& les parens de l'autre n'ont pas varié un inf
tant dans leur parti pris avec connoiffance de
caufe , & l'inoculation de ces deux Dames qui
couroient plus d'un rifque en s'expofant à la petite
vérole naturelle , n'a pas été retardée d'un
moment. L'une & l'autre recueillent aujourd'hui
le double fruit de leur courageufe réfolution .
J'ai l'honneur d'être , Monfieur , &c. HOSTY.
Paris , 25 Mai 1759.
188 MERCURE DE FRANCE.
L
ARTICLE IV .
BEAUX ARTS.
ARTS AGRÉABLES .
GRAVURE.
E fieur le Mire vient de mettre au jour ,
deux grandes Marines , gravées d'après les tableaux
originaux de Minderhout , Peintre Hollandois
, du Cabinet de M. de la Bourdonnaye
Confeiller d'Etat . L'une répréfente la vue du
Baffin & de la Ville de Bruges . Cette Ville eſt
fituée fur l'horifon . On voit dans le Port des Navires
que l'on carenne ; fur les plans du milieu
on en voit d'autres qui arrivent ; fur le plan de
devant des perfonnages de plufieurs Nations.
Cette Eftampe eft dédiée à M. Berryer Miniſtre
& Secretaire d'Etat au département de la Marine.
La feconde qui fert de pendant , repréſente une
mer fort étendue , où plufieurs Navires font à la
radé , & font voile pour leur départ . Sur le devant
quelque autre arrivant ; fur le premier plan font
auffi des figures comme dans la précédente. Elle
eft dédiée à M. de la Bourdonnaye , à qui appartiennent
les tableaux.
L
GEOGRAPHIE.
E fieur Robert de Vaugondy Géographe ordinaire
du Roi , de S. M. Polonoife , Duc de Lor
JUILLET. 1759. 189
raine & de Bar , & de la Société Royale de Nancy
, de qui nous avons annoncé il y a quelque
temps trois Cartes , fçavoir la Normandie , la Bretagne
& le Languedoc , vient d'en mettre au jour
trois autres qui font :
1. La Carte de la Picardie , de l'Artois &
de la Flandre Françoiſe , laquelle avec celles de
Normandie & de Bretagne préfente les côtes de
la France depuis Dunkerque jufqu'au- deffous de
l'embouchure de la Loire. Il ne tardera pas à
publier celle du Poitou , de l'Aunis & de la
Saintonge qui conduira juſqu'à l'embouchure de
la Garonne.
2.º La Carte des Gouvernemens du Berri , du
Nivernois & du Bourbonnois de même échelle
que la Normandie , la Bretagne & le Languedoc.
3.0 La Carte du Royaume de Pologne , qui
paroît pouvoir être de quelque utilité dans les
conjonctures préfentes.
Ces trois Cartes , comme toutes celles que
l'Auteur a publiées & publiera dans la fuite , font
accompagnées de Tables fynoptiques qui répréfentent
fous les yeux la divifion géographique
des Pays.
L'on trouve auffi chez l'Autcur des Globes &
Sphères de fix pouces & demi , & de neuf pouces
de diamètre , & de grands . Globes céleftes & terreftres
, de dix-huit pouces de diamètre , montés
en Méridiens de cuivre propres à orner les Bibliothéques.
Il demeure Quai de l'Horloge du Palais , près
le Pont-neuf.
190 MERCURE DE FRANCE.
SCIENCE
MUSIQU E.
CIENCE de la Muſique vocale , dans un noɑvel
ordre , par M. Morel de Leicer Ecuyer Maitre
de Mufique , ci-devant à Paris , & a&uellement
à Charleville ; où l'Auteur a choifi ce qu'il y a
de plus beau dans les Auteurs François & Ialies
. Son but eft d'inftruire les Ecoliers en les
amufant. Les Amateurs trouveront dans cet
Ouvrage des premiers airs dont les modulations
aifées , les transitions douces , & les chutes bien
marquées peuvent mener les commençans par des
routes facils , & feront furmonter fans peine
toutes les difficultés de la Mufique ; ce Livre même
eft bon pour ceux qui en veulent fçavoir la
théo.ie & en railonner .
Le prix eft de 6 liv . à Paris aux adreffes ordinaires
. A Liége , chez B. André . A B`uxelles ,
chez Vanden Be gen . A Rheims , chez de Laitre
Libraire ;& dans les principales Villes du Royaume."
ARTICLE V.
SPECTACLE S.
O
OPERA.
N continue de donner le Ballet du Carnaval
du Par affe , & l'on fe prépare à mettre au
Théâtre des fragmens compotés de deux Actes
JUILLET. 1759. 191
nouveaux & d'un Acte pris du Triomphe de l'Har
monie.
COMEDIE FRANÇOISE.
MLLE Rofalie a repris fon début & fourena
fes premiers fuccès dans le Tragique par le rôle
'Hermione & par celui de Pauline .
M. Armand le fils a débuté dans les rôles de
Valets par celui de Pafquin dans la Coquette &
dans l'Homme à bonne fortune ; & par celui de
Frontin dans le Muet . Son jeu naturel & plein
de gaîté a obtenu les applaudiflemens du Public.
Le Mercredi 30 Mai , Mlle Dubois fille de l'Acteur
de ce nom , débuta par le rôle de Didon ,
avec le fuccès le plus éclatant. Elle a tour ce que
la Nature peut donner à une Actrice ; & les leçons
de la Reine du Théâtre y ont ajouté les
meilleurs principes de l'Art . Enfin Mlle Clairon
a trouvé une Eléve digne d'elle : une figure intéreffante
& noble , une taille élégante & majeftuenfe
, une voix harmonieufe & touchante , la
plus belle prononciation , & toutes les graces de
l'action théâtrale , mais ce qui eft plus précieux
encore , beaucoup de fenfibilité dans l'ame , & la
plus grande docilité à recevoir les impreffions
de fon modéle.
Qu'il me foit permis de répondre fur ce der- .
nier article à la feule critique qu'on a faite du
jeu de Mlle Dubois. C'eft , dit- on , une copie fidelle
de Mlle Clairon ; & l'on craint que la jeu
ne Actrice livrée à elle- même ne démente fes
premiers fuccès. Il faut n'avoir jamais réfléchi
fur l'art du Théâtre pour croire qu'une Actrice
de 18 ans foit en état d'exceller par elle-même
192 MERCURE DE FRANCE.
dans les rôles héroïques & paffionnés , dans les
caractéres les plus difficiles à faifir & à rendre
fans le fecours de l'imitation. Le fentiment eſt
dans la nature , je l'avoue , & pour l'exprimer ,
il fuffit d'en être fufceptible ; mais la nobleſſe ,
la dignité , les nuances fi délicates & fi variées
qui compofent les moeurs théâtrales , le rapport
des fituations & leur influence réciproque ,
les gradations , les paffages , d'où réſulte l'enſemble
& la vérité de l'action , tout cela n'eſt pas
infpiré par la Nature ; l'éducation même ne le
donne point , c'eft le fruit pénible & lent de la
réflexion & de l'étude. Où veut- on , par exemple
, qu'un enfant ait appris quel ton , quel geſte,
quelle expreffion eft digne ou n'eſt pas digne de
la Reine de Carthage ? L'opinion feule du Public
eft la régle des bienséances théâtrales . Il faut
donc qu'une jeune Actrice s'expoſe à les choquer
à tout moment , ou qu'elle étudie pour les obferver
un modèle avoué du Public , & dès- lors tout
dépend du choix du modèle & de la manière de
l'imiter. L'écueil d'une pareille étude eft de contracter
les défauts du modèle qu'on étudie , &
l'on fçait que Mlle Dubois n'avoit pas ce danger
à craindre. Quant à la maniere d'imiter ce qui
eſt bien , j'avoue qu'elle ne doit pas être ſervile ,
& j'appelle une imitation fervile celle qui contraint
la Nature. Mais l'Elève de Mlle Clairon
ne donne point dans cet excès . On voit qu'en
façonnant ce naturel heureux & docile , cette
Maîtreffe habile ne l'a gêné en rien. Etudier , développer
, diriger la Nature , la plier aux règles
de l'art fans lui ôter de fon reffort : tenir les rênes
du talent pour le conduire & le foutenir , en lui
laillant dans fa marche les graces nobles de la
liberté , lui faire fentir fes propres forces quand il
fe
JUILLET. 1759. 193
fe néglige ou fe rallentit ; c'eft la méthode qu'on
doit fuivre & qu'a fuivie Mlle Clairon.
Je ne dirai donc pas à une Débutante de dixhuit
ans , abandonnez votre guide : elle s'égareroit
d'elle-même , ou fur la foi d'autrui ; car rien
n'eft plus commun que les mauvais exemples , £
ce n'eft peut- être les mauvais confeils . Mais je
lui dirai , avec tout le Public : ayez auffi longtemps
qu'il vous fera poffible les veux attachés
fur votre modele.
Cependant que devient enfin une Actrice accoutumée
à imiter ? Elle ſe fait une habitude de ſes
premiers exercices , & toutes les facilités de
l'action & de l'expreffion une fois acquiles , fon
intelligence naturelle éclairée par l'ufage du
Théâtre , doit lui apprendre à les appliquer.
En un mot des études telles que Mlle Dubois
les a faites fous Mlle Clairon réduisent à trois
mois le travail de dix années , préviennent la
réflexion & l'expérience,& lui font recueillir avant
l'âge les fruits de l'une & de l'autre dans leur -
point de maturité.
Elle a continué fon début par le rôle d'Hermione
& par celui de Camile , & dans l'un & dans
l'autre , on a vu à travers la plus heureuſe imitation
un naturel admirable, furtout dans les morceaux
de chaleur & de pathétique . Les détails des
Scènes tranquilles ne font pas encore affez travaillées.
VERS fur le début de Mlle DUBOIS.
UN fon de voix intéreffant ;
La figure charmante & tous les dons de l'ame ,
Celui de bien fentir , de rendre ce qu'on fent ,
Voilà l'Actrice qui m'enflamme ,
I. Vol. I
194 MERCURE DE FRANCE.
Et dont je viens de juger le talent.
Sans Clairon j'aurois cru que l'art de Melpomene
N'eût jamais pû fe voir dans un degré parfait ,
Sans vous , jeune Dubois , j'aurois cru qu'en effet
Nulle autre que Clairon n'eût rendu fur la Scéne
Ce que Racine & Corneille avoient fait.
Avant vous deux Melpomene étoit une.
Clairon fut la feconde ; & je dis , quand Dubois
De toutes deux encor vient emprunter la voix ,
Le Dieu du Pinde a fait fortune :
Avec la Melpomene il en peut conter trois.
ParM, V.
Pendant le début de Mlle Dubois , on a donné
un Ballet pantomime de la compofition du jeune
M. Hus , dont le Sujet eft la Mort d'Orphée. Ce
Ballet forme un tableau intéreffant. On y voit les
Bacchantes deſcendant des montagnes de Thrace,
environner Orphée, qu'elles vont percer de leurs
tyrfes : mais elles font émues au fon de ſa lyre ,
& la pitié fufpend un moment leur fureur. Bientôt
cette fureur fe ranime ; une feule d'entr’elles
s'intéreffe pour Orphée , & s'oppose à leurs
coups. Elles la faififfent , l'enchaînent , s'emparent
d'Orphée , & vont le déchirer loin des yeux
des Spectateurs. Bacchus arrive avec les Chorybantes
, fait rompre les liens de la Bacchante défolée
, & punit fes compagnes en les changeant
en arbres. L'Amante d'Orphée fe laiffe confoler
par Bacchus , & ce Dieu rend la vie aux Bacchantes
métamorphofées. Mlle Alard a exécuté le
rôle de la Bacchante avec beaucoup de chaleur
& de vérité. Il y a dans ce Ballet quelque perits
détails que le Public n'a pas goûtés . La contredanfe
qui vient après l'action , a paru beaucoup
JUILLET. 1759. 795
trop longue; mais tout cet effai donne une idée
avantageule de l'intelligence & de l'imagination
du Compofiteur.
Le Lundi 25 , on a donné Brifeïs , Tragédie
nouvelle , par M. Poinfinet de Sivry. Cette Piéce
a été reçue avec beaucoup d'applaudiffemens . On
a demandé à voir l'Auteur , & il a paru fur le
Théâtre.
M. Dalainville a demandé fon congé & l'a
obtenu.
COMEDIE ITALIENNE.
CESpectacle E Spectacle languit faute de nouveautés . On
ya fait deux pertes que le Public regrette , celle
de Mademoiselle Coraline qui s'eft retirée, & celle
de Mademoiſelle Silvia , qui après avoir joui des
plus brillans fuccès au Théâtre , & d'une eftime
générale dans la fociété , a laillé en mourant aux
perfonnes de fon état un bel exemple de fagefle
&de bonnes moeurs.
CONCERT SPIRITUEL.
LE 3 de ce mois , jour de la Pentecôte , après
une Symphonie & un Motet à gran 1 Choeur de
M. Giraud , M. Gavinić joua un Concerto de fa
compofition , qui fut fuivi d'un petit Motet chanté
par M. l'Abbé de la Croix . M. Balbâtre exécuta
un Concerto fur l'Orgue , & le Concert fut terminé
par le Motet François de M. du Perfuis le
paffage de la Mer Rouge ) qu'on avoit donné pour
la premiere fois le 24 du mois dernier , & dont
I ij
196 MERCURE DE FRANCE.
le fuccès a été confirmé par de nouveaux applau
diffemens. La priere de Moïfe & d'Aaron en
Duo , a paru d'une grande beauté. La majeſté du
ftyle de l'Ecriture- Sainte y eft bien imitée ; les
mouvemens y font variés , les tableaux pathétiques
, les vers harmonieux , tout y eft favorable
aux grands effets de la Mufique : mais on defirera
toujours dans ce nouveau genre l'action dont il
eſt dénué . 1
LE PASSAGE DE LA MER ROUGE,
· Poëme facré mis en Mufique.
MARCHE DES ISRAELITES . Cette marche eft
interrompue tout-à-coup par le bruit des armes ,
des chevaux & des chars de l'armée de Pha-
Taon qui pourfuit les Ifraélites .
QUEL
UN ISRAELITE.
UEL bruit affreux frappe les airs !
C'eſt notre ennemi redoutable ,
' eft Pharaon qui vient dans ces deferts
Affouvir contre nous fa fureur mplacable.
CHOUR DES ISRAELITES.
Hélas ! nous allons tous périr !
UN ISRAELITE s'adressant à Moïfe,
Toi qui nous as conduits fur ce trifte rivage ,
Toi qui devois brifer notre eſclavage ,
Tu ne peux plus nous fecourir !
Hélas ! nous allons tous périr !
CHOEUR DES ISRAELITES.
Hélas ! nous allons tous périr !
JUILLET. 1759. 197
Moïse.
Ifraël , le Seigneur s'offenſe de ta plainte.
Ses enfans font-ils faits pour connoître la crainte?
Ifraël ! Ifraël !
Tourne tes yeux vers l'Etérnel .
Mois ET AARON.
Maître des Cieux ! ô toi de qui la main puiffante
Effraya tant de fois ces funeftes climats ,
De cette foule gémiſſante,
Calme le trouble & l'épouvante ;
Signale encor pour nous la force de ton bras.
Mois feul.
Le Seigneur nous entend.... O mer ! ouvre um
paffage ,
Obéis à ton Créateur :
Dérobe ce Peuple à la rage
De fon cruel perfécuteur .
CHOUR DES ISRAELITES
Ciel ! ô Ciel ! l'abîme s'ouvre :
Hâtons-nous de nous fauver.
Tyran , nous pouvons te braver.
L'aîle du Seigneur nous couvre.
Mais quel nouveau danger nous fait encor frémir ş
L'ennemi nous pourſuit par la route des ondes.
Moise.
Il vous pourfuit... il va périr.
O mer ! dans tes vagues profondes,
Hâte-toi de les engloutir.
Flots redoutables ,
I iij
198 MERCURE DE FRANCE .
Reprenez tout votre courroux ;
Fondez fur eux , renverfez -vous ,
Abîmez leurs têtes coupables .
Où font- ils maintenant ces lions furieux ?
La mort a dévoré fa proie.
Deton amour pour Dieu , des tranſports de ta joie,
Ifrael , que les cris s'élèvent jufqu'aux Cieux :
CHOEUR DES ISRAELITES .
Du Très-haut chantons la victoire ,
Que nos cris triomphans s'élèvent jufqu'aux Cieux:
Que de ce jour glorieux
Ifraël à jamais célébre la mémoire.
Le is , jour de la Fête- Dieu , le Concert commença
par une fymphonie fuivie d'Omnes gentes,
Motet à grand Choeur de M. du Perfuis. Mlle
Chantereau chanta un petit Motet de M. Lefévre.
M. Cavinić joua enfuite un Concerto de ſa compofition
. Mlle le Miere chanta un petit Motet , &
le Concert finit par Laudate Dominum , quoniam
bonus , Motet de M. Mondonville.
OPERA DE PAR ME.
Na. Je vais tranferire cet avis tel qu'il m'a été donné.
LE 9 du mois de Mai dernier on donna fus
le Théâtre de Parme , un Opéra d'un nouveau
genre , dont le fujet eft Hippolite & Aricie :
les paroles font de M. l'Abbé Frugoni , un des
plus beaux génies d'Italie , qui a foixante ans
JUILLET. 1759. 199
fait voir le feu d'un homme de 25. En confervant
ce qu'il y a de mieux dans l'Opéra François
, il s'eft attaché furtout à fuivre Racine ;
à rendre les fituations admirables répandues dans
fa Tragédie , & on ole dire qu'il en a même
enrichi quelques- unes ; la Mufique a été trouvée
parfaitement belle , elle eft d'un jeune Napolitain
nommé le fieur Traetta que l'Infant a pris
à fon fervice & qui a fçû mêler aux beautés qu'il
a tirées defon propre génie , les endroits les plus
admirés de l'Opéra de M. Rameau.
L'objet de cet Opéra qui a été bien rempli ,
étoit de réunir les perfections de la Mufique Italienne
& de la Mufique Françoife aux agrémens
que les François favent y ajouter , & dont les Italiens
ignoroient les avantages , ou s'étoient privés
jufqu'à préfent par habitude ; il y avoit les préjagés
& l'oppofition Nationnale à combattre , cependant
cette Piéce a eu le plus grand fuccès ,
toute l'Italie fe rend en foule à Parme pour la
voir , & tout dit que c'est un Spectacle tel qu'elle
n'en avoit point vû ; piquant , neuf , récréatif &
magnifique ; les Chanteurs font les plus grands
Sujets qui exiftent actuellement , la Dile Gabirelli
la plus grande Muficienne peut- être que l'Italie
ait eue , joint un goût admirable à la voix la plus
étonnante pour le tendre , l'expreflif & le leger ;
le fieur Elife premier Chanteur eft digne de repréfenter
avec elle ; l'Orcheſtre répond à la perfection
de ces Muficiens , enfin les Choeurs , les
Ballets , les décorations & les habits ont un goût
& une fplendeur qui ne laiffent rien à defirer ;
& le pays voit avec une grande fatisfaction que
de cet amufement qui en apparence n'eſt qu'un
paffetemps frivole , il tire un très-grand avantage
par le concours prodigieux d'Etrangers que ce
Spectacle y attire de toutes parts.
I iv
200 MERCURE DE FRANCE.
On indiquera inceffamment chez qui l'on
pourra trouver les paroles & la Muſique de cet
Opéra.
Nota. Je placerai ici l'annonce d'un Etat actuel
de la Mufique de la Chambre du Roi & des
trois Spectacles de Paris , contenant les nom & demeures
de toutes les perfonnes qui y font attachées
&c. 1739.
ceux
Cet Ouvrage renferme tous les détails qu'on
peut defirer fur l'état actuel de nos Spectacles ,
il eft plus exact & plus étendu que tous
qu'on a déja faits fur cet objet , & il ne peut
manquer de plaire aux Amateurs du Théâtre &
des Arts. On en trouve des exemplaires chez
Ballard, feul Imprimeur du Roi pour la Mufique
, rue S. Jean de Beauvais.
SUPPLEMENT à l'Article des Arts.
LI
ARTS UTILE S.
CHIRURG I E.
E s Arts utiles n'ont jamais fait plus de progrès
que dans le fiécle où nous fommes . On voit paroître
tous les jours des inventions nouvelles. On
vient de m'en communiquer une que je me hâte
de rendre publique.
Monfieur Bonhomme , rue Macon près le Pont
S. Michel , Chirurgien-Herniaire , Expert reçu à
S. Côme pour les bandages d'ivoire * dont M.
Fauvel à qui il a fuccédé étoit l'inventeur , donne
avis au Public qu'il continue de débiter les ban-
*
Voyez la Thèse de M. Miffa , foutenue aux Ecoles
de Médecine de Paris en 1754.
JUILLET. 1759 201
dages d'ivoire pour les defcentes , des peffaires
pour les chutes de l'uterus & de l'anus , & des
urinoirs portatifs de plufieurs efpéces pour les in-
#continences d'urine : & autres fecours méchaniques
& utiles tant aux malades qu'aux bleffés.
Il annonce de plus une nouvelle eſpéce de bandage
d'ivoire à reffort d'acier fin & en ſpirale . Ce
bandage qui n'a pas encore paru jufqu'ici , eft
pour remédier aux hernies inguinales , auxquelles
les perfonnes graffes de l'un & l'autre fexe , furtout
les femmes enceintes ou qui ont eu plufieurs
couches laborieufes , font fort fujettes ainfi que
celles d'un âge avancé.
L'écuffon de ce bandage de figure triangulaire
& obftufe , principalement à fa pointe , eft compofé
de deux pièces d'ivoire .
&
La piéce fupérieure eft platte , d'une ligne &
demie d'épaiffeur , ayant même longueur &
même largeur que l'autre à un demi pouce près.
Elle eft taillée en bizeau dans fon contour ,
furmontée de trois arcades. Les deux latérales.
moyennes & paralléles, font d'un pouce & dem'.
de longueur , & de trois lignes de hauteur ; l'auure
inferieure tranfverfe eft plus petite de moitié
& placée affez près de la pointe de cette piéce..
La piéce inférieure eft convexe des plus liffes &
des mieux polies dans fa partie externe ; & fort
concave dans la partie interne ; les bords en font
évafés ; une forte de mamelon tourné par ſa baſe
en forme de vis , de la hauteur de quatre ou cinq
lignes & da double de diametre en occupe le
centre. Cette piéce a dans fa plus grande longueur
trois pouces & demi , dans fa largeur vers fa
bale deux & demi , & deux ou environ vers fa
pointe.
Voyez la Lettre de M. Miffa dans le fecond Volume
du Journal de Médecine
202 MERCURE DE FRANCE.
On a foin de varier toutes les proportions de
chaque écullon & de chaque ceinture à raiſon
de l'age , du volume & de la difpofition du corps
du fujer affligé de hernie & même à raifon de
la nature , du caractére & de l'eſpèce de hernie.
L'ufage des arcades fupérieures , eft de donner
pallage a une ceinture de cuir douce & mollette ,
deftinée elle même à affujettir le bandage ; celui
de l'inférieure eft de lailler paffer une corroye
étroite nommée fous- cuiffe .
La ceinture & le fous cuiffe , faite de cuir de
veau , de mouton , ou de toile, font plus ou moins
garnis d'une matière molle & cotonneufe fuivant
les inégalités , la maigreur ou l'embonpoint qui
fe rencontrent dans les endroits où fe fait le fort
de la compreffion.
Il s'élève extérieurement dans la partie moyenne
de la piéce fupérieure , vis- à- vis le milieu des
arcades , une forte de cloud de Tapiffier dont
la hauteur excéde de quelque chofe celle des arcades
. Il fert à attacher les extrémités de la ceinture
, dont l'une conftamment fixe n'eſt percée
que d'un trou , l'autre au contraire en a une rangée
pour faciliter au gré de la volonté une compreffion
du bandage plus ou moins forte fuivant.
l'exigence.
Un morceau de peau fouple & mince collé à
la furface interne des deux pièces , de la hau
teur du reffort , le tient renfermé & le met à
l'abri de , la pouffiere , de l'humidité , de l'air & de
la tranſpiration ce qui l'emp che auffi d'aug
menter ou de diminuer d'élafticité dans le chan
gement de temps , ou de faifon , d'une manière
fenfible.
Les deux piéces de l'écuffon font unies enfemble
par une fpirale cylind - ique , d'acier fin , fort
élastique , de cinq contours , de la hauteur de
JUILLET. 1759. 203
deux pouces ou environ , fixée par fa partie inférieure
autour du mamellon , & par fa partie
fupérieure à la furface externe de la piéce platte
qu'elle traverſe & où elle eft retenue fermement
au moyen d'une clef à vis.
Il eſt à remarquer que les deux piéces s'approchent
ou s'éloignent plus ou moins l'une de
Î'autre par le moyen du reffort qui le prête aux
différens mouvemens du corps , fuivant la compreffion
de la ceinture & les efforts plus ou moins
grands des vifceres du bas ventre : ce qui eft
très -important pour ne point caufer de dérangement
dans l'économie animale , ne point troubler
la digeftion , ni gêner la refpiration , ces
deux fonctions fi néceffaires à la vie . Il réfulte
donc de cette découverte un avantage con´or
me aux vues de la Nature , & d'autant plus à
eftimer , qu'il ne fe rencontre dans aucun des
bandages employés jufqu'ici.
L'angle externe de chaque pièce de l'écuſſon
qui doit fervir par exemple à la hernie de l'aîne
droire eft plus aigu & plus élevé que l'interne
pour fe loger plus commodément dans le plisde
la cuiffe & ſe prêter avec facilité aux différens
mouvemens que cette partie eft obligée l'exécuter
; il en eſt de même de l'écuſſon qui doit ſervir
à la hernie de l'aîne gauche.
Dans le cas où il y auroit double hernie inguinale
, on ne feroit qu'ajouter a la même ceinture
un autre écuſſon mobile à volonté pour l'approcher
ou l'éloigner , au befoin , de l'écuffon
fixe , & fabriqué de même à reffort , dans la
vue de contenir en place les deux hernies en
queftion , par le fecours d'une feule ceinture ;
avec cette différence pourtant qu'il y auroit deur
fous-cuilles , fçavoir , ane pour chaque peloţe
d'ivoire.
I vj
204 MERCURE DE FRANCE.
-
La découverte de ce bandage eft fort intére
fante par elle même , puifqu'elle fournit les
moyens fürs & commodes de remédier à une
infirmité qui n'eft que trop commune , & dont
les fuites ne font ordinairement que trop funeftes
au genre humain , principalement aux meres de
famille , les précieux foutiens de l'Etat.
Le Public doit d'autant moins balancer à donner
fa confiance à l'Auteur de ce bandage , que
la defcription qu'il en donne eſt des plus exactes,
& que la conftruction en eft des plus conformes
aux loix de la faine Phyfique & de la Nature.
D'ailleurs il affure qu'il réunit les fuffrages des.
Connoiffeurs & des Juges nés dans cette matière,
tels que MM . Dubourg , Baron , Morand , Thurant
, Hatté , Miffa , & c . tous Médecins de la Faculté
de Paris..
OBSERVATION de Lythotomie , trèsimportante,
faite par M. CHASTAN ET,
Chirurgien à Lille , & dont la cure du
Pierreux qui en fait le fujet , paroiffoit
prefqu'impoffible.
N
ous Chirurgien Major des Hôpitaux Mili
taires de Lille, & Maîtres en Chirurgie de ladite
Ville fouffignés , certifions que cejourd'hui onze
Fanvier 1719 , nous nous fommes tranſportés
chez le nommé J. B. Royal , âgé de 16 ans , fils
de Jofeph , aumôné de la Paroiffe de la Madelai
ae de ladite Ville de Lilie , attaqué de la pierre
dans la Veffie ; que cette maladie avoir obligé
JUILLET. 1759. 105
les parens , ainfi qu'ils nous l'ont certifié , de
mettre leur enfant à l'Hôpital - Comtelle pour y
fubir l'opération de la taille au mois de Mai dernier
; mais que le Lythotomifte de cette maiſon
n'avoit point voulu hafarder d'opération vis - à - vis
d'un fi mauvais Sujet , & qu'en conféquence il
avoit été renvoyé dudit Hôpital comme incurable
; que la fituation de ce pauvre malheureux
abandonné à lui- même & fans fecours depuis ce
temps , avoit engagé les Pauvrieurs de la Paroiffe
conjointement avec la mere à prier le fieur Chafanet
à lui donner foulagement ; que ledit Chaf
tanet l'ayant fondé & trouvé la pierre il avoit confenti
à l'opérer , pourvu que les Confultans foulfigrés
fuffent de cet avis .
Si des accidens multipliés à l'excès pouvoient
empêcher les fecours que nous devons par état
aux infortunés , ceux de notre malade font de
cette nature . Voici les principaux que nous avons
remarqué. Douleur profonde & inquiétante aux
reins & à la veffie depuis l'inftant de fa naiflance;
écoulement involontaire des urines , fouvent
chargée de pus , fièvre lente , frillons irréguliers ,
cours de venti e féreux &c . Il n'eft point étonnant
que tant d'accidens réunis n'ayent réduit le malade
au fuprême dégré de marafme & c'eſt
celui où nous l'avons trouvé. Cependant nous
croyons que la foule des accidens dont il eft attaqué
font pour la plupart produits par l'irritacaufe
la pierre , & que la fouftraction
corps étranger pourra les faire ceffer & ſauver
le malade d'une mort inévitable ; c'eſt pourquoi
nous eftimons que l'opération eft la feule reffource
cui refte . Fait a Lille ce onze Janvier
1739. Signé , Fr. Varocquier , C.. J. Vinchant
lainé , Alexandre Pionnier, Varflivourdt.j. J. De
Eclufe , Planeque , Chirurgien Major , J. F.Vin
shant l'ainé, L Prévost
tion que
du
206 MERCURE DE FRANCE.
Et à l'inftant , le fieur Chaftanet Maître en
Chirurgie & Chirurgien , Aide- Major des Hôpitaux
Militaires a opéré ledit Jean - Baptifte Royal
à la méthode & avec l'inftrument du Frere Jean
de S. Côme , Religieux Feuillant. Le lythotome
ouvert , au N. 11 , a donné une playe qui a
permis à la tenette d'entrer dans la veffie , d'y
faifir une pierre inurale du poids de quatre fcrupules
, & de l'extraire avec la plus grande faci
lité. Du refte il n'y a eu ni hémorragie , ni fiévre
& la cure n'a été traversée par aucun accident
Les douleurs des reins fe font abfolument diffipée
pendant le cours du traitement ; les abcès inté
rieurs fe font évacués par les urines & par la
plaie au point qu'on a trouvé conttamment dan
les premiers panfemens ufqu'à quatre onces di
pus fur l'alaife. Mais ce qu'il y a de plus fur
prenant , c'eft que le malade qui n'avoit jamai
quitté les urines qu'involontairement , les retien
actuellement a fa volonté , & les lâche à gran
jet. Enfin nous certifions que jamais malade n
plus défelpéré , & jamais guérifon ne fut plu
complette , n'ayant duré que dix- fept jours . S
elle fait honneur à l'Opérateur , elle fait bie
Péloge de la méthode dont il s'eft fervi Fait
Lille , ce premier Fevrier 1759. C. J. Vinchant
J. J. Deleclufe. Plancque , Chirurgien Major
L. L. Prevost. Vanjivoordt. A. Warocquiers
Démonftateurs. J. F. Vinchant. Alexandre Pion
nier.
Je fouffigné , pauvrier de la Paroille de la Mag
delaine a Lille , certifie que dans le mois de
Septembre dernier , le nommé Jean - Baptifte
Royal âgée de feize ans , fils de Jofeph un des
pauvres de mon quartier , fur mis a l'Hôpital
Comteffe où il a refté quinze jours pour y être
saillé , mais que le feur Vandergraihd Lytoto
JUILLET. 1759. 207
mifte de la Maiſon ne voulut point lui faire
l'opération a caufe de l'état trifte & déplo able
où la maladie ľavost ré luit , en forte qu'il fut
renvoyé dudir Hôpital comme incurable ; un
état aufli défolant excita vivement ma compaffon
& me fit prendre le parti d'engager M.
Chaftanet , dont la charité pour femblable opération
m'eft connue , de le vifier ; fon rapport me
confirma dans l'idée où j'étois qu'il pouvoit encore
y avoir quelques rellou ces ; en effet M.
Chaftanet ayant jugé l'opération poffible , il la
fr le onze de Janvier dernier en préſence de
plufieurs habiles Chirurgiens ; cette opération eut
le fuccès le plus heureux , la cure qui n'a duré
que dix-fept jours a été fuivie de la guériſon la
plus complette , ne reftant au malade aucune
incommodité. Fait à Lille , ce premier de Février
mil fept cent cinquante-neuf . B. GRANDEL.
SUPPLEMENT à l'Article des Sciences.
GÉOMÉTRIE.
LETTRE
A L'AUTEUR DU MERCURE
ONSIEUR,
Si l'on doit des louanges aux découvertes dont
n heureux génie enrichit les Sciences , il n'eft:
pas moms à propos de réduire a leur julte va
leur des chofes auxquelles trop de zéle ou de
208 MERCURE DE FRANCE.
partialité tente de donner une importance qu'elles
n'ont point. C'eſt le motif de la lettre que
j'ai l'honneur de vous écrire , & que je vous prie
d'inférer dans votre Mercure.
Il y a quelques jours que lifant le Journal
de Trévoux de ce mois ( Mai ) je rencontrai l'annonce
d'une découverte géométrique ; mais quelle
annonce , Monfieur ? Si du temps d'Archimede il
y eût eu des Journaux , la plus belle des décou
vertes de ce Géométre illufire n'eût pas été annoncée
avec plus de pompe. Auffi , me diſois- je ,
en la lifant , fans doute nous touchons à quelque
grande révolution dans la Géométrie ; un nouveau
jour nous va éclairer ; quelque barriere que
jufqu'ici les efforts des Géométres n'ont pû renverfer
, vient de leur céder , & va nous livrer
entrée dans un nouveau champ de découvertes :
je me félicitois enfin de ce que le Ciel avoit affez
prolongé mes jours pour voir la belle prédiction
de M. Halley fe verifier , & être témoin de ce
nouvel effor de la Géométrie. Quel a donc été
mon étonnement quand j'ai vu à quoi aboutilloit
cet ingénieux préambule : Si je l'euife foupçonné,
je me ferois contenté de dire avec Horace :
Quid tanto dignum feret hic promiffor hiatu?
En effet la découverte fi pompeufement annoncée
, ſe réduit au rapport du do lécagone inſcrit
au cercle , avec le quarré du diametre : on démontre
dans l'Article dont je parle , que ce polygône
eft precilément les trois quarts de ce quarré,
& c'eft la ce qui vaut à l'heu eux Auteur de cette
démonstration des éloges que le même Journal
ne donna jamais ni aux Newton , ni aux Clairaut,
ni aux d'Alembert .
Je demande bien des pardons à M. Crud fi
j'entreprends d'arracher quelques fleurs de cete
JUILLET. 1759. 209
couronne dont une main plus amie qu'adroite
lui a ceint le front . Mais fa découverte n'eft point
neuve , & fût- elle neuve , on peut dire que c'eſt
une bagatelle. Le premier point eft facile à prouver
; il n'y a qu'à ouvrir le Livre de Snellius ,
intitulé Cyclometricus , imprimé à Leyde il y a
plus de 130 ans. On y lit , Propef. 7º, que le
dodécagône infcrit au cercle eft les du quarré
du diamétre. Il n'eft pas moins facile de prouver
le fecond point. Quel eft le Géométre qui ignore
la maniere de trouver la corde d'un arc , celle
de l'are double étant donnée ? Ainfi ayant la
corde de l'exagone 1 , le rayon étant i ) on a
celle du dodécagône ( 2- V3). La perpendiculaire
tirée du centre fur cette corde n'eſt pas
moins aiſée à trouver. Elle eſt V ( + ¦ V³).
Or dans le produit de ces deux gran leurs les irrationalités
s'évanouiflent , & le triangle 12 ° partie
du dodécagone , fe trouve égal à : d'où il ſuit,
que ce polygône eft 3 , le quarré du diamètre
étant 4. Voilà le grand chemin , la méthode
générale de déterminer l'aire des polygones , qui
conduit , comme vous voyez , néceſſairement à
cette découverte fi céléb ée : ajoutons encore que
1
Ponfçait prefque depuis la naiffance de la Géométrie
, que tout polygône infcrit au cercle ,
eft moyen géométrique entre l'infcrit & le circonferit
, qui ont la moitié moins de côtés.
Ainfi le dodécagôre eft moyen géométrique
Entre l'exagone infcrit , qui eft 3 , & le circonferir
qui eft 4. Il eſt donc égal à 3 , le
quarré du diamètre étant 4 .
Je ne prétends point au refte trop déprimer le
mérite de cette remarque . Je me perfua le fans
peine que M. C. n'a jamais vû Snellius , & je ne
210 MERCURE DE FRANCE.
m'oppoſe point à ce qu'il dife , primum inveniffe
fortuna , tandem inveniffe fagacitatis eft . Mais je
vous en fais Juge Monfieur , & tous ceux qui
font verfés dans la Géométrie ; y avoit il là ſujet
de comparer les tranfports avec ceux d'Archiméde
? Dans ce cas je le félicite très - fincèrement
de la fenfibilité . Mais qu'il me foit permis de me
recrier fur la prétention de l'Auteur de l'annonce.
Que peut- on penfer de fes connoiffances en Géométrie
lorfqu'on lui voit dire , que cette quadrature
a fait le défeſpoir des Géomètres par la
difficulté ou plutôt l'impoffibilité de calculer
l'apothême ? Je puis dire avec affurance que fi
quelque Géométre eft tombé à cet égard dans le
défeſpoir , ce devoit être un bien mince Géométre.
Je l'ai prouvé fuffifamment par la facilité
avec laquelle j'ai affigné plus haut la base & la
hauteur du triangle cherché. Je pouvois encore
relever plufieurs autres expreffions pleines d'un
enthouſiaſme qu'il feroit difficile de concilier avec
des connoiffances plus qu'élémentaires en Géométrie.
J'aime mieux croire que ces expreffions
ont étéfuggérées par l'envie d'obliger & d'annoncer
avantageufement M. C Mais elles l'auroient
mieux fervi fi elles euflent été plus modérées :
car entonner la trompette pour une bagatelle ,
c'eſt foulever tous les gens infruits , c'eft exciter
quelqu'un d'entr'eux a l'apprécier au juſte , & à
la remettre à fa vraie place.
Je fuis avec refpe &t , & c.
G ***,
JUILLET. 1759. 21F
ARTICLE VI.
NOUVELLES POLITIQUES:
L
DE VIENNE.
E Journal de l'armée de l'Empire ne contient
depuis quelque temps aucun événement confidétable.
Tout s'eft paflé en chocs & en attaques de
Poftes , dont les avantages de part & d'autre ont
ée à -peu -près compenfés.
DE FRANCFORT , le 23 Mai.
On mande de Wuitzbourg que le Général
Kols , à qui le Prince de Deux - Ponts avoit confié
le Commandement de Bamberg avec huit
cens hommes , pour garder le magafin , s'eft
trouvé hors d'état de fe maintenir dans cette
Place contre les forces fupérieures des Pruffiens.
Il a brûlé & Hétruit toutes les provifions qui n'ont
pu être transportées. Il a enfuite abandonné la
Ville pour fe replier fur le gros de l'armée.
Du 29.
L'approche des Troupes Françoifes a contraint
les Hanovriens d'abandonner la Franconie , & de
fe replier avec précipitation dans le Pays de Heffe.
Les Prufliens , qui avoient pénétré jufqu'àitzingen
& a Baierdorff , fe font retirés promptement
vers Clofter- Ebrach. Ils ont abandonné Bamberg
le 24 , dirigeant leur retraite fur Bareith. Le
Général Haddic a été détaché à leur pourſuite. Il
a chargé déjà pluſieurs fois leur arrière-garde ,
212 MERCURE DE FRANCE
il continue de la harceler , & lui fait chaque jou
des Prifonniers.
Les Pruffiens ont exercé dans le Pays de Ban
berg leurs violences accoutumées. Ils ont exig
fept cens mille écus de contribution . Comme
n'y ont féjourné que fort peu de temps ils n'o
pu faire acquitter qu'une légere partie de cet
fomme ; & en partant ils ont emmené le Barc
de Weinheim & le Chancelier de Karg pour
affurer l'entier payement.
DE HAMBO V R RG , le 6 Mai.
On mande de Petersbourg que la Flotte d
Ruffes eft fur le point de mettre à la voile. El
doit prendre à Cronftade un train de groffe A
tillerie qu'elle tranfportera au lieu de fa deftin
tion On a déjà conduit à Riga un train fer
blable d'Artillerie.
L'Efcadre Suédoiſe qui vient d'être armée
Carlskron , partira en même temps pour ſe joi
dre à la Flotte des Ruffes ; & elle fera fuiv
bientôt d'une seconde Efcatre compofée de vai
feaux de guerre , de quelques galeres & de pli
Leurs bateaux plats.
Du Juin
Caroline-Wilhelmine-Sophie de Heffe -Caffel
Epoufe de Frederic - Augufte , Prince régnan
d'Anhalt- Zerbft , mourut à Zerbft le 22 de c
mois , dans la vingt-huitième année de fon âge
DE
PETERSBOURG , le 15 Mai.
Deux Armateurs Suédois s'emparerent derniè
rement d'un Navire portant Pavillon Pruffien ,
qui étoit forti du Port de Stertin. Ce Navire étoit
chargé de deux cens mille marcs , monnoie de
JUILLET. 1759. 213
Lubeck , pour le compte du Roi de Pruſſe .
DE MARBOURG le 10 Juin.
Il y a longtemps qu'on n'a vu des troupes en
auffi bon état que celles qui compofent l'Armée
Françoife . On le loue partout de leur exacte difcipline
, & de l'attention des Généraux à ménager
les pays neutres qu'ils ont été obligés de traverfer.
Ils ont laiffé de fortes Garnifons à Francfort
, à Hanau & à Gieffen.
On parle beaucoup ici de la belle action que
vient de faire le fieur Huiſch , Lieutenant au Régiment
de Berchiny , Huffards. Ce Régiment
eroit à Velter le premier de ce mois. Le Comte
de Berchiny en ayant fait marcher une partie du
côté de Gemunde , détacha le fieur Huiſch avec
vingt- cinq Huſſards pour reconnoître un poſte que
les ennemis avoient à Gerberg. Ceux- ci avertis
de la marche de ce détachement , embufquèrent
fix cens hommes , moitié Infanterie , moitié Cavalerie
, dans un bois fitué le long du chemin ,
par où il devoit faire la retraite , & ne laiſſérent
à découvert qu'une grande garde très - foible que
le fieur Huifch repouſſa ailément. A ſon retour
il trouva le chemin embarraffé par des abattis ,
& fe vit tout-à-coup enveloppé par la troupe nombreufe
qui avoit été embufquée dans le bois. Il
prit fon parti fur le champ. Il fondit le ſabre à
la main fur les ennemis ; & après avoir elfuyć
tout le feu de l'Infanterie cachée dans un ravin
qui bordeit le bois , il vint à bout de ſe retirer
avec quatorze hommes , le reſte de ſon détachement
ayant été tué ou fait priſonnier. Il fut pourfuivi
pendant l'efpace de deux lieues par toute la
Cavalerie ennemie ; mais il fit fi bonne contenance
qu'on ne put jamais l'entamer.
214 MERCURE DE FRANCE.
DE DUSSELDORP le i Juin.
Le 6 de ce mois , un corps de cinq mille hom⚫
mes des troupes Alliées fe porta par une marche
forcée ſur la Rhor , dans le detfein d'enlever quelques-
uns des poſtes avancés de l'Armée aux ordres
du Marquis d'Armentieres . Le Chevalier de
Montfort foutint l'effort des ennemis , avec les
Volontaires. Il fut bleffé & fait prifonnier. Pendant
ce temps-là les Bataillons & les piquets fe
replierent fur Medmann. Les Alliés y marchèrent
avec vivacité. Le détachement François continua
fa retraite for Duffeldorp . Il fut plufieurs fois entouré
par les troupes légères & chargé en queue
par les troupes réglées des Alliés. Mais malgré
leur grande fupériorité , cette retraite habilement
dirigée par le Chevalier de Chabot , Brigadier ,
& par le Comte de Grave , Colonel du Régiment
de Provence , fe fit en bon ordre & fans beau
coup de perte.
DE MADRID le 10 Mai.
Depuis quelques jours , Sa Majefté Catholique
paroît plus mal , l'enflure eft générale , elle a
gagné jufqu'au vifage ; la fièvre eſt forte , le poul
très-foible , le ventre reflerré ; & ce Prince a
beaucoup de répugnance pour toutes fortes d'alimens.
Du 14.
Le Roi eut il y a quelques jours deux foibleffes
affez confidérables , qui n'ont eu aucune fuite
fâcheule : ce Prince eft quelquefois fi foible , que
fa voix s'éteint , & qu'il ne peut prefque rien
-avaler. La fiévre ne le quitte point & les redoublemens
font fréquens. Cependant les Médecins
ne défefperent pas encore du rétabliſſement de
la fanté de Sa Majeſté.
JUILLET. 1759 . 215
Du 4 Juin.
Le Roi eft à-peu-près dans le même état ; la
févre étoit forte ces jours derniers , mais elle eſt
un peu fiminuée ; l'enflure ſubſiſte , & ce Prince
fouffre toujours beaucoup.
On a appris de Lisbonne que le Comte de
Merie , Ambaſſadeur . du Roi Très- Chrétien , y
étoit arrivé le premier du mois dernier , & que
le 1 il avoit eu fes premieres audiences du
Roi , de la Reine , & de la Famille Royale de
Portugal.
DE LONDRES , le 15 Mai.
Le Corfaire François le Maréchal de Belle- Iſle ,
qui a hiverné a Gottenbourg , vient de reparoître
dans fon ancienne ſtation , & nous a déja fait
quelques prifes . On a reçu avis que l'Amiral Bofcawen
eft arrivé a Gibraltar avec fon Eſcadre. On
compte qu'il a dû fe joindre depuis à l'Amiral
Broderick , qui croiſe à la hauteur de Toulon . On
fonde ici de grandes efpérances fur les opérations
que ces deux Efcadres réunies doivent exécuter.
Elles agiront tout l'été fur les côtes de Provence.
Nous avons appris dernierement que l'Eſcadre
commandée par le fieur de Bompart étoit arrivée
à la Martinique , & que le Chef d'Efcadre
More étoit parti de la Guadeloupe pour aller
combattre le fieur de Bompart . Telle eſt la nouvelle
qu'on répand depuis quelques jours , pour
pallier le mauvais fuccès du débarquement de
nos Troupes à Baffeterre. Tout le monde ſçair
ici qu'elles ont été contraintes d'évacuer entie
rement l'lfle de la Guadeloupe , après y avoir
eſſuyé la perte de plus de deux mille hommes
tués ou morts de maladie..
216 MERCURE DE FRANCE.
Du 30 .
Le Commerce fouffre infiniment du malheur
qui a rendu parmi nous les eſpéces très -rares . On
eft obligé de faire des emprunts chez l'Etranger à
gros intérêts , ce qui augmente néceſſairement la
difficulté de fournir à l'Etat les fecours dont il
aura befoin fi la guerre continue.
Les ordres font donnés pour repartir fur nos
Côtes toutes les troupes qui font reftées dans les
trois Royaumes. On prépare à Wolwich plufieurs
trains d'artillerie qui feront diftribués dans les
différens cantonnemens de ces troupes . On prend
ces précautions pour empêcher les defcentes que
les François pourroient avoir deffein de tenter.
Leur armement de Breft caufe ici beaucoup d'inquiétude.
Du 2 Juin.
On affure que la flotte commandée par les
Amiraux Hawke & Hardy eſt allée ſur les côtes
de France ; que ces Amiraux ont ordre d'obferver
foigneufement ce qui fe paffe dans le Port
de Breft , d'empêcher la fortie de la flotte Françoiſe
, ou fi elle échappe à leur vigilance , de la
pourfuivre fans relâche , & de lui livrer combat
en quelque endroit qu'ils la rencontrent.
L'Amiral Hawke a informé la Cour qu'il avoit
détaché une chaloupe pour aller reconnoître le
Port de Breft ; qu'elle y avoit découvert onze
vaifeaux en rade , plufieurs Frégates, & un grand
nombre de Bâtimens de tranfport.
Du 15 Juin.
On affure que l'expédition qui devoit s'exécuter
fur les côtes de France n'aura point lieu cette
année. Toute l'attention fe porte à là néceſſité
de nous garantir de l'invafion que nous appréhendons
JUILLET. 1759. 217
hendons. On prépare une petite Elcadre qui doit
aller croifer dans la Manche , afin d'obſerver plus
exactement les mouvemens des François.
Le bruit fe répand depuis quelques jours que
le fieur de Lally s'eft emparé dans l'Inde de
Trichenapoly , l'une des principales Villes de la
Nababie d'Arcate , & où nous avions un de nos
plas riches Comptoirs. Si la nouvelle eft vraie ,
nous devons tout craindre pour Madras.
DE TOULON , le 14 Juin.
Deux de nos Frégates , la Pleyade & l'Oiseau
étant ſur le point de rentrer dans le Port , furent
arrêtées ces jours paflés par un vent contraire.
Trois Vailleaux Anglois détachés de la Flotte de
l'Amiral Broderick ayant découvert leur embarras
s'approcherent pour les combattre . Les Frégates
firent force de voile pour ſe mettre fous la protection
des Forts qui font à l'entrée de la grande rade.
Les Vailleaux Anglois les pourfuivirent & leur lâcherent
leurs bordées. Mais le canon des Forts &
des Batteries qui bordent le rivage , firent ſur eux
un feu fi vif , que l'un des trois vailleaux fut dé-
: mâté , & un autre eut la poupe fracatlée , ce qui
·les obligea de fe retirer très-promptement. Les
deux Frégates font rentrées dans le Port , n'ayant
eu en tout que neuf hommes tués & cinq
bleflés .
FRANCE.
Nouvelles de la Cour , de Paris , &
DE VERSAILLES le 24. Mai.
LERoi a difpofé du Régiment des Volontaires
Etrangers de Clermont-Prince , vacant par
1. Vol. K
218 MERCURE DE FRANCE.
la promotion du Baron du Blaizel au grade de
Maréchal de Camp , en faveur du fieur de Commeiras.
Le 19 de ce mois le Marquis de Montalembert
prit congé du Roi & de la Famille Royale ,
pour aller à Petersbourg , & de là à l'Armée
Ruffe où il doit faire la campagne prochaine.
Le Roi ayant agréé le choix que S. A. R. l'In-
Fant Duc de Parme a fait du Comte d'Argental ,
Confeiller d'honneur au Parlement de Paris, pour
fon Miniftre plénipotentiaire auprès de Sa Majefté
, il eut fes audiences du Roi & de la Famille
Royale le 22 de ce mois , où il fut conduit par
le fieur Dufort , Introducteur des Ambaſſadeurs,
Du 31 Mai,
Le Roi a difpofé du Régiment de Xaintonges,
Infanterie , vacant par la démiffion du fieur de la
Grandville , en faveur du Comte Deffalles.
De celui d'Harcourt , Cavalerie , vacant par la
promotion du Marquis de Beuvron à la charge
de Commiffaire général de la Cavalerie , en faveur
du Comte de Preyffac de Cadilhac.
en faveur
De celui d'Henrichemont , Cavalerie , vacant
par la démiffion du Prince de ce nom ,
du Marquis d'Efcouloubre.
Et de celui des Volontaires de Flandre , en faveur
du Chevalier de Jaucourt,
Sa Majesté a donné la majorité de la Gendar
merie , vacante par la démiffion du Vicomte de
Sabran , au Comte de Lordat,
Et un Guidon de Gendarmerie au Comte de
Mauroy.
Le Comte de Beffe de la Richardje eft monté à
la Sous- Lieutenance.
Le Roi a donné l'Evêché de Toulon à l'Abbé
Lafcaris de Vintimille , Aumônier dy Roi,
JUILLET. 1759 ..
219
La Prévôté de Pignan à l'Abbé de Jarente ,
Chanoine honoraire de la Cathédrale de Marfeille.
L'Abbaye de Longues , Ordre de S. Benoît
Dioceſe de Bayeux , à l'Abbé de Cugnac , Chenoine
de l'Eglife de Paris , Vicaire - Général d ♫
Diocéle de Bayeux.
L'Abbaye de l'Iſle de Medoc , Ordre de Š. Auguftin
, Diocéle de Bordeaux , à l'Evêque de
Bazas.
L'Abbaye d'Iffoire , Ordre de S. Benoît , Diocéſe
de Clermont , à l'Abbé de Retz , de Fraiſſinet ,
Grand-Vicaire du Diocèfe de Mende.
Et l'Abbaye de S. Leonard de Chaume , Ordre
de Citeaux , Diocéfe de la Rochelle , à l'Abbé Dupuy
de Montmejan , Vicaire- Général du Diocéfe
de Bellay.
Du Juin.
Le Roi a accordé dès le 20 Mars dernier , la
Commiffion de Colonel de Cavalerie au Baron de
Breteuil , fon Miniftre Plénipotentiaire auprès de
l'Electeur de Cologne.
Du 14.
Le Roi a accordé le Gouvernement de Belle-
Ifle , vacant par la mort du Marquis de Saint-
Sernin , au fieur de Chevert , Lieutenant- général
des Armées du Roi , commandant les troupes de
Sa Majesté en Flandre & en Artois.
Hier la Cour prit le deuil pour quatre jours à
Poccafion de la mort de la Princeffe de Sultz→
bach.
Du 21.
Le Roi a nommé le Marquis de Paulmy , cl
devant Miniftre & Secrétaire d'Etat au Départe
ment de la guerre , ſon Ambaſſadeur auprès da
Roi & de la République de Pologne.
Sa Majeſté à admis au nombre de fes Aumo-
Kij
220 MERCURE DE FRANCE.
niers l'Abbé de Clugny , Chanoine de l'Eglife &
Comte de Lyon , à la place de l'Abbé de Laſçaris,
nommé à l'Evêché de Toulon .
DE PARIS , le 26 Mai.
Toutes les Troupes qui ont été ci - devant fou
les or tres du Duc de Broglie , fe réuniront fur la
Lahne au refte de l'armée. Plufieurs détachemen
occupent des poftes en avant fur le Haut- Mein
& fur la Fuide. L'armée eft dans un meilleur éta
encore qu'elle ne l'étoit au commencement &
cette guerre , il n'y a point de malades , &
Soldat marque beaucoup d'ardeur & la pli
grande volonté.
>
La marche de notre Armée a fans doute déte
miné le Prince Ferdinand à rappeller prompte
ment le corps de douze à quinze mille homm
qu'il avoit détaché du côté de la Franconie.
On mande de Bayonne que le Corfaire le J
piter de cette Ville , commandé par le fieur Jea
Mimbielle , entra dans ce Port le 8 de ce mois.
vient de terminer une croifiere pendant laquel
il a pris un Navire chargé de tabac , & il a rar
çonné trois autres Bâtimens pour le prix de cir
quante mille livres. Ce Capitaine avoit fecou
généreufement l'année derniere un Vaiffe
d'Amfterdam nommé le Saint - Nicolas , appa
tenant aux fieurs Matheys & Smith.
Extrait d'une Lettre de Wurtzbourg , le 24
Mai
Nous avons appris ce matin par un Courri
dépêché par le Prince de Deux- Ponts , quel
Pruffiens aux ordres du Prince Henry prenne
la route de Voigtland pour fe rendre en Sax
que le Général Haddick a atteint leur arrier
garde auprès de Bagerndorff , à une lieuë a
delà d'Erlangen , & l'a fort maltraitée. Il a pl
trois Canons.
JUILLET. 1759 .
221
Copie d'une Lettre écrite de la Ville de Bazas ,
Le 11 Juin.
Le Curé de Captioux fe promenoit le 9 de
ce mois à neuf heures du foir devant fon Eglife ,
avec le Curé de Loubens , fon frere . Ils apperçurent
une colonne de feu qui alloit de l'Eft au
Sud, elle pafla derrière un bois qui leur en déroba
la vue. Le Ciel étoit clair & fans aucun
nuage , il régnoit un vent de Nord allez frais .
Les deux Curés fe retirèrent . Un moment après
ils entendirent de grands cris , & on vint les
avertir que le feu étoit dans l'écurie. Le Curé
de Loubens y courut. Il ouvrit la porte ; il fe
vit entouré de flammes , & fut preſque étouffé
par la vapeur du fouffre . Le feu difparut . Quatre
chevaux qui étoient dans l'écurie furent trouvés
morts & fans aucune marque de brulure . Le plancher
n'avoit point été endommagé par le feu ;
on y trouva feulement deux ouvertures aflez
larges pour pouvoir paffer le poing ; mais la charpente
du toit étoit embrafée : il fallut la couper
pour fauver la maiſon voifine. Une heure après
on apperçut une feconde colonne de feu qui fe
précipita dans la rivière auprès d'un moulin , avec
un bruit effroyable. Ce même foir on vit de la
Ville de Bazas à l'extrémité de l'horifon du côté
de Langen un tourbillon de feu. Il y eut cette
même nuit une maifon brulée auprès de cette
dernière ville. Comme on n'a pû découvrir la
cauſe de cet incendie , on l'attribue à ce même
tourbillon. Les pluies qui font furvenues ont raffuré
le Peuple que ces Phénomènes dangereux avoient
allarmé.
Kijj
222 MERCURE DE FRANCE.
MARIAGE S.
Monfeigneur Charles- Emmanuel de Cruffol , Duc
d'Uzès , premier Pair de France , Prince de Soyon
&c. époufa le 8 du courant dans la Chapelle de
fon Château du Foure Mlle Marie- Gabriel- Marguerite
de Gueydon , fille de Henry de Gueydon
Seigneur de la Ville S. Hypolite de Planque ,
Gourgas , la Roque Pierre-feu , & c. Cette Famille
defcend par Philippe de Gueydon II du nom des
anciens Comtes de S. Etienne en Italie il paffa
en France après l'incendie & facs de S. Etienne
fous le bon plaifir de Charles IX qui régnoir
alors & qui l'accueillit avec diftinction .
Meffire Jean de Banne d'Avejan de Montgros,
Comte de Banne , Maréchal des Camps & Armées
du Roi , époufa le 11 de Juin au Château
de Chaumontel , Dlle Marie - Génevieve - Silvie
Thourou d'Arfilly , fille de Meffire Jules- Charles
Thourou d'Arfilly , & de Dame Genevieve Befnier.
La Bénédiction Nuptiale leur a été donnée
par l'Abbé de Gabriac , Vicaire Général du Diocèfe
de Sens.
MORT S.
>
Meffire Chrétien- Guillaume de Lamoignon de
Baville , Préfident Honoraire du Parlement ,
Grand'Croix , Prévôt , Maître des Cérémonies ,
Honoraire de l'Ordre de Saint- Louis , eſt mort
le 23 de Mai , dans la quarante-feptiéme année
de fon âge.
> N. de Cicery Abbé de l'Abbaye Royale de
Baffefontaine , Ordre de Prémontré , Diocèle de
Troyes , eft mort à Avignon , le 6 Mai , âgé
de foixante- dix ans.
JUILLET. 1759. 223
Melire Maximilien- Heary- Hyacinthe , Comte
d'Horion , Grand- Prévôt de l'Eglife Cathedrale
de Liége , Prévôt de Maxik & de Hilvareberg ,
Conſeiller d'Etat actuel de feu l'Empereur Charles
VII. Premier Miniftre & Grand - Maître de la
Maifon du Séréniffime Prince & Evêque de Liége,
& ci-devant fon Envoyé à la Cour de France ,
& Abbé Commendataire de l'Abbaye de Mouzon ,
Ordre de S. Benoît , Diocèſe de Reims , mourut
à Liége le 23 , dans la foixante-feptiéme année
de fon âge.
LE fisur
AVIS.
E fieur Confin vient de perfectionner un bandage
à reffort pour l'exomphale réduite , il a préfenté
ce bandage à la Faculté de Médecine , qui
far le rapport de Commiſſaires qu'elle avoit nommés
pour l'examen, a jugé que ce bandage par
fes grands avantages furpalloit de beaucoup ceux
qui avoient juſqu'ici été proposés pour cette maladie
; l'on trouve de plus chez lui des bandages
élaſtiques à reſſort & fans rellort , à charnieres
& à corps ouverts d'acier trempé , comme préférables
par leur fuccès , & il ſe Ĥatte de contenir
toutes les deſcentes de quelque nature qu'elles
puiffent être . L'on trouve aufli chez ledit fieur
botines pour les enfans , fufpenfoirs & peffaires.
Il demeure rue Comtelle d'Artois , entre la rue
Monconfeil & celle de la Truanderie à Paris. Il
prie les perfonnes qui pourroient avoir befoin
de lui de garder ſon adrelle , ne voulant pas ennuyer
les Lecteurs,
Le nouveau Syſtême que j'ai déja annoncé au
224 MERCURE DE FRANCE.
mois de Novembre 1758 , pour apprendre la
Langue Latine de trois manieres différentes ,
par raifonnement , par jeux , & par entretiens ,
&c. Se vend actuellement à Paris chez Defpilly
Libraire , rue Saint Jacques , ' à la vieille
Pofte , vis-a- vis la rue du Plâtre; & à Troyes chez
Jean Garnier , Imprimeur Libraire rue du Temple.
Je parlerai dans la fuite plus amplement de
cette méthode , en faiſant part au Public d'une
differtation que M. le Roux Auteur de ce Syſtême
m'a remiſe , & dont il a fait mention dans la
réponſe à la critique de fon Livre.
Le fieur André Behaque , Marchand , demeurant
au coin des Halles fur la petite Place à Lille ,
à l'Enfeigne de l'Acteur Romain , étant parvenu
après de longues années de voyage & recherches
pénibles qu'il a faites & fait faire dans différentes
Parties de l'Europe , à former un Cabinet , & à
mettre en ordre toutes les raretés fans nombre
& de tout genre qu'il a pu recueillir ; & les complimens
flatteurs qu'il a reçus de tous les Connoiffeurs
qui lui ont fait la grace de l'aller voir ,
ayant enfin rempli fes vues , il a l'honneur d'annoncer
aux Sçavans , Curieux & Artiſtes que
ledit
Cabinet fera vifible tous les jours de la femaine
à raifon de 14 fols par perfonne lorſque le nombre
fera au moins cinq , & la valeur , c'eſt- àdire
fix livres , lorfqu'on fera feul .
Comme il n'eft pas poffible d'inférer ici le dénombrement
de Piéces rares que ce Cabinet contient
, le fieur André Behaque dira ſeulement que
fon cabinet occupe quatre grandes Places richement
ornées , & qui renferment dans leur fein
tout ce que l'Art & la Nature ont produit en tous
genres de curieux & de merveilleux,
JUILLET. 1759 . 225
Le feur Perrin, Sellier , demeurant au Pont de
Séve, donne avis au Public qu'il a inventé une
nouvelle forme de Selles pliantes & élastiques
des deux cinquièmes plus légères & en même
temps plus commodes pour homme & cheval :
qu'il en a déjà fourni plufieurs à S. A. S. Mgr.
le Duc d'Orléans , defquelles ce Prince est trèscontent.
Qu'il a le fecret de guérir les chevaux ,
par un ſeul panſement , des nouveaux & vieux
écarts, de même que les allonges tenant à la
noix , fans leur faire aucun mal . Bien loin que
ce panfement les empêche de travailler , le tirage
alors , dit - il , leur procure une guérifon plus
prompte & plus parfaite. On peut s'en informer
au Bureau de la Pofte aux chevaux de Paris , aú
fieur Gueldre , Marchand de chevaux , & à bien
d'autres. Il travaille gratis pour ceux qui n'ont
pas le moyen de payer , & fe tranſporte partout
où il eſt appellé , n'ayant pour objet principal
que d'être utile au Public.
L'Europe vivante & mourante , ои Tableau
annuel des principales Cours de l'Europe , ſuite du
Memorial de Chronologie , généalogique & hiftorique.
Année 1719. A Bruxelles , chez Erançois
Foppens , au Saint - Elprit , & ſe trouve à
Paris chez Debure l'aîné , Quai des Auguftins.
Ce petit Ouvrage n'eft qu'une fuite du Livre
qui a paru annuellement en 1747, 1748 & 1749,
fous le titre d'Almanach généalogique & hiftorique
, & qui a été continué depuis 1752 ju
qu'en 1755 , fous celui de Mémorial de Chronologie,
généalogique & hiftorique ; mais avec des
différences qui en ont fait chaque année un Livre
différent.
226 MERCURE DE FRANCE.
APPROBATION.
J'Arla, par ordre de Monfeigneur le Chancelier,
le premier Mercure du mois de Juillet , & je n'y
ai rien trouvé qui puiffe en empêcher l'impref
fion. A Paris , ce 30 Juin 1759. GUIROY.
Fautes à corriger dans le Mercure de Juin.
P. 200. ligne 3. Venceflas , lifex Ladillas.
P. 212. 1. 33. par la mort , lifez par la démiſſion.
P. 213. 1. derniere , Pons- Saint- Michel , liſe z Pons-
Saint-Maurice.
P. 214. 1. 13. Au lieu de Joly de Choffin , lifez
Joly de Choüin .
Dans ce Volume.
Page 10. ligne 6. coeur , lifez cours.
TABLE DES ARTICLES.
J
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES IN VERS ET EN PROSE.
UPITER & le Paysan , Fable.
Le Soleil fixe au milieu des Planetes , Ode,
Le Valet Maître .
Vers faits à B *** dans les boſquets de
l'Amour & de l'Amitié.
Suite de l'heureux Divorce.
Les Tourterelles , Idylle.
Lettre de M. Greffet à M. ***
pages
8
12
13
14
44
49
JUILLET. 17597 227
Lettre à M. Marmontel fur le dénoûment
de Venceslas.
apitre en Rondeau,
Apoſtille.
Vers à Mlle Dubois repréſentant Didon.
Mots de l'Enigme & des Logogryphes du
Mercure précédent.
Enigme.
Logogryphe.
Logogryphus,
Alter.
Chanfon,
66
68
ibid.
69
ibid.
-70
71
idid.
72
ibid.
ART . II . NOUVELLES LITTÉRAIRES.
Suite de l'Introduction à l'Hiftoire de
Dannemarck.
Mélanges de Littérature , d'Hiftoire & de
Philoſophie , nouv. Edit.
Lettre à l'Auteur du Mercure.
Annonces des Livres nouveaux,
73
92
120
126 &fuiv,
i
ART. III. SCIENCES ET BELLES-LETTRES.
ECONOMIE POLITIQUE .
Mémoire fur les opérations ceconomiques
faites dans le Digefteur de Papin , par
MM . de la Société Littéraire de Clermont
en Auvergne.
HYDRAULIQUE.
Extrait da Mémoire de M. Deparcieux , la
dans la derniere Affemblée publique de
l'Acad. des Sciences , fur la pofition des
aubes des roues , mues par le courant des
grandes rivieres , comme des moulins fur
bateaux , des moulins pendants, des Poms
x30
228 MERCURE DE FRANCE.
pés du Pont Notre- Dame , de la Samaritaine
& c.
ASTRONOMIE.
13
Suite de l'apparition de la Cométe de 1758
& 1682 , par M. Le Monnier , de l'Acad . 14
Lettre de M. de l'lfle , de l'Acad. Royale ..
des Sciences, &c. A l'Auteur du Mercure,
fur le retour de cette Comète.
MEDECINE.
Lettre de M. Hofty à M. *** ſur la mort du
Als cadet de M. de Caze.
ART. IV. BEAUX - ARTS.
ARTS AGRÉABLES.
14
Gravure.
Géographie.
Muſique.
ART. V. SPECTACLES,
Opéra.
Comédie Françoiſe .
Comédie Italienne.
Concert Spirituel.
ib
16
Ib
1
Opéra de Parme.
Supplément à l'Article des Arts.
Obfervation de Lythotomie.
Supplément à l'Article des Sciences.
Avis .
ART. VI. Nouvelles Politiques.
!
La Chanfon notée doit regarder la page 72.
Ib
IN
20
20
20
21
21
De l'Imprimerie de SEBASTIEN FORRY
Tue & vis-à-vis la Comédie Françoife.
MERCURE
DE FRANCE ,
DEDIE AU ROI
JUILLET. 1759 .
SECOND VOLUME.
Diverfité , c'est ma devife. La Fontaine.
Cochin
Filins in
Seulg.
Chez
A PARIS ,
( CHAUBERT , rue du Hurepoix.
JORRY , vis- à -vis la Comédie Françoife
PISSOT , quai de Conti.
DUCHESNE , rue Saint Jacques.
CAILLEAU , quai des Auguftins.
(CELLOT , grande Salle du Palais .
Avec Approbation & Privilège du Roi.
7
AVERTISSEMENT.
LE Bureau du Mercure eſt chez M.
LUTTON , Avocat , Greffier Commis au
Greffe Civil du Parlement , Commis au
recouvrement du Mercure, rue Sainte Anne,
Butte Saint Roch , à côté du Sellier du Roi.
C'eft à lui que l'on prie d'adrefer, francs
deport , les paquets & lettres , pour remettre
, quant à la partie littéraire , à M.
MARMONT EL , Auteur du Mercure.
Le prix de chaque volume eft de 36fols ,
mais l'on ne payera d'avance , en s'abonnant
, que 24 livres pour feize volumes ,
à raifon de 30 fols pièce.
Les perfonnes de province auxquelles on
enverra le Mercure par la pofte , payeront
pour feize volumes 32 livres d'avance en
s'abonnant , & elles les recevront francs
de port.
Celles qui auront des occafions pour le
fairevenir,ou qui prendront lesfrais duport
fur leur compte , ne payeront comme à·
Paris , qu'à raifon de 30 fols par volume ,
c'est-à- dire 24 livres d'avance , en s'abon-
Rant pour 16 volumes.
Les Libraires des provinces ou des pays
étrangers , qui voudront faire venir le
Mercure , écriront à l'adreffe ci- deffus.
Aij
Onfupplie les perfonnes des Provinceš
'd'envoyer par la pofte , en payant le droit ,
le prix de leur abonnement , ou de donner
leurs ordres , afin que le payement en foit
fait d'avance au Bureau.
Les paquets qui neferont pas affranchis ;
refieront au rebut.
On prie les perfonnes qui envoient des
Livres , Eftampes & Mufique à annoncer,
d'en marquer le prix,
On
peut fe procurer
par
la voie
du
Mercure
le Journal
Encyclopédique
&
celui
de
Mufique
, de Liége
, ainfi
que
les autres
Journaux
, Eftampes
, Livres
&
Mufique
qu'ils
annoncent
.
Le Nouveau Choix de Piéces tirées des
Mercures & autres Journaux , par M.
Marmontel , fe trouve auffi au Bureau
du Mercure. Le format , le nombre de
volumes & les conditions font les mêmes
pour une année.
Il prie Meffieurs les Abonnés du Mereure
de vouloir bien prendre cette qualité
en fignant les Avis & les Piéces qu'ils lui
envoyent ,
MERCURE
DE FRANCE.
JUILLET. 1759.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES
EN VERS ET EN PROSE.
ÉPITRE A THISBÉ.
THIHISBÉ, ne cherchons point la félicité pure.
Le chemin de la gloire eſt rude & fablonneux ,
La route du plaifir eft plus douce & plus fûre ,
Mais lui-même eft la fleur d'un arbuste épineux :
On détruit cette plante à force de culture.
Pour accroître nos biens , fçachons borner nos
voeux ;
N'achetons point de l'art les dons de la Nature ,
A iij II. Vol.
MERCURE DE FRANCE.
Et nous ferons affez heureux .
Eft- il donc de l'humaine eſſence
De négliger les biens qui naiffent fous nos pas
Pour rechercher la jouiffance
De tous ceux que nous n'avons pas ?
Tel qui vivroit heureux , renfermé dans fa fphère ,
Plein de mille defirs , qu'il ne peut fatisfaire ,
Veut aggrandir fon cercle , & le rend plus étroit.
Du defir d'être heureux naît le malheur des
hommes ;
Nous oublions ce que nous fommes
Occupés de ce qu'on nous croit.
Sur de vains préjugés remportez la victoire ,
Livrez-vous à vos goûts , permettez de tout croire, '
Et par vos amours même illuſtrez votre nom :
Allez fans maſque au Temple de Mémoire ,
Prenez-y votre place à côté de Ninon ;
Croyez , quelques talens qu'une Belle raſſemble
Qu'on ne peut atteler enſemble ,
Les Pigeons de Vénus & les Paons de Junon .
MADRIGAL.
Connoiffez- vous , me demandoit Eglé ,
Un jeune enfant aveugle , aîlé ,
Que l'on appelle Amour , qui fuit toutes les
Belles ?
Hier de chez Doris on dit qu'il s'env 、la .
Eglé , j'en connois un qui porte ce nom là ;
Mais il voit clair , & n'a point d'aîles.
14
JUILLET. 1759:
VERS à M. & Mad. de la T *** ,
fur la naiffance d'un fils. Par M. Pa
nard.
MODOÉDLELEE des Epoux, couple tendre & fidèle ,
Vous qui me difputez l'honneur de faire voir
Que la bonne amitié du fiécle de Cybèle
N'a pas perdu tout fon pouvoir ,
Daignez tous les deux recevoir
Ces Vers , ouvrage de mon zèle ,
Sur le don que le Ciel vous fit hier au ſoir. '
Les fruits que produit l'hyménée ,
Quand on a fous fa loi vu couler quelque année ,
Sont ordinairement les enfans du devoir ;
Chez vous ce qui m'étonne & me plaît davantage,
Ceft que le gros Joufflu qui vient de voir le jour ,
Après fix ans de mariage ,
Soit encor enfant de l'Amour,
A iv
6 MERCURE DE FRANCE
Et nous ferons aſſez heureux.
Eft-il donc de l'humaine eſſence
De négliger les biens qui naiffent fous nos pas
Pour rechercher la jouiſſance
De tous ceux que nous n'avons pas ?
Tel qui vivroit heureux , renfermé dans fa fphère ,
Plein de mille defirs , qu'il ne peut fatisfaire ,
Veut aggrandir fon cercle , & le rend plus étroit.
Du defir d'être heureux naît le malheur des
hommes ;
Nous oublions ce que nous fommes
Occupés de ce qu'on nous croit.
Sur de vains préjugés remportez la victoire,
Livrez-vous àvos goûts , permettez de tout croire,
Et par vos amours même illuſtrez votre nom :
Allez fans mafque au Temple de Mémoire ,"
Prenez- y votre place à côté de Ninon ;
Croyez , quelques talens qu'une Belle raſſemble
Qu'on ne peut atteler enſemble ,
Les Pigeons de Vénus & les Paons de Junon .
MADRIGAL.
Connoiffez -vous , me demandoit Eglé ,
Un jeune enfant aveugle , aîlé ,
Que l'on appelle Amour , qui fuit toutes les
Belles ?
Hier de chez Doris on dit qu'il s'env 、la .
Eglé , j'en connois un qui porte ce nom là ;
Mais il voit clair , & n'a point d'aîles .
4
JUILLET. 1759 :
VERS à M. & Mad. de la T *** ,
fur la naiffance d'un fils. Par M. Pa
nard.
MODÉLE ODELE des Epoux , couple tendre & fidèle ,
Vous qui me difputez l'honneur de faire voir
Que la bonne amitié du fiécle de Cybèle
N'a pas perdu tout fon pouvoir ,
Daignez tous les deux recevoir
Ces Vers , ouvrage de mon zèle ,
Sur le don que le Ciel vous fit hier au foir. '
Les fruits que produit l'hyménée ,
Quand on a fous fa loi vu couler quelque année ,
Sont ordinairement les enfans du devoir ;
Chez vous ce qui m'étonne & me plaît davantage,
C'eſt que le gros Joufflu qui vient de voir le jour ,
Après fix ans de mariage ,
Soit encor enfant de l'Amour,
A iv
8 MERCURE DE FRANCE.
TRADUCTION du Pfeaume CXXXVI.
Super Flumina Babylonis.
Assis fur les bords de
l'Euphrate
Un terdre fouvenir redoubloit nos douleurs :
Nous penfions à Sion dans cette terre ingrate ,
Et nos yeux , malgré nous , laiffoient couler des
pleurs.
Nous fufpendîmes nos Guitarres
Aux faules qui bordoient ces rivages déferts ;
Et les cris importuns de nos vainqueurs barbares ,
A nos Tribus en deuil demandoient des concerts.
Chantez , difoient-ils , vos Cantiques ,
Répetez- nous ces airs tant vantés autrefois ,
Ces beaux airs que Sion , fous les vaftes portiques ,
Dans les jours de fa gloire , admira tant de fois.
Comment , au fein de l'efclavage ,
Pourrions- nous de Sion faire entendre les Chants }
Comment chanterions - nous dans un climat
fauvage.
>
Du Temple du Seigneur les Cantiques touchants ?
O Cité Sainte ! ôma Patrie !
Chere Jérufalem , dont je fuis exilé !
Si ton image échappe à mon ame attendrie ,
Si jamais , loin de toi , mon coeur eft confolé ,
JUILLET. 1759.
و
Que ma main tout- à-coup ſéchée ,
Ne puiffe plus vers toi s'étendre déformais ;
A mon palais glacé que ma langue attachée ,
Dans mes plus doux tranſports , ne se nomme
- jamais !
Souviens-toi de ce jour d'allarmes ,
Seigneur , où , par leur joie & leurs ris triomphans
Les cruels fils d'Edom , infultant à nos farmes ,
S'applaudiffoient des maux de tes triftes enfans.
Détruiſez , détruiſez leur race ,
Crioient-ils , aux vainqueurs de carnage fumans.
De leurs remparts briſés ne laiſſez point de trace ›
Anéantiffez-en jufques aux fondemens.
Ah ! malheureuſe Babylone ,
Qui nous vois fans pitié traîner d'indignes fers ,
Heureux qui , t'accablant des débris de ton trône.
Te rendra les tourmens que nous avons ſoufferts!
Jouets des vengeances célestes ,
Que tes meres en fang , fous leurs toîts embrafés ,
Expirent de douleur en embraffant les reftes
Dele urs tendres enfans fur la pierre écrasés.
MALFILLATRE de Caën.
Av
10 MERCURE DE FRANCE.
PENSÉES SUR L'ÉMULATION
UN
Et fur l'Envie.
N Génie heureux s'élève au- deffus
du Peuple qui afpire à la gloire ; fes fuccès
irritent l'envie ; ils excitent l'émulation.
L'envie lui fufcite des ennemis , l'émulation
des concurrens. Ceux-là s'efforcent
de l'abaiffer , & ceux-ci de l'atteindre.
L'envie eft une contradiction de l'or
gueil , qui ne reconnoît point de mérite
fupérieur au fien , lors même qu'il a un
fentiment intime du contraire , & qui
refuſe à autrui un hommage qu'il lui rend
par fa haine même & par fon acharnement
à en ternir la réputation.
L'émulation eft une ambition louable ,
un noble defir d'égaler ou de furpaſſer par
de généreux efforts un mérite étranger
qu'elle avoue & qu'elle honore.
L'envie porte fur le fentiment de notre
foibleffe. L'émulation fortdu fentiment
de nos forces. L'une eft le défeſpoir
de l'impuiffance ; & l'autre eft l'effor du
talent.
Dans l'émulation , l'ame fe replie fur
JUILLET 1759. FE
elle-même pour preffer le jeu de fes facultés.
Dans l'envie , elle defcend en ellemême
pour mettre en feu fes paffions .
L'émulation ne voit qu'un motif de
tendre à fes fins avec plus d'empreffement
, où l'envie trouve un fujet de trifteffe
, de fureur & de haine. Celle- là taille
des crayons où celle- ci aiguife des
traits. L'une laiffe à côté d'elle ce qui l'anime
: l'autre marche de front contre ce
qui l'enflamme.
›
Les acclamations publiques décernent
à ce Héros le prix de la valeur , à cer
Orateur le prix de l'Eloquence &c. Leurs
envieux font mécontens du Public ; leurs
émules font mécontens d'eux- mêmes.
Votre ardeur pour le travail votre
amour pour la gloire , votre zéle pour
bien public , l'eftime , l'attachement &
tous les fentimens favorables que vous
aviez pour votre rival , croiffent-ils avec
fes fuccès , ou s'affoibliffent- ils à mefare a
Voilà la pierre de touche de l'émulation
& de l'envie.
le
L'émulation nous occupe plus de nousmêmes
que de nos rivaux. L'envie nous
occupe plus de nos rivaux que de nousmêmes.
Les grandes ames obéiffent à l'émula
A vj
I 2 MERCURE DE FRANCE.
tion. L'envie n'entre jamais que dans les
ames baffes.
Dorphile a la parole montée fur le
ton des nobles fentimens. Ses principes
tendent au fublime de la vertu ; fes ouvrages
l'infpirent , & fes procédés l'expriment
au naturel . Il a été cruellement
offenfé , & il-a pardonné. Il a pû fe parer
d'une gloire étrangere , & il a mieux aimé
laiffer mourir quelques rayons de la
fienne . Il a effuyé des revers , & il s'eft
tranquillement affis fur les débris de fa
fortune. Mais louez Chryfolyte en fa préfence
, il eft hors de lui- même ; ſes regards
vous difent que vous l'avez bleſſe
profondément. Que lui a donc fait Chryfolyte
Quelle idée avez-vous réveillée
dans fon efprit ? Chryfolyte eft l'homme de
notre fiécle.... Dorphile n'a jamais eu
qu'une ame baffe.
C'eft la plus honteufe des foibleffes
que de ne pouvoir fupporter la profpérité
d'autrui. Et vouloir enlever aux autres
un bien dont on ne jouira pas foi- même ,
c'eft la plus lâche des induſtries. La balfeffe
a-t-elle un degré plus bas ?
Je vois bien pourquoi cet homme a
effayé de me couper la bourfe ; il en auroit
profité. Mais celui- là pourquoi attenteJUILLET.
1759. 13
t-il à votre réputation ? il n'en jouira
point.
Je voudrois fçavoir fi les femmes trouvent
dans leur miroir plus de graces à careffer
, après qu'elles ont mis en pièces
une jolie figure.
J'examinois un Tableau d'un grand
Maître. Deux Curieux fe joignirent à moi.
Ils regarderent l'ouvrage d'un oeil intelligent.
Je les confidérai attentivement pour
démêler dans leur air les effets involontaires
de la premiere impreffion , & ce jugement
fenti que la paſſion n'a pas eu le
temps de dénaturer. Il me fut aifé de découvrir
dans le jeu naturel de leurs vifages
l'ébranlement fubit & le filence contemplatif
de deux ames frappées & ravies
d'admiration. Je continuai à les obſerver ,
& je remarquai que l'un d'eux fe plaifoit
dans fon- extafe & s'y confirmoit en détaillant
le tableau ; tandis que l'autrė
fembloit fe débattre avec lui-même pour
fortir d'un état pénible . Quelle peinture !
me dit avec tranſport le premier qui tenoit
fon crayon & fes tablettes à la main ,
Quelle vérité! Quelle expreffion! Ne voyezvous
pas l'ame de ces perſonnages , n'entendez
vous pas leurs difcours? ... En voilà
un , dit l'autre en grimaçant , dont l'attitude
eft bien gênée ; cela n'eft pas foute14
MERCURE DE FRANCE .
,
it
nable... Admirez avec moi , reprit celuilà
, l'entente , la diftribution , l'harmonie...
Remarquez , me dit celui- ci en l'interrompant
, remarquez ce coup de pinceau.
eft d'une fauffété choquante ... C'eft le coloris
du Titien même ; que vous en fem
ble ... Voilà une draperie dont les nuances
font affez mal : Obfervez ; qu'en penfez-
vous?... Je penfe , répondis -je à ce
dernier , qu'on ne peut dire d'une maniere
plus énergique que vous venez de le faire,
voilà un tableau parfait.
L'envie fent la fupériorité de l'objet envić
, & ne voit en lui que défauts ; c'eſt
qu'elle apperçoit d'abord l'objet en luimême
& qu'elle le confidere par réfléxion
dans un de ces miroirs dont la glace infidèle
compofe des traits même de la beauté
l'image de la laideur .
L'emulation n'eft point un préjugé. A
l'aspect du grand & du beau , fes efprits
agités la tranfportent dans fa carriere &
l'aiguillonnent dans fa courfe. La connoiffance
desfautes dans lefquelles fes modè
les font tombés , lui fert à éviter les
écueils dont ils ne fe font pas affez éloignés.
C'eft ainfi qu'elle tend à une plus
grande perfection , qu'une impartialité
éclairée lui montre.
Arifte , ne flétriffez pas lâchement les
JUILLET. 1759. 15
lauriers dont la gloire a ceint le front de
cet Athléte. Vos forces dédaignent - elles ,
les fuccès ouvrez la barrière ; defcendez
dans l'arène , & allez mériter des couronnes
plus brillantes ... Vous refuſez le
combat refpectez donc ceux qui triomphent.
Les petits frêlons ne travaillent prefque
point ; ils voltigent fans ceffe autour
des ouvriers ; ils en troublent les travaux ,
& les inquiétent juſqu'à ſe faire chaſſer
de la ruche. Les gros bourdons s'occupent
à des ouvrages utiles à leur république
: ils obéiffent , fans fe croifer , à leur
inftinct actif & induftrieux. Avec l'ardeur
d'une mutuelle rivalité , ils fe prêtent
des fecours réciproques ; & par le concoursde
leurs opérations s'éleve avec le
bien
public un trophée commun. Emblê-,
mes de l'envie & de l'émulation .
Protecteurs des Lettres & des Arts , aiguifez
l'émulation , vous produirez les.
talens . Etouffez l'envie , vous conferverez
les talens . Couvrez furtout de vos aîles le
mérite naiffant , l'envie va l'écrafer jufques
dans fon berceau.
On a remarqué que les grands hommes
étoient prefque toujours contemporaius
Qui doute que l'émulation n'en foit une
des principales caufes ?
)
46 MERCURE DE FRANCE..
C'eft ordinairement contre les grandes
réputations & les grands talens que s'acharne
l'envie , ſemblable à ces infectes
qui ne s'attachent gueres qu'aux meilleurs
fruits. Ses artifices , fes manéges , fes cabales
furtout font à redouter. Avec une
légion de Pygmées , elle eft plus d'une
fois venue à bout d'étouffer des Géans.
Cette eſpèce de tribut que les talens
font contraints de payer dans la République
littéraire , reffemble un peu à la
taxe impofée fur les caravannes par les
Arabes vagabonds.
Que la flatterie avilit les louanges en
les prodiguant ! Cet éloge fublime , il eft
au- deffus de l'envie , cet éloge qui réunit
tous les autres , & qui dit plus que tous
les éloges réunis , ne flatte plus aujourd'hui
, même des gens qui n'ont pas droit
à être jaloufés. Les louangeurs diftribuent
libéralement ce rare mérite à tous les
perfonnages qu'ils encenfent , comme
quelques Panégyriftes parent des vertus
les plus éminentes tous les Morts qu'ils
ont à louer.
L'émulation ne peut fervir à régler les
rangs. L'envie est toujours une marque
d'infériorité .
A qui donner la palme , de Varius ou
de Tucca ? Ils jouiffent tous deux d'une
JUILLET. 1759. 17
réputation éclatante. Mettez leurs ouvrages
dans la balance , elle refte indécife :
ajoutez - y le poids de leurs partifans
elle conferve toujours l'équilibre. Confultons-
les eux- mêmes ; ils fe cédent mutuellement
l'honneur du triomphe : mais
Varius loue Tucca moins volontiers que
Tuccane le loue... La palme eft à Tucca.
Il eft des jaloufies nationnales . Dans le
grand fiécle littéraire de Rome , les Grecs
recurent de leurs rivaux des éloges dont
nous entendons retentir le Temple de
l'Immortalité. Tel Peuple doit aujourd'hui
une partie de ſes richeſſes à celui
qu'il prend à tâche de dégrader. Les
Nations font hommes , & la même règle
fert à les juger.
Sans émulation , le talent manque
d'ame pour s'élever ; il refte couché dans
la pouffière. Avec de l'envie , le talent n'a
qu'une ame rampante il s'agite dans la
boue.
L'émulation n'eft jamais fans récompenfe
; fes efforts produifent toujours
quelque fruit. L'envie eft à elle - même
fon fupplice ; fes ferpens après avoir fifflé
jufques à dominer fur les cent bouches
de la Renommée , rentrent dans fon fein
& le déchirent : elle ne fe repofe que
dans les tourmens. Invidus , dit Sénéque,
pana incubatfua.
8 MERCURE DE FRANCE.
L'émulation dégénére quelquefois en
envie. C'eft furtout lorfqu'on la fait rou
gir de fes mauvais fuccès. Le dépit jaloux
lui donne le caractére de vice.
Platon , dont les ouvrages philofophiques
nous répondent de fes talens pour
la Poëfie , jugea que fes Poëmes ne foutenoient
point le paralléle avec ceux d'Homere.
Il ne déchira point l'Iliade : il brula
fes effais. L'émulation trompée ne doit
fe venger que fur elle- même.
Nous fommes comptables à la Patrie
de nos talens , & le bien public doit être
notre premiere fin. Il nous eft permis de
recueillir quelque fruit de nos talens , &
la gloire en eft la plus belle récompenfe.
Ne perdons jamais ces deux objets de vue ,
& notre émulation toujours vive fera auffi
éloignée de l'envie que l'envie l'eft ellemême
de ces deux objets.
J'entre dans la carriere. Je ne crains
point l'envie ; la médiocrité de mes talens
n'y fçauroit être expofée , & mon coeur
me répond qu'il n'en eft point fufceptible :
mais je crains que le fuccès n'encourage
point mon émulation .
L'Abbé Roubaud , ďAvignon.
JUILLET. 1759. 19
FRAGMENT fur les Bienféances , pris du
méme Difcours que le Morceau inféré
dans le Mercure de Juin , page 39.
SIP'homm
Il'homme eût été placé fur la terre
pour y vivre fans aucune communication
extérieure , ſes vertus & ſes vices
auroient été tout entiers au fond de fon
ame. Mais bientôt les hommes fentirent
que le deffein de la Nature avoit été de
les faire tous entrer dans cette chaîne
de befoins qui les lie les uns aux autres.
L'innocence foible & timide chercha à
fe mettre à l'abri de la violence & de
l'oppreffion. Voilà l'origine des fociétés .
L'homme alors éprouva mille mouvemens
divers , qui juſques - là lui avoient été inconnus
; la foif des richeſſes , le defir de
s’'élever , la jalouſie mere des crimes : il
vit fon coeur en proie à une foule de
paffions qui prenoient leur fource dans
un commerce , dans la douceur duquel
il croyoit trouver toute la félicité.
Pour maintenir l'ordre & la paix dans
les fociétés naiffantes , les loix étonnèfent
d'abord le crime par leur févérité
& furent mettre un frein à la cupidité
20 MERCURE DE FRANCE.
humaine. Mais elles n'en banniffoient
que ce qui pouvoit nuire à la fureté des
Citoyens, dont elles régloient les devoirs.
Il falloit encore obliger les hommes à
fe refpecter les uns les autres , & les empêcher
de laiffer paroître leurs défauts ,
fans quoi la corruption d'un feul pouvoit
devenir la corruption de tous , tant
l'exemple a de force fur les efprits. Il
falloit retrancher de la fociété tous les
vices qui viennent d'un caractère dur ,
fans quoi elle n'auroit plus eu ni douleur
ni agrémens. Il falloit mettre dans
les manières une certaine politeffe, qui eft
le plus heureux bien des coeurs. Les loix
fentirent leur impuiffance ; tout cela ne
fouvoit être en effet que l'ouvrage des
mours. Peu-à- peu elles perdirent leur première
rudeffe ; on vit les hommes obferver
entr'eux des égards ; ils apprirent à
connoître les bienféances , & bientôt elles
réglèrent toutes les actions. Que ne peuvent
point les bienféances ? Souvent elles
arrêtent encore la main , lorfque le coeur
eft déja livré tout entier à la violence des
paffions : elles ont été placées à côté de
la vertu pour la défendre. Si la douceur
des moeurs a mis de la politeffe dans les
manières , fouvent par un heureux retour
la politeffe des manières a fçu adoucir les
JUILLET. 1759. 21
moeurs les plus dures & plier les caractères
les plus infléxibles. Les loix pouvoient
bien arrêter les efforts du vice ;
il femble qu'il n'appartienne qu'aux bienfeances
d'obliger les hommes à avoir au
moins les apparences de la vertu . Leur
empire eft d'autant plus puiffant , qu'il ſe
fait moins fentir & qu'elles ne le tiennent
que des moeurs. Les loix font établies
; les moeurs naiffent pour ainfi dire
avec nous & nous font comme infpirées :
les unes commandent à l'efprit ; les autres
femblent n'agir que fur le coeur : fouvent
on fe fent entraîné par les premières
avec force & comme malgré foi ; on
obéit plus volontiers aux fecondes , parce
qu'il femble qu'alors on ne faffe que
céder à fes propres mouvemens . Banniffez
les bienséances d'entre les hommes ,
quel affreux tableau leur fociété ne nous
préfente-t-elle pas ? Le vice altier fe fait
un front qui ne rougit plus de rien ;
la licence régne dans les moeurs , la pudeur
n'a plus de droits qui foient inviolables
; les hommes perdent cette heureufe
flexibilité , qui fait qu'ils cédent
fans peine aux opinions les uns des autres
& qu'ils fouffrent mutuellement leurs
foiblefles. La paix fugitive s'éloigne d'eux;
tout eft en proie aux diviſions , aux trouz
22 MERCURE DE FRANCE.
bles ; il femble que les hommes ne
foient réunis que pour fe rendre malhe
reux & pour ſe corrompre.
Parmi les bienséances, que le Sage d
fe faire une loi de ne pas violer , il
en a qui font fondées fur les moeur
il doit les refpecter : il y en a qui fo
fondées fur les égards , il ne doit pas !
choquer : il y en a enfin qui ne font for
dées que fur des ufages , le Sage doit s
prêter.
Comme on voit après une tempête vi
lente les eaux de la mer venir dépofi
fur fes bords le limon dont elles étoiet
chargées , & les flots enfuite contrain
d'abandonner le rivage , emporter les fa
bles qui le couvroient ; ainfi dans le com
merce des hommes il y a un flux & u
reflux continuel des vices qui les port
fans ceffe de l'un à l'autre. Un hommi
étoit né vertueux , & fon coeur innocen
ne connoiffoit ni l'artifice ni l'impoſture ;
le monde en un inftant lui a ravi toute
fa vertu ; mille objets ont été réveiller
au fond de fon coeur des paffions qu'il
n'y connoiffoit pas lui-même : féduit ,
ébranlé , emporté , il a été étonné de ſe
trouver criminel , fans en avoir formé
le deffein & fans fçavoir par quels degrés
il l'étoit devenu. Ses vices impatiens de
JUILLET. 1759. 23
fe répandre, vont à leur tour corrompre
les moeurs des autres hommes & bannir
d'entr'eux la vertu. La paix , la douce
amitié , la politeffe , exilées avec elle , les
laifferoient plus malheureux mille fois
qu'il ne l'étoient errans dans les forêts
qu'ils ont abandonnées pour ſe réunir ,
& où n'ayant d'impreffions ni à donner
ni à recevoir , ils pouvoient être durs
fauvages & vicieux fans danger. Les bienféances
peuvent feules arrêter le cours
de tant de maux ; elles font la dernière
digue que la Nature ait élevée contre
le torrent de nos paffions ; on ne la franchit
pas aifément. Cet amour- propre qui
nous fait defirer l'eftime des autres hommes
, lors même que nous la méritons
le moins , nous oblige de leur dérober
le fond de notre coeur : ainfi les bienféances
font le reffort principal des vertus
humaines ; & lorfque l'amour de la
vertu n'agit plus fur le coeur , elles nous
obligent au moins d'en conferver l'ima
ge dans nos actions.
Qu'on fe garde bien cependant de confondre
le refpect des bienféances avec
le vice le plus lâche & le plus odieux
de tous , qui n'emprunte les dehors aimables
& féduifans de la vertu que pour
couvrir les hajnes , les trahiſons , les noir14
MERCURE DE FRANCE.
ceurs. La plupart des vices ont leur fource
dans les foibleffes de l'homme ; plufieurs
même , qui le diroit ! ont quel.
quefois la leur dans les qualités les
nobles & les plus eftimables. L'hypoth
ne naît que de la corruption & de la
fe du coeur. L'homme vicieux qui obferu
les bienséances , femble conferver un reite
de reſpect pour la vertu , & dans la to
ciété les moeurs fe foutiennent encore
par fon ombre ; l'hypocrite fe joue de
la vertu même & ne fait fouvent que
la rendre odieufe : le premier ne renferme
fes vices au dedans de lui-même,
que pour éviter la honte qui les accompagne
; le fecond n'empêche ſes vices de
s'échapper que pour en recueillir plus furement
le fruit ; c'eft le dernier effort de
la malignité du coeur humain : l'un eft
cet animal terrible , dont la chaîne rend
toutes les fureurs impuiffantes , l'autre eft
cette bête féroce qui déchire impitoyablement
ceux que fa voix trompeuſe &
cruelle a attirés dans fes piéges .
Parce qu'il aime la vertu , le Sage joint
encore à l'hommage de fon coeur tour
l'extérieur d'une conduite réglée fur fa
connoiffance & fur ſon amour . Parce qu'il
aime les hommes , il évite avec foin tout
ce qui pourroit en affoiblir en eux lo
fentiment.
JUILLET. 1759. 25
ſentiment. Les bienféances réglent fes actions
& fes difcours. Les loix fe font bien
es avec force , pour arrêter le cours
idolences & des injuftices : mais ounotre
foumiffion aux loix , nous de-
Fencore à la fociété d'autres vertus ;
femble que celles dont les bienfances
nous permettent moins de nous
Carter , font la modeftie & la pudeur .
Comme je ne confidére ici les vertus
que d'une manière humaine , lorsque je
parle de la modeftie , on ne doit point
entendre cette vertu , qui eft toute dans
le coeur de l'homme ; qui attache fans
ceffe fes regards fur fes imperfections &
fur fes foibleffes , pour l'avilir à fes propres
yeux ; qui lui montre toute la fragilité
des avantages dont il nourrit ſon
orgueil ; qui le dépouille de fes vertus
même & lui enlève le fentiment fi cher
de fa propre excellence , pour ne lui laiffer
que fes mifères & fa baffeffe.
La modeftie ne s'occupe qu'à régler
les dehors : elle laiffe à l'homme tous
fes avantages ; mais l'afferviffant au joug
des bienféances , elle l'oblige à en jouir
de manière que perfonne n'en fouffre.
Un homme que rien ne tire de l'obſcurité
où la nature l'a placé , peut n'avoir
point de modeftie ; cette vertu n'eft pas.
II. Vol. B
26 MERCURE DE FRANCE.
faite pour lui mais le Sage , dont les
talens font applaudis , admirés en tous
lieux , le Sage , dans le fein des honneurs
où il fe foutient par fa vertu , eft encore
modefte ; & fous cette modeſtie , dont
il couvre les qualités fublimes de fon
ame , on les voit briller d'un éclat moins
yif peut-être , mais plus pur & plus doux :
fon mérite en eft plus aimable & fa vertu
plus refpectée & plus chérie. Ainfi à peine
caché fous les bords de l'horizon qu'il
enflamme encore , l'aftre du jour ne lance
plus aux lieux qu'il quitte que des feux
paifibles & doux. Ils n'ont plus cet éclat
qui nous éblouit & nous force d'en détourner
nos regards ; ils ne font plus
que de tendres impreffions qui nous permettent
de les fixer davantage ; & pour
être moins vifs , il ne font que mieux
vus & plus admirés.
La modeftie ne court point à la gloire
en paroiffant la fuir ; il y a des hom
mes pleins d'une modeftie fuperbe qui
ne repouffent les louanges que pour en
paroître plus dignes , & parce qu'ils fçavent
qu'elles reflemblent à ces refforts qui
ne reviennent jamais plus vivement à
nous que quand nous les en avons plus
fortement éloignés. La modeftie eft fenfible
aux louanges & aux applaudiffemens ;
JUILLET. 1759 . 27
mais elle ne les recherche pas : quand
on les lui refufe , elle n'en eft point irritée
: quand on les lui donne , elle n'affecte
point un faſtueux dédain : quand
elle les a reçus, elle n'en eft point enyvrée.
Je t'admire , illuftre & vertueux Cincinnatus
, parce que ta prudence & ton
courage fauvérent ta Patrie des maux
dont elle étoit menacée , & que tu fçus
par tes victoires diffiper les vains complots
des Nations qui avoient conjuré fa
perte ; je t'admire auffi , parce qu'au milieu
de Rome qui te devoit toute fa gloire,
parmi les acclamations d'un Peuple qui
te devoit tout fon bonheur , tu fçus triompher
fans fafte & fans orgueil : mais je
t'admire encore, parce qu'après avoir joui
des honneurs du triomphe , tu retournas
paifiblement à tes champs , & que tu ne
dédaignas pas de cultiver l'héritage de
tes peres de tes mains victorieuſes , qui
étoient encore toutes teintes du fang des
ennemis de la République.
La modeftie femble n'être faite que
pour parer les autres vertus & leur donner
un nouveaux luftre ; la pudeur au
contraire en eft la fource féconde , & le
premier fondement des moeurs . Je ne
parle point de cette vertu qui élève l'homme
au-deffus des fens & qui lui fait mé-
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
Frifer les attraits de la volupté , pour në
s'occuper qu'à orner & embellir la partie
la plus noble de lui-même. Je parle
de ce fentiment que la main de la Nature
a gravé en nous , qui nous oblige
de jetter un voile fur nos déréglemens
& fur nos vices , qui nous défend de
donner des exemples dangereux & de
nous permettre jamais dans nos difcours
une licence qui puiffe faire rougir le front
de la vertu. La pudeur n'eft point un
vain nom ; elle eft un refte précieux de
l'innocence bannie de la Terre , & elle
nous impofe des bienféances qui doivent
être d'autant plus févères & plus inviolables
, que quand une fois nous nous
en fommes affranchis , nous n'avons plus
de frein qui nous arrête.
Voyez ces lieux où le Sexe le plus foible
gémit opprimé fous la tyrannie du
plus fort. Oir a penfé qu'il ne pouvoit
vivre vertueux que dans la fervitude ,
tant on a cru que la pudeur y avoit de
foibleffe . Nous vivons dans des climats
heureux , où la douceur des moeurs n'a
pas permis qu'on employât ces moyens
violens. Les bienféances feules parmi nous
devroient être plus puiffantes encore.
Quels charmes nos Sociétés n'auroientelles
pas , fi jamais elles n'en étoient
JUILLET. 1759
29
Bannies ? Quels agrémens n'y répandroit
pas le commerce des deux Séxes , fi toujours
fidèles à leurs propres loix ils n'aidoient
pas mutuellement à fe corrom
pre ? L'un plein de cette modeftie dont il
ne doit jamais s'écarter , & fe refpectan:
toujours lui- même , feroit régner la décence
& les moeurs : l'autre apprendroit
à quitter la fierté naturelle , pour devenir
doux , attentif , complaifant . Ce commerce
heureux feroit une fource d'égards
& de politeffe , & le Sage y trouveroit
des plaifirs toujours purs & dignes de lui.
>
Quel fut donc ton aveuglement, ô Cynique
infenfé , toi dont la vanité ingénieuſe
à te féduire te faifoit envifager un
nouveau genre de fafte dans ta pauvreté
& dans ta miſére . Au milieu d'Athénes
tu te fis gloire de méprifer toutes les bienféances
tu offenfas les regards les moins
chaftes , tu rendis toute la Gréce temoin
de l'étrange diffolution de tes moeurs ; tu
voulois prouver par ta coupable - tranquillité
que la pudeur n'eft qu'un préjugé.
Jufqu'où ton orgueilleufe Philofophie ne
t'égara- t- elle point ? Tu ignorois donc la
nobleffe de l'homme , toi qui faifois confifter
fon bonheur dans la fatisfaction des
fens. Tu te croyois fage , & tu n'établiffois
la fageffe que fur la ruine des moeurs .
B iij
30 MERCURE DE FRANCE .
Tu ne connus pas même la volupté. Tü
courois fans ceffe après le plaifir , & le
plaifir te fuyoit toujours. Tu ne fçavois
pas que l'amour même le plus légitime
& la flamme la plus pure ne peuvent être
durables , fi les bienséances ne les accompagnent
; & que fans elles enfin , le mou
vement délicieux de notre ame , fource
féconde de nos plaifirs , dégénère en un
abus de fon être & un honteux défordre
qui lui fait perdre toute fa fenfibilité , ſa
délicateffe & fes charmes.
Quand une fois nous fommes parvenus
à fecouer le joug de la pudeur & des
bienféances , toute notre ame en eft dégradée
, rien de noble & d'élevé ne nous
Louche plus. Quelle obligation pour le
Sage de les refpecter , d'ofer déconcerter
le vice par la févérité de fes maximes &
de fes moeurs , & de ne pas craindre de
laiffer éclater une pudeur aimable & délicate
, facile à s'allarmer fur tout ce qui
peut offenfer la vertu !
*
JUILLET. 1759. 31
LES ANDROGYNES.
JADIS
CONTE
Imité de l'Anglois .
ADIS le genre humain , ( ainui l'a dit un Sage*)
N'étoit pas tel qu'il paroît à nos yeux :
Chaque être avoit reçu des Dieux
L'un & l'autre ſexe en partage ;
Homme & femme en un mor ne compofoient
qu'un corps.
Chaque moitié faite pour l'autre ,
Il réfultoit de là les plus parfaits accords ;
Ce temps n'eft plus : qu'il différe du nôtre !
Ah pourquoi n'eft- on plus ce qu'on étoit alors ?
Bientôt enorgueilli de fon bonheur ſuprême ,
A la révolte on vit l'Androgyne animé :
Il voulut s'égaler dans fon orgueil extrême
A ces Dieux qui l'avoient formé.
Jupiter indigné contre le téméraire ,
Connut fa faute , & l'homme fut puni.
ne crut pouvoir mieux áffouvir la colère
Qu'en féparant un tout fi bien uni :
Il le fit. Quelle fuite ent cet arrêt févère !
Il
* Platon.
Biv
32 MERCURE DE FRANCE
L'Androgyne perdit fon état trop heureux ;
Mais il ne ceffa point d'en conferver l'idée :
D'un ſouvenir fi cher , fon ame eft poffédée ,
Et c'eft- là ce qui rend fon deftin plus affreux.
Une moitié rencontre - t - elle
L'autre moitié , l'objet de tous les voeux ?
Elles s'attirent toutes deux
Avec une ardeur mutuelle .
Mais dans cette union on fe trompe fouvent ,
( Des Dieux pourtant tel eft l'ordre équitable }
Souvent une moitié cherche bien , & ne prend
Qu'une fauffe moitié pour une véritable.
Qu'arrive- t- il ? Le malheur eft- il grand ?
Non l'union eft peu durable ,
On fe quitte , & l'on va de nouveau fe cherchant ;
Chaque moitié d'une autre s'approchant ,
On ne s'arrête enfin que quand par ſympathie ,
Par un rapport égal d'humeur & de penchant ,
On est bien fûr d'avoir rencontré fa partie.
Quand Jupiter eut puni les humains
De leur orgueilleuſe inſolence ,
Il eut regret d'avoir hâté trop fa vengeance ;
Et voulut adoucir l'horreur de leurs deftins.
Il voyoit la mifère , & l'affreufe trifteffe
Répandrefur leurs jours leurs poifons dangereux;
Le plaifir les fuyoit fans ceffe ;
Les defirs inquiets s'étoient emparé d'eur
JUILLET. 1759. 33
Et loin de fe livrer à la reconnoiffance ,
Ils maudiffoient cent fois l'inftant de leur naiffance
;
La vie à leurs yeux même étoit un châtiment.
Dans cet état d'anéantiffement
Les délices des fens , l'étude , la fcience ,
Le travail ou l'amusement ,
Rien ne put de leurs coeurs remplir le vuide
immenſe.
Ils avoient tout perdu depuis l'affreux moment
Où des Dieux en courroux les arrêts trop févères
Les avoient féparés de ces moitiés fi chères
Qui fe cherchoient encor avec empreſſement,
Jupiter eut pitié de ces mortels coupables :
Pour rendre à l'avenir leurs maux plus fupporta
bles ,
Il dépêcha vers eux de la célefte Cour
Le chafte Hymen avec le tendre Amour.
Ces Dieux devoient ( du mieux qu'il leur feroit
poffible )
Rejoindre ces moitiés ; l'ouvrage étoit pénible.
On crut bientôt qu'ils en viendroient à bout:
Chaque moitié s'en va d'elle-même, & fans peine
S'unir à l'autre , au gré du penchant qui l'entraîne.
Un malheur imprévu, ( l'on ne prévoit pas tout)
Sema parmi nos Dieux la méfintelligence."
By
34 MERCURE DE FRANCE.
L'Hymen ne confultoit jamais que la prudence ,
Et l'Amour n'écoutoit que la voix du plaifir :
L'une toujours parloit de l'avenir ,
N'entretenoit l'Hy men que d'enfans , de ménage,
Et le Plaifir , divinité volage ,
Ne fongeant qu'au préſent , ſe hâroit d'en jouir.
Point de foucis : le Plaifir étoit fage.
Bientôt ces Dieux deviennent ennemis
De part & d'autre on fe cherche querelle :
On fe brouille , on fe fait une guerre cruelle.
Quand l'Hymen par l'Amour trouvoit deux cours
unis ,
L'Hymen brifoit ces noeuds defirés & chéris ,
Pour former à l'inftant une chaîne nouvelle.
En vain l'Amour en jettoit les hauts cris ;
Mais ce Dieu reprenant fes droits & la puiſſance ,
Trouvoit bientôt moyen d'exercer la vengeance ;
Er l'Hymen par fois l'emportoit fur l'Amour ,
Bien plus fouvent auffi l'Amour avoit ſon tour.
Les Mortels fatigués de pareilles contraintes ,
Aa tribunal des Dieux en portèrent leurs plaintes
Pour prévenir quelques nouveaux malheurs ,
Jupiter à l'inftant en cita les auteurs .
Devant fon tribunal chacun plaida ſa cauſe..
( Chacun de fon côté pouvoit avoir raifon )
Enfin il ordonna , pour décider la choſe ,
Qu'on ne formeroit plus déformais d'union,
JUILLET. 1759. 3'5
Sans avoir confulté le Plaifir , la Prudence ,
Et fans que tous les deux fuffent d'intelligence.
Tant qu'on fuit cette régle , Androgynes parfaits,
Nous fourniffons fans peine une heureuſe carrière
,
Et chaque être jouit en paix
De fa félicité première.
Par M. LE MONNIER.
LES GRACES VENGÉES.
Traduction de l'Italien de M. l'Abbé
Metaftafe.
EUPHROSINE , ÉGLE , THALIE.
N
EUPHROSINE.
ON ne l'efpérez pas , vous ne m'ap
paiferez point. Pour cette fois ma colere
eft trop jufte , mes cheres foeurs , & vous
devriez plutôt fonger à la fervir. Que Vé →
nus en cherche d'autres que nous pour la
fuivre : quand les Graces l'auront aban--
donnée , peut-être enfin fera-t-elle moins
here. Le jour eft prêt d'éclore , qu'elle
forte fi elle veut , qu'elle forte du célefte
B vj
38 MERCURE DE FRANCE.
féjour de l'Orient ; mais que toute feule
elle devance l'Aurore. Nous verrons fi cet
aftre brillant du matin étincellera fans
nous d'une auffi vive beauté .
É GLÉ.
Ah ! ma foeur , ne dérangeons point le
mouvement fi ancien & fi précis des fphè
res célestes.
THALIE.
Notre mécontentement ne retarde déjà
que trop le jour.
ÉGLÉ.
Les fougueux courfiers du Soleil font
las d'un repos fi long.
THALIE.
L'Aube paroît déjà , & Vénus attend.
ÉGLÉ.
Allons mettre aux tendres colombes
leurs rênes de roſes , & les atteler à la
conque marine qui fert de char à la
Déeffe.
EUPHROSINE.
Arrêtez, écoutez- moi. Quoi , fervirons
nous toujours de jouet à fes fantaiſies ? Et
ferons-nous fans ceffe l'objet des jeux
JUILLET. 1759. 37
truels de fon perfide enfant ? Non , non .
Vengeons- nous des anciennes & des nou¬
velles injures qu'ils nous ont faites.
ÉGLÉ.
Mais , quel fi grand outrage , ma foeur ,
en avez-vous donc reçu depuis peu ?
EUPHROSINE.
Ecoutez , & voyez fi ma colere eft -
jufte. Vous fçavez qu'hier le Ciel fe
troubla , qu'il fit un orage affreux : l'Amour
en fut furpris , je ne fçai dans quel
endroit: il fut forcé de continuer fa route,
exposé à la fureur des vents , de la pluye
& du froid. Il s'égara & marcha longtemps
feul ; enfin épuifé de fatigue , il
arrive au Palais de Cypre ; j'y étois
feule avec Vénus ; elle n'eut pas le courage
de le regarder , tant il étoit défait ,
changé , méconnoiffable ; fon carquois ,
fes flèches , fon arc , fes cheveux , ſes aîles
& fon bandeau dégoutoient de pluye.
Il pleuroit , tranfi de froid , tremblant , à
demi mort ; enfin fa voix étouffée ne fe
pouvoit faire entendre qu'à travers mille
fanglots. Qui n'eût eu pitié du perfide ?
Senfible à fes maux , je cours au-devant
de lui , je le prends par la main , je vais
chercher des branches féches des bois
38 MERCURE DE FRANCE.
parfumés de l'heureuſe Arabie , je les alfume
pour ranimer à leurs flammes odoriférantes
fa chaleur prefqu'éteinte. Je
lui effuye le front encore tout mouillé ,
je fais fécher fes cheveux & fes voiles ;
je prends fes mains glacées , & les réchauffe
en les ferrant dans les miennes:
enfin je le careffe , je le flatte , & le confole
autant que je puis . Ecoutez la récompenfe
que je reçus de tant de foins . A
peine fe trouva-t - il un peu mieux , qu'il
demanda fes fléches ; & pour effayer fi
elles pouvoient bien encore percer , le
traître , l'ingrat , il m'en lance une au
côté gauche. Je parai le coup , mais non
pas tout-à-fait le trait ne parvint pas
jufqu'au coeur , mais il me perça la main.
EGLÉ.
;
Et Vénus que fit-elle ?
THALIE..
Ne le punit-elle pas ?
EUPHROSINE
Bon , le punir ! au contraire : craignant
que je ne vouluffe me venger , elle le
reçut dans fes bras , le défendit contre
moi , le baifa , l'applaudit , me regarda
& fe mir à rire.
JUILLET. 1759 39
EGLÉ.
En vérité , ma foeur , c'en eft trop ; c'eft
un mépris outré.
THALIE.
Et pourtant il faut bien malgré foi
calmer fon dépit , fouffrir & fe taire.
EUPHROSIN E.
Comment fe taire & fouffrir ?
Non , non , je prétends me venger
De cet orgueil fi téméraire.
En vain voulez-vous m'engager,
Ma foeur , à ſouffrir & me taire.
Si le cruel nous fait trembler
Lorfqu'il gémit & fond en larmes,
Où faut- il donc nous exiler
Pour fuir la colère & ſes armes ?
THALIE.
Mais croyez-vous donc , ma foeur , être
la feule qui ayez à fouffrir de lui ?
ÉGLÉ
Hélas ! l'Amour ne nous traite pas
mieux.
EUPHROSINE.
J'en conviens , mais du moins ne vous
outrage-t-il pas fi cruellement.
40 MERCURE DE FRANCE:
ÉGLÉ.
Non ? Ecoutez. Fuyant un jour l'ardeur
des rayons du Soleil , j'allai me mettre à
l'ombre favorable de cette forêt folitaire ;
& après m'être rafraîchi les lèvres ternies
par la chaleur , dans les eaux pures
de la fource prochaine , je me couchai
fur l'herbe pour refpirer. L'ombre , la
folitude , le bruit fourd mais gracieux
des feuilles des arbres , le doux murmure
de la Fontaine , le tendre mouvement
d'un zéphire amoureux qui fembloit me
careffer , appéfantirent peu - à - peu mes
paupières , & mes yeux céderent au
fommeil. L'Amour qui n'étoit pas loin
m'avoit obfervée en fecret : il accourt
foudain , & formant une guirlande de
fleurs & de roſes , il en fait un lien le plus
folide qu'il peut ; il approche d'un pas
léger , fans bruit , m'entoure de cette
chaîne fleurie , & me lie au tronc d'un
laurier. Enfin il s'y prit fi fubtilement ,
qu'il eut le temps de retourner fe cacher
fans que je m'apperçuffe de rien . Cependant
peu de temps après je m'éveille;
je veux étendre mes bras & frotter
mes yeux encore appéfantis ; mais en vain :
mes mains étoient trop bien attachées.
Interdite , incertaine , entre l'épouvante
JUILLET. 1759.
& le fommeil , je tâche de me lever, mais
je me fens retenue. Ma crainte augmente ,
alors plus empreffée je fais mes efforts
pour rompre les liens qui m'enchaînoient
mais je ne fais qu'en refferrer les noeuds
& que m'y embaraffer de plus en plus.
Pour lors l'Amour fe mit à rire. Je l'entends
, me retourne , & reconnois l'Auteur
de la friponnerie. Oh , de quelle colere
je me fentis animée ! Je l'appellai
traître , effronté , perfide ; mais l'enfant
rioit avec malice & fe taifoit. J'eus re-
Cours aux prieres pour l'engager à me
rendre la liberté. Je lui donnai mille tendres
noms , tout fut inutile. Que vous
dirai-je enfin ? Si Hébé , qui furvint par
hazard , ne m'eût délivrée , je ferois encore
, je crois , dans les chaînes...
EUPHROSINE.
Eh bien , après des tours fi cruels, vous
n'êtes pas outrée de colere ?
ÉGLÉ.
Oui , mais elle ne dure pas.
Souvent dans mon courroux ardent
Je vais punir fon audace cruelle ;
Mais auffitôt je me rappelle
Qu'il n'eft encore qu'un enfant ;
Alors je ceffe de le craindre ,
42 MERCURE DE FRANCE.
Et trop facile à s'appaifer
Mon coeur me force à l'excufer ;
Il va même jufqu'à le plaindre.
THALIE.
Oh ! toutes ces infultes-là ne font rien
en comparaison de celles que j'en ai reçues
. L'Amour me fait tous les jours de
nouvelles méchancetés . En voici une , jugez
des autres par elle.
Un jour fur les bords de la baye que
forme la mer en rentrant un peu dans
I'Ifle d'Amathonte , & à l'ombre d'un rocher
qui femble courber fon front fourcilleux
pour careffer les ondes, je tendois,
la ligne à la main , des piéges aux habitans
des eaux. L'Amour étoit avec moi , mais
il ne paroiffoit occupé qu'à fes jeux d'enfant,
& je ne me défiois abfolument point
de lui. Il s'apperçut de ma fécurité , & il
en abufa. Que fait-il il cache fous un
buiffon épais de dictame fleuri quelques
uns de fes traits , & un peu plus loin il
étale & recouvre de fleurs & de feuilles
un filet très- délié ; puis tout-à - coup il s'écrie
: Hélas ! je fuis bleffé , en fe couvrant
le vifage de fes mains. Je jette à
l'inftant ma ligne , & je cours lui deman
der ce qui lui étoit arrivé. Une Abeille
me dit - il , une Abeille m'a piqué ! SoJUILLET.
1759 . 43
courez - moi de grace ; & cependant il
pleuroit. Crédule que j'étois , je me fentis
attendrie , & pour le foulager j'allai
au dictame voifin;mais tandis qu'avec empreffement
j'en cueillois les plus tendres
fleurs , je rencontrai les traits perfides
qu'il y avoit cachés & me piquai. Auffitôt
le traître ceffant de feindre éclata de rire.
Voilà ce que je voulois , à préfent je fuis
guéri. Regarde , dit il , en me montrant
fa joue qui n'avoit pas même été bleffée.
Qui peut imaginer quelle fut ma colere ?
Je cours après lui pour me venger : il me
fait faire mille & mille détours , tantôt
d'un côté , tantôt d'un autre ; de forte
qu'enfin il m'attira en fuyant près des
lacs qu'il m'avoit tendus. Moi qui ne me
doutois de rien , je tombai dedans , &
monpied s'y prit. Ce fecond outrage fit
redoubler ma fureur je fis beaucoup
d'efforts , & enfin je rompis les rets qui
me retenoient. Je me débarraffai , & je
l'aurois affurément atteint : mais tandis
qu'enflammée de honte & de colere j'étois
occupée à me mettre en liberté , le
Dieu malin s'étoit enfui en riant ; & il
me laiffa déféfpérée de me voir ainfi trompée
par un enfant.
EUPHROSINE.
Et cependant vous me confeillez de
fouffrir & me taire !
44 MERCURE DE FRANCE,
THALIE.
Je ne hais pas moins l'Amour qué
vous , j'abhorre jufqu'à fon nom . Je voudrois
m'en venger & le punir... Mais
comment faire ? Je le fçai , je le vois ;
il infulte , il offenfe trop cruellement ; il
n'a ni foi, ni refpect, ni pitié ; mais en cela
mon fort m'eft commun avec les Dieux &
les mortels . Chacun le craint & le fouffre ,
& je pense qu'il n'y a pas de honte à fouffrir
avec tant d'autres.
EUPHROSINE.
Ce n'eſt pas à l'Amour , ma foeur , à
qui j'en veux. Moi , je rougirois d'un pareil
adverfaire ; mais c'eft à fa mere , elle eſt
feule caufe des folies de fon fils : c'eft elle
qui nous perfécute ; & ces légères offenſes
m'en rappellent bien d'autres plus grandes.
EGLÉ.
Quelles font donc ces grandes offenfes
?
EUPHROSINE.
Quoi ! vous le demandez encore ? Ditesnioi.
De quels foins les deftins nous ontils
chargées Quel est notre véritable
emploi ?
JUILLET. 1759. 43
EGLÉ.
C'eftde rendre les mortels bienfaifans,
c'est de leur infpirer de la reconnoiffance
& une grande union,
THALIE.
C'est de leur arracher des mains les
flambeaux de la colère & de la haine.
EGLÉ.
D'entretenir entr'eux l'amitié la plus
pure , & de leur conferver la paix.
EUPHROSINE.
Et cependant Vénus qui ne peut augmenter
fon Empire qu'avec le fecours de
ſon fils , nous employe à toute autre
choſe. Elle nous rend malgré nous les Miniftres
des extravagances de l'Amour . Elle
nous force tantôt à mettre fur fes lèvres
un fourire gracieux , & tantôt à lui apprendre
à laiffer échapper avec art des
regards tendres : & cependant nous perdons
le temps & les foins que nous devons
aux habitans de la terre ; on y enfreint
les loix & les droits les plus facrés ;
linfidélité & la violence y étendent leur
monstrueux empire ; & l'on y voit éclater
les querelles les plus fumeftes,
46 MERCURE DE FRANCE.
THALIE.
Hélas ! cela n'eft que trop vrai.
ÉGLÉ.
Mais quelle vengeance pouvons -nous
tirer de tant d'affronts ?
t
EUPHROSINE.
Oh ! la voici , & elle eft digne de nous.
Ecoutez c'eſt à nous feules que Vénus
doit les charmes dont elle s'enorgueillit
fi fort ; ( car enfin que feroit - elle fr les
Graces ne l'accompagnoient pas ? ) Eh
bien fi nous voulons nous en venger ,
réuniffons-nous pour en rendre une autre
plus belle encore.
ÉG LÉ.
Ah oui , oui , ma foeur.
THALIE.
Pour moi je fuis toute prête.
EUPHROSINE.
Que cette beauté que nous formerons
ait même des attraits que Vénus n'a pas ;
qu'aux plus beaux traits elle uniffe la majefté
, & la décence aux charmes les plus
touchans ; que toutes les vertus habitent
dans fon fein , & qu'en la voyant on
reconnoiffe qu'elle a un coeur vraiment
royal.
JUILLET. 1759 . 47
EGLE.
Oui , cela eft très -bien . Mais quelle eft
Fame affez belle pour mériter de pareils
¿ons ?
EUPHROSINE.
Ceft celle dont depuis peu l'on parle
tant dans les Cieux , & qui doit , en paroiffant
au monde , l'éclairer comme un
nouvel aftre.
THALIE.
Et quand les Dieux feront-ils à la terre
un préfent fi précieux ?
EUPHROSIN E.
Aujourd'hui même.
EGLÉ.
Quel fera fon nom ?
EUPHROSINE.
Elife.
EGLE.
Ah ! ne perdons pas de temps
Allons.
THALIE.
EUPHROSINE.
Allons , mes foeurs , achever ce grand
ouvrage.
48 MERCURE DE FRANCE
THALIE.
Oh ! quelle honte pour Vénus,
ÉG LÉ.
Les Mortels en proie à tant de maux
teſpireront enfin.
EUPHROSINE.
Et les Graces vengées recouvreront
tout le luftre qu'elles avoient dans l'âge
d'Or.
CHOEUR. /
Du Gange trop jaloux
Qui te retient encore ,
Quitte les ondes , belle Aurore ;
Hâte-toi , favorife-nous,
Non jamais fortant de ton onde ,
O Fille de Tithon , tu n'annonças au monde
De plus beaux jours , ni des biens auſſi doux.
PENSÉES fur la Morale , &fur l'homme
en général. Par M. l'Abbé TRUBLET,
ON
I.
N ne fçauroit trop éclaircir la morale,
développer les conféquences des principes
généraux , & faire l'application de
ces principes aux cas particuliers. On pó
JUILLET. 1759 . 49
che fouvent faute d'affez de lumière . L'évidence
du crime eft un frein à la paffion.
Il est vrai que l'effet naturel de la paffion
eft de nous cacher cette évidence ; mais
elle n'en viendroit pas à bout , fi c'étoit
une évidence du premier ordre . Faites
voir clairement à ce Marchand que tel
& tel gain ne font point légitimes , &
que par les injuftices qu'il commet dans
fon commerce , il vole auffi véritablement
que ceux qu'on appelle filoux &
voleurs de grand chemin ; vous lui ferez
horreur de fa conduite , & il la réformera
il ne veut , ni ne croit voler.
Peut- être a- t- il quelques doutes ; mais le
defir du gain les étouffe . Changez ces doutes
en certitude ; faites - lui voir ce qu'il
entrevoit : la paſſion qu'il a de s'enrichir ,
ne tiendra point contre la vue claire de
l'injuſtice des moyens qu'elle lui a fait
employer.
G
Si le coeur trompe fi aiſément l'eſprit ,
c'eft que l'esprit est bien aisé à tromper.
Le coeur eft bien féduifant & bien habile ;
mais dans la plupart des hommes , l'eſprit
eft bien fot & bien ignorant.
II.
Les hommes aiment la morale lorfqu'elle
n'eſt point trop triviale , ni auſſi
trop fine ; lorfqu'elle eft fenfible , & qu'ils
İl. Vol. C
So MERGURE DE FRANCE.
Peuvent aisément en faire l'application
à eux-mêmes & aux autres , & furtout
lorfqu'elle eft un peu égayée.
Il faut traiter la morale avec efprit &
fentiment , parce que le fond en eft trivial
& commun , la pratique gênante &
pénible. C'eft , ce me femble , ce que
Ciceron entendoit par copiofe & ornate
dicere ; d'une manière qui ne foit ni féche
, ni plate.
III.
Dans toutes les parties de la Philofophie
, fubtil fe prend affez ordinairement
en bonne part , excepté en morale. Ce
qui feroit fubtil, quoique vrai, ne vaudroit
rien en cette matière ; & feroit d'autant
meilleur en toutes les autres.
On veut qu'un Philofophe Phyficien
entre dans les difcuffions les plus délicates
; on en fait quelquefois un reproche
au Philofophe moral : c'eft peut-être
parce que l'ouvrage de Phyfique n'eft lú
que par des Phyficiens qui entendent tout,
au lieu que l'Ouvrage moral eft lû par
toutes fortes de perfonnes , dont la plupart
ne peuvent entendre & dès-lors
goûter , que ce qu'il y a de plus aifé.
Il n'y a point de minuties pour un
Phyficien. Peut-être n'y en auroit- il point
JUILLET. 1759. ST
en morale pour un homme qui étudieroit
cette ſcience comme on étudie la Phyfique.
J'ai fouvent oui dire à l'occafion de
quelques difcuffions de morale : Que
m'importent toutes ces fubtilités ? Je répondois
: Elles vous importeroient, fi vous
aviez les chofes à coeur , fi la matière vous
intéreffoit vivement , fi l'étude de l'homme
vous paroiffoit la plus utile & la plus
agréable de toutes les études ; en un mot
fi vous aviez l'efprit moral , comme d'au
tres & vous-même peut-être , ont l'ef
prit géométrique , l'efprit Poetique &c,
I V.
On étudie la Phyfique , les Mathématiques
&c... & on néglige la morale, comme
on étudie les Langues mortes & étrangères
, en négligeant celle de fon pays.
On croit fçavoir fans étude fa Langue
& la morale, parce qu'en effet on les fçait
jufqu'à un certain point. Mais on naît
dans une entière ignorance des autres
Langues & de la plupart des autres Sciences.
C'est ce qui pique la curiofité.
Vous trouverez plutôt un homme paffionné
pour la connoiffance des Médailles
, des Langues étrangères &c. que pour
d'autres connoiffances plus vriles , mais
Cij
52 MERCURE DE FRANCE.
plus communes. Les goûts bizarres font
ordinairement les plus vifs.
V.
Les hommes ont certains penchans ,
certaines paffions , certaines inclinations,
&c. en un mot une certaine nature. Ils
ont certains devoirs, certaines obligations
&c. Enfin ils ont certains intérêts . Il s'agit
de concilier tout cela ; car il y a fouvent
de l'oppofition , au moins apparente.
S'il ne s'agiffoit que de fuivre les penchans
& le fentiment , on pourroit prendre
à la lettre la maxime de quelques
anciens Philofophes , qu'il faut fuivre
la Nature. Mais ces penchans naturels
font fouvent contraires à nos devoirs ,
& même à nos intérêts. Le plaifir eft
fouvent contraire au bonheur ; le plaifir
préfent & court , au plaifir futur & durable.
V I.
Pour bien connoître quelqu'un , il ne
fuffit pas de l'avoir vu fouvent ; il faut
encore l'avoir vû avec des gens différens ;
différens , dis- je , par l'état & la condition
, par le caractère , par le fexe &c.
avec les amis , fes ennemis & c. & l'avoir
vu dans des circonſtances différentes,
à table , au jeu , en maladie , en ſanté ,
heureux , malheureux , &c .
JUILLET. 1759. 53
VII.
Les vices & les vertus , les bonnes &
les mauvaiſes qualités , conſidérées quant
à leurs caufes phyfiques , fe tiennent , fe
fuppofent les unes les autres , comme les
montagnes & les vallées.
Sans l'influence du moral fur l'homme,
les vertus & les vices , les qualités bonnes
ou mauvaiſes , fe tiendroient bien
plus qu'elles ne ſe tiennent.
VIII.
La Morale eſt la Science , d'une part la
plus utile , & de l'autre la plus aifée . Il
n'y faut guéres , du moins pour foi &
dans les cas ordinaires , que de la bonne
foi . Le grand defir de connoître les vérités
des autres Sciences , n'en facilite la connoiffance
que par le degré d'application
qui eſt l'effet néceſſaire de ce defir ; mais
par lui- même il n'éclaire pas fur ces vérités,
au lieu qu'il a cet effet fur nos devoirs ,
parce qu'il n'y a ordinairement que l'envie
de les violer , ou l'envie foible de
les obferver , qui nous les cache . Cependant
ce defir , quoique très-fincère , eſt
ſouvent uni à quelque paffion qui peut
aveugler , du moins en partie. On veut
par exemple , remplir un devoir de la
C iij
14 MERCURE DE FRANCE.
charité chrétienne envers quelqu'un qui
déplaît , foit par des défauts qui nous
choquent , foit par des torts qu'il a eus à
notre égard. Cette antipatie ou ce reffentiment
pourront obfcurcir l'évidence
de ce devoir , & quelquefois même la
faire entierement difparoître. Tout dépend
alors du degré de la paffion & de
celui des lumieres.
IX.
Trois fortes de perfonnes vivent ordinairement
bien & fe conduiſent en honnêtes
gens , du moins à l'égard du plus
grand nombre de leurs actions , & comme
on dit , dans le gros de la vie. Ceux
qui ont de bonnes inclinations naturelles
; ceux qui ont de bons principes mo
raux ; & ceux qui fans bonnes inclinations
& fans bons principes , ont de la
raifon & de la prudence. Ainfi , trois
fources de bonne conduite ; le coeur bien
fait , l'efprit éclairé , & l'intérêt bien entendu
, graces à une heureuſe naiffance
à une heureuſe éducation , à l'étude , aux
réfléxions , à l'expérience & à l'ufage
du monde. Cette expérience & cet ufage
font le grand maître fur nos intérêts purement
humains .
La fuite dans le Mercure prochain .
JUILLET. 1759. 35
EPITRE
A LA PARESSE.
Saux du repos ,
nonchalante Déeſſe ,
Amour des Dieux , ſéduiſante PARESSI ,
Divinité , dont les charmes puillans
Mériteroient un Temple & de l'encens 3
Daignez fouffrir qu'une Mufe indolente
S'arrache enfin au repos qui l'enchante ,
Pour vous offrir l'hommage de fes voeux
Enveloppés dans des vers pareſſeux .
Puiffe Apollon affranchir mes penſées
De tours gênés , d'expreffions forcées :
Dans un Ouvrage à vous-même adreffé
Sens , rime , il faut que tout foit enchaffé ;
Sans aucun art , il faut que rien ne fente
Les dures loix de la rime gênante.
Je veux bannir tout ce vain attirail
De mots guindés , qu'entaffe le travail:
Surtout je hais ces pompeufes paroles
Qui décorant des fentences frivoles ,
Par le ſecours de leurs fons enchanteurs ,
Sçavent charmer les ftupides Lecteurs.
Je ne veux point que l'auftere manie
De la céſure arrête mon génie ;
Ni que jamais on puiffe fupputer
Civ
36 MERCURE DE FRANCE .
Combien d'efforts mes vers m'ont pu couter.
Si fous mes loix , la rime obéiffante
Au bout du vers d'abord ne ſe préſente ,
Je laille l'oeuvre , & par de vains détours
Je ne vais point implorer fon fecours.
J'aime a rimer , mais je ſuis pareſſeuſe ,
Er vos plaifirs feuls me rendent heureufe ,.
Vous le fçavez , Pa effe , à qui mon coeur
Doit tout les biens dont il eft poffeffeur.
O que ne peut revenir chez les hommes,
Pour le bonheur de tous tant que nous fommes,
Ce temps heureux , où l'on ne connoifſoit
D'autres plaifirs que ceux qu'on vous devoir ;
Lorfque jadis , foigneux de fuir la peine ,
L'homme , fuivant une route incertaine ,
Vivoit des fruits qu'il trouvoit fur fes pas ,
Du lendemain ne s'embaraffoit pas ,
Et n'admettant ni bornes , ni partage ,
Du monde entier faifoit fon héritage ,
Sans fe laiffer follement agiter
D'un avenir qu'on ne peut éviter.
Telle de l'homme étoit alors la vie ,
Digne en effet de donner de l'envie
A tous les Dieux ; auffi bientôt jaloux
De fe trouver moins fortunés que nous,
Et connoiffant , ô divine Pareffe ,
Que vous étiez la fource enchantereſſe
De nos plaifirs , ils conclurent entr'eux
JUILLET. 1759. $7.
De vous ôter aux Mortels trop heureux .
leur fembloit cependant impoffible
Qu'on pût jamais de votre joug paiſible
Les dégager : quel bien leur propoſer
Qui les féduife ? Iront-ils s'abuſer
Jufqu'à ce point , & fur notre parole
Courir après une trompeuſe Idole
De faux plaifirs , quand du matin au foir
Pour être heureux ils n'ont qu'à le vouloir
L'affaire fut avec poids agitée ,
Mainte raiſon fut dite & rejettée ;
Ils difputoient , dans le conſeil divin ,
Sans aucun fruit , quand Jupiter foudain
Imagina d'envoyer fur la terre.
Les paffions vous déclarer la guerre :
On applaudit , & pour notre malheur
Ce fage avis fut trouvé le meilleur.
Au même inſtant l'Avarice entourée
Des noirs foucis dont elle eft déchirée ,
Vint parmi nous , & fon afpect hideux
Chaffa la paix , la concorde & les jeux.
Son front d'abord ofa de la prudence-
Prendre le mafque , & fous cette apparence
Pour les corrompre , aux Mortels étonnés
Elle prêchoit ces dogmes erronés :
Pauvres humains , eſpèce infortunée ,
Pouvez-vous bien vivre au jour la journée ,
Ne rien ayoir & ne rien réſerver ?
Cy
58 MERCURE DE FRANCE..
Si par malheur il alloit arriver
Que de l'hyver l'extrême violence ,
De vos moiffons confondît l'efpérance ,
Ou que l'été , par fon aridité ,
Séchât vos fruits preſqu'en maturité ,
Que feriez-vous ? La mifere effroyable ,,
Avec fa foeur la faim infatiable ,
Se hâreroient bientôt de vous punir
D'avoir ofé négliger l'avenir :
Il vient à vous , & le préfent frivole
Comme un éclair difparoît & s'envole,
Tels étoient donc les difcours féducteurs
Dont l'Avarice empoiſonna les coeurs .
Chacun la crut , & de tréfors avide
L'homme devint ingrat , dur & perfides,
N'étant jamais aſſez riche à ſon gré ,
De foins cuifans fans ceffe dévoré ;
Pour amaffer, l'injuftice , le crime,
Tout en un mot lui parut légitime ..
Trop aveuglé de fa coupable erreur
De votre culte il eut bientôt horreur ,
Et vainement la fage expérience
Lui promettoit la paix & l'innocence ;
Sous votre empire , il perdit pour jamais
En vous quittant, l'innocence & la paix.
Mais cependant malgré l'horrible guerre
Que vous livroit ce monſtre ſur la terre,
Il vous reftoit des alyles heureux
JUILLET. 1759. 59
Et quelques coeurs , lents à brifer vos noeuds ,
Suivoient vos loix , lorfque pour les détruire
On vit les Dieux d'autres monftres produire.
L'ambition aux defirs effrénés ,
Et la colere , aux projetsforcénés ,
La volupté , de remords pourſuivie ,
La vanité , la vengeance , l'envie ,
La trahifon , l'orgueil , la cruauté ,
L'amour , la haine & l'infidélité ,
Vinrent enſemble établir leurs maximes
L'une enfeignoit l'utilité des crimes ,
L'autre , l'oubli des devoirs les plus faints ,
Une autre enfin forma les aſſaſſins :
pour jamais , fous le joug redoutable
Des paffions , plia l'homme coupable ;
De leurs tranſports eſclave infortuné ,
A les fervir il ſe vit condamné.
Ce fut alors qu'avec pleine puiſſance
On vit régner le trouble & la licence ;
On renverfa vos paiſibles autels ,
On vous bannit , & parmi les Mortels
On vous nomma vice d'eſprit , moleſſe,
Foibleſſe d'ame , écueil de la ſageſſe ,
Poiſon des coeurs. Il eſt bien vrai qu'on vit
Depuis ce temps votre culte en crédit ,
Que chez les Grecs , de fameux perſonnages
Qu'on révéroit , & qu'on appelloit Sages ,
Qui font encor eftimés parmi nous ,
C vj
60 MERCURE DE FRANCE.
Pour être heureux ne cherchèrent que
Que fous le nom de la Philofophie
Par leur fecours vous futes rétablie :
Ils enfeignoient à braver la fureur
Des paffions , à trouver le bonheur
Dans le repos & dans l'indépendance ;
Du préjugé , pere de l'ignorance ,
vous.
Ils combattoient le phantôme orgueilleux :
Mais quand on vit ces fages parelleux ,
Des paffions ennemis implacables ,
Ne mettre au rang des biens vrais & durables ,
Et ne chercher d'autre félicité
Que les douceurs de la tranquillité ,
Tout d'une voix , comme une erreur fatale ,
On abjura leur nouvelle morale ,
Et parmi nous l'aveugle opinion
Ofa flétrir vos loix & votre nom .
Moi-même hélas ! par elle prévenue ,
Combien de fois vous ai - je combattue ?
Vous m'enchantiez , & cependant mon coeur
N'ofoit encor vous devoir fon bonheur ;
Mais , aujourd'hui que la raiſon m'éclaire ,
Je viens vous rendre un culte volontaire.
Douce PARESSE , afyle des plaiſirs ,
Divinité , fichere à mes defirs ,
En acceptant aujourd'hui mon hommage ,
De ma raiſon fongez qu'il eft l'ouvrage.
Par Mademoiselle de ***, Auteur
de Mourat &Turquia , Hiftoire Affriquaine
JUILLET. 1759. 6r
DISCOURS
SUR LA RÉFLEXION.
J'ADY
ADMIRE l'arrangement de la Nature
qui a donné la réfléxion à l'âge , & le faire
à la jeuneffe. On reproche à celle - ci fes
folies : elle en fait parce qu'elle ne réfléchit
pas ; mais faudroit-il donc qu'elle
réfléchit & qu'elle ne fit rien ? Le temps
de faire eft court puifqu'il n'a que le premier
âge, tout le refte de la vie est bien affez
pour réfléchir , furtout à la manière dont
le plus grand nombre des hommes fait
fes réfléxions. Comment les fait- on ? C'eft
preſque toujours aux dépens de fa tranquillité
, c'est en rapportant tout à fa
paffion principale , ou fi plus heureux que
ceux que leur paffion fait courir à leur
perte , on eft affez malheureux pour n'en
point avoir, ou pour n'en avoir que d'indécifes
, parce qu'on n'en a jamais fatisfait
aucune , on réfléchit pour s'avilir ,
pour fe faire fon procès de ce qu'on n'a
pas & qu'on n'eſt pas maître de ſe donner.
Mais ce n'eſt rien que ce malheur ,
le pire de tous eft lorfque dans l'âge de
la raifon on fuit fon imagination : avec
62 MERCURE DE FRANCE.
ce défaut , on a tous les défauts de la
jeuneffe fans en avoir les agrémens , &
plus malheureux qu'elle , parce qu'on eft
alors maître de fa conduite , on fe perd
faute de Précepteur ; car il ne faut pas
s'imaginer que la réfléxion corrige l'imagination
, elle peut la corriger & ne le
fait pas toujours ; un imaginaire réfléchit,
quoiqu'imaginaire ; quoiqu'en ce moment
fans raiſon , il en donne : il eft fi l'on veut
l'homme dans la lune , mais il eft homme
; il n'eft pas ce qu'il devroit être ,
voilà toute la différence ; il s'égare au
lieu de fe conduire & fe plaît à s'égarer .
Si dans une ville fameuſe il fort du Spectacle
, il rentre chez lui un des perfonnages
de la pièce , quelquefois tous enfemble
, quelquefois & le perfonnage &
l'Acteur ; s'il a vû ces Drames héroïques
où des héros vicieux ou vertueux ont paru
comme au naturel par l'art d'un Poëte
inimitable l'enthoufiafme le faifit &
ne le quitte plus ; la vie commune lui
paroît ignoble, il trouve honteux de ne pas
aimer comme le Duc de Foix , comme
Lifois & comme Vamir : les grands fen
timens & les grands mots font les feuls
qui lui plaiſent , le déſeſpoir le prend en
voyant que fa maifon n'eft point un Châ
tean, qu'il y eft fans confident , & que fa
,
JUILLET. 1759. 63
gouvernante n'eft point une Ducheffe ,
lui parle brufquement , ne fçait pas le
François & murmure : s'il eſt d'un état
à calculer , il médite combien il lui en
couteroit par mois pour être Orofmane
ou le Cid. S'il n'eft pas riche il arrange
un Poulet , pour Chiméne ou pour Zaire ;
quelquefois il s'occupe d'un Madrigal , au
lieu d'un jugement qu'il doit rendre, pour
lequel on le preffe , & d'où dépend l'état
d'un homme ou la fortune d'une famille .
Quelle difference d'un tel homme
avec celui que la lumière du bon fens
éclaire affez pour lui faire tout appercevoir
dans fon vrai point de vue !
Il fe prête à l'illufion du Spectacle &
en goûte les charmes ; hors du Théâtre
il est ce qu'il doit être , voit les chofes
comme avant , les voit dans leur grandeur
réelle , & en retranche cette impor
tance qu'ils tiennent le plus fouvent du
préjugé. L'homme de bon ſens fait fon bon
heur de tout & partout, il fait conféquemment
celui des autres ; c'eſt un bonheur
alors de réfléchir , & un bonheur qui confole
de la perte des agrémens du premier
âge, dans lequel en plaifane & en jouiffant,
on fçait fi peu fi l'on plaît ou fil'on jouit ,
qu'on ne fçait pas même fi l'on exifte
MERCURE DE FRANCE.
MORALE.
JE m'avife aujourd'hui de fonger : mon
fongé eft de la Morale , je l'écris pour
la mieux comprendre & tâcher d'en profiter.
Pourquoi y a-t-il des gens qui ne
font que fçavans & beaux- efprits , d'autres
qui ne font que fenfuels & gens de
plaifir , & d'autres qui , pleins d'eux- mêmes
, ne font attentifs qu'au foin de leur
perfonne ? Et pourquoi ces trois espéces
d'hommes font- ils déplaifans ? Cela paroît
d'autant plus extraordinaire , que celui
qui réuniroit ces trois caractères en lui feul
au même degré , feroit très -aimable. J'apperçois
la folution de ce problême dans
la nature même de l'homme. Etant compofé
d'intelligence , de fentiment & d'un
corps , il ne peut être bien qu'autant que
ces trois qualités de fon être font confervées
en lui; chacune d'elles eft bonne, puifque
chacune d'elles eft effentielle à fa perfection
; mais chacune d'elles feule , laifle
T'homme défectueux par la feule raiſon
que les deux autres manquent ou ne font
pas à leur perfection : Fapplication de
tout ceci eft facile à faire ; voyez ce ſçaJUILLET.
1759. 65
vant amateur de fon efprit , qui ne fonge
qu'à entaffer connoiffances fur connoif
fances ; fa vie eft retirée , auftère même ;
mais il n'eft qu'homme d'étude feulement,
il fera d'une mauvaiſe fanté & d'une mauvaife
fociété : ce fenfuel au contraire aimera
fort la fociété ; ou la table ou l'amour
feront fes occupations les plus affidues
; mais fon efprit confondu dans la
matière fera incapable d'une réfléxion
utile , d'un jugement raisonnable ; l'ignorance
fera la feule enveloppe de fon
ame , & fan carps affoibli de molleffe ou
de débauche fuccombera en peu de temps
fous les excès de l'un ou de l'autre : enfin
un homme qui n'aimera que fon corps ne
fongera qu'à fe procurer un bien être ou
qu'à éviter une incommodité; cet homme
ne jouira ni des plaifirs de l'efprit , ni
de ceux du fentiment ; les journées feront
employées aux foins qu'il prendra
de fon corps ; aucun inſtant ne lui reftera
pour faire une lecture, une réfléxion,
ane étude ; aucun pour vifiter un ami ,
Pobliger , fentir ou fes peines ou fes plaifirs
; le ſentiment , cette faculté la plus
noble de la nature humaine , fera réduite
chez lui à la crainte & à la douleur
peu de plaifirs lui feront connus , à
moins que ce ne foit quelqu'un de ces
66 MERCURE DE FRANCE.
mouvemens fenfuels qui font purement
dans la machine, fans que l'ame y prenne
aucune part ; au contraire qu'on fe repréfente
un homme également attentif
à cultiver fon efprit, fon coeur & fa fanté ,
que lui manque-t-il ? Sa vie eft partagée
chaque jour entre ces trois lui -mêmes ;
feul ou en focicté , fon état fait le charme
des autres , & fon bonheur particulier
; mais pour cet effet , en même temps
que par une vie réglée felon les forces
de tempérament qu'on fe connoît , &
par fon attention à ne rien faire de nuifible
à fa fanté ou fe la conferver folide
& durable , il faut employer cet état de
fanté à cultiver fon efprit par des lectures
utiles , une étude qui faſſe tirer parti de ces
lectures , & par le travail de fon état. Ces
lectures ayant fortifié l'efprit contre les
égaremens du coeur , il faut enfuite faire
ufage felon les occurrences des difpofitions
heureuſes où le coeur fera , & indé
pendamment de cet ufage du fentiment
qu'on nomme bienféance , on peut &
l'on doit ſe faire un plaifir d'être ſenſible
, goûter les fentimens , les communiquer
& les étendre , pourvû que l'efprit
ne ceſſe pas d'en éclairer la marche ,
& qu'ils ne portent pas à des chofes
nuifibles au corps. Pour bien faire ,
la
JUILLET. 1759. 67
vie ne doit être qu'un exercice : celui
du corps , de l'efprit & du fentiment ,
doivent fe fuccéder , fe remplacer , même
s'accompagner tant qu'elle dure.
LE Le mot de l'Enigme du Mercure pré- E
cédent eft Navette. Le mot du Logogry-
François eft Inquiétude , dans lequel
on trouve vie , vin , tue , quête , Dieu ,
quine & Die. Celui du premier Logogryphe
Latin eft Eva ; & celui du fecond
eft Roma.
ENIGM E.
QUOIQU'EN naiffant on m'accoutume at
bruit ,
J'aime le filence & la nuit.
Je dormirois toujours fi l'on me laiſſoit faire.
Et peu fenfible à tout ce qui n'eft pas mon pere
S'il s'éloigne , je meurs ; s'il revient , je revis ;
Comme lui je me déſeſpére ,
Et comme lui je chante & ris.
罩
68 MERCURE DE FRANCE.
LOGO GRYPHE.
TOUR- OUR-à- tour cruelle & charmante,
Idole des humains , & des Femmes furtout ,
Souvent je les amuſe , & fouvent les tourmente:
Douze Membres forment mon tout.
Toi qui cherches à me connoître , - *
Tu viens de me quitter peut-être.
J'offre aux regards d'un ceil fripon
De deux freres jumeaux l'agréable priſon ,
Ici je fuis rampant , là je ne dois point l'être.
En me tournant de plus d'une façon ,
Tu vas , Lecteur , voir encore paroître
Un logement obſcur , & fon meuble fibon ,
Un vrai modéle de fageffe ,
Un outil de campagne , un excellent Graveur ,
Ce que porte un Deffinateur ,
Un jour de fête , hélas ! voifin de la triſteſſe ;
Ce qu'empliffent chez eux , ce que vuident ailleurs
Les intéreffés Procureurs ,
Ce dont fe moque la Jeuneffe ,
Une fleur renommée , un fils léger de l'air ,
Ce qu'on ne connoît guére , & qu'on nomme fans
ceffe ,
Un des compagnons de l'hyver.
JUILLET. 1759. 69
Un , deux , trois , quatre , cinq , fix , ſept , dix,
onze , douze .
L'homme qui me retarde étrangement fe blouſe.
DE VILEMONT..
LOGO GRYPHUS.
E femper comitor ; docilis tibi quos vis ad
ufus TE
Servio : fi quid agas , me fine nulla potes.
Nofcere fi libeat mutato ex nomine formæ
Quot furgant , otiis offero quinque pedes.
Primum aufer ; jam non placeo , mihi nemo
viciffim
Nemo placet , temnens omnia , nulla probo.
Si caput extremis jungas , tunc omnia rodo ;
Adde pedem , numen fæpe Poëta vocat.
Sume pedes quatuor , Romanis ille ego princeps
Qui primus leges & pia jura dedi.
70 MERCURE DE FRANCE .
CHANSON
Sur l'air : Eft-il fans aimer un bien qu'un
coeur defire ?
AMOUR , à tes traits
Dans ces lieux je me livre ;
Mais
Tais
Les voeux que je te fais.
Tu fçais déformais
Quelle loi je veux fuivre;
Mais
Paix ,
Ne me trahis jamais.
La raifon
Cède au feu qui m'inſpire :
Quel charmant délire !
Quel plus doux poiſon !
Mais aimer Thémire
Eft-ce oublier tes droits ,
Raiſon ? C'eſt de ton empire
S'impofer les loix.
Amour , à tes traits , &c.
De l'eſprit la grace naturelle ,
Des talens le pouvoir enchanteur ,
JUILLET. 1759: 7
Un coeur
Si tendre & fi fidèle ,
Tout en elle
Parle en ta faveur.
Sur fes pas
Heureux l'Amant qui foupire !
Heureux qui peut dire
En voyant ſes appas ,
Amour , à tes traits , &c.
AUTRE.
Sur l'air : L'Amour m'a fait la peinture .
UNN mal cruel me tourmente ,
Mal qui fait d'un Sage un fou,
Amis , pour peu qu'il augmente ,
Ma raiſon foible & mourante
S'en ira je ne fçais où.
Pour un minois , quel dommage
De vivre comme un lutin,
Ah , fi l'Amour étoit fage,
Eût-il jamais d'un vifage
Fait dépendre mon deſtin ?
Mais qu'a de fi beau ſa bouche ?
Une bouche eft moins que rien.
72 MERCURE DE FRANCE
Eft- ce fa rigueur farouche ?
Eft-ce donc fa voix qui touche ?
Ah ! qui la voit le fçait bien.
J'avois bravé la figure
De Lifette & de Cloris.
Pour me mettre à la torture ,
Falloit - il que la Nature
La formât comme Cypris !
Toi que la Philofophie
Inftruit à régler tes fens
Crains l'amoureuſe folie:
Le Sage , quoi qu'on publie ,
N'a pas toujours fon bon fens.
ARTICLE
JUILLET. 1759. 73
ARTICLE II.
NOUVELLES LITTERAIRES.
EXAMEN des réfléxions de M. Dalembert
fur la liberté de la Mufique. I Ve vol.
des Mélanges de Littérature , d'Hiftoire,
& de Philofophie.
L
Es réfléxions de M. Dalembert fur
la liberté de la Mufique , ou plutôt ſur
les avantages de la Mufique Italienne
comparée à la nôtre , trouveroient parmi
nous moins de Contradicteurs qu'il ne
penfe s'il les avoit réduites à ce qu'elles
ont d'effentiel. Ceft un principe reçu
en France comme en Italie & partout
ailleurs , que la Mufique doit exprimer
& peindre. Il ne s'agit que de fçavoir en
quoi l'Art s'éloigne ou s'approche de ce
but , foit dans la Mufique Françoife , foir
dans la Mufique Italienne . Les morceaux
de l'une & de l'autre qui rendront vivement
la nature , feront les modèles de
· la bonne Mufique ; les morceaux qui
manqueront de coloris ou de deffein ,
II. Vol. D
74 MERCURE DE FRANCE.
feront les exemples de la mauvaiſe , & il
n'y aura dès-lors que deux fortes de Mufique
au monde , fçavoir , la bonne &
la mauvaiſe. Dire que la Mufique Françoiſe
eft la mauvaife , & que l'Italienne
eſt la bonne , c'eft fuppofer dans l'une
un principe vicieux par effence , dans
l'autre un caractère de beauté & de bonté
inimitable ; c'eft du moins ainfi qu'on
l'entend , & voilà pourquoi l'on n'eft
point d'accord. Examinons la choſe en
détail .
M. Dalembert reconnoît que la forme
de notre Opéra eft fans comparaifon plus
variće & plus agréable que celle de l'Opéra
Italien. » Chez nous , dit - il , la
Comédie eft le fpectacle de l'efprit , la
» Tragédie celui de l'ame , l'Opéra celui
» des fens. J'admets cette diſtinction ,
pourvu que le caractere dominant attri
bué à chacun de ces Spectacles ne foit
pas exclufif; car je ne penfe point que l'il-
Jufion & l'intérêt foient bannis duThéâtre
du merveilleux. M. D. avoue qu'une ſcène
en Mufique nous arrache quelquefois des
Jarmes , c'eft avouer que le chant n'exclut
point le pathétique de l'expreffion. Il
ajoute que fi la Mufique touchante fait
couler nos pleurs , c'eſt toujours en allant
au coeur par les fens , & qu'elle différe en
<
JUILLET. 1759. 75
cela de la Tragédie déclamée qui va au
coeur par la peinture & le développement
des paffions . Mais les impreffions que la
peinture , le développement des paffions
fait fur l'ame , y vont de même par les
fens , foit qu'on déclame ou que l'on
chante . L'attendriffement que le chant
nous caufe, tient plus de l'émotion phyfique
de l'organe , je l'avoue ; mais il n'en
a pas moins pour premier principe une
affection de l'ame exprimée par le chant .
M. Dalembert reconnoît lui-même que
» la Mufique n'eft propre par fa nature
qu'à rendre avec énergie les impreffions
» vives , les fentimens profonds , les paí-
>> fions violentes , ou à peindre les objets
»qui les font naître . »
La que
preuve
en eft
la Mufique
qui ne peint
rien , eft une Mufique
infipide
.
Auffi M. de Fontenelle
demandoit
-il ,
Sonate , que me veux- tu ? que le merveilleux
, le chant
lui - même
& tout ce qui s'éloigne
de la nature
rende
l'illu- fion plus foible
& l'intérêt
moins
vif, cela doit être ; mais cela prouve
feulement que l'Opéra
eft moins
pathétique
, moins intéreffant
que la Tragédie
, fans toutefois
être réduit
à la feule émotion
des fens. La plupart
même
des réfléxions
de M. Dalembert
portent
fur ce principe
, Que
Dij
76 MERCURE DE FRANCE.
l'Opéra doit affecter l'ame par l'expreffion
du fentiment , & l'imagination par
la force & la vérité des peintures .
Il eſt donc de l'effence de ce ſpectacle
de réunir tout ce qui peut charmer la vue
& l'oreille , étonner ou flatter l'imagination
, émouvoir l'ame & l'attendrir.
L'Opéra Italien donne moins au plaifir
des yeux, pour s'attacher aux affections
de l'ame : mais il manque l'un de fes objets
, & il ne remplit jamais l'autre . Les
Tragédies de Métaftafe , en mufique, n'ont
ni l'intérêt de celles de Racine , ni le
charme de celles de Quinault ; c'est l'opinion
de M. Dalembert , & fi les Italiens
font de bonne foi , ils avoueront
qu'elle eft fondée .
و د
» Si nous étions réduits à l'alternative
» ou de conſerver notre Opéra tel qu'il eſt
» ou d'y fubftituer l'Opéra Italien; peutêtre
conclut M. Dalembert , » ferions-
» nous bien de prendre le premier parti..
» Mais ne feroit- il pas poffible en confer
» vant le genre de notre Opéra tel qu'il
eft , d'y faire par rapport à la Mufique
» des changemens qui le rendroient bien-
" tôt fupérieur à l'Opéra Italien ? » A cette
propofition il n'eft perfonne qui n'applaudiffe
. Mais celle - ci ne fera pas auffi unani
mement reçue. » Il paroît que le feul
"
JUILLET: 1759. 77
» moyen d'y parvenir eft de fubftituer ,
» s'il eft poffible , la Mufique Italienne à
» la Françoife ». Voyons ce qu'il entend
par-là.
» Nous fuppofons , dit - il , comme un'
» fait qui n'a pas befoin d'être prouvé ,
» la fupériorité de la Mufique Italienne
» fur la nôtre ».
J'entends à merveille ce que c'eft que
la diſtinction de deux Langues , & la
fupériorité de l'une fur l'autre ; mais je
n'entends pas la diftinction de deux Mu
fiques. Une Langue a des mots, des tours,
des nombres , une harmonie, une fyntaxe ,
une profodie qui lui font propres , & qui
lui donnent les moyens d'exprimer ce
qu'une autre Langue ne peut rendre. Mais
les tons , les modes , les mouvemens ,
Pharmonie & la mélodie de la Mufique ,
font les mêmes dans tous les Pays du
monde. Il n'y a donc qu'une feule Mufique
: c'eft une Langue univerfelle que les
uns parlent mieux que les autres ; mais il
n'eft décidé nulle- part qu'on doive parler
mal cette Langue . Je fuppofe que le plus
grand nombre des Muficiens François
ayent fait de mauvaiſe Muſique , & que
la Nation l'ait goutée , ne connoiffant ou
n'ayant rien de mieux : s'eft - elle refuſée
à la bonne , dès qu'on lui en a préfenté ?
Diij
78 MERCURE DE FRANCE.
Le préjugé a-t-il fait tomber Hyppolite ,
Caftor , Pigmalion , &c. Le goût de la
Nation n'a donc pas donné à la mauvaiſe
Mufique une préférence exclufive fur la
bonne la Mufique Françoife peut donc
être excellente , comme la Mufique Italienne
peut être mauvaiſe ; & jufques- là
je ne vois entr'elles rien qui foit propre
à l'une ou à l'autre , & qui les diftingue
effentiellement.
و ر
» Les Partifans de la Mufique Françoi-
» fe , dit M. Dalembert , prétendent que
» le beau fimple en fait le caractère , &
» ils appellent fimple ce qui eft froid &
» commun , fans force , fans ame & fans
» idée. S'il y a des Sots qui penfent ainsi ,
ya
leur opinion ne doit pas être prife pour
le fuffrage de la Nation . Elle penfe que
tout ce qui eft beau eft fimple ; mais elle
ne pense pas que tout ce qui eft ſimple
foit beau. Peut -être le goût de la multitude
n'eft- il pas encore affez formé pour
être délicat & févère fur les nuances : mais
M. Dalembert avoue lui - même que les
beautés réelles enlèvent une admiration
unanime. J'en appelle encore aux fuccès
de M. Rameau ; j'en appelle à l'impreffion
que font fur les oreilles françoifes
les plus beaux morceaux des Opéra Italiens
, quoique affez mal exécutés dans
JUILLET. 1759. 79
nos concerts ; j'en appelle au fuccès des
intermèdes bouffons , qu'on ne fe laffe
point d'entendre avec des paroles Françoiſes.
» M. Rameau , dit M. Dalembert ,
» eût manqué fon but en allant plus loin ;
» il nous a donné non pas la meilleure Mufique
dont il fût capable , mais la meil-
» leure que nous puffions recevoir. » Je
fuis perfuadé que M. Rameau a fait de fon
mieux ; mais s'il a voulu nous ménager ,
Pergolefe & Venci n'ont pas eu la même
complaifance : or que l'on prenne au hafard
deux mille Auditeurs parmi les gens
cultivés , & qu'on exécute bien les morceaux
de récit obligé & les airs pathétiques
de l'Olimpiade & de l'Artaxerce ,
jofe affurer qu'ils feront applaudis avec
le même enthouſiafme que la harangue
de Tirtée & le monologue de Caftor.
Voyons cependant quel est le caractère
de ce qu'on appelle la Mufique Françoiſe,
& à quoi il tient qu'on ne la diftingue
plus de ce qu'on appelle la Mafique Italienne.
» Il y a , dit M. Dalembert , dans notre
» Mufique , trois choſes à conſidérer, le ré-
» citatif, les airs chantans & les fympho-
» nies. » Il reproche au récitatif de Lully
de manquer fouvent à la profodie de la
langue. C'eſt un fait qu'il a fans doute
Div
80 MERCURE DE FRANCE.
"
ور
33
"
r
vérifié ; mais il n'eft point du tout effentiel
à notre récitatif de manquer à la
profodie
, c'eft une maladreffe du Muficien ,
& non pas un défaut de la Mufique. « Le
» récitatif des Italiens , dit-il , eft plus
analogue à leur langue que le récitatif
françois ne l'eft à la nôtre. Ils paroiffent
» avoir bien mieux étudié que nous la
marche & les inflexions de la voix dans
»la converfation. » Si cela eft , la faute
en eſt encore aux Compofiteurs François ,
qui , avec plus d'étude ou de talent, peuvent
égaler en cela les Italiens fans rien
changer à l'effence de la modulation fran
çoiſe ; car le chant devant être l'imitation
exagérée de la déclamation théâtrale , &
les infléxions du langage naturel n'étant
pas les mêmes dans le François que dans
Î'Italien , il s'enfuit que le chant françois
doit avoir une modulation notée fur les
accens de notre langue , comme le chant
des Italiens doit fuivre les intonations &
les inflexions de la teur.
M. Dalembert obferve que le récitatif
Italien déplaît à la plupart des oreilles
françoifes ; mais je doute que l'habitude
de l'entendre jointe à la connoiffance de
la langue italienne & de fa profodie nous
le fit gouter comme il le prétend. J'obferve
même que la plupart de ceux à qui le ré
JUILLET. 1759 .
81
citatif italien déplaît , aiment l'accent naturel
de la langue italienne ; enfin la maniere
dont les Italiens entendent leur
Opéra prouve affez qu'ils s'ennuvent euxmêmes
de cette eſpèce de déclamation ,
» dont la route uniforme & non interrompue
produit une monotonie infuppor
table. » M. Dalembert répond d'abord.
en récriminant. Il ajoute que la monotonie
du récitatif eft peut -être un mal nécef
faire,un inconvénient inévitable de la fcène
lyrique, par la raiſon, dit - il , que » dans une :
" Piéce de théâtre tout n'eft pas deftiné
» aux grands mouvemens des paffions, &
qu'il y a des momens de repos où le
Spectateur ne doit qu'écouter fans être
» ému ; que tout doit être chanté dans
» un Opéra , mais que tout ne doit pas
» être chanté de la même maniere, comme:
» dans le difcours tout n'eft pas dit du
» même ton, avec la même froideur & le
»même mouvement.
Selon cette regle au moins tout ce quij
eft vif & paffionné dans la fcène doit être
préfervé de la monotonie : or il me femble
qu'elle eft continue dans le récitatif italien;
mais je n'oferois prendre l'affirmative : je
n'en ai pas affez entendu. Paffons à la
conclufion de M. Dal. » Il doit donc #
avoir entre les airs & le récitatif nee
Dy
82 MERCURE DE FRANCE.
» différence marquée par l'étendue & la
qualité des fons , par la rapidité du débit
»& par le caractère de l'expreffion .
Il doit y avoir felon moi , proportions
gardées , la même différence qu'entre un
morceau de déclamation véhémente &
un morceau moins vifou plus tranquille ,
en forte que la modulation & l'expreffion
du récitatif approchent du caractère d'un
air paffionné à mefure que les paroles du
récitatif approchent elles mêmes du caractère
des paroles que l'air exprime. Ainfi
le récitatif fimple s'élevera par degré jufqu'au
point de véhémence où le récitatif
obligé lui fuccéde , & celui - ci juſqu'au
point où la violence du fentiment, la force
de l'image , en un mot l'expreffion des
paroles , demande les développemens de
la voix & les éclats d'un air chantant. On
diftinguera moins l'air d'avec le récitatif;&
tant mieux :le paffage fera plus naturel & la
gradation mieux obfervée. En effet pourquoi
veut- on une difference tranchantede
fun à l'autre? Un air pathétique eft-il un
morceau ifolé dans une Scène? Le comble
de l'art n'eft - il pas de préparer inſenſiblement
l'oreille & l'ame à cette vive
émotion ? Il eſt des circonstances où l'harmonie
doit caufer une révolution foudaine
, un ébranlement imprévu ; mais le
JUILLET. 1959. 83
Poëte alors prend foin lui- même de ménager
la furpriſe , & le Muficien n'a qu'à
fuivre la marche de la déclamation naturelle
, pour paffer du calme à l'emportement.
Cette exception ne détruit pas
la régle générale de graduer l'expreffion
du fentiment & d'éviter la monotonie.
Ce que je dis des airs paffionnés ou rapides
doit s'entendre des airs tendres ,
voluptueux, enjoués ou languiffans : comme
ils font le dernier degré d'expreffion
dans leur genre , & que l'harmonie en
foutient & en fortifie l'expreffion , ils
n'ont pas besoin pour être fentis du cɔntrafte
d'un récitatif monotone. Il y a
fans doute dans l'Opéra comme dans la
Tragédie des momens froids où une dé
clamation animée feroit un contre-fens ;
mais ces momens font rares & doivent
Pêtre. L'art d'écrire la fcéne lyrique eft
d'en faire un tiflu varié de fentimens &
d'images , & alors ce récitatif doit peindre
par fa mélodie ou l'image ou le lentiment
que la Pocfie lui préfente. Ainfi ni
le récitatif Italien , ni le récitatif François
ne me femble devoir être une décla
mation monotone.
» La nature du chant ordinaire , de ce
qu'on appelle proprement ainsi , com
D vj
84 MERCURE DE FRANCE.
fifte en trois chofes , pourſuit M. Da+
lembert , en ce que la marche Y eft
» plus lente que dans le difcours , en ce
» que l'on appuye fur les fons comme
» pour les faire gouter davantage à l'o-
» reille ; enfin en ce que les tons de la
» voix & les intervalles qu'elle parcourt ,
y varient fréquemment , & prefqu'à
chaque fyllabe. Le premier & le fe
» cond de ces caractéres n'appartiennent
point à un bon récitatif ; le troifiéme
doit à la vérité s'y trouver , mais d'une
→ maniere moins marquée que dans le
chant. D'un côté la rapidité du débit
rend la fucceffion des intervalles moins
fenfible dans le récitatif, & de l'autre
cette fuccceffion doit y être plus fré-
» quente que dans le difcours , mais moins
» que dans le chant ordinaire : voilà ce
que les Italiens ont fenti, voilà ce qu'ils
pratiquent avec raifon , & l'on ofe dire
avec fuccès.
03
29
Je ne fçais. fi je me trompe , mais il
me femble que le récitatif étant un genre
moyen entre le chant & le difcours ,
il doit participer en tout point de l'un &
de l'autre qu'ainfi la marche du réci–
ratif doit être moins rapide que celle du
difcours , & en général plus rapide que
celle du chant ; que dans le récitatif
on
JUILLET. 1759. $.5
doit appuyer fur les fons moins que
dans le chant , mais plus que dans la déclamation
naturelle ; qu'enfin les fons de
la voix doivent être plus variés & les intervalles
plus fenfibles que dans la déclamation,
comme ils doivent l'être moins
que dans le chant . M. Dalembert ne permet
au récitatif de differer du difcours
que dans ce dernier point , le premier &
le fecond caractère qu' attribue au chant
n'appartiennent point , dit- il , à un bon
récitatif : non fans doute au même degré
, mais je crois qu'il doit les avoir
dans une proportion moyenne , & comme
tenant le milieu entre le difcours &
le chant. Du refte je conviens avec M. D..
que le débit en eft perdu au Théâtre. Les
plus zélés Partiſans de Lully font les premiers
à l'avouer ; mais c'eft encore la
faute des Acteurs , & non pas celle de la
Mufique.
» Si le récitatif , comme tout le monde
» en convient , doit n'être qu'une décla
» mation notée , on peut en conclure ,
dit M. Dalembert , » qu'une des loix les
» plus eſſentielles à obſerver dans le réci—
» tatif , c'eſt de n'y pas faire parcourir à
» la voix un auffi grand efpace que dans
» le chant , & d'en régler l'étendue fur
» celle des tons de la voix dans la décla
86 MERCURE DE FRANCE.
" mation ordinaire. Le feul cas où l'on
puiffe fe permettre de fortir des limites
» naturelles de la voix , c'eſt dans certains
» momens où la voix , même en décla-
» mant , franchiroit ces limites ; encore
» ces momens doivent être rares , & même
ne fe rencontrer guère que dans le
» récitatif obligé , qui par fon objet , fon
" accompagnement & fon caractère , doit
" approcher un peu plus du chant . »
Ce n'eft qu'avec une extrême défiance
de moi - même que d'un principe pofé par
M. Dalembert , je tire une conféquence
oppofée à la fienne. Si le récitatif doit
être une déclamation notée , les intervalles
à parcourir doivent être fenfibles :
dans le chant la voix ne procéde que
par tons & par demi- tons , au lieu que
dans le difcours elle s'élève ou s'abbaiſſe
par degrés fouvent inappréciables.Si d'un
autre côté , comme l'a reconna M. Dalembert
, les tons & les intervalles que
parcourt la voix dans le récitatif , doivent
être plus variés que dans le diſcours , il
у a dans une période un plus grand nombre
d'intervalles à parcourir dans le récitatif
que dans le difcours . Or un plus grand
nombre de plus grands intervalles demandent
une plus grande étendue de voix : il
eft donc d'une néceffité indiſpenſable
JUILLET. 1759. 87
que dans le récitatif la voix franchiffe fes
limites naturelles , c'eft - à - dire , qu'elle
s'éleve & s'abbaiffe beaucoup plus que
dans le diſcours. Il y a longtemps que je
regarde la déclamation muſicale comme
fuivant à-peu- près les mêmes infléxions
que le langage naturel , mais formant ,
s'il eft permis de le dire , des ondulations
plus profondes . Suivant cette idée , la
raifon de la monotonie qui nous frappe
dans le récitatif Italien , n'eft pas difficile
à fentir : car les Italiens ne donnant à la
voix , dans leur récitatif, que fon étendue
naturelle , & les intervalles à parcourir
étant plus grands que dans le diſcours ,
il a fallu les reduire à un plus petit nombre
, & par conféquent réciter fur un
même ton ce qui dans la déclamation
naturelle exigeroit plufieurs inflexions différentes.
On dit que les Chanteurs habiles fçavent
fuppléer à ces inflexions : j'en ai
entendu qui paffoient pour tels , & ceuxlà
même m'ont paru monotones.
A l'é ard de notre récitatif , ayant un
plus grand etpace à parcourir , il eft
moins gêné , moins à l'étroit dans fa
marche ; d'où je conclus qu'un Artiſte
habile peut lui donner plus de variété .
Mais voici l'article important,
88 MERCURE DE FRANCE.
מ
ל כ
" Les cadences , les tenues , les ports
» de voix que nous y prodiguons feront
» toujours , dit M. Dalembert , un écueil
infurmontable au débit ou à l'agrément
» du récitatif: fila voix appuye fur tous
» ces ornemens , le récitatif traînera ; fi
» elle les précipite , il reffemblera à un
chant mutilé. Ne feroit- il pas poffible
» en fupprimant toutes ces entraves , de
" donner au récit François une forme
plus approchante de la déclamation ?
29
J'ignore cominent le Public recevroit
l'effai que M. D. propofe ; mais je connois
des Muficiens habiles & un grand
nombre de gens de goût que l'abus de
ces cadences , de ces tenues, de ces ports .
de voix excéde dans la déclamation mus
ficale , & qui applaudiroient bien fincéres
ment à la noble fimplicité d'un débit
plus naturel & plus rapide. Il fut untemps
où les Acteurs pafoient légérement
fur tous ces agrémens , & je ne crois pas
que la maniere de déclamer libre, fimple,
facile & noble qu'on applaudiffoit dans
Tevenard, fit un chant mutilé du récitatif
de Lully. Mais en fuppofant que quel--
qu'un ofât fupprimer tout-à-fait les ca→
dences , les ports de voix &c. il y auroit
an moyen bien avantageux , à ce qu'il
me femble, de fe dédommager de la
JUILLET. 1759.1 $9.
perte de tous ces petits agrémens , & de
donner à notre récitatif plus de chaleur
& de variété : ce feroit d'employer dans
les morceaux fufceptibles d'une expreffion
vive ou touchante , ce que les Italiens
appellent récitatif obligé , & quelquefois
des airs chantans à leur maniere ,
mais fans aucun de ces papillotages ridicules
qu'ils y mêlent pour faire briller la
voix. Le pathétique de ces morceaux eft
la feule fupériorité réelle que leur Opéra
ait fur le nôtre , & nos Muficiens modernes
ont fait des effais dans ce genre
qui annoncent le plus grand fuccès. Dès -
lors le Poëte d'accord avec le Muficien ,
ménageroit dans le cours de la Scène des
images vives , des traits de fentimens
tantôt plus doux , tantôt plus rapides , &
l'harmonie à chaque inftant ranimeroit le
récitatif : mais il ne faut pas ſe diffimuler
que la Scène ainſi variée eſt une
épreuve continuelle pour le talent du
Compofiteur.
On ne peut fe refufer aux réflexions de
M. Dalembert fur la vérité de l'expreffion
dans la déclamation muficale. Le morceau
de Dardanus qu'il en donne pour modèle
eft bien plus digne d'admiration que tout
ce qu'on a cité de Lully : Je ne prétends
pas, dit-il, » décider abfolument (quelque
.༡༠
90 MERCURE DE FRANCE
porté que je fois à la croire ) que notre
» récitatif réuffit fur le Théâtre de l'Opera
» étant débité comme je le propoſe à l'I-
» talienne & avec rapidité ... Mais il pa-
» roît au moins inconteftable qu'on doit
"rejetter tout récitatif qui étant débité de
»la forte hors du Théâtre , choquera
" groffièrement nos oreilles. C'est une
"preuve certaine que l'Artifte s'eft grof-
»fièrement écarté des tons de la Nature
» qu'il doit avoir toujours préfens. » Cette
règle me paroît infaillible ; toutefois M.
Rameau lui-même ne croit pas que la
modulation du chant doive être une imitation
fervilement exacte de la déclamation
naturelle. Il prétend que c'eſt l'harmonie
qui détermine furtout le caractère
de l'expreffion , & il m'en a donné
exemple les vers du Monologue de
Caftor,
"
Triftes apprêts , pâles flambeaux ,
Jours plus affreux que les ténébres ,
pour
qui dans le même ton & avec une modulation
différente , expriment le même
fentiment .
Le récitatif doit être fimple , naturel ,
expreffif & rapide. Je fuppofe qu'il eft tel
dans la bonne Mufique Italienne ; il l'eft
moins,fouvent, fi l'on veut,dans la Mufique
JUILLET. 1759 . 91
Françoife; mais il peut l'être ni la nature
de la Langue, ni celle de la Mufique, ni le
goût même de la Nation ne s'y oppofe; &
l'on tient encore par habitude aux petits
agrémens qu'on y a mêlés , au moins
defire- t- on que les Muficiens en foient
avares & que les Acteurs n'en abuſent
pas. L'étendue qu'on lui reproche au -delà
des limites de la déclamation naturelle ,
lui donne plus de variété : par -là il peut
s'élever par gradation jufqu'au chant qui
lui fuccéde , & le paffage de l'un à l'autre
en eft beaucoup plus naturel . Je ne vois
donc pas à cet égard de quoi défeſpérer
que nous ayons de bonne Mufique , ni
que pour la rendre telle il faille la dénaturer.
» Si le récitatif de nos Opéra nous
» ennuye , reprend M. Dalembert , les
>> airs chantans ne nous offrent guéres de
" quoi nous dédommager. Nous avons
déjà obfervé en général qu'ils différent
"trop peu du récitatif , cette reflemblan-
" ce fe remarque furtout dans les Scènes.
» Elle est un peu moindre entre le réci
" tatif des Scènes & quelques airs placés
» dans les divertiffemens , où nos Mufi-
» ciens modernes ont ofé quelquefois fe
donner carrière.
Les airs placés dans les Divertiffe
32,
MERCURE DE FRANCE.
mens ne doivent être comptés pour rien:
il faut les regarder comme les airs de
Danfes , deftinés à récréer les Spectateurs
& à donner de la variété au Spectacle.
Dans l'Opéra Italien , les Ariétes chantées
à la fin des Scènes par les Perfonnages les
plus intéreffés à l'action & quelquefois
dans les fituations les plus violentes , font
encore plus ridicules. Le mérite effentiel
de ces Ariétes & de nos petits airs
confifte à faire briller une jolie voix. Si le
Poëte y donne quelque image à peindre
au Muficien , fi le Muficien réuffit à la
rendre , c'eſt un agrément de plus ; mais
tout cela eft peu de chofe. Les Italiens
plus exercés que nous à ce badinage , y
excellent. Avec de l'exercice & du talent
nos Muficiens y excelleront auffi . Le goût
de la Nation leur laiffe toute liberté. Les
parodies des airs bouffons prouvent que
la Langue ne s'y oppofe pas ; la mufique
en eft partout également fufceptible , &
fi la répugnance que nous avons à entendre
badiner à tout propos fur une voyelle,
ne permet pas à nos Artiſtes de tirer d'un
A tout le parti qu'en tirent les Italiens ,
les pas. brillans de nos Danfeufes nous
dédommagent des fredons de leurs Chanteurs
efféminés . M. Dalembert avoue luimême
que du côté des fymphonies dan
JUILLET. 1759. 93
fantes nous avons de l'avantage fur eux.
Venons à quelque chofe de plus effentiel.
Les Italiens ont des airs pathétiques ,
& en grand nombre , & de la plus grande
beauté . Ces airs font gâtés par des agrémens
contre nature ; & quoi qu'on en
dife , Andromaque & Mérope ne doivent
dans leur douleur ni rouler un fon plaintif
, ni le terminer par un point d'orgue .
Cependant tel eft le caractère de cette
Mufique , le naturel de la modulation ,
le choix des fons qui accompagnent la
voix , & qui ajoutent à l'expreffion , en
un mot , la magie de l'art des Italiens
dans ces morceaux pathétiques , qu'ils
vous faififfent , vous pénètrent , vous attendriffent
quelquefois jufqu'aux larmes.
Ceft là réellement & dans le récitatif
accompagné , qu'ils font fupérieurs aux
François , c'eft la partie qu'on doit leur
envier , & dans laquelle nos plus fçavans
Artiftes ne doivent pas rougir de les prendre
pour Maîtres. Mais ce genre fublime
n'appartient pas plus à la Mufique Italienne
qu'à la Mufique Françoife , & il
n'eft pas plus mal -aifé aux Poctes François
qu'aux Poëtes Italiens d'y donner lieu.
En général les airs mefurés de nos Scènes
ne reffemblent point à cela ; mais la prière
de Théfée dans Hypolite , le Monologue
94
MERCURE DE FRANCE.
de Thelaire dans Caftor , la Harangue de
Tirtée , & bien d'autres, font de ce genre.
Il faut du génie pour y exceller ; mais
cette condition eſt la même pour les Italiens
& pour nous. Tous les Muficiens
d'Italie , à beaucoup près , n'y ont pas
réuffi , & c'eft furtout dans cette partie
que les Modernes dégénèrent : leur goût
pour les ponpons , s'il eft permis de le
dire , a tout gâté dans le pathétique , &
les Connoiffeurs regrettent amèrement la
fimplicité touchante de leurs anciens
Compofiteurs. C'est à ces modèles que
nos Muficiens doivent s'attacher ; mais le
grand mérite de ces morceaux , comme
l'obferve M. Dalembert , c'est d'être liés
à la fituation, & d'en augmenter l'intérêt :
ceci eft l'ouvrage du Poete , & l'on ne
peut trop louer le célèbre Métaſtaſe de
l'art avec lequel il a ménagé au Muficien
des tableaux pathétiques , des fituations
violentes , des mouvemens pleins de chaleur
& de force à exprimer dans les airs.
» Point de véritable chant fans expreffion
, dit notre Philofophe , & c'eft en
» quoi la Mufique des Italiens excelle ;
» il n'eft aucun genre de fentiment dont
» elle ne fourniffe des modèles inimita-
» bles. Tantôt douce & infinuante , tan-
» tôt folâtre & gaye , tantôt fimple &
"
JUILLET. 1759 . 95
» naïve , tantôt enfin fublime & pathéti-
» que ; tour- à-tour elle nous charme ,
» nous enléve & nous déchire. » Tout
cela eft vrai , hors inimitable , qu'on ne
doit pas prendre à la lettre. Les encou
ragemens , l'émulation , la rivalité , le
concours nombreux des Artiftes , la direction
générale des efprits vers un objet
, le gout paffionné d'une Nation pour
un Art , font les caufes infaillibles de fes
progrès , & de tout cela réfulte le fuccès
de la Mufique en Italie. Il n'eft pas jufqu'à
l'humanité même que les Italiens
n'y ayent facrifié. Notre goût léger &
tranquille n'a pas excité la même fermentation
, les mêmes efforts , le même
concours. On fe contente dans nos Eglifes
de pfalmodier les louanges de Dieu ;
nos villes n'ont pas toutes un Opéra magnifique
; les dépenfes de la Nobleffe
Françoife & des Citoyens opulens ne fe
tournent pas de ce côté ; nous laiffons à
nos enfans la voix que leur a donnée la
Nature. Il n'eft pas étonnant que les
Italiens ayent été plus loin que nous
dans un Art qu'ils adorent & que nous
aimons foiblement. Mais cet avantage
n'eft dû ni à leur Langue ni à leur Mufique
, & il ne tient qu'aux Muficiens de
génie de prouver qu'il eft très - poffible de
96 MERCURE DE FRANCE.
compofer fur des vers François, par exemple
fur ceux de Quinault , des morceaux
de Mufique comparables à ceux que
nous admirons le plus dans les Opéra Italiens.
Mais le génie eft une chofe rare dans
tous les Pays du Monde : ce n'eſt que
parmi le grand nombre de ceux qui s'exercent
dans un Art que les talens fupérieurs
fe découvrent : en France un Muficien
excellent s'éléve par hafard ; en Italie
il n'eſt preſque pas poffible qu'il n'en paroiffe
quelqu'un dans le nombre. Voilà ce
qui retardera vraiſemblablement la pérfection
de ce qu'on appelle notre Mufique,
& qui au fond n'eft que la Mufique de
toutes les Nations , modifiée ſelon le génie
& le caractère d'une Langue moins
docile , peut- être , moins fonore que l'Italien
, mais affez fléxible , affez harmo
nieufe pour ne fe refufer à aucune forte
d'expreffion , & pour recevoir tous les
genres de modulation & de mouvement.
M. Dal. trouvera peut-être que j'ai trop
infifté fur une difpute de mots , en niant
que les fautes de nos Muficiens foient les
défauts de notre Mufique . Mais ce n'eſt
pas pour lui que je m'attache à lever
l'équivoque , & je le prie de trouver bon
que je diftingue encore au fujet des accompagnemens.
"
» La
JUILLET. 1759 . 97
>>
La fureur de nos Muficiens Fran-
» çois eft , dit- il , d'entaffer parties fur
parties . C'eft dans le bruit qu'il font
» confifter l'effet ... Une harmonie bien
» entendue nourrit & foutient agréable-
» ment le chant ; alors l'oreille la moins
exercée fait naturellement & fans étude
» une égale attention à toutes les parties :
fon plaifir continue d'être un , parce
" que fon attention quoique portée fur
» différens objets eft toujours une. C'est
en quoi confifte un des principaux
" charmes de la bonne Mufique Italien-
"ne. » Et pourquoi non pas de la bonne
Mufique Françoife ? N'a - t - elle point
d'exemple de cette unité , je ne les ai pas
tous préfents , mais je me fouviens d'un
morceau du Prologue des Indes Galantes ,
La gloire vous appelle ,
d'une mufette des Talens lyriques ,"
Suivons les loix ,
d'une Ariéte de Platée
Quittez , Nymphes , quittez vos demeures profondes.
le
Et de beaucoup d'autres airs où certainement
la mélodie n'eft pas couverte par
bruit des inftrumens où l'harmonie loin
II. Vol.
›
E
98 MERCURE DE FRANCE.
de jetter de la confufion dans l'oreille ,
ajoute un nouveau charme au plaifir que
lui fait le chant : & fi quelques-uns de
nos Muficiens donnent fouvent dans le
défaut que M. Dalembert leur reproche ,
tout ce qu'on en doit conclure , c'eft
que la bonne Mufique eft rare en France
comme elle l'eft plus ou moins partout.
La mefure , dit M. Dalembert , man-
» que à notre Mufique par plufieurs rai-
» fons ; par l'incapacité de la plupart de
» nos Acteurs , par la nature de notre
» chant , par celle des prétendus agré
» mens dont nous le chargeons » : Je fouf
cris à la première de ces raifons , mais
j'ofe douter des deux autres. Une meſure
moins articulée n'en eſt pas moins exacte ;
il faut feulement une oreille plus jufte
pour l'obferver , comme pour éviter en
la fuivant les écueils trop fréquens fans
doute des prétendus agrémens du chant.
A l'égard de la variété des mouvemens,
je vais haſarder une choſe bien hardie ;
mais je parle en homme qui n'a dans cet
art que le pur inftinct de la Nature.
» Nous ne fçaurions nous perfuader , dit
M. Dalembert , » grace à la fineffe de no-
>> tre tact en Mufique , qu'une meſure
vive & rapide puiffe exprimer un autre
fentiment que la joie comme fi une
JUILLET. 1759 : 99
» douleur vive & furieufe parloit lente-
» ment. » Je fuis très- perfuadé , comme
tout homme qui a réfléchi , que le mouvement
de la Mufique doit fuivre celui
de l'ame , & que tout ſentiment vif &
rapide doit être rendu tel qu'il eft : cependant
, obſerve M. Dalembert , » les mor-
» ceaux vifs du Stabat , exécutés gaîment
» au Concert - fpirituel , ont paru des
>> contrefens à plufieurs de ceux qui les
» ont entendus. » J'avoue que je fuis de
ce nombre , & ce n'eft pas feulement la
gaîté qui m'en a déplu. Que l'on chante
comme on voudra l'air que Pergoleſe a
a mis fur ces paroles ,
Cujus animam gementem ,
je trouverai encore déplacé le mouvement
vif à deux temps , par la raiſon que l'affiction
& la douleur profonde ne font
pas de ces fentimens rapides dont parle
M. Dalembert , & que la nature répugne
en moi au mouvement qu'on leur a donné
: il en eft de même de quelques autres
morceaux de cet ouvrage , où il y en a de
ſublimes , mais où vraiſemblablement le
Muficien a été obligé de renoncer quelquefois
à la vérité de l'expreffion pour
éviter la monotonie.
Enfin M. Dalembert examine fi l'on
Eij
100 MERCURE DE FRANCE.
peut tranfporter à la Langue Françoife
les beautés de la Mufique Italienne . Il
penſe qu'oui , & je n'en doute pas : il ne
s'agit que de nous entendre . Notre Langue
, ou plutôt notre goût , fe refuſe aux
badinages de la voix dans le férieux pathétique
, fur une fyllabe qui ne fignifie
rien. Ainfi tout ce qui n'eft que du ramage
eft interdit à nos Muficiens dans
une Scène inté: effante. Or M. Dalembert
avoue que tout cela eft de mauvais goût
même dans la Mufique Italienne , & il
reproche aux Modernes de l'avoir char
gée de ces vains ornemens. La Mufique
bouffonne en eft plus fufceptible ; nous
l'avons unanimement adoptée , & nos
premiers effais ont prouvé que notre Langue
s'en accommodoit à merveille : mais
il s'agit ici de la Mufique de nos Tragédies
, & il eft certain que dans ce genre
ces badinages ne font pas des beautés .
La fimplicité des accompagnemens ,
l'unité de deffein & d'expreffion du chant
avec l'harmonie qui l'accompagne , n'eſt
pas plus difficile à obferver fur des paro
les Françoifes que fur des paroles Italiennes
; c'eft un fait inconteftable , & que
l'expérience a déja prouvé.
La vérité , la force de l'expreffion dans
la mélodie & dans l'harmonie , le choix
JUILLET. 1759.
ΙΟΙ
des tons & des modes , le nombre & le
mouvement le plus analogue au fentiment
ou à l'image que l'on doit rendre ,
la préciſion même de la meſure , tout cela
eft compatible avec des paroles Françoiſes
comme avec des paroles Italiennes.
La profodie de notre Langue n'eft peutêtre
pas aflez déterminée ; mais elle n'en
eft
que plus docile aux mouvemens qu'on
veut lui donner. Nos fyllabes abſolument
muettes font bannies de la Poëfie lyrique
, & l'E féminin foutenu d'une confonne
, eft affez fenfible dans le chant ,
comme dans le nombre des vers , pour
appuyer une note brève. Que le Poëte
fcache manier la Langue , qu'il foit d'accord
avec le Muficien , les difficultés de
la profodie feront facilement ou applanies
ou éludées .
De tous les reproches faits à ce qu'on
appelle la Mufique Françoife , il n'y en a
donc qu'un feul qui porte fur un vice inhérent
& diftinctif, fi c'en eft un: je parle des
prétendus agrémens de notre récitatif.
La manière dont il eft chanté , la lenteur,
les cris qu'on y met , font des défauts généralement
reconnus & blâmés par tous
les
gens de goût J'ai déjà obfervé qu'ils
font du Compofiteur ou de l'exécutant ,
non de la Mufique. Il n'en eft pas de
E iij
102 MERCURE DE FRANCE.
même des ports de voix , des tenues , &
de ce qu'on appelle des cadences . Tout
cela eft indépendant du caractère de la
Langue ; elle fe prêteroit mieux encore à
la fimplicité , à la rapidité d'une déclamation
plus naturelle , qu'aux agrémens
faux ou vrais de ce récitatif chanté . Mais
le Public y tient encore , & fi quelque
chofe diftingue la Mufique Françoiſe , c'eſt
ce caractère attaché au récitatif par le
goût unanime de la Nation. Dans tout le
refte , le Muficien a toute fa liberté , &
l'Art toute ſon étendue. Eſt- ce un défaut,
n'en est-ce pas un ? Faut - il fupprimer
abſolument ces tenues , ces ports de voix,
ces cadences , ou feulement en être moins
prodigue & dans la compofition & dans
l'exécution ? En un mot , devons - nous
préférer un récitatif que les Italiens euxmêmes
ne daignent pas entendre , tout
excellent qu'on le fuppofe , à un récitatif
qui fe fait écouter avec plaifir quand il eſt
chanté avec goût ? C'eft ce qu'il ne m'appartient
pas de décider : mais après tout,
ces agrémens ne pourroient être défectueux
qu'autant qu'ils affoibliroient l'expreffion
du pathétique , & ils ne l'affoibliroient
point fi on les paffoit légèrement.
Du refte , toutes les beautés réelles de
CE
103 JUILLET. 1759 .
es.
COTE
apparla
Mufique font reconnues les mêmes par
les François & par les Italiens ; ils ne
goutent pas tout ce que nous applaudiffons
, nous ne goutons pas tout ce qu'ils
applaudiffent chaque Nation a fes
préjugés , mais l'une & l'autre fe réuniffent
en faveur de ce qui peint vivement
& fidèlement la nature , & tant pis
pour celle des deux qui auroit l'orgueil
de ne trouver beau que ce qui lui
tient. J'en reviens donc à ma propofition.
Il n'y a que deux fortes de Mufique , la
bonne & la mauvaiſe ; la mauvaiſe foifonne
partout , & même en Italie ; la
bonne eft rare partout , & plus rare , fi
l'on veut , en France ; mais en France
mêm , la bonne Mufique fera toujours
applaudie avec entoufiafme , comme elle
l'a été. Nous ne fommes pas encore affez
délicats ou plutôt affez difficiles ; mais
cela vient de ce que nous ne fommes pas
affez riches on s'accoutume naturellement
à aimer ce que l'on a , mais on n'en
eft pas moins fenfible au plaifir de trouver
quelque chofe de mieux ; on l'eft peutêtre
davantage. Ce feroit mal juger par
exemple du goût de celui qui applaudit
en Province une mauvaiſe Actrice , que
de le croire incapable de fentir & d'apprécier
le talent de Mlle Clairon.
E iv
104
MERCURE DE
FRANCE.
MEMOIRE dans lequel on
prouve que
les Chinois font une
Colonie
Egyptienne.
Par M. de Guignes , de
l'Académie
Royale des
Infcriptions & Belles- Let
tres ,
Profeffeur au
Collège
Royal de
France en
Langue
Cyriaque ,
Cenfeur
Royal ,
Interprête du Roi pour les
Langues
Orientales , &
Membre de la
Société
Royale de
Londres. A Paris
chez
Defaint &
Saillant
Jean de
Beauvais .
rue Saint
CE
Mémoire n'eft que le
Précis de
celui que M. de Guignes a lû à l'Acad. des
.Infcriptions & Belles - Lettres , au mois de
Novembre 1758 , dans lequel il prouvoit
plus en détail , que les caractères Chinois
ne font que des efpéces de Monogrames
formés de trois lettres Phéniciennes
, & que la
lecture qui en réſulte produit
des fons
Phéniciens ou
Egyptiens.
Cette
découverte eft de la plus grande
importance dans l'Hiftoire Littéraire : en
fixant les
conjectures des Sçavans fur
l'origine des Chinois , elle peut nous donner
la clef de la Langue & de l'écriture
des
Egyptiens , & elle jette de grandes.
JUILLET . 1759 .
105
Lumières fur l'hiftoire de ce Peuple célébre ,
à qui peut -être nous devons le germe de
tous les Arts & de toutes les connoiffances
répandus aujourd'hui fur la face de
la terre .
Il y a longtemps que les Chinois font
l'objet des recherches & de l'admiration
des Philofophes & des Sçavans. C'eſt en
effet un fpectacle bien extraordinaire que
cet Empire immenfe fubfiftant fous une
même forme de Gouvernement depuis
une fucceffion de temps dont la trace va
fe perdre dans l'antiquité la plus reculée ;
qu'une Nation policée depuis qu'on cannoît
fon existence , qui avoit des Arts
avant qu'aucun Peuple moderne eût un
nom , qui a toujours confervé fes loix ,
fes moeurs , fa religion , pendant que le
reſte du globe a été bouleverſe tant de
fois par les ravages des conquêtes , du
defpotifme & de la fuperftition . Nous
touchons peut -être au moment où la plupart
de ces myftères vont s'expliquer.
M. de Guignes paroît avoir découvert lorigine
des Chinois ; ce n'eft plus qu'un
Peuple policé par les Egyptiens , comme
l'ont été prefque tous les Peuples de l'Orient
, & qui a reçu d'eux fa Langue , fes
lumières & fes moeurs.
Ce fçavant Académicien n'eſt Le
pas
Ex
106 MERCURE DE FRANCE.
premier qui ait avancé que les Chinois
étoient une Colonie d'Egyptiens. M. Huet
avoit propofé cette conjecture dans for
Hiftoire du Commerce & de la Navigation
des Anciens . Quelques Anglois:
avoient adopté ce fentiment , & M. de.
Mairan l'avoit renouvellé depuis peu ;
mais ces fçavans ne s'étoient fondés que
fur la conformité qu'ils avoient apperçue
entre quelques ufages particuliers aux
Chinois & aux Egyptiens. M. de Mairan
trouvoit chez l'um & chez l'autre l'uſage
des hieroglyphes ; la divifion par Caf
tes ou Tribus à la Chine , comme en Egypie
; même attachement aux anciennes
Coûtumes ; même refpect pour les parens.
& les vieillards ; le méme amour pour les
Sciences , & furtout pour l'Aftronomie ;
la Fête des Lanternes à la Chine , celle des
Lumières en Egypte ; la Métempficoſe , &..
peut-être auffi la perpétuité des Métiers.
Cela lui paroiffoit prouver qu'il y avoit
eu une communication
entre les deux
Empires ; mais ces rapports n'étoient ni
affez bien établis , ni affez généraux pour
donner du crédit à cette opinion , & elle
étoit reftée dans l'obfcurité.
M. de Guignes a été conduit par une
route bien différente au même réſultat ;
c'eft par des, raifons, d'une autre nature
JUILLET. 1759. 107
que des rapports moraux , qu'il prétend
démontrer que les Chinois tirent leur
origine de l'Egypte ; il en a trouvé la
preuve dans les caractères Chinois , qui
ne font autre chofe qu'une combinaiſon
de Lettres Egyptiennes ou Phéniciennes .
Je vais préfenter ici la fuite des procédés
par lesquels il eft arrivé à cette intérellante
découverte.
M. de G. avoue qu'il en doit la premiere
idée à ce Mémoire fur les Lettres
Phéniciennes , que M. l'Abbé Barthélemy
lût à l'Académie des Belles- Lettres le 12
Avril 1758 , & dont je vais donner le
précis. Les Lettres Phéniciennes n'étoient
pas diftinguées au commencement des
Lettres Samaritaines ; mais la plupart ont
dans la fuite des temps éprouvé de fi
grandes variations , qu'on perd fouvent la
trace de leur origine. Parmi les monumens
anciens qui peuvent donner des fecours
pour trouver l'alphabet Phénicien,
on conferve à Malthe deux marbres repréfentant
l'un & l'autre une même inf
cription Phénicienne , accompagnée d'une
même inſcription Grecque. Plufieurs Sçavans
avoient inutilement tenté d'expli
quer Finfcription Phénicienne. M. l'Abbé
Barthélemy a détruit leurs différentes
explications par celle qu'il en a donnée ,
Evj
108 MERCURE DE FRANCE .
& par laquelle cette infcription préſente
le même fens que l'infcription Grecque
correfpondante. Ce travail lui donna les
moyens de former un alphabet Phénicien
qui lui a fervi à expliquer naturellement
beaucoup d'autres infcriptions anciennes
; la comparaiſon qu'il fit de plufieurs
monumens , lui laiffa appercevoir
la reffemblance qui fe trouvoit entre l'écriture
Phénicienne & celle des Egyptiens
; & il preffentit les grandes lumières
qu'on pourroit tirer de cette reffemblance
pour l'Hiftoire & la Littérature Orientale.
M. de Guignes s'eft faifi de cette idée
heureufe , & l'a pouffée plus loin que
M. l'A. B. & lui-même ne pouvoient l'efpérer
en jettant les yeux fur un Dictionnaire
Chinois qui contient la forme des
caractères antiques , il fut furpris d'appercevoir
une figure qui reffembloit à une
des lettres de l'alphabet Phénicien de M.
PA. B. Il s'attacha à ce rapport , le fuivit,
& il fut étonné de la foule de preuves
qui fe préfentoient à lui.
*
Je fus alors convaincu , dit-il , que
les caractères , les loix & la forme du
» Gouvernement , le Souverain , les Mi-
» niftres mêmes qui gouvernoient fouslui,
& l'Empire entier étoit Egyptien ; &
JUILLET. 1759 . 109
"
que toute l'ancienne hiftoire de la Chine
» n'étoit autre chofe que l'Hiftoire d'E-
" gypte qu'on a miſe à la tête de celle
» de la Chine , comme fi des François
» établis en Amérique , y fondoient actuellement
un Royaume , dont le pre-
» mier Souverain feroit regardé comme
le fucceffeur du Monarque qui règne en
»France. Par- là toute l'Hiftoire de Fran-
" ce antérieure , deviendroit l'Hiftoire
» ancienne de cette Colonie . »
Parmi les fingularités qui caractériſent
les Chinois , il n'en eft point de plus
frappante que l'écriture dont ils fe fervent.
Chez prefque tous les Peuples du
Monde , l'écriture n'eft que la parole
écrite ; les mots font compofés de fyllabes
dont le nombre eft limité , & qui
peuvent fe réfoudre en un très- petit
nombre d'élémens . Ainfi à la faveur d'une
petite quantité de lettres , nous pou
vons rendre toutes nos idées & tous les
fons qu'elles expriment . Mais dans l'écriture
Chinoife , chaque caractère eft repréſentatif
d'une idée , & l'on en fait
monter le nombre jufqu'à 70 ou 80 mille.
La Langue des Chinois eft compofée
d'un petit nombre de monofyllabes &
de fons qui dans la prononciation diffétent
d'eux-mêmes par les tons qu'on leur
110 MERCURE DE FRANCE.
donne ; elle femble ne reconnoître aucune
régle de fyntake , n'être affujerrie à
aucun principe. On n'y voit ni conju
gaifons , ni déclinaifons : fi l'on réunit
deux caracteres fimples , le fon avec lequel
on exprimera fe figne qui en réfulte
n'aura point de rapport avec les fons qui
conviennent à chacun des caracteres radicaux.
Il femble que tous les fons ont
été attachés après coup aux fignes qu'ils
affectent , & que les feconds ont été inventés
féparément , & fans relation avec
les premiers. Mais par quel hafard la Langue
Chinoife eft- elle fi barbare & fi peut
travaillée , pendant que le fyftême de
leur écriture paroît fi profond & fi réfléchi
? C'eſt un problême qui ſe réfoudra
bientôt de lui-même.
M. de G. apperçut d'abord dans les anciens
caractères Chinois beaucoup de caractéres
purement hiéroglyphiques ; ainfi
par exemple , le caractère radical , qui défigne
aujourd'hui une tortue , n'étoit an
ciennement que la figure de cet animal.
D'autres traits prouvent que les Chinois
s'étoient fervis de hiéroglyphes comme
les Egyptiens ; mais il étoit queftion de
trouver dans l'écriture Chinoife les traces
de l'écriture alphabétique que perfonne
n'y avoit foupçonnée. M. de G. recommut
parmi les anciens caractères radicaux des
JUILLET. 1759. JIE
Chinois des Lettres Phéniciennes : telles
étoient entr'autres le Jod & l'Aleph.» Le
» Jod Phénicien étoit formé comme un:
» trident ſans queue , & placé oblique-
» ment : c'est avec un figne pareil que
» les Chinois défignent la main ; & ce
qu'il y a de fingulier , c'eft que le mot
» Jod, en Phénicien, fignifie auffi la main.
L'Aleph lui préfenta un rapport enco
re plus frappant : ces deux exemples lui
firent foupçonner qu'il exiftoit dans le
fein même des hieroglyphes Chinois de
véritables lettres qui, dépouillées de tous
les traits qui les cachent aux yeux , devroient
produire ua Alphabet fort ancien
, & peut-être fort analogue à l'Alphabet
primitif de toutes les Nations.
En comparant les différens Alphabets
Orientaux avec les caractères Chinois ,
il obferva que la plupart des lettres parmi
les Orientaux avoient des dénominations
particulières ; » que le Beth , par exem
ple , fignifie une maifon ; que le Daleth
» défigne une porte ; que l'Ain fignifie
» un oeil , & que le Schin ou Sin,défigne
» une dent ; & me fervant,ajoute- t-il ,de
» ces dénominations comme d'autant de:
» données pour dégager l'écriture incone
» nue des Chinois , je trouvai que l'e fir
gne qu'ils employoient pour défigner
112 MERCURE DE FRANCE.
» une maiſon , étoit abfolument le même
que le Beth des Hébreux ; que le
caractère avec lequel ils exprimoient
» une porte , reffembloit au Daleth des
» Hébreux & des Phéniciens ; que le fi-
" gne hieroglyphe de l'oeil n'étoit
pas
diftingué de l'Ain foit Phénicien , foit
Ethiopien .
ן כ
"
La découverte de ces Lettres prouvoit
à la vérité une forte de communication
entre les Chinois & les autres Peuples
Orientaux ; mais elle ne prouvoit point
que ces Lettres euffent été communiquées
comme écriture alphabétique. On pouvoit
donc préfumer que les Egyptiens
avoient communiqué aux Chinois ces caractères
, mais qu'ils les regardoient euxmêmes
alors comme des fignes hiéroglyphiques
, & non comme des lettres proprement
dices. Pour s'en éclaircir , M. de
G. réfolut d'analyfer les caractères Chinois
qui renfermoient plufieurs de ces
lettres .
» Je commençai, dit-il, par le caractère
avec lequel les Chinois défignent le mot
» Pere , & faiſant abſtraction du fon qu'ils
donnent à ce caractere , je le trouvai
compofé d'un Jet d'un D , & je lus
Jad on Jod. Or dans la Langue Cophte
qui nous a confervé quantité de mots
Egyptiens , Jod fignifioit pere.
199
JUILLET. 1759. 113
Le caractère Kiun, qui fignifie Prince,
» eft formé d'un F , & de deux J , ce qui
"fait le mot Phii. Or la plupart des
" noms des Rois d'Egypte fe terminoient
" en Phis , comme Amenophis , Aphophis ,
» Saophis , Senfaophis , Biophis , & c.
qu'il faut rendre par les Princes Ame-
"no , Apho , Sao , Senfao , Bio , & c.
Une foule d'opérations femblables ont
été juftifiées par le même fuccès , & delà
réfultent pour la Littérature Chinoiſe ,
un phénomène étrange , & pour l'hiftoire
des anciens Peuples , un nouvel ordre de
chofes , des fyftèmes nouveaux & plus
conformes à la vérité : un Peuple en pof
feffion depuis une longue fuite de fiécles
d'une Langue qu'il ne connoît pas ; cette
Langue enveloppée de traits qui la défigurent,
& affectée de fons , qui lui font
étrangers ; une écriture alphabétique convertie
en fignes hiéroglyphiques ; l'Egypte
* & la Phénicie liées avec la Chine par les
rapports les plus fenfibles ; les Lettres ,
les Langues , les Annales des plus anciennes
Nations , s'enchaînant les unes
aux autres , & concourant toutes à l'effet
d'une harmonie générale.
Pour expliquer comment les Chinois ont
pú recevoir la Langue écrite des Egypciens
, fans rien changer à leur Langue
114 MERCURE DE FRANCE.
parlée , M. de G. fait une fuppofition trèsingénieufe
& très -fenfible.
"3
>>
» Des Francois abordent au loin dans
» une Ifle habitée par des Sauvages , qui
furpris de voir entre les mains de ces
» étrangers , un moyen de fe communiquer
les idées par écrit , leur demandent
un fecret fi important ; les François
, par des raifons particulières , ou
» dans l'impoffibilité de rendre les fons
» d'une Langue barbare avec les élémens
» de leur alphabet , écrivent en préſence
» de ces Sauvage le mot pere , & leur
» difent : toutes les fois que vous aurez
» ce figne matériel fous vos yeux , vous
» aurez l'idée de pere , & vous le rendrez
par le fon qui l'exprime dans votre lan-
" gue. Pour tirer un plus grand parti de
» cet exemple , fuppofons encore que
la
Langue Françoife , en cela conforme
» à plufieurs Langues Orientales , fup-
» prime fouvent les voyelles ; que tous
»fes mots foient compofés de deux ou
» trois confonnes , & qu'en l'écrivant on
» foit dans l'habitude de grouper ces confonnes
; alors pour écrire le mot pere ,
» il fuffira de tracer un P & un R ; le
» mot fils fera repréſenté par un F &
» un I mifes à côté l'une de l'autre avec
» un Sau-deffous . Les Sauvages raffem-
"9
>>
»
JUILLET. 1759. 115
1
»bleront toutes ces maffes de lettres, s'en
» ferviront comme des fignes hiéroglyphiques,
en altéreront fenfiblement plufleurs
traits , & feront de nouvelles
combinaifons à mesure que le nombre.
de leurs befoins & de leurs idées augmentera
; fuppofons enfin que quatre
mille ans après , d'autres Européens reviennent
dans cette Ifle , ils y trouveront
d'abord une écriture & une langue
abfolument étrangères : mais quelle fera
leur furprife lorfqu'en remontant à l'origine
de cette écriture dénaturée , ils y
découvriront les ruines de la Langue
Françoiſe , & des Lettres en ufage dans
toute l'Europe? Telle eft néanmoins la
fingularité que nous préfente l'écriture
Chinoife. C'eft ainfi que les Lettres &
la Langue Egyptienne font devenues à
la Chine les inftrumens paffifs d'une
nouvelle Langue, & s'y font perpétuées
dans le filence & dans l'obfcurité.
85
M. de Guignes va chercher dans les
Annales mêmes de la Chine de nouvelles
preuves pour appuyer fon fentiment , &
elles font d'une clarté bien impofante.
Vingt- deux Familles de Souverains connues
fous le nom de Dynaſties , ont fucceffivement
gouverné la Chine ; » les
Princes de la premiere Dynaſtie font .
116 MERCURE DE FRANCE.
38
95
fuivant l'ordre de leur fucceffion , Yu ,
» Ki , Kand , Tchong , &c . Ces noms
» font de la langue parlée des Chinois , &
» n'ont point de rapport avec la langue
» écrite. J'ai donc analyfé fuivant mon
alphabet , les caracteres qui repréſen-
» fentent ces noms , & j'ai trouvé :
و د
و ر
» Dans celui de Yu , le mot Men ;
» c'eſt Ménès , Roi de Thèbes en Egypte.
» Dans celui de Ki , le mot Jadoa ;
" c'eft Athoès Succeffeur de Ménès.
" Dans celui de Kand , le mot Jabia ;
» c'eſt Diabès , troifiéme Roi de Thèbes.
» Dans celui de Tchong , Pheuphi ;
c'eft Phemphos , quatrième Roi de Thè-
» bes : & ainfi des autres.
و د
»
Il fuit de- là que les Chinois en rece-
» vant les ufages des Egyptiens , fe font
» auffi approprié leurs annales ; il fuit
qus ont placé à la tête de leurs Dy-
" nafties des Princes qui régnoient en
Egypte , & que la communication entre
» les deux Nations s'eft faite après le
» temps de Menès. »
»
Une multitude de faits , d'analogies &
.de probabilités paroiffent donc démontrer
qu'une partie de l'Hiftoire Egyptienne eft
en dépôt dans les Annales Chinoifes ;
mais on ne peut l'en débarraffer que par
un travail long & pénible. Perfonne n'eft
JUILLET. 1759 117
fans doute plus propre que M. de Guignes
lui- même à donner à cette premiere
vue toute l'étendue & le développement
qu'elle peut avoir. Le fuccès que fon Mémoire
à eu dans l'Europe fçavante , doit
l'encourager à continuer fur le même objet
, & à nous donner bientôt le grand
ouvrage qu'il annonce dans celui- ci , qui
n'en eft , pour ainfi dire , que le Profpectus
.
ESSAIS HISTORIQUES fur Paris.
Par M. DE SAINTFOIX. Nouvelle
Edition , revue , corrigée & augmentée .
A Londres : & fe trouve à Paris chez
Duchefne, Libraire , rue Saint Jacques,
près la Fontaine Saint Benoît.
L'OBIET ' OBJET de l'Auteur a été de faire
connoître le génie , le caractère de notre
Nation , la fource & l'origine de nos
Loix , ufages & coutumes . On trouve fans
ceffe dans cet ouvrage un bel - eſprit fçavant
, profond , judicieux ; un Phylofophe
agréable , un honnête-homme , &
un excellent Citoyen. Peu d'Ecrivains
ont autant mérité de leur Nation qquuee M.
118 MERCURE DE FRANCE
de Saintfoix , par fon Hiftoire de nos
anciennes guerres avec les Anglois . Il
nous a rendu la gloire qui nous étoit
dûe & que nos Hiftoriens même nous
avoient ôtée par leur pareffe & leur
inattention. On peut juger de fon zèle
pour l'honneur des François par la manière
dont il préfente la fameufe bataille de
Poitiers , où le Roi Jean fut fait priſonnier
après avoir reçu deux bleffures au
viſage ; événement dont les Anglois font
encore fi vains.
33
» Les Hiſtoriens Anglois , dit- il , égalent
» cette victoire à la plus glorieuſe qu'ait
» jamais remportée les Romains : ils comparent
le Prince de Galles à Scipion &
» à Céfar ; c'eſt au Lecteur à juger fi ce
» Prince mérite des éloges : il part de
» Bordeaux pour faire , à l'exemple de
» fon pere , une courfe de Tartare ; Rapin
de Thoiras convient qu'on ne s'at-
» tendoit pas à cette irruption foudaine ;
» il pille, brule,faccage un pays ouvert &
dégarni de troupes : dès qu'il apprend
» qu'on marche à lui , il s'enfuit ; fa re-
"
"
n
traite eft coupée ; il fe retranche dans
» un pofte avantageux ; il eft prêt à fe
»foumettre à des conditions honteufes ;
» il offre de ne point porter les armes
» contre la France pendant fept ans , &
JUILLET. 1759. 119
» de rendre tout le butin qu'il a fait ;
>> il eft perdu fi nous ne cherchons point
» à le combattre ; l'efprit de vertige fem-
» ble faifir le Roi Jean ; il veut abfolu-
» ment attaquer , & difpofe fon attaque
de la façon la plus mal conçue : nous
» fommes battus. D'ailleurs quel honneur
» fingulier les Anglois prétendent-ils tirer
de cette victoire lorfqu'ils font obligés
» d'avouer que dans l'armée du Prince de
" Galles , compofée de douze mille hom-
» mes , il n'y en avoit au plus que trois
» mille de leur Nation , & neuf mille
» Gaſcons ?
M. de Saintfoix venge partout la France
des traits injurieux avancés par des Ecrivains
paffionnés , dont le reffentiment
& la haine conduifoit la plume : il combat
Rapin de Thoiras , Larrey & les autres
Hiftoriens Anglois , d'une façon qui
ne laiffe pas lieu à la replique. Il fait
connoître leur partialité & leurs prévarications
continuelles. Le zéle patriotique
de notre Ecrivain ne laiffe échapper aucune
occafion d'oppoſer la franchiſe &
la générofité des François aux infidélités
& àla mauvaiſe foi de nos anciens rivaux ,
les Anglois. Cette partie de fon ouvrage
eft trop connue pour que j'en donne içi
120 MERCURE DE FRANCE .
une analyfe détaillée : je me contenterai
d'en citer encore ce trait.
Après la mort de Charles le Bel, le Roi
d'Angleterre Edouard III. Petit - fils de
Philippe le Bel par fa mere , prétendit
que la Couronne de France lui appartenoit
; mais malgré fes prétentions , Philippe
de Valois monta fur le Trône , &
fomma Edouard de venir lui rendre hommage
pour le Duché de Guyenne & le
Comté de Ponthieu. Edouard rendit cet
hommage folemnel à Philippe ; mais
croiroit-on qu'il n'eut pas honte d'avancer
dans la fuite » que s'il n'avoit point
» fait de proteftations publiques , il en
» avoit fait de fecrettes dans fon confeil
» privé , par lefquelles il avoit déclaré
» que par l'hommage qu'il alloit rendre ,
» il ne prétendoit pas porter préjudice à
fes droits fur la Couronne de France ,
quand même il viendroit à le ratifier
» parfes Lettres Patences , & que ce n'é-
» toit que la crainte de perdre fes terres
n en France qui l'obligeoit à faire cette dé
» marche. Ainfi aucune puiffance ne peut
compter fur les fermens d'un Roi d'Angleterre
, & fur les traités qu'elle fait
avec lui , il aura toujours proteſté ſe-
» crettement dans fon confeil privé ,
ود
ور
ود
"
>
» contre
JUILLET. 1759.
121
contre la paix qu'il fignoit , dès qu'il
» croit avoir quelque avantage à recom-
> mencer la guerre.
La cinquième Partie des Effais de M.
de Saintfoix contient comme les premieres
beaucoup d'anecdotes piquantes , de
remarques fines , de plaifanteries philofophiques
fur nos moeurs , nos ufages ,
nos vieilles erreurs . C'est toujours la
même précifion , la même élégance , la
même pureté dans le ftyle , & toujours
le même efprit de Patriotifme. Je vais en
rapporter quelques traits.
" La Fable d'Actéon mangé par fes
» chiens , ne feroit- elle pas l'emblême de
» tant de petits Seigneurs ruinés par leurs
équipages de chaffe ?
رو
و ر
>>
»Nos Reines alloient en litière ou à
» cheval. Catherine de Médicis eft la
pre-
"mière qui ait eu un carroffe ... Ces
carroffes étoient faits comme ceux des
Meffageries , avec de grandes portières
de cuir qu'on abaiffoit pour y entrer ;
"on n'y mettoit que des rideaux s'il y
» avoit eu des glaces au carroffe d'Henri
» IV, peut-être n'auroit-il pas été tué .
» Baffompierre , fous le Règne de Louis
» XIII , fut le premier qui fit faire un
» petit carroffe avec des glaces ... Le
» nombre des carroffes , qui ne montoit
II. Vol. F
122 MERCURE DE FRANCE.
»dans Paris en 1658 , qu'à trois cens dix
» ou vingt , monte aujourd'hui à plus de
»quatorze mille.
» On cultivé , on exerce la mémoire
» des jeunes gens afin de la fortifier ; il
» me femble qu'il eft encore plus intéreffant
d'éxercer , d'habituer leur ame à
la pitié par des fcènes pathétiques &
» touchantés. L'homme le plus vertueux ,
» éft celui , dont l'ame eft la plus inquiéte
» à la vue de fon femblable dans la
» mifere .
M. de Saintfoix eft auffi attentif à recueillir
les traits qui font honneur aux
femmes que ceux qui font honneur à fa
Patrie. Il ne conçoit pas qu'il y ait eu des
Ecrivains qui ayent cherché à infpirer du
du mépris pour les femmes & à abaiffer
leur propre Nation. Tacite , en parlant
de nos Ancêtres , rapporte que du Champ
de Bataille ils entendoient les cris de leurs
femmes ; qu'elles étoient les témoins &
les Panégyriftes qu'ils vouloient avoir de
leurs actions , & c. Je ne prétends pas ,
ajoute M. de Saintfoix , » que nos. Fran-
»çoiſes aillent camper ; mais elles ont
» un empire naturel fur nos fentimens &
elles peuvent fe rendre très utiles en
infpirant fans ceffe l'amour pour la
Patrie & en traitant avec le dernier
»
-
JUILLET. 1759. 123
mépris ces hommes qui veulent dépri-
» mer leur Nation . J'ai dit que la corruption
des moeurs eft à-peu- près égale
» dans tous les fiècles ; que c'eft la dépravation
du caractère d'une Nation qui
préfage fa décadence , & j'appelle
» dépravation dans fon caractère , lorſ-
» qu'elle n'a plus cet orgueil pour fon
» nom , cet amour , cette eſtime pour
elle-même , fources continuelles de for-
» ce , d'émulation & de toutes ces vertus
qui rendirent les Romains le premier
Peuple du Monde.
IDE'E de l'EDDA , ou Mythologie Celtique.
( Introduction à l'Hiftoire de Dannemarc.
)
L'ANCIENNE Edda étoit un Recueil
de Poëfies qui avoient pour objet quelques
points de la Religion & de la Morale
d'Odin. La première de ces Piéces eft le
Poëme intitulé Volufpa. Ce mot fignifie
l'Oracle , où la Prophétie de Vola : il eft
attribué à la Sybille du Nord , & il contient
en deux ou trois cens vers tout le
Syftême de Mythologie qui eft développé
dans la nouvelle Edda ,dont voici le plan.
Fij
124 MERCURE DE FRANCE .
Un Roi de Suéde , nommé Gylphe
voyoit avec étonnement le refpect qu'inf
piroient à tout fon Peuple les nouveaux
venus d'Afie. Il voulut fçavoir fi leurs
fuccès avoient quelque chofe de divin ; &
déguifé en Vieillard , fous le nom de
Gangler , il fe rendit à Afgard , c'est-àdire
, au Palais des Dieux. Il y vit trois
Souverains affis fur un trône éclatant ;
l'un d'eux lui demanda ce qui l'avoit
amené à Afgard ; Gangler répondit qu'il
vouloit fçavoir s'il y avoit quelque Sage
dans cette Cour. Les trois Perfonnages
affis fur le trône , lui permettent de les
interroger , & fes queftions & leurs réponſes
font tout le fujet de la nouvelle
Edda. La plupart de ces Fables roulent
fur la formation & la deftruction du
Monde : c'eſt un mélange d'abſurdités &
d'idées fublimes . Il y eft dit que les Dieux
firent l'homme & la femme de deux morceaux
de bois flotans fur le rivage de la
mer , & que ces Dieux eux- mêmes, c'eſtà-
dire Odin , Vile & Ve , avoient pour
pere un nommé Bore, lequel étoit né des
pierres que la Vache Oedumla avoit léchées
; que la Nuit , fille du Géant Nor ,
fut mariée trois fois ; que la Terre fut le
fruit de fon fecond mariage , & que du
troifiéme elle eut pour enfant le Jour
JUILLET. 1759. 125
و ر
»Alors le Pere univerfel prit la nuit , &
» le Jour fon fils , il les plaça dans le
» Ciel & leur donna deux chevaux & deux
» Chars pour qu'ils fiffent l'un après l'au-
» tre le tour du monde. La nuit va la pre-
» mière fur fon cheval nommé Rimfaxe,
" (crinière gelée ) tous les matins en com-
» mençant fa courfe , il arroſe la terre de
» l'écume de fon frein. Le cheval dont le
»Jour fe fert, fe nomme Skinfaxa , ( cri-
» nière lumineufe ) & de fa crinière bril-
» lante il éclaire l'air & la terre . »
La huitiéme & la neuviéme Fable décrivent
la demeure des Dieux . Les fuivantes
marquent les rangs , les fonctions &
le caractère de ces mêmes Divinités , &
quelques- unes de leurs avantures merveilleufes
, en particulier du Dieu Thor , qui
eft à beaucoup d'égards l'Hercule de cette
Mythologie en voici un exemple .
Le Dieu Thor voyageoit dans le Pays
des Géans avec Loke ( le Dieu du mal )
& les enfans d'un Villageois qui lui avoit
donné l'hofpitalité. Comme la nuit s'approchoit
, ils cherchèrent de tous côtés un
endroit où ils puffent fe repofer , & ils
trouvèrent enfin dans les ténébres la maifon
d'un Géant : mais vers le milieu de
la nuit , ils fentirent un grand tremblement
de terre qui fecouoit violemment
F iij
' 126 MERCURE DE FRANCE.
toute la maifon. Thor fe levant , appella
fes compagnons pour chercher avec lui
quelque afyle ; ils trouvèrent une chambre
à main droite. Mais Thor fe tenant à
la porte , pendant que les autres frappés
de crainte fe cachoient au fond de cette
retraite , s'arma de fa maffue pour fe défendre
à tout événement. Cependant on
entendoit un bruit terrible , & le matin
étant venu , Thor fortit & apperçut près
de lui un homme d'une grandeur prodigieufe
, qui ronfloit de toutes fes forces :
Thor comprit que c'étoit - là le bruit
qu'il avoit entendu pendant la nuit.Auffi
tôt il prit fa ceinture , qui a le pouvoir
d'accroître fes forces ; mais le Géant s'érant
éveillé , Thor effrayé n'ofa Ini lancer
fa maffue , & fe contenta de lui demander
fon nom. Je m'appelle Skrymner , té
pondit le Géant ; pour moi , je n'ai pas
befoin de te demander fi tu es le Dieu
Thor , & fi tu ne m'as pas pris mon gant.
En même temps il étendit la main pour
le reprendre , & Thor s'apperçut que cette.
maifon où ils avoient paffé la nuit , étoit
le gant de Skrymner & la chambre un des
doigts du gant. Thor & le Géant voyagé,
rent enfemble le jour fuivant. Le foir , le
Géant s'alla coucher fous un chêne , montrant
à Thor le lieu où il vouloit dormir;
JUILLET. 1759. 127
bientôt il fe mit à ronfler. Pendant fon
fommeil. Thor prenant fa malue, la lance
à la tête du Géant . Celui-ci s'éveillant demande
quelle feuille lui est tombée ſur la
têre, & qu'est- ce que cela peut-être ? Thor
fait femblant de vouloir aller dormirfous
un autre chêne. Comme il étoit environ
minuit , ce Dieu entendant ronfler de
nouveau Skrymner , prend la malue &
la lui enfonce par derriere dans la tête.
Le Géant s'éveille & demande à Thor s'il
lui eft tombé quelque grain de pouffiere
fur la têre: & pourquoi il ne dort pas ?
Thor répond qu'il va s'endormir. Mais
un moment après , réfolu de porter à font
ennemi un troifiéme coup , il recueille
toutes les forces & lui lance fa maffue
dans la joue avec tant de violence qu'elle
s'y enfonce juſqu'au manche. Skrymner
fe réveillant , porte la main à fa joue ,
difant , y a-t-il des oifeaux perchés fur
cet arbre? Il me femble qu'il est tombé
une plume fur moi. Puis il ajoute , pourquoi
veilles-tu Thor ? Je crois qu'il eft
temps de nous lever & de nous habiller.
Vous n'avez pas beaucoup de chemin à
fairepour arriver à la Ville qu'on nomme
Uigard ; je vous ai entendu vous dire
l'oreille , les uns aux autres , que j'étois
Pune bien grande taille , mais vous en
Fiv
128
MERCURE DE FRANCE.
›
pas
verrez là de
beaucoup plus grands que
moi. C'est pourquoi je vous conſeille ,
quand vous y ferez arrivé de ne pas
trop vous vanter , car on ne fouffre
volontiers dans cet endroit là de petits
hommes comme vous ; je crois même
que ce quevous auriez de mieux à faire ,
feroit de vous en retourner ;
cependant
fi vous perfiftez dans votre réfolution ,
prenez votre route à l'Orient ; pour moi,
mon chemin me mene au Nord. Thor
continuant fa route avec fes
compagnons ,
ils arrivent à la Ville des Géans , & fe
préfentent devant le Roi nommé Utgarda-
Loke. Le Roi les ayant regardés, fe mit à
rite. Il eft trop tard , dit-il , pour vous
interroger fur le long voyage que vous
avez fait ;
cependant , fi je ne me trompe ,
ce petit homme que je vois là doit être
Thor ; voyons un peu , ajoûta-t- il en lui
adreffant la parole , quels font les arts
dans lesquels vous vous
diftinguez toi &
tes compagnons. ( Je paffe fous filence
les
épreuves
auxquelles les
compagnons
de Thor furent mis.)
dans quel
Le Roi demanda à Thor
Art ilv ouloit fait preuve de fon habileté
fi
renommée. Thor répondit qu'il vouloit
difputer avec quelqu'un de fa Cour à qu
boiroit le mieux . Le Roi y ayant conJUILLET.
1759. 129
fenti il entre dans le Palais & va chercher
une grande corne dans laquelle les
Courtifans étoient obligés de boire , lorfqu'ils
avoient fait quelque faute contre
les coûtumes de la Cour . L'Echanfon la
remplit & la préfente à Thor , cependant
le Roi lui difoit : Un bon buveur doit
vuider cette corne d'un trait ; quelquesuns
la boivent en deux coups , mais il
n'y a point de fi petit buveur dans ma
Cour qui ne la vuide en trois. Thor confidère
cette corne , & n'eft étonné que
de fa longueur ; mais comme il avoit
foif il fe mit à boire auffi long- temps
qu'il lui fut poffible , fans reprendre Haleine
; & quand il eut éloigné la coupe
de fa bouche , à peine s'apperçut- il que
la liqueur eût diminué . S'étant remis à
boire , il n'avança guére plus que la première
fois ; enfin plein de colère il approche
encore la corne de fes lèvres ,
& fait les plus grands efforts pour la
vuider entièrement ; il regarde & trouve
que la liqueur étoit un peu baiffée ; alors
déſeſpérant de réuffir , il rendit la corne .
On voit , lui dit alors le Roi , que tu
n'eft pas fi vaillant que nous l'avons cru ,
mais veux-tu faire encore de nouvelles
tentatives ? Certainement , dir Thor , des
coups comme ceux que j'ai bus ne ſe-
Fv
140 MERCURE DE FRANCE.
roient pas cenfés petits parmi les Dieux ;
mais quel jeu voulez-vous me propoſer ?
Il a ici un jeu de peu d'importance auquel
nous exerçons les enfans , lui répondit
le Roi ; il confifte à lever de terre
mon chat , & je ne t'en parlerois pas fi
je n'avois vû que tu n'étois
n'étois pas tel que
fon te difoit être. En même temps un,
grand chat couleur de fer, fauta au milieu
de la falle ; Thor s'approchant lui paffe
la main fous le ventre & le foulève de
toutes fes forces ; mais le chat courbant
le dos n'éleva jamais qu'un feul pied : le
fuccès , dit le Roi , a été tel que je le
préfageois ; le chat eft grand , mais Thor
et petit en comparaifon des hommes
d'ici. Si je fuis petit , répond Thor , faites
paroître quelqu'un avec qui je puiſſe luter.
Le Roi entendant cela , regarde de
tous côtés , & dit : je ne vois ici perfonne
qui ne croye au- deffous de lui d'entrer
en lice avec toi. Mais qu'on faffe venir.
ma nourrice Hella ( la Mort ) pour luter
avec le Dieu Thor ; elle en a terraffé de
plus forts que lui Au moment même une
vieille édentée entre dans la falle ; voilà ,
dit le Roi à Thor , celle avec qui tu dois
luter ; mais après que de part & d'autre
ils fe furent portés de grands coups , &
qu'ils eurent long-temps & vigoureuſeJUILLET.
1759. 131
ment combattu , Thor tomba fur un genou
, & le Roi s'approchant ordonna de
finir , ajoutant qu'il n'y avoit plus perfonne
dans fa Cour à qui on pût honnêtement
propofer de fe battre avec lui .
Thor palla dans ce lieu la nuit avec
fes compagnons, & le lendemain de grand
matin il fe prépara à partir ; mais le
Roi le fit appeller , & lui donna un magnifique
feftin après lequel il l'accompagna
hors de la Ville. Comme ils
étoient prêts à fe dire adieu , le Roi demanda
à Thor ce qu'il penfoit du fuccès
de fon voyage. Thor lui répondit , qu'il
ne pouvoit nier qu'il ne fortit de chez
lui honteux & mécontent. Il faut donc ,
dit le Roi , que je vous découvre à préſent
la vérité , puiſque vous êtes hors de notre
ville , dans laquelle vous ne rentrerez
jamais tant que je vivrai & que je règnerai.
Je vous affure bien que fi j'avois pû
prévoir que vous euffiez eu tant de force,
je ne vous y euffe point laiffé entrer ;
mais je vous ai enchanté par mes preſtiges
, d'abord dans la Forêt où je vins
au devant de vous. Vous voulûtes me
frapper trois fois avec votre maffue ;
le premier coup quoique léger m'eûr terraffe
ſi je l'euſſe reçu ; mais lorſque vous
ferez forti vous trouverez un très-grand
F vj
132 MERCURE DE FRANCE.
rocher , dans lequel il y a trois vallées
de forme quarrée , & l'une d'elles eft extrêmement
profonde ; ce font les endroits
que votre maffue a frappés , parce que
je me cachois alors derrière un rocher
que vous ne pouviez voir . J'ai ufé des
mêmes preftiges dans les combats que
vous avez foutenus.Quand vous avez voulu
vuider la corne, vous avez fait, fur ma
foi , une merveille que je ne pourrois
pas croire fi je ne l'avois vûe ; car un
des bouts de la corne s'étendoit jusqu'à
la mer, ce que vous n'avez pas apperçu; &
quand vous irez pour la première fois à
lamer , vous verrez combien elle eft diminuée.
Vous n'avez pas fait un moindre
miracle en foulevant le chat , & pour
vous parler vrai , quand nous avons vû
qu'une de fes pattes quittoit la terre
nous avons tous été extrêmement furpris
& effrayés , car ce qui vous paroiffoit un
chat , étoit en effet le grand ferpent Midgar
, qui environne toute la terre, & alors
il étoit à peine affez long pour que ſa
queue & fa tête touchaffent encore la
terre tant votre main en l'élevant s'eſt
approchée du Ciel.A l'égard de votre lute
avec une vieille , il est bien étonnant
qu'elle ne vous ait fait tomber que fur
un genou , car c'eft contre la mort que
>
JUILLET. 1759. 133
Vous avez combattu ; & il n'y a perfonne
qu'elle n'abatte à la fin . Mais à
préfent puifque nous allons nous quitter,
je vous déclare qu'il eft également avantageux
pour l'un & pour l'autre que vous
ne reveniez plus vers noi ; & fi vous
voulez le faire , je me défendrai encore
par d'autres preſtiges ; en forte que vous
ne pourrez jamais rien contre moi.Comme
il difoit ces mots , Thor indigné prend fa
maſſue & la veut lancer fur le Roi , mais
celui- ci difparoit ; & le Dieu ayant voulu
retourner vers la ville pour la détruire ,
ne trouva plus que de vaftes campagnes
couvertes de verdure. Continuant donc
fa route il revint fe repofer dans fon
Palais.
Un morceau de l'ancienne Edda ,
plus intéreſſant & auffi curieux que le
Poëme de la Voluſpa d'où eſt tirée l'Edda
nouvelle , c'eft le Poëme intitulé Havamaal
, c'est-à-dire , Difcours fublime , ou
la Morale d'Odin. Ce Poëme eſt un tiſſu
de maximes marquées au coin du bon
fens ; j'en vais donner quelques exemples .
» Il n'y a point d'ami plus für en voyage
qu'une grande prudence.
" L'oifeau de l'oubli chante devant
» ceux qui s'enyvrent ; & leur dérobe
leur ame.
134 MERCURE DE FRANCE.
» L'homme dépourvu de fens croit qu'il
» vivra toujours s'il évite la guerre ; mais
» fi ces lances l'épargnent , la vieilleſſe
» ne lui fait point de quartier.
» L'homme gourmand mange fa pro-
» pre mort.
» Aimez vos amis , & ceux de vos amis,
» mais ne favoriſez pas l'ennemi de vos
» amis .
» Quand j'étois jeune , j'errois feul
» dans le monde ; il me fembloit que j'é
tois devenu riche quand j'avois trouvé
» un compagnon. Un homme fait plaifir
» à un autre homme.
» Qu'un homme foit fage modérément,
» & qu'il n'ait pas plus de prudence qu'il
> ne faut. Qu'il ne ne cherche point à
» fçavoit fa deſtinée s'il veut dormir tran
» quille.
>> Levez-vous matin fi vous voulez vous
» enrichir ou vaincre un ennemi. Le loup
>> qui eft couché ne gagne point de proie,
» ni l'homme qui dort , de victoire.
» On m'invite çà & là à des feftins ,
" fi je n'ai besoin que d'un déjeuné ; mon
fidéle ami eft celui qui me donne un
pain quand il en a deux.
Les richelles paffent comme un clin
» d'oeil , elles font les plus inconftantes
» des amies . Les troupeaux périffent , les
JUILLET. 1759. 135
parens meurent , les amis ne font pas
» plus immortels , vous mourrez vous-
» même. Mais je connois une feule chofe
» qui ne meurt point , c'eft le jugement
» qu'on porte des morts.
» Il n'y a point de maladie plus cruelle
» que de n'être pas content de fon fort.
» Scachez que fi vous avez un ami ,
» vous devez le vifiter fouvent. Le che-
» min fe remplit d'herbes , & les arbres
» le couvrent bientôt , fi l'on n'y paffe
» fans ceffe.
» Ne rompez jamais le premier avec
» votre ami. La douleur ronge le coeur
» de celui qui n'a perfonne à confulter
» que lui même.
»N'ayez jamais trois paroles de difpute
» avec le méchant . Souvent le bon céde
» lorfque le méchant s'irrite & s'enor-
≫gueillit.
Les fragmens de l'ancienne Edda font
terminés par un petit Poëme intitulé :
Le Chapitre runique , ou la Magie d'Odin.
Dans ce Poëme Odin fe vante de pouvoir
opérer les plus grands prodiges.
» Je fçai ( dit-il entr'autres chofes ) un
» fecret que je ne perdrai jamais , c'eſt
» celui de me faire aimer conftammene
» de ma maîtreſſe.
» Mais j'en fçai un que je n'enſeignerai
jamais à aucune femme , excepté à ma
136 MERCURE DE FRANCE.
» foeur , ou à celle qui me tient dans fes
» bras.
A la fuite de l'Edda , M. Mallet a placé
quelques piéces de vers choifies dans la
multitude de celles qui ont été conſervées
par les Auteurs des anciennes Chroniques.
Trois de ces piéces font des Odes,
& la quatrième un petit Poëme Epique ,
dont toute l'action fe paffe en combats ,
d'écrits , & peints à la maniere d'Homere.
Ces morceaux expriment avec beaucoup
de naïveté les moeurs de ces temslà
, & furtout le genre de galanterie
qui régnoit parmi ces peuples : on peut
en juger par l'Ode que je vais tranſcrire.
Harald le Vaillant vivoit au milieu du
onzième fiécle : il étoit un des plus illuftres
avanturiers de fon temps . Il avoit
parcouru toutes les mers du Nord , &
piraté dans la Méditerrannée même & fur
les côtes d'Afrique ; il fut pris enfuite &
détenu quelque tems captif à Conftantinople.
Dans cette Ode il ſe plaint de ce
que la gloire qu'il s'étoit acquife par tant
d'exploits , n'avoit pu toucher Eliffif ,
fille de Jariflas Roi de Ruffie .
3. Mes navires ont fait le tour de la
» Sicile. C'eſt alors que nous étions brillans
& magnifiques ; mon vaiffeau brun
chargé d'hommes voguoit rapidement
JUILLET. 1759 . 137
au gré de mes defirs ; occupé de com-
» bats , je croyois naviger toujours ainſi ;
» cependant une fille de Ruffie me mé-
>> prife .
Je mefuisbattu dans ma jeuneſſe avec
les peuples de Drontheim. Ils avoient
» des troupes fupérieures en nombre : ce
» fut un terrible combat ; je laiffai leur
» jeune Roi mort fur le champ de ba-
» taille : cependant une fille de Ruffie
» me méprife.
- » Un jour nous n'étions que ſeize dans
» un vaiffeau ; une tempête s'éleve &
» enfle la mer , elle remplit le vaiffeau
chargé , mais nous le vuidàmes en diligence.
J'efperois de - là un heureux
» fuccès : cependant une fille de Ruffie
>> me méprife.
» Je ſçais faire huit exercices ; je com-
» bats vaillamment ; je me tiens fer-
» me à cheval ; je fuis accoutumé à
» nager , je fais courir en patins ; je
» lance le javelot ; je m'entends à ramer ;
» cependant une fille de Ruffie me mé-
» priſe .
"Peut- elle nier cette jeune & belle fille,
» que ce jour où poſté près de la ville dans
» le pays du midi , je livrai un combat ,
» je ne me fois fervi courageufement de
» mes armes , & que je n'aie laiffe après
138 MERCURE DE FRANCE
» moi des monumens durables de mes
exploits ? Cependant une fille de Ruffic
»me méprife.
"3
33
Je fuis né dans le haut pays de Nor
vége , là où les habitans manient fi bien
» les arcs ; mais j'ai préferé de conduire
» mes vaiffeaux , l'effroi des paylans ,
» parmi les écueils de la mer , & loin dụ
» féjour des hommes j'ai parcouru les
» mers avec ces vaiffeaux : cependant
» une fille de Ruffie me mépriſe.
MES PRINCIPES , ou la vertu raifonnée.
Ce titre femble annoncer de la
morale en maximes. L'auteur a mieux
fait , il l'a mife en action. Une petite fille
de feize ans , fe trouve engagée par fa
fenfibilité & fa vanité dans le danger le
plus preffant pour la vertu , & n'échappe
à la féduction & à la violence du jeune
homme qu'elle aime qu'en fe jettant par
la fenêtre. Ce qui amene cette fituation
eft un peu long & négligemment écrit ,
mais la fcène eft vive & bien rendue,
Julie , c'eft le nom de l'héroïne , finit
cependant par être enlevée , & par confentir
à un mariage clandeftin . Mais au
moment de le conclure , un oncle du
Marquis de Barvil fon amant , le Baron
赠送
JUILLET. 1759. 139
de Forbec vient la lui ravir ; Barvil la
défend ; le Baron menace de la tuer s'il
ne la lui céde ; il tient à Julie le piſtolet
fur la gorge ; le Marquis veut le faifir du
piftolet , il en fait partir la détente , &
frappé du coup lui-même , il tombe mort
aux pieds de fa maîtreffe. Elle s'évanouit,
& l'hiftoire eft finie . Les réflexions dont
ce récit eft mêlé font ce que l'Auteur appelle
fes principes ; mais la moralité la
plus frappante de ce petit Roman eft
que fi une jeune fille a eu l'imprudence
de s'expofer au péril d'un tête à tête avec
un amant libéral , jeune , aimable , audacieux
, elle n'a rien de mieux à faire pour
fauver fa vertu , que de s'échapper , fût- ce
par la fenêtre.
ABRÉGÉ de l'Hiftoire Univerſelle de
J. A. de Thou , avec des remarques fur
le Texte de cet Auteur , & fur la Traduction
qu'on a publiée de fon Ouvrage en
1734. Par M. Rémond de Sainte-Albine
de l'Académie Royale des Sciences &
Belles - Lettres de Pruffe. Dix vol. in- 12..
A la
Haye.
Cet Quvrage que le Public defiroit depuis
longtemps demandoit une plume
exercée dans le ftyle noble & rapide de
l'Hiftoire. La réputation de M. de Sainte-
Albine dans ce genre eft établie : fon
140 MERCURE DE FRANCE.
.
nom fuffiroit pour prévenir favorablement
le Public . Je me propoſe cependant
de rendre compte de fon travail ; mais
les bornes qui me font prefcrites ne me
permettent pas toujours de fatisfaire l'impatience
du Public fur les ouvrages qui
méritent fon attention & fes éloges .
TRAITÉ des Affections vaporeufes du
fexe avec l'expofition de leurs fymptomes,
de leurs différentes cauſes , & la méthode
de les guérir. On y trouve auffi des connoiffances
relatives aux affections vaporeufes
des hommes . Par M. Jofeph Raulin
, Docteur en Médecine , Confeiller-
Médecin ordinaire du Roi , des Académies
Royales des Belles- Lettres , Sciences &
Arts de Bordeaux & de Rouen . Secondé
Edition revue par l'Auteur. A Paris, chez
J. Thomas Hériffant , rue S. Jacques.
INSTRUCTION pour les ventes des bois
du Roi , par feu M. de Froidour , avec
des Notes tirées des meilleurs Auteurs ,
fur la matiere des Eaux & Forêts , & des
Ordonnances
de 1669 , 1667 & 1670.
Par M. Berryer , Avocat au Parlement
ancien Confeiller
du Roi , Maître Particulier
des Eaux & Forêts des Bailliages de
Meaux , Crecy & Château-Thierry. A
Paris , chez Brunet , Grand'Salle
du Pa-
Fais ; Barrois , quai des Auguftins , &
JUILLET. 1759 . 141
Duchesne , rue S. Jacques. Prix 9 liv . relié
en veau , & 6 liv. 10 f. en blanc .
Ce Livre eft très-utile pour les Particuliers
qui ont des bois , pour les gens
de main morte , les Officiers de Maîtrifes
, les Marchands de bois , & les
Officiers de Judicature. Je me propofe
de donner dans la fuite une idée de cet
ouvrage. En attendant je crois devoir
avertir les Libraires qu'ils pourront s'adreſſer
à l'Auteur , rue des Poftes, au coin
de celle du cheval verd : il s'eft chargé
ui-même de la vente de fon Livre , & il
sarrangera avec eux pour le payement.
LETTRES intéreffantes pour les Mélecins
de profeffion , utiles aux Eccléfiafiques
qui veulent s'appliquer à la Médeine
, & curieufes pour tout Lecteur.
. vol in 12. A Avignon , & ſe trouve à
Paris , chez la veuve David jeune , Quai
es Auguftins.
ACTES de Notoriété donnés au Châelet
de Paris , fur la Jurifprudence & les
fages qui s'y obfervent ; avec des Notes.
ar M. J. B. Denifart , Procureur au
Châtelet à Paris. Pour l'Auteur , chez
avoye, rue S. Jacques , & le Clerc au feɔnd
pilier , Grand'Salle du Palais . Je
onnerai une Notice de cet Ouvrage imortant
dans le Volume prochain .
142 MERCURE DE FRANCE.
LE Manuel des Officiers de Bouche ,
ou le Précis que l'on peut faire des alimens
, pour fervir toutes les Tables , depuis
celle des Grands Seigneurs juſqu'à
celle des Bourgeois , fuivant l'ordre des
faifons & des fervices : ouvrage très - utile
aux Maîtres pour donner des repas , &
aux Artiftes pour les exécuter. A Paris ,
chez le Clerc , quai des Auguſtins , à la
Toifon d'Or.
SECOND MÉMOIRE fur l'Inoculation de
la petite Vérole , contenant fon hiftoire
depuis l'année 1754 , lû à l'Affemblée pu
blique de l'Académie Royale des Scien
ces , du 15 Novembre 1758. Par M. de
la Condamine, de l'Académie Royale des
Sciences , & des Sociétés Royales de
Londres & de Berlin. A Genéve chez Em
manuel du Villard,
OBSERVATIONS Médicinales , contenant
un Traité abrégé de la Saignée , de
fes accidens , les moyens d'y remédier ,
avec une formule de remèdes les plus
uftés , les cas où ils conviennent , la mamière
de traiter la Dyffenterie, le Scorbut
& c. avec plufieurs obfervations très- utiles
& très intéreffantes. Par M.- Charles
Peyroux , Maître en Chirurgie ; premiere
JUILLET. 1759. 145
Partie. A Paris , chez Antoine Boudet ,
rue S. Jacques.
LETTRE fur le nouvel Abrégé de l'Hiftoire
Eccléfiaftique , par M. l'Abbé R.
13 vol. in 12. A Utrecht & à Cologne.
ESSAI fur l'ufage de la Danfe en Médecine.
Par M. Auguftin Averos , Docteur
en Médecine de la Faculté de Montpelher
, de la Société Royale des Sciences
de la même ville , & de l'Académie des
Sciences , Infcriptions , & Belles- Lettres -
de Toulouſe. A Perpignan chez Guillaume
Simon Le Comte Imprimeur du Roi.
SUR l'Hydropifie de Poitrine , & fur
les Hydropifies du Péricarde , du Médiaftin
& de la Pleure . Par M. Bouillet le
Fils , Confeiller- Médecin du Roi , de l'Académie
des Sciences & Belles- Lettres de
Béfiers , & Médecin de l'Hôpital- Mage
de la même Ville. A Béfiers chez François
Barbut Imprimeur du Roi.
MÉMOIRE fur les Pleuropneumonies
épidémiques , lû à la Séance publique de
l'Académie des Sciences & Belles - Lettres
de Béfiers ,le 26 Octobre 1758. Par le même
Auteur , & chez le même Libraire.
144 MERCURE DE FRANCE.
APPENDICE de trois nouvelles Planches
aux anciennes de Conchyliologie , avec
leur explication, que l'on placera entre la
premiere & la feconde Partie. Se vend
3 liv. en feuilles , chez Debure l'ainé ,
Quri des Auguftins . Les Planches en font
parfaitement bien gravées.
SIX SONATES pour le Clavecin , compofées
par M. l'Abbé Gravier , Organiſte
de la Métropole de Bordeaux. A Paris ,
chez M. de la Chevardiere & M. le Menu,
rue du Roule , M. Bayard , rue S. Honoré
, & Mlle Caftagneri , rue des Prou
vaires.
ARTICLE
JUILLET. 1759 : 145
ARTICLE III.
SCIENCES ET BELLES-LETTRES.
MEDECINE.
LETTRE à l'Auteur du Mercure , au
fujet des Modifications du pouls dans
les maladies.
MONSIEUR, ONSIEUR ,
Je me crois obligé d'avoir l'honneur de
vous communiquer les avantages que j'ai
tirés , dans le traitement de quelques maladies
, des Recherches fur le pouls , ouvrage
nouveau que j'ai lû avec avidité fur
ce que le Mercure & les Journaux en ont
publié : mes petites obſervations n'ajouteront
rien à la gloire de l'Auteur des Recherches
, que je ne connois que par fa
célébrité : mais un détail fincère de ce que
j'ai obfervé pourra fervir à exciter & à
augmenter la curiofité des Médecins fur
une matière la plus importante peut- être
qu'on ait examinée depuis plufieurs fiécles ,
& qui mettra celui dans lequel nous vivons
II, Vol. G
146 MERCURE DE FRANCE
à côté des plus brillans fiécles de la Médécine.
M'étant mis le Livre des Recherches fur
le pouls à la main , auprès d'un Malade
qui avoit pris , ayant befoin d'être purgé,
une eau émétiſée dans laquelle étoit fondu
du fel de Glauber , j'examinai les différentes
modifications qui fe paffoient dans ſon
pouls. Je ne tardai pas à découvrir le pouls
du vomiffement critique caractérisé par
des pulfations fréquentes , faillantes , accompagnées
de roideur & de frémiſſement
dans le moment même que le Malade alloit
vomir; ce qui fe renouvella autant de fois
que
le vomiſſement furvint . Le vomiffement
étant fini , le pouls critique des entrailles
fe manifeſta auffitôt ; il fut plus
développé que pendant l'action de l'eftomac
, plus fouple , avec des pulfations inégales
entr'elles , tant dans leur force que
dans leurs intervalles , & avec quelques
intermittences irrégulières. Cet état du
-pouls futfuivi peu après de felles copieuſes :
ces variétés dans le pouls reparurent à plufieurs
reprifes , & les évacuations ne cefferent
que lorfque le pouls fut devenu tranquille
, égal , fouple.
Ce coup d'effai fut pour moi fi agréable,
& j'eus dès ce moment une fi bonne idée
de ce nouveau fyftême , que je n'héſitai
JUILLET. 1759 .
147
pas à m'y donner tout entier . Je fus prié
de voir une Demoiselle âgée de quinze ans
attaquée de vapeurs & de convulfions ,
prefque journalières depuis un mois &
demi , ce qui étoit occafionné par la fuppreffion
des règles à la fuite d'une peur.
La Malade avoit la parole entrecoupée ,
fouvent le hocquet , & elle étoit fort oppreffée
: cet état avoit refifté à bien des
remèdes je trouvai le pouls difpofé au
vomiſſement . Ayant porté la main fur la
région de l'eftomac , je demandai à la Malade
fi elle y fentoit de la pefanteur ; ce
qu'elle m'allura . J'annonçai que dans peu
les accidens finiroient , & j'ordonnai tout
de fuite quatre grains de tartre ftibié que
je fis prendre affez brufquement : ils évacaèrent
quantité de bile vifqueufe , cauſe
principale des accidens qui cefferent après
Févacuation . La Malade paſſa une bonne
nuit à l'aide d'un bol calmant ; elle prit
le furlendemain une moindre dofe de tartre
Stibié dans une eau de caffe fur l'indication
du pouls ftomacal qui exiftoit encote
: ces vues furent remplies , & les évacuations
furent très- copieufes ; le pouls
changea quelques jours après ; il fut plus
développé , inégal & rebondiffant , & fut
bientôt fuivi des régles qui étoient fupprimées
depuis trois mois,
Gij
148 MERCURE DE FRANCE.
Le flux périodique revenu au bout d'un
mois fut arrêté derechef par un chagrin ;
ce qui jetta la malade dans de nouveaux
accidens , comme le hocquet , l'oppreffion
, vomiffement de fang qui finit par
une hémorragie du nez ; j'annonçai cette
hémorragie fondé fur la préfence du pouls
rebondiffant redoublé & vigoureux , qui
parut à plufieurs repriſes . Je parvins à
fçavoir dire de quelle narine feroit l'hémorragie
; car alors le pouls étoit beaucoup
plus rebondiſſant du côté de la nərine
d'où le fang devoit fortir. Ce nouvel
accident dura plus que le premier ; mais
il ceffa enfin , les régles reparurent dans
leur temps , & la Malade jouit depuis
ce temps - là d'une parfaite fanté,
Une Communauté confidérable de Filles
m'a fourni des occafions fréquentes
d'obſerver. La Supérieure fut ſurpriſe plufieurs
fois de m'entendre annoncer bien
des incommodités que les Malades_vouloient
cacher , des pertes , des fleurs blanches
, des hémorrhoïdes.
Une de ces Soeurs ayant des infomnies
depuis trois mois & étant mal réglée ,
tomba dangereufement malade d'une fiévre
aigue & nerveuſe ; elle eut des anxiétés
& un grand embarras dans la tête ; ja
lui ordonnai une faignée , & le lendemain
JUILLET. 1759.
149
fur l'indiration du pouls ftomacal , une
eau émétifée qui diminua beaucoup les
accidens, La Supérieure qui avoit vu beaucoup
de malades dans les Hôpitaux , auroit
voulu continuer les faignées par rapport
à la véhémence du pouls. La maladie
fut guérie en dix jours en ſuivant toujours
la marche du pouls qui m'indiqua
en différens temps & la fueur & les évacuations
du ventre & les regles .
On me préfenta dans cette Communauté
une jeune Servante cacochime de tempérament
, atteinte des accidens que cauſe .
la fuppreffion des régles , qu'elle n'avoit
pas depuis trois mois ; lui ayant tâté le
pouls à plufieurs repriſes , j'affurai à la
Supérieure qu'elle les avoit dans le moment
même , ou qu'elle étoit au moment
de les avoir ; la fille certifia qu'elle les
avoit en effet & qu'elles avoient paru la
nait précédente ; le pouls étoit inégal ,
tendu , développé & rebondinant , fréquent
& dur.
J'ai dit bien fouvent à des femmes ,
dont je connoiffois le pouls , fi leurs règles
étoient abondantes ou modiques par les
différentes modifications qui exiſtoient
dans les deux cas . La force du pouls , la
roideur & les redoublemens ou rebondif-
Giij
150 MERCURE DE FRANCE.
L
-
femens très marqués m'indiquoient la
grande quantité de l'évacuation ,
Je fus appellé dans cette même Communauté
pour une Soeur attaquée depuis
trois jours d'un point de côté , d'une grande
douleur de tête , de mal de gorge , & de
beaucoup de fiévre ; quelle indication n'aurois
- je pas trouvé pour la faignée avant la
connoiffance du pouls ? Il étoit ftomacal ;
j'ordonnai un cathartico - émétique ; les
évacuations furent abondantes par le haut
& par le bas , & prefque tous les accidens
furent calmés quelques heures après ; la
Malade paffa une nuit tranquile , & la
fiévre fe termina le huitieme jour , après
des évacuations de ventre annoncées par
beaucoup d'inégalités & d'intermittences
dans le pouls . Je laiſſe à décider aux Lecteurs
fi des faignées auroient rempli de
femblables indications curatives .
Je fus appellé le 17 Novembre dernier
pour voir un écolier âgé de quatorze ans à
qui on avoit ordonné une faignée , je le
trouvai avec beaucoup de fiévre , mal de
tête , mal de gorge , un point de côté &
crachement de fang : ces accidens duroient
depuis quatre jours : je trouvai le pouls
ftomacal ; connoiffant le peu de certitude
des indications qu'on tire ordinairement
d'un pareil état pour la faignée , & me
2
JUILLET. 1759. 151
reſſouvenant que cette modification du
pouls ne m'avoit point encore trompé , je
débutai par un lavement , & ordonnai en,
fuite l'émétique en lavage avec un fel purgatif
qui procura une grande évacuation
de bile par le vomiffement & même par
les felles ; par- là les accidens furent calmés
, le crachement de fang fut arrêté.
Quelques minoratifs & des apozêmes ache.
verent la guérifon en fept jours , au bout
deſquels le Malade fut en campagne & a
joui depuis d'une fanté parfaite .
J'annonçai un foir à un Prélat à qui
je tâtai le pouls , des urines troubles &
épaiffes ; je demandai à les voir ; elles fe
trouverent telles que je l'avois dit ; je lui
dis le lendemain qu'elles avoient repris leur
couleur & confiftance ordinaires , parce
que je ne trouvai plus la modification précédente
du foir ; ce qui le trouva vrai.
L'état du pouls qui me fit annoncer les
urines troubles étoit l'inégalité dans fes
pulfations ; inégalité telle que les pulfations
partagées à-peu près de fix en fix alloient
de la premiere à la derniere en di
minuant avec un rapetiffement fingulier
de l'artere.
Ayant tâté le pouls à une fille le lendemain
d'un émétique qu'elle avoit pris ,
je le trouvai difpofé au caractere déja cité
Giv
152 MERCURE DE FRANCE.
qui annonce les régles . Je lui dis , quoiqu'elle
m'aflurât ne les attendre que dans
dix jours , qu'elle les verroit paroître bientôt
: comme elle vouloit fe purger le lendemain
, je lui confeillai de différer un
ou deux jours , au bout defquels les régles
ont paru très- abondantes ; il eft vraiſemblable
que fans la connoiffance du pouls ,
le purgatif auroit été adminiftré , & il
auroit pu déranger les régles & jetter la
malade dans de graves accidens .
Je me fuis exercé à tâter le pouls à des
bleffés que je n'avois pas encore vus ; j'ai
annoncé , en préfence de mes confreres ,
de quel côté étoit la bleffure ; ils ſont
même convenus de la différence qui ſe
trouvoit dans les deux pouls , & des changemens
que les playes y faifoient ; d'où
il a été aifé de conclure que les maladies
internes devoient de même apporter des
modifications particulieres dans le pouls.
Il m'a paru que lorfque les playes étoient
en fuppuration , le pouls du côté de la
playe étoit plus dur & auffi élargi au
moins que l'autre ; au lieu que lorfque les
playes étoient nouvelles , le pouls de ce
côté étoit plus ferré que l'autre.
Je préfente ces Obfervations avec moins
d'art que de fincérité ; elles m'ont convaincu
, ainfi que beaucoup d'autres , que
JUILLET. 1759. 153
les maladies traitées fur les indications
prifes des modifications du pouls , font
traitées plus fûrement & plus naturellement
qu'en fuivant d'autres fyftêmes dont
la pratique m'a fait fentir les défauts . Je
fuis en cela de l'avis de M. Michel , qui
dans les nouvelles Obfervations fur le
pouls , s'eft expliqué beaucoup plus ouver
tement fur les fyftêmes ordinaires que
PAuteur des Recherches ; celui - ci laiffe
toujours tirer les conclufions des Obfervations
qu'il rapporte , & fuivre les vues
qu'il propofe : il veut que le Lecteur fe
décide de lui-même, qu'il compare les faits,
qu'il en faffe une chaîne de vérités , qu'il
les rapporte à des points principaux , &c.
Mais pifcis hic non eft omnium.
J'ai l'honneur d'être , &c.
M ***.
Gv
154 MERCURE DE FRANCE.
ARTICLE IV.
BEAUX ARTS.
ARTS UTILE S.
SEANCE PUBLIQUE de l'Académie
Royale de Chirurgie. Jeudi 26 Avril
1759 .
DISCOURS prononcé par M. MORAND.
ILeLeft dans l'humanité de tendre une
main fecourable à un malade en danger
de perdre la vie ; & plus le danger eft pref
fant , plus les fecours doivent être vifs.
C'eſt ce motif louable qui anime le Chirurgien
dans fes projets , qui lui inſpire
des moyens extraordinaires de guérir , contre
le préjugé ou la tradition reçue qu'il
n'y en a point dans le cas particulier qui
P'inquiéte ; en un mot qui lui fait facrifier
au defir d'être utilele reproche injufte
d'être cruel.
C'eſt ce motif , fi digne de la reconnoiffance
des hommes , qui a fait imaginer
l'opération de la taille , la bronchotomie ,
la fection Céfarienne fur la femme vivante:
JUILLET. 1959 . 155
& d'autres. Diroit-on raifonnablement de
ceux qui ont fait ces opérations les premiers
que c'étoient des hommes cruels
En ce cas il faudroit dire que celui qui
le premier inventa un Vaiffeau , & qui
mit en rifque de périr à la fois tous ceux
qu'il confia à une mer orageufe , l'étoit
bien davantage. Cependant Horace l'en
accufe-t-il ? Il s'en faut bien ; le Poëte.
le loue également fur fon courage : Illi
robur & as triplex circapecus erat, quifragilem
truci commifit pelago ratem primus.
Et voilà précisément ce qu'il y a à dire
du Chirurgien qui fe roidiffant contre une
impuiffante frayeur , propofe une opération
extraordinaire dans la vue de fauver
la vie à quelqu'un qui n'attend que le
moment fatal .
Mais je dis plus , c'eft que dans cette
fuppofition , fi l'opération imaginée eft raifonnable
& que le Chirurgien la néglige ,
c'eft alors que la conduite peut être taxée
de cruauté. S. Auguftin dit quelque part ,
occidit qui non falvat. Un Philofophe de
nos jours qui s'eft fait un grand nom dans
l'Empire des Lettres, ( M. de Maupertuis ) ·
reproche aux Médecins de manquer dehardieffe
bien loin d'encourir le blâme
d'être trop téméraires . N dit fort bien enparlant
fur le progrès des Sciences : Je fçais
G vj
156 MERCURE DE FRANCE.
quelles oppofitions trouvent toutes les nouveautés
. Peut- être les gens de l'Art euxmêmes
traiteront- ils d'impoffibles des opérations
qu'ils n'ont pas faites ou qu'ils
n'ont pas vù décrites dans leurs livres .
Mais qu'ils entreprennent , & ils pourront
fe trouver bien plus heureux ou méme
plus habiles qu'ils ne croyent . La Nature
par des moyens qu'ils ignorent , travaillera
toujours de concert avec eux.
Banniffons donc toute idée fauffe de
ce que l'on nomme cruauté , pour par
ler froidement de l'amputation de la cuiffe
dans l'article, que l'Académie a donné
le fujet du Prix de 1759. Voici la propofition.
pour
Dans le cas où l'amputation de la cuiffe
dans l'article paroîtroit l'unique reſource
pourfauver la vie à un Malade , déterminer
fi on doit pratiquer cette opération , & quelle
feroit la méthode la plus avantageufe de
la faire.
L'on convient que cette propoſition eſt
fort problématique , mais l'on voit auffi
à quel point l'Académie avoit porté fon
attention en la préfentant , puifque par
une jufte eſtimation des raifons à balancer
pour & contre une auffi grande
entrepriſe , elle avoit eu foin d'anJUILLET.
1759. 157
noncer qu'elle étoit difpofée à donner le
prix à celui qui prouveroit inconteſtablement
qu'il ne faut la faire en aucun cas.
Il auroit falu pour cela prouver non- feulement
que cette opération peut être accompagnée
ou ſuivie de grands dangers
on le fçait de refte , mais qu'elle eft néceffairement
mortelle , & on ne l'a point
prouvé.
Avec les modifications moyennant lefquelles
l'Académie reftraint la propofition
dans les vraies limites , l'on devoit s'attendre
à recevoir plus de Mémoires en faveur,
que contre l'opération : effectivement
de quarante- quatre qui lui ont été envoyés
pour concourir , il y en a trente qui l'admettent
& quatorze qui la rejettent.
Les devifes n'ont pas couté grandes recherches
à ceux qui foutiennent l'affirmative.
Au propre, Celfe, Fabrice de Hilden ;
au figuré , Ovide , Horace , leur en ont
fourni pour leur apologie. A l'égard de
ceux qui ont rejetté Fopération , j'avoue
que j'ai été étonné , en examinant leurs
Mémoires , de voir à combien de menues.
branches ils fe font , pour ainfi dire , accrochés
pour en établir les dangers.
Les uns fe récrient contre la grandeur
de la playe ; mais faute d'être inftruits.
de l'Hiſtoire & des progrès de l'Art , ils
158 MERCURE DE FRANCE.
ignorent le fait mémorable que j'ai rapporté
d'après les tranfactions philofophi
ques dans le fecond volume de nos Mémoires.
Samuel Wood , c'est le nom de
celui qui en fait le fujet , ayant la main
environnée d'une corde qui fut prife par
les dents d'une grande roue de moulin ,
fút attiré jufqu'à une poutre où le corps
étant arrêté , les bras & l'omoplate furent
arrachés par le mouvement continu de la
roue. Il n'y eut point d'accident , & le
bleffé fut guéri en deux mois de temps.
Quelques- uns font effrayés du manuel,
mais toutes les grandes opérations préfentent
une idée plus ou moins terrible ;
& je doute fort que le fpectacle de celleci
foit plus difficile à foutenir que celui
de l'opération Céfarienne fur la femme
vivante. D'ailleurs ces Auteurs n'avoient
qu'à s'occuper à établir un manuel ou plus
prompt ou plus facile . Plufieurs perfonnes
ont cru cet objet digne de leurs recherches.
M. l'Alouete , Docteur de la Faculté de
Paris , en a donné le projet dans une Thèſe
à laquelle il préfida en 1748. Il s'agit en
peu de mots de commencer l'opération
par une fection à- peu-près demi circulaire
à la partie externe de la cuiffe & au- deſſus
de l'article , pour , avant toutes choſes
déarticuler le fémur , & finir par l'inci
JUILLET . 1759. 159
fion de la partie interne en confervant
un lambeau de quatre ou cinq travers de
doigt . L'année dernière fans être informé
de la Thèſe de M. l'Aiouere , M. Gourfaud
Membre de l'Académie , & M. Puy
Profeffeur d'Anatomie & de Chirurgie &
Chirurgien en chef de l'Hôtel - Dieu à Lyon;
cctte année M. le Comte , Chirurgien à
Arcueil près Paris , avoient imaginé une
méthode à - peu - près ſemblable & dans les
mêmes vues .
Quelques-uns de ceux qui rejettent l'opération
, ont infifté notamment fur la
peine de déarticuler l'os de la cuiffe de
la cavité de l'os de la hanche ; mais cette
peine n'eft pas à beaucoup près telle qu'ils
fe l'imaginent. Pour aggraver les difficultés
, ils ont fuppofé un cas où la tête du
fémur feroit brifee dans fon col , & ils
regardent alors comme prefque impoffible
de la retirer de fa boëte. Mais l'on
peut dire que cela n'eſt point réfléchi . La
fection circulaire de la capſule articulaire
étant faite , il eft très - aifé d'affujettir
la tête de l'os en la faiſiſſant au- deſſus
de fon équateur avec une petite tenaille
du même coup de main , on allongeroit
un peu & on rendroit oftenfible le ligament
qu'il faut couper.
Deux autres ont beaucoup fait valoir
160 MERCURE DE FRANCE.
le danger de la rétraction des muſcles fléchiffeurs
, capable , difent- ils de porter vers
le baffin hypogaftrique les fuites funeftes
de l'irritation , comme des fuppurations
dans le tiffu cellulaire & fort haut. Je
n'ai pas de peine à convenir que ces accidens
feroient très - graves . Mais 1.º l'on
ne fçait pas bien précisément juſqu'où ces
muſcles peuvent & doivent fe retirer. 2.º Il
paroît au contraire que la fection de ces
muſcles eſt faite affez bas , pour qu'ils
doivent être très-relâchés du côté de leur
origine. 3. Pourquoi par leur rétraction
feroient- ils tous les défordres qu'on fuppofe
? Les bouts de ces muſcles confondus
dans la maffe totale de ceux qui font
coupés , font comme les autres , fufceptibles
des fuppurations falutaires qui doi.
vent fuivre les premiers jours de l'inflammation
, & ces fuppurations auront une
fue commune par la grande playe .
Enfin nos Adverfaires nous faifant grace
du malade échapé aux premiers accidens ,
le regardent comme perdu par le refoulement
du fang qui fe portoit à la cuiffe
avant l'amputation , & qui peut caufer
dans l'économie animale des révolutions
funeftes. Ils rendent hommage à la capacité
de M. le Dran le pere , qui a fait avec
fuccès l'amputation du bras dans l'article
JUILLET. 1759. 161
à M. le Marquis de Coetmadeu ; mais
ils ajoutent qu'il mourut d'une furabondance
de fang fix mois après fa guérifon.
En convenant du fait , combien d'exemples
contraires à leur oppofer ? Celui qui
eut le bras & l'épaule arrachés , n'éprouva
point ces accidens. On voit fouvent des
bleffés furvivre pendant de longues années
à la perte de deux bras, d'autres à celle des
deux jambes . Dans un Mémoire envoyé
pour le Prix , on rapporte l'hiftoire d'un
Soldat qui avoit les deux jambes coupées
très- près des genoux , & les deux bras fi
près de l'épaule, qu'il ne pouvoit rien tenir
fous les aiffelles; & tout mutilé qu'il étoit,
il jouiffoit d'une bonne fanté. Cela ne
doit pas paffer pour fi merveilleux ; la
Nature peut travailler à la conſervation
d'un homme dans cet état , par quelque
déplétion du fang, un flux hémoroïdal , des
ſaignemens de nez ; dans les femmes , par
une furabondance des règles ; & l'Art peut
⚫dans les premiers temps concourir à cette
déplétion , foit par des faignées , foit par
un régime convenable , ou les deux en-
• femble.
Toutes ces difficultés plus ou moins
valides en elles -mêmes , ne le font donc
pas affez pour faire rejetter l'opération
162 MERCURE DE FRANCE
propofée. Il faut ramener la choſe à un
feul point de confidération : peut - on
fe flatter d'arrêter l'hémorragie ? Voilà la
difficulté. Or il y a bien des raiſons &
de bonnes raifons de le préfumer , ſurtout
avec l'attention de fuivre un manuel
moyennant lequel l'artère crurale ne fera
entamée que la dernière ; à l'égard de
l'obturatrice & des branches qui vont aux
muſcles triceps , l'on doit fe flatter d'en
arrêter le fang par de bonnes ligatures .
>
Si on veut pour ainfi dire calculer le
danger de l'amputation de la cuiffe dans
l'article , comparée avec celle qui eſt faite
dans la partie inférieure , il faut le cal
culer en raifon des différens calibres de
l'artère crurale coupée en haut & en bas ;
parce que le danger doit augmenter à proportion
de la grandeur de l'artère. Or , à
quelques variations près , l'artère crurale
qui dans un adulte a dans fa naiffance
4 lignes ou 4 , a 3 lignes 2. ou 4 lignes
au milieu de la cuiffe , & 3 lignes ou
3 au bas de la cuiffe où fe fait l'am
putation ordinaire . L'on voit qu'au milieu
de la cuiffe elle n'a que de lignes
de plus , & il y a eu des cuiffes coupées
dans cet endroit avec fuccès . De - là au
pli de l'aîne , il y a des exemples bien plus
favorables encore ; l'on peut voir actuel
4
JUILLET. 1759. 163
lement aux Invalides , des Soldats qui
Pont coupée à cinq pouces huit lignes ,
quatre pouces onze lignes du pli de l'aîne ,
elle l'eft à quatre pouces huit lignes dans
un Seigneur* dont les vertus égalent la naiffance
& dont l'opération faite pas M. Petit
le pere, tient un rang diftingué dans les
faftes de la Chirurgie .
Il eſt donc ailé de conclure que de là
à l'endroit où l'artère feroit coupée dans
l'amputation de la cuiffe dans l'article ,
cela doit faire une très - petite différence ,
fartout fi l'on fe rapelle les avantages du
manuel particulier dont j'ai fait l'éloge ,
& fuivant lequel l'artère crurale ne feroit
coupée qu'à très - peu de chofe près
dans l'endroit où elle l'a été effectivement
dans des amputations faites fort haut. Il
eft même à obſerver qu'en confervant le
lambeau néceſſaire pour cela , le rebrouffement
de l'artère au- deffus de la coupe
des chairs devient une chofe avantageufe
pour la ceffation de l'hémorragie , parce
qu'il doit beaucoup contribuer à épaiſſir
les parois internes du vaiffeau & diminuer
le calibre naturel , par conféquent s'oppofer
à la trop grande affluence du fang
& favorifer la formation du caillot . Ajoutons
encore à ces moyens le ſecours du
tourniquet de Scultet , perfectionné par
* M. le Marquis de Rotelin .
164 MERCURE DE FRANCE.
M. Petit , qui eft un excellent Modérateur
pour le cours du fang qui fe porte
au moignon , & que ce grand Maître ſçut
employer avec un fuccès fi brillant dans
l'opération déja citée .
Voilà mes réfléxions fur cette importante
matière. J'y tiens le lagage d'un défenfeur
de l'amputation de la cuiffe dans
l'article , & je ne puis qu'être confirmé
dans mon opinion depuis que l'Académie
eft informée que cette opération a été
tentée avec fuccès fur des chiens . Si cela
ne fait pas une preuve pour l'homme ,
on ne peut difconvenir que cela n'éta
bliffe un préjugé très - favorable. J'en don
nerai ici l'hiſtoire d'autant plus volontiers
que les Auteurs m'ont permis de les nommer
, & qu'ils recevront du Public même
les juftes éloges que leur zèle leur a mérités
.
Au mois de Septembre de l'année der
nière , M. le Febvre , Docteur en Médecine
à Mézières , fit l'amputation de la
cuiffe dans l'article à une jeune chienne
en liant d'abord le tronc des vaiffeaux
cruraux & finiffant l'opération de manière
à former deux lambeaux qui puffent
être approchés par quelques points de
future. En deux jours les lévres de la playe
fembloient réunies ; mais comme M. le
JUILLET. 1759. 165
Febvre apperçut l'animal dans un état
violent , il crut devoir couper la future
& même la ligature , & il ne s'enfuivit
point d'hémorragie. La ch'enne eut différens
accidens pendant la cure qui dura
un mois ; & au bout de quelques temps
elle eut quatre petits chiens qu'elle a nourris
; il me l'a envoyée depuis peu pour la
faire voir.
Au mois de Janvier de cette année , M.
le Comte, Chirurgien à Arcueil près Paris ;
a fait la même opération à une chienne
de chaffe , en achevant la fection des chairs
à la partie moyenne de la cuiffe. C'eſt
alors que le fang jaillit avec impétuofité
de toutes les artères ouvertes ; mais il
s'arrêta preſqu'auffitôt par la rétraction
des parties coupées ; & les aiguilles que
M. le Comte avoit préparées devinrent inutiles
. L'animal fut guéri au bout de dixhuit
jours , & cette énorme playe n'a laiſſé
qu'une cicatrice longitudinale. La chienne
court partout avec une agilité ſurprenante
& elle iroit au gibier fi elle n'étoit retenue,
Ces tentatives mémorables doivent na
turellement donner l'éveil pour en faire
fur de plus grands animaux , & encourager
les Chirurgiens d'armée qui font plus
à portée que perſonne d'entreprendre cette
166 MERCURE DE FRANCE
opération après des batailles ; où il eſt trèsvraisemblable
qu'on abandonne des bleſſés
qu'on pourroit fauver par-là .
Ce que j'ajouterois pour juftifier le choix
de l'Académie lorfqu'elle a propofé un
fujet auffi intéreffant , feroit fuperflu . Elle
a adopté l'affirmative en couronnant le
Mémoire N° 24 , dont la devife tirée de
Fabrice de Hilden eft : patere ut falveris ,
avec ces lettres initiales. J. B. M. C. L'Auteur
reſtraint à peu de cas ceux où il admet
l'opération , & il defireroit qu'elle fe
préfentât , pour ainfi dire , à moitié faite ,
par des incidens de la maladie qui réful
teroient de la caufe principale. Peut- être
n'a-t-il pas tiré du fujet même & de fes
lumières tout le parti qu'il auroit pû ,
quoiqu'exact d'ailleurs dans les principes &
dans les conféquences. Il n'avoit point fa
tisfait à ce que l'Académie a exigé dans
le Programme ; fçavoir , que fon nom , fes
qualités , le lieu de fa réfidence fuffent
énoncés dans un billet féparé & cacheté ;
mais le trouvant actuellement à Paris ,
il a fait les preuves néceffaires. C'eft M.
Barbet , Maître ès Arts de l'Univerfité de
Paris & ancien Chirurgien Major des Vailfeaux
du Roi.
Un des Prix d'Emulation a été adjugé
à M. Butter , Maître en Chir, à Etampes.
JUILLET. 1759. 167
› Les cinq petites Médailles ont été partagées
entre MM. Mayran , Maître en
Chirurgie à Poyanne près d'Acqs.
Guerçin , ancien Chirurgien Major du
Sénégal .
Perenotti , Membre du Collège de Chirurgie
de Turin.
Lefferé, Maître en Chirurgie à Auxerre.
Et Mellet , Maître en Chirurgie à Châlons
fur-Saône.
M. Morand , lut enfuite les éloges de
MM . Malaval & Verdier ; puis MM .
Andouillé , Levret , Sabatier Adjoint , &
Louis , lurent différens morceaux dont je
rendrai compte dans la fuite fi l'on veut
bien me les confier.
MEMOIRE de M. Pouteau fils , de
l'Académie Royale de Chirurgie , & de
celle de Rouen ; fur l'uſage de l'huile
d'olive, contre la morfure de la vipère.
L'APPLICATION de l'huile d'olive
fur les parties qui ont été mordues par
des vipères préfente un remède fi facile ,
qu'il eft de la dernière importance d'en
conftater l'utilité. Un Frere dévoué an
fervice des Pauvres de l'Hôtel - Dieu
de Lyon , fut mordu au doigt par une
168 MERCURE FRANCE.
vipère , on fit des ſcarifications à ce doigt ,
& on y appliqua de la vieille thériacque ;
ce qui n'arrêta pas les effets du venin :
la main enfla confidérablement , ainfi que
le bras & l'épaule jufqu'au col ; à cette
enflure fe joignirent des vomiffemens continuels
, une anxiété inexprimable , une
parole entrecoupée , & une jauniſſe univerfelle
: on fit plonger la main malade
demi- heure après la morfure dans de l'huile
d'olive . Tous ces fymptomes s'arrêtérent
comme par enchantement , & le malade
guérit parfaitement fans faire ufage d'aucun
autre remède . A cette obſervation
on en a joint trois autres , de perſonnes
mordues par des vipères , & guéries par
l'application de l'huile d'olive.
On a fait mordre deux pigeons par des
vipères ; l'un de ces deux pigeons fut mordu
par une fémelle , on appliqua de l'huile
d'olive , la cuiffe mordue enfla beaucoup ,
il y furvint des phlictaires comme à une
brulure & le pigeon guérit . Lefecond pigeon
mordu par un vipère mâle , il parut l'avoir
été plus vivement que le premier , la cuiffe
mordue devint auffi -tôt roide & noire;
ce pigeon mourut en fix ou fept minutes
malgré l'application de l'huile d'olive ;
cette cuiffe étoit beaucoup moins enflée
que celle du premier pigeon . De ces deux
expériences
JUILLET. 1759.
1691
expériences on conclut que le pigeon gueri
fournit une preuve fuffifante de l'efficacité
de l'huile d'olive , & que le pigeon qui .
n'a pas été guéri n'affoiblit pas cette pieu-,
ve relativement aux perſonnes mordues
par des vipères . Une perfonne mordue
par la vipère la plus irritée ne pouvant
pas recevoir à proportion de la taille
de fes forces , & du principe de vie qui
eft en elle , plus de venin qu'en a reçu le
pigeon guéri par l'application de l'huile
d'olive.
On a foin de rapporter les expériences
faites par MM, Geoffroy & Hefnaud , fur
différentes fortes d'animaux mordus par
des vipères ; on les met en oppofition
avec celles qui ont été faites devant la Société
Royale deLondres.On rapporte en entier
l'hiftoire du preneur de vipères Anglois
àqui le hafardavoit fait découvrir les vertas
de l'huile d'olive pour des morfures auxquelles
il étoit fi fouvent expofé ; & on
fait furtout obferver que cet homme qui
avoit été guéri par l'huile d'olive , de la
plus cruelle morfure de vipère , & qui
avoit effuyé des accidens formidables avant
l'application de l'huile d'olive , eut l'imprudence
de s'enyvrer avec des liqueurs
fortes dès le lendemain de cette morfure.
Le retour de tous les accidens que l'huile
H II. Vol.
170 MERCURE DE FRANCE.
avoit diffipés , fut la peine de cette intempérance
; ce qui préfente des réfléxions
qui indiquent combien on doit être cir
confpect dans l'uſage des remèdes chauds
& volatils , qu'on a toujours regardés comme
fpécificiques contre cette morfure.
Par les obfervations qui font répandues
en grand nombre dans ce Mémoire & par
les conféquences qui en ont été déduites
, 1. ° on fait voir que le venin de la
vipère agit par une acrimonie qui lui eft
particulière. 2.° Que les dents de cet animal
par leur ftructure & leur longueur ,
rendent ces morfures plus dangereufes.
3. Que la coagulation ou la diffolution
du fang qu'on a remarquée aux environs
de la playe , n'eſt pas un effet immédiat
du venin . 4. ° Que dans un animal qui a
été tué par le venin de la vipère , on trouve
le fang coagulé peu après la mort , &
qu'on le trouve au contraire dans une
grande diffolution au bout de quelques
heures . 5.° Qu'on ne peut pas décider fi le
venin de la vipere tient de l'acide ou de
l'alkali. 6.° Que l'huile d'olive appliquée
chaudement fur la partie mordue , eſt un
vrai fpécifique contre ces morfures ; que
toute matière on &ueuſe & émolliente promet
le même avantage ; telles font la plus
grande partie des huiles & des graiffes ,
JUILLET. 1759 . 171
les herbes émollientes appliquées en cataplafmes
, l'épiploon des animaux appliqué
chaudement , ainfi que la vipère même
éventrée. 8. ° Que le venin de la vipère
n'agit que fur la partie mife à découvert
par la morfure , fans s'étendre avec l'en-
Aure , qui en eft la fuite . 9. ° Qu'il eſt
racement néceſſaire d'avoir recours aux
remèdes intérieurs. 10. ° Enfin , que ſi on
adminiftre fans les plus grands ménagemens
, des remèdes chauds & volatils , ils
font capables d'augmenter les accidens
auxquels on a voulu les oppoſer.
ARTS AGRÉABLES .
PEINTURE.
De la diverfité des jugemens fur la ref
femblance des Portraits . Par M. C . ***
Sile I le jugement que portent -les Artiſtes
femble quelquefois différer de celui du
Public , c'eft furtout à l'égard de l'eſtime
due aux divers degrés de perfection
dans l'art de peindre le Portrait. Le
Public paroît regarder le talent de faifir
la reffemblance comme le principal
Hij
172 MERCURE DE FRANCE.
& prefque l'unique mérite qui l'intéreffe ;
au lieu que les Artiftes par la foibleffe
des éloges qu'ils accordent aux ouvrages
qui n'ont que ce feul avantage , donnent
lieu de croire qu'à peine le placent- ils au
fecond rang. Ils paroiffent même excufer
plus facilement le défaut de cet agré
ment , que les fautes qu'on peut commettre
dans les autres parties de l'art :
tel s'eft fait une réputation par fes fuccès
à cet égard , qui néanmoins n'obtient
pas leur fuffrage , tandis qu'ils le confer
vent avec fermeté à des talens rares à la
vérité , mais qui ne produifent pas toujours
cette première impreffion de reffemblance
frappante. Cette différence d'opinion
doit être appuyée fur quelque
fondement folide , & il n'eft pas vrai
femblable que les perfonnes inftruites
dans l'art en jugent avec moins de jufteffe
que les autres d'ailleurs l'oppofition qui
paroît entre ces deux fentimens , peut
n'être qu'apparente
.
Les Artiftes confidèrent un Portrait
non feulement comme l'imitation d'une
telle perfonne , mais encore comme un
tableau fait pour paſſer à la poſtérité , &
prononcent d'avance le jugement qu'elle
portera. Quiconque veut obtenir leur
eftime , doit le préparer à être examiné
JUILLET. 1759. 173
en conféquence de cette règle. Les admirables
portraits qui nous font reftés du
Titien , du Tintoret , de Wandick , de
Reimbrant , de Champagne , de Rigaud ,
& de plufieurs autres , font encore notre
admiration quoique nous ignorions s'ils
ont été d'une reflemblance frappante.
C'eſt le grand art de la Peinture qui les
a confacrés , & non le mérite , indifferent
pour nous , d'avoir plus ou moins flatté
l'amour- propre de ceux qui les ont fair
faire ; c'eft la beauté & le précieux du
coloris qui donne aux Portraits le plus
ou le moins de valeur , & qui les fair
admettre dans les cabinets célèbres. Aufli
eft-ce un des talens que les Artiſtes regardent
comme indifpenfables dans ce
genre , fur lequel cependant le Public
paroît d'autant plus indulgent , qu'on
peut plus facilement lui en impofer par
des tons de couleur agréablement faux.
Dans la quantité de têtes qu'on voit de
ces anciens Maîtres , on ne peut point
fuppofer qu'elles ayent toutes été également
reflemblantes , il eft même plus
croyable que beaucoup d'entr'elles ont
été expofées à des reproches fur ce point,
fans que l'art inféparable du grand Peintre
en ait fouffert ; d'autre part, combien
de portraits font tombés dans l'oubli &
H iij
174 MERCURE DE FRANCE.
dans le mépris , qui avoient eu la vogue
qu'entraîne après foi la réputation de
réuffir dans la reffemblance. Ce mérite
n'eft donc point l'effentiel pour la poſtérité
, & ne confidérant qu'elle , on pourroit
même avancer que c'eft le moins
important.
Cependant les Artiftes ne jugent point
avec cette rigueur : ils tiennent à leur
hiècle en même-temps qu'ils envifagent
ceux qui le fuivront , comme les Juges
vraiment incorruptibles. Ils exigent la
reffemblance , & s'ils paroiffent la fubordonner
à d'autres talens moins commnns
& plus difficiles , c'eſt que ces talens ne
l'excluent point , & même doivent con
tribuer à fa plus grande perfection. Ce
que le vulgaire appelle frappant ne l'eft
pas à leurs yeux fcrutateurs , & ne leur
paroît fouvent que la charge ou la parodie
, foit des défauts , foit de la phyfionomie
des perfonnes repréfentées. Rien
n'eft plus ordinaire & plus facile que de
faifir cette groffière reffemblance : on y
réuffit même d'autant plus aifément qu'on
eft plus ignorant & moins diftrait par la
recherche des autres beautés effentielles
de l'art. Cen eft affez cependant pour le
commun des hommes ; mais l'Artiſte
demande une reffemblance correcte qui
JUILLET. 1759. 175
foit l'effet de la fureté du deffein , de
l'obéiffance exacte à toutes les vérités de
la Nature , & où les imperfections qu'elle
peut préfenter , loin d'être exagérées ,
foient plutôt adoucies ; enfin une imita
tion vraie qui puiffe foutenir l'examen
de l'homme inftruit & exciter fon admiration.
Ce n'eft pas cependant que le
but de l'Artiſte doive être effentiellement
de corriger les défauts de la Nature : s'ils
ne doivent pas être augmentés , la vérité
exige qu'ils foient rendus fans affectation.
L'art eft dans la manière de le faire
avec plus ou moins de fineffe & de grace.
On ne met point au rang des belles
chofes les Portraits o , à force de fupprimer
tout ce qui caractériſe les perfonnes
& de vouloir les embellir , on en
fait des figures imaginaires , la poftérité
même quoiqu'ayant perdu les preuves de
ce défaut de conformité exacte , rejetteroit
ces ouvrages , parce qu'elle veut
appercevoir l'apparence de vérité & les
détails qui ont dû en rendre compte.
Les connoiffeurs jugent très - bien fi un
portrait a reffemblé fçavamment , par la
juſteſſe , la variété & la fineffe qu'on apperçoit
dans fon exécution , & c'eft en
même- temps la preuve d'une profonde
connoiffance de la Nature.
Hiv .
176 MERCURE DE FRANCE.
La reffemblance eft donc une partie
effentielle de l'art du Portrait , au fentiment
des Artiftes , lorfqu'elle eft l'effet
de la fcience du deffein & une belle imi
tation de la Nature à tous égards . Mais
ce n'eft pas ainfi qu'on entend communément
le mot de reffemblance , & en
général iln'exprime que cette apparence
qui au premier coup d'oeil fait dire , c'eſt
telle perfonne . Ce mérite , fi c'en eft un
réel , fe rencontre facilement uni avec la
plus grande ignorance de l'art.
Quelquefois des Portraits admirables ,
même par une reffemblance fire , n'ont
pas ce premier attrait , furtout pour ceux
qui les jugent fuperficiellement nous
remarquerons ici que ce défaut naît de
l'amour du mieux , & qu'il n'eft prefque
point d'Artifte habile qui dans fon ébauche
ne faififfe vivement cette apparence
générale. C'est le defir d'une exécution
plus parfaite , qui en faiſant acquérir de
la jufteffe & de la fineffe , oblige à affoiblir
les traits outrés, mais frappans , pour
parvenir à la reffemblance fçavante qui
caractériſe les ouvrages achevés.Quelquefois
ce premier coup d'oeil s'y conferve ,
alors les fentimens fe réuniffent ; quelquefois
il s'altère , les voix fe partagent ;
mais le vrai mérite de l'Art acquiert ton
JUILLET. 1759. 177.
jours à l'Artifte le fuffrage de tous les
connoifeurs & celui de la postérité. On
pourroit conclure de ceci en faveur du
préjugé adopté fans réfléxion par beaucoup
de perfonnes qui cherchent à fe
perfuader que les habiles Artiftes réuffiffent
plus rarement à faire reſſembler que
les médiocres . Il eſt certain que s'impo
fant des loix plus féveres ils ont plus
d'obftacles à furmonter , mais leur fçavoir
leur en fait franchir la plus grande partie
avec facilité ; s'ils ne faififfent pas égale
ment la reffemblance de tous les Portraits,
on peut néanmoins affurer qu'ils ne la
manquent jamais entierement & qu'ils ne
s'en éloignent pas ridiculement comme
les ignorans : mais l'oubli couvre les fautes
de ces derniers , l'avarice les excufe &
failit ce prétexte pour déguifer les motifs
fecrets qui la portent à s'élever contre les
belles chofes.
S'il eft dans l'art de la Peinture un
talent furchargé de défagrémens , c'eſt
celui du Portrait; ce que l'on y pardonne le
moins c'est de marquer les traits d'une ma
nière fenfible & qui femble donner plus
d'âge qu'on n'en a ou qu'on ne veut paroître
en avoir ; défaut cependant preſque
inévitable à tout excellent Deffinateur
Hv
178 MERCURE DE FRANCE.
1
accoutumé à rechercher dans la nature ces
détails qui font la richeffe de l'art ; il aj
peine à fe refufer au plaifir d'en rendre
un compte exact : le comble de la perfection
eft d'exprimer les détails avec
cette tendreffe que préfente la nature ,
elle femble les dérober au premier regard
& ne les laiffer appercevoir qu'a l'examen :
les grands Artiftes tendent à ce but, mais
c'eft le comble de la difficulté ; s'ils n'y
parviennent pas toujours , du moins ils
en approchent beaucoup plus que les
médiocres. Le Public veut une imitation
agréable , mais il fe contente fouvent
de l'apparence ; l'Artifte l'exige auffi, mais
il la regarde comme le réfultat des plus
rares talens réunis qui tous contribuent
effentiellement à la produire. Il defire
cette reffemblance vraye qui , fans flatter,
fans fupprimer & en en expofant tout aux
yeux le fait néanmoins de la manière la
moins défobligeante . Comme il connoît
à quel point l'art peut atteindre
ou du
moins jufqu'où il a été porté , il ne fe
relâche point fur ce qu'il a droit d'en
attendre.
,
L'art ne peut égaler la nature ; il peut
la rectifier , quand elle eft défectueufe ;
mais lorfquelle approche de la perfection
left forcé de refter au-deffous. D'ailleurs
JUILLET. 1759. 179
fe
ce que la vie donne d'agrémens & cette
variété fine de mouvemens qui produifent
continuellement de nouvelles graces , ne
peuvent rendre qu'en partie , l'Artifte
n'en peut dérober qu'un feul inftant qui
ne fatisfera pas ceux qui le font formé
une idée de plufieurs moments réunis.C'eſt
pourquoi les belles perfonnes font toujours
plus belles que les Portraits qu'on
en peut faire & c'eft auffi la raifon du
peu d'unanimité des jugemens qu'on porte
fur les reffemblances. Tel Portrait rellemble
à étonner au gré des uns , qui eft
totalement manqué au fentiment des autres
: ce n'eft pas le moment des graces
dont ils ont été affectés. De plus il en
faut extraire les décifions dictées par la
flatterie : l'on croiroit commettre une
impoliteffe , fi l'on ne témoignoit qu'on
trouve les Perfonnes fort fupérieures à
leurs Portraits . Mais laiffons les difficultés
attachées à la repréfentation d'un fexe
qui a le droit inconteftable de prétendre
à la beauté ; c'eft fur les Portraits des
hommes qu'on peut juger l'Artifte avec
rigueur , & ileft à-fuppofer qu'ils n'exigent
que l'exacte vérité .
Il peut arriver aux plus habiles Mai
tres de manquer la reffemblance à quelques
égards , même an jugement des gel-
Hvi
iso MERCURE DE FRANCE.
d'Art. Il fuffit pour cela d'avoir erré dans
quelqu'une des proportions qui font particulieres
à un vilage. Les détails les
plus admirables qui conftitueront à jamais
la beauté du tableau , ne réparent
point ce défaut , & la reſſemblance ne
peut arriver au point de perfection qu'on
defire
, qu'il ne foit rectifié. Mais les
fautes qui échappent aux habiles gens ,
ne font pas faciles à découvrir , & fou
vent elles reftent , parce que ni eux ni
leurs amis les plus éclairés ne peuvent
trouver en quoi confifte cette petite différence.
L'Artiste blâme auffi cette dé--
fectuofité qu'il fent mieux que les autres ,
quoiqu'il ne puiffe pas toujours indiquer
le reméde , mais elle ne diminue point!
l'estime qu'obtiennent de lui toutes les
autres beautés ; au lieu que beaucoup de :
perfonnes , d'ailleurs incapables de juger
de la beauté du tableau , pour cette feule.
erreur , rejettent avec mépris ce qu'ils
ne fçavent pas juger , & ne balancent
point à préférer des ouvrages de la plus
baffe médiocrité qui fourmillent de défauts
groffiers , mais qui leur préfentent
ce premier coup d'oeil qui eft à leur
portée .
Ce n'eſt pas affez pour réuffir dans le
monde que de bien rendre la reffemblan
JUILLET. 1759.
181
ce , on veut encore que la phyfionomie
foit gaye ; c'est-à-dire qu'il faut faifir le
moment où la perfonne que l'on peine
a l'air le plus gracieux qu'elle foit capable
de prendre , qu'en fe tenant elle foit
trifte ou ennuyée , comme cela eft affez
naturel , il faut néanmoins deviner ce
qu'elle feroit dans fa gaîté. Comment
rendre avec vérité ce que l'on ne yoit
pas ! On ne le peut qu'en retenant des
inftans par un effort de mémoire ; mais
c'eft une des entraves qui arrêtent le talent
& nuifent à la vérité , & l'on ne
doit pas être furpris fi cette difficulté n'eft
pas toujours furmontée avec fuccès .
-Les Artiftes ne s'éléveront point contre
l'air ſérieux d'un Portrait , & fe prêterontfacilement
à fuppofer que le modèle s'eft
préſenté ains : mais ils verront avec déplaifir
les moyens forcés qu'on a employés
pour le changer , qui ordinairement fe
bornent à faire rire la bouche pendant
que le refte du viſage eft tranquile . Tou ·
tes ces graces que l'on donne d'imagination
, leur paroîtront grimacées & peu
naturelles. Dans quelque état de gaîté ou
de férieux que foit repréfenté un Portrait,
ils voudront que toutes les circonftances
en foient relatives , chofe bien plus diffcile
que le fourire.....
182 MERCURE DE FRANCE.
On croit donc pouvoir avancer que de
tous les Portraits faits par des ignorans ,
fur la reffemblance defquels on s'écrie ,
il n'y en a pas un qui reflemble en effet ,
la vraie reffemblance étant le fruit d'un
profond fçavoir ; que fi les Portraits faits
par les excellents Artiftes ne reffemblent
-pas toujours avec la jufteffe la plus exacte,
il y a du moins un fond de reflemblance
fine , & qu'au refte l'abfence de ce mérite
fi rare , qu'on croit cependant fi commun
) n'eft que le défaut d'une des perfections
de l'Art , qui ne détruit point la
vénération qu'on doit aux autres .
De plus loin que le jugement qui attribue
à la feule reflemblance le mérite des
Portraits , foit celui du Public , on voit
par les expofitions de Tableaux , où le
plus grand nombre eft de perfonnes peu
connues , que le Public fçait très- bien appercevoir
le mérite de l'Artifte , & rendre
juftice à fes talens , indépendamment de
celui- ci , qui ceffe de l'intéreffer , & dont
il fait abftraction. On ne peut nier que
toute perfonne qui fe fait peindre n'ait
droit d'exiger la reffemblance pour premier
mérite , ceux qui la connoiſſent participent
à cet intérêt perfonnel , mais
ceux qu'il n'affectera point , jugeront le
tableau relativement à leurs divers de
}
JUILLET. 1759.
183
grés de connoiffances dans les parties de
l'Art , & s'il ne les réunit point , ou médiocrement
, il n'attirera que leur mépris .
- C'eſt là le véritable jugement du Public.
C'eft cependant l'erreur que nous attaquons
qui eft caufe que les maiſons de la
plupart des Grands font remplies de mauvais
Tableaux qui devroient être rejettés
. On veut bien croire fur la foi des
noms qui y font infcrits , qu'ils ont reffemblé
; & pour fuivre un fi bel exemple ,
on fe fait peindre par des ignorans qui ,
dit- on , attrapent parfaitement la reffemblance.
Mais fans parler de ces Portraits ,
qu'on ne doit regarder que comme des
pièces de blaſon , fi l'on ſe fait peindre
dans le deffein de conferver fa mémoire,
eft-elle folidement fondée fur des ouvrages
qui ne méritant point d'être confervés
, fe perdent enfin , & ne participent
pas même à l'immortalité des perfonnages
qu'ils repréfentent ? Lorsqu'il eft queftion
de quelqu'un d'illuftre par un mérite
qui engage à garder chérement fon fouvenir
, quel tort ne fait- on pas à la poftérité
, avide de s'en former une idée ;
lorſqu'on ne lui laiffe pour la fixer que
des repréfentations informes , objets de
fon mépris ; fur lesquelles elle ne peut
affeoir aucun jugement ? Leur défectuosité
184 MERCURE DE FRANCE .
dans toutes les parties de l'Art donnera
toujours lieu de douter qu'ils ayent eu
même ce foible mérite de la reffemblance
groffière. L'économie , qui eft la fource
cachée de ces faux jugemens , eft mal entendue.
Quelque peu que ces mauvais
ouvrages aient couté , c'eft en pure perte,
& iln'en refte rien ; au lieu que les chefsd'oeuvres
des grands Artiftes confervent
toujours par leur propre mérite une valeur
réelle , & leur gloire contribue à
perpétuer celle de l'objet repréſenté , s'il
en eft digne , ou du moins à retarder
l'oubli qui doit être fon partage .
GRAVURE.
COMMENCEMENT D'ORAGE.
TABLEAU de Rembrant , gravé par
M. de Marcenay.
Quotqué parmi les différens genres
qui partagent la Peinture , il n'y en ait
aucun dont les productions ne faffent
plaifir quand elles font bien exécutées ,
on peut dire cependant qu'après l'Hif
toire , le Paysage eft celui qui plaît le plus
généralement , parce qu'il nous retrace
JUILLET. 1759. 185
le fpectacle toujours intéreflant de la
Nature , dont les Scénes font variées à
l'infini.
Ce plan fans doute eft trop étendu ;
mais plus il paroît vafte , & plus l'Artiſte
qui l'embraſſe a beſoin de moyens
réunis pour le bien remplir. Il ne lui ſuffit
pas d'avoir fait beaucoup d'études d'après
le naturel , & d'en faifir précisément
le caractère , de poffeder les deux perf
pectives , d'être né Colorifte, d'avoir acquis
une touche libre & fpirituelle . Si toutes
ces qualités d'ailleurs effentielles ne font
fecondées de l'intelligence du clair-obfcur
qui feule peut les mettre en valeur ;
il eft certain que le Paysagiste reftera
fort en deçà du but , il ne féduira point ,
& fans illufion que devient la Peinture ?
il est donc de la plus grande conféquence
de s'attacher à cette partie trop négligée
, quoiqu'elle foit peut-être la plus
difficile à acquérir. Peu de Peintres Pont
bien connue , & perfonne autant que le
célèbre Rembrant qui par les effets furprenans
de fon clair- obfcur répand un
charme fecret fur les objets même les
plus indifférens. Plus occupé à peindre
P'Hiftoire & le Portrait , on voit peu de
Payfages de fa main ; mais leur rareté
186 MERCURE DE FRANCE.
n'eft qu'un titre de plus pour les faire
rechercher.
M. de Marcenay vient d'en graver un
de ce Maître , qu'on voit dans le Cabinet
de M. le Comte de Vence. Ce Tableau
préfente une plaine immenfe fertilifée par
une rivière dont les différens circuits vont
fe terminer à l'horizon . La vûe en ef
agréablement variée ; mais pour y répandre
un intérêt plus vif , Rembrant a ſuppofé
un Ciel couvert qui annonce de
l'orage ; d'où il réfulte de grandes ombres,
à travers lesquelles la lumière tombe par
échappée fur des endroits qu'elles rend
plus ou moins piquans , à proportion de
leur éloignement . Pour peu qu'on ait d'idée
du clair- obſcur , il eſt aifé de fentir
le mérite de ces fçavantes oppofitions.
Cette Eftampe , ( la dix - feptiéme de
l'oeuvre de l'Auteur ) fe trouve chez lui ,
Quai de Conti , la feconde porte cochère
après la Rue Guénegaud , ainfi que chez
M. Lutton Commis au recouvrement du
Mercure , rue Sainte- Anne , butte Saint-
Roch ; & chez le fieur Bulder Marchand
d'Eftampes , rue de Gêvres , au Grand
coeur.
JUILLET. 1759 . 187
ARTICLE V.
SPECTACLE S.
OPER A.
L'ACADÉMIE Royale de Muſique a
continué de donner le Ballet du Carnaval
du Parnaffe . On compte donner Vendredi
, 20 du mois, les Fragmens que j'ai
annoncés dans le Mercure précédent.
COMEDIE FRANÇOISE .
LA Tragédie de Briſeïs a été retirée
du Théâtre après la cinquiéme repréfentation.
Je ne puis donner qu'une idée
très-imparfaite de cet Effai de M. Poinfinet
de Sivry ; mais peut-être quelquesunes
des obfervations que j'ai recueillies
lui feront- elles utiles.
Rien n'eft plus connu que le Sujet de
FIliade. Agamemnon obligé de rendre
fon efclave Criſéïs à Crisès fon pere, Prêtre
d'Apollon , pour faire ceffer la contagion
que les fléches de ce Dieu irrité
188 MERCURE DE FRANCE.
ont répandue dans le camp des Grecs ,
Agamemnon , dis -je , pour le dédommager
de la perte de Criféis , a demandé
Brifcis , Efclave d'Achille , & l'a envoyé
prendre dans les tentes de ce Héros.
Achille dans fa colere abandonnant les
Grecs , s'eft retiré dans fon quartier avec
fes Theffaliens , & a réfolu de ne plus
combattre pour la caufe des Attrides.
L'abfence d'Achille a rendu le courage
aux Troyens affiégés , & le fort des combats
s'eft décidé en leur faveur. Hector
furtout répand le carnage & la terreur
dans le camp des Grecs , il n'eft perfonne
qui lui réfifte. C'eft dans ces circonſtances
que commence la Pièce. Achille conſent
à voir Priam dans fes tentes ; il lui rend
le Fort dont il s'eft emparé & les prifonniers
qu'il y a faits , & s'engage par ferment
à ne pas reprendre les armes contre
lui. Cependant Ulyffe & Ajax viennent
tâcher d'appaifer Achille , en lui offrant
de la part d'Agamemnon toutes les fatisfactions
qu'exige l'injure qu'il en a reçue.
Ulyffe avec toute fon éloquence lui préfente
les motifs de la Patrie & de la
gloire Achille demeure inébranlable .
Ajax indigné de fa réfistance l'accable des
plus violens reproches ; & Achille , loin
de s'en plaindre , applaudit lui - même à
JUILLET. 1759. 189
cette noble franchiſe : c'est ainsi qu'il
aime à être prié. Mais rien de tout cela
ne l'émeut. Cependant Ulyffe s'eft ménagé
un moyen plus fûr de le fléchir. Il a
démêlé dans la colère d'Achille un amour
paffionné pour Briféis ; il a gagné cette
jeune eſclave , & il ne doute pas qu'elle
ne foit favorable aux Grecs. Il dit donc
à Achille qu'Agamemnon plus généreux
que lui confent à lui rendre fa captive,
& qu'on vient de la lui ramener.
On eft inftruit dès le commencement
de la Piéce que Briféis n'eft point fille
de Brisès ; qu'elle eft Hyppodamie fille de
Priam ; qu'à ſa naiſſance l'Oracle ayant
prédit que fa vie cauferoit le trépas de
fon frere Hector , Hécube l'avoit fait expofer
; que Brisès l'ayant rencontrée , l'avoit
fait nourrir & élever fous le nom de
fa fille ; & que , fait prifonnier lui - même
à Lyrneffe , il avoit été conduit
avec elle dans le camp des Grecs . ( Dans
la Fable , Briſéis est réellement appellée
Hyppodamie ; mais qu'elle foit fille de
Priam & c. c'eft la fiction du jeune Poëte.)
Brifeis fçait qu'elle n'eft pas fille de Brisès
, qu'elle a été abandonnée & expofée
à la mort dès le berceau. Par-là M. Poinfinet
juftifie en quelque manière la chaleur
avec laquelle cette Efclave des Grecs
190 MERCURE DE FRANCE.
fe déclare pour eux contre les Troyens
Cependant Briféis a dû lui infpirer pour
les deftructeurs de fa patrie & les ennemis
implacables de fa famille , une haine
que l'éloquence d'Ulyffe n'a pu détruire
en fi peu de temps. Auffi la véhémence
avec laquelle Brifeis preffe Achille &
Patrocle d'aller combattre , & les reproches
humilians qu'elle leur fait tour- àtour
ont- ils paru déplacés , quoique juf
rement applaudis du côté du ftyle. Des
Cenfeurs trop févères peut-être , ont
trouvé encore que c'étoit dégrader les
caractères d'Achille & de Patrocle ,
, que
de leur faire donner des leçons d'héroïfme
par une femme ; & qu'il n'étoit pas
vraisemblable que Patrocle ayant réfifté
aux inftances d'Ulyffe & d'Ajax , il cédât
aux confeils d'une Efclave. On a été plus
fâché encore que le Poëte ait donné le
rôle de Patrocle à Briféïs ; & que celui
qui exhorte Achille dans l'Iliade , ait be
foin d'être exhorté lui-même par une
femme à fe préfenter au combat. Mais
ce qui n'eût pas été fupportable dans les
moeurs du fiécle d'Homère , peut être
excufé dans les moeurs du fiécle préfent ;
& cette licence , fi c'en eft une , eſt d'autant
plus pardonnable qu'elle ménage
pour
l'Acte fuivant une fituation vraiment
théâtrale.
JUILLET. 1759. 191
Au troifiéme Acte , Achille a voulu fe
retirer dans Lariffe & y amener Briféis
pour l'époufer ; elle a refufé de le fuivre ,
& s'eft oppofée à fa retraite. Dans le
ouatriéme Acte , elle apprend qu'elle eſt
fille de Priam ; fa reconnoiffance avec
fon pere eft vive & touchante. Priam l'engage
à retenir Achille , mais il lui défend
de confentir à l'époufer , & lui fait promettre
avec ſerment de lui cacher fa
naiffance. Le deffein de Priam eft de retirer
fa fille des mains du meurtrier de fes
enfans : Priam fort à l'approche d'Achille,
qui paroît déterminé à prendre les armes
pour aller combattre Hector. Briféis s'y
oppofe ; il ne conçoit rien à la réfolution
fubite qui s'eft faite dans l'ame de Briféis,
& il veut en fçavoir la caufe. Cette fituation
eft preffante , & le jeune Poëte l'a
traitée avec beaucoup de chaleur. Enfin
le fecret de Briféis va lui échapper , &
Achille eft prêt à fe rendre , lorfqu'Ulyffe
vient lui dire qu'Hector triomphe
& que Patrocle eft mort. Achille n'écoute
plus rien , fe faifit de la lance & du
bouclier de l'un de fes foldats , & court
fur le champ de bataille . C'eſt le plus
beau monument de la Pièce . En rendant
juftice au mérite de cet Acte , on a trouvé
fort étrange que les Dieux ayant attaché
192 MERCURE DE FRANCE.
la ruine de Troye aux armes d'Achille ,
& Priam étant inftruit de l'amour de ce
Héros pour Briféïs , il facrifiât à la haine
qu'il a pour lui & au reffentiment de la
mort de fes enfans , le falut de fon Peuple
, la confervation de les Etats & de fa
Couronne. Pourquoi , dit- on , Priam n'at-
il point faifi le moyen de s'attacher le
feul ennemi qu'il ait à craindre ? s'il lui
enléve Briféïs , Achille fera plus animé
que tous les Grecs enſemble à la ruine de
Troye & de la famille de Priam. Si au
contraire Briféis le fait connoître , fi elle
implore fon appui pour les Troyens contre
les Grecs , fi elle ne confent à l'époufer
qu'à condition qu'il embraffera
la défente de fon pere , Troye eft fauvée
, & les Grecs n'ont plus d'efpoir que
dans une fuite honteuſe. Priam eft pere ,
mais il eft Roj : Achille a fait périr les
enfans , mais il fera plus , il renversera
fon empire , il fe baignera peut - être
dans le fang d'Hector , le dernier ef
poir de Priam , l'unique défenfeur des
Troyens pourquoi donc inviter Brifeis
à la fuite ? Pourquoi lui impofer la loi
du fecret fur la patrie & fa naiſſance ?
Pourquoi tromper Achille & rallumer fa
haine au moment qu'il peut le gagner ?
Quoiqu'il en foit de ces réfléxions, l'Acte
JUILLET. 1759. 193
a produit foit effet. Le pathéthique des fituations
eft ce qu'il y a de plus précieux au Théâtre ; & il
n'eft rien que les Spectateurs ne paſſent en faveur
de l'intérêt:
Dans le cinquiéme Acte , Achille revient vainqueur
, fe préſente aux yeux de Priam , le glaive
a la main , fumant encore du fang d'Hector. La
fureur d'Achille eft allouvie , & n'eft point appaifée
; il accable ce malheureux vieillard par la
peinture la plus horrible de la mort de fon fils .
Je l'ai percé de mille coups , dit- il ; j'ai traîné ſes
membres déchirés fur la pouffière ; je l'ai livré en
proie aux vautours. Priam au déſeſpoir ſe répand
en imprécations contre ce vainqueur barbare , &
Brifeis fe tue en apprenant la mort d'Hector.
Le Pocte a changé quelque chofe au dénoûment
, mais il feroit à fouhaiter qu'il prit la réfolution
de refondre tout l'Acte . S'il laiſſe ſubſiſter
le début féroce d'Achille , & les imprécations de
Priam , il ne lui eft plus poffible de ſe raccorder
avec la Scène pathétique d'Homère , & tout
l'effet en eſt détruit . L'Achille qui infulte avec la
plus atroce barbarie à la douleur de Priam , n'eſt
plus l'Achille qui s'attendrit fur le fort de ce
malheureux Pere.
Voici quelle eft cette entrevue dans l'Iliade &
je ne crois pas que perfonne au monde eût mieux
à faire que de copier ce tableau . Ce n'eſt do e
pas vouloir offenfer M. Poinfinet que de lui res
mettre fon modèle devant les yeux.
» Priam arrive la nuit dans le Camp d'A-
» chille , il traverſe la Salle fans être apperçu ,
» s'approche d'Achille , fe jette à fes pieds , em-
»braſſe ſes genoux , & baile les mains terribles ,
» les mains meurtrières qui avoient verfé le
» fang de la plupart de fes fils. Achille voyant
» Priam à fes pieds , ne peut revenir de ſa ſur-
II. Vol. I
194 MERCURE DE FRANCE:
» prife : fes compagnons ne font pas moins éton
» nés que lui , & fe regardent les uns les autres.
>> Pendant ce filence formidable , Priam ferrant
» étroitement les genoux d'Achille , & attachant
>> fes yeux baignés de larmes fur fon viſage , il lui
» adreffe cette priere entrecoupée de profonds
>> foupirs. Achille égal aux Dieux , en me voyant
fouvenez -vous de votre pere , il eft accablé
» d'années comme moi , & peut -être qu'à l'heu-
» re que je fuis ici profterné à vos pieds , les voi-
>> fins profitant de votre abfence , lui font une
» cruelle guerre , & il n'a perfonne qui le fe-
» coure dans un fi preffant danger. Mais hélas !
» il y a entre lui & moi cette différence , que
» les nouvelles qu'il reçoit , que vous êtes plein
သ
د و
ور
"
de vie , entretiennent la joie dans fon coeur ,
», & le foutiennent dans cette extrêmité , par la
» douce efpérancé qu'elles lui donnent tous les
» jours qu'il va vous revoir de retour couvert de
gloire , triompher de fes ennemis ; & moi le
plus infortuné des hommes , de tant de fils fi
>> braves que j'avois dans Troye , je ne crois pas
» qu'il m'en refte un feul.... L'impitoyable Mars
›› me les a preſque tous ravis : le feul qui faifoit
», toute ma joie , & dont la valeur étoit le plus
" fort rempart de ma famille & de tous mes Peuples
, mon cher Hector , vient d'être tué de
>> votre main en combattant généreufement pour
» La Patrie. C'eft pourquoi je viens pendant les
», ténèbres dans llee camp des Grecs , pour
>> cheter..... Achille , craignez & refpectez les
» Dieux , ayez pitié de moi en rappellant dans
» votre efprit l'image de votre pere. Combien
fuis-je plus malheureux que lui ! Après tant de
» calamités , la fortune impérieufe m'a réduit à
>> ofer ce que jamais mortel n'ofa avant
moi ; elle
» m'a réduit à baifer la main homicide & teinte
» encore du fang de tous mes enfans.
>>
>>
le ra- "
JUILLET. 1759. 195
Il dit , & ces paroles , en retraçant dans
l'efprit d'Achille l'image de fon pere , l'atten-
>>> driffent & luiarrachent des foupirs; il prend la
» main du vénérable Vieillard & la repouſſe dou-
>>cement.comme pour le relever. Un tendre fou
>>venir plonge dans la même affliction ces deux
Princes ; Priam toujours profterné aux pieds.
d'Achille , toujours l'idée pleine du vaillanc
» Hector , ſe baigne dans fes larmes ; & Achille
»portant fa penfee tantôt ſurfon Pere & tantôt fur
Patrocle , verfe de même des torrens de pleurs.
» Toute la tente retentit de leurs gémiflemens &
de leurs plaintes. Enfin , quand Achille eut
calmé les douleurs & qu'il fe fut raſſaſié de
»larmes , il fe lève , & touché de la vieilleſſe
chenue & de l'humiliation de Priam , il le relève
avec des marques de compaſſion , & lui
parle en ces termes : ah malheureux Prince
par quelles épreuves terribles avez - vous paflé !
»Comment avez vous ofé venir feul dans le
camp des Grecs , & foutenir la préſence d'un
homme qui a ôté la vie à un fi grand nombre
» de vos enfans , dont la valeur étoit l'appui de
vos Peuples ! &c.
On voit qu'Homère qui chante la colère d'Achille
ne laiffe pas de donner à ce héros les
fentimens de la Nature , & de le rendre compatiffant.
Sit Medea ferox , dit Horace ; mais le
caractère de Médée n'eſt pas celui d'Achille ; & fi
le même Poëte veut qu'il foit inexorable , c'èſt
envers Agamemnon qui l'a outragé , & non
envers Priam qui l'implore. M. Poinfinet peut
répondre qu'il n'a pas pris Achille dans le même
moment qu'Homère , mais c'eft tant pis , à ce
qu'il me femble ; car l'endroit que je viens de
citer eft le plus fublime de l'Iliade. Je ne m'éten
drai point fur les critiques plus détaillées qu'on
I ij
196 MERCURE DE FRANCE.
a faites de l'intrigue de fa Pièce : c'eft à lui-même
à examiner s'il eft naturel que Priam refte dans
les tentes d'Achille , pendant que Patrocle &
Achille lui - même vont combattre Hector ; s'il eft
vraisemblable que Priam efpere pouvoir tirer Briféis
des mains d'Achille , & qu'il ne s'occupe que
de ce projet , fans penfer à l'Oracle qui a fait expofer
Hyppodamie , dans le moment furtout où
il doit en être le plus frappé ; fi c'eft à Priam que
doit s'adreſſer le beau récit du combat d'Achille
contre le Xante , &c.
Cet Ellai , tout défectueux qu'il eft , ne laiffe pas
d'annoncer un vrai talent pour la Tragédie : on
y voit de la nobleffe & de l'élégance dans le
ftyle , de la force dans les peintures , de la chaleur
& de l'élévation dans les fentimens , & en
général une verfification convenable au genre
dramatique.
On doit voir Lundi prochain dans une même
Piéce , un triple Ellai intéreffant pour le Public :
dans l'Iphigénie de Racine , Mlle Camouche
jouant le rôle de Clytemneftre , Mlle Dubois celui
d'Iphigénie , & Mlle Rofalie celui d'Eriphile.
J'en rendrai compte dans le Mercure prochain.
COMEDIE ITALIENNE.
LEE 18 Juin , les Comédiens Italiens ont remis
au Théâtre Democrite prétendu Fou , Comédie
d'Autreau, en cinq Actes & en Vers , donnée pour
la première fois en 1736. Cette Piéce n'a pas été
plus fuivie que le Superftitieux & le Provincial à
Paris qui viennent d'être remis à ce Théâtre ;
cependant elle a paru faire affez de plaifir au petit
nombre de Spectateurs qui l'ont vue. Le rôle '
JUILLET. 1759. 197-
de Démocrite eſt très- agréable , & a été rendu
par M. Riccoboni avec beaucoup d'intelligence ,
quoiqu'un peu froidement . Mlle Catinon a mis
beaucoup de décence & d'intérêt dans celui de
Sophie , jeune Affranchie de Démocrite , dont le
caractère est d'être ingénue , modefte & tendre ,
mais qui voudroit fe cacher à elle-même fon
amour pour ce Philofophe. Cette Actrice mérite
de plus en plus les encouragemens du Public par
fes talens , & par les foins qu'elle ſe donne dans
les nouveaux rôles dont elle eft chargće.
On apperçoit dans plufieurs Scènes entre Sophie
& Démocrite de la reflemblance avec la Pupille,
Piéce en un Acte du Théâtre François . Le rôle de
Myfis , autre jeune Affranchie de Démocrite ,
fait contrafte avec celui de Sophie ſa ſoeur , par
l'enjoument , la vivacité & la gaîté . Ce rôle a été
oué par la nouvelle Débutante dont la jeuneſſe
mérite de l'indulgence. Elle acquérera fans doute
avec l'ufage du Théâtre , plus d'aifance & de
grace dans l'action ; elle pourra par une atten- ›
tion continue adoucir les infléxions de fa voix ;
& fi elle fe prête aux avis de M. Riccoboni , elle
apprendra à raiſonner fes rôles . Le premier Acte
de Démocrite eft froid ; Dans le fecond , l'Auteur.
n'a point tiré parti du rôle d'Ariſtippe , Philofophe
& Chef de la Secte Cyrénaïque , qu'il met
en Scène vis- à-vis de Diogene : le dénoument
de la Piéce n'eft point heureux , & la reconnoiffance
qui l'améne ne fait aucun effet. Cette Comédie
en général eft écrite d'un ſtyle naturel
& facile.
Le même jour une jeune Danſeuſe de dix ans
a paru fur ce Théâtre pour la premiere fois , &
a été accueillie du Public avec les plus grands
applaudiſſemens . Elle danſe avec toute la légé,
I iij
198 MERCURE DE FRANCE.
·
reté & la précision qu'on peut defirer à cet âge ;
elle forme bien fes pas ; fes attitudes font nobles ,
& fes mouvemens gracieux.
OPERA- COMIQUE.
L'OUT ' OUVERTURE de ce Spectacle à la Foire
Saint Laurent s'eft faite le 28 du mois de Jain
par un Prologue intitulé : Le retour de l'Opera-
Comique , dans lequel Mademoiſelle Necelle a
chanté trois rôles de différens caracteres ; celui
de M. d'Efcarbillas , celui de Jeannette la Niaife,.
& celui de Mademoiſelle d'Eſcarbillas. Le jeu &
le chant de cette nouvelle Actrice ont été également
applaudis ; on lui trouve du goût , de l'in
telligence & des graces ; elle n'a qu'un filet de
voix , mais il eft tendre , jufte & flexible ; fes
cadences font brillantes & légeres ; & fa figure
eft telle qu'on peut le defirer à ce Spectacle ,
qui d'ailleurs s'accommode d'un petit volume
de voix .
Le même jour de l'ouverture de ce théâtre ,
la nouvelle Actrice joua le rôle du Modèle dans
le Peintre amoureux , & prouva par le caractere
de fon jeu , qu'on pouvoit réuffir à ce théâtre
dans les rôles tendres , fans y mettre de l'indécence.
La mufique du Peintre amoureux a eu
le même fuccès que dans la Nouveauté.
La repriſe de Blaiſe le Savetier & des Aveur
indifcrets , a obtenu les mêmes applaudiffemens.
qu'à la Foire S. Germain.
Le Ballet des Meuniers Provençaux , où danfent
les Demoiselles Prudhomme & Chefdeville , &
la Dame Leſcot , a été auffi- bien reçu qu'à la
Foire S. Laurent de 1758 .
|
JUILLET. 1759. 199
En général le Public eft fatisfait des foins
qu'on le donne pour rendre ce Spectacle auffi
amulant qu'il peut l'être .
AVIS.
Cours public & gratuit.
La Compagnie des Apothicaires de Paris ( dans
le feul deffein de coopérer au progrès de l'art
de guérir , & de fe rendre vraiment utile à la
Société, ) a commencé le 12 Mai dernier , en fon
Laboratoire , rue de l'Arbalète , Fauxbourg Saint
Marcel , en faveur des Etudians , un Cours de
Chymie qu'elle répétera & augmentera chaque
année à proportion des découvertes que l'expérience
lui fournira pour enrichir la théorie de
cet Art.
Les fieurs Genand , Couzier , Demoret , Julliot,
Laplanche , Santerre , Bataille & Azema , fe font
chargés de faire les Leçons de ce Cours plufieurs
années de fuite , & de fupporter même les dépenfes
indifpenfables que des démonſtrations de
cette nature exigent .
On ne fçauroit trop louer la générofité de ces
Artiftes , puifqu'ils n'attendent d'autres récompenfes
de leurs peines que le bien de l'humanité
& l'accueil du Public.
Nous pourrions donner dès-à-préfent une
Efquiffe legere des premieres Leçons de ce Cours ;
mais nous nous refervons à en faire le tableau
entier lorfqu'il fera fini.
I iv
200 MERCURE DE FRANCE.
EXTRAIT de la Lettre de M *** Soufcripteur
de la nouvelle Méthode , pour
apprendre la Langue Latine , propofee
par Soufcription : à M. DE LAUNAY
Auteur de cet Ouvrage.
Il y a quelques années , Monfieur , que vous
communiquâtes à un habile homme de mes amis
votre Manuſcrit de la Nouvelle Méthodepour ap
prendre la Langue Latine. Ce fyftême lui plut beaucoup
, il m'en fit un jour l'analyfe , & j'en conçus
moi- même une idée fort avantageufe . Je com
pris dès- lors de quelle utilité feroit déformais
une manière d'apprendre le Latin fi courte &
fi facile.
Peu de temps après , votre Ouvrage fut propofé
par foufcription , le Programme diſtribué , mis
fous nos yeux , avec les applaudiffemens
donnoient MM . de VILLEFROY & de PASSE,
lui
que
Cenfeurs Royaux , fucceffivement nommés pour
en faire l'examen. Je vis avec plaifir mon juge
ment confirmé & affuré par celui de ces Sçavans
. Je me hâtai de ſouſcrire , pour me procurer
un Ouvrage d'un mérite non équivoque.
Le premier volume ne nous a été délivré que
long-temps après la promeffe des Libraires. Les
trois autres devoient être fournis de mois en mois :
& nous ne les avons pas encore
aujourd'hui ,
quoiqu'il fe foit déjà écoulé plufieurs années depuis
cette dernière promeffe. Vous me permettrez,
Monfieur , de vous faire ici mes plaintes d'un
retardement dont on ignore la caufe. Les SoulJUILLET.
1759.
201
criptions Typographiques n'avoient que faire de
cet évènement, pour tomber dans le difcrédit s
on commençoit à en être bien las .
Je reviens à votre premier volume auquel le
Public a fait l'accueil le plus favorable. En effet ,
il ne contient rien qui doive faire rabattre quelque
chofe de la bonne opinion qu'on avoit conçue
de la Nouvelle Méthode.
Cependant quoiqu'elle ait paru fous de ſi heureux
aufpices , & qu'elle ait réuni tant de fuffrages
éclairés , la première partie n'a pas plutôt
vû le jour , qu'elle vous a fufcité un Antagonifte
qui femble fe flatter de vous anéantir. Cet
Atléte formidable , eft un Maître de Penſion
qui s'eſt montré en 1756.
On annonce votre Adverſaire avec emphaſe ,
& on le donne comme le phénix des inſtituteuts
de la Jeuneffe. Et pour juftifier l'éloge pompeur
qu'on en fait , on produit la Lettre de ce
Grammairien , & on la qualifie de lumineuſe.
Je cherche dans la Lettre dont il s'agit ces
traits de lumière qu'on y fuppofe, & je n'y trouve
que du clinquant, des phrafes cadencées , des anthefes
, un ton doctoral , un ftyle néologique ,
entrecoupé par-ci par-là de quelques froides bouffonneries.
Si je m'arrête à conſidérer le fond des choſes
contenues dans cette Lettre , il ne me dédommage
point de la frivolité du reſte. Tout s'y réduit
à un parallele des Méthodes de M, du Marlais
, de celle de M. l'Abbé Frémi & de la Vache.
Ce parallele eft , dit-on , impartial : on le dit,
mais il n'en eſt rien , comme il fera aiſé de
s'en convaincre.
M. du Marfais eſt élevé jufqu'aux nues , il
eft dans fon genre un PASCAL , un BOSSUET
I v
202 MERCURE DE FRANCE
un MONTESQUIEU. L'Abbé Frémi eft entièré--
ment oublié >
au grand avantage de la Littérature
, & vous , vous n'êtes qu'un Automate revêtu
des dépouilles d'autrui , & encore‹ très -mal
afforties. La Méthode de M. du Marlais eft une
lumière pure , celle de l'Abbé Frémi , une énigme
impénétrable , & la vôtre , une rapfodie informe.
Après un pareil jugement , il n'eft pas difficile
d'appercevoir à qui des trois , ce Critique défére
les honneurs du triomphe. Heureuſement ce
n'eft ici qu'un tribunal fort fubalterne qui prononce
contre vous. Mais le Public , Juge infiniment
fupérieur , plus éclairé , moins prévenu ,
fçaura rendre plus de juftice à votre Méthode,
puifqu'il marque déjà tant de fatisfaction du
premier volume , & tant d'empreffement d'avoir
les trois autres.
D'abord notre Cenſeur , abandonnant l'efprit
Philofophique dont il croit avoir hérité de fon
Maître , juge de tout votre Ouvrage par la feule
première partie ; quelle Dialectique ! Mais que
diroit donc ce Gramairien lumineux , fi l'on vouloit
juger de toute fa capacité par la feule Lettre
critique de votre Méthode ? Je crois qu'il n'auroit
pas lieu d'être flatré. Il fait plus néanmoins ,
il va jufqu'à juger & même très- défavorablement
, de votre fyntaxe , qui n'a point encore
paru. Il faut avouer que c'eft- là une étrange
précipitation. Pour moi , je fçais qu'outre les prinpes
ordinaires de la 'fyntaxe , dont vous faites
l'explication , en interprétant le texte Latin , vous
devez donner dans la fuite un traité de ſyntaxe
à part , réduit à un certain nombre de règles.
M. du Marfais ne nous donne qu'une fimple
ébauche , un effai , comme il le dit lui-même ,
& votre Méthode a toute l'étendue dont elle
JUILLET. 1759. 203
peut être fufceptible ; c'eft un corps d'Ouvrage
complet , où vous avez expliqué , ſuivant votre
plan , différens Auteurs Latins , fans craindre
PERSE , cet Auteur cependant fi redoutable ,
même aux Sçavans. En ſecond lieu , M. du Marfais
, qui comme vous , commence par traduire
du Latin , s'y prend de façon , qu'il s'enfuit des
inconvéniens conſidérables. Il ſupplée tous les mots
foufentendus dans le texte & les écrits , ce qni ·
forme un tableau confus aux yeux des Commençans
, & leur caufe un grand préjudice.
Ce Critique prétend que le Dictionnaire qui
accompagne votre explication , eft ridicule &
ennuyeux. Je le trouve au contraire très - bien
fait & fort utile à tous égards : cependant il n'a
pû vous mettre à l'abri d'une cenſure aſſez originale
qu'en fait ce lumineux Gramairien , au
mot Limus , que vous traduiſez comme tous nos.
Dictionnaires par bane , bourbe , jupon , cetillon
.
En effet de quoi vous êtes- vous aviſé de vous:
rendre coupable de la multiplicité des fignifica,
tions diverſes de ce mot ? Vous me répondrez
fans doute que les Latins l'ont voulu ainfi. Belle
défaite ! C'étoit à vous à ne le vouloir pas comme
eux. Comment ! vous ne ſentiez pas comme
ce Critique , que les Dames feroient choquées
de voir le même mot fignifier mauſadement &fans:
aucun égard, toutes ces chofes différentes ? Notre
Maître de Penſion eft bien plus adroit que vous
à faire fa cour au beau ſéxe : il lui laiſſe à pen--
fer
par le procès qu'il vous intente fur ce mot,
que ſon imagination vive & brillante lui a fait
appercevoir des rapports analogiques entre ces :
acceptions diverles . C'eft-là , ce qui s'appelle être
galant avec délicateffe .
Mais , c'eft affez vous entretenir d'une critique
1 vi
104 MERCURE DE FRANCE.
dont certainement vous n'avez pas lieu de vous
allarmer. Je penfe bien auffi que vous ne vous
amuferez point à y faire une réponse expreffe ,
& que vous vous hâcerez plutôt à remplir vos
engagemens , en nous donnant les trois derniers
volumes que nous attendons depuis fi long-temps
& avec beaucoup d'impatience.
Votre Ouvrage parlera affez pour vous ; alors
toutes les clameurs de la jaloufie ne pourront
que le faire paroître avec plus d'éclat .
Je fuis & c.
ARTICLE VI
NOUVELLES POLITIQUES.
EXTRAIT du Journal de l'Armée..
Autrichienne , le 7 Juin.
Nous avons appris ces jours paffés que le
Comte de Guadagni avoit été attaqué par un
corps nombreux de troupes Pruffiennes dans un
pofte qu'il occupoit entre Averbach & Falckenftein.
Le Comte de Guadagni qui n'avoit que cent
trente Maîtres fe replia fur Wildenhammer dès
le commencement de l'attaque. Il fut attaqué
dans ce fecond pofte par une autre colonne
des Ennemis composée de deux bataillons d'Infanterie
, foutenus par un eſcadron de Huffards.
La fupériorité de cette colonne qui menoit avec
elle quatre piéces de canon, détermina le Comte
de Guadagni a fe retirer à Eibenstock. Il fut chargé
deux fois dans fa retraite & continuellement harce
lé par les Pruffiens . Mais il foutint leur effort avec
JUILLET. 1759. 203
intrépidité , & arriva à Eibenstock fans beaucoup
de perte . Là il reçut un renfort de cent Croates
qui le mirent en état de pouffer les Hulfards
Énnemis. Il les mis en fuite après avoir tué un
Lieutenant & plufieurs Soldacs.
DE VIENNE le 24 Juin.
L'Empereur a créé Prince de l'Empire le Duc
de Broglie , Lieutenant - Général des armées du
Roi Très-Chrétien .
L'impératrice de Ruffie a fait préſent à l'Impératrice
Reine , de vingt-neuf piéces de canon
de bronze. Il y en a fix d'une nouvelle invention .
Elles renferment fous une enveloppe de fer battu
un mèchaniſme qui n'eſt encore connu de perfonne.
DE HAMBOURG le 10 Juin.
On voit par un écrit que l'on vient de publier
que les troupes Pruffiennes qui ont hiverné dans ,
lesEtats deMecklebourg ne le fontpas conténtées ›
d'en tirer d'énormes contributions en argent &
en toute efpèce de fubfiftances ; qu'elles ont enlevé
l'artillerie & les munitions ; qu'elles fe font empa- .
rées de tous les deniers du Prince ; qu'elles ont
forcé les habitans ſans diſtinction à s'enrôler ſous
leurs drapeaux ; & que pour découvrir les fugitifs
qui cherchoient à ſe dérober à leur violence , elles
ont maltraité les femmes juſqu'à les traîner attachées
à la queue de leurs chevaux , & leur ont fait
des outrages dont on n'a jamais vu d'exemple. On
obſerve que cet excès commis par les Pruſſiens a
couté à l'Etat de Mecklenbourg quatorze millions :
de florins l'Allemagne , fans compter la dévaſta➡ :
tion de festerres & le malfacre d'un grand noms
bre de fehabitans.
OG MERCURE DE FRANCE
D
DE LIPSTADT , le 17 Juin.
Le Landgrave de Heffe eft parti précipitamment
de fon Château de Rinteln pour ſe réfugier
à Brême. S'il avoit retardé d'une heure , il étoit
pris par les troupes légeres de l'armée de Contades.
On affure que ce Prince en voyant fes
Etats nouvellement envahis par les François , en
a conçu une fi vive douleur , que ſa ſanté en eſt
confidérablement altérée. Il eſt arrivé à Brême
le 14 avec tous les Officiers de fa Maiſon. Il a
écrit à Londres pour informer la Cour d'Angleterre
de fa trifte fituation , & pour fe plaindre
amèrement de ce qu'on ne lui a pas tenu les.
paroles qu'on lui avoit données.
*
DE LONDRES , le 16 Juin.
Le vaiffeau le Grantham , appartenant à la
Compagnie des Indes , a été pris à la hauteur
du Cap de Bonne- Efperance par deux vaiſſeaux
de guerre François . On évalue la cargaiſon de
ce bâtiment à deux cens mille livres fterlings.
Le Colonel Clavering & le Capitaine Leffie
arriverent ici le 13 , envoyés par le Général Baringthon
, pour apporter la nouvelle de la prife
de la Guadeloupe. Le 12 Avril , ce Général envøya
à Arnouville un détachement de quinze
cens hommes avec quatre piéces de canon &
deux obufers. Les ennemis fe retirerent dans
leurs retranchemens au- delà de la riviere & s'y
défendirent avec fermeté. Le 16 ils abandonnerent
le pofte de la Baye. Mahant , & celui de-
Goyave , pour le replier fur Sainte-Marie. Nos.
troupes y marcherent le zo , & après un combat
SY
affez difputé , ils forcerent les ennemis de fe retirer
dans les montagnes où ils fe font tenus
JUILLET. 1759.
207
renfermés , jufqu'à ce que le défaut de vivres
les ait mis dans la néceffité de capituler. C'eſt
le premier de Mai que la capitulation a été
fignée. On a accordé aux troupes les honneurs
de la guerre , & des bâtimens pour les tranfporporter
à la Martinique. On a promis aux habitans
de maintenir leurs priviléges dans toute
leur étenḍue. Une heure après que la capitulation
fut fignée , les François furent avertis qu'un
fecours de fix cens hommes de troupes réglées
& de deux mille Boucaniers , commandés par le
fieur de Beauharnois , venoit de débarquer à.
Sainte Anne avec de l'artillerie & des armes.
pour deux mille hommes. L'Eſcadre du fieur de
Bompart avoit eſcorté ce convoi ; mais comme.
la capitulation étoit fignée , le fecours fut reme
barqué fur le champ.
Du 24.
-Nos frégates ne ceffent de parcourir les côtes
entre Breſt & Dunkerque , pour obferver les
mouvemens des François. Tous les avis qu'elles
nous donnent augmentent les appréhenfions
cauſées par leur armement , & en repréſentent
les effets comme très - prochains. La flotte de
l'Amiral Hawke tient ferme dans fa croifiere
fur la côte Occidentale de la Bretagne. La tempête
qu'elle a effuyée le r2 de ce mois , a confidérablement
endommagé quelques-uns de fes
vaiſſeaux. Le Héros a perdu tous les mats ; le
Temple a rompu fon mat d'artimon & ſon beaupré
; le Montagu a beaucoup fouffert dans fes
manoeuvres. Ces trois vaiſſeaux ont été obligés
de revenir à Plymouth pour ſe réparer.
208 MERCURE DE FRANCE.
FRANCE.
'Nouvelles de la Cour , de Paris , &‹.
DE VERSAILLES , le 28 Juin.
LE 22 l'Archevêque d'Alby prèia ſerment entre
les mains du Roi.
Le même jour Sa Majesté tint le Sceau pour
la cinquante-deuxième fois.
Le Roi a donné une place de Colonel dant les
Grenadiers de France au Comte de Chabannes ,
ci-devant Enfeigne de vaiffeau & fervant actuellement
en qualité de Volontaire dans le Régiment
du Comte de Talleyrand fon beau-frere.
>
Le 28 la Cour a pris le deuil pour quatre
jours , à l'occafion de la mort de la Princeſſe
d'Anhalt-Zerbſt.
Dus Juillet.
Le Roi a donné au Comte de Raymond , Ma-:
réchal- de- Camp , le commandement de la Province
d'Angoumois.
Sa Majefté a accordé des Lettres de Nobleffe
au fieur Ratte , ci-devant chargé des affaires da
Roi à la Cour de Vienne , en récompenfe de les
fervices.
Dans le dernier Mercure il s'eft gliffé une erreur
de la Gazette , où en parlant du Marquis de
Paulmy , il y eft dit ci-devant Miniftre & Secre
taire d'Etat , il falloit mettre Miniftre , & cia
devant Secrétaire d'Etat.
DE PARIS , le 30 Juin.
L'Académie Royale des Inſcriptions & Belles;
JUILLET. 1759 .
209
Lettres , dans fon affemblée du 19 de ce mois ,
a élu pour Académicien honoraire le fieur de
Lamoignon de Malesherbes , premier Préfident
de la Cour des Aydes , à la place vacante par la
mort du fieur de Lamoignon , Préfident honoraire
du Parlement.
Extrait d'une Lettre de Cadix , du io Juin.
Un navire Marchand,Eſpagnol,venant de Por
to - Ricco , de conferve avec le vaiffeau de guerre
le Monarque de 60 canons , fut rencontré le 25
du mois dernier par une frégate Angloife de 30
canons. Le Capitaine de cette frégate voulut
faire la vifite du navire Efpagnol ; & celui - ci
ayant refufé de s'y foumettre , l'Anglois envoya
fa chaloupe armée pour l'y contraindre , en le
menaçant de le couler à fonds s'il réfiftoit . Sur
ces entrefaites le vaiffeau de guerre le Monarque
arriva . Alors le Capitaine Anglois fut obligé de
fe rendre lui-même à bord du vaiffeau de guerre
Espagnol. Il s'y rendit après bien des difficultés ;
& s'abandonnant à la colere , il eut la témérité
de tenir divers propos injurieux fur le compte du
Capitaine & de la Nation. Ce procédé détermina
le Capitaine Elpagnol , qui avoit deffein de le
renvoyer à fon bord , à le retenir prifonnier . It
l'a conduit ici le 29 du même mois , & la frégate
a fuivi.
MARIAGE.
Charles-Emanuel de Cruffol , Duc d'Uzès, premier
Pair de France , époufa le 8 Juin , dans la
Chapelle de fon Château de Fouzed , Damoiſelle
Marie-Gabrielle-Marguerite de Gueydon , fille de
feu Melfire Henry de Gueydon.
210 MERCURE DE FRANCE.
MORT S.
Mademoiſelle Marie de Bourbon- Condé , Princeffe
du fang , mourut à Paris le 22 , âgée de quatre
ans , quatre mois & cinq jours . Elle étoit fille
de Louis-Jofeph de Bourbon , Prince de Condé ,
Prince du Sang, Grand-Maître de la Maiſon du
Roi , Gouverneur du Duché de Bourgogne ; & de
Charlotte- Godefride- Elifabeth de Rohan- Soubife.
Son corps a été porté aux Carmélites de la rue
S. Jacques , où il a été inhumé le 24. –
Dame Anne-Louiſe de Fieubet , époufe de Mef.
fire Pierre Gilbert de Voifins , Conſeiller d'Etat
& au Confeil des Dépêches eft morte le 27 ,
dans la foixante - feptième année de fon âge.
"
Armande-Elifabeth- Félicité d'Aiguillon d'Agenois,
fille d'Emanuel- Armand Dupleffis Richelieu,
Duc d'Aiguillon , Pair de France , Chevalier des
Ordres du Roi, Lieutenant- Général de ſes Armées,
& Commandant pour Sa Majefté en Bretagne ;
& de Dame Louife- Félicité de Brehant de Plelo ,
fon époufe ; mourut en cette ville le 3 Juillet ,
âgée de treize ans.
Dame Catherine Thiroux , époufe de Meffire
Charles- François Huguet de Semonville , Chevalier
des Ordres Royaux , Militaires & Hoſpitaliers
de Notre- Dame du Mont Carmel & de
Saint Lazare , & Confeiller d'honneur au Parlement;
eft morte le même jour , dans la quarante
huitième année de fon âge.
AVIS.
Le Sieur Defmaillaits , qui s'étoit annoncé au
Public dans l'un des Mercures de l'année dernière ,
JUILLET. 1759.
pour avoir une teinture en écarlate d'une beauté
inaltérable , vient enfin de m'envoyer fon adrelle.
Il loge rue d'Orléans , au coin de celle du Gril ,
quartier du Jardin du Roi , à Paris. Je ne laiffe
pas de trouver encore bien étrange que M. Defmaillaits
ait réfifté fi longtemps aux inftances
qu'on lui a faites de donner fon adreffe ; mais
en pareil cas je ne fuis garant de rien.
Le Sieur Vater Facteur de Clavecins , donne
avis , que fur le point de fe retirer du Commerce
, il lui refte nombre de bons Clavecins à vendre
tant de Buckers que de fa façon : ce que l'on
pourra voir chez lui à toute heure , rue Phelipeaux
prés le Temple , dans la maison du feur
Nicole.
Madame de Latour , donne avis qu'elle vend
avec Approbation une Huile qui ôte dans l'inſtant
& proprement les cheveux que l'on a de trop ;
fans douleur ni danger. Les cheveux ne revienjamais
quand on l'a appliqué trois ou quatre fois.
La Bouteille eſt de fix liv. Une feule fuffit.
Elle a une autre Huile pour les faire croître où
il en manque , la Bouteille eſt du même prix.
Sa demeure eft Quai Pelletier , à l'enſeigne
du Drapeau de la Ville , chez Mlle Briant à Paris.
Maillard Marchand d'Eftampes , rue S. Jacques
, la deuxième Porte Cochere au- deffus de la
rue des Noyers , même maifon du fieur Farges
Maître Menuifier , débite une fuite d'Emblêmes ,
Deviſes fur divers fujets de Piété & de Morale
amufante , & petites Etrennes ornées de vignettes .
dont il fait des envois aux Maiſons Religieufes &
aux Marchands de Province.
L'Epoufe dudit Maillard exécute toutes fortes de
Caractères , Notes de Plein- chant , Deffeins , Vi212
MERCURE DE FRANCET
gnettes , Ornemens , Bouquets pour meubles , &c.
Le fieur Macary , Machinifte privilégié du Roi,
pour le recurement des ports & des rivieres ,
annonce au Public que tous ceux qui auront
des rivieres , ruiſſeaux , étangs & piéces d'eau à
recurer & à nettoyer , peuvent s'adreſſer à lui . Ilfera
l'entrepriſe de ces ouvrages par le moyen
des différentes machines qu'il a inventées , &
dont il a un privilége exclufif , fans mettre les
parties à fec , ce qui évitera le dépériſſement du
poiffon & le chaumage des moulins. Ledit fieur
Macary entreprendra auffi de deffécher les marais
, le tout avec plus de diligence & à meilleur
marché que tout autre. Son adreſſe eſt au Caffé
Conty au bout du Pont - neuf à Paris. Il recevra
toutes les Lettres & Paquets , pourvu qu'ils foient
affranchis.
Le fieur Defprez , Maître Apothicaire de Paris,
rue Sainte Avoye au Marais , eft le feul chez qui
fe trouvent les vrais Bourjeons du Nord , fouverains
pour les affections fcorbutiques ; il en fair
faire ufage depuis un an , conjointement avec
M. le Thuillier , Docteur en Médecine , qui demeure
à l'Hôtel Soubife .
Fautes à corriger dans le Mercure de Juillet I. Vol
P. 137. lig. 9. ou bien , lifez au lieu.
P. 140 lig . 16. Mai , lifez Mars.
P. 143 lig. 12. M. Eller , lifez M. Euler.
Ibid. lig. 27. l'Epoque , lifez l'Apogée.
P. 144. lig. 2. l'Epoque , lifez l'Apogée.
P. 15. lig. 13. fes , lifez ces.
P. 168. lig. 3. rétrogradée , lifez rétrograde,
7
JUILLET. 1759. 213
APPROBATION. 、
J'Ar lu, par ordre de Monſeigneur le Chancelier,
le fecond Mercure du mais de Juillet , & je n'y
ai rien trouvé qui puiffe en empêcher l'impref
fon. A Paris , ce 30 Juin 1759. GUIROY.
TABLE DES ARTICLES.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES IN VERS IT EN PROSE.
EPITRE à Thibé.
T
Page s
7
8
Vers à M. & Mad. de la T *** fur la nailfance
d'un fils , par M. Panard.
Traduction du Pleaume 136. Superflumina
Babylonis .
Penſées ſur l'émulation & fur l'envie.
Fragment fur les bienséances.
Les Androgynes , Conte imité de l'Anglois.
Les Graces vengées , Traduction de l'Italien
-de M. l'Abbé Metaſtaſe .
Penſées ſur la Morale & ſur l'homme en général
, par M. l'Abbé Trublet.
Epitre à la Pareffe.
Difcours fur la Réfléxion .
10
1519
35
48
55
61
64
Mots de l'Enigme & des Logogryphes.
67
Ibid.
Enigme.
68
Logogryphe.
Logogryphus.
69
Morale.
* 555 55
214 MERCURE DE FRANCE.
Chanfon. 70
ART. II. NOUVELLES LITTÉRAIRES,
Examen des Réfléxions de M. Dalembert
fur la liberté de la Mufique.
Mémoire fur l'Alphabet des Chinois , par
M. de Guignes.
Ellais hiftoriques fur Paris , par M. de Saintfoix
.
73
104
117
123 Idée de l'Edda , ou Mythologie Celtique.
Annonces des Livres nouveaux. 138 &fuiv.
ART. III . SCIENCES ET BELLES-LETTRESS
MÉDECINE.
Lettre à l'Auteur du Mercure au fujet des
modifications du pouls dons les maladies. 145
ART. IV. BEAUX - ARTS.
ARTS UTILES.
Séance publique de l'Académie Royale de
Chirurgie. 154
Mémoire de M. Pouteau fils , fur l'ufage de
l'huile d'olive contre la morfure de la
vipère.
167
ARTS AGRÉABLES.
PEINTURE.
De la diverfité des Jugemens fur la reſſemblance
des Portraits.
GRAVURE.
Commencement d'orage , Tableau de Rembrant
, gravé par M. de Marcenay.
171
184
JUILLET. 1759 : 213
ART. V. SPECTACLES .
Opéra.
187
Comédie Françoife. Ibid.
Comédie Italienne.
196
Opéra-Comique. 198
Extrait de la Lettre de M *** à M. de
Launay. 200
ART. VI. Nouvelles Politiques. 204
Mariage.
209
Morts. 210
Avis divers.
Ibid.
De l'Imprimerie de SEBASTIEN JORRY,
rue & vis-à-vis la Comédie Françoife.
KNUTI
NICT
2
MERCURE
DE FRANCE ,
DÉDIÉ AU ROI.
A O UST. 1759 .
Diverfité , c'eft ma devife . La Fontaine.
Cochin
Finein
BigWonSculpe
Ghez
A PARIS ,
( CHAUBERT , rue du Hurepoir.
JORRY , vis- à-vis la Comédie Françoife,
PISSOT , quai de Conti.
DUCHESNE , rue Saint Jacques.
CAILLEAU , quai des Auguftins.
CELLOT , grande Salle du Palais.
Avec Approbation& Privilége du Roi.
1
AVERTISSEMENT.
LE
E Bureau du Mercure eft chez M.
LUTTON , Avocat , Greffier Commis au
Greffe Civil du Parlement , Commis au
recouvrement du Mercare, rue Sainte Anne,
Butte Saint Roch , à côté du Sellier du Roi.
C'eft à lui que l'on prie d'adreffer, francs
deport , les paquets & lettres , pour remettre
, quant à la partie littéraire , à M.
MARMONT EL, Auteur du Mercure.
Le prix de chaque volume eft de 36fols ,
mais l'on ne payera d'avance , en s'abonnant
, que 24 livres pour feize volumes
à raifon de 30 fols piéce.
Les perfonnes de province auxquelles on
enverra le Mercure par la pofte , payeront
pour feize volumes 32 livres d'avance en
s'abonnant , & elles les recevront francs
de port.
Celles qui auront des occafions pour le
faire venir,ou quiprendront lesfrais duport
fur leur compte , ne payeront comme à
Paris , qu'à raiſon de 30 fols par volume ,
c'est- à- dire 24 livres d'avance , en s'àbonnant
pour 16 volumes.
Les Libraires des provinces ou des pays
étrangers qui voudront faire venir le
Mercure , écriront à l'adreſſe ci-deſſus.
"
A ij
On fupplie les perfonnes des Provinces
d'envoyer par la pofte , en payant le droit ,
le prix de leur abonnement , ou de donner
leurs ordres , afin que le payement en foit
fait d'avance au Bureau .
Les paquets qui neferont pas affranchis,
refteront au rebut.
On prie les perfonnes qui envoient des
Livres , Eftampes & Mufique à annoncer ,
d'en marquer le prix.
On
peut fe procurer
par
la voie
du
Mercure
le Journal
Encyclopédique
&
celui
de Mufique
, de Liége
, ainfi
que
les autres
Journaux
, Eftampes
, Livres
&
Mufique
qu'ils
annoncent
.
Le Nouveau Choix de Piéces tirées des
Mercures & autres Journaux , par Mi
Marmontel , fe trouve auffi au Bureau
du Mercure . Le format , le nombre de
volumes & les conditions font les mêmes
pour une année.
Il prie Meffieurs les Abonnés du Mer
cure de vouloir bien prendre cette qualité
en fignant les Avis & les Piéces qu'ils lui
envoyent.
MERCURE
DE FRANCE.
AOUST. 1759.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES
EN VERS ET EN PROSE.
LE JE NE SÇAI QUOL
EPITRE
A Madame de **.
Ο νούς Vous , dont les erreurs chéries
Forment le deftin le plus beau ,
Qui ne marchez qu'au doux flambeau
Du Dieu des tendres rêveries !
Soyez ma Mufe , infpirez-moi ,
A iij
MERCURE DE FRANCE
Puifque vous voulez que je chante
L'empire & la grace touchante
De l'enchanteur JE NE SÇAI QUOI ;
Et fur ma voix foible & vulgaire ,
Pour vous en adoucir l'ennui ,
Repandez l'heureux don , le rare don de plaire
Que vos beaux yeux tiennent de lui.
Au gré de fon pouvoir plus doux encor qu'étrange ,
Je vois d'abordl'humeur qui change ,
Sans fçavoir pourquoi ni comment.
Par les refforts fecrets de fa prompte magie ,
Souvent de la plus vive orgie
*
Nous éprouvons l'enchantement ;
Le front s'épanouit , la langue fe délie ,
Les yeux brillent d'un feu charmant.
Pleine d'une aimable folie ,
L'imagination prodigue l'agrément ,
Les fleurs , la fiction , les traits de la faillie ,
Et le charme du fentiment..
En l'abſence des jeux , rêveur & folitaire ,
Combien de fois me fuis-je heureuſement furpris
Dans une joie involontaire ,
Dont tous mes fens étoient épris ,
Et dont la cauſe encor m'eſt un profond miſtère !
Je fentois dans mon coeur des tranſports inconnus:
Des plus heureux plaiſirs je reſpirois l'ivreſſe ;
Tous les flambeaux de l'allégreffe
AOUST. 1759.
Rayonnoient à mes yeux follement prévenus ;
Et jufque fur le front de la pâle triftelle
Jecroyois voir empreint l'enjoûment de Vénus."
D'où vous vient aujourd'hui cette fraîcheur divine
Ces yeux vifs , éloquents pleins de féductions ,
Ce feu , cette gaîté , cette grace enfantine,
Et cette imagination
Dont ma raifon qui fe mutine
Cherche à combattre en vain la douce impreffion?
Tandis qu'hier brouillée avec toutes les Graces ,
Avec tous les Amours abandonnant vos traces
Lesyeux mornes & fans ardeur ,
L'efprit abfent , l'ame affoupie ,
Je déplorois dans vous l'orgueilleufe froideur ,
L'air taciturne , & l'air boudeur
De la fombre miſantropie ?
>
Audoux JE NE SAI QUOI rendez grace aujourd'hui.
Ces riantes métamorphofes ,
Ces noirs foucis changés en roles ,
Reconnoiffez , Aglé , ne les devoir qu'à lui.
Tel eft fur notre humeur fon empire fuprême ;
Combien fur nos penchans il eſt encore extrême !
De fes vives impreffions
Envain nous voulons nous défendre ,
Le coeur obligé de ſe rendre
Règle par lui fes paffions.
Un jour fur le duvet d'une mouffe naiſſante ,
A iv
8 MERCURE DE FRANCE.
Près d'une fource jaillifante
D'où fe formoient divers ruiffeaux ,
Je me laiffois aller à la pente chérie
D'une innocente rêverie ,
Oum'entraînoit le bruit & les erreurs des eaux,
Qui s'égaroient dans la prairie ,
Et fe perdoient dans des roſeaux ;
Lorfqu'une rencontre imprévue
Offre deux objets à ma vue ;
L'un me frappe d'un trait vainqueur ,
Et fans plus long-temps me défendre ,
Contre l'invincible douceur
D'un penchant fi prompt & fi tendre ,
Je lui donne en fecret mon coeur.
L'autre plus beau , plus eſtimable ,
Pouvoit n'être pas moins aimable.
Le charme de fon doux maintien ,
Son art de plaire & de féduire ,
Dans mon coeur combattu devoient au moins
produire
Des fentimens rivaux .... Mais je ne fentis rien.
Que dis-je ? O nature ! O myſtère !
Les traits qui m'avoient enflammé ,
Ces traits , ces mêmes traits que j'aimois dans
Glicère ,
Ils me déplaifoient dans Fatmé.
Ainfi , par un deſtin ſuprême ,
Soit qu'il haïffe, foit qu'il aime ,
AOUST. 1759 . 9
Da ji NE SÇAI QUOI feul , l'homme reçoit la loi.
Hélas ! dans fon amour ou dans fa haine extrême,
Trop ſouvent ſon coeur pour lui-même
Eft le premier JE NE SÇAI QUOI.
Mais faut- il s'étonner qu'en nous cë Dieu décidé
Du choix, des goûts , du fentiment ?
Eh ! peut-on fuivre un autré guide?
Il eſt le Dieu de l'agrément.
Sans lui , tout languit , tout nous glacé.
Dans le fein même du plaifir ,
L'ennui vient ufurper la place
Et du transport & du defir.
Sans lui , fans fa douce impofture ,
Les pinceaux , les crayons , le cifeau, le compas,
Les prodiges des Arts & ceux de la Nature
N'offrent que d'impuiffans appas.
Toi -même , déployant le pouvoir de tes charmes ¿,
Tu ne peux , & beauté , t'affujettir on coeur ,
Si ce JE NE SCAT QUOI vainqueur
Ne te prêté en fecret des armes ;
Au plus bel âge des amours ,
Dans un néant involontaire
Je te vois languir folitaire
Sans fleurs , fans Amans , fans beauxjours .
Lui feul te rend aimable ,
Lui feul le fait aimer ;
Sa grace inexprimable
Eft tout l'art de charmer.
Av
10 MERCURE DE FRANCE.
Flore a ces yeux touchans , que la langueur inſpire;
Cefront fuperbe & doux , où la pudeur reſpire ,
Cette aimable pudeur , le premier des appas ,
Et le plus cher aux yeux de l'amant qui foupire ;
Elle a cette fraîcheur que les Graces n'ont pas ;
Cet air , ce fon de voix , cet ingénu fourire ,
Qui font gémir , Églé , tant d'Amans fur vos pas ;
Elle a ce rare caractère
Où brille un égal enjoument ,
Ce coeur tendre , né pour Cithère ,
Et cette heureux efprit qui n'eft que fentiments
La fageffe l'inftruit , la vérité l'éclaire ,
L'aimable vertu fait ſa loi ;
Il ne lui manque rien pour plaire
Que ce certain JE NE SÇAI QUOI .
O vous , qui poffédez cet agrément fi rare ,
Mais dont la main des Dieux , par un deftin bizarre,
Forma les traits fans foin , fans régularité ,
N'accufez plus le Ciel d'être pour vous avare ;
Vous avez plus que la beauté ;
Aucun de fes trélors dans Aglaë n'éclatte :
Ses traits analyfés & vus féparément ,
Dans le détail n'ont rien qui flatte
Aux yeux même de fon Amant ;
Mais par l'illufion , la grace enchantereffe
De ce JE NE SCAI QUOI charmant ,
Sans art , & je ne fçais comment
Elle fédujt , elle intéreſſe ,
A OUST. 1759 . II
Et de tous les défauts fe fait un agrément.
Mais ce JE NE SÇAI QUOI , demandez-vous peutêtre
,
Qu'eſt-il enfin , que peut- il être ?
Que vous répondre , Églé ? Le coeur peut le fentir j
Mais l'efprit ne peut le connoître.
Pouvoir le pénétrer , feroit l'anéantir.
Sans doute l'ignorance humaine
Qui veut , ambitieuſe & vaine ,
Approfondir de tout & la cauſe & la loi ,
Jadis lui donna la naiſſance
En déguifant fon impuiffance
Sous le nom du JE NE SÇAI QUOI.
SUR LA MORT D'UN AML
AMOT MOUR de la célébrité
J'abjure ton frivole empire ;
Fuis , inutile vanité ,
Fuis , ceffe d'accorder ma lyre!
Le cruel défeſpoir , la douce humanité,
La plaintive douleur , l'amitié gémiſſante ,
De mon coeur déchiré s'emparent tour-à-tour
Et pour eux je ranime une ame languiffante...
Elle retombe ... Hélas ! Pourquoi vois-je le jour
ll eft à mon Ami dérobé fans retour.
Tendre Athi ! ma prunelle errante
A vj
12 MERCURE DE FRANCE
Te cherche & ne te trouve plus ;
Je te parle , & j'attends vainement ta réponſe,
CADOT eft le feul nom que ma bouche prononce.*
Condifciple trop cher ! feul de tous tu me plus.
Tu me plus ? Qu'ai-je dit ? Ah tu me plais encore.
Je ne puis confoler la plus triſte des Soeurs ;
Nous nous rappellons ton aurore :
Nous nous entretenons de nos ris, de nos pleurs ,
De ces jeux innocens , de ce doux badinage
Qu'infpiroit la Nature , & qu'excufoit notre âge,
Funeſtes entretiens , qu'entrecoupent toujours
Les larmes , les fanglots , notre unique récours.
D'un fort plus fortuné ta jeuneſſe étoit digne ;
Qui par plus de talens eût mieux fçu corriger
De fon Aftre ennemi l'influence maligne ?
Qui dans tous fes revers fçavoit moins s'affliger?...
Fut-il efprit plus fain dans un corps plus malade
Philofophe conftant, fans en faire parade ,
Que ne te dois-je point ? Tu m'appris à mourir.
Ami , je te dois plus , tu m'appris à fouffrir.
Au mal qui par degré fe plut à te pourſuivre ,
Souvent ne foariois-tu pas ?
* Ce jeune homme plein de talens, eft Apteur de l'Epître
fur l'Age d'Or , qui a paru dans le premier Volume du
Mercure de Juillet 1758 , Signée de Monzal , nom fup◄
pofe , & qui a été regardée comme un excellent morceau
de Poche. Il en a fait une feconde fur l'Age de fer, avec
quelques autres petites Pièces qu'on donnera inceffamment
au Public . On peut regarder la mort commeun vrai
malheur pour la Littératuse.
AOUST. 1759: 12
Ta malheureuſe vie étoit un long trépas :
Puis je regretter l'heure où tu ceffas de vivre ?
Tu jouis maintenant d'un repos éternel ;
Mais Dieux , que ce repos me coûte !
Je ne l'entendrai plus cet aimable Mortel !
Des vertus , de la gloire il m'enſeignoit la route ;
Les Arts lui prêtoient leur flambeau ,
Pour lui les plus obfcurs n'avoient point de bandeau....
Raffemblons fes écrits , reftes chers & durables ,
D'un goût fûr , délicat, monumens mémorabless
De ce qui lui farvit confervons le tableau :
Des foins de l'amitié ce ſoin eſt un falaire.
Arrachons ſa mémoire à la nuit du tombeau,
Et par le peu qu'il fit montrons ce qu'il put faire,
Par M. GUICHARD ,
de Chartrait , près Melun.
IMITATION de l'Ode XXXI
du premier Livre d'Horace ,
Quid dedicatum pofcit Apollinem vates?
DIEU brill I ɛ U brillant de l'harmonię ,
Toi qui formes dans les Cieux
De la lyre & du génie
Les accords mélodieux,
Quels font les voeux que s'adreffe
14 MERCURE DE FRANCE
.
Un habitant du Permeffe ,
Quand au pied de cet autel
Où tu daignes nous entendre
Sa tendreffe vient te rendre
Un hommage folemnel ?
Content d'un ruftique azyle
Qu'il préfere à des Palais ,
Il n'attend pas que Cérès
Des trésors de la Sicile
Vienne enrichir les guerets ;
Sur les Champs de l'Arabie ,
Sur les Pafteurs opulents
Il promene fans envie
Des regards indifférents.
Cette Campagne féconde ,
Ces bords riants & fleuris
Où le paisible Lytis
Fait taire & couler fon onde
Et ces métaux précieux
Ces tributs d'or & d'yvoire
Dont l'Indien orgueilleux
Subjugué par la victoire ,
Fit hommage à nos Ayeur :
Cet éclat , cette affluence ,
Ne tentent point fes defirs.
Une plus douce eſpérance
Lui promet d'autres plaifirs.
Que d'une vigne abondante
A O UST. 1759. 15
Le fortuné poffeffeur
Sourie au nectar flateur
Que l'automne lui préſente
Qu'un Commerçant fier & für
De la faveur d'Amphitrite
Aime à boire un vin d'élite
Dans des coupes d'un or pur ;
Que quatre fois chaque année
Les Dieux des vents & des eaux
Secondant fa deſtinée ,
Lui ramènent fes vaiffeaux
Des ports brillans où l'Aurore
Pour l'enrichir , fait éclorre
Et la pourpre & les métaux.
Pour moi , content d'une eau claire
Et des fruits de mon jardin ,
Je bénirai mon deſtin
Si je puis , Dieu tutélaire ,
En jouir jufqu'à ma fin..
Accorde- moi la fageffe,
repos & la fanté ;
Que l'honneur & la gaîté
Accompagnent ma vielleffe ,
Le
Et qu'à mes derniers momens
Saifi d'un heureux délire
Qui raviffe encormes fens ,
Je réponde par mes chants
Aux fons divins de ta lyre.
Par M, DE BORY.
18 MERCURE DE FRANCE.
LA NAISSANCE D'ADELAÏDE ,
ου
LE PASSETEMPS DE L'AMOUR
L'AMOUR 'AMOUR un jour à la Cour de Cythere
Voyant tout raffemblé, ris , jeux , graces , plaiſirs,
Si vous voulez , dit- il , feconder mes dears ,
J'imagine un bon tour à jouer à la terre ,
Auffi bien aujourd'hui la fête de ma mere
A notre amuſement laiffe quelques loifirs :
Tenez , uniffons- nous , formons une Mortelle ;
Que ce chef-d'oeuvre merveilleux
Soumettant d'un coup d'oeil le coeur le plus rebelle,
Enchaîne les defirs des hommes & des Dieux ;
Pour nous , c'eſt une bagatelle.
Je placerai tous mes traits dans fes yeux ,
Graces , vous formerez fon maintien , ſa parure,
Ses pas feront fuivis par les ris & les jeux ,
Ma mere voudra bien arranger fa ceinture ;
Et le riant effain des folâtres plaifirs
Soumis à fes moindres defirs
Sans que la décence en murmure ,
Formera pour jamais fon cortège charmant.
Les traits du plus vif enjoûment
Defon humeur deviendront le partage
A O UST. 1759. 17
Le tendre & léger badinage
Lui prêterafon agrément ,
Minois flateur , joli corſage ,
Taille élégante , pied mignon ,
Efprit fin , tour ailé , ce ton qui flatte , engage ;
Avec cela mon petit air fripon ,
Et nous verrons après comment fera l'ouvrage.
Qu'en pensez-vous ? Ce qui fut dit fut fait.
Chacun met la main à la pâte ,
On fe démene , on travaille , on fe hâre ,
Et voilà tout-à-coup l'objet le plus parfait.
Comme l'ouvrage va , lorfque le coeur le guide!
que fous le cifeau d'un Artifte fameux
On voit éclore Hébé , Vénus , ou bien Alcide ,
Telle on vous vit , aimable Adélaïde ,
Sortir de l'attelier de l'empire amoureux .
Surpris de la beauté d'un fi rare affemblage ,
L'Amour en ce moment , dit- on ,
Devint un peu Pigmalion ;
Mais il fe reffouvint qu'il étoit trop volage. '
Non non , ne privons point ,dit- il, de fibeaux yeux
D'une conquête où doit triompher la conftance,
Ceferoit faire tort moi-même à ma puiſſance
Que de la retenir plus longtemps dans ces lieux ;
Partout où paroîtra cet objet plein de charmes, }
Ses traits avec éclat feront fleurir mes loix :
Soyons donc fage fur nos droits ,
Et laiffons aux mortels à lui rendre les armes.
18 MERCURE DE FRANCE.
+
Voyez comme ce Dieu fubtil en fes defirs ,
Invente chaque jour quelque rufe perfide
• Pour nous arracher des foupirs.
A votre afpect , charmante Adelaïde ,
Ah ! que de coeurs vont payer les plaiſirs !
Par M. VAROCQUIER .
QUELS prodiges n'opère pas l'Amour !
ANECDOTE.
Par M. de M *** . Officier au Régiment
de Breffe.
REMPLI
EMPLI du chagrin qui l'agitoit ;
Je Marquis de Dorfale fortit un matin
de chez lui pour aller fe promener aux
Thuilleries. En paffant auprès d'une maifon
de peu d'apparence , il y vit entrer
une jeune perfonne , qui , fous l'habit
le plus fimple , lui parut la plus belle du
monde. Il brûle d'envie de la connoitre.
Il s'informe qui elle eft : on lui dit que
c'eft une étrangère arrivée à Paris depuis
fort peu de jours avec une femme d'un
certain âge qui fe dit fa tante. Il n'en falut
pas, davantage pour lui donner l'efpoit
d'en faire un amufement. Dorfale étoit
AOUST. 1759. 19
jeune , fait à peindre , de la figure la plus
feduifante , né avec le plus heureux naturel
. Il étoit tombé malheureuſement
pour lui entre les mains de quelques amis
fans moeurs , qui avoient corrompu les
fiennes. Le jeu , le vin , les femmes ; &
quelles femmes ! partagcoient tous fes
momens. Gardons- nous des gens qui fe-
= roent fans reffource fi tout le monde
étoit fage & honnête , & dont le revenu
eft fondé fur la folie & les vices d'autrui
: telles étoient les fociétés de Dorfale.
Heureuſement pour lui il avoit fait au
jeu des pertes confidérables qui l'avoient
fort dérangé ; ce dérangement lui faifoit
faire des réfléxions , & les réfléxions
amenoient les remords . Il avoit des
lueurs de raiſon , mais ce n'étoit que par
intervalles ; ces intervalles duroient peu :
il fe replongeoit bientôt dans les plaiſirs,
fi l'on peut appeller de ce nom ces inftans
de vertige & d'yvreffe , achetés fi
cher & fuivis de tant de regrets.
Accoutumé à fatisfaire toutes les fantaifies
, Dorfale vole chez la belle inconnue
. I imagine qu'on ne tiendra pas
un inftant contre fa libéralité ; la manière
dont la jeune perfonne étoit mife annonçoit
l'indigence , & Dorfale ne foupconnoit
pas même que dans cet état on
20 MERCURE DE FRANCE.
fût capable de vertu . Il l'aborde avec cet
air d'affurance qui eft de fon âge. Surprife
, elle laiffe tomber fur lui un regard
où la douleur & la modeſtie étoient pein
tes. Dans l'inftant fa hardieffe l'abandonne
: il veut parler , la voix expire fur
fes lèvres , il profère en tremblant quelques
mots entrecoupés. Il n'avoit jamais
rien vû de fi touchant : c'étoit une déli
cateffe dans les traits , une taille , des
yeux raviffans , le plus beau tein de la
Nature. Il ne pouvoit fe laffer d'admi
rer ; fon coeur s'ouvroit pour la premie
re fois aux délicates émotions d'un fen
timent vertueux & pur.
Que demandez - vous , Monfieur ? lut
dit Julie d'un air intimidé : je ne vous
connois pas . Dorfale confus ne fçavoit
que répondre ; il étoit difficile de donner
un air d'honnêteté à fa démarche , & la
honte eft le premier ſentiment d'une ame
qui paffe du vice à la vertu. Je me fuis
mépris , Mademoiſelle , je le vois , & j'en
rends grace au Ciel. Mais fuppofez- moi
tel que je devois être , tel que je fuis
dans ce moment , ai-je pû voir fans émotion
tant de charmes dans le malheur?
Ai-je pu ne pas m'intéreffer à la fitua
tion de la plus belle perfonne du monde?
Et quoi de plus naturel , quoi de plus ex
AQUST. 1759. 21
cufable
que l'inquiétude qui a dû m'engager
à venir fçavoir quelle étoit celle
que la fortune fembloit traiter fi indignement
? ... Et qui vous a dit , Monfieur,
que je fuis malheureufe ? ... Puiffe l'apparence
m'avoir trompé ! reprit le jeune
homme : je fuis bien loin je vous jure ,
de vouloir vous humilier. Dites -moi , Mademoiſelle
, avec la candeur qui eſt peinte
fur votre viſage , dites -moi que rien ne
manque à votre bonheur , que le zéle de
l'amitié vous eft inutile , & que l'homme
du monde qui s'intéreffe le plus à vous ,
doit être tranquille fur votre état ; je ne
demanderai pas même qui vous êtes , je
me retirerai ſatisfait. Mais ſi je n'ai que
trop bien jugé du malheur de votre fr
tuation , honorez-moi de votre confiance
, & daignez croire que dans ce Paris ,
fur ce théâtre de tous les vices il eft encore
des vertus. Pendant ce difcours Julie
avoit les yeux baiffes. Je ne fuis .
point heureufe , lui dit- elle enfin , & .
je ne rougis pas de l'avouer ; fi l'intérêt
que vous prenez à ma fituation eft le
mouvement d'une ame généreuſe , je
vous en fuis obligée ; mais ce n'eſt point
à mon âge qu'on a des amis du vôtre ,
& vous ne pouvez rien pour moi. Je veux
bien cependant que vous me connoiffiez ;
22 MERCURE DE FRANCE.
l'honnêteté de vos difcours annonce celle
de vos fentimens , & me rend jaloufe de
votre eftime. Mon nom eſt ***
; mon pere
& mes deux freres font morts au fervite.
L'unique héritier de la branche aînée
de notre maifon jouit d'une haute fortune
; mais nous avons toujours été comme
étrangers pour lui. En liquidant la fucceffion
de mon pere , les gens de Loi ont
achevé de la dévorer. Plaiſe au Ciel qu'un
jour les familles foient délivrées de ces
vautours ! Vous voyez une de leurs victi
mes. Enfin des amis de Province qui ne
voyent Paris qu'à travers un brouillard ,
& qui penfent qu'on n'a qu'à fe préfenter
à la Cour pour obtenir ce qu'on defire
, ne m'ont pas laiffée un moment en
paix que je ne me fois déterminée à
venir folliciter une penfion . J'ai fait les
premieres tentatives ; mais des gens qui
pouvoient me donner accès auprès du Miniftre
, ont fi indignement abufé de l'état
où ils m'ont vue , ils m'ont reçue avec
une familiarité fi humiliante , ils m'ont
fait entendre avec fi peu de ménagement
& de pudeur d'où dépendoit le fuccès
de mes follicitations , que j'ai réfolu de
ne plus leur être importune , & que je
ferois déja partie fi j'avois pu vaincre la
répugnance qu'a ma chere tante à s'en
AOUST. 1759. 23
retourner en Province fans avoir rien obtenu
. Non , Mademoiſelle , reprit Dorfale
avec vivacité , non , vous ne devez
pas vous décourager , le Trône n'est
point inacceffible aux plaintes des perfonnes
de votre rang ; le fyftême d'oeconomie
qu'on a pris n'exclut point des
graces fi bien meritées . J'ai des amis , je
veux qu'ils agiffent , je parlerai haut, j'agirai
moi- même , & je couperai les oreilles
à quiconque ofera vous manquer.Modérez
ce zéle , reprit-elle avec un fourire,
il feroit plus de tort à ma réputation
qu'il ne feroit utile à ma fortune . Vous
feriez pour moi un folliciteur admirable
fi l'un de nous avoit foixante ans. Hé
bien , Mademoiſelle , vous me preſcrirez
ma conduite , je ne ferai point d'impru
dence. Ah ! jufte Ciel , j'aimerois mieux
mourir que de commettre une indifcrétion.
Votre vifite en eft une , reprit-elle ,
je vous la pardonne ; mais que ce foit la
derniere.. Oh je vous le jure ; mais avec
tous les ménagemens & les refpects qui
vous font dûs , vous voulez bien permettre
que je vienne... Non pas s'il vous
plaît dans mon malheur je vous l'ai
dit , vous ne pouvez rien pour moi ;
quand je ferai heureuſe , je vous le ferai
dire .. Áh quand vous ferez heureuſe ,
24 MERCURE DE FRANCE.
oubliez-moi , j'y confens ; mais dans vos
peines laiſſez- moi la douceur de les partager.
Grand Dieu ! que deviendrois-je
s'il falloit vous perdre de vue ? Je ferois
au fupplice , je tremblerois à chaque inftant
qu'il ne vous fût arrivé quelque nouveau
malheur. Croyez-moi , Mademoifelle
, dans une Ville comme Paris , l'innocence
& la pudeur font exposées à mille
infultes. J'ai l'honneur d'être Moufquetaire;
nous fommes unis dans notre Corps,&
je vous réponds de mes Camarades comme
de moi-même. Vous êtes fous notre
fauvegarde , & tout notre fang eft à vous.
Vous êtes bien jeune , Monfieur , lui ditelle
! ... je vous entends : vous voulez
dire que je fuis fou ; je l'ai été , Mademoiſelle
, mais vous venez de me rendre
fage. Nous autres jeunes gens ,
nous fommes étourdis , imprudens quel
quefois même un peu libertins , je l'a
voue , & j'ai payé comme un autre le
tribut à la jeuneffe . Je croyois qu'il fuffifoit
à un galant homme d'avoir de l'honneur
; j'avois même une affez mauvaiſe
opinion de celui des femmes , j'ajoutois
peu de foi à leur vertu , j'imaginois qu'il
n'y avoit que les fots qui puffent les refpecter.
Je ne vous connoiffois pas alors ;
me
A OUST. 1759. 25
me voilà changé , un feul de vos regards
a fait ce miracle. J'éprouve des fentimens
qui m'étoient inconnus & que j'avois
toujours traités de chiméres. J'ai appris à
réfléchir , j'ai appris à aimer , je ſuis devenu
raisonnable & honnête : quelles
obligations ne vous ai-je pas ? Dans les
tranfports de fa reconnoiffance Dorfale
tomba aux genoux de Julie & fe faifit de
l'une de fes mains ; elle voulut la retirer
avec une espéce d'indignation .....
Non , Mademoiſelle , ne craignez rien ;
je vous reſpecte , je vous refpecte comme
fije ne vous aimois pas. La tante de Julie
furvint dans ce moment , & trouva Dorfale
aux genoux de fa niéce. Ne vous
fcandalifez pas , Madame , lui dit-il : ce
n'eft point un Amant , c'eſt un ami , c'eſt
un époux que vous voyez aux pieds de
Julie. Oui , je le jure en face du Ciel , je
ferai l'époux de votre niéce adorable . J'ai
l'honneur d'être Gentilhomme , je fuis
riche , ma fortune eft à elle ; elle fera
heureuſe , & vous auffi , lui dit-il en l'embraffant
, car vous êtes fa mere , vous ferez
la mienne , & vous pouvez dès aujourd'hui
me regarder comme votre enfant.
Que l'on s'imagine l'étonnement d'une
femme élevée dans la fimplicité des
B
26 MERCURE DE FRANCE.
moeurs de la Province , qui eft tombée à
Paris comme des nues , qui voit un inconnu
fe relever des genoux de fa niéce ,
lui tenir ce difcours , l'embraffer elle-même
, & la baigner de pleurs. L'ame attendrie
par l'infortune , elle ne put retenir
fes larmes , & Julie fut obligée de ſe retirer
pour cacher la vive émotion que ce
fpectacle lui cauſoit. Dorfale reſta ſeul
avec la tante, qui n'avoit pas la force de
proférer un mot : çà , lui dit-il , ma feconde
mere , car vous n'aurez plus d'autre
nom de moi , je me confie à vous ;
Julie manque peut être de quelque chofe ;
le féjour de Paris eft ruineux ; vous êtes
mal logées , indécemment vêtues , paffez-
moi le terme ; & l'on juge ici par les
dehors. Mon crédit , ma bourſe eſt à
yous ; au nom de Dieu ne me refuſez pas.
Ah , Monfieur , qu'ofez- vous me propofer
? Et qui êtes-vous pour me tenir ce
langage ? .. Hé ne vous l'ai -je pas dit ? Je
fuis votre enfant , je fuis un Ange fi vous
voulez ; mon nom ne fait rien à la chofe.
J'ai vu votre niéce , je la plains , je l'adore
; je fuis indigné de l'injuftice des
hommes qui l'abandonnent , & de la
fortune qui la trahit. Ses charmes , fes
vertus mériteroient un trône ; je n'en ai
point , mais tout ce que j'ai eſt à elle ;
AOUST. 1759. 27
fi vous me refufez encore , vous me
mettrez au défeſpoir. Jufqu'à préfent , dit
la bonne tante , Julie ne manque de
rien , & je me fuis précautionnée pour
le refte de mon voyage : il ne fera pas
long. Encore quelques démarches pour
obtenir du Miniftre la grace qu'elle follicite
; & quel qu'en foit le fuccès , je fuis
réfolue à partir. Le fuccès, Madame , dit
Dorfale le fuccès ne doit pas être douteux
; un refus crieroit vengeance : permettez
que je m'en mêle , & je vous promets
d'y réuffir. Madame de Pelufe , c'eft
le nom de la tante n'eut pas la même
délicateffe que Julie ; elle donna fon aveu
aux demarches de Dorfale , & lui permit
de venir quelquefois lui dire où il en
étoit. Il lui en couta beaucoup pour fe
retirer fans revoir Julie ; mais en devenant
amoureux il étoit devenu difcret.
Cette crainte délicate & attentive de déplaire
à ce qu'on aime , eft peut- être la
marque la plus infaillible pour diftinguer
le véritable amour de tout ce qui veut lui
reffembler.
Dorfale avoit pour mere une femme
refpectable dont la tendreffe éclairée n'avoit
rien négligé pour fon éducation , &
qui gémiffoit d'en voir tous les fruits
empoifonnés par la contagion du mau-
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
vais exemple. Son premier étonnement
fut de voir fon fils venir fouper avec elle,
mais fa furpriſe redoubla en lui trouvant
l'air du monde le plus pofé , le plus réfléchi.
Il parla peu , ne dit que des chofes
fenfées , & fe retira de bonne heure dans
fon appartement pour y rêver en liberté.
Il n'avoit jamais aimé ; fa fituation
avoit pour lui des charmes inexprimables.
Eft-ce là cet amour , s'écrioit- il , dont on
fait des portraits fi ridicules & quelquefois
fi humilians ? Qu'il eft doux de vivre
fous fon empire ! Quels plaifirs font comparables
aux fiens ? Dans le moment fon
valet de chambre lui remet un billet d'Elvire
, cette coquette intrigante fi connue
par fes galanteries : le voici.
» Où vous tenez-vous , mon cher Dor-
»fale ? Je ne vous ai point vû de deux
» jours. Eft - ce ainſi qu'on oublie fes
» amis ? Je fuis en colère , il ne tiendroit
» qu'à moi de vous punir , j'en fuis pref
» que tentée. Le Comte de *** vient de
» fe mettre fur les rangs ; il eft riche , gé
» néreux , d'une figure charmante ; il s'eft
fignalé à Saint Caft . Que de titres pour
plaire ! Je vous en fais le facrifice ; mais
» venez le mériter . Je vous attends à fou-
" per , ou après fouper : fi vous y man
» quez , je me venge. »
"
AOUST. 1759. 29
Dorfale n'étoit plus le même ; l'amour
qu'il avoit pour Julie lui avoit ouvert les
yeux fur le manége d'Elvire . Il ne vovoit
dans cette femme qu'une coquette déliée
qui ne cherchoit qu'à le ruiner : il étoit
devenu délicat , pouvoit-il ne pas la méprifer
? It lui répondit , vengez-vous , & fe
coucha pour rêver à Julie. Sa conduite
tranquille & retirée fe foutint pendant
quelques jours ; & fa mere qui le voyoit
afſidûment , ne put s'empêcher de lui en
marquer fa joie. Que t'a donc fait , lui
dit- elle , ce monde que tu aimois tant ?
Depuis quelques jours tu le négliges , &
Ty gagne le plaifir de te voir. Madame ,
lui répondit Dorfale , il eſt un âge où
tout le pardonne ; mais il faut être fage à
vingt ans. Vous avez eu la bonté de me
paſſer juſqu'ici ma diſſipation , mes folies
, c'eft affez éprouver votre indulgence
, je veux mériter votre amour. Eft-il
poffible , dit fa mere enchantée ! hélas !
tu me flattes peut -être , & tu prends pour
un retour fincere ce qui n'eft qu'un mement
d'humeur. Quelque femme t'aura
trahi , quelque perte au jeu t'aura piqué...
Non , Madame : c'eſt du plus grand fang
froid du monde que je vois avec pitié les
erreurs de ma jeuneffe. Un inftant de
réflexion m'en a corrigé pour toujours.
Biij
30 MERCURE DE FRANCE.
S'il eft vrai je fuis trop heureufe , reprit
Madame de Dorfale , & tu ne pouvois
plus à propos me donner cette confolation.
Il vaque un régiment , tu me vois
occupée du foin de l'obtenir pour toi ;
mes amis ont preffenti le Miniftre , il eft
favorablement difpofé : demain je vais lë
voir moi- même ; & fi tu veux m'accompagner....
OOuuii,, Madame , nous irons
enfemble. Que de graces n'ai-je pas à vous
rendre mais je veux vous en devoir encore
une. On m'a recommandé une familde
diftinguée par les fervices qu'elle a ren
dus à l'Etat . Le nom de L*** ne vous eft
pas inconnu ; le Chef de la branche cadette
de cette maifon a péri dans la derniere
Campagne , fa foeur & fa fille font
dans le malheur , elles follicitent une penfion,
voudriez vous la demander pour elles?
Ah Madame ce feroit là , par exemple ,
une action digne de vous... Oui, mon fils ;
mais il faut commencer... Par nousmêmes
, n'eſt - ce pas , & puis nous ſongerons
aux autres ? Voilà les maximes
de ce monde que je hais, que je méprife ,
& qui n'eft pas fait pour nous fervir de
règle.. En vérité , mon fils , tu deviens un
héros Point du tout , Madame ; je fuis
un homme , mais un homme qui penfe.
Croyez - moi , la meilleure recommanAOUST
. 1759. 3 i
>
dation qu'on puiffe avoir auprès d'une
grande ame c'eft l'opinion qu'on lui
donne de foi en parlant pour les malheureux.
Je fçai bien que fi j'étois Miniftre ,
on ne fçauroit mieux me faire fa cour.
Madame de Dorfale n'héfita point à lui
promettre ce qu'il demandoit ; il vole
auffi- tôt chez Julie pour fe mettre au fait
des fervices de fon pere & de fes ayeux ;
mais dans l'incertitude du fuccès , il crut
devoir lui cacher l'ufage qu'il vouloit
faire de ces détails. Le lendemain il fe
rend à la Cour avec fa mere ; elle le préfente
au Miniftre , demande le régiment
& l'obtient ; mais Dorfale trembloit encore
, & les yeux attachés fur fa mere , il
fembloit lui reprocher d'avoir commencé
par lui. Elle l'entendit & parla pour Julie
; mais au premier mot d'éclaircillement
que demanda le Miniftre , le jeune
homme qui jufqu'alors avoit gardé un
refpectueux filence , prit la parole , &
rappella les fervices des ancêtres de cette
infortunée avec une éloquence dont le
Miniftre fut furpris. La chaleur & l'ame
qu'il mit à repréfenter combien les fervices
des peres récompenfés dans les enfans
, infpiroient de zèle & de courage à
la nobleffe , le tableau d'un Militaire qui
meurt fur le champ de bataille avec la
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
confolation de penſer qu'il laiffe dans fon
Roi un pere à fa famille , tout cela fit fur
l'ame du Miniftre l'impreffion la plus
profonde il promit d'expofer au Roi
des motifs auffi preffans ; & deux jours
après Julie reçut l'avis que fa penfion
lui étoit accordée . Son étonnement fut
égal à fa joie elle ne concevoit pas
comment on avoit pu prévenir fa demande.
Je n'ai confié , difoit- elle , mon
fecret qu'à Dorfale : c'eſt lui , c'eſt lui
fans doute qui a follicité pour moi. Il fut
la voir , elle le preffa d'avouer la démarche
qu'il avoit faite. Hé bien , lui
dit-il , puifque vous voulez tout fçavoir ,
c'eft à ma mere que vous devez une viſite,
c'est elle qui a follicité pour vous. Julie
& Madame de Pelufe pénétrées de reconnoiffance
, s'emprefsèrent d'aller la témoigner
à Madame de Dorfale. Son fils
préfent à cette entrevûe étoit comme fufpendu
entre la crainte & l'efpérance. Tan
dis que Madame de Pelufe balbutioit fon
remercîment , les lèvres de Dorfale articuloient
tout bas pour elle ; il rougiffoit
de fon embarras ; il lui tardoit que Julie
fe fît entendre : cette aimable fille exprima
fa furpriſe , fa confufion , fa reconnoiffance
dans les termes les plus touchans.
Dorfale avoit les yeux attachés
A O UST. 1759. 33
tantôt fur elle & tantôt fur fa mere ; il
fourioit , & des larmes de joie couloient
fur les joues. Madame Dorfale rendit
auffi légère qu'il lui fut poffible l'obligation
que Julie & Madame de Pelufe
croyoient lui avoir . En vérité , difoit- elle,
il ne m'en a couté qu'un mot . Votre nom
a parlé pour vous ; le Miniftre n'a eu
qu'à l'entendre . Quand elles fe furent
retirées , cette mère clairvoyante réfléchit
fur le vif intérêt que Dorfale avoit pris
aux malheurs de Julie. Il l'adore , ditelle
, & je n'en puis douter. Avec quelle
véhémence il a parlé pour elle ! Avec
quelle émotion il l'écoutoit ! Comme il la
dévoroit des yeux ! Elle eft belle , vertueuſe
, infortunée . Je ne dois pas être
ſurpriſe de l'empire qu'elle a pris fur le
coeur d'un jeune homme fenfible & d'un
naturel excellent ; mais heureuſement elle
va partir , l'abſence & le temps font les
remédes infaillibles de cette paffion ardente
& paſſagere qu'on appelle Amour.
Mon fils en fera devenu meilleur , il aura
connu le charme d'un attachement honnête
, & cette premiere inclination aura
eu l'avantage d'étouffer en lui le germe
des goûts vicieux dont j'ai vu fon coeur infecté.
Cependant Dorfale dont l'amour cro
Bv
34 MERCURE DE FRANCE.
foit tous les jours , ne trouvoit d'agréables
que les momens qu'il paffoit avec Julie .
Plus de ces jeux qui altèrent l'humeur la
plus douce , qui enchaînent les talens ,
qui confondent le mérite & la naiſſance ,
qui font la perte de la jeuneffe , la ruine
des maifons , la fource de mille querelles ;
où l'on ne connoit d'autre Divinité que
l'intérêt , Idole que l'on encenſe trop fouvent
aux dépens de l'humanité , de la raifon
& de l'honneur ; plus de ces foupers
d'où l'heureuſe faillie , d'où l'aimable enjouement
ont été bannis pour faire place
aux propos licencieux , à la débauche la
plus outrée. Dorfale ne ſe reffouvenoit de
la vie qu'il avoit menée jufqu'alors que
pour la détefter. Ses amis , fi l'on peut
donner ce nom à quelques jeunes gens
que le goût du plaifir avoit liés , lui faifoient
la guerre fur le changement de
fon humeur , fur fa mifantropie. Il en
parut peu touché ; il ne les voyoit que
rarement & par bienféance. Le mépris
avoit fuccédé à cette efpéce de fentiment
qui emprunte le nom & le langage de
l'amitié . Julie , l'aimable Julie, lui tenoit
lieu de tout ; & plus il la voyoit , plus
il découvroit en elle de nouveaux fujets
d'admiration. Il étoit enchanté de la fineffe
de fon efprit , de la délicateſſe de
A O UST. 1759. 35
pour
fes fentimens , de fa façon de penfer noble
& relevée ; fes difcours , fes geftes ,
fes regards , fon maintien , fes moindres
actions , tout en elle refpiroit la vertu la
plus aimable . Julie étoit trop fenfible
refuſer à Dorfale un retour dont il
étoit fi digne ; elle étoit trop ingénue
pour lui diffimuler des fentimens que fa
raifon même approuvoit mais elle prévoyoit
l'inftant fatal d'une féparation
cruelle. Ceffons de nous voir , dit- elle un
jour à Dorfale ; pourquoi nourrir une
paffion qui ne peut que nous rendre malheureux
? Elle ne m'aveugle pas au point
de me fermer les yeux fur la diftance
qui nous fépare. Votre amour peut -il réparer
les injures de la fortune ?. Qui
fans doute , charmante Julie. Quelle vie
que la mienne fi je ne la paffois pas avec
vous ? C'est l'unique objet de tous mes defirs,
c'eſt à quoi tendent toutes mes démarches
. Cet inftant que j'attends avec tant
d'impatience , cet inftant qui comblera
mes voeux les plus doux , en nous uniffant
à jamais , n'eſt pas éloigné : c'eft l'amour
qui vous l'affure par ma bouche... & votre
mere.. Ma mere m'aime trop pour vouloir
me rendre malheureux. Je lui peindrai
ma paffion avec des traits fi touchans
elle fentira fi bien que tout mon bon
A
Bvj
3 MERCURE DE FRANCE
•
heur eft attaché à votre poffeffion, qu'elle
n'aura pas le courage de s'y oppofer..
Vous êtes trop généreux , Dorfale , vous
penfez avec trop de délicateſſe › votre
exemple eft trop beau pour ne pas le
fuivre ; & je ferois bien peu digne de la
tendreffe que vous me témoignez , fi
j'en abufois. Vous m'aimez affez pour
m'immoler les intérêts de votre fortune ;
& moi je vous aime affez pour m'y oppoſer
aux dépens de mon propre bonheur
; vivez content , vivez heureux , &
que je fois la feule à plaindre. Les malheurs
n'ont rien qui m'effraye , j'y fuis
accoutumée dès ma plus tendre enfance :
il eft vrai que je n'en ai point encore
éprouvé de l'efpèce de celui- ci . Perdre
pour toujours l'efpoir d'être à ce que l'on
aime.... Eft-il rien d'auffi cruel .. Elle
s'arrêta quelques inftans , comme pénétrée
de tout ce que cette dernière penſée
avoit d'affreux : fes beaux yeux fe remplirent
de larmes. Dorfale écoutoit &
admiroit ; il n'avoit pas la force de prononcer
une parole. Adieu , cher Dorfale,
continua Julie en fe levant , tâchez de
m'oublier. Que ce facrifice me coute
cher ! Elle fortit à ces mots & laiffa Dorfale
dans un état plus aifé à imaginer
qu'à décrire. A peine fut-il rentré chez
AOUST. 1759. 37
lui qu'il alla trouver fa mere. Il lui ourit
fon coeur , il lui parla dans les termes
les plus forts ; mais elle avoit ſur lui
d'autres vues. Les plus riches partis , les
plus belles alliances lui étoient offertes.
Il eut beau reprétenter que fans Julie il
n'y avoit point pour lui de bonheur au
monde. Hé quoi , difoit- il , les rigueurs
de la fortune ont- elles ôté à l'aimable
Julie mille qualités charmantes qui font
préférables à toutes les richeffes de l'Univers
? Quelle eſt la femme qui ait des
fentimens auffi délicats qu'elle ? Que de
graces dans l'efprit ! Quelle figure ! quelle
douceur daus le caractère! Ah , Madame ,
fi vous la connoiffiez ! Quelles obliga
tions n'ai-je pas à cette vertueufe fille !
Ceft elle qui m'a retiré de l'abîme dans
lequel j'allois me perdre ; elle m'a rendu
la vertu aimable , elle m'en a donné le
goût : c'est elle qui m'a appris à la refpecter
& à la chérir. Puis - je affez reconnoître
de pareils bienfaits Puis-je faire
moins que de partager ma fortune avec
elle ? Tout mon être n'y eft- il pas attaché
? Vous y oppoſerez-vous ? Me refuſerez-
vous une grace d'où dépend mon repos
& ma félicité ? Vous m'aimez trop
pour vouloir ma mort. Sa mere attendrie
fentoit la vérité de ce qu'il lui difoit ,
38 MERCURE DE FRANCE.
elle en fut émue jufqu'aux larmes ; mai
elle étoit ambitieufe : fon fils ne put rie
obtenir. Cependant pour ne pas le défel
pérer elle fe contenta de lui demande
pour lui- même & pour elle le temps d
la réfléxion ; mais elle écrivit à Julie
» Mon fils vous aime,vous êtes vertueule
» vous ne priverez point fa mere du droi
»de difpofer de lui. » Il n'en falut pas da
vantage. La tendre & malheureufe Julie
difparut tout-à- conp , & quand Dorfale
fe préſenta pour la voir on lui remit cette
Lettre accablante .
ود
»
» En vain me chercheriez - vous : une
»retraite obfcure va me fervir d'afyle
» c'eſt l'amour qui m'a fait prendre ce
parti. Cher Dorfale , feroit - ce vous
aimer que d'accepter le facrifice de
» votre devoir & de votre fortune ? Je
» n'aurois peut-être pas toujours été la
»maîtreffe de mes fentimens ; on eft bien
foible quand on aime ! Peut- être au
rois je enfin confenti à la chofe da
» monde que je defirois & que je craignois
» le plus , & vous auriez manqué à la plus
refpectable des mères. J'ai pu me réfoudre
à vous fuir , mais qu'on n'exige
rien de plus de la malheureufe Julie. »
Que devint Dorfale à la lecture de
cette Lettre ? Qu'il fe trouvoit malheu
3
A OUST. 1759. 39
reux d'être aimé auffi délicatement ! Mais
malgré fa douleur , malgré le coup affreux
que Julie venoit de lui porter , tant de
générosité , tant de grandeur d'ame le
touchoit ; il admiroit ce qu'il ne pouvoit
approuver ; il étoit des momens où il
fe flattoit encore. Non , Julie n'eft point
partie , difoit-il , elle ne veut que m'éprouver.
Elle qui a changé mon ame ,
voudroit-elle laiffer fon ouvrage imparfait
? Ne doit-elle pas craindre que je
perde ce goût du bien, de l'honnête & du
vrai qu'elle m'a infpiré ? Oui , je reverrai
Julie , quelle que foit la retraite qui
me la cache. L'amour fçaura me la découvrir.
Son efpérance fut trompée , & après
mille recherches vaines , il ne douta plus
de fon malheur. Si je ne la revois plus ,
dit-il , au moins vivrai - je encore pour
elle . Julie n'entendra pas dire que quelqu'autre
objet ait pris fa place dans mon
coeur , ou l'ait effacée un moment de mon
fouvenir. Dès -lors ce jeune homme enfeveli
dans la retraite fe rendit inacceffible
à toute espéce de diffipation. Vous
avez voulu , difoit- il à fa mere que fa
folitude effrayoit & qui l'invitoit à fe
répandre , vous avez voulu que votre
maiſon fût un tombeau pour votre fils.
40 MERCURE DE FRANCE.
Je n'ai pas murmuré de votre rigueur
infléxible , ma vie étoit à vous , Madame
, vous aviez le droit de la rendre
malheureuſe , vous l'avez exercé , je vous
fuis foumis ; ne m'en demandez pas davantage.
Elle eut beau le preffer d'accepter
de fa main une jeune perfonne d'une
naiſſance illuſtre , & qui aux charmes de
la beauté unifſoit une fortune confidérable.
Non , Madame , lui dit Dorfale , je
ne donnerai jamais les mains à cette affaire
; la perfonne dont vous me parlez
mérite d'être heureuſe , le feroit- elle avec
moi ? Régneroit- elle dans un coeur dont
je ne puis plus difpofer ? Qu'il ne foit pas
dit que j'ai contribué à augmenter le
nombre des malheureux.
Madame de Dorfale voyant fon fils fe
confumer de douleur dans une retraite
profonde , commençoit à fe repentir d'avoir
empoisonné fes jours , incertaine fi
elle ne fe réfoudroit pas à feconder fes
foins pour retrouver l'unique objet qui
pût lui faire aimer la vie , lorfqu'elle reçut
de Julie elle-même une Lettre conçue
en ces mots.
ןכ
» J'ofe croire , Madame , qu'en vous
oppofant au bonheur de votre fils & au
» mien vous avez daigné plaindre ma
» mauvaiſe fortune, & que le facrifice que
je vous ai fait de ce que j'avois de plus
AOUST. 1759. 41
» cher au monde, m'a rendue digne de vos
bontés.Julie fe flate encore qu'elle man-
» que au fidèle Dorfale , qu'il ne peut
» vivre heureux fans elle , & que la meil
» leure des meres ne le voit malheureux
qu'à regret. S'il eft ainfi , Madame , vos
»voeux & les nôtres peuvent être remplis ;
» la naiffance m'avoit fait fon égale , la
» fortune. ſeule avoit mis entre nous un
intervalle qu'elle a rempli. L'unique hé-
» ritier de la branche aînée de ma mai-
» fon vient de mourir , fes biens me tom-
»bent en partage : c'eft à vous , Madame ,
" c'est à votre fils à me les rendre précieux.
» Si avec cet avantage vous me trouvez
» digne de lui , votre fille fortira de ſa re-
» traite pour aller ſe jetter à vos genoux ':
» fi vous me refufez ce nom , ma retraite
» même ne fera connue que de vous feu-
»le , & je fuis réfolue à y finir mes jours
» auprès de Madame de Peluſe ma tante,
» qui s'y eft enfermée avec moi. Je ne me
confie qu'à vous feule , & je vous laiffe
» la maîtreſſe de mon fecret , comme
» vous l'êtes de mon ſort.
Madame de Dorfale ne put lire cette
Lettre fans verfer des larmes d'admiration
, d'attendriſſement & de joie ; elle
répondit à Julie comme une mere à fa
fille , & ne lui demanda que le temps de
42 MERCURE DE FRANCE.
préparer par dégrés l'ame de fon fils à une
revolution qui lui couteroit la vie , s'il
l'éprouvoit fubitement. En effet elle com
mença par paroître touchée de la triſteſſe
où il étoit plongé ; elle lui fit entendre
par dégrés qu'elle pouvoit ceffer d'être
inexorable ; qu'elle avoit réfléchi fur les
efpérances de fortune que Julie pouvoit
avoir ; que fes vertus & fon malheur l'avoient
intéreffée . Enfin après avoir fait
renaître l'efpérance dans fon ame , elle
lui annonça fon bonheur .
Malgré toutes ces précautions, Dorfale
perdit l'ufage des fens à cette nouvelle.Où
eft- elle , dit- il , en revenant à la vie ? Ma
mere , ne me trompez-vous point ? Madame
Dorfale lui montra la Lettre de cette
généreufe fille dans un attendriffement
inexprimable il baifa mille fois les traits
de fa main en les arrofant de larmes.
Allons chercher Julie , s'écria - t - il : je
crains qu'on ne me l'enlève , & ce n'eft
qu'en la voyant que je ferai parfaitement
heureux. Jamais entrevue n'a été fi touchante
, jamais mariage n'a été célébré
avec de fi doux tranfports. Les biens de
ces deux maifons réunies compofent une
fortune immenfe , & ces dignes époux la
rendent refpectable en l'employant à faire
des heureux .
AOUST. 1759. 43
EPITRE
SUR LA SOLITUDE.
A Madame M. F *** .
Vous qui joignez à la beauté
L'efprit , le goût & la prudence ,
Qui poffédez l'art fi vanté
D'être enjouée avec décence ,
Et fage avec de la gaîté ,
Vous voulez qu'un crayon fidèle
Vous trace mes nouveaux plaiſirs :
Je vole à la voix qui m'appelle ,
Mes feules loix font vos defirs.
De la retraite qui m'enchante
Je vais ébaucher le tableau ;
Mais foutenez ma main tremblante
Et guidez mon foible pinceau.
Au bruit d'une onde jailliffante ,
Et retiré fous ce berceau
Où jadis l'Amour fur vos traces
Afi fouvent femé des fleurs ,
Du Poëte aimable des Graces
Je vais emprunter les couleurs.
Heureux , tranquille & folitaire -
Je vis ici loin des Cenfeurs
44 MERCURE DE FRANCE.
A l'air farouche , au front févere ,
Des droits de la critique amere
Ardens & zélés défenfeurs.
Loin d'une Ville où la décence
Ne régna jamais dans les moeurs ,
Où j'ai vu la fiere opulence
Dans un char doré par Plutus ,
Infulter la noble indigence
D'un Citoyen riche en vertus.
Loin de ces vieilles fanatiques
Qui vers le Ciel tendent les mains ,
Et dont les langues fatyriques
Verfent le fiel fur les humains.
Loin de l'indolente Glicére
Qui va promener fa fierté
Sur ce rempart fi fréquenté
Où Clariffe toujours légére
Etale fa frivolité.
Loin de ces Sybilles étiques
Qu'on adoroit dans leur printemps
Dont l'Amour a depuis longtemps
Placé les noms dans fes chroniques
Et qui dans l'hiver de leurs jours
A force d'art & de grimaces ,
Envain rappellent les amours
S'envolant fur les pas des Graces.
Loin d'un moraliſte hyppocrite
Qui fous le fard de la douceur
AOUST. 1759. 45
Et fous l'écorce du mérite ,
Couvre l'orgueil & la noirceur.
Dans les yeux la fageſſe éclate ,
Son langage eft toujours divin ;
Mais fous le mafque de Socrate
Il cache le coeur d'Arettin
Loin de cet orgueilleux Stoïque
Qui dédaignant l'humanité ,
Aux loix de la fociété
Préfere des foux du Portique
La rudeffe & l'austérité.
Loin de ce Midas mépriſablé
Qui fait fon Dieu de fon tréfor ,
Qu'une avarice inſatiable
Tient couché fur des monceaux d'or.
Par les foins qu'il prend de fa vie ,
Craignant encor de s'appauvrir ,
Son avidité nous envie
Jufqu'à l'air qui nous vivifie
Et dont il voudroit fe nourrir.
Loin du tumulte de la Ville ,
Habité par les jeux riants .
Ce lieu charmant m'offre un afyle
Contre les chagrins dévorants ,
Dont la troupe d'une aîle agile
Vole autour des lambris des Grands.
Loin des honneurs , libre & tranquille
Un Sage y peut , exempt d'erreur,
MERCURE DE FRANCE
Dans le fein d'un loifir utile
Saifir l'image du bonheur.
Qu'à travers la foule importune
Des flateurs & des courtisans ,
Un esclave de la fortune
Aille mendier fes préfens.
Pour moi qui chéris ma retraite,
J'y coule des jours fans ennuis;
De la raifon fage interprête
Avec un même foin je fuis
Les rigueurs d'un Anachorette
Et les plaifirs de Sybaris .
Pour chanter les charmes d'Iris
Le tendre Amour monte ma lyre ;
Ma main badine avec les ris ,
Et Sapho quelquefois m'infpire
Des vers dont fon coeur eft le prix.
Sans auftérité , fans grimace ,
Et toujours fage dans mes moeurs ,
Ma Mufe joue avec Horace ,
Chaulieu , Lafontaine ou Bocace.
Dans mes inégales humeurs
Je philofophe avec Lucrece ,
Je moralife avec Platon ,
Ou je vais puifer la fagelle
A l'écôle de Cicéron .
Souvent par un peu de folie
Je fçais amufer ma raiſon.
Gerre
AOUST. 1759: 47
Cette retraite eſt embellie
Par les fruits de chaque fai on ,
Par les heureux dons du génie ,
Et par les trésors d'Apollon .
Lorfque l'Amante de Céphale ,
S'arrachant des bras du fommeil ,
Monte fur fon char vermeil ,
Et dorant l'Aube matinale
Au monde annonce le Soleil ,
Je vais contempler la parure
Dont elle embellit l'Univers ;
J'admire la blancheur des airs
Et les couleurs de la Nature.
Bientôt des bords de l'Orient
Le vent fouffle dans les feuillages ,
L'Aurore au vilage riant
Eclaire les fombre bocages ;
Je m'y retiens en méditant.
Pope m'apprend à me connoître :
Des leçons d'un auffi grand Maître
Admirateur toujours conftant ,
J'en fçais peu profiter peut- être ;
Mais il m'éclaire à chaque inftant ,
Et le fentiment de mon être
Se développe en l'écoutant .
Tandis que l'Amant de Clitie ,
Du haut des airs , d'un oeil hardi ,
Contemplant la terre affervie ,
48 MERCURE DE FRANCE.
Porte les ardeurs du midi
Au fein de Flore & d'Egerie ;
Le fommeil répand fes pavots
Sur ma paupiere appéſantie ,
Et dans mes fens un doux repos
Verſe le baume de la vie.
Mais quand le Soleil moins ardent
Terminant fa vaſte carriere ,
Sur notre globe ne répand
Qu'un foible rayon de lumiere ,
Et fe retire à l'Occident ;
Dans les campagnes embaumées ,
Du parfum délicat des fleurs
Que les Zéphirs ont ranimées ,
Je vais admirer leurs couleurs ;
Je foule l'émail des prairies
Où coulent des flots azurés ,
Et dans mes douces rêveries
Je porte mes pas égarés
A travers des routes fleuries.
par tous les plaifirs
Que le pinceau de la Nature ,
Sans le vernis de l'impoſture ,
Varie au gré de mes deſirs ,
Je vais de guirlandes nouvelles
Dans les tranſports les plus heureux
Parer le front des Immortelles
Amufé
A qui j'adreffe tous mes voeux.
Flore
AOUST. 1739. 49
Flore & Pomone font les Belles
Dont mes mains ornent les cheveur ;
7
Divinités toujours fidèles.
Le jour fuit , & dans les hameaux
Déja ramenant leurs troupeaux
Les Bergers quittent la campagne.
Courbé fous le poids des travaux
Avec Baucis qui l'accompagne,
Philemon defcend des coteaux :
Le Jufte rentre en fa cabane ,
Afyle ouvert à la vertu ,
Et fermé pour tout oeil profane.
Le vent par la nuit abattu
Agite à peine les feuillages ;
Les oifeaux ceffent leurs concerts ,
Et le calme eft dans les bocages.
Déja la nuit fur l'Univers
Par degrés répandant les ombres ,
Promène fon char dans les airs
En déployant fes voiles fombres.
Alors d'un pas précipité
Je regagne mon hermitage :
Là des mains de la propreté
Qu'on n'ignore point au Village ,
Je prends un repas apprêté
Par l'appétit qui me dévore ,
Servi par la frugalité ,
Réglé par le Dieu d'Epidaure ,
Et profcrit par la volupté.
C
te MERCURE
DE FRANCE
.
Vous qui dans ce léjour aimable
Manquez encor à mon bonheur ,
Et dont l'abſence infupportable
Laille un vuide affreux dans mon coeur,
Venez embellir par vos graces
Ces lieux pour moi fi pleins d'appas :
Les jeux voleront fur vos traces ,
Et les Amours fuivront vos pás.
Avec Palès , Pomone & Flore
Vous partagerez mon encens ;
Tous les jours leurs dons fleuriflans
Naîtront pour vous avec l'Aurore,
Venez diffiper les vapeurs
Qu'avec l'air groffier du Village
Quelquefois d'importuns jafeurs
Apportent dans mon hermitage.
VERS fur le Tableaux de Madame R***,
peinte en Diane.
QUEUE te fert , aimable Thémire,
D'emprunter fléches & minois
De la Déeffe de nos bois ?
Tes beaux yeux , ton malin fourire
Bleffent bien plus , j'ofe le dire ,
Que tous les traits de fon carquois.
IRIS ,
" A la même.
A1s , un goût plein de délicatelle
AOUST. 1759.
SI
Partout te guide & te conduit ,
Dans ton maintien , dans tes diſcours ſans ceſſe
A nos yeux il ſe reproduit ;
Interpréte de la Nature ,
Il eft affis à ton côté,
Et dans le choix de ta parure ,
On le voit toujours confulté.
Cette robe qui nous enchante ,
Des gazons image riante ,
Qui de nos vergers , de nos bois
Peint la chevelure naiſlante ;
Cette robe eſt ſon heureux choix.
Par M. PINET de Lyon.
Aune Demoiselle dont le Frere avoit
obtenu un Régiment.
ELLE Iris , votre Frere eſt digne aſſurément
D'obtenir de fon Roi les plus brillantes places ;
Et fi jamais on fait fervir les Graces ,
Vous en aurez le Régiment.
A un Maréchal de France , en embraffant
unjoli Enfant qui lui reffembloit .
D.EVANT tous les Amours je tremble ,
Autant que l'Ennemi doít trembler devant vous ;
Mais par un mouvement auſſi ſubit que doux
J'embraffe celui - ci parce qu'il vous relemble.
Cij
52 MERCURE DE FRANCE.
SUITE des Penfées fur la Morale , &fur
l'homme en général. Par M. l'Abbé
TRUBLET.
X.
M. le Chevalier d'Are a fort bien re
marqué dans fon Apologie du genre humain
, imprimée à la fin de fes Loifrs ,
que M. de la Rochefoucauld paroît avoir
fait fon Livre , & peint les hommes d'après
les gens de la Cour & du grand
Monde ; d'où il eſt arrivé qu'il les a
peints plus méchants qu'ils ne font. M.
de la R. a peut-être bien fenti lui- même
que le mal qu'il difoit des hommes ,
n'étoit pas vrai du plus grand nombre.
On feroit pourtant bien- aife qu'il l'eft
déclaré expreffément quelque part , & il
le devoit , s'il le penfoit. En ne le faifant
pas , il a laiffé fur fon Livre un nuage
qu'il falloit écarter pour l'honneur de
l'Auteur & de l'humanité ; car, je le répé
te , le plus grand nombre des hommes
n'eft pas auffi méchant que le font les
hommes de M. de la R. Du moins il y a
Réfléxions , Seitences & Maximes morales.
A OUST. 1759. 5.5
plus d'exceptions qu'il n'en fuppofe par
généralité avec laquelle il s'exprime.
L'homme n'eſt méchant que parce
qu'il eſt_malheureux ; d'où il s'enfuit
qu'il eft plus foible que méchant. Le
comble de fon infortune , c'eſt que méchant
pour être moins malheureux , il
en devient plus malheureux encore.
La vraie méchanceté feroit d'aimer le
mal moral , & l'homme ne l'aime point ;
mais il craint beaucoup le mal-Phyfique.
Il aime même le bien Moral , mais il aime
encore plus le bien Phyfique.
La vraie méchanceté feroit de hair fes
fernblables ; l'homme ne les hait point ,
ou plutôt il·les aime , mais il s'aime encore
plus lui-même. Il leur fait fouvens
du bien par le feul motif du plaifir qu'il
* Il me feroit aifé de 'prouver par un grand
nombre de citations , que pluſieurs Auteurs eſtimables
ont porté le même Jugement du Livre
des Réfléxions &c. Je me contenterai de renvoyer
au Difcours qu'on mit à la tête de la feconde
Edition de ce Livre , & qu'on a réimprimé dans
toutes les fuivantes . L'Auteur de ce Diſcours défend
M. de la R. mais la défenſe ſuppofé l'accuſation
, & depuis on l'a fouvent renouvellée . On
peut voir entr'autres dans le Journal Littéraire
de 1715 , à la Haye , T. 6. p. 66. un très-bon
Extrait des Réflexions &c. à l'occafion de la nouvelle
Edition qu'on en donna à Paris en 1714 ,
avec les Notes d'Amelot de la Houfaye.
Ciij
54 MERCURE DE FRANCE.
trouve à leur en faire ; mais il est rare
qu'il leur faffe du mal auffi gratuitement.
Il faut doncdiftinguer la méchanceté de
malice , de la méchanceté de paffion. Celle-
ci eft très- commune, & produit fouvent
de très- grands crimes ; mais celle-là qui
eft la méchanceté proprement dite , eft
affez rare . D'ailleurs elle n'a pas des effets
auffi funeftes , du moins quand elle
eft feule , & elle peut l'être .
Les paffions feules , & fans la méchanceté
, peuvent produire de grands crimes ;
la méchanceté feule, & fans les paffions,
ne les produiroit pas.
Si un homme , à la fois très-méchant
& très- paſſionné , ſe trouve de plus dans
certaines circonftances , ce fera un de
ces monftres qui étonnent l'Univers ,
mais fans étonner le Philofophe , qui n'y
voit que le réſultat des caufes réunies ; un
monſtre , dis- je , dans les deux fens de
ce mot : une chofe à la fois rare & horrible.
Levice eft fans doute plus commun ,
plus répandu que la vertu ; mais on ne la
porte pas fi loin. La parfaite vertu eſt
moins rare que l'extrême vice , & , fi cela
fe peut dire ,, que la parfaite fcélératelle.
AOUST. 1759. ་ ་
Les hommes fe reffemblent plus par
ce qu'ils ont de bon & de bon en tout
genre , tant du côté de l'efprit que de celui
du coeur , que par ce qu'ils ont de
mauvais.
Le bon eft un , comme le vaai ; le
mauvais & le faux varient à l'infini .
Plus heureux , je le repéte , l'homme
feroit meilleur ; & meilleur il feroit plus
heureux.
XI.
L'homme vulgaire ne rit des hommes
qu'à la Comédie. Le Philofophie en rit
dans le Monde ; & il en rit bien plus
qu'au Théâtre. Pour lui , la vraie , la
bonne Comédie , c'eft le Monde même.
Il y voit bien plus de chofes , & des chofes
bien plus dignes de furprendre & đêtre
étudiées , que toutes celles qu'on peut
mettre fur le Théâtre.
XII
Si c'eft la vanité qui nous empêche de
nous étudier , par la crainte de nous trouver
méprifables , elle devroit au contraire
nous appliquer à cette étude , par le défir
de nous rendre eſtimables , en nous
corrigeant.
Quand on interroge fon coeur pour
connoître , foit en général fes penchans ,
Civ
36 MERCURE DE FRANCE.
foit en particulier les motifs qui nous
portent àfaire telle ou telle chofe, à prendre
tel ou tel parti , il ne faut pas s'en
tenir à fes premieres réponſes . Il faut y
employer la même adreffe qu'employe ua
Juge pour tirer la vérité de la bouche
d'un criminel. Il faut , par un examen
opiniâtre , le forcer à nous décéler toutes
fes vues , à nous développer tous les
replis .
XIII.
Tous les hommes font mêlés , plus ou
moins , de bonnes & de mauvaifes qua
lités , qui ordinairement influent les unes
fur les autres , en forte que les mauvaifes
en font moins mauvaiſes , & les bonnes
moins bonnes , & par-là moins actives.
Elles fe balancent , fe tempérent , fe bor
nent. Quelquefois auffi , faute de rap
port aux mêmes objets , elles font fans
influence mutuelle , & pour ainfi dire ,
n'ont rien à démêler enſemble. Les bonnes
font faire de bonnes actions , fans
oppofition de la part des mauvaifes , &
réciproquement.
Il en eft des paffions comme des couleurs
; il y en a de primitives & de mêlangées.
L'ambition , par exemple , réſuli
te ordinairement du mêlange de l'ava
AOUST. 1759. 57
*
rice * & de l'orgueil ; & elle eft plus ou
moins baffe , ou plus ou moins élevée ,
felon que l'une ou l'autre de ces deux.
paffions y domine davantage.
XIV .
Une demi connoiffance des hommes.
dégoûte de vivre avec eux ; une connoiffance
plus étendue fait ceffer ce dégoût ,
ou du moins le diminue beaucoup , 1.º en
donnant de l'indulgence ; 2. ° en apprenant
les moyens de tirer parti des hommes
malgré leurs défauts & leurs
vices.
,
C'eſt connoître bien imparfaitement
les hommes que de connoître ce qu'ils
ont de mauvais , fans voir tout ce qui
peut l'excufer , & les moyens de tirer
parti de ce mauvais même.
On peut étudier les hommes dans de
bonnes ou de mauvaiſes vues , pour n'en
être point trompé , ou pour les tromper ;
pour n'être point duppe , ou pour être
fripon .
Si le malheur eft le grand maître de
l'homme , c'eft furtout parce qu'il luis
apprend à fe connoître lui-même , & à
connoître les autres hommes.
T'entends ici par avarice le defir des richeffles,
Cy
8 MERCURE DE FRANCE.
L'effet naturel & ordinaire des revers ;
c'eſt d'ôter le courage : celui des ſuccès ,
e'eft d'ôter la prudence.
X V.
La qualité de grand homme exclut plutôt
les défauts que les vices ; celle d'homme
de bien n'exclut que les vices. On
peut être un grand homme à plufieurs
égards , avec des vices haïffables , méprifables
même ; & un homme de bien avec
beaucoup de défauts difficiles à fupporter.
Il n'y a que le grand homme qui foit
digne d'être peint ; j'ajoute qui foit bon
à peindre. Il eft plus pittorefque , parce
qu'ordinairement il eft mêlé , qu'il a des
ombres , des contraſtes , & des contraſtes
plus frappans.
Le contrafte des grandes qualités &
des vices , eft bien plus frappant que celui
des vertus & des défauts , quoique
tout auffi naturel , & prefque auffi commun.
Quelquefois dans les grands hommes ,
le contrafte eft entre des chofes louables.
Un des plus beaux , c'eſt l'élévation de
l'efprit & du coeur , avec des moeurs fimples
& douces , tel , par exemple , qu'il
étoit dans M. de Turenne.
A OUST. 1759. 59
Souvent dans les Panégyriques on
montre le héros , & on cache l'homme.
Il faut même quelquefois cacher une par
tie du héros , par exemple , lorfqu'il a
pouffe trop loin certaines qualités héroïques
en elles- mêmes , comme la valeur ,
l'amour de la gloire &c. Il y a ordinairement
de l'excès dans les héros , auffibien
que du mêlange ; mais c'eſt cet excès
même qui féduit , parce qu'il étonnę ;
on ne le condamne qu'en l'admirant .
Il faut de la force pour arriver jufqu'au
but ; il en faut quelquefois davantage
pour s'arrêter quand on yeft arrivé ,
& ne le pas paffer.
J'avoue que c'eft quelquefois faute de
force pour aller plus loin , qu'on ne va
pas trop loin. Heureufe foiblefle qui préferve
des excès !
A l'égard de certaines vertus , il vaut
mieux paffer le but que de ne le pas
atteindre. Pour d'autres , c'eft le contraire
.
XV I.
Le poffible s'étend bien loin pour un
homme également habile , courageux &
conftant , furtout s'il eft peu délicat fur
les moyens de réuffir . Mais dans ce dernier
cas , les fuccès font rarement dura-
-bles. La haine , l'intérêt , & même l'é-
C vj
60 MERCURE DE FRANCE
quité ſe réuniffent de toutes parts pour
les arrêter.
*
Deux Loix gouvernent le monde , difoit
un jour feu M. Bargeton à M. Trudaine
La Loi du plus fort & celle du plus
fin.
,
11
2
y
XVII.
a une maniere d'écrire fur l'homfur
la morale , plus agréable qu'ir
tile , plus ingénieufe que folide , & ainfi
peu morale. Il y en a une autre qui eſt
dangereufe & propre , en ne peignant
l'homme que comme méchant & vicieux ,
à le rendre plus méchant & plus vicieux
qu'il ne l'eft en effet. Par- là , on lui ôte
la honte de l'être . En écrivant fur l'homme
, il faut écrire pour l'utilité des hommes
, & que ce but fe fente. **
L'Auteur d'un Livre de morale. , &
* Célèbre Avocat du Parlement de Paris.
** Voici comme Defcartes s'exprine dans une
de fes Lettres fur le Traité de Cive , ( du Citoyen )
par Hobbes. Jejuge , dit- il › que l'Auteur de ce
Livre eft le même que celui qui a fait les troifié
mes objections contre mes Méditations . ( Cela étoit
vrai. ) Je le trouve beaucoup plus habile en Morale.
qu'en Métaphyfique & en Phyfique , quoique je ne
puiffe nullement approuver fes principes ni fes maximes
, qui font très-mauvaifes & très-dangereu
fes, en ce qu'ilfuppofe tous les hommes méchans,
&c.
AOUST. 1759. 61
les Lecteurs que ce Livre auroit corrigés ,
fe devroient mutuellement de la reconnoillance.
Un Livre eft utile à ceux qu'il
corrige , & en fe corrigeant , ils en prouvent
l'utilité . Ainfi profit d'une part ,
honneur de l'autre , & par conféquent
obligation réciproque.
XVIII.
De l'amour de nous- mêmes fuit le defir
de notre bonheur; & l'expérience prouve
que cet amour n'eft nullement incompatible
avec l'amour d'autrui , puifqu'il
n'y a prefque perfonne qui ne fouhaite
beaucoup le bonheur de quelques autres;
par exemple , la plupart des peres & des
meres fouhaitent le bonheur de leurs
enfans.
Mais , dit- on , ils ne le ſouhaitent que
par rapport à eux -mêmes .
J'avoue que l'amour qu'un pere a pour
lui - même fe mêle prefque toujours
dans le bien qu'il fait à fes enfans , &
fouvent beaucoup plus qu'il ne le croft.
Il s'y trompe , parce qu'il fent plus vivement
l'amour paternel que l'amourpropre
; mais s'il le fent , il' l'a , & il ne
ſe trompe que fur le degré dans lequel
it l'a.
Un pere a deux enfans ; il aime l'un
62 MERCURE DE FRANCE
& n'aime point l'autre ; cependant il fait
à-peu - près les mêmes chofes pour tous les
deux ; mais il fent bien qu'il les fait par
des motifs très- différens ; par aammiittiiéé pour
l'un de fes enfans ; par équité , par honneur
, ou même par pure vanité , pour
l'autre.
X I X.
Le défintéreffement n'eft fans doute
qu'un intérêt plus délicat & plus noble ;
mais cet intérêt eft la vertu même , & la
vertu la plus pure , puifque la fuivre , la
pratiquer par goût , & par le feul attrait
du plaifir qui l'accompagne , c'eft l'aimer
pour elle-même.
J'ai lû dans quelques Livres nouveaux
que la morale a fait de nos jours de grands
progrès ; mais j'y ai lû enfuite , du moins
en termes équivalens , qu'il n'y a point
de morale. Plaifans progrès , en un fens ,
mais bien triſtes dans un autre !
C'est l'intérêt qui fait faire le mal , &
en cela il eft aveugle. Tâchons donc de
l'éclairer ; il fera faire le bien ; & nous
aurons perfectionné la morale.
Si l'intérêt feul fait agir les hommes ,
la morale fe réduit à leur montrer leurs
vrais intérêts , & à les y rendre fe
fibles.
AO UST. 1759. 63
X X.
Je dis à un homme poffedé d'une paffion
violente: Ilfaut réfifter à votre paffion ;
& il me répond : Jefuis donc bien malheureux.
Je lui replique : Vous ferez bien
plus malheureux encore fi vous y cédez ; &
il ne veut pas me croire ; peut- être même
ne le peut- il pas. Il y céde , il éprouve
tout ce que je lui avois annoncé , & bien
plus encore , fon malheur a paffé mes
craintes ; furieux, défefpéré , il revient me
trouver. Je crois qu'il va me dire tout fimplement
: Hélas ! vous me l'aviez bien dit.
Non , il me reproche la foibleffe de ces
exhortations , où je craignois d'avoir mis
trop de force. J'ai manqué à l'amitié
à la probité. Vous ne m'aviez rien dit.
XXI.
Deux principes conduisent l'homme ,
les Paffions & la Raifon. De- là , fa définition
; Animal raisonnable. Mais la
plupart des hommes ne ſe ſervent de leur
raifon que pour fatisfaire leurs paffions.
Celles- ci décident ordinairement du choix
de la fin ; celle- là ne décide guères que
du choix des moyens ; encore s'y trompet-
elle très-fouvent.
XXII
On l'a fouvent dit : le fond des hom
64 MERCURE DE FRANCE.
mes , par le coeur & les paffions , eft
partout , a toujours été , & fera toujours
le même . De -là, le fond des mêmes événemens.
Le Monde ne va ni ne vient , dit
le Chevalier de Meré ; il ne fait que
Lourner.
XXIII.
L'Auteur Anglois ( M. Mallet ) , de la
vie de Bacon , dit au fujet de Jacques I.
Roi d'Angleterre , qui , malgré fon caractère
foible & timide , traitoit fes Parlemens
avec hauteur & fierté , qu'il n'y a
point d'inconféquences réelles dans les
hommes. Ce mot eft heureux & vrai. La
contradiction & l'inconféquence ne font
qu'apparentes ; tout fe tient par un lien
caché, & s'il n'eft pas toujours poffible
de l'appercevoir dans les autres , parce
qu'on ne les connoît pas affez bien , un
homme d'efprit peut le découvrir en
foi- même , en s'étudiant. Il verra com
ment font unies en lui des qualités oppofées
jufqu'à paroître incompatibles
comment il agit en quelques occafions
peu conféquemment à fes principes , o
à fa paffion dominante .
XXIV.
Je vis dans le monde , dit le Specta
teur Anglois , plutôt comme Spectateurdu
AOUST. 1759. 68
genre humain , que comme un individu de
la même espéce . Cette phrafe , prife à la
lettre , pourroit être fufceptible d'un
mauvais fens ; mais qui certainement ne
feroit point celui d'un homme auffi rempli
d'humanité que l'étoit M. Addiffon.
Il ne faut pas que le Spectateur des hommes
oublie qu'il eft homme. Ce feroit
le moyen d'être un Spectateur trop févere
, & d'ailleurs de ne tirer aucun fruit du
fpectacle.
Il faut être Spectateur de la Comédie
humaine , comme le font de la Comédie
proprement dite , un Acteur où un Auteur
qui vont au Théâtre pour y étudier
l'art de repréſenter ou de compofer des
piéces dramatiques , & non comme quelqu'un
, qui n'étant ni Acteur ni Auteur ,
ne va à la Comédie que pour fon amufement.
Il faut obferver les hommes
pour foi & pour eux- mêmes
; pour devenir
meilleur , & pour fe rendre plus capable
de les aider à le devenir auffi . L'étude
de l'homme , la plus curienfe de
toutes , ne doit pourtant pas être faite par
pure curiofité , & bien moins par malignité.
La fuite dans le Mercure prochain.
66 MERCURE DE FRANCE.
FRAGMENT fur les Bienfances , pris
du même Difcours que ceux des Mercures
précédens.
SI
·
I le Sage ne néglige point les
égards qu'il fe doit à lui - même , combien
plus eft il attentif à ne choquer
jamais par fes manieres les égards qu'il
doit aux autres Voyez la beauté & l'éclat
de cette pierre que l'art vient de
tailler avec foin ; rien ne peut égaler la
vivacité des feux qu'elle jette ; la lumière
s'y joue en mille manières différentes ;
elle la renvoye même plus vive & plus
brillante qu'elle ne l'a reçue de l'aftre
qui en eft la fource : mais voyez-la encore
telle qu'on la tire du fein de la
terre , à peine attirera- t-elle vos regards ;
elle n'offre rien qui puiffe la faire diſtin
guer ; elle attend pour briller à vos yeux
qu'une main habile ait fçu la polir & la
debarraffer de tout ce qui offufquoit fon
éclar. Ainfi fans des dehors prévenans &
aimables , fans la politeffe en un mot ,
les
qualités mêmes les plus précieufes de
l'efprit & du coeur peuvent être perdues
pour la fociété. Elle feule fçait faire paAOUST.
1759. 67
peut
foître la vertu aimable ; elle feule
la faire chérir & la rendre par- là utile
aux autres hommes.
Jamais on n'a eu de la politeffe des
idées plus fauffes que celles que l'on s'en
forme aujourd'hui. A la douceur , à l'affabilité
, aux égards , au langage naif du
coeur on a fait fuccéder l'affectation dans
les manières , & des proteftations frivoles
par lesquelles il femble qu'on foit convenu
de fe tromper mutuellement. La
politeffe eft une qualité du coeur ; elle
confifte dans une attention continuelle
de faire enforte que nous ne rendions
jamais les hommes avec lefquels nous
vivons mécontens de nous , ni d'euxmêmes.
C'est l'orgueil & l'intérêt qui rendent
la plupart des hommes polis ; ils font
flattés d'avoir dans les manières une certaine
nobleffe qui les diftingue des autres
hommes ; le même amour- propre qui les
porte à s'élever fans ceffe , les plie avec
facilité devant ceux de qui ils attendent
tour. La politeffe du Sage eft bien diffé
rente ; toujours généreufe & modeſte ,
elle n'eft que l'expreffion de fon amour
pour les hommes , & l'image de la douceur
de fon ame.
Nous fommes nés pour la fociété , &
68 MERCURE DE FRANCE.
c'eft une obligation indiſpenſable pour
le Sage d'y apporter toutes les vertus &
toutes les qualités qui peuvent la rendre
heureufe & agréable. Les hommes ne
peuvent point lire au fond de notre
coeur ; ils ne peuvent juger de nous que
par la politeffe que nous leur témoignons :
par elle l'aimable harmonie fubfifte dans
la fociété ; par elle tous les coeurs font
unis : elle nous oblige de cacher nos aigreurs
, de faire taire nos jaloufies & nos
haines , & d'obſerver encore avec des
hommes déjà indifpofés contre nous les
bienséances & les égards qui les empêchent
de s'aigrir davantage , & nous ramènent
infenfiblement les coeurs les plus
éloignés.
Les talens diftingués , les actions brillantes
ne nous attirent pas toujours de
la part des hommes cette eftime frivole
qu'ils refufent avec tant d'injuftice , qu'ils
accordent avec tant de caprice & de lé
géreté. Nous ne portons fur la gloire des
autres que des regards triftes & jaloux ;
& fi quelquefois un mérite éclatant nous
arrache des applaudiffemens & des louanges
, nous ne les donnons prefque jamais
qu'avec chagrin , & avec un retour fecret
fur nous- mêmes. La politeffe au contraire
a des droits toujours affurés fur le coeur ;
A OUST. 1759. 69
elle peut feule captiver cet heureux
amour des hommes , dont la paix , la
concorde font les fruits précieux.
Il y a des hommes fujets à avoir des
manières dures , féches , impolies ; les
graces qu'ils répandent ne devroient annoncer
que la bonté de leur coeur , &
fouvent elles ne font que de nouvelles
infultes. L'éclat de la grandeur & des
richeffes n'éblouit point les yeux du Sage,
lui qui a ofé apprécier les chofes humaines
& s'éclairer fur leur vanité. Parmi les
entraves fuperbes dans lesquelles les
grands font tenus , s'il apperçoit quelque
chofe qui puiffe tenter un coeur auffi
élevé , auffi noble & auffi généreux que
le fien , c'eft le pouvoir fi touchant de
faire des heureux. La politeffe qui accompagneroit
un bienfait le rendroit mille
fois plus précieux encore ; pourquoi me
forcer à l'oublier , pour ne m'occuper
que de la dureté avec laquelle on me l'a
accordé Et pourquoi enfin pouvant mériter
ma reconnoiffance & mon amour ,
me forcer à devenir ingrat malgré moimême
, & à ne trouver peut-être dans
les bienfaits que j'ai reçus que de nouveaux
motifs d'averfion contre la main
qui m'en a comblé ?
?
Toujours foigneux de cacher fes hu70
MERCURE DE FRANCE.
meurs
le Sage ne fe laiffe point conduire
au gré de fes caprices ; il femble
même n'emprunter fes humeurs & fes
goûts que des circonftances dans lef
quelles il fe trouve . Une triſteſſe affreuſe
s'eft emparée de votre coeur , & les pleurs
coulent de vos yeux ; ne craignez pas
que le Sage aille par une voie indifcréte
vous rendre encore plus vif & plus touchant
le fentiment de vos peines ; vous
le verrez s'occuper de vos triftes penfées,
partager vos douleurs & mêler ſes larmes
aux vôtres. Si au contraire dans les premiers
tranſports que vous caufe un bonheur
naiflant ou inefpéré , vous aimez à
voir répandue autour de vous la joie que
vous goûtez , une aimable & innocente
gaîté viendra animer fes traits & peindre
fur fon vifage le plaifir qu'il aura
fenti à vous voir heureux. La fortune
cruelle vient- elle de vous accabler , il
n'infultera point à vos malheurs , en étalant
à vos yeux fon opulence & fon fafte:
mais fa pitié généreufe , fa tendreffe compatiffante
vous aideront à foutenir avec
fermeté les revers funeftes que vous avez
éprouvés.
S'il y avoit des hommes pour lefquels
les bienséances que prefcrit la politeffe
puflent être indifférentes >
ce feroient
AOUST. 1759. 71
ceux furtout entre lefquels l'amitié a
établi une confiance fans bornes ; mais
quoiqu'ils puiffent peut être négliger certaines
bienféances que l'ufage a introduites
, la politeffe ne doit jamais être
bannie de leur commerce. Les hommes
ne font point amis pour être réunis par
l'intérêt , par le goût des plaifirs , ou
peut-être même par la conformité des
vices. La vraie amitié eft fondée fur la
vertu & croît par l'eftime. La politeſſe
qui cache nos défauts aux yeux de nos
amis nous fait paroître plus dignes d'eux,
& ne peut que refferrer les nouds qui
nous uniffent.
L'attention que nous avons à faire
enforte que les autres hommes foient
roujours contens de nous , fait auffi que
jamais nous ne les rendons mécontens
d'eux- mêmes. Le Sage ne prétend point
affervir avec tyrannie les efprits à fes
penfées ; fi quelquefois il combat nos
fentimens , c'eft avec une politeffe & une
modération qui fait que nous aimons
encore la vérité dans fa bouche , & que
nous nous y rendons fans qu'il en coûte
à notre amour- propre ; il n'a dans ſes
difcours & dans fes écrits ni une liberté
farouche , ni une fincérité trop choquante
jamais il ne fe permet ni la
72 MERCURE DE FRANCE.
fatyre qui offenfe , ni l'aigreur qui irrite,
ni la raillerie qui indifpofe .
Refpecter les moeurs , obferver les
égards que l'on fe doit à foi- même , ne
choquer jamais ceux que l'on doit aux
autres par l'impoliteffe de fes manières ;
voilà fans doute en quoi confiftent les
bienséances dont les devoirs font les plus
indifpenfables ; mais il en eft d'autres
encore qui font pour le Sage des loix
moins importantes il eft vrai , mais dont
cependant il ne doit jamais s'écarter ;
ce font celles qui font fondées fur les
ufages. Si dans le nombre de ceux que
les hommes ont reçus il s'en trouve qui
puiffent bleſſer les moeurs , le Sage ne les
fuivra point aveuglément ; tel qu'on voit
un rocher s'élever au milieu des ondes ,
& préfenter un front toujours inébranlable
aux coups de la tempête , il verra
de toute part autour de lui les hommes
emportés par le torrent , fans s'y laiffer
entraîner mais après avoir oppoſé à la
corruption des moeurs & des coutumes
une fageffe rigide & à jamais infléxible ,
il fe laiffera paifiblement aller au cours
des ufages qui ne feront qu'indifferens.
Je ne fçais quel attrait fecret de la vérité
fait envifager à des hommes finguliers
une forte de gloire à n'avoir rien de
commun
AOUST. 1739. 73
commun avec les autres hommes dans
la conduite de la vie. Le monde , il eſt
vrai , rit de leur folie , & punit de tout
fen mépris leur ridicule orgueil : il y a
bien de la foibleffe en effet à n'aimer à
ſe diſtinguer qu'en évitant de fe conformer
à des ufages que tous les hommes
obfervent , & qui n'ont rien de dangereux.
Vous pleurez fur un tombeau qui renferme
un objet cher à votre coeur , &
dont le fouvenir vivra éternellement dans
votre penſée : votre douleur profonde ,
je le fçais , n'a pas beſoin d'être excitée
par les marques extérieures de trifteffe
dont vous êtes environné mais n'allez
pas les quitter pour verfer des larmes
fous de vains ornemens qui ne font confacrés
qu'à la joie & aux plaifirs.
L'uſage a prefcrit & dans les expreffiens
& dans les manières, des bienséances
deftinées à honorer les Grands & les
hommes en place. Que puis-je penſer
de la liberté avec laquelle ce cinique
les brave ? finon qu'il defireroit dans fon
orgueil que tous les rangs fuffent confondus
, & qu'on bannit des fociétés la
dépendance & la paix qui marchent fur
Les
pas.
Les hommes font convenus de fe ren-
D
74 MERCURE DE FRANCE.
dre mutuellement des devoirs de poli
teffe , par lesquels ils ont voulu fe convaincre
des fentimens de bienveillance
& d'amour dont ils doivent être pénétrés
les uns pour les autres : fi ces fentimens
vous touchent fi vous en êtes
animés , vous aimerez à exercer des devoirs
dont la négligence feroit penfer
que vous n'avez pas cette politeffè intérieure
, la feule dont vous paroiffez faire
cas. Il ne feroit pas raifonnable de demander
fi pour fe faire entendre on doit
fe fervir des expreffions auxquelles les
hommes ont lié leurs penſées.
Un mépris généreux du monde vous at-
il porté à vous en éloigner ? Il vous eft
permis d'ignorer certains ufages qui y
font établis ; les hommes ne vous jugeront
pas d'après les fautes légeres qui
pourront vous échapper en ce genre :
mais fi vous vivez au milieu d'eux , vous
devez connoître les bienféances que l'on
y obferve ; elles n'ont fouvent , il eft vrai,
d'autre fondement que leur conformité
avec le génie & le goût de la nation qui
les a établies ; mais par cela feul elles ne
doivent être que plus propres à contribuer
aux agrémens de la fociété.
La mode même , cette fille légere de
l'inconftance & du caprice , le fage ne
AOUST. 17598 75
doit point affecter de la fuir. Si tous les
hommes étoient capables d'une certaine
élévation dans les penfées , s'ils n'étoient
point efclaves des préjugés , on pourroit
peut-être la négliger & méprifer fon frivole
empire : mais la plupart ne font gou
vernés que par
les fens ; la fageffe n'auroit
plus rien que de trifte & de rebutant
pour eux fi elle ne paroiffoit pas fous
des dehors parés des mains de la mode :
le fage fe trouve donc forcé de lui obéir,
de fe foumettre quelquefois à fes fan- .
taifies & de fe prêter à la foibleffe des
hommes , pour ne point paroître ridicule
à leurs yeux.
Ainfi la fagefle inftruit les hommes à
obferver les bienséances qui l'embéliffent
à leur tour. O vous donc qui êtes épris
de fa beauté & de fes charmes , & qui
n'avez trouvé qu'en elle les plaifirs purs
& fans tache , n'oubliez jamais qu'elle
ne peut fubfifter fans le refpect des moeurs.
Que votre modeftie force les autres hommes
à voir même fans jaloufie ce qu'il y
a de plus eſtimable en vous ; que
la pudeur
& fes droits vous foient toujours
facrés ; que l'impiété , le mépris des loix ,
la licence , foient à jamais bannis de vos
difcours & de vos écrits : que vo ; moeurs
ne préfentent jamais un contrafte cho-
D ij
26. MERCURE
DE FRANCE.
quant de toute votre perfonne avec vo
tre rang & votre âge : que votre politeffe
vous falle chérir des autres hommes , &
qu'elle rende inaltérable
l'union qui doit
être entr'eux & vous : que l'indécence
dans les manières , ou la folle vanité de
négliger les ufages reçus , ne vous offrent
jamais en fpectacle aux yeux d'une multitude
toujours aveugle : que votre fidélité
à remplir toutes les bienféances
infpire
aux hommes l'amour de la fageffe : qu'ils
apprennent
de vous qu'elle n'eft point
dure , intraitable
, farouche ; mais qu'au
contraire elle eft la fource de la décence,
de la politeffe & de toutes les vertus qui peuvent contribuer
au bonheur de la fociété.
LE mot de l'Enigme du Mercure précédent
éft l'Echo . Le mot du Logogryphe
François eft Converfation , dans lequel
on trouve corfet , ver infecte , vers
Poefie , cave ,
, cave , vin , Caton , van , Cars ,
carton , noce , fac , avis , rofe , vent , raifon,
tifon , converfion. Celui du Logogryphe
Latin eft Manus , dans lequel fe
trouvent anus , Mus , Mufa , & Numa,
A O UST. 1759. 77
ENIGMMEE..
DANSun pofte éminentoù mondevoir m'expoſe
A ce que la Nature a de plus inconftant,
Sans relâche , occupé d'un travail important ,
Je fuis du bien public- le mobile & la caufe.
Je préfide au deftin dés plus vaftes cités ;
C'eſt leur plus cher tréfor qu'en mon fein l'on
dépofe.
Peuples , dans vos calamités
C'est mon vol que vous confultez
Malheur à vous , fi je repoſe.
AUTRE.
Pour le moins auffi véridique
Que notre fameux Satyrique ,
Je nomme un chat un chat , & Life une laidron :
En vain Phriné me confulte fans ceffe :
Je rougirois de fa foibleſſe ,
Si Phriné rougiffoit ; mais , non-
Je lui dis , auffi pâle qu'elle ,
Non , Phriné , vous n'êtes point belle.
Pour dernier trait de mon pinceau ,
Je fuis Peintre , toile & tableau.
!
Dij
78 MERCURE DE FRANCE.
LOGO GRYPHE.
LECTI FCTEUR , je fuis connu de toi ;
Mais je me cache ; trouve- moi.
Onze pie Is réunis compofent ma ftructure.
Par quatre , mon front ſourcilleux
Semble s'élever jufqu'aux Cieux ;
Par trois , mon nom eſt une injure.
Là , je fuis une Ville , & là , ce Roi fameux
Qui , Vainqueur de Nyfus , aux rives de l'Egée ,
Vengea fur les Grecs malheureux
La mort de fon fils Androgée.
Selon gens à grave maintien
Je parcours dans une minute
Des milles : ils difent combien ;
Bien hardi qui le leur diſpute ,
Car moi-même je n'en fçais rien..
Sans moi , bon ſoir à l'harmonie
Sans moi , bon foir à la beauté ,
Et bon foir au Peuple d'Afie ,
Qui dans le néant fût refté ,
Et n'eût jamais reçu la vie.
"
AOUST. 1759. 79
LOGO GRYP HUS.
NIL erimus , totas fivis exiftere partés ;
Omnia , fcinde caput , Lector amice fumus.
ALTER.
INTEGRUM , Agricolæ timeant me ; tollere collum
Si velis , Lector , tunc te ipfum cernere fas eft.
"
LA CHASSE DE L'ENNUI,
Ꭰ
CHANSON.
Du charmant Pays de cocagne
Si fameux en productions ,
Généreux ami , ta campagne
Réalife les fictions.
Mêts friands dans ces lieux abondent ,
Les meilleurs vins nous font acquis ;
Et les Graces qui te fecondent
Nous les font trouver plus exquis.
Amour , jeu , chaffe , promenade ,
Danfe , mufique & rares voix ,
Rien n'y manque ; & fans gafconade
De tous plaifirs on a le choix .
Div
80 MERCURE DE FRANCE
Qu'ici chacun ſe fatisfaſſe ,
Sans rien afurper fur autrui ;
Pour moi , je fuis fou de la chaffe,
Mais de la Chaffe de l'Ennui.
Le chagrin eft ma bête noire,
Et je la pourfuis à grands pas ;
A force de rire & de boire
Je la déniche d'un repas.
Taifez-vous fanfares bruyantes ,
Un verre eft mon cor favori .
Contes joyeux , chanſons riantes ,
Voilà mes tayaux & mon cri
Oui , des bois le rude exercice
Eft doux aux bofquets de Cypris ,
Poarvu qu'en cette aimable lice
Cherchant à prendre l'on foit pris.
Par M. DUVIGNAU, air & paroles.
C
AOUST. 1759 .
81
ARTICLE II.
NOUVELLES LITTERAIRES.
MELEZIN DE , Pièce en trois Ades
& en vers , par M. le Beau de Schofne.
Repréſentée pour la première fois à la
Comédie Italienne le 7 Août 1758 9
& imprimée à Paris chez Prault , Quai
de Conti , à la Charité,
J'A1 donné une idée de cette Pièce
dans fa nouveauté ; mais je ne l'avois pas .
fous les yeux. Je vais en rappeller le plan
& tâcher par quelques exemples d'en faire
connoître le ftyle .
Zarès époux de Melezinde , exilé de la
Cour , a fçu que Selime fon beau-pere a
été nommé Gouverneur d'une Ifle , & que
Melezinde l'y a fuivi. Il s'eft rendu fui--
même dans cette Ifle , mais inconnu &
déguifé . Il a follicité la place de Grand→
Prêtre. Je fçavois , dit- il ,
Je fçavois que cet or dont la foif nous égare
Voit ramper dévant lui le fceptre & la tiare..
Avec profufion il tomba de mes mains
On me vendit le droit de tromper les humains.
Dx
82 MERCURE DE FRANCE.
Soupçonneux & jaloux il veut éprouver
l'amour & la vertu de Melezinde.
Ah ! fije n'étois plus , on verroit Finfidelle:
Abjurer les fermens d'une ardeur immortelle ,
Et par de nouveaux noeuds confacrant ſes tranſ❤
ports ,
Dans le fein des plaifirs étouffer les remords..
Pour s'en éclaircir il ordonne à Orof
min fon confident de répandre le bruit
de fon trépas.
Dans le fecond Acte il demande comment
fa femme a reçu cette nouvelle , &
Orofmin lui répond ::
Des plus vives douleurs fes yeux portent l'em
preinte ,
La pâleur de la mort für fon vifagé eft peintes.
Mais ce n'eft pas affez pour lui..
Crois tu que mon trépas puiffe affez la toucher
Pour lui faire affronter les horreurs dù bucher?:
En effet Melezinde eft réfolùe à fuivre
fon époux chez les Morts. Son pere moins
fuperftitieux qu'elle veut en vain l'en dif
fuader..
Quoi ! tu peux méditer ce cruel facrifice ?
MELEZIN.DE..
Un précepte facré veut que je l'accompliffe .
Un.fi: noble trépas à mes yeux eft.bjen doux
A O UST. 1759: 83
Et je ferois indigne & du jour & de vous ,
Si je fermois mon ame à des loix révérées,
Par l'ufage & le temps à jamais confacrées.
Son pere après avoir combattu la fuperftition
, oppofe l'amour à l'amouf
même , & la fin de cette fcène eft dialogué
avec chaleur.
SELIME.
Ecoute Melezinde , & fors enfin d'erreur.
Crois -tu que cet époux dont la flamme im
mortelle
Survit à fon trépas dans la nuit éternelle ,
Puiffe voir fans horreur un bucher allumé
Détruire les attraits qui l'avoient enflammé?
Ce ſpectacle eft affreux , & je fens par moi- même
Qu'il doit être accablant pour un époux qui t'aime,
MELEZINDE.
Mais de quel oeil autfi verroit- il que mon coeure
En confervant mes jours oubliât fon ardeur ?
De quel oeil verroit- il fon épouſe infidelle
S'expofant à la voix du plaifir qui l'appelle ,
D'un monde féducteur chérir les vains attraits ,
Lorſqu'au fond de la tombe il les perd pour
jamais ?
Non , non , je n'aurai point ce reproche à me faire ,
Je rejoindrai l'objet qui feul a fçu me plaire.
Ceffez enfin , Seigneur , de contraindre mes voeux ,,
Chaqueinstant retardé rend mon fort plus affreux..
Divj
84 MERCURE DE FRANCE.
SELIME.
Le préjugé t'égare , il te rend inflexible.
Aurois -tu pour la vie un horreur invincible
MELEZLN.DE.
En la perdant , Seigneur , on perd peu de momens..
Nos jours ne font qu'un point dans l'abîme des
temps.
Tôt ou tard nous ferons privés de la lumiere.
Et puifque nous devons finir notre carriere ;
Puifqu'un ordre éternel nous conduit chez les
morts ,
Que j'y defcende au moins fans trouble & fans
remords.
Le jour m'eft odieux & mon ame l'abhorre
Depuis qu'il ne luit plus pour l'époux que j'adore.
Jeveux mourir pour lui , ne m'en détournez pas.
SELIME.
Suis donc l'aveuglement qui te mène au trépas,
Barbare , & n'écoutant qu'un farouche courage ,
Meurs , abandonne un pere appéfanti par l'age
Un ami dont les pleurs ne peuvent te fléchir.
MELEZIN DE.
Vous me percez le coeur , mais je dois obéir.
SELIME.
Ah ! par pitié du moins arrache- moi la vie ,
Heureux qu'avant la tienne elle me fait ravie
Je bénirai le coup que portera ta main ! ...
Me pourrai-je amolir fon courage inhumain ?
AOUST. 1759.
8
Má fille , à tes genoux vois le plus rendre pere :
Peux-tu fans cruauté rejetter fa prière ?
Peux-tu lui refuſer des jours que tu lui dois ?
De la nature en toi n'étouffe point la voix .
MELEZINDE.
Ah mon pere ! ceffez d'ébranler ma conftance ;
Vos Loupirs fur mes fens prennent trop de puif
fance.
Au plus faint des devoirs ils pourroient m'arracher.
SELIME.
Que je ferois heureux s'ils pouvoient te toucher ,,
Sije pouvois fur toi remporter la victoire. ! .
Laiffe -toi vaincre.
MELEZIN DE.
Non , je me dois à ma gloires.
Je m'arrache en fuyant au pouvoir de vos pleurs
( Ellefort:) SELIME.
Oſuperſtition ! tu renverfes nos moeurs ;
Ton empire cruel , tes preftiges barbares
Arrachent la pitié des coeurs dont tu t'empares.
Selime a recours au Grand- Prêtre , &
le conjure de s'oppofer à la réfolution de
Melezinde . Zarès répond qu'il ne lui eſt
pas poffible , il promet feulement de
différer le jour du facrifice . Encore une
autre épreuve , dit- il , & je vais être heu
reux. Cette épreuve eft de fçavoir fi Me
lezinde fe dévoue par un vain defir de
86 MERCURE DE FRANCE
gloire ou par amour pour fon époux. If
fui parle , il voit que l'amour feul la conduit
fur le bucher ; il eft prêt à fe faire
connoître , mais il fe retient & diſſimule
encore pour pénétrer les plus fecrets replis
de fon ame.
Ne facrifiez pas le plus heureux deftin
Aux foibles fentimens d'un amour incertain.
Vos charmes font à peine à leur premiere aurore,
Les amours près de vous peuvent renaître encore.
Il lui propofe enfin de s'unir à lui .
Vous fçavez que l'hymen d'un Sacrificateur
Arrachant au bucher une Veuve qu'il aime
La couronne à jamais d'une gloire ſuprême.
Melezinde qui prévoit que l'amour du
Grand - Prêtre va feconder la tendreffe
de fon pere , & s'oppofer à fon trépas ,
feint de balancer fur le parti qu'elle doit
prendre. Et Zarès qui croit l'avoir diſſuadée
, fort furieux & défefpéré. Au commencement
du troifième Acte , il reçoit
un billet de Zemire , efclave de Melezinde.
Cette eſclave lui apprend que Melezinde
a changé de deffein , & confent
à époufer le Grand -Prêtre. Pour moi,
ajoute Zemire ,,
A Zima mon époux je veux me réunir ,
» je vais me rendre auprès du Temple , &
AOUS T. 1759. 87
rous attends pour me dévouer. Vous
»feul fçaurez mon fort , & le voile dont
» je ferai couverte va me cacher à tous
» les yeux.
La fidélité d'une efclave comparée à
l'infidélité de Melezinde , redouble l'indignation
de Zarès. Qrofmin a beau vou--
loir l'appaifer , il fe plaint d'avoir trop
vêcu , il veut fe bannir de ces lieux qu'il
bhorre ; il n'eft retenu que par le facriice
de Zemire. La victime fe préfente , le
ond du théâtre s'ouvre ; on y voit le bu
her , les Miniftres du Temple , les Sacri
icateurs , & quelques femmes du Pays qui :
Iccompagnent la victime : elle eft couverte
d'un voile , & le Grand-Prêtre qui
a prend pour Zemire , lui adreffe ces:
paroles::
De la fidélité refpectable victime ,
Objet de notre hommage , ô Veuve magnanime ??
ipprochez & venez dans ces lieux révérés
tecevoir les honneurs qui vous ſont préparés. »
(aux Sacrificateurs ..)
Jes volontés du Ciel habiles inter prêtes ,.
vous qu'il a choifs pour célébrer nos fêtes,
Formés tous à l'envi le plus touchant accord ,
Billipes par vos fons les terreurs de la mort 3 :
Et que de vos accens lá douceur réunie
Nous retrace dès Dieux la céleſte harmonie,
88. MERCURE DE FRANCE.
(On joue une fymphonie que le Grand- Prêtre
interrompt. )
Miniftres des Autels fufpendez vos concerts }
Prêt à jouir des biens qui lui vont être offerts ,
Ce coeur impatient contre vos fons murmure :
Its ne font qu'éloigner la félicité pure ,
Que retarder encor le bonheur qui l'attend :
Vous ne fçauriez trop tôt en avancer l'inftant..
( Il lui donne une couronne de laurier. )
Recevez ce laurier dont ina main vous couronne :
C'eſt le prix de l'honneur , la vertu vous le donne.
(Il l'orne de guirlandes . )
Prenez
pour ornement ces guirlandes de fleurs,
Notre eftime n'a point de préfent plus flatteurs
Nous les avons reçus des mains de la Nature,
Nous les offrons aux Dieux , qu'ils foient votre
parure.
Commencez à jouir de la felicité,
Et des honneurs rendus à la Divinité.
Vos defirs généreux , votre vertu fidèle
Vous mettent audeſſus du rang d'une mortelle.
Votre amedès ce jour prend'fon vol vers les Cieur,
Vos cendres pour leur tombe auront l'Autel des
Dieux.
Tels font les dignes fruits dûs à votre conſtance,
N'en'differez donc plus l'heureufe jouiffance..
Des terreftres liens courez vous détacher
Yenez , marchez fans crainte, & yolez au bucher.
AOUST. 1759.
89
Comme il la conduit au bucher , Seli→
me pere de Melezinde , accourt , menace
le Grand- Prêtre , lui apprend que
c'eft Melezinde elle - même qu'il alloit
facrifier , & le voile écarté achève de
l'en convaincre . Zarès tranſporté de joie
ôte fa tiare , fa fauffe barbe , & Melezinde
reconnoit fon époux.
Il y a dans cette Piéce de la chaleur
& de l'intrigue ; mais avec un Sujet trèspathétique
elle manque d'intérêt . La raifon
en eft que l'objet de la fidélité de Melezinde
eft un perfonnage odieux dans
nos moeurs. La curiofité de Zarès nous
femble révoltante ; fon obftination à
éprouver fa femme nous fait fouhaiter
fi
qu'il en foit puni. Un mari qui porte
loin la prétention d'être adoré , qui ne
compte pour rien l'amour de fa femme ,
fi dans le facrifice qu'elle fait de fa vie il
fe mêle quelque defir de gloire , & qui
lui fait un crime inexcufable d'héfiter entre
les horreurs du bucher & les honneurs
d'un hymen qui la difpenfe de ce
devoir affreux ; ce mari n'eft rien moins
que digne à nos yeux du facrifice qu'il
exige , & dès -lors ce facrifice ceffe de
nous intéreffer. Il eft des moeurs que nous
adoptons ; mais celles qui révoltent la
nature manquent toujours de vraiſem
90 MERCURE DE FRANCE.
blance il n'y a pas une Françoife qui ,
dans l'illufion du fpectacle , fe mette
à la place de Melezinde . D'ailleurs le
théâtre où cette Piéce a été jouée , n'eft
pas celui du pathétique ; les Acteurs n'y
font pas exercés à ce genre de déclamation
, & les fcènes d'Arlequin achevent
de refroidir l'action par un mélange
de bouffonnerie & d'héroïfme qui ne peut
être que choquant . Tout cela prouve que
le fuccès théâtral de cette Piéce a dû être
audeffous de fon mérite littéraire. Je ne
fçai cependant fi M. le Beau de Schofne
ne pouvoit pas éviter dans l'intrigue de
fa Piéce ce qui en eſt le défaut capital ;
je veux dire s'il ne pouvoit pas donner
à Zarès un caractère moins révoltant
peut
être même auffi intéreffant que celui
de Melezinde. Suppofons que l'arrêt de
profcription de Zarès n'eft point révoqué,
fuppofons que c'eft le Roi qui a fait ré
pandre le bruit de fon trépas , pour réduire
Melezinde au choix de fe donner à
lui , ou de fe dévouer au bucher ; que
Zarès ne voit Melezinde qu'en préſence
du Roi lui-même ; qu'il eft obligé de
lui parler le langage d'un Prêtre ; qu'il eft
témoin des inftances & des moyens de
féduction qu'on employe auprès de fon
époufe ; que Selime a recours à lui pour
AOUST. 1759. 91
l'engager à diffuader fa fille de la réfolution
de mourir ; que Zarès attendri fe
fait connoître de Selime , & qu'ils frémiffent
l'un & l'autre du danger qui les
menace fi Zarès fe fait connoître ; que le
Roi ne doutant pas que Melezinde ne
oit effrayée de l'appareil du facrifice , en
reſſe lui-même l'inftant ; que Melezinde
e préfente au bucher ; que Zarès ne peut
è réfoudre à laiffer périr fa femme ; qu'il
éclare au Roi que l'époux de Melezinde
ft vivant , & que ſe voyant accuſer d'imofture
, il fe fait connoître & demande
i mort ; que le Roi fe laille fléchir , paronne
à Zarès , & lui rend Melezinde.
Ces idées vagues peuvent avoir dans
'exécution des inconvéniens que je ne
révois pas ; mais c'eſt aſſez pour moi
u'elles donnent lieu à l'Auteur de réfléhir
fur ce qui manque à fon ouvrage. Le
evoir d'un Critique n'eft pas feulement
fobferver ce qui lui paroît défectueux ,
nais d'indiquer s'il eft poffible les moyens
te rectifier ce qu'il défapprouve.
A la fin de cette Piéce on a imprimé
quelques morceaux de Poefie du même
Auteur , entr'autres deux petits Poëmes,
'un fur l'Harmonie , & l'autre fur les
Dangers de l'Amour.
Le plan du Poëme fur l'Harmonie eft
92 MERCURE DE FRANCE.
bien fait : l'idée n'en eft pas neuve , ma
elle eft fimple & naturelle , & la Pock
pouvoit l'embellir.
du
Je n'examine point fi ce qu'on appel
Harmonie dans l'Univers, c'eſt- à-dire l'o
dre & l'enchaînement des parties , l'équ
libre des forces , la circulation réguliè
mouvement , a quelque rapport nat
rel avec l'harmonie muficale , & fi l'on
eu tort ou raifon de donner pour me
à la mufique cette harmonie univerfell
le Poete en le fuppofant n'a fait que
prévaloir de l'opinion reçue , & ce
le droit de la fiction.
La Mufique fille de l'harmonie , a
naiffance , dit-il , chez les bergers .
Tendres échos , fecrets dépofitaires
Des chants nouveaux de ces lieux folitaires
Empreffez-vous de nous les révéler ;
Retracez-nous ces précieufes larmes ,
Ces pleurs touchans que l'on voyoit couler,
Lorsqu'une voix , par d'invincibles charmes ,
Ebranloit l'ame , y portoit le defir ,
Et l'enchaînoit par l'attrait du plaifir.
La Mufique fut appellée au fein de
villes & au milieu des cours , elle y opér
des prodiges ; mais ces prodiges font for
blement décrits par le Poëte.
AOUST 1759. 93
Dans la fuite , la Mufique négligée ne
prit fon ancien éclat qu'en s'affociant à
Poefie. Cette union femble annoncer
s peintures brillantes & variées , mais
es demandoient un travail que l'Auur
n'y a pas mis.
La Poefie fière de fes fuccès le détache
la Mufique ; elle cherche & trouve
as la fiction de quoi fe fuffire à elleme
: tout s'anime fous fes pinceaux.
M. le Beau de Schofne avoit à éviter
cueil de la reffemblance avec un très
Fendroit de l'Art poëtique de Boileau ;
is l'allégorie lui préfentoit affez d'aus
exemples que ceux dont Boileau s'eſt
S
vi.
Le Poëte , dit- il , voit toute la nature
imée , tout fe peint à lui fous des ima
fenfibles .
Si les attraits d'une beauté touchante
Charment fes yeux & troublent fa raiſon ,
Il reconnoit la coupe féduifante
Où les amours lui verſent le poiſon.
Les fons flatteurs de l'objet qu'il admire
Sont des liens où fon coeur eft furpris ,
Et la douceur de fon divin fourire
.Eft le carquois de l'enfant de Cypris.
Ce délire du Poëte charme les ennuîs
94 MERCURE DE FRANCE
de la vie & en adoucit les malheurs.
Heureux Milton , digne émule d'Homère ,
Quand l'Eternel vint obſcurcir tes yeux ,
Il te voila les objets de la terre
Pour t'expofer les merveilles des Cieux.
On voit que la carrière étoit vafte , &
il me femble que l'Auteur n'y a jett
qu'un coup d'oeil vague & diftrait. L
négligence de fon ftyle annonce qu'il
fait trop peu de cas d'un Sujet qui étoi
fufceptible dans fa fimplicité de toute
les richeffes dé la Pocfie.
Le plan du Poëme fur les Dangers
'Amour n'eft pas auffi heureufement t
cé. L'origine , les progrès , les ravage
de l'Amour , rien n'y eft penfé philofo
phiquement , rien n'y eft peint avec
chaleur & le coloris de la Poefie. Il y
cependant quelques morceaux qu'on
avec plaifir. Le Poete dit de l'Amour
Dès qu'il fut Dieu , fon coeur lâche & perfide
Tirannifa fes plus zélés fujets,
Et la fureur de fon bras parricide
Tourna contre eux la pointe de ſes traits;
Et toutefois fous fa loi fouveraine
Tous les mortels avec joie engagés ,
Vantoient encor , accablés par leur chaînes,
AOUST 1759:
95.
Les fers honteux dont ils étoient chargés.
Dans tous les coeurs une coupable yvreffe
Empoifonna les amoureux defirs ;
Le fentiment & la délicateffe
Nefurent plus arbitres des plaifirs.
Mais dans une allégorie tirée du fyfême
de la Fable , l'exemple de Salomon
celui de Henri VIII . Roi d'Angleterre
Dans des jours même ou la Grace-féconde
un Diea Sauveur dictoit partout la loi,
Ce mêlange du facré avec le prophane
e paroît , dis-je , fort déplacé.
En général les morceaux que M. le
au de Schofne a écrit avec foin dans
elezinde , prouvent que ces deux petits
bemes & fes autres Piéces fugitives ne
nt que de foibles effais de fon talent
our la Poëfie.
96 MERCURE DE FRANCE.
ACTES de notoriété donnés au Châtelet
de Paris , fur la Jurifprudence & les
ufages qui s'y obfervent ; avec des notes
: ouvrage annoncé dans le Mercure
précédent.
Ilne doit y avoir rien d'arbitraire dans
les décifions des Tribunaux chargés de
rendre la juſtice. Cependant la loi n'a pú
tout prévoir , & il eſt des cas particuliers
où fes difpofitions ne peuvent avoir d'ap
plication directe & précife. Alors les Tribunaux
fe font des principes & des ufages
conformes à l'efprit de la loi : mais c'eft
peu que ces ufages , que ces principes
foient pris dans l'exacte équité , il faut
encore qu'ils foient connus ; ( car tout ce
qui fait loi doit être promulgué comme la
loi ) & il n'y a que les Actes de notoriété
qui puiffent leur donner l'autenticité qu'ils
exigent. Ces Actes font les réponſes des
Tribunaux fur differens points de Juri
prudence fur lefquels on demande leurs
décifions. Ils ont pour objet de conftater
la Jurifprudence des Siéges dont ils éma
nent ; ce feroit donc un travail important
que de recueillir ceux de tous les Tribu
naus
AOUST. 1759. 97
naux du Royaume , & M. Denifart Auteur
de l'ouvrage que j'annonce , s'étonne
avec raifon que perfonne encore ne l'ait
entrepris .
» Un Anonyme a raffemblé quelquesuns
des Actes de cette nature donnés
» au Châtelet de Paris , dans le tems que
" M. le Camus étoit Lieutenant Civil ,
» & les a fait imprimer en 1709 ; mais
» il a lui - même averti que fa Collection
» n'étoit pas complette ».
Cette premiere édition étant épuisée ,
M. D. a cru qu'il étoit de l'avantage du
Public de lui donner un Recueil plus
complet de ces Actes : » Il eſt d'autant
plus précieux , dit - il , que la plupart
» des Actes qu'il comprend développent
» parfaitement les principes & les ufages
» du Châtelet, ſur les points pour lesquels
» les Ordonnances & les Coutumes n'ont
point de difpofitions. Son utilité ne fe
>> bornera pas feulement au reffort de la
» Coutume de Paris ; les Tribunaux des
Pays coutumiers le confulteront fans
» doute auffi , puifqu'ils regardent avec
" raifon la Coutume de Paris , ( à laquelle
» je crois que ce Recueil peut fervir de
Supplément ) comme la mere de toutes
» les autres.
M. D. a mis tous fes foins à rendre
E
98 MERCURE DE FRANCE.
cette édition auffi complete & auffi exacte
qu'il étoit poffible ; & comme les Actes
de Notoriété ne font donnés que fur
les points pour lefquels on les demande ,
il y a fuppléé par des notes détaillées relatives
aux matieres qui en font l'objet.
Enfin , fans rien retrancher du Recueil de
1709, il y a joint les Actes donnés fous M.
le Camus & fes Prédéceffeurs , qui n'ont
pas été compris dans ce premier Recueil ,
& nombre d'autres Piéces importantes
dont quelques-unes fe trouvent ailleurs ,
mais dont plufieurs étoient oubliées.
Il ne m'appartient pas de prononcer
fur le mérite de cet Ouvrage , mais je vois
en le parcourant , qu'il roule fur ce qui
intéreffe le plus la fortune des Citoyens ,
la fûreté des poffeffions & la tranquillité
des familles , objets fur lefquels il me
femble que l'on n'eft pas affez inftruit,
L'ignorance fait peut -être plus de procès
que la mauvaiſe foi.
AOUST. 1759. 99
INSTRUCTION pour les Ventes des Bois
du Roi ; Ouvrage annoncé dans le Mercure
précédent.
C'EST EST d'après les Mémoires de MM .
de Froidour & de S. Yon , & particuliè
rément d'après le Traité des Ventes de
M. de Froidour dont M. Berrier Avocat
au Parlement vient de donner cette Edition
nouvelle , que M. Colbert dreffa la
belle Ordonnance de 1669, fur la matiere
des Eaux & Forêts ; les articles de cette
Ordonnance appartiennent donc effentiellement
à cet ouvrage fur lequel elle
a été rédigee , & M. Berrier a cru devoir
les ajouter au texte , en forme de
nõtes , ainſi que les titres des anciennes
Ordonnances concernant le même objet.
Quoique les définitions de M. de Froidour
foient claires & juftes , elles fuppofent
pour la plupart une connoiffance des
termes que n'a pas le cominun des Lectears
. M. Berrier y fupplée par des notes
explicatives : ce qui fait du Traité de M.
de Froidour un ouvrage élémentaire , en
même temps que l'application des titres
de l'Ordonnance en fait un Traité d'étude
E ij
100 MERCURE DE FRANCE.
complet. Ce qui m'a fait dire en l'annonçant
qu'il étoit également utile aux Particuliers
& aux Officiers de Judicature .
Il eft divifé en deux Parties ; la premiere
en deux Chapitres , dont l'un traite
de la différence des bois qui peuvent être
en vente , & l'autre des moyens de mettre
les bois en valeur & d'en bien régler
les coupes ; la feconde , en quatre Chapitres
, traite des formalités requifes pour
les ventes & adjudications des bois du
Roi. 1 , Par qui & en vertu de quels titres
les ventes & adjudications doivent
être faites. 2. ° De ce qui doit précéder la
vente & adjudication des bois. 3. De ce
qu'on doit obferver dans l'adjudication.
4. De ce qui doit la ſuivre,
O
Les notes de M. Berrier ne ſe bornent
pas à expliquer le texte de M. de Froidour
, elles en font quelquefois la critique
, & marquent les exceptions & les
modifications qu'on a faites aux régles
établies. Enfin pour rendre plus fenfiblesquelques-
uns des objets dont il eft parlé
dans cet ouvrage , on y a joint des Planches
qui les repréfentent. En tout , l'ouvrage
de M. de Froidour très - eftimé far
lui-même , me femble avoir gagné beau
coup dans les mains de fon Editeur.
AOUST. 1759. ion
SUITE DES MÉLANGES DE LITTÉRATURE.
ESSAIfur lesElémens de Philofophie oufur
les principes des connoiffances humaines.
CET Effai dorit on voit les germes dans
Τ
l'article Elémens de l'Encyclopédie , eft le
morceau le plus confidérable de la nou-.
velle Edition de ces Mélanges. L'impor
tance du føjet & la maniere noble , fage
& hardie dont il eft traité , méritent
qu'on s'y arrête ; le ton de Philofophie &
le caractere d'efprit de M. Dalembert ne
fe montrent dans aucun de fes ouvrages
plus fenfiblement que dans celui- ci
Cet Ecrivain célébre comme ncepat
une obfervation affez finguliere : il remar
que que depuis environ 300 ans la Nature
avoit deftiné le milieu de chaque fiécle à
être l'époque d'une révolution dans l'efprit
humain. La prife de Conftantinople dans
le milieu du quinziéme amena des Sçavans
diftingués en Italie , & y fit revivre les
Lettres. La réformation ranima l'émulation
& l'étude de toutes les Sciences vers
le milieu du feiziéme ; Defcartes donne
une nouvelle face à la Philofophie au mi-
E iij
102 MERCURE DE FRANCE.
lieu du dix - feptiéme ; & pour peu que l'on
confidére avec des yeux attentifs le temps
où nous vivons , il eft aifé d'appercevoir
qu'il s'eft fait dans nos idées un changement
rapide & fenfible qui femble en
préparer un plus confidérable encore . Ces
révolutions de l'efprit humain , ces efpéces
de fecouffes qu'il reçoit de temps
en temps de la Nature , font pour un
Spectateur Philofophe un objet agréable
& furtout inftructif ; il feroit donc à fou
haiter, pour le progrès des Sciences , que
nous en euffions un tableau exact à chaque
époque le plan de l'Encyclopédie
a été formé dans cette vue ; mais il feroit
poffible de rendre ce grand ouvra
ge d'une utilité plus générale & plus ferr
fible , il feroit très-important de réunir
& de rapprocher les vérités effentielles
qu'il contient dans des élémens de Philofophie
qui ferviroient comme d'introduction
à l'Encyclopédie ; c'eft ce que
M. Dalembert femble promettre d'exé
cuter un jour dans un ouvrage dout
Peffai qu'il publie aujourd'hui n'eft , ditil
, qu'une espèce d'efquiffe ; mais c'eſt une
efquiffe de main de Maître, & dont le fuccès
doit encourager cet Écrivain célébre
à remplir ce plan dans toute fon étendue.
La Philofophie n'eft autre chofe que
AOUST. 1759 . 103
12
l'application de la raifon aux différens
objets fur lefquels elle peut s'exercer.
» Des élémens de Philofophie doivent
» donc contenir les principes fondamen-
» taux de toutes les connoiffances humai-
» nes ; or ces connoiffances font de trois
" efpéces ou de fait , ou de fentiment ,
» ou de difcuffion . Cette derniere espéce
» feule appartient uniquement & par
» tous fes côtés à la Philofophie , mais
» les deux autres s'en rapprochent par
» quelques unes des faces fous lefquelles
on peut les envifager. Il n'y a » a qu'un »
feul genre de connoiffance qui ne doive
point entrer dans des élémens de Philo
fophie ; ce font les vérités qui tiennent à
la révélation . La Philofophie les refpecte,
& ne peut fe permettre en matiere de
Religion que la difcuffion des motifs de
notre croyance.
Après avoir fixé les différens objets qui
appartiennent à des élémens de Philofophie
, M. Dalembert expofe les rapports:
que ces objets ont entr'eux & l'ordre
qu'il faudroit fuivre dans leurs diftributions.
Si les vérités préfentoient à notre
efprit une chaîne continue , il n'y auroit
point d'élémens à faire ; on remonteroit
fans peine d'une vérité à toutes les autres
; mais cette chaîne eft rompue en
E iv
104 MERCURE DE FRANCE.
mille endroits quelles font donc les vêrités,
qui doivent entrer dans des élémens?
» Il y en a de deux fortes, répond
M. Dalembert ; « celles qui forment la
ور
tête de chaque partie de la chaîne , &
» celles qui fe trouvent au point de réu-
» nion de plufieurs branches. » Les vérités
du premier genre font celles qui ne
dépendent d'aucune autre & qui n'ont de
preuves que dans elles - mêmes ; mais i
ne faut pas croire que M. Dalembert
veuille ici parler des axiomes qu'on fe
donne la peine d'expliquer fi gratuitement
dans la plupart des ouvrages élémentaires.
Ces axiomes ne préfentent que
des vérités ſtériles & frivoles , qui n'éclairent
point & égarent fouvent par les
fauffes applications qu'on en fait.Les vrais
principes d'où l'on doit partir dans chaque
fcience , doivent être des faics fimples
& reconnus , qui n'en fuppofent point
d'autres , & qui foient indépendans de
toute hypothèſe particulière , tels que les
proportions de l'étendue en Géométrie ,
l'impénétrabilité en Méchanique , &c.
M. Dalembert après avoir indiqué les
procédés qu'il falloit fuivre dans le choix ,
le développement & l'énonciation des
principes fondamentaux de chaque fcience
, fait lui-même l'application de fa
A O UST. 1759 . 105
méthode fur les différens objets qui doivent
former un corps complet de Philofophie
élémentaire .
La Logique eft l'inftrument général
de toutes les fciences ; elle eft donc la
premiere qu'on doive traiter dans les
élémens de Philofophie , & en former
comme le frontispice & l'entrée . Mais
la Logique ne confifte ni dans cet amas:
ridicule & fcolaftique de formules inintelligibles
, ni dans l'appareil géométri
que qu'ont affecté plufieurs Philofophes
modernes dans des ouvrages peu fufcep
tibles de démonftrations . Déterminer
avec foin le fens des termes , décompo
fer & fimplifier autant qu'on peut les
objets , fuivre leurs rapports , remonter
par degrés continus d'une vérité à une
autre , & obferver exactement leurs dépendances
mutuelles ; voilà à quoi ſe
réduit la Logique. » Pour comparer des
" objets éloignés , on fe fert de plufieurs
» objets intermédiaires : il en eſt de mê-
" me quand on veut comparer deux où
" plufieurs idées. L'art du raifonnement
» n'eft que le développement de ce principe
& des conféquences. qui en réful-
» tent. »
L'art de conjecturer eft une branche de
la Logique : c'est l'art de ſuppléer par des
E-v
106 MERCURE DE FRANCE.
à-peu- près à des déterminations rigoureu
fes , & de fubftituer les probabilités aux
preuves dans les cas où l'on ne peut atteindre
à une certitude entiere , ou du
moins s'affurer d'y être parvenu.
M. Dalembert fait fuccéder la Métaphy
fique à la Logique , & cet ordre eft trés
naturel. « Nos idées font le principe de
» nos connoiffances , & ces idées ont
» elles- mêmes leur principe dans nos fen
» fations. La génération de nos idées ap
» partient à la Métaphyſique , c'eſt un de
fes objets principaux & peut-être de
» vroit- elle s'y borner. Prefque toutes les
33
autres queſtions qu'elle fe propofe font
» ou infolubles ou frivoles ; elles font l'a-
» liment des efprits téméraires ou des
" efprits faux. » M. Dalembert ne rétrécit
fa fphère de la Métaphyfique que pour
rendre fes recherches plus folides & plus
utiles. La cauſe productrice de nos idées ,
la maniere dont nous acquérons la notion
de l'exiſtence des objets extérieurs , l'exiftence
de Dieu , Fimmortalité & la fpiritualité
de l'ame , voilà des fujets bien di
gnes d'exercer & d'occuper entièrement
le Métaphyficien le plus profond & le
plus laborieux. M. Dalembert jette fur
ces grands objets des idées générales qui
n'ont befoin que d'être développées pour
former un corps de doctrine auffi complet
A O UST. 1759. 107
que l'obſcurité de la matiere peut le permettre.
L'exiſtence de l'Etre Suprême étant une
fois reconnue , nous conduit à chercher
le culte que nous devons lui rendre , mais
la nature de ce culte eft l'objet de la révélation.
Ce qui appartient effentiellement
à la raiſon , ce ſont les devoirs dont nous
fommes tenus envers nos femblables . La
connoiffance de ces devoirs eft ce qu'on
appelle Morale , & elle eft une fuite néceffaire
de l'établiffement des Sociétés. La
connoiffance de nos rapports avec les autres
homines & de nos befoins réciproques
nous conduit à celle de ce que nous
devons à la Société & de ce qu'elle nous
doit . « Il ſemble donc , dit M. Dalembert,
qu'on peut définir très- exactement l'in-
»jufte , ou ce qui revient au même , le
" mal moral : ce qui tend à nuire à la So-
» ciété en troublant le repos de fes Membres.
En effet le mal phyfique eft la fuite
» ordinaire du mal moral ; & comme
» nos fenfations fuffifent pour nous don→
» ner l'idée du mal phyfique , il eſt évi-
» dent que c'eft cette idée qui nous con-
» duit à celle du mal moral , quoique
» l'une & l'autre foient de nature diffe→
"rente. Que ceux qui nieront cette vérité,.
» fuppofent l'homme impaffible , & qu'ils:
E vj.
108 MERCURE DE FRANCE..
effayent de lui faire acquérir dans cette;
hypothèſe la notion de l'injufte.
99
M. Dalembert traite la morale avec plus
d'étendue qu'on ne lui en donne ordinairement
dans les élémens de Philofophie
, ou cette fcience la plus intéreffante
de toutes eft la plus négligée. Il la divife
en plufieurs branches , fuivant les différens
rapports fous lefquels on confidère
les hommes entr'eux. La connoiſſance de
ce que les hommes fe doivent comme
membres de la fociété générale forme la
premiere branche qu'il appelle Morale de
l'homme, Ces devoirs renferment les loix
générales & naturelles , & ces loix font:
de deux efpéces , écrites ou non écrites,
L'obfervation des loix naturelles écrites ,
et ce qu'on nomme probité ; la pratique
des loix naturelles non écrites eft ce qu'on
appelle vertu. Tout ce morceau eft plein
de force , de fineffe & de clarté : voici
une obfervation d'une vérité ſimple &
profonde. » Pourquoi les Légiflateurs femblent-
ils avoir remis à la volonté des
Peuples l'obfervation des loix non écrites
? Pourquoi n'eft - il point ďaction
» contre l'avarice , la dureté envers les
» malheureux, l'ingratitude & la perfidie ?
Celui qui laiffe périr de mifère un Citoyen
qu'il peut fecourir , n'eft-il- pas
و د
AOUST. 1759. 100
"
» à peu-près auffi coupable envers la So-
» ciété , que s'il faifoit périr ce malheu-
» reux par une mort lente ? Pourquoi
» donc les loix l'ont-elles épargné ? C'eſt
» que le bien de cet Avare étant fuppofé
acquis par des moyens que les loix ne
réprouvent pas , elles ne peuvent le lui
» arracher pour le donner à d'autres ; &
que fi la loi qui nous oblige de foula-
» ger nos ſemblables eſt une des premiè-
» res dans l'état de nature , elle eft fubor-
» donnée dans l'ordre de la fociété à la
» loi , qui veut que chacun jouiffe tranquillement
& en liberté de ce qu'il
poffede . »
»
Après la Morale de l'homme , vient la
Morale des Légiflateurs. Celle- ci a deux
branches ; ce que tout Gouvernement
doit à chacun de fes Membres, & ce que
chaque eſpèce de Gouvernement doit à
ceux qui lui font foumis. Le premier principe
de la morale des Légiflateurs eft ,
qu'il n'y a de bon Gouvernement que
celui dans lequel les Citoyens font également
protégés & également liés par les
loix. La Morale doit éclairer le Légiflateur
fur l'objet , l'établiffement & l'exécution,
des loix. M. Dalembert entre ici
dans plufieurs détails pleins d'humanité
& de raifon.. Il examine en particulier la
Fio MERCURE DE FRANCE .
trop fameufe queftion de la tolérance -fur пор
laquelle il donne des principes clairs &
modérés, également éloignés de la licence
& de la fuperftition .
Chaque Etat outre fes loix particuliè
res a auffi des loix a obferver par rapport
aux autres : c'est l'objet de la Morale
des Etats fur laquelle M. Dalembert ne
met qu'une page, & malheureufement pour
le genre humain , dit- il , elle eft encore plus
courte dans la pratique .
La Morale du Citoyen vient immédiatement
après celle des Etats: elle fe réduità
être fidèle obfervateur des loix civiles de
fa Patrie & à fe rendre le plus utile à fes
Concitoyens qu'il eft poffible.
M. Dalembert apprend à chaque Citoyen
jufqu'à quel point il eft comptable
à fa Patrie de fa vie , de fes talens & de
leur emploi il entre dans la difcuffion
du Suicide , qu'il regarde comme un crime
en Morale ainfi qu'en Religion : & fon
objet le ramène naturellement à cette an
cienne queftion que M. Rouffeau a rendue
fi célèbre : » Jufqu'à quel point un
Citoyen peut - il fe livrer à l'étude des
» Sciences & des Arts , & cette étude
» n'eft-elle pas plus nuifible qu'avanta
geufe aux Etats ? » M. Dalembert eſt
fort loin d'adopter les paradoxes exagérés
"
و ر
AOUST. 1759.
de M. Rouffeau , mais il ne pense pas non
plus que les Arts foient propres à rendré
les Sociétés plus fages & plus heureuſes. '
La Morale du Philofophe forme la der
nière branche de la Morale : elle n'a
pour objet que nous-mêmes & la manière
dont nous devons penfer pour nous ren
dre heureux indépendamment des autres ;
elle détermine jufqu'où il eft permis de
rechercher les honneurs & de fe livrer à
l'ambition. La raifon permet fans doute
d'être flatté des honneurs , mais fans les
exiger ni les attendre. » C'eft y mettre
» un trop grand prix , ajoute- t- il , que de
"les fuir avec empreffement , ou de les
" rechercher avec avidité : le même excès-
» de vanité produit ces deux effets con
» traires. » M. Dalembert entre ici dansquelques
détails fur les paffions , fur leur
objet , leurs peines & leurs plaifirs : fa
Philofophie n'eft pas toujours confolante,
mais elle est toujours ferme , droite &
humaine. Il termine fes Elémens de Morale
par un fouhait que lui infpire l'amour
du bien public , & dont il defireroit qu'un
Citoyen Philofophe jugeât l'exécution digne
de lui. Ce feroit celle d'un Catéchifme
de Morale à l'ufage & à la por-
» tée des enfans. Peut- être n'y auroit-it
"pas de moyen plus efficace de mult
"
112 MERCURE DE FRANCE.
23.
plier dans la fociété les hommes ver
» tueux on apprendroit de bonne heure
»à l'être par principes ; & l'on fçait quelle
» eft fur notre ame la force des vérités
qu'on y a gravées dès l'enfance . "
Dieu , l'Homme & la Nature , voilà
les trois grands objets de l'étude du Phi-
Lofophe après avoir marqué la route
qu'on doit fuivre dans l'étude des deux
premières; M. Dalembert va paffer au troifième
mais les bornes qui me font pref
crites & la nature des matières ne me permettent
pas de le fuivre dans les détails ;
je me contenterai d'indiquer l'ordre qu'il
a obfervé dans la diftribution des Sciences
, & de faifir les vues générales qu'il y
a répandues..
Il commence par la Grammaire , qu'il
préfente fous un point de vue philofophique
, le feul qui doive être confidéré
dans des élémens de Philofophie. 11 paffe
enfuite aux Mathématiques dont l'Algébre
eft la première branche. « L'Algébre eft
» une efpéce de langue qui a , comme les
» autres , fa Métaphyfique ; cette Métaphyfique
a précédé la formation de la
langue ; mais quoiqu'elle foit implicite
ment contenue dans les règles , elle
» n'y eft pas développée ; le vulgaire ne
"
AOUST. 1759. 113
jouit que du réfultat , l'homme éclairé
» voit le germe qui le produit.
Cette Métaphyfique fimple & lamíneuſe
qui a guidé les inventeurs , eft donc
la partie que le Philofophe doit s'attacher
à développer dans des élémens d'Algébre
: muni des premières notions de
PAlgébre , il s'en fervira pour paffer à la
Géométrie , qui eft la fcience des propriétés
de l'étendue en tant qu'on la confidère
comme fimplement étendue & figurée.
Les termes de point , de ligne & de furface
que le Géomètre employe ne font
que des abftractions dont il fe fert pour
Simplifier ſon objet : ainfi les vérités qui
en résultent font des vérités purement
hypotétiques , mais elles n'en font pas
moins utiles par l'application qu'on en
fait dans la pratique . M. Dalembert répond
aux détracteurs de la Géométrie &
prouve fans replique la certitude & l'uti
lité de cette ſcience. La méthode qu'il
exige dans les élémens de Géométrie doît
faire juger que de tels élémens ne font
pas l'ouvrage d'un Géomètre ordinaire ,
& les Defcartes , les Leibnitz , & les
Newton n'étoient pas trop bons pour
bien exécuter cette entreprife. M. Dalembert
termine cet article par examiner
une queftion fouvent difcutée & toujours
114 MERCURE DE FRANCE.
problématique. C'eft de fçavoir quel
genre d'efprit doit obtenir par fa fupéiorité
le premier rang dans l'eftime
» des hommes ; celui qui excelle dans les
» Lettres , ou celui qui fe diftingue au
» même degré dans les Sciences ? Cette
» queſtion eſt décidée tous les jours en
faveur des Lettres ( à la vérité fans intérêt
) par une foule d'Ecrivains fubal-
» ternes , incapables , je ne dis pas d'ap
" précier Corneille & de fire Newton ,
» mais de juger Campiſtron & d'entendre
» Euclide. Pour nous , plus timides ou
plus juftes , nous avouerons que la fupériorité
en ces deux genres nous pa
roit d'un mérite égal. Qui auroit à
» choifir d'être Newton ou Corneille fe
roit bien d'être embarraffé , ou ne me
riteroit pas d'avoir à choifir . » Les principes
de la Géométrie & ceux de PALgébre
renferment tout ce qui eft néceffaire
pour arriver à la Méchanique . Le
mouvement , fes propriétés générales ,
font le premier & le principal objet de
cette fcience ; mais dans le mouvement
on confidère en Méchanique non feulement
l'efpace parcouru , mais auffi le
temps employé à parcourir cet eſpace.
Le principe de l'équilibre , joint à ceux
de la force d'inertie & du mouvement
AQUST . 1759. Ir
compofé , fuffit pour donner la folution
de tous les problèmes de Méchanique ;
c'eft avoir réduit cette fcience , dit M.
Dalembert , au plus petit nombre de
principes poffibles que d'établir fur ces
trois points toutes les loix du mouve
ment des corps .
L'Aftronomie doit fuivre immédiatement
la Méchanique , comme étant de
toutes les parties de la Phyfique la plus
certaine. « Si quelque fcience , die M. Da-
» lembert , mérite à tous égards d'être
traitée felon la méthode des inventeurs
, ou du moins felon celle qu'ils
ont Fire , e'eft l'Aftronomie. Rien
un'eft peut-être plus fatisfaisant pour l'ef-
» prit humain que de voir par quelle
fuite d'obfervations , de recherches , de
combinaiſons & de calculs les hommes
» font parvenus à connoître le mouve‐
» ment de ce globe qu'ils habitent , &
» celui des autres corps de notre fyftême
» planitaire……… Le génie des Philoſophes,
» en cela peu différent de celui des autres
hommes , les porte à ne chercher
» d'abord ni uniformité ni loix dans les .
phénomênes qu'ils obfervent. Com-
» mencent-ils à y foupçonner quelque
» marche régulière ? ils imaginent auffi-
» tôt la plus parfaite & la plus fimple..
116 MERCURE DE FRANCE.
و د
"
25
» Bientôt une obfervation plus fuivie les
détrompe , & fouvent même les ra
» mène précipitamment à leur premier
» avis. Enfin une étude longue , affidue ,
dégagée de préventions & de fyftême ,
» les remet dans les limités du vrai , &
-> leur apprend que pour l'ordinaire la lời
» des phénomènes n'eft ni affez peu com
pofée pour être apperçue tout d'un
» coup , ni auffi irrégulière qu'on pour
roit le penfer. » Voilà l'hiftoire de tou
tes les Hypothèses Aftronomiques.
L'Aftronomie phyfique eft une des
fciences qui font le plus d'honneur à la
Philofophie moderne : les ouvrages des
Anciens n'ont prefque été d'aucun fe
cours aux Phyficiens qui font venus de
puis. M. Dalembert refute ici d'une ma
nière très- folide les prétentions de ceux
qui trouvent tout dans les Anciens. « Ce
»que les Anciens ont imaginé fur le fy
» tême du monde , ou du moins ce qui
» nous refte là- deffus , eft fi vague & h
"
mal prouvé qu'on n'en fçauroit ther
>> aucune lumière réelle. Qu'importe à
» l'honneur de Copernic que quelques
"anciens Philofophes ayent cru le mo
» vement de la terre , fi les preuves qu'ils
»en donnoient n'ont pas été fuffifantes
AOUST. 1759. 117
pour empêcher le plus grand nombre
de croire le mouvement du Soleil ?
M.Dalembert analyſe enfuite le fyftême
des tourbillons, & celui de la gravitation,'
On imagine bien en faveur duquel il fe
détermine. L'accord qu'on remarque tous
les jours de plus en plus entre les phé
nomênes célestes & la théorie Newtonienne
ſemble avoir décidé tous les Philofophes
pour le Newtonianifme. M. Da
lembert entre enfuite dans le détail des
procédés qui peuvent perfectionner l'Aftronomie
& reculer fes limites , & il finit
cet article par une obfervation à la gloire
de notre Nation . « Qu'on examine avec
» attention ce qui a été fait depuis quel-
» ques années par les plus habiles Ma-
" thématiciens fur ie fyftême du monde ;
» on conviendra , ce me femble , que
» l'Aftronomie Phyfique eft encore au-
» jourd'hui plus redevable aux François
» qu'à aucune autre Nation. C'eſt dans
» les travaux qu'ils ont entrepris , dans
» les ouvrages qu'ils ont mis fous les yeux
» de l'Europe , que le fyftême Newtonien
» trouvera déſormais fes preuves les plus
» inconteftables & les plus profondes.
M. Dalembert paffe rapidement fur
POptique & l'Acoustique ; je remarquerai
feulement qu'en parlant de la théorie des
118 MERCURE DE FRANCE.
رد
fons , il faifit l'occafion de louer les dé-
Couvertes qu'a faites M. Rameau dans
cette partie , d'une manière qui honore
l'un & l'autre. » L'illuftre Artiſte dont il
s'agit a été pour nous le Defcartes de
» la Mufique. On ne peut fe flatter , ce
» me femble , de faire quelque progrès
» dans cette fcience , qu'en fuivant la
» méthode qu'il a tracée.
L'Hydroftatique & l'Hydraulique n'offrent
que des détails trop mathématiques
pour être fufceptibles d'extrait ; mais je
m'arrête encore un moment fur la Phyfique
générale qui termine les élémens de
Philofophie.
وي
و د
"
» L'étude de cette Science roule fur
» deux points qu'il ne faut pas con-
» fondre , l'obfervation & l'expérience.
» L'obfervation , moins recherchée &
» moins fubtile , fe borne aux faits qu'elle
a fous les yeux , à bien voir & à bien
» détailler les phénomênes de toute ef
pèce que la Nature nous préfente . L'expérience
cherche à pénétrer la Nature
plus profondément , à lui dérober ce
qu'elle cache , à créer en quelque mala
différente combinaiſon des
par
» corps , de nouveaux phénomênes pour
» les étudier : enfin elle ne fe reftreint
» pas à écouter la Nature , mais elle l'in-
» terroge & la preffe.
30
">
ور
"
ود
nière
AOUST. 1759. 119
119'
M. Dalembert trace une efquite abrégée
de l'hiftoire & des prog: ès de la Phy-,
fique : les Anciens felon lui , n'ont pas
autant négligé la Nature qu'on le croit
communément , & il apporte en preuve
les ouvrages d'Hypocrate , qui font les,
monumens les plus confidérables qui
nons restent de la Phyfique ancienne , &
dans lesquels on trouve un ſyſtème d'obfervations
& une fuite de faits bien fürs &
bien rapprochés ; cependant il paroît que
les Anciens ont plus cultivé l'obfervation
que l'expérience. Les plus fages d'entre
eux ont fait la table de qu'ils voyoient ,
l'ont bien faite & s'en font tenus là. C'eft
dans l'hiftoire des Animaux , d'Ariſtote ,
qu'il faut chercher le vrai goût de Phyfique
des Anciens , plutôt que dans fes autres
ouvrages où il est moins riche en faits
& plus abondant en paroles , plus raifonneur
& moins inftruit.
Les fiécles les plus ignorans ont eu
des génies fupérieurs qui ont cultivé l'étude
de la Nature & accéléré les progrès
de la Phyfique , tel étoit le Moine
Bacon , » qui fçut par la force de fon gé-
» nie s'élever au- deffus de fon fiécle & le
» laiffer bien loin derriere lui. Auffi fut-
» il perfécuté par fes Confreres & regar-
» dé par le Peuple comme un Magicien
120 MERCURE DE FRANCE.
"
» à- peu- près comme Gerbert l'avoit été
près de trois fiécles auparavant pour les
inventions méchaniques , avec cette
» différence que Gerbert devint Pape , &
" que Bacon refta Moine & malheureux.
Le Chancelier Bacon & Defcartes paroiffent
ici comme les Reftaurateurs de
la Phyfique expérimentale. M. Dalembert
qui connoit fi bien les obligations que
leur a la Philofophie , leur reproche auffi
d'avoir été plus Phyficiens de fpéculation
que de pratique. Le plaifir oifif de la méditation
& de la conjecture , entraîne les
grands génies , & ils laiffent le travail mé.
chanique à d'autres qui ne vont pas auffi
loin que leurs maîtres auroient été. Ainfi
les uns penfent ou rêvent , les autres
agiffent ou manoeuvrent & l'enfance des
fciences eft éternelle .
Après une courte hiftoire de la Phylque
expérimentale , M. Dalembert propofe
quelques réflexions fur la manière de
traiter cette fcience. Il demande la plus
grande attention à n'établir la théorie
que fur des faits inconteftables ; & à ne
pas trop foumettre les hypothèfes au calcul
, dont tant de Phyficiens ont abufé.
La Géométrie doit obéir à la Phyfique
quand elle fe réunit à elle , & tous les
jers de Phyfique ne font pas également
fufceptibles
AOUST. 1759. 121
fufceptibles de l'application de la Géométrie
. M. Dalembert recommande aux Phyficiens
de fe défier de cette fureur d'expliquer
tout , que Defcartes a introduite
dans la Phyfique , mais il n'a garde de
profcrire ni cet efprit de conjecture , qui
tout à la fois timide & éclairé conduit
quelquefois à des découvertes , ni cet efprit
d'analogie, dont la fage hardieffe peut
aller au- delà de ce que la Nature femble
vouloir montrer , & prévoit les faits
avant que de les avoir vûs. La fageffe &
la circonfpection doivent guider le Phyficien
dans la marche ; la patience & le
courage doivent d'un autre côté le foutenir
dans fon travail . Tel eft en raccourci
le plan que M. Dalembert propofe à exécuter
& que perfonne peut-être ne rempliroit
mieux que celui qui l'a conçu &
tracé : on trouvera dans tout cet Ouvrage
des vues faines & étendues ; un ton noble
& ferme , des principes fages , un fcepticiſme
modefte , un ftyle net , libre &
concis , tel qu'il convient furtout aux
matieres philofophiques ; enfin cet effai
porte le caractere que les efprits ſupérieurs
impriment à leurs ouvrages : il
laiſſe beaucoup à penſer.
Le refte des Mélanges auprochain Mercure,
F
122 MERCURE DE FRANCE.
LETTRES de M. DE MAIRAN au R. P.
PARRENIN , Miffionnaire de la Compagnie
de JESUS à Pekin , contenant
diverfes Queftions Jur la Chine. A Paris,
chez Defaint & Saillant , rue S.Jean
de Beauvais , vis - à- vis le Collège .
CE feroit une étude très - curieuſe que
de rechercher comment les hommes font
parvenus a certaines découvertes qui nous
étonnent dans l'Hiftoire des Arts & des
Sciences. Je ne parle point de celles
qu'on ne doit qu'au hazard , mais de celles
que l'induftrie , la fagacité , la réflexion ,
l'efprit d'obſervation , de difcuffion & de
méthode ont tirées du cahos.C'eſt là qu'on
voit la vérité ſe dégager infenfiblement
des nuages qui l'enveloppent , fe laiffer
foupçonner , entrevoir , découvrir à demi,
s'éclipfer de nouveau , fe replonger dans
les ténèbres , & reparoître enfin dans tout
fon éclat . Souvent l'Inventeur n'a eu
qu'un dernier voile à percer pour faire
jaillir la lumiere ; & l'on voit que ceux
qui l'ont précédé ont fait plus de chemin
vers la vérité fans y atteindre , qu'il n'en
a fait pour y arriver . Cette réflexion ne
tombe pas fur la découverte de M. de
Guignes dont j'ai rendu compte dans le
AOUST. 1759. 723
Mercure précédent. Si la vérité hiftorique
qu'il a rendue prefque évidente , avoit
´été entrevue & annoncée avant lui , aŭ
moins la route qu'il a faivie ne lui a-t-
´elle pas été frayée,& c'eſt une forte d'invention
dont il a toute la gloire . Mais en
lui rendant juſtice , on ne peut s'empêcher
d'admirer les Sçavans qui avant lui
fuivant les Egyptiens à la pifte , en ont
découvert les traces à dix - fept ou dixhuit
cens lieuës de leur Patrie , & à plus
de deux mille ans de leur règne dans les
maurs , les ufages , le caractère des Chinois.
M. Huet , comme je l'ai dit , avoit
hazardé le premier cette conjecture : que
les Chinois pourroient bien avoir été une
Colonie d'Egyptiens ; mais M. de Mairan
s'attacha plus férieuſement à cette idée ,
& fa correfpondance avec le P. Parrenin
lui donna lieu de l'approfondir.
Quelques- unes des réponſes de ce fçavant
Miffionnaire , ont été publiées dans
le Recueil des Lettres édifiantes & curieuſes
, mais fans les Lettres de M. de
Mairan , qui pouvoient fervir d'éclairciffement
à ces réponſes , & que le Public
defiroit. Enfin les excellens Mémoires que
MM. l'Abbé Barthelemy & de Guignes
viennent de donner fur l'écriture Phéni-
Fij
124 MERCURE DE FRANCE.
cienne , Egyptienne & Chinoife , & fur
l'origine des Chinois , ayant tourné l'attention
du Public vers cet objet , M. de
Mairan n'a pû ſe refuſer à une occafion
auffi favorable de publier trois de fes
Lettres , où l'on voit en effet que par une
autre voie ce Sçavant avoit prévenu la
découverte de M. de Guignes , mais feulement
par des conjectures & des probabilités.
ود
Dans fa première Lettre du 14 Octobre
1728 , les doutes qu'il propoſe au P. Parrenin
touchant la Nation Chinoiſe , » ne
regardent , dit-il , qu'une certaine ſuitę
» de fairs circonftanciés , la perfection de
» leurs arts & de leurs fciences , & quel-
» ques autres avantages dont il lui ſemble
» qu'on leur fait honneur fur des preuves
» peu folides. "
Il doute de l'authenticité de leurs anciennes
Hiftoires ; mille circonftances ont
pû favorifer l'intérêt que les Princes , les
Mandarins & les Bonzes avoient à la falfifier
; tel eft par exemple le rétabliſſement
des Livres Chinois, après l'incendie
univerfel ordonné & exécuté fous l'Empereur
Chi- hoam- ti , environ trois cens
ans après Confucius : tel eft le peu de
confiftence du papier chinois , que la
pouffière & les vers détruiſent fi vîte ,
AOUST. 1759. 125
qu'on eft obligé , dit- on , de renouveller
continuellement les Bibliothèques. A la
vérité, l'Hiftoire Chinoife eft prefque toute
fondée fur des Obfervations aftronomi→
ques ; mais la certitude qui réfulte de là
ne tombe , dit M. de Mairan , que fur les
époques ; encore M. Caffini prétendoitil
avoir trouvé en faute fur cet article les
Aftronomes & les Hiftoriens Chinois.
M. de Mairan demandant au Pere Parrenin
quelque détail fur l'Aſtronomie des
Chinois & fur leur fyftême du monde , lui
témoigne fon étonnement far le peu de
progrès qu'ont fait chez eux les fciences
fpéculatives , quoiqu'ils ayent eu affez
d'efprit & de bon fens pour favorifer ces
fciences plus qu'aucun Peuple de la terre.
» Souvent dans l'obfcurité , plus fou-
» vent dans l'indigence , & prefque tou-
»jours errantes , nos fciences , ajoute M.
de Mairan , » l'emportent encore fur
» celles de la Chine , qui font depuis
» tant de fiécles fur le trône. Je vois bien,
pourfuit ce Philofophe , » que le même
tour d'efprit qui fait des Chinois un
Peuple fi propre au Gouvernement , fi
»jaloux de la gloire & du bonheur de
» l'Etat , & fi capable lui - même d'être
» heureux par fa docilité & fa tranquillité
naturelles , l'éloigne d'autant plus de
"
"
Fiij
126 MERCURE DE FRANCE.
» cette fagacité , de cette ardeur, de cette
inquiétude qu'on nomme curiofité , &
» qui fait avancer à fi grands pas dans les
"
"
» Sciences. »
Une autre induction que tire M. de
Mairan contre la prétendue aptitude des
Chinois pour les Sciences , eft priſe de
leur ignorance profonde dans la Partie
aftronomique de la Géographie . »> Que
» pourroit-on eſpérer dans ce genre , ditil
, " de gens qui ( avant l'arrivée du Pere
» Ricci à la Chine ) croyoient bien , à la
» vérité , que le Ciel étoit rond , mais
» qui faifoient la Terre quarrée , au mi-
» lieu de laquelle ils fe perfuadoient pour
» certain que leur Empire étoit fitué ? Il
» femble donc , conclut M. de Mairan ,
» que les Arts & les Sciences ne doivent
» pas être d'auffi ancienne date à la Chi-
» ne , ou que les Chinois font de tous les
Peuples du Monde le moins heureufe-
» ment né pour les Arts & pour les
» Sciences. Auffi incapables de perfec-
» tionner que d'inventer , ils ont la pou-
» dre à canon depuis un temps immémo-
» rial , & ils n'ont fçu imaginer le canon ;
ود
ils ont auffi anciennement l'art des Ef
» tampes fans avoir celui de l'Imprimerie
qui l'a fuivi chez nous de fi près. Ils ont
» donc bien peu de talent , à tous ces
""
AOUST. 1759 127
»
égards. Paradoxe étrange , je l'avoue ,
» mais qui n'eft pas indigne d'être ap-
» profondi & difcuté avec foin.
"
Ce paradoxe ne paroît plus fi étrange
lorfqu'on fait attention que les Peuples
les plus éclairés ont cru la Terre coupée
en hémisphère , & tourné en ridicule l'opinion
des Antipodes ; que les Romains
avoient des cachers gravés en relief avec
des caractéres alphabétiques qui s'imprimoient
fur leur papier , & qu'ils n'ont
jamais penfé ni à l'Eftampe , ni à l'Imprimerie;
qu'ils avoient du verre fans fe douter
qu'on en pût fabriquer ni des glaces
ni des vitres ; que la découverte de la
loupe ne leur a jamais donné l'idée des
lunettes: objets bien plus utiles que l'arme
à feu, dont les Chinois n'avoient pas befoin
, grace à leur génie pacifique , & à la
fageffe de leur Gouvernement .
Le P. Parrenin avoit dit dans une de
fes Lettres : Il eft certain que les Chinois
ont connu de tout temps la circulation
du fang & de la lymphe , mais qu'ils ne
fçavent comment elle fe fait , & que
leurs Livres n'en difent pas plus que les
Médecins qui vivent aujourd'hui. M. de
Mairan lui demande fur quoi on juge
qu'ils ont eu connoiffance de la circula
Fiv
128 MERCURE DE FRANCE.
tion du fang , proprement dite , & il termine
ainfi fa Lettre :
>>
»Voilà , mon Reverend Pere , les principaux
fujets de ma curiofité & de mes
» doutes touchant une Nation que je rel-
» pecte d'ailleurs , indépendamment de
l'antiquité vraie ou fauffe de fes titres ,
» tant par l'amour de l'ordre qui la caractérife
, que par tous les autres côtés capables
de fonder un état permanent ,
» & de faire naître un Peuple nombreux,
» marque la plus certaine d'un excellent
» Gouvernement. »
La réponse à cette Lettre eft inférée
dans le vingt-unième Recueil des Lettres
édifiantes & curieufes ; mais le Pere Duhalde
, Editeur de ce Recueil , a fupprimé
une partie de cette Lettre , & M. de
Mairan y fupplée par un fragment affez
curieux , où l'on voit la manière dont
l'Hiftoire de la Chine eft écrite , & l'adreffe
avec laquelle les Aftrologues Chinois
fçavent flatter leurs Empereurs.
Dans la premiere Lettre de M. de Mai
ran on doit s'appercevoir qu'il n'avoit que
des doutes fur la prétendue antiquité de
ce Peuple , & de l'étonnement fur le
de progrès qu'il avoit fait dans les fciences.
Il ne lui étoit pas venu dans l'idée
peu
AOUST . 1759. 129
que ce Peuple pût être une Colonie d'Egyptiens
, & que le peu de connoiffances
qu'il avoit dans l'Aftronomie fuffent
un héritage de fes peres. Mais dans
la feconde Lettre on voit qu'il touche
droit au but.
La premiere partie de cette feconde
Lettre roule fur les progrès qu'auroit dû
faire l'Aftronomie dans la Chine , foit à
la faveur de la beauté du climat , foit part
la protection , les encouragemens & les
récompenfes que lui accordoient les Empereurs
; foit enfin par les fecours qu'elle
recevoit de l'Aftrologie. Il infifte encore
fur le peu de progrès de leur Anatomie ;
& il en donne pour exemple une certaine
hiftoire du fiel trouvé dans la jambe d'un
Eléphant , qui pafſoit pour authentique:
dans la Chine. « Voilà , dit M. de Mairan,
» la vraie image d'un peuple moitié in-
» truit & moitié ignorant ; & inftruit ſeu-
» lement par quelques traditions de fes
» ancêtres. Mais à propos de tradition ,
» mon R. P. ne vous eſt - il jamais venu
» dans l'efprit qu'il y en avoit plufieurs
à la Chine qui fembloient tirer leur
origine d'Egypte ?
Dans l'Extrait du Mémoire de M. de
Guignes j'ai indiqué les points de comparaifon
fur lequel M. de Mairan établit
Bw
rgo MERCURE DE FRANCE
"
"
ici fon parallèle & fes conjectures . » De
fçavoir , ajoute- t- il , quand & com-
» ment les deux Nations ont pu fe rapprocher
ou fe communiquer tant de
» chofes , à travers l'efpace immenfe de
» terres qui les fépare : c'eft peut - être,
» encore ce qu'il ne feroit pas impoffible
d'éclaircir. L'Hiftoire Ancienne nous
apprend que Séfoftris foumit les Peu-
» ples qui étoient au-delà du Gange , &
qu'il pénétra jufqu'à l'Océan Oriental.
» Il auroit donc pû aller juſqu'à la Chine?
» Et pourquoi n'y auroit-il pas établi quel-
" que Colonie ?
39
La réponse à cette Lettre eft dans le
XXIV . Recueil des Lettres édifiantes ;
& cette réponſe avoit été précédée de
deux autres Lettres du P. Parrenin à M.
de Mairan , qui n'ont pas été inférées,
dans ce Recueil . On en trouve ici des
fragmens curieux. On y voit qu'un Mémoire
donné à Rome par le P. Fouquet ,
fous le titre impofant (de Tables Chronologyques
de l'Hiftoire de la Chine , &
comme l'ouvrage d'un fçavant Chinois ,
n'eft autre chofe que le Catalogue de
quelques Rois de la Chine & des années
de leur règne , copié fur des Livres de
leur Hiſtoire par un nommé Nien-y-yao
Douanier à Hoai - ngan, qui n'eft pas
AOUST. 1759%
même en état , dit le P. Parrenin , d'écrire
un Mémoire fans aide. C'eft d'après ce
beau Manufcrit que le Pere Fouquet a
avancé que tous les régnes antérieurs à
ceux qui font compris dans le Catalogue
de Nien , font fabuleux ; comme fi un
Chinois qui auroit voyagé en France pu
blioit dans fa Patrie un Catalogue fair
par un Bourgeois de Paris pour l'inftruction
de fes enfans , des règnes de nos Rois
depuis Charlemagne jufqu'à Louis XV,
& donnoit ce Catalogue pour preuve que
Charlemagne eft le Fondateur de la Monarchie
Françoife . Notez que M. Fouquer
traite de fabuleufes toutes les Hiftoires
de la Chine avant l'Ere Chrétienne , &
dit pofitivement qu'un de leurs Ecrivains
mêmes & des plus habiles , nommé
Nien-y-yao , qui a difcuté la queftion
de leur antiquité ou de leur véritable
époque , la fixe & la réduit à 424 ans
avant Jefus Chrift. Il ne manqué à
tout cela que d'être vrai , dit le P. Parrenin.
Cet exemple & une infinité d'au
tres doivent nous rendre défians fur les
autorités qui viennent de fi -loin .
-
A la Lettre de ce Miffionnaire étoit
joint un magnifique préfent qu'il faifoir
au fçavant Académicien , des fix Kims
ou Livres hiftoriques Chinois , avec une
F vj
132 MERCURE DE FRANCE.
notice page à page de ces fameux Livres ,
qui font en quelque forte pour les Chinois
ce que la Bible eft pour nous , &
que M. de Mairan conferve encore dans
fa Bibliothèque. " On voit , dit M. de
Mairan, » par la Table des Matières ajou-
» tée à chacun des fix Kims , que les Inſtituteurs
de la Chine ont toujours eu en
" très- grande recommandation l'Aftrono-
» mie , le Calendrier , la culture des ternres
, le cérémonial tant civil que reli.
gieux , & jufqu'aux habits par lefquels
» chaque Ordre de l'Etat devoit être diftingué
; la forme , le nombre & l'objet
» des Tribunaux ; la Mufique & fes inf-
» trumens ; ceux de la Danfe , & c. Peu
» de Réglemens fur la guerre. ».
">
»
"
Dans la troifiéme Lettre M. de Mairan
revient àfon idée fur l'origine des Chinois.
Il n'ofe décider auquel des deux Peuples
appartient le droit d'aîneffe , mais tout
femble concourir à le donner aux Egyptiens.
Je ne vois dit M. de Mairan
» aucun des Rois de la Chine qui foit
forti de fon Pays avec une puiffante
» armée , qu'il foit venu vers nous & juf-
» qu'à nos mers nous fubjuguer ; tandis
» que je trouve en Egypte des Séfoftris qui
»ont pouffé leurs conquêtes jufqu'à l'Océan
Oriental ... Etfi Séfoftris ne paroît
AOUST. 1759. r37
pas affez ancien , Ofiris , qu'on dit avoir
» de même pénétré jufqu'à l'Océan Orien-
» tal , nous fournit une antiquité tout-à-
» fait illimitée. »
La conjecture de M. de Mairan fur
Séfoftris eft appuyée de l'autorité de Diodore
de Sicile , qui dit , d'après les monumens
qui reftoient encore en Egypte , que
» ce Conquérant ne foumit pas feulement
tous les Pays fubjugués après lui par
» Alexandre , mais qu'il paffa le Gange ,
» & qu'il parcourut toutes les Indes juf-
» qu'à l'Océan . »
Ici M. de Mairan fe rapproche du
moyen dont s'eft fervi M. de Guignes :
» Une des plus importantes piéces du pa-
» rallelle , eft dit- il , fi je ne me trompe ,
» la manière d'écrire par des caractères
» qui expriment des chofes , fans exprimer
» des mots & des fons ; cette langue qui eft
lue & non parlée , en un mot , les hicro-
> glyphes. » C'étoit auffi ce qui avoit furtout
déterminé M. Huet à attribuer une
origine Egyptienne aux Chinois ; mais ni
Fun ni l'autre n'a touché au point capital
, qui étoit la décompofition & l'ana--
lyfe des caractères .
M. de Mairan revient fur quelques.
autres points de fon parallèle ; mais un
trait: de reffemblance dont il n'a point
134 MERCURE DE FRANCE
"
encore parlé , c'eft le trait du Dragon ,
qui fe trouve être également l'enfeigne
» des Rois & des armées de la Chine , &
» de l'ancienne Egypte . » Ce Dragon à
quatre pieds , quoiqu'infenfiblement défiguré
par les Chinois , pourroit bien n'être
que le Crocodile , ajoute M. de Mairan,
Or il n'y a point de Crocodiles à la Chine;
l'image en eft donc venue d'ailleurs, & l'on
fçait qu'en Egypte ce monftre étoit adoré.
M. de Mairan trouve auffi dans le Fom
hoam des Chinois le Phénix des Egyp
tiens , & un fiécle d'Or dans les Annales
de la Chine , comme dans celles de l'Egypte.
Une grande partie de cette fçavante
Lettre roule fur la Chronologie de la
Chine & fur l'ancienneté du Monde, qu'il
croit bien plus vieux qu'on ne penfe ; &
à ce propos il s'élève avec raiſon contre
le faux zèle de ceux qui fur des faits purement
hiftoriques ou phyfiques , compromettent
l'autorité des Livres faints.
» La Cour de Rome , dit - il, s'eft bien
» moins déclarée contre l'Antiquité du
>> Monde que contre le mouvement de la
» Terre ; & j'oferois prédire cependant
» qu'à la fin elle fera contrainte de nous
» laiffer tourner.
Sa Lettre contient beaucoup d'au
AOUST. 1759. 135
tres détails intéreffans , mais qui n'ont
point de rapports à l'origine des Chinois
. Les remarques qu'il y a jointes font
très-étendues & très-curieufes. Elles roulent
pour la plupart fur les connoiſſances
des deux Peuples dans les Arts &
dans les Sciences fpéculatives , & tout
concourt à fortifier l'induction que M.
de Mairan a tirée du parallèle qu'il en
a fait.
Qu'on me permette de terminer cet
Extrait par une réfléxion fur l'efprit phi
lofophique dont les uns font honneur à
notre fiècle , & que d'autres lui diſputent
avec affez de mauvaife humeur. Le
vrai fyftême Phyfique & Aftronomique
du Ciel eft certainement connu ; la figure
de la Terre eſt déterminée , jamais
on n'a pénétré fi avant dans fa conformation
intérieure ; la théorie des Arts utiles
occupe ce qu'il y a de meilleurs efprits
en Europe ; l'hiftoire des hommes , des
lieux & des temps fe développe de jour
en jour ; la chaîne des faits que la barbarie
avoit brifee fe réunit de toutes parts ;
la paix , l'abondance , la population font
reconnues & proclamées pour les feuls objets
de la politique , la modération , la juſtice
, l'humanité pour les premieres vertus,
deshéros, les préjugés pernicieux,les vieil116
MERCURE DE FRANCE.
les erreurs , les faux fyftêmes , reconnoiffent
& fubiffent l'afcendant de la raifon
; & les frivolités enfin n'occupent
plus que les efprits frivoles. Tel eft le
point de vue fous lequel j'envifage le
fiécle préfent , & je ne crois pas qu'il y en
ait un dans les Annales du Monde auffi
digne , à beaucoup près , du nom de Siéc'e
Philofophique.
LES FRAGMENS Héroïques , Baller
nouveau , représenté pour lapremièrefois
par l'Académie Royale de Mufique , le
Vendredi 20 Juillet 1759. A Paris ,
chez la Veuve Delormel & Fils rue du
Foin.
CE Ballet eft compofé de trois Actes ;
Fe premier intitulé Phaëtufe , eft pris des
amours déguifés de feu M. Fufelier. C'eft
Farnour déguifé en haine.
Le Théâtre repréſente le Temple du
Soleil ; on voit la mer dans l'éloignement.
Diomede & fes Compagnons en revenant
du Siége de Troye ont fait naufrage
dans une Ifle où régne Phaetufe , fille d'Apollon
Protecteur des Troyens . Phaëtufe
a réfolu de les immoler à fon pere ;, mais
AOUST. 1759. 137
avant de les livrer aux mains des Sacrificateurs
, fa haine a pris plaifir à leur faire
goûter tous les charmes de la vie , afin de
leur rendre la mort plus cruelle .
Entre les Captifs , le feul Diomede a
para infenfible aux trompeufes douceurs
de Phaëtufe ; mais fa Confidente s'apperçoit
que le dépit qu'elle en a conçu n'eft
rien moins que de la haine.
Les Captifs font tous amenés à l'Autel,
à l'exception de Diomede : Phaëtufe invite
les Miniftres du Soleil à lui immoler
ces victimes. Elle appelle à ce facrifice les
mânes des Troyens qu'ils ont fait périr.
PHAETHUSE.
Infortunés Troyens ô vous ombres célèbres ,
Sima voix peut deſcendre aux rivages funèbres ,
Apprenez de ces Grecs le fupplice & l'effroi.
Leur fang va laver votre offenfe.
O Mânes irrités ! partagez avec moi
Le doux plaifir de la vengeance !
Dans ce moment Diomede paroît , arrêre
le bras du Sacrificateur levé fur Fun
de fes compagnons , & dit que c'eſt à
lui feul de mourir . On fçait que Diomede
au Siége de Troye, en combattant contre
Enée , ofa braver Apollon : c'eft relative138
MERCURE DE FRANCE.
ment à ce trait de la Fable qu'il dit ici
aux Prêtres de ce Dieu.
Hâtez-vous , c'eft mon fang que vous devez répandre
;
Ne vengez que fur moi le plus brillant des Dieur :
Je l'offenfe plus dans ces lieux
Que fur les rives du Scamandre.
PHAETUSE tremblante.
1
Eh , quel crime nouveau venez - vous déclarer ›
Ce crime eft d'aimer Phaëtufe ; il le
déclare , elle en paroît offenſée.
PHAETHUSE.
Oubliez- vous mon rang , ma haine , ma fierté ♬
DIOMEDE.
Se fouvient- on du rang quand on voit la beauté?
Le grand Sacrificateur preffe Phaërule
d'ordonner le fupplice de Diomede , &
lève fur lui la hache facrée.
PHAETUSE.
Arrête.
LE GRAND SACRIFICATEUR.
O Ciel que faites-vous !
!
PHAETUSE.
Arrête ! La pitié fuccède à mon courroux.
Barbare,
AOUST. 1759. 139
à Diomede.
L'Amour nous trompoit l'un & l'autre':
A quoi m'expofoit- il par fon déguiſement ?
le n'ai connu mon coeur qu'au funefte moment
Où je voulois percer le vôtre.
L'Acte est terminé par une Fête comsofée
des Nymphes , compagnes de Phaëufe
, & des habitans de fon Ifle .
Le fecond Acte a pour titre Zémide
left de M. le Chevalier de Laurès , déjà
connu par plufieurs morceaux de Poefie
ouronnés à l'Académie Françoife.
La Scéne eft à Scyros . Le Théâtre reréfente
le bord de la mer , & fur l'un
les côtés la façade d'un Palais . Zémide ,
leine de cette Iſle a reçu de Pallas une
gide impénétrable aux traits de l'Arnour,
Ce Dieu vient au fecours de Phafis , Amant
le Zémide : l'égide même ne l'étonne
'as.
L'AMOUR.
En vain la haine ou le caprice
Voudroient me difputer un coeur.
Je deviens enfin fon vainqueur
Par la force ou par l'artifice.
Phafis s'éloigne en voyant venir Zénide
, & l'Amour feint de s'endormir
armi des rochers qui fe couvrent de
140
MERCURE
DE FRANCE
.
Zémide au milieu de fa Cour , célèbre
les charmes de la liberté : tout-à- coup
appercevant l'Amour , elle veut prendre
la fuite ; mais elle change de deffein.
Approchons , enlevons les armies :
Enchaînons l'Amour.
L'Amour fe laiffe enchaîner , & les
Nymphes chantent victoire. Ce mouve
ment théâtral fait un tableau très- agréa
ble. Tout-à- coup il feint de s'éveiller ,
redemande à Zémide fes armes qu'il voit
dans fes mains. Zémide l'accable de repro
ches. Phaſis vient demander grace à Zémide
en faveur de ce Dieu.
Reine, contre l'Amour quel tranfport vous anime
Il répandit fur vous fes plus cheres faveurs :
Moi feul , hélas ! moi feul j'éprouve les rigueurs ;
Vous êtes fon ouvrage , & je fuis fa victime.
Zémide eft inexorable , mais l'Amour
s'aviſe enfin de tendre un piége à fa vanité.
Je fuis ce Dieu qui fais brûler pour vous
Un coeur tendre , ſoumis , & chéri de la gloire.
Ah , vous adoreriez mes noeuds & ma victoire
Sans ce préfent fatal , fans cette égide , hélas!
Dont vous arma la févère Pallas .
ZEMIDE.
L'Amour eft dans mes fers,je la quitte fans crainte
AOUST. 1759. 141
Elle jette fan égide , l'Amour brife fa
chaîne , s'élance & frappe Zémide d'un
trait qu'il avoit caché.
ZEMIDE.
Du penchant qui m'entraîne , eh comment me
défendre ?
Amour,fi tu pouvois me forcer à me rendre ,
hafis pouvoit lui feul me faire aimer ta loi.
L'Amour change ces bords fauvages en
les jardins enchantés , & les Peuples de
icyros célébrentfon triomphe par une fête
qui termine l'Acte.
La Mufique de ces deux premiers Aces
eft de M. Ifo : quelques perfonnes y
nt cherché la preuve de fes prétentions
ur les Ouvrages de M. de la Garde; mais
te n'eft pas certainement le même ſtyle.
La troifième Entrée , ( Apollon , Berzer
d'Admete , ) eft un Acte du triomphe
le l'harmonie , dont la Mufique eft de
eu M. Grenet.
Silvanire , jeune Bergere , eft aimée du
Dieu Pan, & d'Apollon déguifé en Berger
fous le nom d'Iphis. Elle avoue à
Daphné , fon amie , qu'elle préfere le
Berger au Dieu.
Les Satires annoncent l'arrivée de Pan.
Silvanire veut fe retirer , mais ils la retiennent:
Pan lui-même paroît & fe plaint
142 MERCURE DE FRANCE,
que les Bergers abandonnent fon culte .
Et vous auffi , vous fuyez , Silvanire !
La Bergere avoue qu'elle imite fon inconftance
& qu'elle lui préfére un Berger
Pan & les Satires fe difperfent dans la
campagne , & mettent le feu aux ha
meaux d'alentour. Silvanire revient éper
due avec Apollon , qu'elle ne connoit
point encore. A la voix d'Apollon le ra
vage ceffe , la campagne fe couvre de
fleurs & de fruits ; les Mufes , les Bergers
& les Bergeres s'affemblent : le Dieu des
bois paroît auffi environné des Satires.
Enfin
PAN.
par fon trépas je vais me fatisfaire.
Approche , Berger téméraire.
IPHIS.
Ouvre les yeux , reconnois- moi.
PAN.
Dieu des Arts , c'est vous que je voi !
PAN à Silvanire.
En faveur d'Apollon l'inconftance eft permiſe :
Votre amour devoit m'outrager ,
Quand d'un fimple Mortel je vous croyois éprile;
Mais je pardonne au Dieu le crime de Berger.
(Voyez l'Article Spectacle . )
AOUST:
1759.
143
ORIGENIS Opera omnia ; quæ græce
vel latine tantum exftant , & ejus nomine
circumferuntur , ex variis Editionibus &
manu exaratis , Gallicanis , Italicis , Germanicis
& Anglicis collecta , recenfita ,
latine verſa , atque
Annotationibus illuſtrata
, cum copiofis indicibus , vitâ Auctoris
, & multis
Differtationibus : operâ
& ftudio Domini Caroli Delarue , Prefbyteri
& Monachi
Benedictini è Congregatione
S. Mauri. Parifiis , apud Joannem
Debure Bibliopolam , ad ripam PP . Auguftin.
1759. 4 vol. in fol.
Dans un Profpectus latin de cette Collection
des Ouvrages d'Origêne on annonce
qu'après s'être fait defirer & attendre
pendant ving- cinq ans , elle paroît enfin
complette , en 4 vol . in fol. qui coûteront
150 liv. en papier commun , & 200 liv.
en grand papier. Si quelqu'un veut acheter
le quatriéme volume en particulier ,
il lui coûtera so liv. en papier commun
& en grand 63 liv. Le Libraire avertit le
Public qu'il ne diftribuera le quatrième
volume féparément qu'au mois de Juillet.
de l'année 1760 .
LE Philofophe Moderne , ou l'Incrédule
condamné au tribunal de fa raifon.-
144 MERCURE DE FRANCE.
Par M. l'Abbé de M. D. G. A Paris , chez
Defpilly Libraire rue Saint Jacques à la
Vieille Pofte.
HISTOIRE Univerfelle Sacrée & Profane
, compofée par ordre de Meſdames
de France, Tome XI & XII . A Paris chez
Guillaume Defprez , Imprimeur du Roi &
de Mefdames de France , rue S. Jacques.
STORIA Univerfale Sacra e Profana ,
compofita d'ordine delle Reali Principele
di Francia ; dal Sign. Giacomo Hardion ,
Cuftode de Libri del Gabinetto del Re
Criftianiffimo , Precettore , e Bibliotecario
delle Reali Principeſſe di Francia e
Socio dell' Academie Francefe , e Reale
delle Belle Lettere , tradotta dalla Lingua
Francefe nell'Italiana. Tom . I. II . III.
& IV. In Torino nella Stamperia Reale,
Il eft à préfumer que cet ouvrage , fi digne
de fon objet , fera traduit de même
dans toutes les langues de l'Europe .
DISSERTATION fur l'ancienne Infcrip
tion de la Maiſon carrée de Nifmes , par
M. Seguier , de l'Académie Royale de
Nifmes , de celle de Bologne , Palerme
& Verone , Correfpondant des Acadé
mies des Sciences de Paris , Touloule &
Montpellier. A Paris , chez N. M. Til
Liard , Libraire , quai des Auguftins , à
I'Image S: Benoît,
ARTICLE
AOUST. 1759. 145
ARTICLE III.
SCIENCES ET BELLES-LETTRES. *
MEDECINE.
a
LETTRE de M. GAULLARD , Médecin
ordinaire du Roi ; pour fervir de réponfe
à celle de M. de la Condamine , inférée
dans le Mercure du mois de Juin
1759 .
ENFIN , NFIN Monfieur , la réponse à ma
Lettre inférée dans le Mercure du mois de
Février dernier , vient de paroître dans
celui de Juin ; cet efpace de temps fait
trop d'honneur à une Lettre qui m'a
couté quelques heures de travail ; votre
amitié pour moi vous fait trembler de
me voir aux prifes avec un Adverfaire.
auffi redoutable que M.de la Condamine :
mais raffurez- vous , on eft bien fort quand
on a la vérité pour foi ; tout mon art
pour la défendre fe réduit à écarter les .
nuages qui peuvent l'obſcurcir ; mon feul
G
146 MERCURE DE FRANCE
embarras eft de renfermer dans les bornes .
d'une Lettre le précis de ce que j'aurois à
dire ; dú refte je ne vous demande pas plus
de grace qu'à tout Lecteur impartial ; faites
abſtraction des titres d'Académicien &
de Géomètre , oubliez que je fuis Médecin
, pefez nos raifons , & jugez- nous .
M. de la Condamine débute par trois
queftions.
"
PREMIERE QUESTION,
Pourquoi M. Gaullard contredit- il le
» rapport de quatre Médecins & la Lettre
≫ de M. Hofty ?
SECONDE QUESTION,
» Pourquoi ces Meffieurs ne répondent-
» ils point à M. Gaullard ?
TROISIEME QUESTION.
» Enfin n'y a -t-il rien à lui répondre ?
La réponſe que M. de la Condamine
fait à la premiere queftion eft courte, mais
elle renferme beaucoup de fens : » Je pa-
» rois , dit-il , convaincu d'avoir décidé
légérement de la maladie d'un enfant
» que je n'ai vu qu'une fois ; le Jugement
» de quatre de mes Confreres qui femblent
» Le conſtituer mes Juges en ne me priant
# pas de figner leur rapport , n'a pas dû
»
39
AOUST. 1759 . 147.
me fatter , s'ils euffent eu cette com-
» plaiſance , je n'aurois pas cru mon honneur
intérellé à foutenir mon premier
» jugement , ma lettre n'ex ſteroit point ,
& on feroit privé d'une nouvelle défi-
» nition de la petite vérole ; telle eſt , ſe-
» lon lui , l'origine de ma lettre.
33
J'ai été bien léger , dit M. de la Condamine
, dans ma décifion , parce que je
n'ai vu le Malade qu'une fois , & je fuis
convaincu par quatre Médecins qui ne
l'ont point vû du tout dans fa maladie : il
faut avouer qu'un témoin oculaire convaincu
par quatre témoins qui n'ont
point vû le fait contefté , eft convaincu
plus légérement qu'il n'a jugé.
D'un autre côté fi mes Confreres ne
m'ont pas prié de figner leur rapport , la
raifon en eft fimple ; c'eft qu'ils étoient
d'un avis & moi d'un autre ; par conféquent
ils étoient trop fenfés pour me
prier d'avoir la complaisance de figner le
contraire de ce que je penfois ; ils ont
jugé à propos de faire part au Public de
leur fentiment , j'en ai fait de même ; nous
ayons tous ufé de notre droit : à quel def
fein M. de la Condamine infinue t-il que
ces Meffieurs fe font conftitués mes Juges
? Je trouve leur procédé juſte & fimple
, ils paroiffent n'avoir pas défapprouvé
le mien. Gij
148 MERCURE DE FRANCE.
Quant à ma définition de la petite vérole
, le ton ironique de M. de la Condamine
ne la réfute pas , à moins que pour
lui une ironie ne foit une raifon : plufieurs
de mes Confreres affez bons connoiffeurs
m'ont dédommagé par leur fuffrage de
la perte de celui de M. de la Condamine :
il la trouveroit peut-être de fon goût fi
elle eût été faite pour étayer l'inocula- .
tion : quoiqu'il en foit , ma lettre n'a dû
fon origine qu'à l'amour de la vérité , de
l'humanité & du bien public ; je crois que
le même motif anime M. de la Condamine
; s'il me prête des vues moins pures &
moins nobles que les fiennes , j'en fuis fâché
pour lui , & je crains que le Public n'en
tire une conféquence qui lui foit défavantageufe.
» Par rapport à la feconde queftion , mes
» Cenfeurs , dit M. de la Condamine , ont
» autre chofe à faire que de me repliquer ;
و ز
leur avis eft fondé fur des raifons que je
» n'ai pas même effleurées , la Lettre de
M. Hofty renferme des preuves convain-
» quantes fur la maladie du jeune M. de la
» Tour , & je ne réponds rien à tout cela.
Il me fuffit pour le préfent de repliquer
que je fuis tenté de croire que M. de la
Condamine n'a pas lû ma Lettre , il écrit
ici
AOUST. 1759. 149
du moins comme s'il ne l'avoit pas lue :
quant au terme de Cenfeur , je me trouverois
offenfé de cette épithéte , fi on me
Jadonnoit vis- à- vis de mes Confreres ; je
fuis perfuadé qu'ils ont la même délicatelle
par rapport à moi.
» M. de la Condamine ajoute que MM.
>>Petit & Vernage , l'un par fes оссира-
» tions, l'autre parce qu'il y a renoncé, lui
» ont laiffé le ſoin de me répondre.
Aucune raifon n'auroit balancé l'intérêt
public qui engageoit ces Meffieurs à me
répondre s'il y avoit eu lieu ; ils ont fait
leur rapport & n'y ont rien mis qui ait
pû me bleffer ; j'ai fait le mien & j'ai
parlé d'eux avec les égards que je leur dois;
quelle conteftation peut - il donc y avoir
entr'eux & moi ? Nous avons tous expolé
notre fentiment aux yeux du Public , c'eft
à lui de nous juger ; & tout feroit dit fi
M. de la Condamine ne prenoit pour lui
un mot qui s'eft gliffé dans ma premiere
lettre , fçavoir que je voudrois qu'il ne
fût permis qu'aux Médecins de traiter
cette matière. Sur cela il m'offre une fatisfaction
; mais il eſt juſte que je lui en
donne une à mon tour : le fait eft que je
parlois dans cet endroit d'une lettre affez
fingulière ; M. Marmontel m'a engagé à
Lupprimer la lettre & le nom de l'Auteur,
G iij
150 MERCURE DE FRANCE.
par- là il a fait prendre le change à M. de
la Condamine à qui je n'avois pas Phonneur
de penfer , & qui , du moins pour
cet Article , doit convenir que je n'ai pas
le tort qu'il me croyoit.
Nous voici à la troifième queftion .
M. de la Condamine la partage en deux ,
divifion affez inutile , & qui , dans le cas
P. éfent eft hors de faifon.
ور
Quelle étoit la maladie du fils de M.
» de la Tour ?
» La maladie de cet enfant prouve-
» t elle quelque chofe contre l'inocula-
» tion ?
» C'eft aux Médecins , dit M. de la
» Condamine , de prononcer & de juger
» du nom d'une Maladie quatre Méde
» cins donnent à la maladie du fils de M.
» de la Tour , le nom d'éruption cryſtalli-
» ne ; mais M. Gaullard la nomme petite
» vérole : à qui nous en rapporterons nous
» fur le nom de cette maladie , ou au té-
» moignage de plufieurs Médecins , ou à
» l'avis d'un feul ?
Sans contredit , toutes chofes égales
d'ailleurs , plufieurs degrés de probabilité
d'un côté , doivent l'emporter fur un degré
de probabilité de l'autre ; pour donner
plus de poids à cette forte de calcul ,
M. de la Condamine prétend que n'ayant
AOUST. 1759.
•
vû le Malade qu'une feule fois , je n'ai pû
juger en connoiffance de caufe. » M. Gaul-
» lard , dit- il , eſt convenu qu'il auroit
» fallu fuivre régulièrement la maladie.
Quoi , parce que je n'ai vû le Malade
qu'une fois , je n'ai pû juger de fa maladie
en connoiffance de caufe ? Certes un Médecin
praticien qui du premier coup d'oeil
ne connoît pas une petite vérole , & l'efpéce
dont elle eft , lorfque l'éruption eſt
faite , et un ignorant parfait , au jugement
duquel il ne faudroit pas s'en rapporter
à la dixiéme vifite plus qu'à la
premiere ; c'eſt donc parce que j'ai vû le
Malade une fois , que je fuis plus croyabie
avec des lumières médiocres , que vingt
· Médecins avec des connoiffancés plus étendues
, mais qui n'ont point vû le Malade
- pendant ſa maladie .
3
Il est vrai que M. de la Condamine a
l'adreffe d'appuyer l'avis des Médecins
- par celui du Chirurgien qui a vu & ſuivi
: le Malade : mais où va - t-il puifer le témoi
- gnage d'un Chirurgien ? c'eft dans le rapport
même des Médecins : qu'on rapproche
ici les Certificats de ce même Chirurgien
, rapportés à la fuite de ma Lettre
: du mois de Février dernier , & qu'on cal-
´cule , fi les degrés de probabilité qu'on
m'oppofe , pefés dans la balance de l'équité
Giv
-152 MERCURE DE FRANCE.
& de la droite raifon , doivent l'emporter
fur le degré de probabilité qui eft pour
moi je fuis convenu qu'il auroit fallu
fuivre régulièrement la maladie pour répondre
aux chofes de fait avancées dans la
Conférence tenue au Palais Royal , mais
cet aveu de ma part tronqué par M. de la
Condamine , & préfenté fous une face différente
, doit- il l'autorifer à conclure que
j'ai décidé du nom de la maladie précipitamment
& fans avoir examiné fuffifamment
le Malade ?
Une autre obfervation à faire , eft que
M. de la Condamine ne me croit pas fur
ce que j'avance de contraire à fon opinion ,
& il veut bien s'en rapporter à moi lorfque
je dis que le Malade n'avoit pas de
fièvre lors de ma viite : mais que fert
mon fuffrage fur cet article , fi mon témoimoignage
eft récufable fur le refte ? il eſt
plus aifé de fe tromper ſur la fièvre que fur
la petite vérole , & je ne me connois peutêtre
pas plus à l'une qu'à l'autre ; mais tout
témoignage eft bon à M. de la Condamine
lorfqu'il croit en pouvoir tirer parti :
il cite jufqu'à celui de l'anonyme , qui le
premier a annoncé la maladie du jeune M.
de la Tour , quoiqu'il traite d'ailleurs cet
anonyme avec tout le mépris que mérite
un homme qui met le mafque fur fon
AOUST. 1759. 153
vifage pour ofer dire la vérité : il invoque
même celui d'un jeune homme de quinze
ans , pour oppofer au Chirurgien & à moi ,
& nous prouver que l'enfant malade ne
P'étoit plus le quatrième jour de ſa maladie
; celui du Chirurgien étoit d'un grand
poids dans le rapport des Médecins , mais
il y trouve de la contradiction dans les
deux Certificats qu'il m'a donnés ; il cite
même celui qu'il a obtenu de ce Chirurgien
: mais il ne fuffit pas de dire qu'il l'a
û à l'Académie , il falloit le rapporter
afin que le Public le confrontât avec les
deux que j'ai mis tout au long au bas de
ma Lettre enfin il difpute encore fur ma
vifite qu'il prétend n'avoir été faite que le
fecond jour de la maladie , quoique dans la
vérité elle ait été faite le troféme jour ,
comme li cela faifoit une difference effentielle
; mais à quoi fervent toutes ces minuties
? Laiffons - là tous les témoignages ,
& réfumons le fait en quatre mots : de
´quoi eft - il queſtion ? je l'ai déjà dit dans
ma premiere Lettre , ce n'eft pas de fçavoir,
s'il y a , s'il exifte une forte de pet te vérole
qu'on nomme Crystaline , mais de
fçavoir fi c'est cette eſpèce de petite vérole
dont le jeune de la Tour a été attaqué :
nous convenons tous que cette forte de petite
vérole ne dure que quatre jours , més
Gy
154 MERCURE
DE FRANCE.
Confreres qui ont vifité le Malade & fes.
Camarades , atteftent qu'ils avoient tous.
une maladie uniforme , & que quelquesuns
avoient encore des croutes de petite
vérole le dix -feptiéme jour de leur maladie
, qui étoit celui de leur vifite..
Donc cette maladie n'étoit pas finie le
quatrième jour ..
Donc le quatrième jour les boutons
n'avoient pas difparu.
Donc ce n'étoit pas une éruption cryftalline
.
Donc c'étoit une vraye petite vérole.
Donc le témoignage du Chirurgien &
le mien , font de fur - érogation ,
M. de la Condamine infifte , & foutient
que MM. les Médecins ont jugé dans leur
rapport que la maladie du fils de M. de la
Tour n'étoit qu'une éruption Cryſtalline.
J'en demande pardon à M. de la Condamine
, mais je fuis obligé de lui dire
qu'il le trompe , & fans le vouloir il trom:
peroit le Public ; ces MM. n'ont eu garde
de juger , comme je l'ai encore obſervé
dans ma premiere lettre , ils ont décidé
fagement qu'ils conjecturoient or cop
jecturer n'eſt pas juger ; mais M. de la
Condamine prétendoit dès le commence..
ment de fa , Lettre que ces Meffieurs s'étoient
conftitués mes Juges , il les a enfuite
AOUST. 1759 : 155
qualifiés de mes Cenfeurs , ici il continue
de leur faire dire plus qu'ils ne difent euxmêmes.
Le fait une fois difcuté , M. de la Condamine
paffe aux conféquences qu'il copie
dans la Lettre de M. Hofty : l'inoculation
ne garantit point d'une éréfipelle , d'une
rougeole , du pourpre, de la pefte & c . Mais ,
ajoute-t- il avec affez d'amertume , » quand
» j'aurois la complaifance exceffive de préférer
votre avis fingulier à celui de tous :
les autres , j'avouerois feulement qu'un
» enfant inoculé n'eſt pas infailliblement
préfervé d'une espèce de petite vérole qui
» dure quatre jours , qui n'eft pas dange--
reufe , & je dirois que , dans ce cas mê-
» même, l'inoculation met la vie en fureté.
Mais penfez- vous , dirai- je à M. de la :
Condamine , que fi vous adoptez mon
avis malgré fa fingularité , 1 ° . ce n'eft plus
une maladie de quatre jours , c'eſt unės
vraie pétite vérole à laquelle l'inoculé fe:
trouve expofé malgré l'inoculation. 2° . Ce
n'eft plus une queftion de nom , comme
vous le difiez plus haut ; ce n'eft pas le
nom , c'eſt l'eſpèce , c'eſt le caractère d'une
maladie dont il faut que vous conveniez ;;
3. c'eft à tort que vous prétendez que l'inoculation
change quelque chofe au carac
tere de la petite- vérole naturelle qui vientt
G-vjj
156 MERCURE DE FRANCE.
enfuite , puifque les Camarades du jeune
M. de la Tour , qui n'avoient pas été inoculés
, n'ont pas eu une autre efpéce de pe
tite vérole que la fienne , & n'ont pas été
plus en danger que lui; ainfi tout l'avantage
de M. de la Tour eft d'avoir eu l'inoculation
de plus ; & c'eft gratuitement que
vous lui accordez le privilége de rendre
moins dangereufe la petite vérole naturelle
qui vient enfuite.
» Quel peut être le but de M. Gaullard,
dit M. de la Condamine ? eft- ce de pri
» ver de tout fecours les malades de petite
» vérole ? C'est à quoi tend la nouvelle
» doctrine.
J'avoue que je ne prévoyois pas cette
objection ; la raison en eft que les fenti
mcns d'humanité font plus forts chez
moi que la crainte de la contagion de teb
le efpéce qu'elle foit , & je penfois qu'il es
étoit de même de tous les hommes: mai
vous , Monfieur , dirai je à mon tour à
M. de la Condamine , avez- vous pour ob.
jet de hafarder , fans raifon & fans néceffi
té , les têtes les plus chéres à leur famille,
& les plus précieufes à l'Etat , en les expolant
à un danger de récidive que vous
cachez, ou que vous ne connoiffez past
Au furplus M. de la Condamine présend
que je fuis piqué ; je ne fai pas pour
AOUST. 1739. 157
quoi , ni contre qui je dois l'être ; je ne
croyois pas que le ton de ma premiere
Lettre pût faire feulement foupçonner
qu'elle étoit dictée par la paffion ; pour
s'y laiffer emporter il faut être prévenu
pour ou contre l'inoculation plus que je
ne le fuis : il m'eſt bien permis d'avoir
mon fentiment , mais je n'en fuis point
affez entêré pour le donner pour une décifion.
M. de la Condamine me trouve
fingulier ; mais j'ai encore une fingular té
qu'il ne me connoît pas , c'eſt de préférer
à la fcience de mefurer des furfaces & des
lignes celle de mefurer mes expreffions ;
ainfi fi la chaleur de la difpate m'entraînoit
, ce feroit pour l'intérêt de la vétité
fans qu'il y entrât du perfonnel . S'il
ne faut donc que mon aveu à M de la
Condamine , pour qu'il puiffe donner
mon nom à telle eſpèce de petite vérole
- qu'il voudra , je le lui accorde bien vo-
· lontiers ; peut- être ignore- t- il que fan
nom à lui même & celui de l'inoculation
font devenus fynonymes:
Il femble que la difpute auroit dû finir
ici , mais voici encore trois nouvelles Propofitions
que M. de la Condamine va prouver
à fa façon , & fur lefquelles je vais jetser
un coup d'oeil rapide , en abrégeant
autant que je le pourrai..
58 MERCURE DE FRANCE..
PREMIERE PROPOSITION.
» Il n'eft nullement prouvé qu'on ait deux
» fois la petite vérole, & il y a de grandes
» raifons d'en douter.
"
SECONDE PROPOSITION.
Quand il feroit prouvé qu'on peut la
» prendre deux fois naturellement , il ne
» s'enfuivroit pas qu'on pût la reprendte
après l'inoculation .
ກ
39:
TROISIEME PROPOSITION.
» Enfin quand il y auroit quelque exem-
» ple d'un inoculé attaqué d'une feconde
petite vérole , il ne faudroit pas en con
clure que l'inoculation eft inutile.
Pour prouver la première Propofition ,
>M. de la Condamine dit , » que depuis
» 1200 ans on difpute pour fçavoir fi on
peut avoir deux fois la petite vérole , &
» de- là il conclut qu'on ne peut l'avoir
» deux fois ; ou par une conféquence qu'il
» veut bien adoucir , que le cas eft extrê
» mement rare.
C'eft à - peu près comme fi je difois , on
a cru pendant 2000 ans que la nature
abhorroit le vuide , donc il faut encore le
: croire aujourd'hui , ou du moins à préfent
que le contraire eft démontré, il eft en
AQUST. 17591
core permis de douter des faits , de difpu
ter fur les expériences , de faire des exceptions
, & de diminuer autant qu'on le
peut la force des preuves d'une vérité démontrée.
De-là M. de la Condamine paffe aux:
calculs : il meurt , dit- il , 20000 perfonnes
à Paris année commune , dont la
quatorzième partie , ( plus de 1428 )
» meurt de la petite vérole : c'est le réful-
» tat d'un dépouillement fait des Liftes
» mortuaires de Londres : par d'autres cal-
" culs auffi faits en Angleterre , de fept
» malades de la petite vérole naturelle , il
» en meurt un ; donc fept fois 1428 per--
fonnes , ou 10000 ont tous les ans
petite vérole à Paris : or fur ces 10000)
» une rechute de notoriété publique n'eft:
» pas encore arrivée , puifqu'on difpute
» encore du fait ; donc il n'arrive pas de
» dix mille fois une ..
3
33
J'ai cité dans ma Lettre du mois de Février
dernier deux Malades que je traitois
pour lors d'une feconde petite vérole naturelle
; M. Aftruc traitoit auffi M. de
Beaumont qui étoit dans le même cas :
qu'eft- il befoin de calculs , & de calculs
faits à Londres , pour prouver ou démentir
à Paris un fait fi fimple & à la portée
de tout le monde..
160 MERCURE DE FRANCE.
Si dans le Public on difpute encore fur
ce fait , & fi on veut chercher la raifon
des nuages qui en obfcurciffent la certitude
, il me paroît ridicule d'en rejetter
la caufe fur l'ignorance du Peuple , la
mauvaife foi des Gardes- malades , des
Chirurgiens , & des Apotiquaires , auffi
bien que fur l'impéritie des jeunes Médecins
; il eft plus fimple & plus naturel
de penfer que les Médecins , ceux même
qui ont le plus d'expérience , voulant diffiper
les frayeurs & les allarmes que cette
maladie imprime dans les efprits
ont
laiffé fubfifter , & ont même accrédité
l'erreur ou l'incertitude où l'on eft fur le
retour de cette maladie ; c'étoit fagelle
pour lors de raffurer le Public par un artifice
innocent : mais aujourd'hui qu'on
veut tirer avantage de cette erreur qui
eft fans conféquence , pour en autorifer
une qui peut être dangereuſe , toute la
fociété doit le réunir pour attefter qu'il y
a des exemples fréquens de gens qui ont
eu plufieurs fois la petite vérole naturel
le : je pourrois accabler M. de la Condamine
par la foule des témoignages de
ceux qui dans Paris en fourniroient des
exemples ; mais puifqu'il ne lui faut qu'un
exemple de notoriété publique , je me
borne à quelqu'un du métier , M. Taf
AOUST. 1759 . 161
fard Apothicaire très -connu , a chez lui
dans la perfonne de fon fils la preuve
vivante du retour trop certain de la petite
- vérole naturelle chaque famille peut
i mieux donner des preuves de cette vérité
que chaque Médecin même le plus en vogue
; la raison en eft que rarement un
Médecin fuit le même homme dans l'enfance
, l'adolefcence & l'âge mûr ; mais
les hommes en général paffent leur vie
dans leur famille, du moins chaque famille
eft inftruite des événemens intéref
fans qu'effuye chacun de fes parens , quelqu'éloignés
qu'ils foient , & une maladie
auffi grave que la petite vérole , eft un de
ces événemens.
Une telle évidence paroît frappante ;
ce n'eft cependant que par grace que M.
de la Condamine veut bien accorder un
fur dix mille qui ait la petite vérole na-
" turelle deux fois ; mais cela ne prouve
» rien contre l'inoculation ; comme elle a
» le privilége d'être la fauve- garde de la
»beauté & de la vie , elle a auffi celui de
» préſerver du retour de cette fâcheufe
» maladie.
Si le retour de la petite vérole naturelle
n'eft pas une preuve , au moins eft- il
un furieux préjugé contre l'inoculation :
l'exemple du fils de M. de la Tour n'eft
" 162 MERCURE DE FRANCE.
pas capable de convaincre M. de la Condamine
; mais j'ai cité dans ma premiere
Lettre un fecond exemple d'un Hollan
dois traité & guéri par M. de la Saône ,
d'une petite vérole naturelle , deux ans
après avoir reçu cette maladie par infertion
: fi M. de la Condamine a befoin
d'un troifiéme exemple , il peut fe rappeller
celui du Mylord Anglois inoculé à
Londres , traité & guéri depuis à Rheinis
d'une petite vérole naturelle très forte ,
par M. Jofnet fameux Médecin de cette
Ville ; ce fait eft avéré , authentique &
incontestable.
·
Mais tous ces exemples font des chimeres
pour M. de la Condamine ; & par
des calculs auffi juftes que les précédens , il
prétend couvaincre un pere de la néceffité
de faire inoculer fes enfans , s'il n'eft an
barbare , un pere dénaturé , un homme
enfin qui déraisonne , ou qui ne raiſonne
plus , depuis que les exemples rapportés
lui ont ouvert les yeux fur le danger , au
du moins fur l'inutilité de cette opération
je ne dis pas expreffément le danger
, il faudroit pour cela rappeller l'événement
funefte de l'inoculation faite à
Mile Chatelain rue de Ventadour ; cinq
Médecins avoient vu la Malade , deux
avoient préfidé à l'opération , & le mérite
A.OUST. 1759. 163'
du Chirurgien qui avoit opéré , lui a déja
fait une réputation qui le met au- deffus
de la critique : il faudroit auffi difcuter les
caufes de la mort du fils de M. de Caze ,
inoculé & mort à Chaillot le mois dernier.
Je ne fuis pas chargé d'approfondir
ces faits , ils mériteroient bien que le
Miniftere public ufât du droit qu'il a de
parler & d'agir.
Au refte je ne penfe pas que le Corps
des Théologiens & celui des Médecins reconnoiffe
la compétence de M. de la Condamine
fur le droit qu'il s'arroge d'affigner
les bornes de ces deux Jurifdictions
Fégard de la queftion préfente.
PREMIER PROBLEME.
» C'eſt un Problême , dit M. de la Condamine
, de fçavoir fi l'inoculation en
général eft utile & falutaire.
J'aurois cru pouvoir faire de cette
queftion une Thèſe de Médecine , & non
un Problême d'Algébre ; plus on a fait
d'effais heureux ou malheureux fur certe
Méthode , plus il appartient aux Médecins
d'en examiner & d'en difcuter les effets
& les fuites , & c'eft aux Médecins feuls ,
de droit , à prononcer fur l'affirmative ou
fur la négative de cette question.
164 MERCURE DE FRANCE
SECOND PROBLEME.
» Voici encore un autre Problême : le-
» quel des deux court un plus grand tifque
» de la vie , ou de celui qui attend en
pleine fanté que la petite vérole le fai
» fiffe , ou de celui qui la prévient en ſe
faifant inoculer ? Cette queftion , dit M.
» de la Condamine , n'appartient ni à la
Théologie , ni à la Médecine.
>>
93
:
M. de la Condamine paffe malheureufe
ment le but , & cela arrive fouvent aux
gens qui ont le plus d'efprit : de bonne
foi le croit-il en état de voir l'inoculation
fous toutes les faces & tous les rapports?
A peine l'envifage- t-il d'un côté il ne
s'apperçoit pas que dans fes calculs il n
confidere que l'avantage des Inoculés ; i
ne fait pas la plus légère attention aux rif
ques qu'il fait courir à tous ceux qui pren
droient la petite vérole , par la contagion
des Malades qui auroient reçu cette malamê
die
par infertion ; de forte que quand me
me il auroit géométriquement prouvé que
fur 10000 Malades inoculés il n'en meurt
aucun , & qu'aucun n'eft expofé à une fe
conde petite vérole , fes calculs n'en fe
roient pas moins en pure perte , & l'inoculation
n'en devroit pas moins être pro
crite , s'il ne prouve de plus que le préten
AOUST. 1759.
165
u bien qu'il procure à 10000 , doit l'em-
Forter fur le mal réel qu'il feroit à 100000
n leur communiquant une maladie que
ous les Inoculateurs conviennent être conagicule
, & dont il eft certain que la
ontagion , quelques mesures qu'on puiffe
rendre , eft beaucoup plus dangereufe que
elle qui vient par une petite vérole naurelle.
Mais que doit- on penfer fi tous les caluls
de M. de la Condamine partent d'un
aux principe ? C'est ce qu'il eft aiſé de
ui prouver. Il pofe pour bafe de tous les
alculs , la mort d'un fur fept , de ceux
qui font attaqués de la petite vérole naurelle
; or ce principe eſt faux , & abſoument
faux : je plaindrois bien un Médein
qui feroit affez mal adroit , ou aſſez
nalheureux dans la pratique pour perdre
e feptiéme de fes Malades de petite véole
naturelle , & je plaindrois encore
bien plus les Malades qui tomberoient
entre fes mains : mais je vais plus loin , &
e foutiens que quand même cette allertion
de M. de la Condamine feroit vraie ,
fes calculs n'en feroient pas moins vicieux
: Que le Médecin , dit- il , décide fi
tel Sujet eft propre à l'inoculation ; donc
tous les Sujets n'y font pas propres mais
i l'on retranche ( comme le veulent en ef-
2
166 MERCURE DE FRANCE
fet les Inoculateurs ) du nombre de ceux
qui feront inoculés , tous les enfans qui
ont un vice dans le fang , on
ne choifit
pour l'inoculation que ceux qui guériroient
d'une petite vérole naturelle : ainfi
pour juftifier par des calculs les fuccès de
Pinoculation , il faudroit avoir inoculé
les mauvais Sujets par préference aur
bons , ou du moins les uns & les autres )
indifféremment , on ne l'a pas fait , & on
n'a eu garde de le faire ; donc toutes les
conféquences de M. de la Condamine par
tent d'un principe faux ; donc tous les
avantages de l'inoculation doivent d fpa
roître ; donc les rifques de l'inoculation
font en pure perte , bien loin de diminuer,
ou de prévenir ceux qu'on court à attendre
La petite vérole naturelle.
TROISIEME PROBLEME,
» De deux riſques inégaux , dont l'un
» eft inévitable , eft- il permis de choisir le
» moindre ? »
C'est encore un autre Problême de M.
de la Condamine , mais ce Problême eft
un pur fophifme : il n'eft pas vrai que
de ces deux rifques l'un foit inévitable ;
feu M. Molin a été une preuve qu'on peut
vivre près d'un fiécle , même au milie
de la contagion , fans avoir la petite ve
AOUST. 1759. 167
ole ; on peut même affurer qu'il y a des
Familles entieres qui en font exemptes.
D'un côté on exagere jufqu'à l'hyperéle
le nombre de ceux qui meurent de
a petite vérole naturelle , & par un excès
oppofé on réduit prefqu'au néant le nombre
de ceux qui toute leur vie font exempts
de cette maladie ; de l'autre on nie le retour
fréquent & avéré de cette maladie
foit naturelle , foit artificielle ; on publie
& on vante les fuccès de l'inoculation ,
mais on met tout en oeuvre pour en déröber
les malheurs à la connoiffance du
Public : cependant on accufe de mauvaiſe
foi ceux qui s'oppoſent à l'inoculation , on
Héur reproche même de s'y oppofer par
intérêt , objection fi abfurde qu'il feroit
ridicule de la réfuter ; tout le monde fent
qu'il fuffit de rétorquer cet argument.
Les calculs de M. de la Condamine
fairs en Angleterre fur les inoculations
feront vrais où faux ; je laiffe à qui voudra
le foin d'aller les vérifier ; pour moi qui fuis
François , qui vis en France , qui écris
pour mes Compatriotes , voici mon calcul :
je connois 80 , mettons pour la facilité
du calcul , cent Inoculés à Paris ; fur ce
nombre j'en ſçai au moins deux morts , &
j'en ai cité trois qui ont eu la petite vérole
naturelle après l'inoculaton ; done un
168 MERCURE DE FRANCE.
e 20 au moins des inoculés meurt dans l'inoculation
, ou a des retours de petite
vérole naturelle après l'inoculation fate ;
donc les calculs de M. de la Condamine
qui font peut - être bons en Angleterre , ne
font pas juftes pour Paris , donc le Public
s'abufe en fe laiffant féduire par les démonstrations.
J'ai encore un autre calcul & court
& fimple ; je le propofe à tous les peres
qui voudront faire inoculer leurs enfans :
qu'ils fupputent d'un côté la fomme de
leurs juftes regrets s'ils perdent un enfant
par la petite vérole naturelle ; que de l'autre
ils calculent la mefure du défeſpoir
affreux auquel ils doivent être livrés toute
leur vie fi ce même enfant leur eft enlevé
par la petite vérole donnée par l'ineculation
; je penfe qu'ils ne trouveront
nulle proportion dans cette alternative .
C'eft fous cet afpect qu'il faut préfenter
l'inoculation aux Théologiens ; mais quand
je dis les Théologiens , je ne parle pas d'un
petit nombre féduits par les Apologiſtes de
l'inoculation , j'entends les Théologiens en
Corps, affemblés pour décider fur une nou
veauté fi grave , fi importante, & qui in
téreſſe la vie des Citoyens.
M. de la Condamine dans fon voyage
de Rome avoit mis daus le parti de l'inoculation
AQUST. 1759. 169
noculation quelques Cardinaux refpectables
; c'eût été pour lui un grand triomphe
d'apporter en France un bref du Pape pour
autorifer l'inoculation ; les lumières duSaint
Pere le mirent à l'abri de la féduction des
calculs ; il tint bon contre toutes les tentatives
du Géométre , & en lui accordant
l'eftime perfonnelle qu'il mérite , il refuſa
fon fuffrage à une méthode qui doit être
rejettée fi dans le fonds elle eft illicite : il
doit en être de cette opération comme
de l'ufure ; en vain on me démontreroit
par des calculs l'avantage que tout ufurier
tire de l'argent qu'il prête : en vain on me
citeroit l'exemple des Peuples & des Nations
entieres qui auroient adopté ou toléré
l'ufure ; je ne croirai jamais qu'on puiffe ,
encore bien moins qu'on doive la confeiller
ou la prefcrire , tant que la Théologie
& la Jurifprudence me diront que c'eſt
un crime. Il doit en être ainfi de l'inoculation
par rapport à la Théologie & à
la Médecine . C'eſt donc aux Théologiens
& aux Médecins à décider ; permis après
cela à MM. les Géométres de faire leurs
calculs : M. Clairaut s'immortalife par
les fiens qu'il fçait appliquer à des objets
qu'il connoît & qui font de fon reffort ,
M. de la Condamine peut en faire de
même.
H
170 MERCURE DE FRANCE.
Au furplus je n'ai pas l'honneur d'être
de la Faculté de Médecine de Paris , felon
la remarque judicieufe de M. de la Condamine
, qui par-là veut faire entendre qu'avec
ce titre honorable , j'aurois apparemment
& plus de lumières & plus de droits
en Médécine : M. Molin , l'Efculape de notre
fiécle , étoit dans le même cas : MM . Chirac
& Chycoineau y étoient auffi , M. Senac
leur digne Succeffeur n'eft pas non plus
dans la Lifte de la Faculté ; il en eft de
même de MM . de la Caze , Faure , Raulin,
Petit pere & fils ; mais cela fait- il quelchofe
à l'inoculation ? Quoique je ne
fois pas Membre de la Faculté , je n'en fuis
pas moins fon Elève , c'eſt à elle de revendiquer
fes droits ufurpés par M. de la Condamine
; il s'ingere de venir moiffonner
dans un champ qui lui eft étranger ; c'eft
à la Faculté elle-même que j'en appelle ,
c'est à elle de prononcer : je me ferai
gloire de me foumettre à fon jugement :
M. de la Condamine refufera- t- il d'en faire
autant ?
que
Au refte M. de la Condamine peut fous
fon nom , ou fous celui de tel Inoculateur
qu'il voudra , me faire replique fur replique
; il eft aifé de voir dans l'hiftoire qu'il
fait de l'inoculation , le mépris infultant
avec lequel il traite tous ceux qui ont
AOUST. 1759. 171
parlé contre , & les éloges qu'il prodigue
à tout Auteur qui penfe , parle ou écrit
en faveur de cette méthode , un Médecin
Inoculateur fe fait des amis , des protecteurs
, on le prône , on le vante ; un Médecin
au contraire qui s'oppofe à l'inoculation
, eft un efprit foible , un petit génie
, un homme qui n'a pas affez de lumières
, ou de forces pour le mettre audeffus
du préjugé du vulgaire : M. de la
Condamine prétend qu'il lui a fallu bien
du courage pour rompre la glace & prêcher
Pinoculation , mais il en faut bien davantage
à un Médecin pour s'oppofer au tor-
´rent de la nouveauté. M. Hofty & M. de
la Condamine m'ont forcé à entrer en lice ;
ces fortes de difputes polémiques dégénè
rent ordinairement en perfonnalités indécentes
quand elles font pouffées trop loin :
ainfi je laiffe le champ libre à tous les Inoculateurs
; je renonce à toute difpute , &
j'attendrai tranquillement que le Corps
de la Médecine décide un Procès qui eft
en état d'être jugé .
Quoiqu'il en foit j'accorderai volontiers
à M. de la Condamine que la plupart , &
même s'il le veut , tous mes raisonnemens
portent à faux , mais pour les chofes de
fait il faut qu'il en convienne .
Les exemples que j'ai cités de MM .
Hij
172 MERCURE DE FRANCE.
Montjay , Kerlerec , Beaumont & Taffard ,
prouvent invinciblement qu'on peut avoir
la petite vérole naturelle deux fois , & que
le fait n'eft pas rare.
Les exemples du fils de M. de la Tour ,
du Hollandois traité par M. de la Saône ,
& du Mylord Anglois traité à Rheims par
M. Jofnet , prouvent également qu'on
peut avoir la petite vérole naturelle après
l'avoir eue par infertion .
Ces deux points étoient l'objet effenticl
de notre difpute ; fi M. de la Condamine
ne fe rend pas à la force & à l'évidence de
mes preuves , il ne lui refte qu'un moyen
de me perfuader de fa bonne foi ; c'eſt de
confentir que je l'inocule moi - même ;
mais s'il fe foumet à cette épreuve , je l'a
vertis que je fuis prefque phyfiquement
certain de lui donner la petite vérole ,
quoiqu'il l'ait eue naturellement auſſi bien
que moi , il eft l'Apôtre de l'inoculation ,
il ne doit pas craindre d'en être le Martyr.
A Paris , le 16 Juin 1759. Signé GAULLARD ,
Médecin ordinaire du Roi.
En attendant la réponſe de M. de la
Condamine , je puis annoncer que s'il y
alloit du bien de l'humanité ; fi, par exem
ple , il ne tenoit qu'à l'épreuve que M.
AOUST. 1759. 173
Gaullard lui propofe que l'Inoculation ne
fût établie aux Enfans- trouvés de Paris ,
M. de la Condamine fe feroit inoculer
non pas une fois , mais toutes les femaines
, & fous les yeux mêmes de M. Gaullard.
Voici ce qu'on penfe à Stokolm de la
méthode de l'Inoculation.
COPIE de la Lettre écrite par M. le
Sénateur Baron DE SCHEFFER
à M. DE LA CONDAMINE.
MONSIEU
Stokolm , 15 Juin 1759.
ONSIEUR ,
•
>
J'ai reçu la Lettre que vous m'avez
fait l'honneur de m'écrire avec le Mémoire
qui y étoit joint , & je m'empreffe de
vous en témoigner ma reconnoiffance . La
Médaille frappée à l'honneur de Madame
de Géer eft bien décrite : le courage de
cette Dame & les progrès de l'Inoculation
dûs à fon exemple , méritoient bien l'honneur
que vous lui avez fait de parler d'elle
en cette occafion. On a inoculé cette
année en ce Pays -ci un grand nombre
d'enfans de qualité & beaucoup de ceux
du peuple , fans qu'aucun mauvais fuccès.
H iij
174 MERCURE DE FRANCE.
ait décrédité une méthode qui commence
à ne plus trouver de contradicteurs parmi
nous. La lecture de ce fecond Mémoire
que je vais d'abord faire traduire en Suédois
, ainfi que le premier l'a été , achévera
de convaincre les Incrédules s'il y
en a encore. Je ne puis affez vous dire ,
Monfieur , combien en bon Patriote je
fens l'obligation que ce Pays- ci vous aura
un jour ; car il eft certain que la diminution
des ravages de la petite vérole eft
déjà vifible , & que ce bonheur fi important
pour notre population , eft uniquement
votre ouvrage.
J'ai l'honneur d'être , &c.
Signé le Sénateur Baron DE SCHEFFER.
EXTRAIT d'une Séance publique de la
Société Littéraire d'Arras , tenue leg
Avril 1759 .
Mr.R. l'Abbé Delys , Directeur en exereice
, ouvrit cette Séance par une Differtation
, oùil examine les avantages &
les inconvéniens qui peuvent réfulter de
F'augmentation confidérable des fermages.
Après avoir amplement difcuté & balancé
A OUST. 1759. 175
les raifons pour & contre , il conclut que
non feulement cette augmentation eſt
préjudiciable aux Particuliers qui ne poffédent
aucun biens- fonds , & aux Cultivateurs
, mais auffi qu'elle ne fçauroit fe
concilier avec les vrais intérêts du Propriétaire
des biens de campagne ; qu'elle
empêche même les progrès de l'agriculture
, enfin qu'elle nuit au bien de l'Etat
& des Finances du Royaume.
M. le Chevalier de Couturelle , Chancelier
de la Société , lut un Difcours fur
l'excellence de notre Langue , dans lequel
il fait envifager combien il eft utile à la
plupart des hommes de les pofféder parfaitement.
Enfuite M. Bayard le cadet , nouvel
Affocié , prononça fon remercîment , auquel
répondit le Directeur.
M. Harduin Avocat , Secrétaire perpé--
tuel de la Société, donna la premiere Partie
d'un Mémoire Hiftorique , tiré des
Regiftres de la Ville d'Arras , concernant
les Joutes, Tournois , & autres pareils.
exercices , qui fe firent dans cette Ville
au quinziéme fiécle , du temps de Philippe
le Bon , Duc de Bourgogne & Comte
d'Artois. Il rapporta entr'autres événemens
, le détail des faits d'armes qui le
pafferent à Arras entre le fameux Pottron
Hiv
176 MERCURE DE FRANCE.
de Saintrailles , & Lyonnel de Wandonne :
Gentilhomme de Boulonnois, fous les yeux
de će Duc en 1423 .
Le P. Lucas Jéfuite lut des Réflexions
critiques & phyfiques fur le fykême d'un
Auteur anonyme touchant la nature du
fel marin , & du fel gemme , & fur celui
d'un Philofophe adepte par rapport aux
mêmes fels.
La Séance fut terminée par la lecture
d'un Difcours de M. l'Abbé Jacquin , Affocié
honoraire , fur la connoiffance &
l'application des talens. Il établit premièrement
dans ce Difcours que tous les hommes
naiffent avec quelques difpofitions
pour une Science ou pour un Art . Il indique
après cela les moyens de connoître
ces difpofitions , & expofe enfin de quelle
manière on doit les cultiver.
PROGRAMME de l'Académie Royale
des Belles - Lettres de Caen .
D
ANS la Séance du 7 Juin, l'Académie
a propofé pour Sujet du Prix qu'elle doit
diftribuer à ſa rentrée qui fe fera le Jeudi
fix Décembre prochain , cette queftion
: S'il n'eft pas plus nuifible qu'avantageux
de planter en Normandie des Pommiers
à cidre dans une bonne terre ?
AO UST. 1759. 177
Les Differtations fur cette queftion ſeront
faites en Profe & d'une demie heure
de lecture au plus ; on demande qu'elles
foient écrites en caractères bien lifiblés
; au bas de la Differtation il y aura
une Sentence , & l'Auteur mettra dans
un billet féparé & cacheté la même Sentence
avec fon nom , fes qualités & fon
adreffe.
Les paquets feront affranchis & adreffés
à M. Maffieu de Clerval , Secrétaire
de l'Académie ; ils ne feront reçus que
jufqu'au dernier jour d'Octobe .
Le Prix eft une Médaille d'or de la valeur
de 300 liv. L'Académie de Caën , célébre
même avant les Lettres Patentes
que le feu Roi lui accorda en 1705 , a
toujours confervé fon éclat par la réputation
des Membres illuftres qui la compofent
fans aucun des motifs d'émulation
dont jouiffent les autres Académies. C'eſt
la première fois que celle de Caen propoſe
un Prix , & l'utilité du Sujet choifi fait
affez connoître que le don part d'une
main qui travaille fans ceffe au bonheur
de la Province.
*
* M. de Fontette Intendant de la Généralité
de Caen, Vice- protecteur de l'Académie & l'ami
des beaux Arts qu'il cultive fans perdre de vue
les fonctions pénibles de ſon état.
Hv
178 MERCURE DE FRANCE.
ARTICLE IV.
BEAUX ARTS.
ARTS UTILE S.
LETTRE concernant quelques obfervations
fur diverfes efpices de Cataracte , écrite
à M. Daviel , Chirurgien ordinaire &
Oculifte du Roi , Affocié de l'Académie
Royale de Chirurgie & de l'Académie
des Sciences & Belles- Leteres de
Dijon &c. Par M. Hoin , Chirurgien à
Dijon , & des mémes Académies & c.
MONSIE ONSIEUR ,
Vous avez acquis tant de droits fur l'opération
de la Cataracte par l'ingénieufe
méthode que vous avez publiée dans le
fecond volume des Mémoires de l'Acadé
mie Royale de Chirurgie , fur les moyens
de faire fortir de l'oeil le cryftallin cataracté
; que quand même l'amitié ne
m'engageroit point à vous communiquer
une obfervation finguliere que j'ai faite fur
AOUST. 1739. 179
cette maladie , le premier motif fuffiroit
feul pour m'y forcer , puifque cette obfervation
préſente un inconvénient peu
connu , à ce que je penſe , de l'abattement
de la Cataracte & qu'elle fournit par- là une
raifon de plus de donner la préférence
à l'extraction...
Au commencement du mois de Janvier
1759 , une femme âgée d'environ foixante
ans & qui paroiffoit convalefcente , me
confultadans la falle des Malades du grand
Hopital de Dijon , au fujet de la diminu--
tion de fa vue. J'examinai fes yeux.
La prunelle de l'oeil droit confervoit fa
rondeur naturelle , mais elle étoit confidérablement
rétrécie : elle paroiffoit coupée
en deux parties égales par un filet tranfverfal
, blanchâtre & de l'épaiffeur d'envi
ronun quart de ligne : le refte de la prunelle
avoit fa couleur ordinaire , ou plutôt n'ent
avoit aucune : Piris étoit dans une parfaite
immobilité. La Malade ne voyoit abſolu→
ment rien de cet oil , fur lequel en 1749
un Oculifte étranger avoit fait en ma
# préfence l'opération de la Cataracte au
moyen de fon aiguille ronde & très-fine.
Il n'y avoit plus lieu d'efpérer le réta
bliffement de cette organe je paffai à
l'examen de l'oeil gauche,
J'y apperçus une Cataracte ordinaire qui
H vj
180 MERCURE DE FRANCE.
n'étoit pas affez opaque pour empêcher
cette femme de diftinguer les gros objets
& les couleurs vives : Quoiqu'elle ne fut
point encore dans ce degré de maturité
que l'on exige lorfqu'on veut l'abattre ,
elle étoit affez avancée pour que l'on pût
fe promettre un heureux fuccès de fon
extraction , furtout les mouvemens de
l'iris s'exécutant comme de coutume.
Je propofai à cette femme d'extraire fa
Cataracte felon votre méthode , telle que
vous eutes la complaifance de me la faire
pratiquer il y a quelques années fous vos
yeux dans le même Hôpital , & telle que
je l'ai fuivie quelquefois avec fuccès depuis
ce temps : La Malade y conſentit. L'état
de langueur où fa fiévre l'avoit jettée ne
me le permit pas , & cette fiévre qui revint
la femaine fuivante la conduifit bientôt
au tombeau .
J'examinai de nouveau les yeux de cette
femme après fa mort . La dilatation de la
prunelle me parut auffi confidérable dans
P'oeil gauche attaqué de la Cataracte , qu'elle
a coutume de l'être fur les cadavres . Fouvris
cet oeil avec de grandes précautions :
toutes les parties étoient dans leur état ordinaire
, à la réſerve du cryſtallin , qui fans
être entièrement opaque , avoit déjà beaucoup
perdu de la tranſparence & même de ſa
AOUST. 1759. 181
molleffe. Il étoit remarquable principalement
pas un très-grand nombre de filers
blanchâtres en forme de fibres radiées qui
partoient d'une espèce de petit noyau
central de la même couleur & qui s'étendoient
jufqu'à la circonférence de ce corps
en perdant peu- à- peu de leur blancheur.
Ces filets paroiffoient avoir plus de folidité
à proportion qu'ils étoient plus blancs ;
ils pénétroient toute l'épaiffeur du cryſtal
lin : Auffi viſibles à fa face poftérieure qu'à
l'antérieure, ils l'étoient encore à la fuperficie
de chaque fection que je faifois .
Aucun de ces filets , ou plutôt de ces
lames épaiffies n'étoient circulaires : tous
avoient conftamment une direction longitudinale
& perpendiculaire aux deux faces .
Repréfentez- vous , Monfieur , les rayons
de la couronne ciliaire , prolongez - les
jufqu'au centre du cryftallin , faites - les
pénétrer de la fuperficie antérieure de cetté
lentille jufqu'à la poftérieure ; vous connoîtrez
la véritable fituation des lames ou
des filets blanchâtres que j'y ai vûs : placez
à préſent dans l'intervalle qui les fépare
une fubftance gélatineufe trouble , quoiqu'encore
un peu tranfparente , épaiſſe
mais plus molle que les filets , & vous aurez.
une idée nette de la différente confiftence
de ce cryftallin imparfaitement cataracté.
182 MERCURE DE FRANCE.
Je devrois préfumer que je prends trop
de foin pour vous décrire une espéce de
Cataracte que vous avez vraiſemblablement
rencontrée plufieurs fois , furtout
depuis que vous faites l'extraction du cryftallin
: il y a lieu de croire que dans le
grand nombre de celles que vous avez
tirées de l'oeil , il s'eft trouvé quelques
Cataractes radiées : mais comme vous n'a
vez pas encore publié les obfervations
curieufes que vous avez eu fi fouvent occafion
de faire fur les maladies des yeux , je
ne fuis pas fûr que cette efpéce de Cararacte
le foit préfentée à vos recherches
& je ne me rappelle pas de l'avoir vû décrite
dans aucun Auteur . Il eft vrai qu'elle
ne fait point une claffe particulière
&.
& qu'on la doit ranger dans celle des Ca-:
taractes variées. Mais ce n'eft point là le
fait fingulier que je vous ai promis ; avant
de vous l'expofer , permettez
, Monfieur
,
que je m'arrête encore un inftant à l'autre ;
je n'ai plus qu'un doute à répandre fur un
point de théorie peut - être trop généralement
reçu .
On croit que le cryftallin formé de différentes
couches appliquées les unes fur les
autres dans le même arrangement que cel
les d'un oignon , s'épaiffit toujours felon,
l'ordre de les couches pour former une cas
AOUST. 1759. 18,
taracte foit que l'opacité commence par les
couches intérieures après l'épaiffiffement
du noyau , foit qu'elle s'empare d'abord
des extérieures ou des corticales. Vous fçavez
qu'on ne manque pas d'exemples qui
autorifent cette opinion : je ne cherche
point à la détruire . Je ne doute pas que
beaucoup de Cataractes ne ſe forment par
l'épaiffiffement gradué & alternatif des couches
du cryſtallin ; mais la même maladie
ne fuit par toujours la même marche . La
Cataracte radiée que j'ai vue , toutes celles.
que d'autres ont pû obferver , démontrent
que le cryftallin ne devient pas toujours
opaque felon l'ordre de fes couches difpofées
comme des efpéces de fphères concentriques
& que ce corps s'épaiffit quelquefois
par des lames divergentes du centre à
la circonférence , à - peu - près comme le
Pariétal s'offifie dans le fetus . Je m'écar-¹
terois de mon principal objet fi je cherchois
à vous prouver ici que cette remarque
peut porter un nouveau jour ſur la
ftructure de la lentille oculaire : j'abandonne
le tout à vos réflexions & je décris
ce que l'oeil droit me préſenta de fingulier .
Je vous ai déjà fait obſerver , Monfieur ,
que fa prunelle étoit fort rétrécie : elle s'étoit
montrée fur le vivant toujours également
étroite à différens degrés de lumiere :
84 MERCURE DE FRANCE.
fon diamètre fe trouva le même fur le cadavre.
J'extirpai l'oeil ; je fis une fection
circulaire à la parrie moyenne du globe :
le corps vitré avoit toute la tranfparence
qui lui eft propre ; il étoit convexe en devant
comme en arriere ; on n'y voyoit plus
de chatton parce qu'il n'y avoit plus de
cryftallin pour le remplir. Je n'apperçus
aucune ligne opaque , aucune déperdition
de fubftance , aucune inégalité fur la portion
du corps vitré qui avoit été déchiré
par l'aiguille dix ans auparavant ; & je ne
pouvois pas douter qu'il ne l'eût été alors ,
puifqu'une partie de la couronne ciliaire
manquoit en cet endroit ; ce qui en reſtoit
avoit la figure d'un croiffant dont les cornes
étoient tournées du côté externe ou
correſpondoient au petit angle de l'oeil.
Par cet état du corps vitré , j'acquis une
nouvelle preuve de votre opinion fur fa facilité
à fe régénérer ou à ſe réunir , fans
-s'obſcurcir même dans les points de réunion.
La derniere opération que vous avez faite
à Mademoiſelle Joly , m'en avoit déjà
fourni une . Vous vous rappellez fans doute
qu'elle jetta fa tête en arrriere lorfque
vous eûtes fini la fection de la cornée &
que par la précipitation de ce mouvement
inattendu le cryftallin fut expulfé avec une
portion du corps viré. Je fus témoin
>
AOUST. 1759. 185
alors de votre fécurité ; vous levâtes
mes doutes fur le fuccès de l'opération
& vous m'apprêtes que plufieurs exemples
de cette espéce vous avoient raſſuré
fur l'évènement : en effet malgré fon grand
âge , Mlle Joly voit de cet oeil , comme fi
l'intégrité du corps vitré n'eût jamais été
altérée.
Je vous ai déjà dit qu'il n'y avoit ni
chatton , ni cryſtallin dans l'oeil droit du
cadavre. Cependant il reftoit une portion
de ce corps placée en forme d'anneau irrégulier
dans prefque tout le contour du cercle
de l'uvée à laquelle elle étoit adhérente .
Cette espéce d'anneau repréfentoit un petit
ver rond , roulé ſur lui- même, & dont
les parties étoient d'un volume inégal . Ce
corps en quelque forte cylindrique , commençoit
par une groffe extrémité fituée à
la partie inférieure de l'uvée du côté de
l'angle externe de l'oeil , y faifoit un coude
& montoit circulairement en diminuant
de volume , c'étoit dans fa partie fupérieure
qu'il en avoit le moins ; il groffiffoit en
deſcendant du côté de l'angle interne : parvenu
vis à - vis le coude de fa groffe extrémité
, au lieu de fuivre pour s'y joindre le
contour circulaire qu'il n'avoit point quitté
dans fon travet , il formoit un ſecond coude
en remontant , & bientôt après il don186
MERCURE DE FRANCE.
noit naiffance à un allongement tranſverfal
beaucoup plus mince , étranglé en deux
endroits c'étoit la feule portion de ce
corps que l'on vit à travers la prunelle de
la femme vivante ou morte. L'allongement
s'appuyoit fur le premier coude , y
en faifoit un troifième pour remonter le
long du bord concave de cet anneau , &
après avoir fouffert deux nouveaux étranglemens
, il fe terminoit en haut & du côté¨
de l'angle externe par une petite extrémité
arrondie.
Ce corps avoit beaucoup de reffemblance
avec le cercle offeux de l'oreille du foetus :
mais afin de vous le mieux repréſenter ,
fuppofez le cercle plus épais du double ,
recourbez fes deux extrémités , faites- leur
foutenir la corde du timpan qui vous don
nera une idée de l'allongement tranfverfa!
auquel vous ajouterez fa branche montante
& les quatre étranglemens. N'oubliez
pas de faire abftraction de la membrane
du tambour ; l'anneau irrégulier
dont je parle avoit un grand trou dont la
partie fupérieure étoit cachée par l'iris ,
tandis que l'inférieure répondoit à la portion
fupérieure de la prunelle : il y avoit
auffi une échancrure bornée en haut par
l'allongement , de côté par le premier &
le fecond coude , & fituée vis à- vis le feg--
ment inférieur de la pupille.
AOUST. 1759 . 187
Cet anneau étoit attaché par la plus
grande partie de fon bord convexe avec
prefque tout le croiffant qui reftoit à la
couronne ciliaire ; mais cette union étoit
fi foible , qu'en inclinant peu-à - peu la
portion antérieure du globe de l'oeil pout
en faire fortir le corps vitré , l'anneau refta
joint à l'uvée avec laquelle il avoit contracté
de plus fortes adhérences par fa face
antérieure , & furtout par la petite extré
mité arrondie de fa branche montante.
L'immobilité que j'avois reconnue à l'iris
pendant la vie de cette femme , dépendoit
de cette cohéfion . Certainement l'humeur
aqueufe n'avoit point ici de chambre
poftérieure : le corps vitré , convexe en
devant, comme je vous l'ai fait remarquer,
occupoit le grand trou de l'anneau , & fe
prolongeoit fans y être attaché jufqu'à
elui de la prunelle .
Toutes les parties de ce corps n'avoient
ni la même couleur ni une confiftence
égale : la portion montante de l'allongement
étoit plus blanche & plus dure que
la portion tranfverfe ; j'eus peine à l'écrafer
entre deux doigts ; le cercle moins opaque
approchoit plus de la couleur grife &
n'avoit pas autant de folidité : on reconnoiſſoit
que les étranglemens étoient formés
par une fubftance membraneufe.
188 MERCURE DE FRANCE.
Lorfque je brulai ce corps à la chandelle ,
il fe gonfla , répandit l'odeur fétide de
l'huile animale , & fe convertit en charbon
à-peu- près femblable à celui de la foye.
Il est évident , Monfieur , que cet anneau
fingulier étoit une portion du cryftállin
opaque reftée en place malgré l'opération
pratiquée dix ans auparavant. La
Cataracte avoit fans doute peu de confiftence
lorfqu'elle fut attaquée par l'Ocu
lifte étranger , qui , au lieu de porter l'inſ
trument au-deffus du cryftallin pour l'a
baiffer , le perça par la partie moyenne
postérieure , le déchira par un tournoye
ment d'aiguille qui lui étoit ordinaire , &
crut avoir terminé heureuſement fon entreprise
, quoiqu'il n'eût fait d'une Cataracte
pleine qu'une Cataracte fenétrée. Il
eft certain que le bord inférieur du cryſ.
tallin fut abattu fans être féparé du tout ;
mais en fe relevant cette portion forma
l'allongement tranfverfal dont la branche
montante appartenoit au corps du cryf
tallin , & dont la petite extrémité arrondie
étoit le noyau central reconnoiffable
à fa folidité. Il n'eft pas moins moins fûr que la
capfule fût déchirée en devant comme en
arrière , que l'uvée fût auffi bleffée par l'ai
guille , & qu'à la fuite d'un tel délabrement
cette partie a contracté avec la
AOUST. 1759. 189
portion reftante de la Cataracte l'adhérence
qui occaſionnoit l'immobilité de l'iris .
Mais toutes ces chofes ne fuffifoient pas
pour que la Malade perdît entierement la
vue de ce côté. Cependant comme elle
refta borgne , malgré l'ouverture faite au
cryftallin , on ne put reconnoître dans cet
accident que l'effet d'une inflammation ing
terne furvenue à la fuite de l'opération.
Ce n'eft pas ici la premiere fois que j'ai
eu occafion de faire voir que cet inconvé
nient pouvoit dépendre de la méthode de
l'Oculifte qui a opéré fur l'oeil de cette
femme., Mais ce que je vous ai dit fouvent
& ce que je ne me laſſe point de vous
répéter , c'eſt qu'après vos fuccès , rien ne
m'a mieux démontré la fupériorité de votre
méthode d'extraire la Cataracte fur celle de
l'abbaiffement , que la guérifon manquée
ou imparfaite d'un grand nombre de Malades
que j'ai vu le foumettre avec confiance
à l'aiguille d'un Oculifte qui la manioit
avec une dextérité admirable & fi
peu commune , qu'il enlevoit prefque les
applaudiſſemens des Connoiſſeurs .
Quel effet produit en Chirurgie un brillant
coup de main , s'il n'eft point porté
à propos ? Il éblouit , il furprend ; mais il
ne guérit pas . Si l'extraction eût été pratiquée
fur cet oeil, il y a tout lieu de croire
190 MERCURE DE FRANCE.
que fes anciennes fonctions ſe fulſent réta•
blies : la molleffe du cryftallin fi peu favorable
à l'abbattement , eût facilité fon
paffage à travers la prunelle. Eût- il man
qué de confiftence pour fortir entièrement ?
La curette en eût enlevé fans doute les
débris , & l'iris n'en cût point été fatiguée
. Peut-être le manuel moins prompt
quoique plus ingénieux , auroit - il moins
étonné les Spectateurs : mais l'oeil malade
qui les vit alors pour la dernière fois , auroit
pû les revoir pendant les dix années
qu'il a été privé de la lumière à la fuite
d'une belle opération .
J'ai trouvé dans les papiers de feu mon
Pere une Obfervation affez curieufe au
fujet d'une Cataracte dont il reconnut la
molleffe par l'aiguille en voulant l'abattre
le 20 Avril 1735 dans l'oeil droit du nommé
Souvernier , alors âgé d'environ 64 ans.
Quand mon Pere s'apperçut que la Cataracte
étoit trop molle pour être abaiſſée ,
il la fendit perpendiculairement par le
milieu avec la pointe de fon aiguille ; les
deux fragmens s'écarterent d'environ une
demie-ligne ; le Malade crut voir par cette
ouverture : mais fon oeil étoit trop fatigué
pour diftinguer les objets & les couleurs
: un corps rouge qu'on lui préſenta
lui parut bleu .
Le lendemain pendant fon panfement
AOUST. 1759. 191
le
il diftingua un objet de couleur rouge .
furlendemain il reconnut fa femme & plufieurs
autres perfonnes ; mais huit ou dix
jours après les deux fragmens de la Cataracte
fe raprocherent & Souvernier ne vit
-plus rien. Au mois d'Octobre fuivant , les
fragmens s'écarterent d'eux - mêmes & le
Malade vit clair pendant tout l'hyver ;
au Printemps ils fe réunirent comme ils
l'avoient déja fait, Mon Pere prit alors le
parti d'abattre cette Cataracte : il fit l'opération
au mois de Mai 1736 , & ce ne
fut
ར
pas fans peine qu'il parvint à affujettir
au bas de l'oeil ces deux portions cataractées
cependant il réuffit . Souvernier a
recouvert fi parfaitement la vue de cet
eil, quoiqu'il eût été bien fatigué par cette
feconde opération , qu'il en diftingue encore
aujourd'hui les objets , malgré fa
grande vieilleffe.
Je conviens qu'il y a des Cataractes
molles dont avant l'opération la confiftence
n'eft point équivoque : mais puifqu'il
en eft d'autres dans lefquelles il n'eft
pas toujours permis au Chirurgien de la
diftinguer , n'eft - il pas naturel qu'il préfére
l'extraction déja recommandable à
bien des égards , à une méthode oùfouvent
le Malade rifque de voir pour dernier objet
la main qui travaillant à détruire une cécité
de quelques mois ne la fait ceffer un inf
192 MERCURE DE FRANCE
tant que pour lui en fubftituer une perpétuelle.
J'ai l'honneur d'être & c.
Signé HOIN.
【A Dijon. )
ARTS AGRÉABLES.
GRAVURE.
M. de Lorraine vient de donner au Public
une Eftampe repréfentant un Joueur de Mufette .
Les vers qui font au bas annoncent que c'eſt le
Portrait de M. Chanville de la Comédie Italienne.
Elle eſt d'après le tableau de M. de Lorme ,
Peintre de S. A. S. M. le Duc d'Orléans . Elle fe
vend à Paris chez le Graveur , rue du Fouare, ch÷z|
un Papetier , & chez Buldet , rue de Gefvres , au
Grand- Coeur.
SCULPTURE.
M.Challe vient de placer uue Chaire dans
P'Eglife Paroiffiale de S. Hippolite , dont le deffein
eft d'une Architecture fage enrichie d'ornemens
taillés dans fes moulures. Au lieu de Figures , les
panneaux qui la décorent font des trophées. Celui
du milieu repréſente l'Evangile triomphant ; fur
les côtés font la Foi & l'Espérance. Entre les deur
confoles du milieu font repréfentés le Sérpent de
l'Héréfie terraffé par l'Evangile. Le plafond d
couronnement eft chargé d'une Gloire qui eft
feule dorée entre tous les ornemens. La fimpl
cité de ce Morceau d'Architecture n'en exigent
pas davantage. Manufacture
AOUST. 1759. 193
-
IL
MANUFACTURE.
L'a été établi à la Charité fur Loire une Manufacture
de Quincaillerie Angloife fous la protection
du Gouvernement.& fous le nom d'Alcok,
Frenais & Compagnie.
On y fabrique, à la Maniere Angloife toutes
fortes de boutons dorés , d'or & d'argent doublé ,
d'étain pur & d'étain argenté , le tout monté fur
buis ou'lur os . Trois habiles Graveurs uniquement
occupés à inventer de nouveaux deffeins , font en
état d'exécuter ceux qui leur feroient commandés.
On y fabrique auffi des boucles en argent &
cuivre doré , & Pon fe difpofe à y faire par la fuite
différentes fortes d'ouvrage de Quincaillerie Angloife.
Le Magafin général eſt établi à Paris chez le
fiear Everst Marchand Mercier , rue Montorgueil ,
vis-à- vis la rue Beaurepaire. On peut auffi s'adref
fer directement à la Manufacture même , furtout
pour les groffes parties de commande . On les a
dans la quinzaine .
ARTICLE V.
SPECTACLES.
LE
OPER A.
E Vendredi zo Juillet, on repréfenta pour la
premiere fois Les Fragmens héroiques dont j'ai
donné une idée , page 136 de ce Volume. Dans
une faifon auffi peu favorable aux Spectacl s , le
Public ne peut être attiré que par quelque chofe
de très- piquant; & en général ce Ballet ne l'eft
pas allez.
I
194 MERCURE DE FRANCE
*
On fe prépare à remplacer un de ces Actes par
celui d'Ifmene , dont les paroles font de M. de-
Moncrif, & la mufique de MM. Rebel & Francoeur.
COMEDIE FRANÇOISE.
O N avoit annoncé Iphigénie en Aulide pour
le Lundi 16 du mois dernier , on ne l'a donnée que
le 18. Le Public a couru en foule à cet effai des
trois Débutantes , & il a vu avec autant d'indulgence
que d'empreffement les efforts qu'a fait leur
emulation pour mériter les fuffrages. Toutes les
trois , en lailfant bien des choſes à defirer, ont foutenu
les espérances que leur début avoit données.
Le même jour Mlle Foffonnier , âgée de 8 ans
& trois mois , a danfé fur ce Theâtre avec tout le
fuccés que peut avoir un enfant. Elle eſt Ecoliere
de Mlle Carville , la digne Elève de M. Dupré.
Mlle Durancy, âgée de treize ans , & deux mois
débuta le 19 juillet dans les rôles de Soubrette,
par celui de Dorine dans le Tartuffe. Les applaudiffemens
qu'elle a obtenus ne font pas l'effet de
l'indulgence qu'on a pour une Actrice de fon âge.
Son jeu n'eft ni copié , ni communiqué ; il eſt à
elle. Une action vive , naturelle , aiſée , beaucoup
d'intelligence dans les détails , tels font les
talents qu'elle a fait paroître , mais furtout dans
la Soubrette des Folies amoureufes. Ce qui marque
un fuccès bien décidé dans ſon début , c'eft
que n'ayant été encouragée par aucun applaudiflement
en entrant fur la Scène , elle les à tous
réunis . On ne doit pas lui diffimuler cependant
qu'elle ne ménage pas affez la voix , qu'elle négli
ge un peu trop les nuances , & qu'il manque
l'extrême vérité qu'elle met dans fes rôles une
certainegentilleife qui eft furtout dans le caractère
à
AOUST.
1759.
195
d'une
Soubrette de fon âge. Mlle Durancy eft
fille de l'Actrice connue fous le nom de Mlle Darimat
., la meilleure que nous ayons en France
pour ce qu'on appelle dans le Comique les rôles
de Caractère.
COMEDIE
ITALIENNE.
LE 19 Juillet , on a donné la
premiere Repré-
Lentation des Oifeleurs , Ballet Paſtoral & Pantomime
de la compoſition du fieur Pitrot. Mlle Catinon
, que le Public voit toujours danſer avec un
nouveau plaifir , ſe diſtingue encore dans ce Ballet
par l'expreffion naïve & la grace qu'elle met dans
fon action . On n'a point épargné la dépenſe pour
rendre ce Ballet aufli brillant qu'il étoit poffible.
OPERACOMIQUE.
LEE 24 on a donné à ce Spectacle la premiere
Représentation du Mariage du Diable , ou l'Ivrogne
Corrigé. Le fond en eſt pris d'une des Fables
de la Fontaine .
Les deux tiers de cet Opéra-Comique ont obtenu
les plus vifs applaudiffemens , mais la fin a
paru froide ; une Scène bien corrigée en décideroit
le fuccès . Les Rôles des deux Ivrognes ont
été remplis à merveille , furtout celui du fieur
Bouret ; la Mufique a été généralement goûtée;
deux Ariettes que chante Colette , font faites avec
goût , & ont été exécutées avec beaucoup d'exac ·
ritude & de préciſion.
On prépare l'Amant Statue. Dans quelques
jours on va donner les Fêtes Picardes , Ballet
Pantomime.
1 ij
196 MERCURE DE FRANCE.
ARTICLE VI.
NOUVELLES POLITIQUES.
DE VIENNE , le 30 Juin.
L224 8 24 de ce mois le feu prit fur les huit heures
du matin a la majfon du Comte de Starhemberg,
qui eft fituée à l'entrée du Fauxbourg de Wieden,
vis - à - vis la porte d'Italie. Les prompts Lecours
qu'on y porta ne purent arrêter le progrès de
l'incendie. Ce vafte édifice fut réduit en cendres.
Les flammes pouffées par un vent impétueux de
Nord-Oueft , fe communiquerent aux maiſons
vo fines , dont deux furent brûlées , & quelques
autres fort endommagées. Le feu parvint jufqu'i
un magafin de fourages , & à des écuries fituées
auprès du jardin du Prince de Schwartzenberg ;
F'embrafement y fut fi rapide qu'on eut beaucoup
de peine à fauver les voitures , les chevaux
& les mulets. Les flammes fuivant toujours la direction
du vent , confumerent plufieurs petits
bâtimens en avant de ces écuries. Elles furent
portées jufqu'au Fauxbourg de Landſtraſſ , où
elles brûlerent cinq ou fix mailons. La force du
-vent les entraîna jufqu'au village d'Erbergen près
du Danube , & trente - deux maifons de ce Village
furent entiérement confumées. Ce terrible incendie
qui avoit commencé le 24 au matin , n'a
fini que le lendemain .
Du 6 Juillet.
Le 2 de ce mois le Comte de Choifeuil , Amballadeur
du Roi Très- Chrétien , eut la premiere
audience de l'Empereur. Il y fut conduit par le
Comte de Kevenhuller , Grand Chambeilan , &
il préfenta fes Lettres de créance. Il fut admis
AOUST. 1759. 197
enfuite à l'audience de l'Impératrice Reine.
De Paderborn , le 11 Juillet.
II y a eu les de ce mois du côté de Halle une
efcarmouche très-vive entre un détacheinent des
troupes Françoifes & un corps nombreux des
Alliés. Le Comte de Broglie qui vouloit reconnoître
avec exactitude la pofition du Prince Ferdinand
, avoit formé le projet de s'emparer de
Halle qui étoit occupé par deux cens Hanovriens.
Il chargea de cette entreprife le fieur de Commeyras
, Colonel des Volontaires de Clermont ,
qui y marcha avec fon régiment. Il fe fit précéder
par un détachement de fes Volontaires
aux ordres du fieur de Romans. Celui-ci s'avança
près du village de Halle , & n'eut pas plutôt
achevé fa difpofition qu'il apperçut une nom
breuse colonne d'Infanterie qui fe déployoit pour
lui faire face. Il fondit fur elle avec tant d'impétuofité
, qu'il la força de rentrer dans le Vil
lage où il l'attaqua ; & elle fut contrainte de
l'abandonner . Le fieur de Commeyras arriva
dans ce moment avec le refte de fa troupe , &
pouffa le corps Hanovrien jufques fous le canon
de Ravenfberg. Ce corps eluya dans fa retraite
le feu de quatre cens Volontaires de la None
qui s'étoient embufqués dans les bois de Ravenfberg.
Mais ayant reçu un renfort de Grenadiers
& de, Cavalerie détaché du camp du Prince
Ferdinand , il fit reculer ces quatre cens Volontaires.
Le feur de Commeyras , pour favorifer
leur retraite , dirigea fi à propos le feu de fon
canon fur les Hanovriens , qu'ils prirent la fuite
en défordre. Ce combat , qui a duré depuis huit
heures du matin jufqu'à quatre heures après m dì,
a coûté aux Alliés la perte de plus de qub rẻ
cens hommes. Les François ont perdu beaucoup
moins, & font reftés maîtres de -Halle .
I iij
198 MERCURE DE FRANCE
DE HANOVRE , le 30 Juin.
On compte que l'armée des Alliés a le fonds
de foixante- quinze mille hommes , dont trentesing
mille Hanovriens , vingt mille Heſſois , fepè
mille Brunſwickois , huit mille Anglois , deux
mille Pruſſiens , & environ trois mille de Buckenbourg
& de Saxe- Gotha ; avec toutes ces
forces réunies le Prince Ferdinand pourroit agir
d'une maniere moins timide vis-à-vis des François,
DE MADRID , le 28 Juin.
Don Sebaſtien de Slava d'Eguillor , Chevalier
de l'Ordre de S. Jacques , Gentilhomme de la
Chambre de Sa Majefté , Capitaine Général de
fes Armées , Secrétaire d'Etat au Département
de la Guerre , mourut ici te 21 âgé de ſoixantequinze
ans. Il étoit Viceroi de la Nouvelle Gremade
lors du fiége de Carthagene par les Anglois
. On fut redevable à ſon zéle & à ſa bonne
conduite de la confervation de cette Place impor
tante. Ce Miniftre eft ici généralement regretté,
DU HAVRE , le 7 Juillet.
Le 2 de ce mois on apperçut de cette Ville
trois Frégates Angloiſes. Le 3 à fix heures du matin
la flotte Angloife parut : les Ennemis tirèrent
cinq bombes pour en effayer la portée. Le 4 ils
s'approchèrent à la pointe du jour avec leurs tro
bombardes , dont l'une fut établie vis - à-vis de la
jettée , & les deux autres en face du Chantier où
Ï'on conftruit les batteaux. Ils commencèrent à
trois heures & demie du matin à jetter des bombes
de tous côtés. Plusieurs tombèrent dans la
Ville & dans la Citadelle fans caufer de dommage.
Ils tirèrent jufqu'à minuit ; mais pendant
cet intervalle , leur feu fe rallentiffoit de temps
à autre. Ils recommencerent à tirer les à trois
heures du matin : leur feu continua juſqu'à ſept
heures du ſoir. A neuf heures ils appareillerent ,
·A·OUST. 1759. 199
& ils replièrent la moitié de leur ligne fur leur
gauche. A onze heures du foir ils recommencerent
leur fen, & ne jettèrent pendant la nuit qu'environ
une douzaine de bombes , fans beaucoup de
fuccès. Leur feu cella entièrement le 6 au matin.
A midi on apperçut qu'ils faifoient beaucoup de
mouvemens. Les Ennemis ont gardé leur pofition
jufqu'au ſept à neuf heures du matin , ayane
leur droite à la hauteur du Cap de la Have , &
fans jetter aucune bombe. Les Ouvriers ont repris
le travail fur le chantier , & l'on doit mettre
l'eau aujourd'hui trois nouveaux bateaux calfatés.
Les Anglois ont appareillé à dix heures du matin .
Le vent fait juger qu'ils tiennent route de départ.
A trois heures après midi ils étoient déja à quatre
lieues , faifant route vraisemblablement pour rentrer
dans leur ports . Le dommage n'a pas été ,
à beauconp près , autfi confidérable qu'il auroit.
pû l'être , eu égard à la quantité prodigieufe de
bombes qu'ils ont jettées. Le feu a été éteint avec
la plus grande promptitude par les troupes &
les Ouvriers de la Marine. On évalue à très- peu
de choſe la perte cauſée par le feu de l'Ennemi
dans les chantiers de conſtruction . Elle a été
réparée fur le champ . Il eft à préfumer que les
bombardes des Ennemis ont été miſes hors de
combat , tant par le feu qu'elles ont effuyé de
nos batteries , que par les efforts de leurs propres
mortiers, qui étoient chargés de trente à
trente-fix livres de poudre.
De Londres , le 13 Juillet.
Le bruit s'étoit répandu que l'Amiral Rodney
avoit rempli avec le plus grand fuccès l'objet de
fa miſſion . On afſuroit que les chantiers du Havre
avoient été entièrement détruits par nos bombes
, que les bateaux plats étoient brulés , & que
toute la Ville étoit en feu . Mais il s'en faut bien
I iv
200 MERCURE DE FRANCE.
que l'entrepriſe de cet Amiral ait fait à nos En
nemis le tort que nous efpérions. Il a ramené fon
Elcadre dans nos Ports , & l'on dit qu'il a perdu
deux de fes galiotes , dont l'une a été écraſée par
une bombe lancée du Havre , & l'autre a péri
par l'ébranlement que l'explofion trop forte de
nos mortiers lui a caufé. Cet Amiral avoue luimeine
que les bombes n'ont pas eu beaucoup
d'effet , parce qu'elles partoient de trop loin. Il
a pourtant vu le feu qui avoit pris dans plufieurs
endroits de la Ville , mais qui a été bientôt éteint.
FRANCE.
Nouvelles de la Cour , de Paris , &t.
DE VERSAILLES , le 12 Juillet.
LES
*
E 8 de ce mois , le Chevalier de Floriac ,
Exempt des Gardes du Corps , prêta ferment entre
les mains du Roi pour le Gouvernement de
la Haute & Bafle Marche.
Le 9 Sa Majesté tint le Sceau.
Le 10 , l'Archevêque de Rouen prêta ferment
entre les mains du Roi ,
Du 19.
Le Roi a nommé Miniftre d'Etat le fieur de
Silhouette , Contrôleur- général de fes finances ,
qui a pris en cette qualité téance au Confeil de Sa
Majefté le 18 de ce mois.
Du Journal de l'Armée aux ordres du Maréchal
de Contades , le 6 Juillet.
Le Maréchal de Contades ayant mandé au
Comte de Melfort de fe relèporter
à Bock pour
ver les poftes qu'occupoit
le Régiment
d'Huf
AOUST. 1759. 201
fards de Berchiny , le Comte de Melfort s'y rendit
le 29 du mois dernier à onze heures du matin,
à la tête de la brigade qu'il commande ; & ayant
fait toutes fes difpofitions , il envoya un détachement
à Bock de l'autre côté de la Lippe , compofé
de Volontaires de Flandre & de Volontaires
Liégeois , qui a pouffé & mis en faire toutes les
Troupes Ennemies qu'il a rencontrées : il s'en eft
peu fallu que le Prince Héréditaire de Brunfwick
n'ait été pris. La vigueur de fon cheval Fa tiré
de ce péril. Les Volontaires de Flandre & les
Volontaires Liégeois ont combattu avec beaucoup
d'intépidité. Le fieur de Larre , fils du Lieutenant
Colonel des Volontaires de Flandre , & le fieur
de la Morliere , neveu du Maréchal de Camp de
ce nom , fe font fort diftingués.
Il paroît une Ordonnance du Roi , du ro Mars
1759 , portant Création d'un Etabliffement fous
le titre du Mérite Militaire , en faveur des Officiers
des Régimens Suiffes & Étrangers ' qui , faifant
Profeffion de la Religion Proteftante , ne peuvent
être admis dans l'Ordre Royal & Militaire de
Saint Louis. *
Il paroît auffi une Déclaration du Roi , du 8
Juillet fuivant , portant augmentation du Tarif
des Ports de Lettres , & Établillement d'une Poſte
de Ville à Paris .
LA
M ORTS.
ACQUES-Claude-Marie - Vincent , Seigneur
de Gournay , Confeiller honoraire au Grand'
Confeil İntendant honoraire du Commerce
mourut à Paris le 27 Juin , âgé de 47 ans.
?
L'Hiftoire qui fe glorifie de célébrer les Hommes
illuftres , néglige trop les hommes vertueux :
LaV
202 MERCURE DE FRANCE
elle prodigue fouvent aux qualités éclatantes l'en
cens qui eft dû aux qualités utiles ; & l'humanité
gémit de voir des trophées élevés à la mémoire
de je ne fçai quels Héros qui lui ont été au moinsinutiles
, tandis qu'on foule avec une dédaigneuſe
ingratitude la cendre des bons Citoyens. De ce
nombre fut M. Vincent de Gournai. Il étoit né à
S. Malo, au mois de Mai 1712 , de Claude Vincent,
l'un des plus confidérables Négocians de cette
Ville & Secrétaire du Roi. Le jeune Vincent def→
tiné au Commerce , fut envoyé à Cadix dès l'âge
de dix-fept ans. L'étude , les travaux de fon état
firent dès lors tous les plaifirs. L'activité de fon
efprit le dirigea vers le commerce.
Tout occupé de fon objet il parcourut l'Efpagne
en obfervateur Philofophe. De retour en France
en 1744 il futconnu de M. le Comte de Maurepas,
alors Miniftre de la Marine , qui fentit tout ce
qu'il valoit. Pour étendre les lumières qu'il avoit
recueillies en Espagne , il employa quelques an
nées à voyager en Hollande , en Allemagne , en
Angleterre. Partout il recueilloit des Obferva
tions , des Mémoires fur l'état du Commerce &
de la Marine. Ce n'étoit point un Négociant ,
c'étoit un homme d'Etat qui étudioit le génie
les facultés , les befoins , les relations des diffé
rens peuples de l'Europe.
Comparer entr'elles les productions de la Nature
& des Arts dans les différens climats , leur
valeur refpective , les frais d'exportation & les
moyens d'échange ; embraffer dans toute fon
étendue & fuivre dans fes révolutions l'état des
productions naturelles , celui de l'induftrie , de
la population , des richeffes , des finances , des
befoins & des caprices mêmes de la mode chez
toutes les Nations que le commerce réunit , pour
appuyer fur la connoiffance approfondie de tous
AOUST. 1759. 203
ces détails des fpéculations lucratives ; c'est étudier
le commerce en Négociant . Mais découvrir
les cauſes & les effets cachés de cette multitude
de révolutions ; remonter aux refforts fimples
dont l'action toujours combinée , & quelquefois
déguilée par des circonftances locales , dirige tou
tes les opérations du commerce ; s'élever juſqu'à
ces loix uniques & primitives fondées ſur la nature
même , par lesquelles toutes les valeurs
exiſtantes dans le commerce fe balancent entre
elles & ſe fixent à une valeur déterminée , faifir
ces rapports compliqués par lefquels le commerce
s'enchaîne avec toutes les branches de l'cconomie
politique ; appercevoir la dépendance
réciproque du commerce & de l'agriculture , l'influence
de l'un & de l'autre fur les ticheſſes , fur
la population & fur la force des Etats , fa liaifon
intime avec les loix , les moeurs & toutes les opérations
du Gouvernement , furtout avec la difpenfation
des finances , les fecours qu'il reçoit de
la Marine Militaire & ceux qu'il leur rend , le
changement qu'il produit dans les intérêts refpectifs
des Etats , & le poids qu'il met dans la
balance politique ; enfin démêler dans les hazards
des événemens & dans les principes d'adminiſration
adoptés par les différentes Nations del'Europe
, les véritables cauſes de leur progrès &
de leur décadence dans le commerce : c'eſt envifager
le commerce en Philoſophe & en homme
d'Etat.
Si la fituation où fe trouvoit M. Vincent lę
déterminoit à s'occuper de la ſcience du commerce
fous le premier de ces deux points de
vue , l'étendue & la pénétration de fon efprit ne
lui permettoient pas de s'y borner. Aux lumières
de l'expérience & de la réflexion il joignit celles.
de la lecture. Les Traités du célébre Jofas Child
I vi
204 MERCURE DE FRANCE.
qu'il a depuis traduits en François , & les Me
moires du grand Penfionnaire Jean de Wit ,
faifoient fon étude affidue. On fçait que ces deux
grands hommes font regardés ,, l'un en Angle
terre , l'autre en Hollande , comme les légiflateurs
du commerce ; que leurs principes font
devenus des principes nationaux , & que l'obfervation
de ces principes eft regardée comme
une des fources de la prodigieufe ſupériorité que
Ces deux Nations ont acquile dans le commerce.
M. Vincent plein de ces fpéculations s'occupoit'
à les vérifier dans la pratique d'un commerce
étendu , fans prévoir qu'il étoit deftiné à en répandre
un jour la lumière en France , & à mêriter
de fa Patrie le même tribut de reconnoif
fance que l'Angleterre & la Hollande rendent à
la mémoire de ces deux bienfaicteurs de leur
nation & de l'humanité . Mais comme fés talens
& fa probité lui avoient concilié l'eftime de tous
les Négocians de l'Europe , ils lui acquirent bientôt
la confiance du Gouvernement. M Jamets de
Villebare fon affocié & fon ami , mourut en 1746,
& le fit fon légataire univerfel : alors M. Vincent
quitta le commerce , & prit le nom de la terre
de Gournai qui faifoit partie de cette fucceffioni
M. de Maurepas lui confeilla de tourner les vues
du côté d'une place d'Intendant du Commerce !
M. de Machault à qui le mérite de M. de Gournai
étoit aufli très - connu , lui fit donner celle qui
vacqua en 1751 par la mort de M. le Tourneur.
Ce fut dès- lors que fa vie devint celle d'un homme
public. Son entrée au Bureau du Commerce
parut être l'époque d'une révolution. Il ne put
voir fans étonnement les entraves qu'on avoit
données au commerce & à l'induftrie ; par exemple
, que le travail d'un Ouvrier fût exposé à des
rifques & à des frais dont l'homine oifi éroir
AOUST. 1759. 205
exempt qu'une piéce d'étoffe fabriquée fit un
procès entre un Fabriquant qui ne fçait pas lire
& un Infpecteur qui ne fçait pas fabriquer ; que
l'Infpecteur fût cependant l'arbitre fouverain de
la fortune du Fabriquant.
Ces Statuts qui déterminent jufqu'au nombre
des fils d'une étoffe , qui interdifent aux femmes
le travail de la fabrication , &c ; ces Statues
dont la rigueur ne tend qu'à décourager l'induſtrie
, & à lier les mains à des malheureux
qui ne demandent qu'à travailler , lui parurent
auffi oppofés aux principes de la juſtice & de
T'humanité qu'à ceux de l'adminiſtration oeconomique.
Il n'étoit pas moins étonné de voir le Gouvernement
s'occuper à régler le cours de chaque
denrée , interdire un genre d'induſtrie pour en
faire fleurir un autre , affujettir à des gênes particulières
la vente des provifions les plus nécef
faires à la vie , défendre de faire des magasins
d'une denrée dont la récolte varie tous les ans ,
& dont la confommation eft toujours à- peu- près
égale , défendre la fortie d'une denrée fujette à
tomber dans l'aviliffement , & croire s'affurer
Pabondance du bled en rendant la condition du
laboureur plus incertaine & plus malheureuſe
que celle de tous les autres citoyens .
M. de Gournai ne prévoyoit pas qu'on le prendroit
pour un homme à ſyſtême , lorſqu'il ne
feroit que développer les principes que l'expérience
lui avoit enfeignés , & qu'il ne regardoit
que comme les maximes les plus fimples du fens
commun : ils fe réduifoient tous à celui-ci , Que
dans le commerce abandonné à lui - même , il
n'eft pas poflible que l'intérêt particulier ne concoure
pas avec l'intéret général , & que le Gouvernement
ne doit s'en mêler que pour lui ac206
MERCURE DE FRANCE.
corder au befoin fa protection & fes fecours. Tel
eft le fyftême qu'il a développé dans les écrits ,
& qu'il a foutenu avec la fermeté la plus coura
geufe jufqu'à la fin de fa vie ; mais ce fyftême
tout inconteftable qu'il eft , au moins à l'égard
des productions intérieures & de l'induftrie qui
les met en valeur , n'a jamais été fans contradiction.
Le haut intérêt de l'argent , la multiplicité des
taxes & des droits impolés fur le commerce , lyi
fembloient des obftacles pernicieux à fes progrès
; & de ces idées lumineuſes développées par
les circonstances , il s'étoit fait un plan d'admi
niſtration politique dont il ne s'écarta jamais.
Son éloquence fimple , & animée de cette
chaleur intéreſſante que donne aux difcours d'un
homme vertueux la perfuafion intime qu'il foy
tient la caufe du bien public , n'ôtoit jamais rien
à la folidité de la difcuffion ; quelquefois elle
étoit affaifonnée par une plaifanterie fans amer
tume , & d'autant plus agréable qu'elle étoit
toujours une raiſon. Auffi incapable de prendre
un ton dominant que de parler contre la pensée ,
la manière dont il propoſoit ſon ſentiment n'étoit
impérieufe que par la force des preuves. S:
quelquefois il étoit contredit , il écoutoit avec
patience , répondoit avec politeffe , & difcutoit
avec le fang froid & la candeur d'un homme
qui ne cherche que le vrai. Si quelquefois il
changeoit d'avis , fa première opinion ne fembloit
jamais retarder ni affoiblir l'imprellion fubire
que la vérité offerte fait naturellement fur un
efprit jufte.
C'eft à la chaleur avec laquelle il cherchoit
à tourner du côté du commerce & de l'oeconomie
politique tous les talens qui l'approchoient
c'eft-lurtout à la facilité avec laquelle il con
AOUST. 1759. 107
muniquoit toutes les lumières qu'il avoit acquifes,
qu'on doit attribuer cette heureufe fermentation
qui s'eft excitée depuis quelques années fur ces
objets importans , & qui nous a déja procuré
plufieurs Ouvrages remplis de recherches laborieufes
& de vmes profondes.
Quelque peine qu'on eût à adopter fes principes
dans toute leur étendue , fes lumières , fon expé
rience , l'eftime générale de tous les Négocians,
pour perfonne , la pureté de fes vues au- deſſus
de tout foupçon , lui attiroient néceſſairement la
confiance du Ministère , & le refpect de ceuxmêmes
qui s'obftinoient à combattre fon opinion,
Son zéle lui infpira le deffein de vifiter le
Royaume , pour y voir par lui-même l'état du
commerce & des fabriques ; & depuis le mois de
Juillet jufqu'au mois de Décembre 1753 , il par
courut la Bourgogne , le Lyonnois , le Dauphiné,
la Provence , le haut & bas Languedoc . En 1755
il vifita la Rochelle , Bordeaux , Montauban , le
reſte de la Guienne jufqu'à Bayonne. En 1756 il
fuivit le cours de la Loire depuis Orléans juſqu'à
Nantes. Il vit auſſi le Maine & l'Anjou , ſuivit la
côte de Bretagne depuis Nantes jufqu'à S. Malo ,
& s'arrêta à Rennes pendant la tenue des Etats
de 1756. Par tout il trouva de nouveaux motifs
de fe confirmer dans ſes principes , & de nouvelles
armes contre les préjugés qui lui réſiſtoient.
Les fruits des voyages de M. de Gournai furent
la réforme d'une infinité d'abus , une connoiſſance
de l'état des Provinces plus füre & plus capable
de diriger les opérations du Miniſtère , une ap¬
préciation plus exacte des plaintes & des demandes
, la facilité procurée au peuple & au
ſimple artiſan de faire entendre leurs voix fouvent
étouffées par des hommes intéreſſés , de qui
ces malheureux dépendent ; enfin l'émulation
nouvelle que M. de Gournai fçavoit répandre par
268 MERCURE DE FRANCE.
1
fon éloquence perfuafive , par la netteté avec
laquelle il rendoit fes idées , & par l'heureuſe
influence de fon zéle patriotique .
C'eſt à fon féjour à Rennes en 1756 qu'on doit en
partie l'existence de la Société établie en Bretagne
de l'autorité des Etats , & fous les aufpices de M.
le Duc d'Eguillon , pour la perfection de l'agriculture
, du commerce & de l'induftrie ; Société
qui eft la première de ce genre dans le Royaume ,
& qui mérite bien de fervir de modèle . Mais un
talent fans lequel fon zéle eût été infructueux ,
étoit celui de ménager l'orgueil & les prétentions
des autres , d'écarter tous les ombrages de la
rivalité & tous les dégoûts d'une inftruction humiliante.
Il lui eft arrivé fouvent de faire honneur
à des hommes en place des vues qu'il leur
avoit communiquées. Il lui étoit égal que le bien
qui s'opéroit vint de lui ou d'un autre.
(
Il a eu le même défintéreffement pour les
Manufcrits qui font reftés de lui , & l'on y voir
fon indifférence pour toute réputation littéraire ;
mais ils n'en font pas moins précieux , même à
ne les regarder que du côté de la compofition.
Une éloquence naturelle , une précifion lamineufe
dans l'expofition des principes , un art fingulier
de les préfenter fous toutes les faces & de
fes rendre fenfibles par des applications juftes ,
& fouvent piquantes par leur jufteffe même , une
politeffe toujours égale , & une logique pleine
de fagacité , enfin un ton de patriotilme & d'hemanité
qu'il ne cherchoit point à prendre & qu'il
n'en avoit que mieux , caractérifoient fes écrits
comme la converſation.
Prellant jufqu'a l'importunité lorfqu'il s'agiffoit
du bien public , aucun de nos Colons n'a loilicité
avec autant de zéle que lui la liberté du commerce
des vailleaux neutres dans nos Colonies
pendant la guerre : fes follicitations étoient d'au
AOUST. 1759. ༣༠༡ ་
tant plus vives qu'il ne demandoit rien pour lui.
Il est mort fans aucun bienfait de la Cour. Les
pertes qu'il effuya fur les fonds qu'il avoit laillés
en Elpagne ayant dérangé fa fortune , il fe détermina
en 1758 à quitter fa charge d'Intendant
du Commerce. Des perfonnes en place lui
propoferent de folliciter pour lui les graces du
Roi ; il répondit qu'il avoit toujours regardé de
pareilles graces comme étant d'une conféquence
dangerenfe , furtout dans les circonstances où
l'Etat fe trouvoit , & qu'il ne vouloit pas qu'on
eût à lui reprocher de s'être prêté à des exceptions
en fa faveur. Il ajouta qu'il ne fe croiroit
pas difpenfé par fa retraite de s'occuper d'objets
utiles , & il demanda de conferver la féance au
Bureau du Commerce avec le titre d'honoraire
qui lui fut accordé.
M. de Silhouette qui avoit pour M. de Gournal
un eftime qui fait l'éloge de l'un & de l'autre ,
ne fut pas plutôt Contrôleur Général , qu'il réfolut
d'arracher à la retraite un homme dont les
talens & le zéle étoient fi propres à feconder
fes vues mais M. de Gournai étoit déja attaqué
de la maladie dont il eft mort.
Le nom d'homme à fyftéme eft devenu une
efpéce d'arme pour les perfonnes prévenues ou
intéreffées à maintenir quelqu'abus , & l'on n'a
pas manqué de donner ce nom à M. de Gournai ;
mais fi fes principes font jamais pour la France
comme ils l'ont été pour la Hollande & l'Angleterre
une fource d'abondance & de profpérité ,
nos defcendans fçauront que la reconnoiffance
lui en eft due. Quoiqu'il en foit , une gloire bien
perfonnelle à M. de Gournai eft celle d'une vertu
à toute épreuve l'ombre même du ſoupçon n'en
a jamais terni l'éclat . Appuyée fur un fentiment
profond de juftice & de bienfaifance , elle a fait
de lui un homme doux , modefte , indulgent
210 MERCURE DE FRANCE.
dans la fociété ; irréprochable & même auftere
dans fa conduite & dans fes moeurs ; mais auftere
pour lui feul , égal & fans humeur à l'égard
des autres. Dans la vie privée , attentif à rendre
heureux tout ce qui l'environnoit ; dans la vie pu
blique, uniquement occupé des profpérités & de la
gloire defa Patrie & du bonheur de l'humanité . Ce
fentiment étoit un des motifs qui l'attachoient le
plus fortement à ce qu'on appelloit fon fyftême;
& ce qu'il reprochoit le plus vivement aux prin
cipes qu'il attaquoit , étoit de favoriler toujours
la partie riche & oifive de la Société, au préjudice
de la partie pauvre & laborieufe.
Juflitia cultor , rigidi fervator honefti ,
In commune bonus . LUCAN . PHARS. Lib. I.
Meffire Jofeph de la Motte - Guerin , Maréchal
des Camps & Armées du Roi , Gouverneur de
Philippeville , nommé pour commander en Hainault
, mourut à Orly le 22 de Juin , âgé de foixante-
fix ans.
Sa Majesté a difpofe de ce Gouvernement en
faveur du Marquis de Jumilhac.
Marie - Gabrielle - Charlotte Louiſe de Melun,
fille de feu Jean-Alexandre de Melun , Meftre de
Camp , commandant le Régiment Royal - Cava
lerie , & de Louife- Elifabeth de Melun , mourut à
Verſailles le 14 Juillet dans la fleur de fon âge,
Les vertus dont elle étoit douée l'ont faite regre
ter de toute la Cour.
mou Eftienne , Comte de Tiercelin de Broffe ,
rut le 9 de ce mois dans fon Château de Beau
cour en Picardie. La Maiſon de Tiercelin de
Broffe eft éteinte par fa mort. Il ne laiffe qu'une
fille mariée au Comte de Riencourt , ci-devant
Capitaine de Cavalerie.
Meffire Louis- Céfar de Combault d'Auteuil ,
AOUST. 1759. 217
ཤ
Ecuyer du Prince de Condé, mourut à Paris le rs
gé de quatre vingt dix-fept ans.
Pierrette Dubois , née à Belleville- lez-Paris ,
Jeuve de Pierre Finot , eft morte en cette Ville
ers , dans la cent cinquième année de fon âge.
HOPITAL
DE M. LE MARÉCHAL DE BIRON.
Dix-huitième Traitement depuisfon Etabliſſement
LE nommé Laréjouiffance , Compagnie de
ronteroy , entré le 8 Février , & forti le 6 Mars.
arfaitement guéri.
Le nommé Lecocq , Compagnie de Guer, entré
18 Février , & forti le 27 Mars , parfaitement
uéri.
> 23
)
Le nommé Beaufire , Compagnie d'Obfouvil
entré le de Novembre , & forti les Juin
arfaitement guéri. Il a été guéri de .... au bout
le deux mois , & le refte du temps il eft demeuré
ans l'Hôpital pour le faire traiter d'une autre
naladie.
Na Le nommé Beaufoleil , Compagnie de Lannoy ,
ntré le 15 Février & forti le 24 Avril , parfairenent
guéri.
Le nommé Demolle , Compagnie de Guer , enré
le 8 Mars & forti le 10 Avril , parfaitement
uéri.
Le nommé Enot , Compagnie de Bouville , enré
le 8 Mars , & forti le 24 Avril , parfaitement
guéri.
Lenommé Malherbe , Compagnie de Latour ,
Entré le 8 Mars & forti le 24 , parfaitement guéri.
Le nommé Azefnard , Compagnie de Cheva
212 MERCURE DE FRANCE.
lier , entré le 15 Mars & forti le 1 Mai , parfaite
ment guéri.
Le nommé Vincent , Compagnie de Viennay,
entré le 15 Mars & forti le 24 Avril , parfais
ment guéri.
Le nommé Flamand , Compagnie de Nolivos ,
entré le 22 Mars , & forti bien guéri le 8 Mai
Le nommé Maubange , Compagnie de Duranzas
, entré le 29 Mars & forti le s Mai , parfaitement
guéri.
Lenommé S. Hilaire , Compagnie d'Apremont,
entré le 29 Mars & forti le 8 Mai , parfaitemen
guéri.
&
Je fouffigné , Chirurgien - Major de la feconde
Compagnie des Moufquetaires & Inspecteur de
PHôpital du Régiment des Gardes Françoifes
certifie avoir examiné par ordre de Monfieur le
Maréchal dé Biron les douze Soldats ci - deflus
nominés , en avoir.vâ & fuivi les traitemens ,
qu'ils font fortis tous bien guéris. Je certifie de
plus qu'il ne leur eft arrivé aucune espéce d'aco
dens quelconques , & que depuis la fin de 1756,
que cer Hôpital eſt établi , je n'en ai vu arriver
aucun. A Paris le 14 Juillet 1759.
Lfeur Keyfer a l'honneur de prévenir leP
blic , qu'ayant été attaqué de nouveau dans un
Livre , qui a pour titre , Traité des Tumeurs &
Ulceres , de la façon la plus injufte & la pl
légere , il vient d'y répondre par un écrit part
culier qui fe trouve chez le fieur Delornel Mar
chand Libraire , rue du Foin ; il le ſupplie de lit
attentivement les objets de défenſes , d'obfervet
la vérité & l'autenticité des Certificats qu'il a pro
duit , & d'être perfuadé qu'il n'y a rien avant
qu'il ne foit en état de prouver aux yeux de tou
l'Univers : il n'a jufqu'ici combattu tous fes Ad
verfaires qu'avec les armes de la vérité ; il cre
être au moment de les faire taire pour toujours ,
AOUST. 1759. 213
& l'Académie des Sciences , qui veut bien être ſon
Juge , prononcera bientôt fur la compofition de
fon remède , fur les effets & fon efficacité ; cette
Académie ayant déja nominé pour cela des Commiffaires
dont les talens , les lumières & la haute
réputation ne lui laiſſent rien à defirer. En atten- ´
dant il croit devoir donner ici l'Extrait court &
fuccinct de la dernière attaque qui lui a été faite
de la part de l'Auteur anonyme du Traité des
Tumeurs , & celui de la réponſe qu'il a faite.
Premièrement , fon Aggrelleur foupçonne ,
préfume , & quoiqu'il n'en convienne point ,
conclut même qu'il doit entrer du Sublimé corrofif
dans la compofition de fon remède. Il rapporte
pour appuyer les conjectures & les foupçons
une expérience frivole ; il donne les raisons les
plus fuperficielles ; il cherche à perfuader , & par
conféquent il effraye injuftement le Public.
A cela le fieur Keyſer répond par des analyſes
aurentiques faites à Paris & dans les Provinces par
les plus habiles Gens de l'Art . Tous atteſtent n'avoir
trouvé dans la décompofition de fon reméde ,
aucun atôme de Sublimé. Par conféquent l'imputation
tombe d'elle- même. On a fçu meme depuis
que l'Anonyme s'en étoit affuré par fes propres
expériences , & qu'il étoit convenu qu'il n'y avoit
point de Sublimé.
Secondement , l'Anonyme fe déchaîne contre
les effets du reméde. A le croire ce ne font que
nauſies , vomiſlemens , coliques , inflammations ,
effets pernicieux , funefles &c.
A cela le fieur Keyſer répond en offrant de
-préfenter à l'Anonime ( ne pouvant citer mille au❤
tres malades qu'il a traités , qu'il a bien guéris ,
& qui fe portent à merveille j 400 Soldats guéris
dans l'Hôpital de Monfi ur le Maréchal de Biron
; il produir les Certificats les plus autentiques
de Paris , & de la Province. Tous les Gens
£ 14 MERCURE DE FRANCE.
de l'Art qui les ont donnés atteſtent après avoit
traité avec fon reméde les uns to Malades,
les autres 30 , ainſi du reſte , n'en avoir jamzi
vû réſulter le moindre accident. Par conséquen
F'Anonyme qui ne connoît point le reméde , qui
n'a jamais traité avec , qui n'a même vû traiter
perfonne , a feul vû tous ces mauvais effets. Que
répondre à cela ? Le Public jugera fi les témoigna
ges de plus de cent perfonnes habiles dans l'Ar
de la Médecine , & de la Chirurgie , connues pour
les plus honnêtes gens , peuvent avoir été toutes
gagnées pour s'accorder à dire un bien général
d'une chofe auffi dangereufe , & furtout lorfque
l'on prouve qu'il n'eft pas mort en feul homme
far quatre cens. D'ailleurs comme il vient d'être
démontré dans l'Article précédent qu'il n'y a pas
de Sublimé corrofif , il eſt clair que les effets da
reméde ne peuvent être tels que l'Anonyme les
fuppofe.
Troifiémement , l'Anonyme ne s'en tient pas
là , il veut encore que le reméde foit infuffifant,
que les cures prétendues ne foient que palliatives,
& qu'il faut en revenir aux frictions & c.
A cela le fieur Keyſer offre encore de préfente
fes 400 Soldats pour fubir l'examen de l'Anonyme
lui-même , il produit les Certificats de perfonne
habiles qui atteftent qu'il s'en eft fait chaque an
née depuis quatre ans une revue générale , que
les guérifons fe font trouvées conftantes & folides
que les Soldats jouiffent de la meilleure
fanté. Tous les Correfpóndans du feur Keyſer qui
ont traité une multitude de Malades , difent la
même choſe ; perfonne ne vient le plaindre d'avoir
été manqué.
M. le Maréchal de Biron , fi connu par fon
amour pour la vérité , pour la juftice & pour le
bien public , veut bien appuyer toutes ces preuves
AOUST. 1759. 211
de fon témoignage. Il a en main les originaux de
tous les Certificats ; il va les dépofer de la part
du Roi entre les mains de l'Académie. Enfin le
feur Keyſer offre à l'Anonyme de traiter ſous les
yeur douze Malades qu'il choifira lui - même , &
de ne pas leur donner une ſeule dragée qu'en ſa
préſence : il ſupplie l'Académie de nommer des
Commiflaires pour en faire autant fous leurs yeux .
Que peut-il faire de plus ? & comment ſe refuſer
à des preuves de cette force ?
Fautes à corriger dans le II. Vol. de Juillet.
Page 118 , ligne 9 : les bras , liſez le bras.
J'*AArr lluu,, par ordre de Monſeigneur le Chancelier,
le Mercure du mois d'Août , & je n'y ai rien
trouvé qui puiſſe en empêcher l'impreſſion . A
Paris , ce 31 Juillet 1759. GUIROY.
TABLE DES ARTICLES.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES EN VERS ET EN PROSE.
LE Je E Je ne fçai quoi , Epître à Madame
de ***.
Sur la mort d'un Ami.
Imitation de l'Ode d'Horace :
Quid dedicatum pofcit Apollinem vates ?
La Nailfance d'Adélaïde.
Page 3
Quel prodiges n'opére pas l'Amour ! Anecdote
par M. de M *** , Officier au
Régiment de Breſſe.
Epitre fur la folitude à Madame M. F***.
Suite des Penſées fur la Morale.
II
13
16
18
43
12
216 MERCURE DE FRANCE
Fragment fur les Bienséances.
Enigmes.
Logogryphes & Chanfon.
66
77
78
ART. II. NOUVELLES LITTÉRAIRES,
Actes de Notoriété donnés au Châtelet de
Paris &c.
Inftruction pour les Ventes des Bois du Roi.
Suite des Mélanges de Littérature.
Lettre de M. de Mairan au R. P. Parrenin.
Les Fragmens héroïques , Ballet nouveau.
Annonces des Livres.
ART. III . SCIENCES IT BELLES-LETTRES.
MÉDECIN E.
Lettre de M. Gaullard , pour fervir de réponſe
à celle de M. de la Condamine, inférée
dans le Mercure de Juin 1759 .
Lettre de M. le Baron de Scheffer , à M. de
la Condamine.
Société Littéraire d'Arras,
96
99
ΚΟΙ
122
136
143
146
171
174
Académie Royale des Belles- Lettres de Caën. 176
ART. IV. BEAUX - ARTS.
ARTS UTILES.
Lettre à M. Daviel , Oculiſté du Roi &c. par
M. Hoin.
ARTS AGRÉABLES.
Gravure & Sculpture.
Manufacture.
ART. V. SPECTACLES.
Opéra .
Comédie Françoife.
Comédie Italienne.
17!
191
191
Ibid.
19
I
Ibid
196
201
Opéra- Comique ."
ART. VI. Nouvelles Politiques.
Mort & Eloge de M. de Gournai.
Hôpital de M.le Maréchal de Biron.
La Chanfon notée doit regarder lapage So.
De l'Imprimerie de SBBASTIEN JORRY ,
211
MERCURE
DE FRANCE ,
DÉDIÉ AU ROL
SEPTEMBRE. 1759 .
Diverfité , c'eft ma devife. La Fontaine.
Chez
Cochin
fbus im
Pay Scalp.
A PARIS,
CCHAUBERT, rue du Hurepoix.
JORRY , vis- à vis la Comédie Françoife
PISSOT , quai de Conti .
DUCHESNE , rue Saint Jacques.
CAILLEAU , quai des Auguftins.
CELLOT , grande Salle du Palais.
Avec Approbation & Privilége du Roi,
AVERTISSEMENT.
LE Bureau du Mercure eft chez M.
LUTTON , Avocat , Greffier Commis au
Greffe Civil du Parlement , Commis au
recouvrement du Mercure,rue Sainte Anne,
Butte Saint Roch , à côté du Sellier du Roi.
C'est à lui que l'on prie d'adrefer, francs
de port , les paquets & lettres
tre , quant à la partie littéraire , à M.
MARMONTEL, Auteur du Mercure.
Le prix de chaque volume eft de 36 fols ,
mais l'on ne payera d'avance en s'abonnant
, que 24 livres pour feize volumes
à raison de 30 fols piéce.
,pour remet-
Les perfonnes de province auxquelles on
enverra le Mercure par la pofte , payeront
pour feize volumes 32 livres d'avance en
s'abonnant , & elles les recevront francs
de port.
Celles qui auront des occafions pour le
faire venir, ou qui prendront les frais du port
fur leur compte , ne payeront comme à
Paris , qu'à raifon de 30 fols par volume ,
c'est- à-dire 24 livres d'avance , en s'abon
nant pour 16 volumes .
Les Libraires des provinces ou des pays
étrangers qui voudront faire venir le
Mercure , écriront à l'adreffe ci defus.
,
A
OnSupplie les perfonnes des Provinces
d'envoyer par la pofte , en payant le droit
Le prix de leur abonnement , ou de donner
Leurs ordres , afin que le payement enfoit
fait d'avance au Bureau .
Les paquets qui ne feront pas affranchis ,
refteront au rebut.
On prie les perfonnes qui envoient des
Livres , Eftampes & Mufique à annoncer ,
d'en marquer le prix.
On peut fe procurer par la voie du
Mercure le Journal Encyclopédique
&
celui de Mufique , de Liége , ainfi que
Les autres Journaux , Eftampes, Livres &
Mufique qu'ils annoncent.
Le Nouveau Choix de Piéces tirées des
Mercures & autres Journaux , par M.
Marmontel , fe trouve auffi au Bureau
du Mercure . Le format , le nombre de
volumes & les conditions font les mêmes
pour une année.
Il prie Meffieurs les Abonnés du Mercure
de vouloir bien prendre cette qualité
en fignant les Avis & les Piéces qu'ils lui
envoyent,
MERCURE
DE FRANCE.
SEPTEMBRE. 1759 .
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES
EN VERS ET EN PROSE.
LES BIGARREAUX ET LE CONVIVE
L'UN
FABLE.
' UN de ces hommes délicats ,
Qui des chofes font peu de cas
Dès que le moindre objet les bleffe ,
Sybarites voluptueux ,
Que le pli d'une rofe altère , rend fâcheux ,
Et feroit tomber en foibleffe ;
A iij
6 MERCURE DE FRANCE.
L'un de ces hommes , dis-je , ayant, dans un Jardin
Sur des fleurs qui venoient d'éclore
Vû des chenilles , maudit Flore ,
Et ne regarda plus fes dons qu'avec dédain .
Dans un repas , autre infortune :
On le preffe , on l'importune
Pour gouter certains Bigarreaux
Que Pomone elle-même auroit jugés très- beaux .
Il en ouvre un ; par avanture
Un maudit ver s'y rencontra ,
Qui trouvoit dans ce fruit , graces à la Nature ,
Son logis & fa nourriture.
On juge de l'humeur que notre homme montra,
Quelqu'un lui dit : Crois- tu qu'un bonheur fans
mêlange
Ait été pour toi fait exprès ?
Parce que l'Epine eſt auprès ,
Faut - il laiffer la Rofe ? On perdroit trop an
change.
Le bonheur ne veut pas être vu de fi près.
L'obfcurité fuccéde à l'aurore qui brille
Le printems fait place à l'hyver .
Chaque fleur a fa chenille ,
Et chaque fruit a fon ver.
SEPTEMBRE. 1759.
EPITRE
A
MADAME DU BOCCAGE.
LOIN de O IN de ces Villes Muſulmanes
Où le beau fexe infortuné
A la fageffe condamné ,
Gémit fous des Amans prophanes ;
Il eft fur des bords plus heureux
Une Ville immenfe & polie ,
Séjour des Beaux- Arts & des Jeux ,
Ouvrage bizarre & pompeux
De Minerve & de la Folie.
C'est là qu'Arbitre fouverain ,
Dans une activité frivole ,
On voit le peuple féminin
Décider le fort incertain
D'un monde dont il eft l'idole ,
Et gouverner le genre humain .
O toi qu'on redoute & qu'on aime
Beauté , l'éclat du Diademe
Céde à l'éclat de tes attraits .
Les Rois ont un pouvoir fuprême ;
Obeauté tu n'as que toi-même ,
Les Rois font tes premiers Sujets.
Des rubans forment fa couronne ;
A iv
3 MERCURE DE FRANCE
Des fophas lui fervent de trône ;
Elle a pour feeptre un éventail ,
Pour tréfor fon coeur & fes charmes ,
Pour fafte des magots d'émail ,
Et des regards pour feules armes.
Ces fiers vengeurs de nos États ,
Ces Guerriers qui dans les combats
Portent un visage intrépide ,
Eux qui bravent des bataillons
Hérifiés d'un fer homicide ,
Eux que le bruit de cens canons
Jamais n'étonne ou n'intimide ;
Ces Renauds aux pieds d'un Armide
Viennent abaiffer leur fierté ;
Aux femmes tremblent de déplaire ₺
Et viennent , pleins d'aménité ,
Plier leur mâle caractère
Aux caprices de la Beauté.
Vieillis dans les champs de Bellone ,
Vénus a leurs derniers momens ;
Ils feignent des empreffemens
Même au- delà de leur automne.
Ils adouciffent leur regard
A travers leurs doubles lunettes ,
Applaudiffent des Ariettes ,
Et pour Chaulieu quittant Follard ,
Changés en héros de toilettes ,
Ils expirent fous l'étendard
SEPTEMBRE 1759 . "
Ét des prudes & des coquettes.
Nos Magiftrats impérieux
De qui les ames peu communes
Partageant le pouvoir des Dieux ,
Règlent d'un ton fententieux
Et nos deſtins & nos fortunes ,
Ces Sénateurs facétieux
Mêlent pour plaire à deux beaux yeux?
A l'antique jargon du Code
Les propos fins , les jolis traits ,
Et le ton léger de la mode
Au ton empelé des Arrêts.
Aux Dames par eux encenſées
Ils offrent les tributs flateurs
De leur ambre , de leurs odeurs ,.
Et les boucles entrelaffées
De leurs cheveux longs & flottans ,
Et de leurs phraſes compafiées
Les infipides agrémens ,
Et des ardeurs toujours glacées.
D'un air léger mais occupé
Ils vont , ils parlent en cadence.}
Ils plaifantent à l'audience ,
Ilsopinent dans un foupé.
Que dis-je? Un Créfus imbécille
Qui ne fçait compter que par mille ,
Qui ,fier d'un Hôtel-fomptueux ,
De fes grands Laquais dédaigneur ,
A v
to MERCURE DE FRANCE.
Des fots hommages du vulgaire ,
Traîné dans un char faftueux
Ne daigne point toucher la Terre :
Ce Dieu des avides Mortels
Defcend de fos riches Autels ;
Il s'empreffe à foumettre aux Belles
Qui le flattent d'un oeil malin ,
Ses chars qu'a verniſſés Martin ,
Ses gros galons & fes dentelles ,
Les bijoux qu'étale ſa main ,
Ses précieuſes bagatelles ,
Ses Architectes , fes Brodeurs ,
"
Toutes les rifibles hauteurs ,
Son faſte , fes fauffes grandeurs ,
Ses amis que fon or éveille ,
Les Dédicaces des Auteurs ,
Et fes ancêtres de la veille.
Ainfi maître abſolu des coeurs ,
Le beau Séxe avec un fourire
Commande tout ce qu'il defire.
Par des danfes , des chants vainqueurs ,
Par des caprices féducteurs
Il fçait régler , il fçait profcrire
Les modes , les goûts & les moeurs ;
N'aime , ne répand que les fleurs ,
Communique un brillant délire ,
Orne le frivole & le faux ,
Reçoit l'encens des Madrigaux ,
Et foumet tout à fon empire ,
SEPTEMBRE. 1759. I
Les Grands , les Sages & les Sots .
Mais je vois des maifons riantes ,
Temples de ces Divinités .
Que leurs douces voix font puiffantes !
On vole aux ordres reſpectés ,
Que donnent ces têtes charmantes.
Le nombre , la pompe des chars ,
L'or qui le céde à la Peinture ,
Une élégante Architecture
Arrêtent mes premiers regards.
Plus loin fur la toile docile
Dans un fallon voluptueux ,
De Boucher le pinceau facile
A des Amours tracé les jeux .
De la Moire l'onde incertaine ,
Les riches tapis des Perfans,
Les marbres & la porcelaine
Décorent ces appartemens ;
Et le cryſtal poli des glaces
Des Belles répéte les graces ,
Et l'éclat de mille ornemens.
Tout reſpire ici l'abondance,
La parure , le doux loifir.
Ah ! fans doute on ne voit qu'en France
Les Dieux du goût & du plaisr
Amis du Dieu de l'opulence .
L'efpoir de la félicité ,
A l'aspect de tant de merveilles
A vj
42 MERCURE DE FRANCE
A faifi mon coeur enchanté:
J'ouvre les yeux & les oreilles .
Obferver l'effet d'un pompon ,
Et méconnoître un caractère ;
Applaudir un joli Sermon ,
Et réformer le miniftère ;-
Rire d'un projet falutaire ,
Et s'occuper d'une chanfon ;
Immoler les moeurs aux manieres ,
Et le bon fens à des bons mots ;
Dire gravement des misères ,
Et plaifanter fur des fleaux ;
Siffler l'air fimple d'un héros ,
Et chérir des têtes légeres .
Se flétrir dans la volupté ,
S'ennuyer d'un air de gaîté ,
N'avoir de l'efprit qu'en faillie ,
Paroître poli par fierté ,
Ferfide par galanterie ,
Généreux fans humanité ;
Sans être aimé fe voir gouté ,
Louer par fade idolâtrie ,
Ou par defir d'être flattéz
Médire par oifiveré ,
Quelquefois par méchanceté ,
Plus fouvent par coquetterie ;
Quitter Cléon par fantaiſie ,.
Aimer un Duc par vanité ,
Un jeune Fat par jalouſiej
SEPTEMBRE. 1759.
211
Tel eft ce monde tant fêté ,
Telle eſt la bonne compagnie.
Quoi ! faut-il chercher le bonheur,
Sans ceffe éloignés de nous - même ?
Ignorer le plaifir extrême
De s'éclairer , d'avoir un coeur ?
Quoi ! fur le théâtre bizarre
Du bruit , dur luxe , de l'erreur ,
Un Sage aimable eſt - il ſi rare ?
Et l'art , le don de l'agrément ,.
Ce don futile mais charmant ,
Du François premier appanage ,
Seroit- il l'unique avantage
D'un Sexe enchanteur & puiffant ?
Non Paris voit une Mortelle :
Simple par goût , belle fans fard,
Fine fans air , vive fans art ,
Et toujours égale & nouvelle.
Comme Vénus elle föurit ,
Comme l'Amour elle nous bleffe ,
De Minerve elle a tout l'efprit ,,
Hélas ! & toute la fageffe.
Mais elle unità des appas
Une ame fenfible & fublime,
L'art difficile de la rime
Aux traits faillans ou délicats.
C'eſt elle dont la voix touchante
A fait retentir für nos bords
14 MERCURE DE FRANCE
Les fons nombreux , les fiers accords
De ce Milton que l'Anglois vante;
Elle qui dans de nouveaux airs ,
A chanté , rivale d'Homere ,
Ce Génois , ce vainqueur des mers,
Qui d'un vaſte & riche Hémiſphére
Aggrandit pour nous l'Univers.
Aufli dans les champs d'Italie ,
Pour le chantre de fon Héros ,
Gènes des lauriers de Délos
Mêlés aux myrthes d'Idalie ,
A formé des feftons nouveaux.
Afon afpect , des Cardinaux
L'ame altière s'eft adoucie;
Enfin le Pape l'a bénie.
Mais vingt fiècles auparavant
Le doux Tibulle en la voyant
Eût , je penfe , allarmé Délie ;
Virgile eût mieux peint Lavinie ;
Et fon Augufte affurément
N'eût jamais couronné Livie.
Chère aux Scavans , chère à Cypris ,
Illuftre & belle Du BOCCAGE,
L'honneur & l'amour de Paris ,
Jouiffez du plus beau partage ,
Goûtez la gloire au fein des ris.
Lesgrands Poëtes & les Belles
De l'envie excitent les cris.
SEPTEMBRE. 1759. 15
Vous étonnez les beaux efprits ,
Vous faites mille Amans fidèles ;
Mais vous n'avez point d'ennemis.
Votre Séxe , qui vous envie ,
En faveur de votre génie
Pardonne vos charmes brillans ,
Tandis qu'en faveur de ces charmes ,
Le nôtre , qui vous rend les armes ,
Vous pardonne tous vos talens.
L'HONNEUR ,
POEME , par , par le Docteur Brown , adreffe
au Lord Vicomte Lonsdale.
Hic manus , ob Patriam pugnando vulnera paſſi -
Quique Sacerdotes cafti , dum vita manebat :
Quique pii vates & Phabo digna locuti :
Inventas aut qui vitam excoluere per artes :
Quiquefui memores alios fecere merendo :
Omnibus hic niveâ cinguntur tempora vitta.
OUI
Virg. Æn. L. VI
UI , Mylord , tout ufurpe le beau
nom de l'Honneur ;mais les droits de tous
ceux qui y prétendent font auffi frivoles
qu'ils font différens : l'Avare groffit fans
ceffe fon immenfe tréfor , & ne redoute
que l'horrible fcandale d'être pauvre 5
16 MERCURE DE FRANCE.
fon héritier plus fage fe mocque du vieiflard
infenfé , & prétend par fes profu
fions acheter la réputation.Souvent l'honneur
refplendiffant fur un fein décoré d'un
ruban , infulte à la Juftice impuiffante , &
défie fes Arrêts. If habite triomphant fur
la langue des Rois. Il excite les Mufes
à prendre l'effór , le Soldat le voit au
bout d'un fer brillant & meurtrier , &
le Pédant au milieu des fatras dont il
charge fa cervelle .
L'honneur peut quelquefois fournir
des prétextes à la trahifon , & porter un
ami à plonger fans remords fon épée dans
le fein d'un ami. Un orgueil imaginaire
eft fon trône , & nous le voyons fouvent
élevé fur le tombeau de la vérité & de
l'honnêteté. Fats , pédans , courtifans , ef
claves , fourbes , patriotes , tous croyem
entendre & fuivre la voix de l'honneur.
Où le fixerons- nous donc ; puifque
chacun fe vante de le pofféder ? Parlez.
Le véritable honneur eft-il partout , ou
n'eft-il nulle-part ?
La vérité , Mylord' , eft claire; ... quoi
que l'orgueil impie s'adore & fe deifie
foi-même ; quoique les Sots , féduits par
la paffion ou l'amour-propre , fe prof
ternent , l'encenfoir à la main , aux pieds
des idoles qu'ils ont créées , la Déeffe
SEPTEMBRE . 1759. 17
fous fa forme divine , brille toujours d'un
éclat fupérieur , & éclipfe ces vains phantômes
de l'imagination ; revêtue d'une
majefté durable , elle eft connue dans
tous les climats & dans tous les fiècles ,
toujours une & invariable .
Mais comment la découvrir ? Prenez
la raifon pour guide , écartez le voile de
l'amour-propre ; ne la regardez pas avec
les yeux malades de l'orgueil ; furtout
ne jugez pas d'une vue téméraire & précipitée
de ce qui eft jufte ou injufte ,
faux ou vrai. Les objets qui font trop
près trompent l'oeil de l'Obfervateur . It
faut nous mettre à une certaine diſtance
de ceux que nous voulons examiner.
L'harmonie d'un bel édifice s'apperçoit
difficilement du milieu des colonnes majeftueufes
& des ornemens qui le décorent
. Mais éloignez- vous , & dirigez votre
vue vers cet objet ; à mefure que fa
grandeur diminue , l'harmonie fe déve-
Toppe , de nouvelles beautés frappent vos
yeux étonnés , & un beau tout le montre
dans de juftes proportions. Ainfi les vraies
proportions de l'honneur font mieux apperçues
, quand l'intervalle convenable
des fiécles eft entr'elles & nous. Le temps
fépare l'orgueil de la grandeur , l'apparence
du mérite ; il découvre les faulfes
18 MERCURE DE FRANCE
beautés , & fait fortir les graces réelles ;
il indique ce qui eft digne de louange &
de blâme ; il plonge dans l'obfcurité , ou
éléve à l'Immortalité. Cherchons donc
dans les exemples paffés ce qui fait naître
la haine où le mépris , l'eftime ou
l'amour.
La grandeur peut-elle donner le véritable
honneur ? Eft - ce la dépenfe , le
luxe , la magnificence ? Non. Le projet
feroit infenfe , & l'entrepriſe feroit vaine.
C'est une vile Proftituée qui voudroit
acheter une bonne réputation du prix de
fon infamie. La grandeur & les dignités
étalent en vain leur fafte & leur éclat ;
l'or puiffant ne peut conduire à l'honneur.
Pyramides , qui jadis menaciez les Cieux,
tours ambitieufes , maffes énormes qui
alliez vous perdre dans les nuages , paroiffez
, annoncez à ces Siècles éloignés
l'orgueil de votre Fondateur ; rappellez
la grandeur du Tyran , dites fon
nom : mais quoi ? ... la brique a trompé
fon attente , & la pierre calcinée eft
réduite en poudre : ces titres pompeux
ne font plus ; les trophées de l'orgueil
.ont été détruits par les flots dévorans du
temps. Il ne refte pas même une Infcription
pour nous dire où ils exiftoient autrefois.
Mais quand ils auroient lutpu
SEPTEMBRE. 1759. 19
ter avec la Nature & défier les coups du
temps , que nous rappelleroient- ils , que
le vice ou la vanité?
La vraie gloire eft à l'homme de
génie dont le nom eft inconnu , mais
qui a enfeigné à cet arc à fe courber , à
la pierre à s'élever , non à celui qui faifoit
obéir les beaux Arts à la voix de la
folie & de la vanité.
L'orgueil & le vice ne font que plus
vils au fein des grandeurs , & leur ignominie
n'en a que plus d'éclat . En vain
ô St.. d .. y tes forêts orgueilleufes s'étendent
; en vain tes tours dorées élèvent
leur tête ; en vain ton Maître commande
aux eaux de fe précipiter dans ce
baffin , en vain il prolonge cette vue
riante , & il creufe un lit à ce canal uni ;
le noir cortège du crime fe promène avec
lui dans ces allées qui en furent les complices
, & les cris des orphelius le pourfuivent
jufques fous ces ombrages. Homme
infenfé ! Prétendre à la réputation
par des forfaits ! Cette gloire imaginaire
fa conduit à une honte réelle . Le méchant
fe hait-il donc lui-même , d'élever
ainfi des monumens qui éternifent fon
opprobre & fon infamie ? Les Siècles qui
ne font pas nés ne verront ces fpectacles
coupables qu'avec un vertueux mépris .
20 MERCURE DE FRANCÊ.
Voyons enfuite le Héros dans les
champs de Mars ; le laurier des conquetes
produit- il le fruit du véritable honneur
? Nous trouvons celui - là feul digne
de la gloire & de notre amour , qui com
bat , non pour détruire , mais pour fauver
les hommes . La furie du fils de Pélée
peut exciter notre admiration ; mais le
divin Hector eft le Héros que nous aimons.
Voyez l'épée de Guillaume défatmer
la main d'un tyran. Parlez ; lefquels
font les amis ou les ennemis de l'humanité
? Qui peut ne pas détefter ceux - ci ,
& ne pas aimer ceux - là ? Des conquêtes
injuftes ne peuvent jamais arracher les
applaudiffemens de la postérité . Ce n'eſt
pas la victoire qui nous féduit , mais la
caufe. Céfar même voudroit envain prendre
le mafque d'un Patriote ; fes fauffes
vertus ne peuvent couvrir le poifon qui
ronge fon coeur . Mais les lauriers viennent
eux-mêmes ceindre ton front , ô toi
généreux Guftave , dont la voix éveille la
liberté du fond des mines fauvages ! Oui
celui - là eft vraiment glorieux & uniquement
grand , qui conquiert ou qui verfe
fon fang pour la liberté.
Vifitez maintenant toutes les cellules
aëriennes de l'efprit , parcourez les labyrinthes
obfcurs de la fcience , fouillez
SEPTEMBRE. 1759 27
dans les retraites profondes de l'intelligence
, & voyez fi le véritable honneur
y eft renfermé. Hélas ! ni l'eſprit ni la
fcience ne peuvent fe flatter de le produire
ils font trop fouvent mêlés d'erreurs
& fouillés par le vice . Paffagères &
brillantes comme ces bulles qui vivent
un moment , & s'évanouiffent auffitôt ,
les modes du bel efprit & des fciences
difparoiffent tour à -tour. Voyez Rabelais,
autrefois l'idole de fon fiècle , & fon Livre
impur aujourd'hui abandonné. Voyez
de quelle hauteur est tombé ce Deſcartes
, fi fameux autrefois ; toute fa gloire
s'eft diffipée avec les tourbillons. Voyez
l'efprit corrompu par la folie , & la fcience
ternie par la foibleffe . A quoi ont fervi
l'efprit & la fcience à Bacon ? Le vice
gâte fouvent ce que la raifon & le talent
ont embelli ; il obfcurcit l'éclat du vers
le plus brillant , & fouille les écrits de
Driden & de Congrede ; l'un efclave de
la mode , & l'autre efclave du bel- efprit.
En vain un beau génie fait germer le laurier
, un ver impitoyable le ronge à la
racine ; fa piquûre mortelle flétrit la couronne
la plus fraîche , & tout l'honneur
du Poete s'évanouit. Auffi promptement
que les feuilles d'Automne , les lauriers
22 MERCURE DE FRANCE.
-
fe fanent & meurent fur la tête de Ra
chefter & d'Otway.
Où donc trouve-t-on le véritable honneur
? Interrogez , Lonſdale , interrogez
votre coeur , il y règne. Oui , il eſt dans
la vertu , qui feule peut donner l'honneur
durable & faire vivre la renommée : fur
la bafe de la vertu feule la réputation
peut s'élever , réſiſter au torrent du
temps & atteindre aux Cieux. Les Arts ,
les conquêtes , la grandeur éprouvent les
coups du deftin , fuccombent bientôt &
trahiffent le poids qu'ils foutiennent. Le
temps voit avec mépris ces frêles appuis
, & enfevelit fous les ruines de l'édifice
les infenfés qui l'élevoient. C'eft la
vertu feule qui peut infpirer un Poëte ,
& verfer dans fon ame tranfportée un feu
intariffable. Frappé d'un trait céleste , fes
vers jettent au loin mille rayons lumineux
; la vertu entretient toujours ce feu
divin ; partout où elle paffe elle laiſſe des
traces brillantes d'une lumière immortelle.
Ces traits de lumière répandent
l'éclat fur tous les noms confacrés à l'Immortalité
; ils donnent à Spencer cette
flamme brillante , & allument la flamme
rapide de Shakeſpear ; ils portent jufqu'aux
Cieux les vers brillans de Milton ,
& excitent le feu impétueux de Yolang ;
SEPTEMBRE. 1759 . 23
ils dorent les vers modeftes du fage Gay ,
ils aiguifent les traits perçans de Swift ,
ils brillent doucement dans les chaftes
écrits d'Adiffon , & s'embrafent dans les
vers immortels de Pope.
Le Sage doit fonder fa gloire fur la
vertu ; la vérité doit le foutenir , ou fa
gloire fe flétrit. La vérité & la vertu ne
different que de nom , comme la lumière
& la chaleur qui , quoique diſtingués , ne
font qu'une même chofe.
La vérité conduit toujours à la vertu ;
un courant d'eau faine indique une fontaine
pure : nous effayons fouvent en vain
de remonter à la fource , elle eſt profonde
, la chaîne de la raifon eft trop
courte ; mais nous fçavons que tout ce
qui coule dans le canal de la vertu eſt
une émanation de la vérité. L'erreur entreprend
en vain de nous tromper par
un groffier déguiſement , elle eft toujours
reconnue à l'amertume qu'elle emprunte
du vice. Chaque goutte nuifible
qui empoifonne le bonheur , eft tirée des
fources impures du menfonge.
Les maigres fophifmes de Gordon ,
les pages bourbeufes de Tindal , le fiel
de Morgan , & la rage furieufe de Wool-
Lon , les flots empoifonnés qui coulent
de la plume de Toland , & les abfur24
MERCURE DE FRANCE.
dités de Hobbes & de Mandeville , noms
déteftables , mais condamnés à ne jamais
mourir , & arrachés par l'infamie du
tombeau de l'oubli.
Un rayon de folie fait éclorre ces opinions-
infectes qui s'échauffent un jour au
rayon qui leur a donné des aîles ; mais la
vérité , ce Phénix immortel , ſi elle meurt,
renaîtra de fes cendres avec une vigueur
nouvelle.
Voyez combien la réputation de ce
fage Athénien brille à travers la longue
obfcurité de tant de Siècles ! La vertu
feule a pu jetter des rayons fi loin &
couronner la tête d'une gloire durable.
Voyez Newton chaffer la lumière foible
& incertaine de la conjecture pour
éclairer la Nature d'une lumière certai
ne. Il marche dans les labyrinthes im
menfes & jufques-là inconnus de la création,&
trouve la main d'un Dieu dans chaque
atome . O couples fans rivaux , guidés
par la vérité & la vertu, dont la vie confir
ma tout ce que leur raiſon avoit enfeigné,
qui joignirent de grandes vues à de brillans
exemples , pour éclairer à la fois &
perfuader les hommes ! Noms faints &
révérés que le temps & la vérité annonceront
àjamais comme les premiers & les
plus beaux dans la lifle des réputations !
C'eſt
SEPTEMBRE. 1759 2
:
C'eft ainfi que les Rois , les hommes
d'Etat , les Citoyens s'élèvent à la gloire
leur réputation eft fondée fur la vertu
, ou bientôt elle meurt. Mais entée ſur
ce tronc vigoureux , le temps lui donne
plus d'éclat , & elle croît dans une fraî
cheur éternelle. L'orgueil , la folie , le
vice peuvent fleurir pendant une heure ,
entretenus par un foleil fabuleux & une
rofée poctique ; mais ces foibles rameaux
nourris par la main de la flatterie , demandent
un foin infatigable & de promts
fecours accrus fubitement par une cha-
Eleur artificielle , le fouffle brulant de la
vérité les fait languir , & le moindre vent
les ébranle ; leurs couleurs fe flétriffent ,
ils fe fechent , tombent & meurent. La
vertu feule croître avec le temps ,
vivre dans tous les âges , fe répandre dans
tous les climats . Voyez ces Citoyens femblables
aux Dieux , généreux , fages &
bons , fe tenir fur la bréche , & s'oppofer
au torrent de la fuperftition. Voyez
ces Evêques martyrs expirer à un poteau ,
Tire fur le bucher & défier les flammes.
Combien grands n'ont pas été Hyde &
Ciceron dans l'exil ! Quel éclat les vertus
d'Alfred n'ont- elles pas répandu fur
fon trône ! C'eft d'un mérite femblable
au fien
que coule une gloire permife ; il
peut
B
26 MERCURE DE FRANCE.
ne demande ni éclat emprunté , ni rayon
de fortune ; les ténébres de l'affliction ne
le rendent que plus brillant , comme une
lampe claire brille davantage dans la nuit.
Ainfi différens honneurs décorent différens
Etats , comme les aftres différens
brillent avec une gloire différente : leurs
orbes font d'autant plus grands , que
leur fphère eft plus élevée , mais tous partagent
le même feu céleſte .
Voyez donc la bonté infinie du Ciel,
& avouez qu'on trouve dans la vertu la
réputation & le bonheur. Voyez la folie
des hommes , qui méprifent le bien , &
n'embraſſent dans le vice que la peine &
l'infamie.
Il n'en eft pas ainfi de l'homme qui
conduit par les loix de la vertu , fe ref
fecte lui-même , & mérite mais ne cher
che pas l'applaudiffement ; dont les vues
concentrées tendent toutes à la vertu ;
qui ne fait de la vraie gloire que fon fe
cond but ; toujours guidé par ce qui est
convenable, juſte ou vrai ; qui rend à tous
ce qui leur eft dû ; qui lorfque les perles
revêtiffent l'habillement infenfé de la fédition
, arrache les plus grandes louanges
, & n'eft d'aucun parti ; qui , tandis
que les patriotes tournent tout autour,
fe dirige invariablement vers la vérité
SEPTEMBRE. 1759. 27
comme vers fon pole ; qui méprife également
ce que les factions louent ou blâment
; audeffus , de l'orbite étroit du bruit
public il vole à la renommée ; inébranlable
tandis que la malice aboye & que
l'envie hurle , il marche ferme à la vertu
au travers des railleries des fous : aucun
favori ne le flatte ni ne l'affujettit
à fes vues d'intérêt perfonnel ; ami de
foi - même , de fon Roi , de fon pays ,
de l'humanité , la vertu le couronne de
guirlandes qui ne fe flétriffent jamais , &
la gloire l'environne d'une lumière fans
fin.
Tel eft celui qui enracine profondément
fa réputation dans la vertu , &
tel dans tous les fiécles fera le nom dè
Lonſdale .
VERS
A Mlle de V. qui a bien voulu m'appren
dre que Jeudi dernier étoit la veille de
fa fête. Par M. ***
VOUS
ous me l'expliquez ce beau fonge
Dont je fuis encore enchanté,
Et fous les voiles du menfonge.
J'y trouve la réalité.
Bij
28 MERCURE DE FRANCE
La nuit , dans un profond filence ,
Oui , la nuit même de Jeudi ,
Je dormois du brulant midi
J'avois fenti la violence.
Tout à-coup mon ame s'élance ,
Je crois m'élever dans les airs ,
J'entends de célestes concerts ,
Je vcis un Temple magnifique ,
Je m'avance , & fur le portique
Je lis: Le Palais de l'Amour.
J'y veux porter un pié timide ;
Je ne fçai quel Garde intrépide
Veille à la porte nuit & jour.
Pour fléchir fon humeur rigide ,
Las d'ufer envain de détours ,
Je demande au moins qu'il m'enſeigne
Les beaux lieux ou l'Amitié régne :
C'eft dit- il , loin de ce féjour.
>> Vois-tu ces colonnes d'ivoire ;
» C'eſt la le trône de fa gloire :
Elle y tient fa paifible cour..
Je vais , j'approche ; un veftibule
D'un gout noble , fimple & correct,
Imprime d'abord le refpect .
A l'entrée un pur encens brule :
Mon coeur s'emeur à cet afpect.
Je deniande s'il eft poffible
D'aller à la Divinité
Offrir un coeur tendre & fenfible?
SEPTEMBRE. 1759. 19
›› Oui , pour vous elle eft acceffible , »
Me dit d'un air plein de bonté
Sa Prêtreffe , la Vérité .
Elle m'introduit dans le Temple.
La can feur , la fidélité ,
La franchife , l'égalité ,
Sont les vertus qu'on y contemple.
La Déeſſe y voit les Mortels
A l'envi fe donner l'exemple
Du zèle à fervir les Autels.
Leurs voix la célébrent fans ceffe.".
Leurs coeurs lui préſentent des voeux :
Comme l'amour elle a fes feux ,
Mais tempérés par la fageffe.'
Son Sanctuaire étoit orné
De noeuds de fleurs , & de guirlandes ,
Son Autel entouré d'offrandes ,
Sea front de rofes couronné .
Je me proſterne , je l'a lore ,
Epris de fes charmes fecrets ,
Même avant d'avoir vu ſes traits
Qu'un voile me cachoit encore.
O Divinité que j'implore !
Découvre à mes yeux tant d'attraits .
Elle m'exauce , & fon vilage
Se dévoile dans ce moment .
Jugez de mon raviſſement
Quand je reconnus votre image.
Bij
50 MERCURE DE FRANCE.
C'est bien alors que mon hommage
Fut le tribut du fentiment.
Oui,
VERS
A Mademoiſelle B***.
U1 , tu me rends à moi , jeune & tendre
Climène :
Je cède au charme féducteur
Qui , m'arrachant à ma douleur ,
A tes loix aujourd'hui m'enchaîne.
J'ai perdu , tu le fais , l'objet de tous mesvoeux.
S*** (*) mérita ma tendrelle :
L'eftime , la délicareſſe ,
L'amour , avoient formé ces noeuds :
Mais au fein des regrets où la perte me livre ,
Tu plains l'état où tù me vois ,
Tu m'appelles encor pour m'inviter à vivre ;
Je m'éveille au fon de ta voix ,
Je te segarde , ... & je t'adore.
Un nouvel Univers va renaître pour moi ,
Je retrouve S*** en toi.
Je l'aimai , je la pleure encore.
Que l'aveu que j'en fais n'allarme point ton coeur,
C'eſt à toi de tarir la fource de mes larmes :
( * ) Voyez les Vers fur la mort de Mademoiſelle de
S*** inférés dans le Mercare de Juin de cette année ,
par le même Auteur
SEPTEMBRE. 1759 31
En retrouvant les mêmes charmes ,
J'aurai toujours la même ardeur.
Je dois mes jours à la tendreffe ,
Qu'elle les file déformais ;
Je veux me remplir à jamais ,
Amour , de ton aimable ivreffe.
Depuis le funefte moment
Qui déroba S*** aux voeux de ſon Amant ;
Une affreuse mélancolie
Sembloit me rapprocher du terme de ma vie ;
J'allois être privé peut- être pour toujours
Des droits que donne la jouneſſe ;
Et les glaces de la vieilleffe
Avoient déjà flétri le printemps de mes jours ;
Mais l'amour de nouveau m'engage ,
Jefens de nouveaux feux dans mon coeur allumés
Mes fens éteints font ranimés ,
Et je reviens à mon bel âge.
Par M. BICQUILLEY , de Toul,
*
B iv
32 MERCURE DE FRANCE.
EXTRAIT d'un Difcours fur le Conmerce
, lu dans l'Affemblée publique de
l'Académie des Sciences , Belles- Lettres
& Arts de Lyon , le t . Mai 1759.
Par M. LEPOIVRE , Nouvellement
admis dans ladite Académie , Corref
pondant de celle des Sciences de Paris ,
& qui a été attaché pendant plufieurs
années au fervice de la Compagnie des
Indes.
APRÉS le compliment de réception ,
l'Académicien entre en matière par un
préambule fur les avantages du Commerce
en général.
33
33
» Depuis que l'Europe entiere a re
» connu que la balance du Commerce
faifoit celle de la puiffance , les Peuples
qui l'habitent ont également
» tourné toutes leurs vues du côté du
» commerce , & il en a réfulté de grands
» biens. Les progrès de l'induftrie ont
» été rapides , les lumieres ont pénétré
» partout avec l'efprit de calcul , les préjugés
deſtructeurs tombent chaque jour,
la barbarie diminue , les moeurs s'a-
» douciffent, les droits de l'humanité font
» mieux connus.
">
SEPTEMBRE . 1759 . 33
» Les intérêts des Peuples négocians
» font plus étroitement liés à ceux des
» Souverains qui les commandent, parce
» que le commerce qui fournit l'abon-
» dance aux uns eft l'aliment de la puif-
» fance des autres . Ces intérêts enfin
» font devenus la baſe des Traités qui ont
» lié les différens Etats de l'Europe.
ود
» Dans les fiécles barbares qui ont
précédé l'établiſſement du Commerce ,
» les Princes ne faifoient guére de con-
» ventions entr'eux que pour leur gloire
» & leur avantage particulier , comme
» s'ils euffent été feuls fur la Terre ;
leurs fucceffeurs traitent aujourd'hui
» pour le commerce de leurs Sujets &
ftipulent pour le bonheur des hom-
» mes... En un mot l'Hiftoire du Com-
: » merce est heureuſement devenue la
plus belle partie de l'Hiftoire des Na-
» tions.
"
Il examine enfuite l'utilité du Commerce
maritime , auquel il prétend que
nous devons la plus grande partie des
avantages qu'il a d'abord attribué au
Commerce en général .
Après avoir parcouru rapidement les
différentes branches de notre Commerce
maritime , l'Académicien s'arrête au déail
de celui que nous faifons aux Indes
Orientales, B v
34 MERCURE DE FRANCE
•
Il explique le nombre de vaiſſeaux
que ce Commerce employe , celui des
hommes de terre & de mer qu'il occupe ;
il y joint l'hiftoire abrégée de nos éta-
-bliffemens aux Indes , avec le détail tant
des marchandiſes que nous retirons de
chaque endroit pour les tranfporter en
Europe , que de celles que nous tran(-
portons de l'Europe'aux Indes.
Il examine féparément le Commerce
que nous faifons d'un Port de l'Inde à un
autre Port de l'Inde , de la Côte Coro-
* mandel dans les Ports de la mer Rouge
& du Golfe Perfique , de Pondichery
au Pegou , aux Philippines , à la Cochinchine
, & de ce dernier endroit à Surate ,
de Bengale à la prefqu'Ifle de Malaca ,
& aux Ifles Malaifes & c.
» Ce Commerce fe fait ordinairement
» par Négocians particuliers établis dans
» les Indes fous la protection de la Com-
» pagnie. Il nous eft très -avantageux en
» ce que nous tirons fur une Nation In-
» denne le profit des Manufactures d'une
"
autre Nation Indienne. Nous faifons
» ainfi le Commerce pour les Indiens , &
» nos François répandus de toutes parts
» dans cette vafte contrée, ramaffent aux
» dépens de l'Inde des richeffes étrangè
» res qui augmentent annuellement la
و د
SEPTEMBRE. 1759. 35
maffe de notre fortune publique.
» Nous gagnons fur le Peuple de Su-
» rate le bénéfice des fucreries de la
» Cochinchine , & nous changeons à
» notre profit l'opium , qui eft le produit
» des terres de Bengale , contre l'or que
» les habitans de la prefqu'Ifle de Ma-
" laca & de Sumatra tirent de leurs
ophirs . Ophir , en langue Malaife , veut
» dire une montagne qui renferme des
» mines d'or , telles qu'il s'en trouve plu-
» fieurs fur l'Ifle de Sumatra , qui portent
» ce nom . »
Il finit le tableau de notre commerce
Indien par une réflexion générale für la
nature de ce commerce.
» Les Peuples avec leſquels nous com-
»merçons dans l'Indouftan , font des Peu-
» ples doux , amis des hommes , ennemis
» de la guerre qui les détruit ; indifférens
» aux révolutions qui arrivent dans leur
» Pays , & qui ne font jamais des révolu-
» tions que pour ceux qui commandent ,
» ils voyent prefque fans intérêts de nou-
» veaux ufurpateurs fuccéder à des tyrans,
» & fans prendre part aux querelles de
» leurs Maîtres , ils obéiffent toujours au
» plus fort. Voilà , je crois , la raifon qui
» à mis dans tous les temps le commerec
B.vj
36 MERCURE DE FRANCE.
ور »desIndesau-deffusdesévènemensles
plus deftructeurs . »
" Ces Peuples , que la guerre ne détruit
pas , multiplient beaucoup ; ils
» vivent fous un climat heureux qui
» donne peu de befoin ; ils habitent un
Pays fertile qui produit affez réguliè-
» rement deux récoltes par année , fans
» que les terres fe repofent jamais : les
denrées y font par conféquent à un très-
››
?? bas
prix. Ils ont des moeurs frugales &
» confomment peu ; leur Religion leur
» défend de rien manger de ce qui a eu
» vie du riz , des légumes & de l'eau ,
» font leur nourriture ordinaire . La plu-
» part vont nuds , & ceux qui s'habillent
» s'enveloppent le corps de la pièce de
» toile qu'ils portent vendre au marché ,
» s'eftimant heureux de pouvoir rentrer
» nuds chez eux. Lents maifons font de
» petites cabanes de terre couvertes de
paille, qu'ils n'habitent guères que pen-
» dant la nuit & dans les temps de pluye:
» leurs meubles répondent à la fimplicité
» de leur logement ; ils couchent fur des
» nattes de jonc étendues par terre . Leurs
» métiers fimples & leurs fabriques font
» en plein champ , ou dans les rues de
» leurs hameaux , à l'ombre de quelques
» arbres ; ils n'y occupent autant qu'ils
37
33
و د
SEPTEMBRE. 1759. . 37
» peuvent que des enfans. On conçoit
qu'avec de telles moeurs & de tels
» ufages , le falaire de l'ouvrier doit être
» médiocre. En général un Indien fe
» contente de gagner fix fols par jour .
» Ceft donc la modicité du prix de la
» main d'oeuvre qui rend le commerce
» des Indes avantageux à toutes les na-
» tions , &c.
Le refte du Difcours traite du commerce
particulier de la Chine. » Ce
» commerce eſt le plus utile de ceux
» dont notre Compagnie eft en poſeſ-
» fion . Il n'exige aucuns frais d'établiſſe-
» ment & de comptoir . Les Chinois , qui
» n'ont pas une opinion bien avantageufe
» des Peuples de l'Europe , n'ont jamais
» permis qu'aux Portugais de s'établir
» fur leurs terres , & ils fe font fouvent
repentis de leur avoir accordé cette
» permiffion … …… »
"
» Il eſt vrai que le commerce de la
» Chine comme celui des Indes , ne fe
» fait qu'avec de l'argent. Nous y por-
» tons annuellement des matières pour
près de deux millions , & nous n'en
" rapportons que du thé , des foies écrues
» & travaillées , de la porcelaine & des
drogues : mais ces marchandifes ne ſe
» conſomment qu'en très -petites parties
38 MERCURE DE FRANCE.
2 chez nous . Le thé , qui eft fans compa-
» raifon le plus grand objet de nos achats
» à la Chine , nous eft enlevé par les
ود
"
"
étrangers qui viennent à nos ventes de
» l'Orient. Les comptes de ce commerce
» étant foldés , il fe trouve qu'en dernière
opération il nous a rapporté plus d'ar-
» gent qu'il n'en avoit d'abord fait for-
» tir , & que la partie de thé qui eſt né-
» ceffaire à notre confommation , nous
» refte encore en pur profit .
» Le commerce de l'Europe avec la
» Chine fe fait dans la rivière de Canton....
Nous y fommes aujourd'hui
» très-refferrés , parce que les premiers
» Européens qui ont fréquenté la Chine
» ont abufé de la liberté qui leur avoit
» d'abord été accordée. Nous fommes
relegués dans un fauxbourg , & l'entrée
de la Ville nous eft interdite.
و د
Le gouvernement Chinois voit d'un
» côté avec plaifir les Européens apporter
» annuellement des fommes immenfes
» dont la circulation ne peut que favori
»fer l'induftrie & le commerce du Peu-
» ple ; de l'autre côté , il craint extrê-
" mement la contagion de nos moeurs
» & de nos manières , & il a mis entre
» nous & la nation qui fait l'objet de ſes
» foins , la barrière la plus forte qu'ih a
pu imaginer.
SEPTEMBRE . 1759. ༣༠
» Ce Gouvernement foumis à des loix
immuables , ne confie jamais l'autorité
» publique qu'aux Sages de la Nation
fans égards à la naiffance qu'il penfe
» être la même chez tous les hommes. Il
> ne s'occupe que de la protection qu'il
» doit aux moeurs , à l'agriculture , au
-commerce , & à l'induftrie. Ces quatre
>>points font l'objet de fon étude , de
» fes délibérations , & de toute fa puif-
» fance . Nous ne devons donc pas nous
» étonner de ce que les relations des
» Voyageurs nous apprennent de la prof-
» périté d'un Peuple fi fagement gou
:
» verné.
» Je peux , Meffieurs , vous en parler
» comme témoin : je l'ai vû avec admi-
» ration ce Peuple heureux qui n'obéit
» qu'aux loix de la raiſon , qui jouit li-
» brement de les terres , de fes ports , de
fes rivieres , & de fan induftrie.
» Lorfque j'ai jetté les yeux fur les
» campagnes qu'il m'a été libre de voir
dans cette belle contrée , j'y ai trouvé
l'agriculture floriffante , & perfection-
· » née au-delà de ce qui.ſe voit dans le
refte du monde , & il n'y a rien en cela
» qui doive nous furprendre. Le laboura-
» ge étant à la Chine comme ailleurs la
profeffion la plus utile , y eft auffi la
40 MERCURE DE FRANCE.
» plus encouragée & même la plus hono-
» rée. Les Empereurs Chinois l'exercent
» de leurs mains , & fe font gloire d'être
» les premiers laboureurs de leur Empire.
99» Lorfque je fuis entré dans ce Canton,
» j'y ai vu un Peuple innombrable qui
» couvre la terre & la riviere , un Peu-
» ple actif , doux , poli , induſtrieux , re-
» cherché dans fes ouvrages . Partout on
y voit l'induftrie libre , & le Commer-
» ce protégé , faire circuler l'abondance.
; » La Chine doit ce bonheur à la fageffe
de fes loix & à l'humanité de fes
» Souverains qui dans tous les temps ont
dépofé la qualité de Maîtres pour ne
" prendre que celle de Peres , & qui fe
» conduifans comme tels , font adorés
» comme les fils du Tien , c'est-à-dire , du
» Ciel dont ils font l'image.
33
"
332
Je me propofe , Meffieurs , de vous
faire part dans vos affemblées particulières
des recherches que j'ai eu occa-
» fion de faire fur les différentes branches
» de l'induftrie des Chinois , fur leurs
» teintures , fur la méthode qu'ils fuivent
» dans la culture du mûrier , & pour l'é-
» ducation des vers à foie , fur certaines
» précautions qu'ils prennent dans le
» premier devidage , d'où il m'a paru que
dépendoit cette blancheur éclatante
و ر
"
"
SEPTEMBRE 1759. 4·1
" que nous admirons dans les foies de
Nan- king. En un mot , je me ferai un
» devoir de vous rendre compte de tout
» ce qu'il m'a été permis d'obferver dans
» ce beau pays , qui paroît être le féjour
» naturel de l'indufrie & du commerce.*
23
33
Malgré ce que j'ai dit précédemment
» de l'état de gêne & de contrainte dans
lequel les loix de la Chine retiennent
» les étrangers , on peut cependant avec
quelques précautions y fatisfaire fa
» curiofité. Un Européen qui fe conduit
fagement & fe conforme aux ufages
» du Pays , y trouve des facilités pour
» s'inftruire. Le Chinois n'a d'éloigné-
» ment pour l'étranger que lorfque l'é-
" tranger eft barbare. »
39
* Je fouhaite que l'Académie veuille bien me
confier ces Morceaux intéreЛlans.
L'AMOUR DE LA GLOIRE ,
ÉPITRE
A M. DE CHALAMONT DE LA
VISCLEDE, Secrétaire perpétuel de l'Académie
des Belles- Lettres de Marfeille.
Immenfum gloria calcar habet. Ovid,
LE vice auroit fans doute infecté les mortels ,
Si le monde aux vertus n'eût promis des Autels.
42 MERCURE DE FRANCE.
Que que talent qu'on air , tu vois que le mérite
Par des prix , Lavifclede , a befoin qu'on l'excite.
Les fçavans n'ont écrit qu'à l'aſpect des lauriers.
La pompe du triomphe enfante les guerriers .
Cet amour fi brûlant , cet amour de la gloire
A fait tous les Héros que nous vante l'Hiſtoire.
Des Grecs contre l'Afie il a tourné les dards ,
Ses mains ont à l'Empire élevé les Céfars ,
Et dans les temps paflés , comme au fiécle où nous
fommes ,
La Provence fans lui n'auroit point de grands
hommes.
Rome doit à fes foins ce qu'elle a fait de beau,
D'Apelles dans Athéne il guida le pinceau.
Hinfpiroit Corine , & c'eft par lui qu'Homere
D'Achille aux bords du Xante a chanté la colère.
Il régne avec éclat dans le Louvre des Rois.
Ses feux fe font fentir fous les plus humbles toits.
La gloire a desfaveurs où chacun peut prétendre.
Le Brun eft dans fon temple à côté d'Alexandre
Mais c'est peu d'y courir , il faut encor fonder
Quel eft le chemin für qui peut nous y guiler.
Tu fçais qu'on y reçoit les enfans de Bellone.
Le Peintre & le Graveur y trouvent leur couronne.
On admet dans fes rangs l'homme dont la vertu
Sous les pieds de Thémis met le vice abbattu ,
Et l'on y voit auffi ceux par qui la Sculpture
Sur le marbre ou l'airain anime la Nature;
SEPTEMBRE. 1759.
45
Mais pour s'y maintenir , de ces emplois divers
Le plus fûr , Lavifclede , eft l'art fameux des vers.
Mille Princes dans l'Inde ont porté le tonnerre.
Leur trône avec leur nom a péri fur la Terre.
Du temps qui briſe tout la faulx a mis à bas
Les tableaux de Zeuxis , les buftes de Scopas ** .
Les Arcs ont diſparu , les vaſtes collifées
Ne m'offrent que débris , que voûtes écrasées.
Le Temple de Diane a trouvé fon déclin :
Rhodes n'admire plus fon Coloffe d'airain.
L'Egypte a vu tomber les hautes Pyramides;
Les fécles ont détruit les bornes des Alcides.
Iln'en eft pas ainfi des ouvrages en vers ;
Ils doivent en durée égaler l'Univers.
Virgile orne les champs , & du Tibre à l'Euphrate
On entend fes pipeaux , & fa trompette éclate.
Les vers galants d'Ovide ont encor leur beauté
L'oubli ne cache point ce qu'Horace a chanté.
Apollon vit toujours . La gloire du Parnaffe
Ne trouvera jamais une nuit qui l'efface.
Quelques- uns qu'avec toi le Public peut compter,
Sur cette double cime ont l'honneur de monter.
C'eſt un feu tout divin qui t'embraſe & m'étonne.
Ce feu ne s'acquiert point : c'eſt le Ciel qui le
donne .
Quand tu veux l'augmenter , pour modèles cer
tains ,
* Fameux Peintre d'Héraclie .
** Célèbre Sculpteur . Il étoit de l'ifle de Paros
44 MERCURE DE FRANCE.
Tu fuis dans tous tes plans les Grecs & les Latins ;
Mais tu n'as pas pour eux des reſpects trop timides
On peut les égaler : ce ne font que nos guides.
Tout n'a pas été dit , & fans trop nous flatter ,
La France a dès longtemps la gloire d'inventer.
Sur le Pinde où l'on voit des palmes toutes prêtes ,
Nos Auteurs ont en foule étendu leurs conquêtes,
Là font de vaſtes champs qu'aucun n'a pu borner.
Dautres même après nous y viendront moiffonner;
Mais qui veut y briller , il faut qu'il ſe figure
Que les vers pafferont à la race future.
On nous condamne en vain. Ce n'eſt point vanité,
De vouloir plaire un jour à la postérité .
Notre efprit ne produit que de foibles ouvrages ,
Si du jufte avenir il n'attend les fuffrages.
Voilà ce qui forma les Romains & les Grecs.
C'eft à ce noble efpoir qu'ils doivent nos reſpects.
Pour moi qui jeune encor , dans l'ardeur qui
m'entraîne ,
Erre au piel des cô: eaux qu'arrofe l'Hypocrène ,
J'efpere que mes vers feront affez heureux
Pour recevoir aufli l'encens de nos nevéur.
Ton fuffrage à ma Muſe infpire cette aulace.
J'aurai part quelque jour aux lauriers du Parnaſſe,
Mes voeux feront comblé ;; mes écrits & mes
chants
Vontfurvivre à ma cendre , & t iompher des ans,
SEPTEMBRE. 1759. 45
VERS à Madame D *** nouvellement
reçue à l'Académie des Arcades , fous le
nom de BERENICE .
A.INSI quittant notre hémisphère ,
L'Aftre qui par tout l'Univers
Répand fa brulante lumière ,
Fait place à mille Aftres divers ,
Dont la clarté plus modérée
Embellit la voute azurée ;
Telle Rome de fa fplendeur
Se plaît à rappeller l'image
Ce n'eft plus fa fureur , la rage
De toutfoumettre à fa valeur :
C'eſt un autre genre de gloire
Qui captive fes fentimens :
Chercher en tous lieux les talens ,
En éternifer la mémoire ;
C'est là få noble ambition.
Un Sexe auffi qui fur fes traces
Senible n'entrainer que les graces ,
Occupe fon attention ;
A Gnide , à Paphos , à Cythere
Il fçait badiner , il fçait plaire ;
D'une injufte éducation
Il a fçu vaincre le délire ,
MERCURE DE FRANCE
Il fçait penser , fentir , écrire ;
Aux feux trop ardens de l'Amour
Sapho mêla ceux du génie ;
Dans les vallons de l'Arcadie
On a couronné tour-à- tour
Dorichlée après Emilie ;
Aujourd'hui les mêmes accens
Sur le Tibre fe font entendre ;
Bérénice devoit s'attendre
A fe voir offrir cet encens;.
Avec plaifir depuis longtemps
Le Public eſpéroit l'apprendre.
Pourquoi n'ai-je pas ces talens ,
Cette verve énergique & tendre
De ce favori d'Apollon
Qui par fa brillante impofture
A confacré la chevelure
D'une Reine du même nom ?
Je pourrois à plus jufte titre
Lui donner l'Immortalité ;
Mais eft-ce à moi d'être l'arbitre
De ce prix fi bien mérité ?
Non , non , elle n'a rien à craindre
Des regrets qui font dans mon coeur ,
Le fentiment peut bien ſe plaindre
De ne pas réuffir à peindre
L'expreffion de fon ardeur :
J'abandonne à la renommée
SEPTEMBRE. 1759.
47
Le fuccès de fa deſtinée;
Le foin d'annoncer en tous lieux
Que fur ces rivages heureux
Eft une mortelle adorée ,
Faite pour les ris , pour les jeux,
Mais par Minerve réſervée
Pour une gloire moins ailée.
Elle fçait trouver le bonheur
Dans une aimable folitude ,
Conferver au fein de l'étude
Ce fentiment , cette douceur
Dont la vertueuſe habitude -
Fait les délices de fon coeur.
Elle plaît aux Sçavans , aux Sages ,
Aux Grands , à la Société ;
Que peut-on dire davantage
Qui fçait chérir l'humanité
De l'Univers à le fuffrage.
De Bordeaux.
SUR les moeurs de l'Ile d'Ouefant.
OUESSANT , Ifle de France dans l'Océan
fur les côtes de Bretagne , à l'oppofite du
Conquet. Elle a trois lieues de tour &
renferme plufieurs hameaux & un château
dans fon enceinte. Elle eft entourée par
48 MERCURE DE FRANCE.
quelques autres Ifles moins grandes qu'on
appelle les Illes d'Oueffant. Longit...
12. 28. Latit. 48. 30.
L'âge d'or , cette chimère ingénieuſe
plus propre à exciter nos regrets que nos
efpérances , que l'imagination chérit , &
dont le fentiment de la mifere humaine
s'irrite , ce contrafte de l'âge véritable
qui déchire l'ame après avoir amufé l'ef
prit , ce conte philofophique enfin échapé
à la bienfaifance & à la vertu dans l'ardeur
de ſes fouhaits pour la félicité des
hommes ; l'âge d'or s'eft prefque réalifé
dans ce petit coin de la terre. La loi de
tous les coeurs , la loi naturelle d'un côté ;
& la loi des coeurs choifis , le Chriftianif
me de l'autre,forment les liens d'une har
monie éternelle entre fes habitans , &
diffipent fars aigreur & fans bruit par la
voix de la fageffe ces petits nuages infeparables
du tien & du mien. La probité y
eft une richeffe commune , mais fi néceffaire
que celui qui ne la poffède pas ef
profcrit fans retour par un Arrêt général.
La chafeté n'eft pas l'unique dor , mais
l'effentiel de la dot des filles dans ce
canton ignoré ; celle qui fe feroit mile
hors d'état de la porter à fon époux feroit
bannie avec la même févérité que
de voleur. Car ces hommes imples , c'eftà
- dire
SEPTEMBRE. 1759. 49
à- dire fages , penfent que la perte de la
chafteté eft un vol fait à la fociété conjugale
. Quand les Philoſophes ont voulu
faire un Peuple d'hommes vertueux , ils
ont étalé des péculations pompeuſes ,
édifices majestueux élevés par le génie
mais rofeaux fragiles , qui n'ont pu foutenir
les tempêtes des grandes fociétés.
La fimplicité de la Nature eft un cercle
étroit qui ne convient qu'à un petit nombre
d'hommes qui s'impofent à tous la
pratique de la vertu, parce qu'ils font fans
ceffe obfervés partout. Ils y goutent un
bonheur que les colifichets philofophiques
de Platon & de Morus ne procurent
point. Le Peuple obfcur & conféquemment
heureux dont je parle , a dans
fon fein depuis le commencement de
cette guerre , des défenfeurs qui pourrcient
bien lui faire payer trop cher leur
protection ; les troupes.... Je tremble
pour lui quand je fonge que la licence
militaire eft le poifon des moeurs civiles.
Par le Solitaire de Bretagne.
so MERCURE DE FRANCE
EPITRE
A une Dame de Vienne en Autriche , ſur
la mort defon Singe. Par M. D .***
BIRTE ERTRAND n'eft plus , Bertrand , ce charlatan
agile ,
Qui par cent jolis tours charmoit votre loiſir ,
Bertrand , qui grugeoit à plaiſir ,
D'une dent friande & fubtile ,
Ces petits dons fucrés que votre main facile
Lui prodiguoit abondamment.
Hélas ! dans ce même moment
Il erre fur la rive fombre ;
Ou bien ſur ſes deux pieds il s'affied triſtement
En faisant la moue à quelqu'ombre.
Chacun remplit fon fort ; le fien fut trop heureux.
Tous les jours careflé de votre main charmante ,
Rien ne dut manquer à fes voeux.
Qu'eût obtenu de plus l'ardeur la plus conftante !
Vous cherchez , dires-vous , la cauſe de ſa mort ;
Vous la croyez prématurée.
Eh ! ne voyez-vous pas , en fongeant à ſon ſort¡
A combien de périls ſa vie étoit liyrée ?
Il avoit des rivaux. Oui , ce font vos faveurs
Qui contre les beaux jours ont ſoulevé l'envie,
Songez qu'une de vos douceurs
Ne peut fe difputer qu'aux périls de la vie,
SEPTEMBRE. 1759 :
VERS de Thisbé , petite Chienne de
S.A. S. Madame la Princeffe de Conty
Ан ! H! que le jour qui m'a vù naître
Eſt un jour bien cher à mon coeur ,
Puifque je datte mon bonheur.
De l'inſtant qui me donna l'être !
Le deftin , qui fe propoſoit
De m'admettre à la Cour d'une augufte Princeffe
Employa toute fon adreffe
A mettre en moi ce qui plaifoit ;
Il me forma de la mignone eſpèce ,
Il me doua d'un air de gentilleffe s
Il y mêla cet enjoûment ,
Source de tout amuſement :
Il y joignit une humeur careffante ,
Une voix douce , intéreffante ,
Un coeur de tendreſſe animé ,
Un abord toujours agréable ;
En faut-il plus pour être aimable?
En faut-il plus pour être aimé ?
J'ai réuffi , GRANDE PRINCEssis
Que le coeur de Thiſbé devroit être content !
Mais je porte ma vue au-delà du préſent:
Lorſque le temps détruira ma jeuneſſe ,
Aurez-vous pour Thilbé cette même tendreffe?
Cij
32 MERCURE DE FRANCE 1
Ah ! fi les Dieux ne font pas fourds
Aux voeux ardens que j'ole faire ,
Je finirai mes heureux jours
Avant de ceffer de vous plaire.
Emportant vos triftes regrets
De vos bras dans la tombe on me verra deſcendre ,
Vos pleurs répandus fur ma cendre
Seront le fceau de vos bienfaits .
Par M. PINET , de Lyon .
SUITE des Penfées fur la Morale , & fur
l'Homme en général , par M. l'Abbé
TRUBLET .
PLUS LUSIEURS des Réfléxions qu'on
va lire , rouleront encore fur la question , fi
la plupart des hommes font auffi méchans
& auffi vicieux que l'ont dit quelques Philofophes
Moralifies. Sans être de leur opinion
, je conviens de la force de quelquesunes
de leurs raifons , & je ne les diffimule
rai point, duffai je les laiffer fans réponſe.
Je feais ce que la Religion nous enfeigne
fur la corruption de l'Homme , & je fuis
bien éloigné de vouloir y donner la moindre
atteinte. Mais je ne parlerai ici des hom-
*
* Pour ne pas me répét r , je renvoye aux obfervations
que j'ai faites fur l'Apologie du Genre
humain par M. le Chevalier d'Arc , dans le Jour
nal Chiétien de Février 1758 , page 74 & luiva
SEPTEMBRE. 1759.
53
mes que relativement aux devoirs que la
fimple humanité leur impofe & leur dicte
envers leursfemblables . Je combattrai Hobbes
& non M. Pafcal. Tous les deux ont
paint l'homme , & ne l'ont pas peint en
beau. Cependant leurs portraits font bien
differens ; leurs intentions , en lepeignant ,
étoient plus différentes encore.
XXV.
LES Hommes veulent être heureux , &
ils veulent l'être de telle ou telle manière ,
par la poffeffion de telles ou telles chofes ,
par la jouiffance de tels ou tels plaiſirs ,
relativement à leurs différens caractères
& à leurs paffions particulières. Or ces
paffions font plus ou moins vives dans
les uns que dans les autres. De plus , les
hommes y joignent tous , plus ou moins
de vertus naturelles ou acquifes . Comme
la capacité humaine eft bornée , ceux qui
ont plus de paffions, ont moins de vertus,
& ceux qui ont plus de vertus, ont moins
de paffions ; voilà l'ordinaire. Cependant
il y a quelques hommes dont l'ame plus
vafte & plus forte réunit tout , vertus &
paffions , & dans un haut degré. D'autres
n'ont , proprement , ni paffions ni vertus.
Les bons caractères font ceux qui aiment
C iij
34 MERCURE DE FRANCE.
la vérité , la juftice , la bienfaiſance & c.
& ils font bons à proportion du degré de
cet amour. Les méchans caractères font
ceux qui n'ayant point cet amour , ou
ne l'ayant que dans un foible degré , n'ont
au contraire que peu ou point de répugnance
pour la fauffeté , l'injuftice & c . en
forte que pour fatisfaire leurs plus foibles
defirs , ils font fans peine faux , injuftes ,
cruels même, Ils ne font fenfibles ni au
bien ni au mal d'autrui. Au refte , cette
infenfibilité pour autrui fe rencontre fou
vent dans des gens fans paffions.
XX V I.
L'amour de nous - mêmes eft fouvent
aveugle & injufte ; il faut donc l'éclairer
& le régler. Mais d'où fe tirera la lumiè
re? De la connoiffance des vrais biens &
des vrais maux , de l'intérêt bien entendu.
D'où fe tirera la règle ? Du commandement
qui nous eft fait d'aimer les autres
hommes ; car il s'enfuit de ce commandement
qu'il ne nous eft pas permis de
mous aimer à leurs dépens. Mais ce qu'il
y a de bien avantageux en ceci , c'est que
l'amour de nous - mêmes fera d'autant
plus éclairé , qu'il fera mieux réglé. On ne
fçauroit s'aimer plus utilement qu'en ai
mant les autres.
Ceft furtout en matière d'amour de
SEPTEMBRE. 1759.
55
foi-même , d'amour-propre , ( j'entends
ici la même chofe par ces deux mots )
qu'il importe infiniment à notre bonheur
que la réfléxion éclaire le fentiment. Il ne
feroit pas befoin de tant d'efforts , fi on
avoit plus de lumières. Il en coûteroit
beaucoup moins pour être vertueux , fi
on connoiffoit bien tous les motifs &
tout l'intérêt qu'on a de l'être. En faifant
du bien ou du mal aux autres , on
s'en fait prefque toujours à foi- même .
On ne voit que foi en tout , on rapporte
tout àfoi , on ne s'intéreffe aux événemens
que relativement à foi , & cela
par bornes de coeur & d'efprit. L'efprit
étendu étendroit le coeur. S'ils font petits
l'un & l'autre , s'ils font bornés , ils bornent
abfolument à foi- même. De là l'Egoïsme
moral .
Au refte ces deux propofitions : Il n'eft
jamais de notre intérêt de faire du mal à
autrui , & il est toujours de notre intérêt
de lui faire du bien ; ces deux propofi
tions , dis-je , ne font exactement & rigoureuſement
vraies que pour ceux qui
croyent une autre vie où le mal fera puni
& le bien récompenfé. Il eft donc trèsimportant
pour la Société , que cette
croyance s'y conſerve & s'y affermiſſe de
plus en plus ; & par conféquent les Li-
Civ
56 MERCURE DE FRANCE
vres où il est évident qu'on a cherché à
l'affoiblir & à la détruire , ne doivent pas
être tolérés.
XX VII.
L'efprit humain étant toujours très-limité,
s'il eft fortement affecté d'une idée ,
comme il arrive lorfqu'on eft dominé par
quelque paffion , il en fera prefque entièrement
rempli , & perdra alors la faculté
de bien juger , parce qu'elle exige
la comparaifon entre plufieurs idées , &
que l'homme paffionné ne peut la faire
qu'imparfaitement. Il ne peut apprécier
avec jufteffe les objets préfentés par ces
idées & leur donner leur jufte valeur. On
fe trompe dans cette appréciation & fur
cette valeur , foit par ignorance , foit
par paffion. Ainfi les faux jugemens en
matière de Morale , viennent ou de défaut
d'efprit , ou , fi cela fe peut dire ,
d'excès de coeur.
XXVIII.
On dit tout court : En vouloir à quel
qu'un , pour dire lui vouloir du mal.Ċette
façon de parler ne viendroit- elle point
de ce qu'il eft bien plus ordinaire de vouloir
du mal aux autres , que de leur vouloir
du bien , & par conféquent de la
SEPTEMBRE. 1759. $7
méchanceté humaine ? Voilà une objection
à réfoudre.
XXIX.
pren-
Toute vertu tenant à quelque défaut ,
ou même à quelque vice , & tout défaut,
tout vice à quelque vertu , il y a des
précautions à prendre contre les unes , &
un uſage à faire des autres. Il faur
dre garde que nos vertus ne nous jettent
dans les défauts dont elles font voifines ,
& il faut nous fervir de nos défauts pour
rendre plus parfaites celles de nos vertus
qu'ils favorifent . Par là , le bien ne
produira point le mal , le mal produira
le bien , & celui- ci fera plus parfait.
D'un défaut , on pourroit quelquefois
faire ailément une vertu . Ce qu'il y a peutêtre
de plus difficile , c'eft d'empêcher les
vertus de devenir des défauts , & la difficulté
fera d'autant plus grande que ces
vertus feront plus près du point de perfection.
Les Moraliſtes difent aux hommes :
studiez vos défauts pour les corriger. Il
faudroit ajouter , & pour en faire des
verius.
X X X.
Il y a des hommes dont les vices ne
CV
58 MERCURE DE FRANCE.
font affoiblis que par leurs défauts. Ils
feroient méchans , s'ils n'étoient pas foibles
; fripons , s'ils n'étoient pas fots.
A force de combinaiſons , la Nature
fépare & réunit tout. Les qualités bonnes
ou mauvaiſes qui paroiffent le plus fe fuppofer
, s'amener les unes les autres , tenir
les unes aux autres , font quelquefois féparées
dans le même homme ; & celles
qui femblent le plus s'exclure , y font
réunies. Cela eft également vrai des qualités
du coeur & de celles de l'efprit , mais
peut- être encore plus des premières. Ainf
on a de l'efprit & on n'en a point ; on eft
brave & poltron , avare & prodigue , bon
& mauvais. Comme ces féparations & ces
anions font pourtant rares, on a raifon de
ne les pas croire aifément,du moins fur le
rapport d'autrui ; mais comme elles font
poffibles, il ne faut pas non plus fe rendre
trop difficile à les croire. Il faut les voir
où elles font , & les croire quand on les
voit , fans quoi on ne connoîtroit les hommes
qu'à la maniere du vulgaire , à qui ,
comme dit M. Pafcal , ils paroiffent tous
à-peu-près les mêmes. *
* » A mesure qu'on a plus d'efprit , dit M.
» Pafcal , on trouve qu'il y a plus d'hommes
» originaux. Les gens du commun ne trouvent
pas de différence entre les hommes. Chapitre
31. Penfées diverfes.
SEPTEMBRE. 1759 59
Par exemple , un caractère violent , &
un caractère faux & artificieux , ne font
pas incompatibles , & ils fe réuniffent
quelquefois dans le même homme. Alors ,
felon les circonftances , la violence &
l'artifice fe remplacent , fe fuppléent , ou
s'appuyent l'une l'autre.
XXXL
Les enfans , dit-on , fe plaifent à faire
du mal aux animaux ;; cela les divertit. Ils
en feroient même aux hommes , s'ils le pou
voient impunément. On en conclut qu'ils
font cruels , & qu'ainfi l'homme l'eft na
turellement.
Voici une remarque qui du moins modifie
beaucoup cette conféquence . Les enfans
, faute de raifon & d'expérience , ne
fçavent pas tout le mal qu'ils font à ces
animaux qu'ils paroiffent fe plaire à tourmenter.
En général , ils ne fçavent point
fe mettre à la place de ceux qu'ils voyent
fouffrir ,,
parce qu'ils n'ont point encore
éprouvé de pareilles fouffrances , & que
fouvent même ils ne les ont pas vu
éprouver à d'autres. Par-là leur manque
le grand principe de la compaffion , l'expérience
perfonnelle des mêmes maux
Cvj
60 MERCURE DE FRANCE :
felon le beau vers que Virgile met dans la
bouche de Didon.
Non ignara mali , miferis fuccurrere difco ..*
La compaffion augmente donc avec
l'âge , ( j'entends la vraie compaſſion ,
celle qui fait plaindre ceux qu'on voit
fouffrir , & non la compaffion purement
machinale ) parce qu'avec l'âge on a plus
de raifon & de connoiffances ; & de là
vient que les perfonnes d'un âge mûrfont
en effet plus compatiffantes que les enfans,
dans le fens que je l'ai expliqué . Ainſ
tombe , ou du moins s'affoiblit beaucoup ,
la preuve qu'on tire de la prétendue
cruauté de l'enfance , pour foutenir que
l'homme eft naturellement cruel, puifque
cette preuve n'eft fondée que fur une fuppofition
fauffe ou du moins exagérée .
La compaffion , dit - on quelquefois ,
n'eft qu'une foibleffe.
Cela eft vrai tout au plus de la compaffion
purement machinale , de celle qui
ne vient que du corps , & qui fouvent s'y
termine ; non de la compaffion éclairée ,
& qui vient d'un jugement & d'un ſentiment
de l'ame , ou qui les produit.
* M. Duclos a traduit ou plutôt imité trèsheureuſement
ce vers par celui- ci .
Mes malheurs m'ont rendu l'ami des malheureux .
SEPTEMBRE. 1759. Gr
On peut répondre encore , en appliquant
à cette dernière forte de compaffion
ce que Quinault a dit de l'amour ; que f
c'eft une foibleffe, c'est la foibleffe des grands
coeurs, du moins des bons coeurs qui valent
bien mieux que les grands. Mais communément
les grands caurs font de bons
coeurs ; les belles ames font bonnes , &
les Héros font humains.
XXXII.
Les paffions implorent le fecours de
la raison pour arriver à leur but . Souvent
elle commence par le refufer , & dit que
ce but eft illégitime ; qu'il n'eft pas même
de leur intérêt d'y arriver ; que fi c'eſt
l'intérêt de la paffion dominante ou de
celle qui eft actuellement excitée, ce n'eft
pas celui des autres paffions , & que s'il
eft impoffible qu'elles n'ayent pas des
intérêts différens , il faut néanmoins pour
l'intérêt commun, tâcher de les concilier,
en forte qu'une paffion ne fouffre pas trop
de la fatisfaction d'une autre paffion . Enfin
la raifon repréfente la difficulté ou
même l'impoffibilité du fuccès , le danger
d'échouer , & quelquefois celui même
de réuffir. Mais la paffion infifte , la raifon
céde ; fouvent , à la vérité , plutôt
entraînée & en quelque forte forcée que
62 MERCURE DE FRANCE.
féduire , quelquefois auffi très- perfuadée ;
& à la fin elle trouve tout juste , tout
poffible, tout facile , & travaille pour les
paffions . Celles - ci l'aident à leur tour de
leur activité , & lui donnent même plus
de lumière qu'elle n'en auroit fans leur
feu ; mais fouvent auffi elles dérangent
fes meſures par leur précipitation , leur
imprudence , &c.
Sans les paffions , la raifon n'entrepren
droit jamais certaines chofes ; fans la
raifon , les paffions échoueroient preſque
toujours dans ce qu'elles lui font entre
prendre. Cependant elles réuffiffent quel
quefois par leur feule ardeur , ou par de
purs hazards , fans aucune habileté , &
contre toute prudence.
XXXIII.
Il est très- ordinaire d'avoir mauvaiſe
opinion des hommes , & l'on juge volontiers
des autres par foi même. Voilà , j'en
conviens , une objection contre le fenti
ment que le plus grand nombre des hommes
n'eft pas celui des méchans.
Qui juge les autres bons , eft fürement
bon ; mais qui les juge méchans
peut
> n'eft
être très- pas méchant pcur cela ; il
bon , & en jugeant des autres hommes
par lui-même , il les jugeroit bons auffi à
SEPTEMBRE. 1759.
mais la connoiffance qu'il a de leur nature
, jointe à l'expérience , l'empêche d'en
penfer auffi favorablement.
Croire facilement le maf , ne vient
quelquefois que de peu d'eſprit & de trop
de crédulité. On croit le mal comme le
bien & par le même principe , parce qu'on
croit tout ce qu'on entend dire. Mais le
croire difficilement , fuppofe toujours de
la bonté : on n'auroit pas grande peine à
y ajouter foi , fi l'on s'en fentoit capable ,
ou fi l'on fouhaitoit qu'il fût vrai.
Il y a un Proverbe Provençal qui dit :
Penfa mau & devineras ; Penfe mal , &
tu devineras. J'aime mieux que ce Proverbe
foit Provençal que Breton ; mais
j'aimetois bien mieux encore qu'il ne
fût d'aucun Pays.
La Maxime ou Sentence , que l'oifiveté
eft la mere de tous les vices , eft un des
Proverbes les plus anciens & les plus univerfels
, parce que c'eft un des plus utiles
& des plus vrais . Mais quelle trifte vérité ,
& que pourroit on dire de plus fort contre
l'homme ! Il a en lui-même le germe de
tous les vices , fi l'oifiveté en eft la mere.
Les Anglois ont bien renchéri fur cette
Maxime. Lorfqu'un homme eft à rien
faire , diſent- ils , on peut parier qu'il fait
du mal.
64 MERCURE DE FRANCE.
Il y a fans doute de l'exagération dans
le Proverbe Auglois , auffi bien que dans
le Provençal ; mais il n'en vaut que mieux.
Il en eft plus plaifant , & par- là peut
plus utile.
XXXIV.
être
On ne fçauroit avoir trop préfentes les
maximes de morale devenues triviales par
leur grande vérité: 1 °. Il feroit alors plus
aifé de fe conduire en conféquence de ces
maximes. 2 °. Les occafions d'en faire l'application
à tout ce qui ſe paffe , reviennent
fans ceffe , & il eft agréable de la faire.
Malheureuſement on la fait quelquefois
avec injuſtice & malignité; mais on abufe
de tout.
» Toutes les bonnes maximes font dans
» le monde dit M. Pafcal , il ne faut
» que les appliquer. »
"
,
Si les maximes corrigeoient le monde ,
il y en a plufieurs qui depuis longtemps
ne feroient plus vraies ; mais elles le feront
toujours , parce qu'elles ne corrigeront
jamais que le plus petit nombre des
hommes.
·
XXXV.
Ufez en avec les autres comme vous
fouhaitezqu'ils en uſent avec vous ; & ainfi
SEPTEMBRE. 1759
ق و ف
ne leur faites point de mal &faites - leur du
bien. Soyez jufte & bienfaifant. Chacun a
intérêt qu'on obferve ces deux loix à ſou
égard ; mais on a , ou du moins on croit
quelquefois avoir intérêt de ne les pas
obferver à l'égard des autres ; & voilà
pourquoi on dit , tantôt qu'il y a une
morale , & tantôt qu'il n'y en a point.
De ce que je ne veux pas qu'on me
faffe du mal , je conclus qu'il eft injufte
d'en faire aux autres ; & de ce que je
veux leur en faire , je tire une conféquence
oppofée. Ainfi l'intérêt propre établia
& détruit tour-à-tour la morale.
XXXVI.
On ne peut changer les hommes ; euxmêmes
ne peuvent fe changer entièrement.
Il faut donc les prendre comme ils
font , s'attendre à en fouffrir , les ménager
pour en fouffrir moins , & , autant
qu'il eft poffible , fe changer foi-même.
Mettre dans les autres plus de raiſon,
ou en mettre en foi , cela reviendroit au
même ; mais le fecond eft plus court, plus
facile , du moins plus honorable.
Quand on pourroit corriger quelques
hommes , on ne peut les corriger tous ;
mais en fe corrigeant foi-même , on ſe
met en état de vivre avec tous , & c'eſt
76 MERCURE DE FRANCE.
comme fi on les avoit tous corrigés.
Il faut dans la folitude fçavoir ne point
s'ennuyer & fçavoir s'ennuyer , fçavoir
prévenir l'ennui & fçavoir le fupporter.
De même il faut dans la fociété , favoir
ne point fouffrir des hommes & favoir
en fouffrir ; être prudent & patient .
XXXVII.
Plus on furpaffe les autres hommes en
efprit , en richeffes , en pouvoir , &c.
plus il eft important de les ſurpaſſer auffi
en bonté , en vertu &c. & cela pour fon
propre bonheur.
Ceft une terrible chofe, quand qui peut
le plus , vaut le moins ; & cela eft vrai de
toute forte de pouvoirs ; du pouvoir que
donnent l'eſprit & les talens , auffi bien
que de celui que donnent les richeſſes ,
la grandeur , la Royauté.
XXXVIII.
Chaque homme a fon caractère natu
rel ; & chaque profeffion , chaque état a
auffi le fien , en bien & en mal. Lor
que ces caractères s'accordent & qu'un
homme embraffe une profeffion , choifit
un état , avec les vertus ou avec les vices
& les défauts que cette profeffion & cet
état favorifent , l'union du phyfique & du
SEPTEMBRE. 1759 67
moral fait qu'il porte fort loin ces vertus
ou ces vices. Si le caractère naturel
ne s'accorde point avec celui de l'état ,
c'eft ordinairement le premier qui domine
, & quelquefois au point qu'un Religieux
, par exemple , aura le caractère ,
les manières , prefque les moeurs d'un
Militaire , & celui-ci ceux d'un Religieux.
L
DE L'ETUDE.
' OISIVETÉ dans laquelle vivent la plu
part des jeunes gens, & leur ignorance qui
en eft une fuite néceffaire , m'engagent à
leur rappeller les avantages de l'étude.Prefque
tous la regardent comme un temps
mal employé, & ne veulent dérober aucun
moment à leurs plaifirs : entraînés par le
monde qui leur offre tous les jours de
nouveaux amuſemens , ils oublient qu'il
eft un temps dans la vie où ces plaifirs
fi flatteurs deviennent infipides , où dégoûté
du monde on le cenfure fans pouvoir
s'en détacher , où connoiffant les
avantages de l'étude il n'eft plas poffible
de s'appliquer. Pour éviter ces regrets tar
difs & inutiles , il faut de bonne heure
68 MERCURE DE FRANCE
cultiver les Sciences , parce qu'à un coetain
age , femblable à un Courfier indomté
qui ne peut fouffrir qu'on lui mette
un frein , l'efprit accoutumé à pafler rapidement
d'objets en ob'ets , ne peut plas
de fixer , le travail lui eft pénible & fou.
vent infructueux.
Il me femble que l'opprobre dont l'ignorant
eft couvert , & les éloges flatteurs que
le Public accorde aux Sçavans , devroient
porter les jeunes gens à l'étude , & les
faire méprifer ces amufemens frivoles qui
leur enlèvent un temps d'autant plus précieux
que la perte en eft irréparable. L'-
gnorant a fouvent lieu de rougir lorfque
forti de ces fociétés où des mots vagues
& vuides de fens fuffifent pour être applaudi
, il fe trouve dans un cercle d'hommes
accoutumés à réfléchir , & dont les
folides études font l'entretien ; alors
obligé de garder le filence , il craint à
chaque inftant qu'on ne le décele : que ne
fouffre- t- il point , lorfqu'étant interrogé
il eft forcé de convenir de fon ignorance!
Trifte fituation pour un homme qui eft
fenfible & qui compte encore pour quel
que chofe l'eftime des gens fenfés ! Les
ignorans , je le fçai , affectent fouvent de
méprifer ceux qui par leur travail , font
SEPTEMBRE. 1759. 69
leurs efforts pour s illuftrer , ils tâchent
de tourner en ridicule la confuite des
Sçavans mais le Pub.ic , Jug intégre du
merite & des talens , n'apprécie point les
grands hommes ,felon le jugement de ceux,
à l'éloge & à la fatyre defquels on doit
être infenfible. Le Sçavant au contraire
utile à fa Patrie par fes découvertes , cftimé
des autres Nations auxquelles il communique
fes lumières , devenu , pour ainfi
dire , le Précepteur du genre humain
eft en vénération chez tous les Peuples
qui cultivent les Sciences ; fes Ouvrages
traduits dans toutes les Langues , paffent
jufqu'à la postérité la p'us reculée , & lui
allurent l'immortalité . Avec quel respect
ne parlons nous pas des grands hommes ?
Avec quel foin ne confervons nous pas le
fruit de leurs veilles & de leurs travaux ?
Quel plaifir ne goûtons - nous pas en lifant
leurs Ouvrages ? Si nous avons de l'amour
pour la gloire , ne fommes- nous pas enflammés
du defir de les fuivre ? Mais ce
defir eft malheureutement fi foible dans la
plupart des hommes , qu'il ne peut rompre
les chaînes qui les retiennent dans
l'oifiyeté s'ils font quelques efforts pour
fortir de leur lethargie , ils y retombent
auffitôt. Cependant l'étude a des avantages
fi flatteurs , qu'il faut être infenfible
:
o MERCURE DE FRANCE
pour lui préférer des occupations inutiles ;
quelquefois même ridicules. Nous trouvons
une reffource contre l'ennui , cette
maladie cruelle qui abforbe notre ame &
la prive de tout plaifir . Celui qui aime
l'étude ne s'ennuye jamais . Tranquille dans
fa retraite , à l'abri des orages qui fe for
ment fans ceſſe , dans le monde il jouit
d'un calme heureux . Les Sciences lui pro
curent un amuſement réel qui le fatisfait :
bien différent de ces plaifirs tumultueux
que l'inquiétude accompagne prefque toujours.
Il apprend à connoître fes devoirs ,
à connoître fes femblables , il apprend enfin
à fe connoître lui-même ; connoiffance
plus utile encore que toutes les autres .
Mais l'homme défoeuvré fuyant la folitude
où il ne trouve que les horreurs de l'ennui
, fe jette dans le tourbillon du monde,
paffe les jours à donner & à rendre des
visites , s'agite , fe donne du mouvement
pour exciter en lui des impreffions nouvelles
qui le réveillent. Combien cependant
y en a - t- il qui , s'ils étoient de bonne
foi , avoueroient que leurs plaifirs & leurs
Occupations ne rempliffent point leurs
defirs , & qu'il y a des momens où ils
fentent tout le poids de cet état languiffant
qu'ils voudroient éviter ? Mais l'étude
non feulement nous procure une fatisfac
SEPTEMBRE . 1759. 71
tion continuelle , elle contribue encore à
nous rendre vertueux. L'homme ſtudieux
eft rarement débauché ; uniquement occupé
de fon travail , tout ce qui pourroit
l'en détourner lui eft odieux. Si tout
le monde cultivoit les Sciences , nous
verrions la vertu , qui n'ofe prefque plus
paroître aujourd'hui , triompher du vice
& régner dans tous les coeurs. L'oifiveté
eft la fource de tous les défordres ; femblable
à ces eaux bourbeufes & croupif
fantes qui , répandant au loin des vapeurs
malignes , infectent l'air , elle produit la
corruption dans tous les lieux où elle réfide.
C'eft à elle que nous devons attri
buer ces débauches effrénées dont la jeu
neffe corrompue a l'impudence de fe glo
rifier. Car l'homme qui veut s'arrachera
l'ennui cherche des occupations utiles , ou
s'adonne aux plaifirs , & les plaifirs ont
pour la jeuneffe quelque chofe de plus
attrayant que l'étude . Celle-ci demande
une application affidue qui eft incompati
ble avec les amuſemens que les jeunes
gens chériffent. L'efprit occupé de frivo
lités ils font incapables de la continuité
d'attention néceffaire pour faire quelques
progrès dans les Sciences . Je conviens que
l'étude a des commencemens pénibles &
que ce n'est que par l'habitude , ou par
ت ا ي ا ل ا TOUTE
2 MERCURE DE FRANCE.
un grand amour des Sciences qu'on s'ac
coutume à méditer fur des fujets qui exigent
une grande attention d'efprit . Mais
a ces ennuyeux commencemens fuccédent
des
plaifirs que d'autres que les gens ftudieux
ne peuvent
imaginer
. Il y en a même
qui , nés avec un amour
vif pour les
Sciences
, ne connoiffent
point de difficultés
, ou s'ils en trouvent
, bien loin de
ralentir
leur ardeur , elles ne font au contraire
que l'augmenter
. Ce fut cet amour
qui rendit Démofthêne
le modèle
des Orateurs
, en lui faifant
vaincre
les obftacles
que la Nature
elle-même lui oppofoit
. Ce
fut cet amour
qui conduifit
Platon , Licurgue,
Pytagore
, & d'autres
Philofophes
,
dans les pays les plus éloignés
pour puifer
dans la Doctrine
des différens
Peuples
les précieufes
connoiffances
dont ils venoient
enfuite
enrichir
leur patrie . Ce fut
cet amour
qui engagea
Pic de la Mirandole
à quitter fa Principauté
pour fe livrer
entièrement
à l'étude , & qui de nos jours
entraîna
M. de Tournefort
fur les mon.
tagnes
du Dauphiné
& fur les Pyrenées
au milieu des précipices
, & des voleurs
qui le dépouilloient
fouvent
& le laiffoient
dans l'indigence
la plus cruelle. Il eſt vrai
que ceux qui ne travaillent
que pour
fe fouftraire
à l'ennui
ne font pas des
progrès
SEPTEMBRE. 1759. 73
ne font pas des progrès auffi rapides que
ceux qui font nés avec l'amour de l'étuie.
Nos paffions nous font agir avec force ;
c'est un reffort qui nous remue avec plus
d'activité que l'ennui qui nous fait avancer
à pas lents , jufqu'à ce qu'une autre
cauſe venant à s'y joindre , nous devenions
paffionnés . Mais on ne cultive pas longtemps
les Sciences fans reffentir pour elles
un amour violent. Elles s'emparent fi fortement
ducoeur de l'homme ftudieux , qu'il
ne quitte plus le travail fans un grand
defir d'y retourner auffitôt : ce n'eft plus
la crainte de l'ennui qui l'anime , elle s'eft
transformée en plaifir ; alors il aime l'étude
avec autant d'ardeur qu'il marquoit
pour elle d'indifférence. J'en attefte tous
les gens lettres ; quelques- uns ont furement
éprouvé ce que j'avance , car il y
en a peu qui foient nés avec un goût décidé
pour les Sciences . Prefque tous les hommes
tendent naturellement vers le repos ,
& ils y refteroient continuellement fi quel
que chofe ne les en arrachoit .
Quoique je ne me fois propofé d'abord
que de guider les pas des jeunes gens vers
les Sciences , & de leur en faire connoître
toute l'utilité , je ne puis cependant
m'empêcher de plaindre le fort de cette
aimable moitié du genre humain qu'on
D
74
MERCURE DE FRANCE .
élo gne de l'étude de l'étude par l'éducation
qu'on
lui donne , & par les fentimens qu'on lui
infpire. Je vois avec regret les Dames confacrer
leurs jours à des bagatelles , lorf
qu'elles pourroient en les confacrant à des
travaux utiles , marcher d'un pas égal avec
les grands Hommes . La vivacité de leur
efprit & la fineffe de leur goût font de
fûrs garants de leurs fuccès . Les hommes
empreffés à leur plaire , rougiroient alors
de ne les pas imiter . Une noble émulation
régneroit entre les deux fexes , & fourni
roit à l'état une multitude de Citoyens &
de Citoyennes illuftres . L'ignorant, deshonoré
partout , ne trouveroit plus d'afyle
où il pût marquer fon mépris pour la
fcience & pour les Sçavans .
Mais tout Art a des régles , l'étude elle.
même n'en eft pas exempte . Celui qui étu
die fans méthode , charge fa mémoire
d'une infinité d'idées qui n'ayant entr'elles
aucune liaifon ne peuvent s'y graver : peu
de jours fuffifent pour en effacer l'empreinte.
Celui qui veut tout apprendre
pour briller dans les fociétés dont il fait
partie , refte toujours dans la médiocrité.
Les travaux fuperficiels ne lui acquièrent
qu'un vain nom qui ne peut le tirer de
l'obfcurité. Semblable à ces décorations
de Théâtre qui de loin charment le yeux
SEPTEMBRE. 1759. 75
des fpectateurs , mais dont la beauté difparoît
à mesure qu'ils en approchent ,
l'homme univerfel ne peut foutenir le
moindre examen : pour peu qu'on pénètre
on rencontre auffitôt le tuf. Ne formons
jamais le projet d'être univerfels , il eſt
orgueilleux & ridicule. La foibleffe de nos
lumières , & le temps qui nous entraîne
avec précipitation vers le tombeau , ne
nous permettent pas de cultiver toutes
les Sciences . Il eft permis , dit un Auteur
de voir les plus belles Villes du monde ,
mais il ne faut être Citoyen que d'une
feule.
J'ai l'honneur d'être &c.
LEE mmoottde la premiere Enigme du Mercure
précédent eft Moulin à vent ; le mot
de la ſeconde eſt Miroir. Le mot du Logogryphe
François eft Montefquieu , dans lequel
fe trouvent Mont , Sot , Sion , Minos
, fon. Celui du premier Logogryphe
Latin eft Somnia , ôtez la tête , l'S , il
refte omnia. Le fecond eft Collector , ôtez
Col , il reſte Ledor.
Dij
76 MERCURE DE FRANCE
ENIGM E,
LECTE ECTEUR , voici ton compagnon ,
Oui , ton compagnon de voyage.
Au bord du Simoïs , du Gange , ou du Lignon ,
Je te fuivrai partout , trifte ou gai , fol ou fage ,
Même dans le Pays des Etres de raiſon ,
Si le fommeil ou la fatigue
Te fait repofer en chemin ,
Je t'attends jufqu'au lendemain,
Au milieu d'un combat,d'un projet,d'une intrigue,
Je me tiens dans le pofte où m'a placé ta main.
Simple & folitaire mondain ,
L'Eglife m'enrichit & couronne ma tête :
J'ai les bras longs chez elle , & dans un jourde
fête
On court à moi comme au Devin.
LOGOGRYPHE,
BIEN QU IEN que partout ailleurs je fois affez d'uſage ,
Aucun Peuple du monde autant que le François
A ma gaîté piquante , à mes brillants attraits
Ne rendit jamais fon hommage.
Veux-tu pour te guider quelques - uns de me
traits,
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ASTOR,
LENOK
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+
Egle sous un ombra -gefrais Soup
roit se croyant seulette, Deux tour
relles tout aupres Se contoient tend
ment Fleurette: Aussitot elle
s'écria. Avec une joue un
quiet- te Hélas qu'est ce donc que
100
Hélas! qu'est ce done que
cela .
SEPTEMBRE. 1759. 77
De mes fept pieds trois renferment mon être;
Décompofe le tout , & tu verras paroître
Une carte , un refus , un Amiral Anglois ,
Un inftrument terrible , un figne de ſurpriſe ,
Ce qui vient à pas lents blanchir la barbe grife,
Et ternir le tein le plus frais.
LOGO GRYPHU S.
PARVUL ARVULA theca licet , condo quid latius orbe.
Diffindar medium ; tum vitæ fons & origo
Exilit , hed donec perimat pars altera totum .
Nunc mea fi variè focies elementa ; vel ipfam
Connubio junges natam mihi , vel mihi grata
Pabula , quæ ipfe horres , paffim comedenda relinques.
CHANSON.
EGLE, fous un ombrage frais ,
Soupiroit , fe croyant. feulette :
Deux tourterelles tout auprès
Se contoient tendrement fleurette ;
Auffi tôt elle s'écria
Avec une joye inquiette ,
Hélas ! qu'eft- çe donc que cela ! ( bis. )
Parmi les fleurs lorfque je vois
Rouler le ruiffeau qui ferpente ,
1
D iij
78 MERCURE DE FRANCE
Je rêve bientôt malgré moi ,
Je foupire , je me tourmente.
Je ne fçai quoi que je fens là
Fait que je fuis trifte ou contente.
Hélas &c.
Si j'entends quelques airs touchants
Sur la mufette de Silvandre ,
Mon coeur eft ému de fes chants ,
Je me hâte de les apprendre ;
Je les répete... Ah ! le voilà ,
Fuyons... Mais il a l'air fi tendre.
Hélas &c .
Silvandre amoureux & foumis
Se jette aux genoux de la Belle ,
Il ofe demander le prix
Que mérite une ardeur fidèle ;
Avec tranfport il la preffa.
Que me veux- tu , s'écria-t-elle ?
Hélas &c .
L'Amour caché là tout auprès
Perça le coeur de la Bergère.
Comment réfifter à ſes traits
Lancés dans l'ombre & le mystère 2
Eglé tendrement ſoupira
Et dit en quittant l'air ſévère :
Que n'ai-je fçu plutôt cela !
Que n'ai-je fçu plutôt cela !
SEPTEMBRE. 1759. 79
ARTICLE II.
NOUVELLES LITTERAIRES.
EXTRAIT de l'Eloge du Maréchal D E
SAX E , qui vient de remporter le Prix
d'Eloquence à l'Académie Françoife.
CEST 'EST bien mal connoître la Nation
Françoife que de lui attribuer dans les
chofes féricufes une eftime exclufive pour
elle- même. Les François aiment leur Patrie
; ils ont une haute opinion du génie
& du caractère qui les diftingue. Ils fe
regardent comme capables des plus grandes
chofes , quand on fçait donner l'impulfion
à leurs talents & à leurs vertus ,
l'émulation & l'honneur les premiers
refforts de leurs ames . Mais il n'y a pas
fur la terre un Peuple qui rende avec plus
de franchiſe & de générofité à fes rivaux
à fes ennemis même , la juftice qui leur
eſt dûe. On ne connoît parmi nous ni ce
fanatiſme national , ni cette baſſe envie
qui , chez quelques - uns de nos volfins ,
ufurpent le nom de Patriotifme & le dèshonorent.
par
Div
80 MERCURE DE FRANCE.
Quelques hommes préfomptueux ,
comme il y en a partout , ont bien pû fe
croire fupérieurs à tout ce qu'admiroit
l'Europe , & reprocher à l'Etat d'avoir
cherché quelquefois dans des étrangers
des talens qu'il trouvoit en eux ; mais ce
n'eft point là ce qu'on appelle la voix du
Peuple. Plus éclairé , plus équitable , fans
prévention , fans jaloufie , le Peuple ,
c'eft-à- dire , la plus faine partie de la Nation
, voit les hommes en eux-mêmes.
Le Héros qui nous défend , quelle que
foit fa Patrie , eft le plus cher de nos
Concitoyens ; l'Etat fe confole en l'adoptant
du malheur de ne l'avoir pas fait
naître ; & tandis que l'envie perfonnelle
cenfure tout bas fes actions , la reconnoiffance
publique les confacre par un ,
hommage folemnel . Sa voix impérieufe
impofe filence à l'envie , & donne le ton
à la renommée . A cette acclamation de
la Patrie fe joint le concert des talens &
des Arts , le feul qui foit entendu aux
extrémités de l'Univers , & qui retentiffe
dans tous les âges .
Ce n'eft point la mort de Maurice ,
Comte de Saxe , qui nous a éclairés fur le
mérite de ce grand Homme ; nos éloges
ont été auffi finceres pendant fa vie que
nos.regrets après fa mort . Le monument
SEPTEMBRE. 1759 . 81
élevé à fa gloire n'a été que l'expreffion
de nos fentimens pour un Héros qui nous
étoit cher ; & il femble que l'Académie
Françoife ait recueilli les voix de
la Nation lorfqu'elle a propofé l'Eloge de
MAURICE pour fujet du Prix d'Eloquence.
Le Difcours dont je me hâte de donner
une idée , a été couronné par acclamation
: il eft de M. Thomas , Auteur du
Poëme de Jumonville . Je ne crains pas
de dire que l'Académie depuis fa fondation
, a couronné peu d'ouvrages de cette
beauté. Il femble que la majefté du Sujet
fe foit communiquée au ftyle & au génie
de l'Auteur. L'harmonie & la nobleffe de
fa profe ne le cèdent en rien à la pompe
de fes vers ; & l'on reconnoît le Poëte
dans l'Orateur au coloris de fes images ,
à l'élévation de fes idées , à la hardieffe ,
à l'énergie , à la richeffe de fes expreffions
, à la fierté & à la rapidité de fa
marche .
» Un grand Homme , dit - il , eft un
" ouvrage long & pénible de la Nature.
» Cette mère féconde de tant d'êtres
» qu'elle crée en fe jouant , femble ne
produire celui- ci qu'avec une réflexion
» profonde & lente . Qui fçait fi nous ne
» pourrions pas l'aider dans cette produc
Dv
82 MERCURE DE FRANCE.
92
tion fublime , » par l'admiration & par
les hommages que nous accorderions à
ces hommes rares ? .. » Il en eft un que
» nous avons admiré longtemps , qui de-
» venu notre Concitoyen par choix , a
» été notre vengeur & notre appui. A ces
»mots nous rappellons l'idée de Maurice,
» Comte de Saxe. »
و ر
C'eft peu du Maufolée que la reconnoiffance
de la Nation a élevé à la gloire
de fon Héros , l'Académie veut lui confacrer
une autre eſpèce de monument plus
durable que le marbre & que l'airain.
L'Auteur fe tranfporte dans cette Aſſemblée
, où il croit voir une foule d'Orateurs
fe difputant l'avantage d'avoir le
mieux célébré un grand Homme. » Et
» moi je viens auffi , dit - il , prononcer
» d'une voix foible quelques mots au pié
» de ſa ſtatue. Si je n'ai pas la gloire de
» l'emporter fur mes rivaux , du moins
» j'aurai celle d'avoir rempli les devoirs
facrés de la reconnoiffance ; & fi je ne
réuffis point comme Orateur , je m'applaudirai
comme Citoyen d'avoir ho-
» noré autant qu'il étoit en moi le Dé-
» fenfeur de mon Pays . Ne flattons point,
ajoute-t- il , » celui qui dans fa vie n'a
» jamais flatté . Le feul mérite qui ait
manqué àMaurice , c'eft celui de percer
و ر
99
20
ر د
SEPTEMBRE. 1759. 83
la foule pour s'élever ; car je ne puis
» diffimuler qu'il étoit né du fang des
»Rois. Mais comme une grande naiffance
» eft auffi un pefant fardeau, parce qu'elle
» impofe la néceffité d'être grand , il eut
» du moins le mérite de foutenir par fes
vertus ce poids immenfe de gloire. "
و د
Il femble que l'Orateur démente ce
ron philofophique qu'il a pris dans font
début , en louant fon Héros par les talens-
& les vertus militaires , c'eft-à- dire , par
les qualités qui font le plus fouvent le
malheur des Peuples. Mais il faut bien
diftinguer ici le Guerrier qui protége l'hu--
manité , du Conquérant qui l'opprime.
En confidérant la guerre comme un'
fléau inévitable , ceux que la Nature a
doués des talens & des vertus qu'elle
' exige , doivent être regardés comme less
Confervateurs & les Vengeurs des Na--
tions ; & c'eft fous ce point de vue qu'ils
font dignes des cloges du Philofophe le
plus auftère. Les malheurs de la guerre ne
font des crimes que pour les Souverains .
ambitieux , qui en font les injuftes moteurs
. C'eſt une réflexion que j'ai dû fairepour
écarter tout reproche d'adulation:
du digne Eloge de Maurice.
Le penchant qui le portoit aux armess
D vj
84 MERCURE DE FRANCE.
étoit donc l'ambition de fe rendre utile
à la terre par de grandes chofes.
» La Nature , qui l'avoit deſtiné à être
» un de ces Hommes qui étonnent le
» monde , pour le diftinguer en tout , lui
» avoit donné une force de corps telle
» que les fiécles héroïques l'admiroient
» dans leurs Hercules & leurs Théfées.
"
» Avec cette ame généreufe & ce corps
robufte , Maurice ne tarda point à jetter
» les fondemens de fa réputation . L'Eu-
» rope , dans une guerre fanglante , opi-
» niâtre & compliquée , difputoit à la
»France les dépouilles de la Maifon d'Au-
» triche , & la gloire de donner un Maî-
» tre à l'Espagne. Eugène & Malborough
» fiers de l'honneur d'abaiffer un Roi qui
» avoit été la terreur de l'Europe , tantôt
» unis , tantôt féparés , fouvent vainqueurs,
toujours redoutables , fecondoient par
la force de leur génie la jaloufie des Ña-
» tions , prenoient des Villes , gagnoient
» des batailles , arrachoient de tous côtés
» les barrières de la France & donnoient
» à leur parti la même fupériorité que les
» Condés & les Turennes avoient autre-
» fois donnée à LOUIS. Ce fut fous ces
» deux hommes célèbres que Maurice fit
» le noble apprentiffage de la guerre.
O révolution ! O refforts fecrets & ca-
»
و د
و و
SEPTEMBRE. 1759 85
chés des Empires ! Ainfi les deux Enne-
» mis les plus redoutables de la France ,
» donnèrent les premières leçons de la
- » victoire à celui qui devoit un jour en
» être l'appui ! Et les mains qui ébran-
» loient le trône de Louis XIV, guidèrent
» les premieres au combat le Héros qui
» devoit affermir un jour le trône de
» Louis XV. François , que ce fameux
"
Curchill vainquit à la journée de Mal-
» plaquet , du moins en cédant à votre
» deſtinée , vos grands coeurs euffent été
» confolés de leurs difgraces fi vous aviez
"
ود
fçu que dans l'armée de vos Ennemis ,
» fur ce même champ de bataille , com-
» bâttoit un jeune Héros qui devoit un
» jour vous venger , & effacer la honte
» de votre défaite par une victoire célèbre
» dans tous les fiècles. ( Fontenoy. )
ל כ
» Le fentiment intérieur des forces de
»fon ame fembloit apprendre à Maurice
» que les grands Hommes feuls étoient
ود
capables de le former. Peut- être, ajoute
l'Orateur , ce puiffant reffort de la Na-
» ture qui fait graviter les aftres les uns
» vers les autres , agit- il auffi fur les gran-
» des ames , & fait qu'elles s'attirent mu-
» tuellement dans leur fphère. »
Le Czar Pierre , Charles XII , le Prince
Eugéne , font les modèles que Maurice
86 MERCURE DE FRANCE.
و د
"
"
étudie dès fa plus tendre jeuneffe ; &
T'Orateur les peint avec les traits les plus
frappans. » Charles XII étoit forti de fa
» retraite de Bender , & tout le Nord
allarmé fe réuniffoit pour accabler ce
lion à demi terraffé , avant qu'il eût pu
» reprendre fes forces. Maurice brigue
»avec empreffement l'honneur de l'aller
» combattre. Déjà il fe fent digne d'un
» fi grand Ennemi. On eût dit que fon
» ame , à l'approche de Charles XII , eût
» reçu un nouveau dégré d'activité. L'i-
» mage de ce Héros , le fouvenir de fes
» trophées , la vive impreffion de fa gloire,
»pourfuivoient partout le génie de Mau-
» rice , le réveilloient dans le repos , l'a-
» nimoient dans les combats , le foute-
» noient dans les fatigues , le guidoient
» au milieu des dangers. C'étoit à une
» ame telle que la fienne à connoître & à
» admirer Charles. Il ne peut le voir que
» dans un combat. Ce moment defiré
» arrive ; il s'avance , il le cherche des
» yeux la chaleur de la mêlée lui- apprend
où il doit le trouver. Il y vole...
» Il ne vit point autour de lui la pompe
» & la majeſté du trône , mais il y vit la
valeur, l'intrépidité, la grandeur d'ame ,
» des Etats conquis , & neuf années de
» victoire. Ce grand fpectacle infpira au
"
و د
SEPTEMBRE. 1759. 87
"
jeune Maurice pour le Héros Suédois
» une vénération profonde qui le fuivit
» juſques dans le tombeau. » Mais c'eſt
particulièrement fous le Prince Eugéne
que Maurice apprend le grand Art de la
guerre .
32
و د
و د
23
» Comme il fentoit en lui - même cette
» fupériorité qui donne le droit de commander
aux hommes , dans le tempsqu'il
combattoit en Soldat il obfervoit
» en Philofophe. Un champ de bataille
» étoit pour lui une écôle où , parmi le
» feu , le carnage , le bruit des armes , let
» tumulte des Combattans , tandis que
» la foule des Guerriers ne pensoit qu'à
» donner ou à éviter la mort , fon ame
tranquille embraffant tous les grands
» objets qui étoient fous fes yeux, étudioit
» l'art de faire mouvoir tous ces vaftes
» corps , d'établir un concert & une har-
» monie de mouvement entre cent mille
» bras , de combiner tous les refforts qui
» doivent concourir enſemble , de cal-
» culer les degrés de force & le temps
de l'exécution , d'ôter à la fortune fon
» afcendant , & de l'enchaîner par la
prudence , de s'emparer des poftes &
» de les défendre , de profiter de fon
» terrein, & d'ôter à l'Ennemi l'avantage
» du fien , de ne fe laiffer ni étonner par
"
و د
39
ود
88 MERCURE DE FRANCE.
»
>>
ور
le danger , ni enyvrer par le fuccès , de
»voir en même- temps le mal & le re-
» mède ; de fçavoir avancer , reculer ,
changer fon plan , prendre fon parti fur
» un coup d'oeil ; de faifir avec tranquil-
» lité ces inftans rapides qui décident des
» victoires , de mettre à profit toutes les
» fautes , & de n'en faire foi-même au-
» cune , ou , ce qui eft plus grand , de les
réparer ; d'en impofer à l'Ennemi jufques
dans fa retraite , & , ce qui eft le
» comble de l'Art , de tirer tout l'avantage
qu'on peut tirer de fa victoire , ou
» de rendre inutile celle de fon Ennemi.
» Telles étoient les leçons fublimes qu'Eugéne
donnoit à Maurice . L'un méritoit
la gloire de les donner , l'autre celle de
» les recevoir , & ces deux hommes
» étoient également dignes l'un de l'au-
و د
» tre. »
Dans la paix , l'Orateur peint Maurice
occupé des profondes fpéculations de
l'Art de la guerre ; c'eft en France qu'il
vient l'exercer. » Cet afcendant de répu-
» tation & de gloire que Louis XIV, Col-
» bert & les Arts lui avoient donné ( à la
France ) & que dix années d'orages &
» de malheurs n'avoient pu lui faire per-
» dre,fe confervoit encore fous la régence
» d'un Prince qui cultivoit , honoroit ,
1
89
SEPTEMBRE
. 1759.
» jugeoit tous les Arts , favoit connoître les
» hommes , & à qui il n'a manqué dans
» fes grandes vues que de fçavoir s'arrêter
» avant le point où commence l'excès.
» La réputation de Maurice l'avoit
» dévancé à la Cour de Verfailles ; le
génie de Philippe connut bientôt qu'il
» la méritoit & qu'il la furpafferoit un
» jour. Maurice fut donc attaché à la
» France par un grade qui excita la ja-
» loufie des Courtifans ; mais ils ne
voyoient en lui qu'un jeune étranger
» ami des plaifirs , & le grand Homme
» leur échappoit. Philippe jugea Maurice
» en homme d'Etat , & Maurice juſtifia
Philippe.
و د
.وو
Tandis que la France formoit ce
Héros , elle fut menacée de le perdre.
» Certe République du Nord compofee
» d'un Roi dépendant , d'une Nobleſſe
guerrière & d'un Peuple efclave , & ce
» vafte Empire qui d'un côté touche à la
Pologne , & de l'autre aux frontières de
» la Chine , fe difputoient le droit de
protéger , c'est-à-dire , d'affervir la Curlande.
Cet état foible , mais libre , qui
» avoit befoin d'un grand Homme pour
» conferver fon indépendance , élut Mau-
» rice pour fon Souverain.
و د
"
Il fuccomba , mais en grand Homgo
MERCURE DE FRANCE.
me & cette diforace ; » fi c'en eſt une ,
» dit l'Orateur Philofophe , que d'être
déchargé du fardeau de gouverner les
» hommes , l'attacha de plus en plus à
»la France . »
;
Ce fut dans ces circonftances qu'il redigea
par écrit fes Obfervations fur l'Art
militaire , ouvrage digne de Céfar ou de
Condé & bientôt vint le temps de
mettre ces réflexions en pratique . La mort
du Roi de Pologne troubla une paix de
vingt ans. » Ainfi , ajoute l'Orateur , le
» droit d'élire fes Rois , le plus beau pri-
» vilége des Peuples , & qui conferve au-
» jourd'hui une foible image de la liberté
primitive des hommes , eft lui - même
pour le genre humain , une fource fé
conde de divifions & de malheurs.
ود
Maurice apprit à l'Europe qu'il avoit
choifi la France pour fa Patrie , en préférant
l'honneur de fervir dans les Armées
Françoiles à celui de commander
les Armées d'un Souverain auquel il étoit
attaché par les liens les plus étroits du
fang. On le charge de conduire les François
au- delà du Rhin ; & l'habileté avec
laquelle il remplit ce projet , juſtifie le
choix qu'on a fait de lui. » Que n'ai-je ,
dit l'Orateur , » la plume de cet homme
éloquent qui s'eft élevé au- deſſus de lui-
33.
SEPTEMBRE. 1759. 91
»
» même en célébrant Turenne , ou de
cet Orateur plus fublime encore , dont
le génie s'eft trouvé de niveau avec
» l'ame du grand Condé ! je tracerois le
tableau de ce que Maurice a fait de
grand dans les champs d'Allemagne
C'est par ces travaux qu'il parvina
grade de Lieutenant- Général. Il ne le-
» dut point à ces manoeuvres fourdes , à
» ces intrigues obfcures qui aviliffent les
» honneurs , & peut- être celui qui les
» obtient ; il laiffa ces moyens honteux à
» ceux qui joignent la baffeffe à l'orgueil .
» Tandis que d'indignes rivaux formoient
des complots contre lui , il traçoit des
plans de campagne. Il ne fit fa cour
» que fur des champs de bataille ; fes
partifans furent les Soldats qu'il commandoit
, les ennemis qu'il avoit vain-
» cus la gloire fut fa protectrice.
22
و ر
» Il ne lui manquoit que de trouver
» un rival digne de lui. La fortune lui en
» oppofe un c'eft Eugéne. Déjà il mena-
» ce de paffer le Rhin & de porter la défolation
dans la France. O Prince, qui
» étois né être l'amour & le vengeur
dont tu as été la terreur , nous
" ne redoutons plus ton fatal génie :
» Villars nous a appris à Denain que tu
ม pouvois être vaincu , & toi-même tu as
و د
d'un
pays
pour
92 MERCURE DE FRANCË.
» pris foin de former un Héros capable
» de te combattre ... Eugéne reconnat &
» admira fon Difciple ; il s'avona vaincu
» dans fon art ; & le fucceffeur de Louis
»XIV connut alors quil avoit auffi fon
» Turenne.
»
La paix eft rendue aux Nations , &
Maurice reprend fes études laborieufes ;
mais la mort de Charles VI ne tarde pas
à replonger l'Europe dans les diffenſions
dont elle fortoit à peine. » Telle eft, dit
P'Orateur , l'influence des Rois fur la
deftinée de ce globe : ils gouvernent le
monde pendant leur vie & l'ébranlent
encore après leur mort . L'Orateur fuit
fon Héros en Bohême fur les murs de
Prague & d'Egra ; dès ce moment , dit-il ,
les Nations curent les yeux fixés fur Maurice
& le regarderent comme un de ces
hommes néceffaires au deftin des Empires
, faits
pour ébranler ou pour foutenir
les Etats.
ر د &
La haine de l'Angleterre & l'ambition
de la Sardaigne fecondent la politique de
l'Autriche. La France voit fans s'allarmer
groffir le nombre de fes ennemis ;
» tandis que Louis , par fes conquêtes
rapides fait connoître à la Flandre
l'arriere- petit-fils de Louis XIV , Mau-
» rice , par une inaction fçavante & me-
93
SEPTEMBRE . 1759. 93
» ſurée , contient l'Ennemi au- delà de l'Ef
» caut , couvre le fiége des Villes &
» oppofe aux Alliés un rempart impéné-
» trable.
Le coup le plus terrible menace l'État.
Louis eft aux bords du tombeau. Nos
Ennemis faififfent pour nous accabler ce
moment de confternation . » O ma Pa-
» trie , quels dangers t'environnent ! s'écrie
l'Orateur . O fortune de la France ,
» fur qui maintenant vas- tu t'appuyer ?
» Maurice : c'eft lui qui fera ton foutien;
c'est lui qui , la tête de quarante mille
» hommes , en arrête foixante- dix mille.
» Ménager les forces de l'Etat & foute-
» nir ſa réputation ; couvrir nos conquê-
» tes paffées & empêcher l'Ennemi d'en
» faire aucune ; fe tenir près d'eux pour
» éclairer leur conduite , & fe placer
» dans des poftes où ils ne peuvent le
» forcer à combattre ; obferver tous
» leurs projets & leur dérober les fiens ;
» pénétrer par les mouvemens qu'il voit
» ceux qui lui font cachés ; ne failſer ja-
» mais échapper ni un moment favorable
» ni un poſte avantageux ; joindre la har-
» dieffe à la précaution ; agir tantôt par
» des réflexions profondes , tantôt par
» ces illuminations foudaines qui font les
» élancemens du génie ; avoir de la viva94
MERCURE DE FRANCE.
cité fans précipitation & du fang froid
» fans lenteur ; enfin éviter les batailles
» qui décident trop rapidement du deſtin
» des États , & faire la guerre fans rien
» donner au hazard : tel eft le grand art
» que Maurice déploye dans cette cam-
> pagne où il fit connoître au monde la
» fupériorité que le génie a fur la force ;
» campagne égale à celles de Fabius en
Italie , & de Turenne en Allemagne, &
qui un jour fervira elle-même de leçon
» à la postérité.
»
» Cependant le nombre de nos Enne-
» mis augmente encore. Ce peuple actif,
» commerçant & laborieux , refpectable
par fa liberté , puiffant par fes richeffes ,
vainqueur de la mer qu'il a fçu affervir
par fes flotes & dompter par fes digues,
» emporté par le tourbillon qui agite
» l'Europe , s'arme pour fes anciens Õppreffeurs
, pour les rivaux de fon com-
» merce , contre la Nation qui l'avoit
» autrefois aidé à briſer fes fers & qui
lui offroit alors fon alliance.
Tournai eft inveſti. L'Angleterre, l'Autriche
, Hanovre & la Hollande , réuniffent
leurs forces pour défendre cette
place. Maurice a formé le projet audacieux
d'en continuer le fiége, de livrer une
bataille. Louis accourt avec fon fils ,
SEPTEMBRE. 1759. 95
» il vient partager avec fes Sujets la
gloire & le danger de cette fameufe
» journée . O Champs de Fontenoy , vous
» allez enfin décider cette grande querel-
» le ! C'eſt dans cet eſpace étroit qu'eſt
» renfermée la deftinée de quatre Empi-
» res . Que ceux qui veulent fcavoir juf-
» qu'où peut aller la force & l'activité
» d'une grande ame , s'arêtent ici pour
» contempler Maurice. Il eft expirant ,
» & c'est lui qui eft dépofitaire du fort
» de la France. Ce font des mains mou-
» rantes qui foutiennent ce fardeau
» immenfe. On diroit que les loix de l'hu-
» manité ne font pas faites pour lui , &
» que fon ame guerriere eft indépendante
» du corps qu'elle habite . Son génie ſem-
» ble s'élever davantage parmi les rui-
" nes de ce corps qui s'écroule . Ange
» tutélaire de la France , veille ſur lui.
» Déja il a meſuré d'un oeil rapide toute
» l'étendue du terrein , il a vu tous les
» avantages ou à prendre ou à donner ; iÏ
» a pénétré les projets des Ennemis ; il a
» choiſi tous fes poftes , combiné les rap-
» ports de toutes les pofitions , fixé tout
» pour l'attaque , tout prévu pour la dé-
» fenfe ; il a diftribué aux Héros qui le
fecondent le détail de l'exécution , &
» s'eft réfervé pour lui la partie la plus
96 MERCURE DE FRANCE.
» fublime , celle d'attendre les hazards &
» de les maîtrifer. Tout s'ébranle , ces
grands corps fe heurtent & s'entrecho-
» quent. Maurice tranquille au milieu de
» l'agitation , obferve tous les mouve-
» mens avec le fang froid du génie, prend
» confeil des événemens , diftribue des
fecours , donne des ordres , répare les
» malheurs ; fa tête eft auffi libre que
» dans le calme de la fanté . Il brave
» doublement la mort . Il fait porter
» dans tous les lieux où l'on combat
» ce corps foible qui femble renaître
» & fe multiplier par l'activité de fon
» ame. C'eſt de ce corps mourant que
» partent ces regards perçans & rap.des
qui réglent , changent & fufpendent
» les événemens , & font les deftins de
» cent mille hommes. La fortune combat
» pour nos ennemis. Une utile terreur a
» formé cette colonne dont les effets ont
» été regardés comme le chef-d'oeuvre
» d'un Art terrible & profond. Toujours
» ferme , toujours inébranlable , elle s'a-
»
vance à pas lents , elle vomit des feux
» continuels , elle porte partout la def-
» truction. Trois fois nos guerriers atta-
» quent ce rempart d'airain , trois fois
» ils font forcés de reculer . L'Ennemi
» pouffe des cris de victoire ; le deftin de
» la
SEPTEMBRE. 1759- 97
la France chancele , la Nation tremble
» pour fon Roi . Maurice voit encore des
» reffources où l'Armée entière n'en voit
plus. Au milieu de cette confufion &
» de ce trouble il ramaffe toutes les forces
de fon ame. Une triple attaque eft
» en même temps formée für un nouveau
» plan. La colonne eft rompue , le génie
» de la France ſe raffure , & Louis eft
vainqueur. O Maurice ! puifque tu n'es
plus , permets au moins qu'un Citoven
» obfcur mais fenfible s'adreſſe à ta cendre.
Reçois pour ce grand bienfait les
hommages de mes Concitoyens & lés
miens. La postérité te doit fon admira-
➜tion ; mais nous , nous te devons un
» fentiment plus tendre , nous devons
» chérir & adorer ta mémoire.
Je ne fuivrai point l'Orateur dans le
cours des travaux & des triomphes de
Maurice , je paffe à celui de fes exploits
qui a couronné tous les autres .
» Rois , Peuples , Guerriers , foyez at-
❤tentifs au dernier fpectacle que Maurice
» vous prépare. Quel est ce nouveau pro-
» jet qu'il a formé ? Que fignifient tous
» ces mouvemens combinés , ces marches
fçavantes? Quel fera le point de réunion
» de tous ces corps de troupes divifés ?
» Sur qui doit tomber l'orage qui gronde ?
E
S MERCURE DE FRANCE.
» Trois Villes fe croyent menacées en
» même temps ; les Alliés incertains
» ignorent quel eft le pofte qu'ils doivent
» abandonner & celui qu'ils doivent dé-
» fendre ; ils s'agitent , ils fe troublent ;
la foudre les éclaire en tombant. Maf-
» tricht ett enveloppé. Quatre- vingt mille
» hommes qui font préfens ne peuvent
» arrêter Maurice & font réduits à l'ad-
» mirer. C'en eft fait , tant de fuccès ont
» décidé du fort de la guerre. Louis Con
quérant acccorde la paix aux Nations
» par humanité , & fes Ennemis l'ac
» ceptent par befoin. Les victoires de
» Maurice ont donné le repos au monde.
» Il femble que Maurice ne devoit
» exifter que pour faire de grandes cho
» fes
ou que fon deftin rapide n'eût
» été fufpendu que pour la France. Dès
» qu'il a ceffé de vivre , il difparoît de
» la Terre ; il meurt , & celui qui avoit
» été élu Souverain par un Peuple libre ,
"
>
qui avoit été comblé de tant d'hon-
» neur, qui avoit gagné tant de batailles,
» qui avoit pris ou défendu tant de Villes
, qui avoit vangé ou vaincu les
» Rois , qui étoit l'amour d'une Nation ,
» & la terreur de toutes les autres , com
pare en mourant ſa vie à un fonge.
L'Orateur peint le deuil de la France
SEPTEMBRE. 1759. 99
à la nouvelle de cette mort , & il finit
l'éloge de ce grand homme par un trait
fublime dans fa fimplicité..
» Vous , Guerriers, qu'il conduifoit dans
» les batailles ; vous que tant de fois il a
» menés à la victoire , quels furent alors
>> vos fentimens ? Pour les peindre je n'aurai
pas recours aux vains artifices de
» l'éloquence : les grands mots expriment
» foiblement les grandes douleurs . Je
» voudrois ſeulement pouvoir graver fur
» l'airain une action que l'Univers doit.
» apprendre & dont la poftérité doit con-
» ferver le fouvenir. Après que le corps
de Maurice eut été transporté dans la
Capitale de l'Alface , deux Soldats qui
» avoient fervi fous lui , entrent dans le
» Temple où étoit dépofée fa cendre ,
ils s'approchent en filence , le vifage
» trifte , l'oeil en pleurs ; ils s'arrêtent au
pied du tombeau , le regardent , l'arro-
»fent de leurs larmes , alors l'un d'eux
tire fon épée , l'applique au marbre de
» la tombe , comme pour en aiguifer le
tranchant ; animé du même fentiment,
>> fon compagnon imite fon exemple ;
» tous deux enfuite fortent en pleurant ,
» l'oeil fixé fur la terre & fans proférer
»une feule parole. S'il eft un homme à
» qui cette action ne paroiffe pas l'ex-
E ij
Too MERCURE DE FRANCE
» preffion la plus fublime du,fentiment
» dans les ames fimples & guerrières , lą
» Nature lui a refufé un coeur.
Les traits que l'on vient de lire juftifent
affez l'éloge que j'ai fait de ce Difcours
; mais je dois à l'Auteur ce témoignage
que je n'ai mis aucun Art dans le
choix . Si tout n'eft pas également frappant,
ce n'eft pas que le ftyle & le coloris
de l'Orateur ne foient partout les
mêmes : l'avantage de quelques morceaux
fur les autres n'eft jamais que celui du
fond. Il me femble même que les endroits
les moins favorables à l'éloquence
font ceux où les reffources du génie de
l'Auteur paroiffent avec le plus d'éclat . Le
tableau de la bataille de Fontenoy demandoit
peut- être moins de talent pour
être peint avec fuccès , que le détail des
études d'un Général , pour être développé
avec cette éloquence lumineufe & fenfible
qui , en louant , inftruit elle- même,
de l'exemple fait une leçon.
SEPTEMBRE. 1759. for
SOCRATE , Ouvrage Dramatique traduit
de l'Anglois.
Je n'effayerai point de juftifier l'inten-
E
tion de l'Auteur de ce Drame : Un Ouvrage
de cette nature n'eft pas fufceptible
d'une apologie raiſonnée, & je ne connois
pas de défenſe férieuſe à oppoſer aux
allufions. Du refte mon deffein n'eft pas
d'en donnner un extrait , mais d'en recueillir
quelques traits de caractère, quelques
preceptes de morale qui n'ont rien
que d'édifiant , & qu'il feroit bon de répandre
, dans quelque fource qu'on les
eût puifés.
Socrate vient de dotter la fille d'un
ami qui en moutant la lui a confice ; il
confent qu'elle épouſe un jeune homme
qu'elle aime & qui n'a pas de bien. Xantipe
, femme de Socrate , lui en fait des
reproches .
XANTIPPE à Socrate.
Vraiment vous venez de faire la un
beau chef- d'oeuvre ! Par ma foi , mon
cher mari , il faudroit vous interdire....
Vingt mille dragmes ! Juftes Dieux !
vingt mille dragmes ! n'êtes - vous pas
E j
102 MERCURE DE FRANCE.
honteux ? De quoi vivrez-vous à l'âge de
foixante-dix ans ? Qui payera vos Médecins
quand vous ferez malade vos Avocats
quand vous aurez des procès ? .. Le
Ciel confonde les Philofophes & la Philofophie
& ma fotte amitié pour vous !
Vous vous mêlez de conduire les autres ,
& il vous faudroit des lifieres ; vous raifonnez
fans ceffe , & n'avez pas le fens
commun ; fi vous n'étiez pas le meilleur
homme du monde , vous feriez le plus
ridicule & le plus infupportable. Ecoutez,
il n'y a qu'un mot qui ferve ; rompez dans
l'inftant cet impertinent mariage ; & faites
tout ce que veut votre femme.
SOCRATE.
C'est très - bien parler , ma chere Xantipe
, & avec modération ; mais écoutezmoi
à votre tour. Je n'ai point propofé
ce mariage ; Sophronifme & Aglaé s'aiment
& font dignes l'un de l'autre . Je
vous ai déjà donné tout le bien que je
pouvois vous céder par les loix : je donne
prefque tout ce qui me refte à la fille de
mon ami ; le peu que je garde me ſuffit.
Je n'ai ni Médecin à payer , parce que
je fuis fobre , ni Avocats , parce que je
n'ai ni prétentions ni dettes. A l'égard
de la Philofophie que vous me reprochez,
SEPTEMBRE . 1759 . 103
elle m'enfeigne à fouffrir vos injures , &
à vous aimer malgré votre humeur.
(Ilfort. )
ΧΑΝΤΙΡΕ.
Le vieux fou ! il faut que je l'eftime
malgré moi ; car après tout , il y a je ne
fçai quoi de grand dans fa folie. Le fangfroid
de fes extravagances me fait enrager.
J'ai beau le gronder , je perds mes
peines. Il y a trente ans que je crie après
lui , & quand j'ai bien crié , il m'en impofe
, & je fuis toute confondue. Eft- ce
qu'il y auroit dans cette ame- là quelque
chofe de fupérieur à la mienne ?
La même Xantipe dit de Socrate : C'eſt
un imbécille , je le fçais bien ; mais dans
le fond c'eft bien le meilleur coeur du
monde. Cela n'a point de malice ; il fait
toutes les fottifes poffibles fans y entendre
fineffe , & avec tant de probité , que cela
défarme d'ailleurs il eft têtu comme une
mule ; j'ai
paffé ma vie à le tourmenter ,
je l'ai même battu quelquefois : non feulement
je n'ai pu le corriger , je n'ai même
jamais pu le mettre en colère.
Ce caractère de Xantipe eft dans la
nature , & femble pris d'après l'idée qu'on
nous donne de la fervante de Lafontaine.
E iv
104 MERCURE DEFRANCE.
Socrate dit de fa femme : » Il faut lui
complaire , puifqu'on ne peut la corri-
» ger. C'eft le triomphe de la raifon de
» bien vivre avec les gens qui n'en ont
» pas » : maxime qu'on a fouvent lieu
de fe rappeller dans la vie.
Socrate accufé devant l'Arcopage , eſt
traîné en prifon ; fa femme & les jeunes
époux fe défolent .
SOCRATE.
Cellez , ma femme , ceffez , mes enfans,
de vous oppofer à la volonté du Ciel , elle
fe manifefte par l'organe des loix. Quiconque
réfifte à la loi eft indigne d'être
Citoyen. Dieu vent que je fois chargé de
fers ; je me foumets à fes décrets fans
murmure. Dans ma maifon , dans Athénes
, dans les cachots , je fuis également
libre ; & puifque je vois en vous tant de
reconnoiffance & tant d'amitié , je fuis
toujours heureux. Qu'importe que Socrate
dorme dans fa chambre ou dans - la
prifon d'Athénes ? tout eft dans l'ordre
éternel , & ma volonté doit y être.
ANITUS à Socrate.
Vertueux Socrate , le coeur me faigne
de vous voir en cet état. E
SEPTEMBRE. 1759 os .
SOCRATE.
Vous avez donc un coeur ?
ANITUS.
Oui , & je fuis prêt à tout faire pour
Yous.
SOCRATE.
Vraiment je fuis perfuadé que vous
avez déja beaucoup fait .
ANITUS.
Ecoutez , votre fituation eft plus dangereuse
que vous ne pensez : il y va de
votre vie.
SOCRATE.
Il s'agit donc de peu de choſe.
(Socrate paroit devant fes Juges. )
MELITUS.
Silence . Ecoutez , Socrate : vous êtes
accusé d'être mauvais Citoyen , de corrompre
la jeuneffe , de nier la pluralité
des Dieux & c . Répondez .
SOCRATE.
Juges Athéniens , je vous exhorte
être toujours bons Citoyens ,.comm eja
Ev
106 MERCURE DE FRANCE.
toujours tâché de l'être ; à répandre votre
fang pour la Patrie , comme j'ai fait dans
plus d'une bataille. A l'égard de la jeuneffe
dont vous parlez , ne ceffez de la
guider par vos confeils , & furtout par
vos exemples ; apprenez - lui à aimer la
véritable vertu & à fuir la miférable Philofophie
de l'Ecole. L'article de la pluralité
des Dieux eft d'une difcuffion un peu
plus difficile ; mais vous m'entendrez
aifément. Juges Athéniens , il n'y a qu'un
Dieu ; il n'y a qu'un Dieu , vous dis je :
fa nature eft d'être infini. Nul être ne
peut partager l'infini avec lui. Levez vos
yeux vers les globes céleftes ; tournez- les
vers la terre & les mers ; tout fe corref
pond , tout eft fait l'un pour l'autre :
chaque être eft intimement lié avec les
autres êtres ; tout eft d'un même deffein :
il n'y a donc qu'un feul Architecte , un
feul Maître , un feul Confervateur. Peutêtre
a-t-il daigné former des génies , des
démons plus puiffans & plus éclairés que
les hommes , & s'ils exiftent , ce font
fes créatures comme vous ; ce font fespremiers
Sujets & non pas des Dieux ;
mais rien dans la Nature ne nous avertit
qu'ils exiftent , tandis que la Nature entière
nous annonce un Dieu & un Pere.
Ce Dieu n'a pas befoin de Mercure &
SEPTEMBRE. 1759. 107
d'Iris pour nous fignifier fes ordres. Il n'a
qu'à vouloir , & c'eft affez. Si par Minerve
vous n'entendiez que la fageffe de Dieu ;
fi par Neptune vous n'entendiez que fes
loix immuables qui élèvent & qui abaiffent
les mers , je vous dirois , il vous eft
permis de révérer Neptune & Minerve,
pourvû que dans ces emblêmes vous n'adoriez
jamais que l'Etre éternel , & que
vous ne donniez pas occafion aux Peuples
de s'y méprendre.
Gardez-vous d'imputer à vos Dieux &
à vos Déeffes ce que vous puniriez dans
vos époux , dans vos fils , dans vos filles.
Si nos ancêtres ont dit que le Dieu fuprême
defcendit dans les bras d'Aleméne
de Danaé , de Semelé , & qu'ils en ont eu
des enfans , nos ancêtres ont imaginé
des fables dangereufes. C'eft infulter la
Divinité de prétendre qu'elle ait com
mis avec une femme , de quelque ma
niere que ce puiffe être, ce que nous appellons
chez les hommes un adultère. C'eft
décourager le refte des hommes d'ofer
dire , que pour être un grand homme
il faut être né de l'accouplement myfte
rieux de Jupiter & d'une de vos femmes
Miltiades, Cimon, Themistocles, Ariftide ,
que vous avez perfécutés , valoient biens
peut-être Perfee , Hercule & Bacchus.
E vj
108 MERCURE DE FRANCE.
n'y a d'autre manière d'être les enfans
de Dieu que de chercher à lui plaire &
d'être jufte.
MELITUS.
Socrate , vous vous mêlez toujours de
faire des raifonnemens , ce n'eft pas là
ce qu'il nous faut : répondez net & avec
précifion. Vous êtes-vous moqué du hibou
de Minerve ?
SOCRATE.
*
Juges Athéniens , prenez garde à vos
hibous. Quand vous propofez des chofes
ridicules à croire , trop de gens alors fe
déterminent à ne rien croire du tout. Ils
ont affez d'efprit pour voir que votre
doctrine eft impertinente ; mais ils n'en
ont pas affez pour s'élever jufqu'à la loi
véritable. Ils fçavent rire de vos petits
Dieux , & ils ne fçavent pas adorer le
Dieu de tous les Erres , unique , incompréhenfible
, éternel , & tout jufte comme
tout-puiffant..
MELITUS .
Ah le blafphémateur !
(Socrate eft condamné à boire la cigue. )
-SOCRATE , aux Juges.
Nous fommes tous mortels : la Nature
SEPTEMBRE. 1759 109
vous condamne à mourir tous dans peu
de temps , & probablement vous aurez
tous une fin plus trifte que la mienne.
Les maladies qui amènent le trépas font
plus douloureufes qu'un gobelet de cigue
. Au refte je dois des éloges aux Juges
qui ont opiné en faveur de l'innocence,
je ne dois aux autres que ma pitié.
L'UN DES JUGES en fortant.
Je fuis bien-aife de voir mourir un
Philofophe . Ces gens-là ont une certaine
fierté dans l'efprit qu'il eft bon de matter
un peu.
SOCRATE feul.
Depuis longtemps j'étois préparé à la
mort ; tout ce que je crains à préfent, c'eft
que ma femme Xantipe ne vienne troubler
mes derniers momens & interromla
douceur du recueillement de mon
ame. Je ne dois m'occuper que de l'Etre
Suprême devant qui je dois bientôt paroître.
Mais la voici , il faut fe réfigner
pre
à tout.
XANTIPE.
Hé bien , pauvre homme , qu'est ce
que ces Gens de Loi ont conclu ? ...Mon
Dieu ! que vous n'avez donné d'inquiétude
! Tâchez , je vous prie , que cela
n'arrive pas une feconde fois.
Tio MERCURE DE FRANCE.
SOCRATE.
Non , ma femme , cela n'arrivera pas
deux fois , je vous en réponds. Ne foyez
en peine de rien.
(Ses Difciples s'affemblent. )
CRITON.
Jufte Ciel ! faut- il voir Socrate chargé
de chaînes ?
SOCRATE.
Ne penfons point à ces bagatelles,
mes chers amis , & continuons l'examen
que nous faifions hier de l'immortalité
de l'ame. Nous difions , ce me ſemble ,
que rien n'eft plus probable ni plus confolant
que cette idée. En effet , la matière
change & ne périt point ; pourquoi
Fame périroit-elle ? Se pourroit il faire
que nous étant élevés jufqu'à la connoiffance
d'un Dieu , à travers le voile d'un
corps mortel , nous ceffaffions de le connoître
quand ce voile fera tombé ? Non ,
puifque nous penfons , nous penferons
toujours ; la pensée eft l'être de l'homme.
Cet être paroîtra devant un Dieu juſte
qui récompenfe la vertu , qui punit le
crime , & qui pardonne les foibleffes.
SEPTEMBRE. 1759. 1Tr
LE VALET des onze apportant la taffe
de cigue.)
Tenez , Socrate , voilà ce que le Sénat
vous envoye.
XANTIP E.
Quoi , maudit empoisonneur...
SOCRATE.
Mon cher ami , je vous demande par
don pour ma femme , elle a toujours.
grondé fon mari , elle vous traite de même.
Je vous prie d'excufer cette petite
'vivacité. Donnez.
( Un des Difciples. )
Quoi ! les criminels ont condamné le
jufte ! Les fanatiques ont profcrit le fage !
Vous allez mourir !
SOCRATE.
Non , je vais vivre ; voici le breuvage
de l'Immortalité. Ce n'eft pas ce corps
périffable qui vous a aimés , qui vous a
enfeignés ; c'eft mon ame feule qui a
vêcu avec vous , & elle vous aimera à
jamais .
Il feroit à defirer que l'on traitât ce
Sujet avec le férieux & le pathétique dont
il eft fufceptible : ce feroit une entrepriſe
digne de l'Auteur de Mahomet & d'Alzires
12 MERCURE DE FRANCE.
EXTRAIT de l'Hiftoire Générale des
Guerres , par M. le Chevalier d'Arcq.
AParis,de l'Imprimerie Royale. 1756.
ر ی
JE n'ai tardé fi longtemps à rendre
compte de cet Ouvrage fi digne de fa
réputation , que dans l'efpérance de trouver
quelque Militaire inftruit qui voulût
m'aider de fes lumières. Des foins plus
importans les occupent ; & au lieu d'une
analyſe raiſonnée que je me propofois de
donner , je fuis obligé de me réduire à
un fimple Extrait Littéraire.
Le premier volume de cette Hiftoire
contient les temps héroïques & les temps
hiftoriques de l'Arménie , les temps incertains
& les temps hiftoriques de la
Cappadoce. Le fecond , les Guerres de
Pont , de Paphlagonie , d'Heraclée , de
Bithynie , de Pergame , de Phrygie &
de Lydie. Ces deux volumes font les feuls
qui paroiffent , les autres les fuivront de
près.
Dans fon Difcours préliminaire , M. le
Chevalier d'Arcq rend compte de fes
études , & indique les fources ou il a
puiſé non feulement les principes de fa
SEPTEMBRE. 1759. 113
théorie , mais les exemples de pratique
fur lefquels il les a fondés.
"
» Epamimondas , dit- il , m'apprit com-
» ment & dans quel ordre un petit
» nombre de troupes peut combattre un
» Ennemi ſupérieur avec la certitude de
» vaincre. Fabius m'apprit de quelle manière
on rétablit la confiance dans le
» coeur des Soldats découragés , & com-
» ment on fe refufe au combat lorsqu'il
» ne peut être qu'avantageux à l'Ennemi .
» Sertorius m'apprit la Guerre des montagnes
; Maffiniffa celle des détache-
» mens. Je trouvai dans la conduite
» d'Annibal ce qu'on doit faire avant &
pendant le combat ; dans celle de
Pompée ce qu'on doit faire après ; dans
» celle de Scipion ce qu'on doit faire
» avant , pendant & après l'action ; Mi-
» thridate me fit voir comment on fair
» des projets de campagne ; Céfar me fit
» voir à la fois comment on les forme,
» comment on les fuit , comment on
» les fait prêter aux circonftances , enfin
comment on les exécute. »
"
"
On voit que Scipion & Céfar font à
fes yeux les deux plus grands hommes de
Guerre de l'antiquité.
L'Auteur donne enfuite le plan de fon
Ouvrage ; & comme il y a difcuté les
114 MERCURE DE FRANCE.
évén mens militaires en les racontant ,
on pent , dit-il , le regarder ſous deux
alpees ; comme un Abrégé Chronologique
de l'Hiftoire Militaire de l'Univers
, & comme une introduction , fuivie
de principes théoriques fur la ſcience
militaire. Il paffe à des confidérations
générales fur la Guerre jufte ou injufte ,
offenfive ou défenfive ; & il regarde
la défenſive comme la pierre de touche
des Généraux , quoique moins glorieufe
que l'offenfive dans l'opinion du vulgaire.
Il donne pour exemple de l'Art de la
guerre défenſive , la campagne de Fabius
contre Annibal , & celle du Maréchal de
Saxe à Courtrai. Mais fi les Romains furent
injuftes à l'égard de Fabius , il me femble
que les François ne l'ont pas été à l'égard
de Maurice. » La campagne de Courtrai ,
dit l'Hiftorien , » n'acquit peut- être pas
au Maréchal de Saxe toute la gloire
» qu'elle méritoit. » L'opinion a donc
bien changé depuis , car c´ l'entend citer
unanimement comme fa plus belle campagne
, & l'on en parloit de même avant
la mort de ce Héros.
L'Hiftorien attribue à l'invention de la
poudre & au changement quelle opéra
dans les armes , l'oubli où il prétend que
font tombés les vrais principes de la
SEPTEMBRE. 1759. IS
Guerre. Il infifte fur cette vérité , qu'on
ne peut faire la Guerre fans principes
& que l'expérience & l'exemple font des
guides fouvent trompeurs.
Il confidere la fcience de la Guerre
commedivifée en deux parties , dont l'une
concerne la difcipline , & l'autre les opérations.
Ces deux parties ont plufieurs
branches que l'Auteur a développées. La
difcipline fuppofe le choix des troupes ,
elle comprend la fubordination & l'exercice
; l'exercice a pour objets les évolutions
, le maniment des armes &
Phabitude à fupporter les fatigues de la
Guerre. Les opérations de la Guerre fe
réduisent à quatre points principaux :
marcher, camper , fubfifter & combattre ,
foit pour attaquer , foit pour défendre .
Ces quatre opérations fe fubdivifent à
l'infini ; mais l'Auteur ne fait ici que les
parcourir en général.
,
Dans l'Article de l'attaque , il donne
comme un axiome , que les corps qui
marchent à l'ennemi ne doivent jamais.
tirer , le feu ne pouvant qu'être nuifible à
leur impétuofité & par conféquent à leur
force . De cette maxime que je crois reçue
parmi nous , il conclut qu'il n'y a plus de
raifon à donner beaucoup de front aux
corps deftinés à l'attaque ; ce qui femble
16 MERCURE DE FRANCE.
décider en faveur de la colonne. Mais ,
ajoute M. le Chevalier d'Arcq , » autant
» la colonne eft propre à attaquer , autant
" elle eft peu propre à fe défendre , par la
» raifon que l'arme blanche qui ſeule con-
» vient pour l'attaque , n'eft pas celle
» dont il fe faut fervir lorsqu'on attend
» l'ennemi de pied ferme , & que l'ordre
de la colonne ne convient nullement à
» l'arme à feu , la feule qui foit propre
" pour la défenfe.
و د
Après avoir confidéré dans ce Difcours
ce que c'eft que la guerre , fon origine ,
fes progrès , de quelle manière elle eft devenue
une ſcience , comment on peut la
réduire à une théorie qui éclaire l'expérience
, & fans laquelle cette expérience
eft plus nuifible qu'utile ; après avoir développé
quelques - uns des principes fondamentaux
de cette fcience , il paffe à des
confidérations générales fur l'hiftoire qui
lui en a fourni les principes & les exemples.
» La fidélité de l'hiftoire porte fur
trois points principaux qui lui fervent
» de bafe , la connoiffance des temps ,
» celle des lieux, & le degré de croyance
qu'on peut accorder aux Auteurs qui
"rapportent les faits.
و ر
39
Réunir ces trois points importants n'étoit
pas une chofe aifée, & il a fallu au
SEPTEMBRE. 1759. 117
tant de courage pour l'entreprendre que
de talens pour l'exécuter.
L'Auteur a pris fa première époque au
Déluge , & il a fuivi dans fon Hiſtoire la
divifion de la Terre entre les trois fils de
Noé.C'est pour répandre plus de clarté fur
cette hypothèſe , qu'il a joint au Difcours
préliminaire une Introduction à l'Hiftoire
Générale des Guerres. Cette Introduction
roule fur la Création du Monde , fur le
Déluge Univerſel , fur le partage défigné
par Noć, & la difperfion qui en fut la fuite.
Il commence fon Hiftoire par les
Arméniens , qu'il place dans la postérité
de Japhet. » Selon Moife de Chorène , la
puiffance des Arméniens commença
avec la forme de gouvernement que
» leur donna Haïcus. Certe puiffance ne
» fit que s'augmenter dans fes fucceffeurs ,
» jufqu'au règne d'Araus furnommé le
Beat , qui fut vaincu par Semiramis
» dans une bataille où ce Prince perdit'
» la vie . »
Ce que l'Histoire nous a tranfmis de
ges temps fabuleux eft trop incertain
pour mériter notre confiance . M. le Chevalier
d'Arcq a pris de Moïfe de Chorène
quelques faits principaux fans aucun défail
, & il a paffé aux temps hiftoriques.
C'est là que des Ecrivains plus judicieux
118 MERCURE DE FRANCE.
Polybe ,
& plus dignes de foi , tels que
Strabon , Plutarque , Diodore de Sicile ,
Juftin , &c. viennent à ſon ſecours.
La partie la plus remarquable de l'Hif
toire Militaire d'Arménie , eft le régne de
Tigrane le Grand. Son pere l'avoit donné
en ôtage aux Parthes ; & pour obtenir
la liberté il avoit été obligé , après la mort
de fon pere , de leur céder foixante dix
vallées des plus fertiles de l'Arménie.
Mais à peine eft-il fur le trône , qu'il leur
enléve fa rançon. Il foumet la petite
Arménie, & tous les dynaftes particuliers
qui s'étoient élevés dans fes Etats .
Vainqueur d'Antiochus Pius , Roi de
Syrie , il s'empare de tout ce que les
Séleucides poffédoient en deça de l'Euphrate
jufqu'à l'Egypte & la Cilicie . Il
fe joint à Mithridate contre les Romains ,
époufe fa fille , & forme avec lui le projet
d'envahir la Cappadoce. Les conditions
du Traité étoient , Que les Pays conquis
refteroient à Mithridate , mais que les
prifonniers & les dépouilles feroient à
Tigrane. Il entre dans la Cappadoce, en
fait la conquête , & la cède à Mithridate
aux conditions du Traité. Les Syriens l'élifent
pour Roi ; Publius Servilius lui enléve
la Cilicie. Mithridate qui avoit perdu
la Cappadoce , lui propofe de la reSEPTEMBRE.
1759. 1-19
-"9
۔ و د
ןכ
prendre. » Tigrane écoutant plus fon orgueil
que fes veritables intérêts , raf
» femble une armée innombrable ; & au
» lieu de marcher droit vers la Cilicie qui
» devoit être pour lui l'objet le plus inté
» reffant , il s'avance vers la Cappadoce &
bloque, pour ainfi dire ce Royaume
de manière que perfonne n'en put
échapper. Il y fait trois cens,mille Pri-
» fonniers qu'il envoye en Arménie , leur
» donne des terres à cultiver , & rend
» la Cappadoce à Mithridate.
23.
»
,
» Le Blocus d'un Royaume , ajoute
» l'Hiftorien , eft une chofe affez extraor-
32. dinaire pour paroitre incroyable ; cependant
on y trouvera de la poffibilité
fi l'on fait attention que la Cappadoce
» étoit peu étendue , prefque environnée
» de montagnes ; qu'il ne falloit que peu
» de troupes dans les défilés de ces montagnes
ponr les garder , & que Tigrane
» avec des Etats immenfes pouvoit lever
» une armée aflez confidérable pour faire
» ce Blocus , furtout en y joignant les
» troupes de Mithridate : c'étoit réunir
» fur ce point prefque toutes les forces
» de l'Afie. » C'eft ainfi que M. le Chevalier
d'Arcq tire des circonftances des lieux
& des temps , une lumière qu'il fçait
répandre fur les faits hiftoriques les plus
120 MERCURE DE FRANCE.
incroyables en eux-mêmes. Voici un
fait qui méritoit bien qu'on en confervât
la mémoire ; il contient plus d'une leçon.
33
es :
» Mithridate envoye Métrodore à Ti-
" grane pour renouveller leur alliance ,
» & lui demander des fecours contre les
» Romains . Tigrane , que la crainte de
» s'attirer la haine de cette République
» formidable rendoit indécis , confulte
Métrodore , & lui demande fon avis
» de bonne foi. Celui- ci étoit Philofophe
» avant qu'il eût plu à Mithridate d'en
faire un Négociateur. Comme Ambaffa-
» deur , répondit- il à Tigrane , je vous le
confeille ; mais à titre d'homme que vous
confultez , je vous exhorte à n'en rien
faire. Cette réponſe fincère , mais dépla-
» cée couta la vie à Métrodore : Tigrane
» eut l'indifcretion de la révéler au Roi
» de Pont. Mithridate , auquel les crimes
» ne coutoient rien lorfqu'ils pouvoient
» fervir fes vues ou fes reffentimens .
» fit empoisonner le Philofophe lorſqu'il
s'en retournoit à la Cour. Tigrane lui
fit faire des obféques magnifiques , &
» crut réparer par-là une perte irrépara-
» ble. » M. le Chevalier d'Arcq a raison
de nommer ainfi la mort d'un homme qui
n'étoit coupable que d'un excès de bonne
foi. L'Hiftoire a peu d'exemples d'Ambaffadeurs
punis d'un tel crime. La
SEPTEMBRE. 1759 Y2r
La fidélité de Tigrane envers Mithridate
artira fur lui le poids des armes Romaines.
Ce Roi s'étoit réfugié auprès de
lui le Conful Lucullus lui fait demander
fièrement de le livrer , Tigrane le refufe
; Lucullus marche vers l'Euphrate.
Tigrane amolli par la profpérité & accoutumé
à n'entendre que la voix de fes
flatteurs , fit pendre celui qui vint lui
annoncer l'entrée des Romains dans fes
Etats. Cependant Lucullus s'expofa imprudemment
à être furpris par Mithrobarzane
que Tigrane envoya contre lui ; &
l'Hiftorien ne manque pas cette occafion
de faire fentir combien les précautions &
les mefures font effentielles à la conduite
d'un Général.Tigrane fe réveille de l'aſſoupiffement
où il étoit plongé; ilparcourt fon
Royaume pour en tirer de nouvelles troupes
, & revient fur le Mont Taurus qu'il
avoit indiqué pour l'Affemblée générale.
Mithridate confeilloit à Tigrane de fe tenir
fur le Mont Taurus ; Tigrane négligea
fes confeils , & voulut fecourir Tigranocer.
te, Ville opulente & affiégée , où étoient
fa famille & fes tréfors . Il fe mit en mar
che vers Lucullus . Celui - ci ayant laiffé
fix mille hommes pour continuer le fiége ,
vient camper fur le bord du Tigre , en
préſence de Tigrane , paffe le Fleuve ,
F
122 MERCURE
DE FRANCE.
attaque les Arméniens ; la terreur s'en
empare ; les Romains en font un horrible
carnage . Cent mille hommes d'Infanterie
& toute la Cavalerie Arménienne périrent
dans cette déroute . » Il y a peu de choſes
» à remarquer , dit l'Hiftorien , fur ce
grand événement du côté de Tigrane ;
» la conduite de ce Prince ne fut qu'un
» enchaînement
de fautes , » & il les fait
très -bien fentir .
و د
و ر
Tigrane reconnoiffant enfin que Mithridate
parfa valeur & fa prudence étoit feul
en état de réfifter aux armes Romaines ,
s'abandonna entièrement à les confeils ;
& dès-lors fes affaires qui fembloient défefpérées
, prirent une nouvelle force . On
reproche à Lucullus de n'avoir pas profité
de fa victoire. M. le Chevalier d'Arcq le
foupconne d'avoir voulu traîner la guerre
en longueur. » Le commandement des
troupes flatte d'autant plus , dit- il , la
» vanité d'un Particulier , qu'il eft l'image
» du pouvoir fouverain duquel il émane ,
» & auquel il a conduit plus d'une fois :
» d'ailleurs la confidération & les avan-
» tages dont jouit un Général pendant
furtout s'il réuffit , peuvent » la guerre ,
» avoir pour lui des attraits plus puiffans
» que l'efprit de Patriotiſme , qui fait tout
» céder à l'intérêt général : cet efprit qui
»
ور
SEPTEMBRE. 1759. 123
» diftingue le grand Homme du Héros ,
eft rare parmi les Républiquains , quoi-
» qu'il foit l'ame de leur gouvernement .
» Dans les Etats Monarchiques , la
confidération & la faveur qu'on accor-
» de à un Général, ne dépendent- elles pas
» trop du beſoin que le Souverain peut
» en avoir , pour qu'il ne cherche pas à
rendre fes talens nécéffaires le plus
» longtemps qu'il lui eft poffible ? Je ne
fçai s'il ne feroit pas d'une auffi bonne
» politique de régler le fort des Géné-
» raux , de manière que le bien public
devînt leur unique emploi , par l'égalité
» de leur traitement en temps de paix
» & en temps de guerre .
"
-- Lucullus livre une feconde bataille à
Tigrane fur le fleuve Arfanias ; & M. le
Chevalier d'Arcq en conjecturant d'après
les indications de l'Hiftoire , fait voir
comment & pourquoi Tigrane devoit
être battu , comme il le fut dans cette
journée .
La révolte des troupes de Lucullus ,
que les ennemis de ce grand Capitaine excitoient
continuellement, fit le malheur de
cette campagne. Pompèe fuccède à Lucullus
au Commandement de l'Armée , &
Tigrane effrayé de la défaite de Mithi
Fij
124 MERCURE DE FRANCE.
date , & preffé d'ailleurs par la révolte
de fon fils que Pompée avoit pris fous fa
protection , vient mèttre aux pieds du
Général Romain fa Couronne & fes États.
Phraate , Roi des Parthes , marche contre
Tigrane , & en même temps envoye des
Ambaffadeurs à Pompée . Cette Ambaſſade
eut fon effet. Pompée n'envoya point de
fecours à Tigrane ; mais le Roi des Parthes
ne vouloit pas écrafer celui d'Arménie
. Ces Princes , dit M. le Chevalier
d'Arcq , » étoient perfuadés que celui
» des deux qui feroit vainqueur, auroit af-
» faire aux Romains , & qu'affoiblis par les
» pertes que la victoire même entraîne , il
» ne lui feroit pas aifé de leur réfifter. Ces
confidérations facilitèrent l'accomode-
» mert , & les deux Rois firent la paix. »
Sur quoi l'Hiftorien obferve que ces
Peuples que les Romains , à l'imitation
des Grecs , ont voulu faire paffer pour
barbares , n'étoient rien moins dans les
opérations de guerre & de gouvernement;
& qu'il ne leur a manqué que d'avoir
eux - mêmes des Hiftoriens pour nous
tranfmettre leurs victoires.
L'époque de la mort de Tigrane eſt
ignorée. Il eft vraisemblable , dit l'Hiſtorien
, qu'il vécut toujours en bonne
intelligence avec les Romains , depus
SEPTEMBRE. 1759. 128
qu'il avoit été déclaré l'ami & l'allié de
cette République.
Eumenes, un des Généraux d'Alexandre,
& qui , après la mort de ce Conquérant
de l'Afie , avoit eu la Cappadoce en partage
avec la Paphlagonie , eft le perfonnage
le plus important de l'Hiſtoire des
guerres de Cappadoce. M. le Chevalier
d'Arcq fuit , en Obſervateur habile , la
conduite de ce grand Homme contre
Antigone fon digne Rival. Le tableau de
cette guerre eft une étude intéreffante.
"
" J'ai cru voir , dit M. le Chevalier
ď'Arcq , » dans Antigone & Eumenès ,
Turenne & Montecuculli fe difputer la
gloire d'être le plus grand Général; enfin
» j'ai cru voir le Maréchal de Saxe contre
» un Adverfaire digne de lui . Les batailles
frappent les gens médiocres , & nefont
» pas toujours impreffion fur les connoif-
» feurs ; mais un projet bien formé
» bien caché , bien fuivi , ceux de l'En-
» nemi découverts ; une marche faite à
»propos & bien combinée fur le terrein ;
» ce terrein difputé pied-à-pied , tandis
» que d'un autre côté l'entrepriſe s'é-
» xécute ; des piéges bien tendus & ce-
» pendant inutiles ; les refſources qu'un
» Général trouve dans fon génie pour réparer
fa faute lorfqu'il s'eft laiffé trom-
"
F iij
126 MERCURE DE FRANCE.
» per , &c. Telles font les manoeuvres qui
plaifent à ceux qui font un peu inftruits ,
» & qui caractériſent vraiment la ſcience
»militaire.
»
و د
ود
Eumenès fut trahi par les fiens & livré au
pouvoir d'Antigone . Celui-ci » craignant
» de voir dans Eumenès un homme plus
» grand que lui , quoique dans les fers , ne
» voulut point qu'on le lui préfentât ; &
lorfque le Préfet de la Garde lui deman-
»da de quelle manière on traiteroit ce
»Prifonnier , comme un lion furieux , répondit
- il , ou comme l'éléphant le plus
»farouche & le plus indomptable . Eumenès
» dans les fers , voyant qu'on ne décidoit
» rien fur fon fort , » dit à l'Officier qui
le gardoit , nommé Onomarchus : je m'étonne
qu'Antigone me garde Prifonnie
depuis trois jours ; cette conduite ne s'accorde
pas avec fa puiſſance ; qu'il me faffe
mourir , ou qu'il me renvoye. Puifque tu
as tant de courage , lui répondit Onomarchus
, que ne te faifois - tu tuer dans le com
bat plutôt que de te laiffer prendre & charger
de chaînes? Plus aux Dieux , répliqua
Eumenès , qu'il en fût arrivé ainfi , mais
je n'ai jamais trouvé perfonne qui pût me
réfifter , & ce n'est ni à leur force ni à leur
courage que mes ennemis me doivent , ce
n'est qu'à la lâcheté des miens , Cornelius
SEPTEMBRE. 1759. 127
Nepos prétend que les Gardes d'Eumenès
l'étranglèrent à l'infcu d'Antigone . Plutarque
dit au contraire qu'Antigone lui -même
envoya un homme pour le poignarder
dans la prifon.
"3
» Ainfi périt, dit M. le Chevalier d'Arcq,
» l'un des meilleurs Généraux d'un fiécle
» fi fécond en grands Capitaines .Toujours
fidèle à fes Souverains , il fufpendit
longtemps l'audacieufe & perfide ambition
des fucceffeurs d'Alexandre , qui
» n'oferent jamais prendre le titre de
Roi tant qu'il reftoit un Eumenès capable
d'arracher le fceptre des mains
des ufurpateurs. Il réunit les talens poli-
» tiques & militaires : perfonne ne connut
» mieux les hommes , perfonne ne fçut
» mieux s'en fervir ; trop grand pour
» écouter l'orgueil , il facrifia toujours le
»fafte du commandement pour conferver
fon autorité L'efprit de calcul lui
fourniffoit fans ceffe de fûrs moyens
» d'éxécuter ce qu'un génie vafte lui fai-
> foit concevoir , & la fortune ne fembla
» lui être contraire que pour manifeſter
» davantage fes talens & fes reffources.
Généreux , défintereffé , hardi jufqu'à la
» témérité , il ne lui falloit que des ayeux ,
» des troupes obéiffantes , & moins de
courage. Philippe l'avoit jugé ; Alexan-
Fiv
128 MERCURE DE FRANCE.
» dre en fentit le prix , & mit en oeuvre
»de figrands talens , en dépit de fa naif-
»fance qui fembloit le condamner à
» l'oubli. C'eft ainfi que les grands Rois ,
» en immolant de vains préjugés aux
» veritables intérêts de l'Etat , font éclor-
» re les grands hommes.
و د
SUITE des Mélanges de Littérature ,
d'Hiftoire & de Philofophie , par
M. Dalembert &c.
J
E terminerai l'analyfe de ces Mélanges
par le précis de deux Morceaux qui
n'avoient point encore été imprimés &
qui ne font pas la partie la moins intéreffante
de ce recueil. Le premier nous
offre des Réfléxions fur l'ufage & fur
l'abus de la Philofophie dans les matières
de goût. Il y a peu d'objets en Littéra
ture qui méritent mieux d'être traités
par un habile homme ; mais on ſent en
même temps combien cette difcuffion eft
délicate. Il n'eft pas aifé de prefcrire des
régles au goût & des bornes à l'efprit
philofophique ; beaucoup de petits Critiques
qui manquent de goût comme de
Philofophie , ne ceffent de répéter que
SEPTEMBRE. 1759. Ize
Pefprit philofophique a perdu la Littérature
; d'autres prétendent foumettre
les chofes même de fentiment à une analyfe
rigoureufe : les uns voudroient réduire
le goût à un inftinct aveugle , &
éterniferoient par - là l'enfance de la raifon
; les autres réfroidiroient l'imagina--
tion & donneroient des entraves au génie
: ces deux extrémités font également
vicieuſes & nuifibles au progrès des Arts.
Il est donc important de fixer la nature
du goût , les lumières qu'il peut tirer de
l'efprit philofophique , & la ligne que
doit féparer l'un de l'autre. Le goût n'eft
point arbitraire , c'eft une vérité inconteftable
; mais eft- il bien décidé que tou
tes les beautés dont les ouvrages de l'Art
font fufceptibles ne foient pas de fon
reffort, comme le prétend M. Dalembert
Il eft des beautés frappantes & fublimes ,
qui faififfent également tous les efprits ,
& dont par conféquent tous les hommes:
font juges ; ce genre de beautés , felon
M. D. n'ont point le goût pour arbitre
mais il en eft qni ne touchent que les ames
fenfibles ,& ce font celles- là qu'il regarde
proprement comme l'objet du goût : ainfi
il définit le goût le talent dé démêler danss
Les ouvrages de l'Art ce qui doit plaire aus130
MERCURE DE FRANCE
1
ames fenfibles & ce qui doit les bleffer,
Peut-être qu'on pourroit confidérer le
goût fous un point de vue plus étendu ,
plus général ; que les beautés fimples ,
fublimes , univerfelles , font auffi bien du
reffort du goût que les beautés plus déficates
; & que le talent de démêler celles-
ci n'eft qu'un goût plus fin , plus exercé.
Quoiqu'il en foit , dans les difcuffions
métaphyfiques , il n'eft question que de
fixer avec précifion les idées qu'on attache
aux mots dont le fens n'eft pas encore
bien déterminé la définition de
M. Dalembert préfente une idée nette &
précife de ce qu'il entend par goût ; l'acception
plus étendue qu'on pourroit donner
à ce terme ne changeroit rien aux réfultats
de fes principes.
Le goût eft fondé fur des principes , il
n'y a donc point d'ouvrages de l'Art dont
on ne puiffe juger en y appliquant ces
principes. La fource de nos fentimens eft
uniquement en nous ; c'eft donc en por
tant une vue attentive au dedans de
nous-mêmes que nous découvrirons des
régles générales & invariables de goût ,
qui feront comme la pierre de touche à
L'épreuve de laquelle toutes les produc
ions du talent pourront être foumifes
La recherche & l'analyfe de ces régles
SEPTEMBRE. 1759. r31
19
font l'objet de l'efprit philofophique ,
mais cette difcuffion doit avoir un ter
me. Il ne faut pas efpérer de pouvoir
remonter aux premiers principes. Vou
loir trouver la caufe métaphyfique de nos
plaifirs feroit un projet auffi chimérique
que d'entreprendre d'expliquer l'action des
objets fur nos fens. Les principes de goût
peuvent donc fe réduire à un petit nom--
bre d'obfervations inconteftables fur no
tre manière de fentir. C'eft jufques- là que
le Philofophe remonte , mais c'est là qu'il
s'arrête , & d'où , par une pente naturel
le , il defcend enfuite aux conféquences .
La jufteffe d'efprit ne fuffit pas , il
faut encore une ame fenfible & délicate ,
» & de plus , dit M. Dalembert , ne
» manquer d'aucun des fens qui compo-
» fent le goût. Dans un Ouvrage de Poc
» fie , par exemple , on doit parler tan
" tôt à l'imagination , tantôt au fenti
» ment , tantôt à la raifon , mais tou
» jours à l'organe ; les vers font une efpéce
de chant , fur lequel l'oreille eft
» fi inéxorable , que la raiſon même eſt
» quelquefois contrainte de lui faire de
légers facrifices. Ainfi un Philofophe
» dénué d'organe , eût-il d'ailleurs tous
» le refte , fera un mauvais Juge en ma
tière de Poëfie.
23
F vj
1152 MERCURE DE FRANCE.
Ce n'eft pas encore affez.d'avoir tous
les fens qui compofen: le goût , il faut
que ces fens ayent été exercés fur les
objets qui appartiennent au goût. Mal
lebranche ne fentoit point les charmes
de la Poefie , quoiqu'il eût les principales
qualités du Poete , l'imagination , le
fentiment & l'harmonie .
M. Dalembert examine enfuite quelles
font les caufes du faux jugement qu'on
porte fur les chofes de goût & il recherche
les moyens de les éviter. Il entre fur
cet objet dans une Métaphyfique trèsdéliée
qu'il n'eft pas aifé de développer
dans un Extrait. Il vange enfuite l'efprit
philofophique des reproches que la fottife
ou l'envie ont coutume de lui faire , &
il avoue que c'eft faire autant d'injure
aux Belles Lettres qu'à la Philofophie ,
de croire qu'elles puiffent fe nuire ou`
s'exclure réciproquement. » Et comment
» le véritable efprit philofophique ſeroitnil
oppofé au bon goût ? Il en eft au
» contraire le plus ferme appui , puifque
» cet efprit confifte à remonter en toat
» aux vrais principes , à reconnoître que
claque Art a fa nature propre , chaque
» ftuation de l'ame fon caractère, chaque
chofe fon coloris ; en un mot à ne
point confondre les limites de chaque
39
→
SEPTEMBRE . 1759.
genre : abufer de l'efprit philofophique
, c'est en manquer.
Je finirai l'analyfe de ce Morceau par
une réfléxion qui le termine & qui mérite
bien d'être recueillie . « Ceux qui poſſé-
» dent & qui connoiffent le moins l'efprit
philofophique en font parmi nous
» les plus ardens détracteurs , comme la
Poefie eft décriée par ceux qui n'ont
» pû y réuffir , les hautes fciences par
» ceux qui en ignorent les premiers prin-
» cipes , & notre fiècle par les Ecrivains
» qui lui font le moins d'honneur.
33
Le Morceau dont il me reſte à rendre
compte eſt intitulé : De l'abus de la Critique
en matière de Religion. Le but que
fe propofe M. Dalembert dans cet Ouvrage
, aufſi intéreſſant par fon objet que
par les circonstances dans lesquelles il
paroît , » eft de vanger les Philofophes
des reproches d'impiété dont on les
"
charge fouvent mal- à-propos , en leur
» attribuant des fentimens qu'ils n'ont
» pas , en donnant à leurs paroles des
» interprétations forcées , en tirant de
leurs principes des conféquences odieu-
» fes & fauffes qu'ils défavouent , en voulant
enfin faire paffer pour criminelles
ou pour dangereufes des opinions que
134 MERCURE DE FRANCE
le Chriftianifine n'a jamais défendu de
» foutenir .
Ce deffein eft digne d'un Philofophe
qui refpecte les vérités du Chriftianif
me , & qui fçait que la vraie Philofophie
& la vraie religion doivent toujours
marcher de front & fe prêter une force
& une lumière mutuelle. Vouloir les oppofer
l'une à l'autre , c'eft nuire à toutes
les deux. Ne nous brouillons point avec les
Philofophes , difoit un Théologien paifble
, modéré & très-religieux. M. Da
lembert ne peut fe diffimuler les progrès
de l'impiété & les attentats des Incrédules
contre la plus fainte des Religions.
» Le defir de n'avoir plus de frein
» dans les paffions , la vanité de ne pas
penfer comme la multitude , ont fait
plutôt encore que l'illufion des fophif-
» mes , un grand nombre d'Incrédules ,
qui felon l'expreffion de Montagne ,
» tâchent d'être pires qu'ils ne peuvent,
On ne peut trop louer le zèle de ceux
qui s'empreffent de vanger la Religion
contre les efforts de l'impiété , mais on
ne peut en même temps s'élever avec trop
de chaleur contre ce zèle prétendu qui
fert de mafque à l'ignorance , à l'orgueil ,
à l'efprit de parti , à des paflions plus
"
"
و د
SEPTEMBRE. 1759 F35
odieufes encore , & dont les méchans &
les fanatiques fe fervent pour allarmer
la piété & détruire la Philofophie.
Rien n'a été plus commun dans tous
les
temps que l'accufation d'irréligion intentée
contre les Sages par ceux qui ne
le font pas. M. Dalembert après avoir
rappellé l'hiftoire de Socrate , d'Anaxagore
, d'Ariftote , paffe à des faits plus
récens. Le Pere Hardouin , moins célèbre
encore par la profondeur de fon
érudition que par l'extravagance de fes
opinions , à fait un ouvrage exprès, pour
mettre fans pudeur & fans remords au
nombre des Athées des Auteurs très-religieux
dont plufieurs avoient folidement
prouvé l'existence de Dieu dans leurs
écrits. Sa folie , dit M. de Voltaire , ôta
à fa calomnie toute fon atrocité ; mais
ceux qui renouvellent cette calomnie dans
notre fiécle , ne font pas toujours recon
nus pour fous , & font fouvent trèsdangereux.
On a accufé Defcartes d'être un Athée
pour avoir dit : Donnez- moi de la matiè
re & du mouvement , & je ferai un monde
, comme fi cette penſée grande &
profonde ne fuppofoit pas la néceffité
d'un être intelligent pour donner l'exi
tence & le mouvement à la matière. On
136 MERCURE DE FRANCE
*
accufé le Newtoniafme de favorifer l'Athéifme
, quoiqu'il n'y ait aucune Philofophie
plus favorable à la croyance d'un
Dieu. La lifte des Philofophes fauffement
accufés d'irréligion eft très-nombreuſe :
jamais les prétextes n'ont manqué au fanatifme
pour fonder cette odieufe impu
tation ; mais en s'élevant contre l'impie
té , du moins ne faudroit- il pas fe méprendre
fur le genre d'impiété qu'on at
taque. On m'accufe de Matérialiſme , difoit
un Pirronien , c'eft à-peu-près comme
ft on accufoit un Conftitutionnaire de Janfenifme.
N'a-t-on pas vu M. de Montequieu
accufé dans le même libelle d'être
Déifte & Spinofiste ?
"
»
»Le nom de Matérialiſme , dit M. Da
lembert , eft devenu de nos jours une
efpéce de cri de guerre : c'eſt là quali-
»fication générale qu'on applique fans
» difcernement à toutes les efpéces d'In-
» crédules , ou même à ceux qu'on veut
» faire paffer pour tels. Dans toutes les
Religions & dans tous les temps le fa-
» natiſme ne s'eft piqué ni d'équité ni de
jufteffe . Il a donné à ceux qu'il vouloit
perdre , non pas les noms qu'ils méri
toient , mais ceux qui pouvoient leur
nuire le plus. Ainfi dans les premiers
fiécles , les Payens donnoient à tous
"
»
SEPTEMBRE. 1759. 137
les Chrétiens le nom de Juifs , parce
qu'il s'agiffoit moins d'avoir raiſon que
» de rendre les Chrétiens odieux.
»
M. Dalembert après avoir rapporté
plufieurs exemples d'imputations ridicules
dont la calomnie fous le nom de zéle a
chargé plufieurs Philofophes , recherche
pourquoi des défenfeurs de la Religion
la plus douce & la plus modefte ont eu
fi fouvent recours aux injures . Ils deshonorent
par- là la caufe qu'ils veulent défendre
, & ne font qu'aigrir & par conféquent
éloigner les efprits que la modération
auroit pu ramener. » Mais l'excès
» en toutes chofes eft l'élément de l'hom-
» me, fa nature eft de fe paffionner fur
tous les objets dont il s'occupe ; la mo-
» dération eft pour lui un état forcé , ce
» n'est jamais que par contrainte ou par
» réfléxion qu'il s'y foumet ; & quand
» le refpect qui est dû à la cauſe qu'il dé-
» fend , peut fervir de prétexte à fon
» animofité , il s'y abandonne fans retenue
& fans remords. Le faux zéle auroit-
il oublié que l'Evangile a deux pré-
" ceptes également indifpenfables , l'a-
" mour de Dieu & celui du prochain ? &
» croit- il mieux pratiquer le premier en
violant le fecond.
Si les accufations téméraires peuvent
18 MERCURE DE FRANCE.
nuire à la Religion, c'eft furtout lorfqu'elles
tombent fur des hommes fupérieurs
dont le nom feul peut donner du poids
aux opinions qu'on leur fuppofe.Qu'a- t - on
gagné à accufer avec tant d'acharnement
Filluftre Auteur de l'Esprit des Loix d'avoir
voulu donner atteinte aux principes
du Chriftianifme ? Les Incrédules fe font
glorifiés du chef qu'on leur donnoit fi
gratuitement , & fon nom leur a donné
plus de confiance que tous leurs fophifmes.
L'autorité eft le grand argument de
la multitude ; & l'incrédulité , difoit un
homme d'efprit , eft une espéce de foi pour
la plupart des impies.
M. Dalembert trace enfuite d'après
l'Hiftoire Eccléfiaftique un tableau court
& frappant des maux que le fanatisme a
produits chez nos ancêtres ; & il fait voir
par ce détail auffi effrayant qu'utile, com、
bien le gouvernement a intérêt de défendre
& d'appuyer les Gens de Lettres.
C'eft à eux que les Souverains doivent aujourd'hui
l'affermiffement de leur puiffance
, & la deftruction d'une foule d'opinions
abfurdes , nuifibles au repos & au
bonheur de leurs Etats.
Je finis cette analyſe par un trait bien
remarquable : » Il n'y a , ce me femble,
qu'un moyen d'affoiblir l'empire de
SEPTEMBRE . 1759 139
1
12
19
29
» l'Inquifition dans les contrées malheu
» reufes où elle domine encore , c'est d'y
» favorifer autant qu'il eft poffible , l'étude
des fciences exactes . Souverains
qui gouvernez ces Peuples , & qui vou→
lez leur faire fecouer le joug de la fuperftition
& de l'ignorance , faites naî
tre des Mathématiciens parmi eux ;
cette femence produira des Philofophes
avec le temps , & prefque fans
qu'on s'en apperçoive . L'orthodoxie la
plus délicate n'a rien à démêler avec
» la géométrie. Ceux qui croyoient avoir
n intérêt de tenir les efprits dans les té-
» nébres , fuffent-ils affez prévoyans pour
preffentir la fuite des progrès de cette
» fcience , manqueroient de prétextes
" pour l'empêcher de fe répandre. Bientôt
l'étude de la Géométrie conduira comme
d'elle - même à celle de la faine Phyfique
, & celle- ci à la vraie Philofophie
, qui par la lumière qu'elle répan-
" dra , fera bientôt plus puiffante que
» tous les efforts de la fuperftition ; car
» ces efforts quelque grands qu'ils foient ,
» deviennent inutiles dès qu'une fois la
Nation eft éclairée.
On trouve dans les deux Morceaux
dont je viens de rendre compte cette hardieffe
de pinceau , ce ton d'humanité &
140 MERCURE DE FRANCE
de Philofophie qui caractérisent les ou
vrages de M. Dalembert. On remarque
même dans le dernier un degré de force
& de chaleur qui peut être produit pa
l'importance & l'intérêt de la matière.
M. Dalembert y marche d'un pas ferme
entre deux fentiers très - gliffans , & fon
courage mérite la reconnoifance & les
éloges de ceux qui aiment fincérement le
véritable Chriftianiſme & la bonne Philofophie.
ESSAI Géographique fur les Illes Britanniques
; 2 vol. in 12 , dont le premier
contient une Defcriptiou de l'Angleterre ,
de l'Ecoffe & de l'Irlande , & les détails
particuliers des Provinces qui les compofent
; avec des Itineraires pour l'intérieur
du Pays : le fecond , le Portuland, avec
le détail particulier des Ports , rades ,
mouillages , & dangers que les Naviga
teurs doivent connoître ; pour joindre
la Carte de ces Hfles , en cinq grandes
feuilles. Par M. Bellin , Ingénieur de la
Marine. Le prix des deux vol. eft de 6
reliés , & des 1. brochés. A Paris , che
Nyon , Libraire , Quai des Auguftins ,
FOccafion.
MERCURE de Vittorio Siri , Tome
XVI..A Paris,chez Durand, rue du foi
SEPTEMBRE. 1759. - 141
ABRÉGÉ de la Grammaire Françoife.
'ar M. de Wailly. A Paris , chez Debure
ainé , Quai des Auguftins , & chez J.
farbou , rue S. Jacques.
FABLES de M. Gay , fuivies du Poëme
el'Eventail , le tout traduit de l'Anglois ,
ar Madame de Keralio . A Londres
fe trouvent à Paris chez Duchefne ,
e S. Jacques, au Temple du Goût. J'en
onnerai une idée dans le Mercure fuiint.
LETTRE fur l'Education , par rapport
ix Langues. A Amfterdam. J'en rendrai
mpte auffi dans le prochain Mercure.
LES Mélanges de Littérature de M.
alembert fe trouvent à Paris chez Lamrt
, Duchefne , Jombert , Deffaint &
aillant , & autres Libraires , & à Lyon,
ez Jean-Marie Bruyzet.
LES Elémens de Mufique du même
uteur , fe trouvent à Lyon chez le même
ibraire , & à Paris chez Jombert , rue
auphine.
Defprez , Imprimeur du Roi , rue S.
acques à Paris , qui a mis en vente le 1
uillet les Tomes XI. & XII . de l'Hiftoire
niverfelle, par M. Hardion , a quelques
142 MERCURE DE FRANCE.
exemplaires de la traduction Italienne di
même ouvrage , dont il y a actuellemen
4 volumes qui fe vendent 3 liv. bro
chés chaque volume . La fuite fe don
nera à mefure de l'impreffion que l'o
fait à l'Imprimerie Royale de Turin, ain
que le Livre intitulé : La Divozione ri
conciliata collo Spirito , operetta di Mon
fignor le Franc di Pompignano , Vefcov
di Puy , dal Francefe transportata p
la prima fiata nell' Italiana favella. I
Torino , 1758. nella Stamperia Reale .
LA Sainte Bible toute Françoife , com
tenant l'Ancien & Nouveau Teftament,
traduite fur la Vulgate , avec de courtes
Notes pour l'intelligence du fens littéral
& prophétique , en un feul volume in fol
ornée d'un Frontifpice en Taille - douce
Prix 24 liv. Chez le même.
L'HISTOIRE abrégée de M. de Thou
par M. Remond de Sainte Albine, 10 vol
in 12. relić. 30 liv. Chez le même.
UNE nouvelle Édition de l'Année
Chrétienne de M. le Tourneux , 13 vol
in 12. 45 liv. Chez le même.
SEPTEMBRE. 1759. 143
LETTRE écrite à Mlle de la Fontaine
par M. l'Abbé de Breteuil , Chancelier
de Monfeigneur le Duc d'Orléans.
Mlle. de la Fontaine voulant rendrefa
reconnoiffance publique , la lettre ſuivante
m'a été envoyée pour être inférée
dans le Mercure . Elle fait l'éloge du
Prince dont elle annonce les bienfaits ;
elle fait auffi l'éloge de celui qui a pris
foin d'attirer les regards du Prince fur la
famille infortunée de l'un des plus grands
Poëtes que la France ait vu naître. Des
marques de protection fi bien placées
font pour les Lettres d'un prix ineftimable
, furtout dans un temps où tout le
monde s'en amufe , & où fi peu de perfonnes
dignes de les encourager s'y intéreffent
véritablement.
J'AI appris , Mademoiſelle, par la voix
publique , que petite fille d'un homme
illuftre & précieux à la Nation , vous
étiez dans une fituation d'autant plus
malaifée que vos infirmités la rendoient
encore moins fupportable , j'ai cru devoir
propofer à Monfeigneur le Duc d'Or
léans dans les Domaines duquel vous
144 MERCURE DE FRANCE .
êtes de vous procurer des fecours que
tout le monde peut recevoir d'une main
auffi diftinguée. Ce Prince qui n'a befoin
que d'être inftruit des chofes décentes &
convenables pour defirer de les faire, m'a
chargé de vous envoyer une petite fomme
que M. l'Abbé de Fourqueux voudra
bien vous remettre de ma part , en attendant
que dans le travail que je ferai
l'année prochaine avec S. A. S. je puiffe
vous fairé mettre fur l'état des penfions.
Je m'estime très - heureux d'avoir pu vous
découvrir dans votre retraite & de pouvoir
vous y procurer un peu d'aifance.
Je ne connois rien de plus flateur pour
moi que de mettre le Prince qui m'hono
re de fa confiance à portée de faire paroître
les grandes qualités de fon coeur.
Vous ne devez fes bontés ni à vos follicitations
, ni à aucune protection , vous
ne les devez qu'à votre nom & à vos
vertus , & c'eſt la meilleure recommandation
qu'on puiffe avoir auprès d'un
Prince ne pour le bonheur de tous ceux
qui lui appartiennent ou qui peuvent en
être conuus.
J'ai l'houneur d'être , Mademoiſelle ,
avec les fentimens les plus refpectueux ,
yotre & c.
ARTICLE
SEPTEMBRE. 1759.
145
1
ARTICLE III.
SCIENCES ET BELLES-LETTRES.
GÉOGRAPHIE.
LETTRE à l'Auteur du MERCURE.
VOUDRIEZ - VOUS bien , Monfieur, aider
de vos lumières de pauvres Curés campagnards
, & décider par la voye de votre
Journal une conteftation très - grave
qui s'eft élevée entr'eux fur la meſure
géographique de la France , telle qu'elle
eft aujourd'hui ? Dans une de nos converfations
politico- critiques , l'un de nous
s'avifa de mettre en fait que la France ,
la Lorraine comprife , contenoit plus de
cinquante mille lieues de fuperficie , en
fuppofant les lieues de 25 au degré , ou
de 2282 toifes , ce que nous croyons
la même chofe. Un autre affura qu'elle
n'en avoit guères plus de 30 mille, & tout
au plus 32. Comme cette différence eft
confidérable , on s'échauffa, ( nous étions
au deffert ) on difputa , on paria , & qui
plus eft on configna les gageures ; nous
crumes tous que pour réfoudre la quef-
G
1
146 MERCURE DE FRANCE.
tion , il ne falloit que recourir à nos Livres
; & chacun ſe promit bien à fon retour
chez lui d'épuiſer fa très-mince Bibliothèque
, & le compas à la main de
mefurer fes Cartes. O curas hominum !
Nos recherches ont été vaines , & nos
opérations algébriques inutiles : nous n'avons
pu décider ; nous avouons notre
ignorance. Voici pourtant quel eſt le réfultat
de nos travaux.
Le Maréchal de Vauban a dit que ,
par le mefurage qu'il a fait fur les
» meilleures Cartes du Royaume, il trouve
» que la France contenoit 30 mille lieues
"
quarrées ou environ , de 25 au degré.
Mais cette autorité ne peut réfoudre la
queftion , parce que Vauban écrivoit en
1698 , immédiatement après le Traité de
Ryfwick ; or depuis ce temps , outre les
conquêtes que le Roi a faites par la force
de fes armes , & le fecours de nos
bonnes prieres , dans la Flandre & dans
les Pays- bas , la Lorraine a confidérablement
augmenté notre Domaine.
Le Dictionn. de Moreri, édit. de 1732,
que nous avons confulté , dit au mot
France , qu'elle s'étend depuis environ
le 42 ° degré de latitude jufqu'au 5 1º , &
depuis le 15 de longitude jufqu'au 29 ° ,
de forte qu'en longueur & en largeur elle
e
SEPTEMBRE. 1759. 147
peut avoir 200 ou 225 lieues. Cette manière
de s'exprimer eft bien vague deux
cens lieues en tout fens donnent 40 mille
lieues, & 225 en produisent plus de so
mille ; ce qui feroit bien l'affaire de l'un
de nos parieurs. Nous vous dirons même
en confidence qu'il y a longtemps que
nous nous appercevons qu'il n'a de Science
que celle qu'il a prife dans le Moreri :
au refte il n'eft pas le feul.
Nous avons encore ouvert le Dictionnaire
de Trévoux de la dernière édition
& nous y avons trouvé que » felon la
» Carte de la meſure de la Terre donnée
» par M. Caffini , la France a d'étendue
» 48400 lieues de vingt-cinq au degré. »
Rien ne paroît plus précis que cette
autorité , d'autant plus qu'elle eft fondée
fur des détails : cependant nous n'avons
pas cru devoir nous y foumettre ; car , en
oppofant M. de Caffini lui- même à l'énoncé
du Dictionnaire , nous trouvons
beaucoup à rabattre fur les 48 mille
lieues. Cet Académicien a donné en
1744 conjointement avec M. Maraldy ,
une Carte de la France levée avec beaucoup
de foin ( au moins le penfons - nous )
& connue fous le nom de Carte des triangles
. Or par le mefurage de cette même
Carte fait le plus exactement qu'il nous a
Gij
148 MERCURE DE FRANCE.
été poffible , ce qui n'eft pas trop dire ;
nous ne trouvons que 3 1 à 32 mille lieuës.
Bien plus , M. de Caffini nous a promis
un Atlas François très - détaillé , très- cher ,
dont on a déjà bon nombre de Cartes ,
avec un timbre qui porte Munificentia
Regis optimi , & qu'on nous vend pourtant
4 liv. la feuille. Suivant le Profpectus
, il y aura 174 Cartes particulières ; &
chacune fera de 40 mille toifes de l'Eſt à
l'Ouest , fur 25 mille du Nord au Sud ; ce
qui fait environ 192 lieues quarrées : mais
de ces 174 Cartes promifes, il n'y en aura
que 24 entièrement remplies par le terrein
de la France ; les so autres ( quoique
payées auffi cher ) ne le feront qu'en partie,
l'une au tiers , l'autre au quart, d'autres
à moins. Mais en les fuppofant l'une dans
l'autre à moitié, il s'en faut bien que nous
trouvions les 48400 lieues de fuperficie annoncées
par le Trévoux; car 124 cartes de
192 lieues chacune ne donnent que 23800
lieues , & so Cartes de 96 lieuës n'en produifent
que 4800. Total 28600. Ce qui
fait une différence de 20 mille lieuës,
L'autre parieur auroit donc gagné.
Nous avons encore fait d'autres recherches
très -pénibles , très -érudites , mais tout
auffi infructueufes. Nous en ferons grace
à vos Lecteurs. Nous avons confulté nos
SEPTEMBRE. 1759. 149
Voifins , nos Vicaires , nos Seigneurs , les
Baillifs de nos Villages , jufqu'au Magifter
, & quelques - unes de nos Servantes
; perfonne n'a pu nous inftruire. Nous
avons écrit à la Ville voifine ; les Bourgeois
n'en fçavent pas plus que nous. Notre gageure
eft donc reftée indécife , jufqu'au
prochain Mercure, où nous espérons trouver
la folution de ce problême . Nous ne
manquerons pas en buvant à la fanté du
Curé perdant , de boire à la vôtre, Monfieur
, de tout notre coeur , & à celle
des perfonnes qui voudront bien nous
éclairer.
Nous fommes avec refpect , &c.
RE'PONSE de l'Auteur du Mercure.
N n'a pu fçavoir de M. de Caffini ;
à qui cette Lettre a été communiquée ,
fur quel fondement on avoit fixé cette
étendue à 48400 lieues quarrées. Une
pareille détermination ne peut avoir lieu
qu'après qu'on aura levé en entier la
Carte géométrique à laquelle on travaille
à force de tous côtés. On efpère qu'elle
fera finie dans cinq ou fix ans au plus ;
jufques - là on ne peut rien dire de cer
G iij
aso MERCURE DE FRANCE.
tain fur le contenu des feuilles qui circonfcrivent
le Royaume , dont on n'a
encore levé qu'un petit nombre. Il faut
donc différer de quelques années la décifion
de la gageure fur laquelle on me
fait l'honneur de me confulter.
Le dernier article de la Lettre mérite
auffi une réponſe. L'Atlas François dont
il est question exige des dépenfes confdérables
qui ne peuvent rentrer de longtemps.
Celles qui ont été faites par l'Eta :
fous les règnes de Louis XIV & de Louis
XV , pour faire lever géométriquement
par différens Académiciens le canevas ou
chaffis de la Carte de 60 en 60 mille toifes,
ont donné lieu à la devife Munificentia
Regis optimi. Si ce premier travail qui
comprend les mefures du Méridien , des
perpendiculaires & parallèles à la Méridienne
, ainfi que la détermination des
côtes maritimes , & qui nous donne un
très-grand nombre de points , déterminés
avec toute la précifion poffible par des
Membres de l'Académie , pour affujettir
tous les autres points déterminés par nos
Ingénieurs ; fi ce travail , dis-je , n'avoit
point été précédemment exécuté aux
dépens du Roi, jamais aucune Compagnie
n'auroit pu tenter l'exécution d'une Carte
géométrique du Royaume, vû la longueur
SEPTEMBRE . 1759. 151
des opérations commencées en 1666 ,
terminées vers 1740 , & l'impoffibilité
d'en rejetter les frais fur la vente des
feuilles qui fuffit à peine pour payer le
tiers du travail actuel.
Un bon Ingénieur léve , calcule & deffine
une demi-planche par année ; on
lui paye chaque planche 4200 liv. y
compris 1000 liv. de gratification qui lui
font promifes fi fon ouvrage eft auffi exact
qu'il eft poffible. Il en coute 500 liv.
pour faire vérifier chaque planche par
un autre Ingénieur. La gravure des planches
revient à 1200 liv. les cuivres, l'impreffion
, & les faux-frais à 100 liv . par
planche. Il ne paroît pas une feuille entière
qu'il n'en ait couté 6000 1. à la Compagnie.
On a évalué enfemble toutes les
dépenſes , on en a divifé la totalité par
le nombre des planches , c'est-à- dire par
174 , pour fixer un prix moyen : autrement
il auroit fallu mettre des feuilles à
6 liv . d'autres à 5 liv . d'autres à 30 fols
& c. ce qui pourroit caufer beaucoup
d'embarras dans les détails. Le débit n'a
pas encore paffé soo exemplaires de chaque
planche , par conféquent il s'en faut
de beaucoup que la Compagnie ne tire
Les frais.
Giv
152 MERCURE DE FRANCE
MEDECINE.
REMEDES contre les morfures de chiens
enragés,piqûures & morfures de ferpens,
viperes &c. que le fieur MERLET donne
au Public.
Si quelque chofe peut flatter l'homme
I
dans cette vie , c'eft fans doute le plaifir
de foulager fes femblables ; un coeur véritablement
généreux en cherche l'occafion
, & l'embraffe avec plaifir ; à l'exemple
du Soleil qui éclaire tout le monde,
il étend fes largeffes & fes bienfaits fur
tous les hommes fans diftinction des bons
& des mauvais ; perfuadé que c'eft le vrai
moyen d'approcher du grand modèle de
perfection.
C'est donc manquer aux devoirs de l'humanité
que de refufer au Public les fecours
qui lui font néceffaires , furtout s'il eft en
notre pouvoir de les lui procurer. L'amour
de la Patrie, & cette amitié mutuelle qui
doit régner entre tous les hommes , & qui
doit faire le principal lien de la fociété civile,
ne doivent- elles pas nous y engager ?
Ce font elles qui m'ont fait naître l'idée de
SEPTEMBRE. 1759 . 153
rendre publique la véritable façon de
traiter la rage, les piqûures & morfures de
ferpens , viperes &c. Remedes prefqu'inconnus
jufqu'aujourd'hui.
Perfonne n'ignore le malheur de ceux
qui font atteints de ces maux ; les premiers
périffent d'ordinaire miférablement
faute d'être fecourus : les derniers ne
font pas moins à plaindre , & ne courent
pas moins de rifques , puifqu'en moins
de fix heures nous les voyons perclus. Le
venin qui fe communique au fang , circule
avec lui de veine en veine , & le
corrompt en un inſtant .
Il n'eft pas néceffaire pour remédier å
ces maux de confommer une partie de
fes jours dans un laboratoire ; nous n'avons
d'ailleurs befoin d'aucuns fecours
étrangers ; nous n'irons pas parcourir les
Pays lointains pour y chercher les remédes
qui nous font néceffaires ; notre Continent
nous en fournit abondamment ; la
terre cette bonne mere , nourrit & fait
fortir de ſon ſein de quoi nous foulager
c'eft d'elle que nous devons tirer ce dont
nous avons befoin ; les plantes & les fimples
fes dignes nourriffons que nous founous.
foulons
journellement aux pieds pour n'en pas
connoître tout le prix , nous fourniront
les fucs néceffaires pour nos opérations.
Gw
20
154 MERCURE DE FRANCE.
Pour la Rage.
Prenez une poignée de petites marguerites
blanches nouvellement cueillies ,
avec leurs racines que vous nettoyerez en
ôtant la terre fans les laver.
Une demie poignée de racine d'églantiers
les plus jeunes , que vous nettoyerez
comme les marguerites , & les fendrez
par petits morceaux pour qu'ils fe puiffent
piler plus facilement.
Une Racine de Scorfonnere , apprêtée
omme deffus.
Une pincée de Sauge.
Une demic gouffe d'ail mondé de fa
peau.
Deux ou trois feuilles d'herbes de la
Rue.
Une poignée de fel marin.
Vous pilerez le tout enſemble , & autant
que faire fe pourra dans un mortier
affez grand pour que le fuc dont on a befoin
ne fe répande point , & lorfqu'il
fera bien pilé , vous le mettrez dans un
pot de terre verniffé , & y mettrez pardeffus
environ deux bouteilles de vin
blanc ; vous laifferez infuſer le tout pendant
24 heures , vous en ferez boire au
Malade environ deux verres , ou un bon
gobelet tous les matins à jeun pendant
SEPTEMBRE. 1759. 155
huit jours confécutifs , obfervant de ne le
laiffer ni boire ni manger de trois heures
après ; il pourra enfuite prendre fon travait
& fes exercices ordinaires.
Pour les morfures de Serpens , Vipères, &c.
La perfonne qui aura été mordue ou
piquée , prendra la tête de l'animal , la
fendra en deux , & la mettra fur la piquûre
; enfuite elle prendra le ferpent ou
vipere , le fendra en deux le long du
ventre , prendra le foye , en ôtera le
fiel , enſuite il délayera ce même foye
dans une taſſe s'il en a , ou autre choſe
commode , même dans fon fabot , & enfuite
il l'avalera.
Mais comme il eft difficile de fe fervir
de ce reméde tant parce que celui qui
a été piqué ou mordu ne s'arrête pas à
regarder de quel côté fon ennemi tourne
la tête , que même la plupart des enfans
à qui ces accidens arrivent, ne déſignent
pas affez bien les endroits , on fe fervira
du reméde fuivant.
Prenez une demie poignée de racine
de bardane que vous ratiflerez bien , &
en jetterez le coeur.
Une poignée de racine de bouillon
blanc apprêtée comme la bardane.
Une poignée de peau de racine de
G vj
156 MERCURE DE FRANCE.
frefne la plus tendre & bien ratiffée.
Pilez le tout enfemble , & le faites
infufer dans une bouteille de vin blanc ,
& en faites boire au malade le matin à
jeun pendant l'espace de huit jours. S'il
arrivoit que le malade eût fait quelque
ligature pour empêcher la circulation
du venin , vous la lui ferez défaire fur
le champ , autrement il courroit riſque
d'être eftropié.
Le grand nombre de perfonnes de l'un
& l'autre fexe qui ont fait ufage de ces
remédes , & dont le bas Poitou fourmille
, ( pour m'exprimer ainfi ) eft une
affez grande preuve de leur efficacité , &
la meilleure atteftation que j'en puiffe
donner. Mon ayeul du côté maternel ,
que la mort a enlevé depuis peu d'années
, s'eft fait un plaifir de les adminiſtrer
pendant le cours d'une affez longue vie.
Ma mere à fon exemple , quoique d'une
fanté & d'un âge à faire croire qu'elle
touche au bout de fa carrière , rend aux
malades les mêmes foins en toute occafion.
Ce feroit donc commettre une injuftice
manifefte envers les hommes , d'emporter
avec moi en l'autre monde un
fecret auffi précieux , & dont je fçai
que le Public a tant de befoin . L'amour
SEPTEMBRE. 1759. 157
de la Patrie me dicte d'autres fentimens ,
& n'étant fenfible à rien plus qu'au plaifir
de foulager les malheureux , je laiſſe
à quiconque voudra à imiter cette eſpéce
de Monftres qui croyant n'être nés
que pour eux , fçavent renfermer dans
un cercueil , & priver le Public de pareils
tréfors , comme fi le Ciel leur en eût pour
eux feuls réfervé la connoiffance .
Le Public fera j'efpere affez judicieux ,
pour croire que ce n'eft pas dans des
vues d'intérêt que je lui fais part de ces
remédes ; je ne prétends pas faire de ma
générofité ( fi c'en eft une ) un des plus
infâmes commerces du monde ; je ne me
propofe pour récompenfe de mon bienfait
que le feul contentement que goute
ordinairement une belle ame à pouvoir
foulager fes femblables.
Ala Rochelle , ce huit Mai milſept cent trenteneuf.
G. MERLET.
Le College Royal de Médecine , dans
fon aſſemblée de ce jour, après une lecture
exacte , a approuvé le Mémoire ci-deffus :
composé par le fieur Merlet,formulé avec
les plantes les plus efficaces dans pareils
accidents ; elle l'a jugé digne de l'impreffion
pour l'utilité publique , d'autant
plus qu'ils ont été éprouvés avec fuccès
58 MERCURE DE FRANCE.
depuis plufieurs années par les Ancêtres
Pere & Mere dudit fieur Merlet qui en
fait préfent au Public. Délibéré à la Rochelle
le 8 Mai 1759. Signé GIRARD DE
VILLARS , Syndic du Collège Royal de
Médecine & Doyen réfident.
PROSPECTUs d'une Hiftoire de
la Milice Françoife .
NOTA. Ne pouvant donner ce Profpectus en
entier , je me borne à l'expofition du plan de
l'Ouvrage immenfe qu'il annonce.
PuUISQUE entraînés par le defir de
nous perfectionner dans la fcience des
armes , nous nous appliquons à connoître
parfaitement l'Hiftoire Militaire des Grecs
& des Romains , celle des François qui
nous offre un ſpectacle plus intéreffant &
plus varié , doit être auffi pour nous une
fource plus féconde d'inftructions .
Tous les événemens qu'elle renferme
ont contribué à la gloire de nos Ancêtres.
La plupart fe font paffés dans les lieux
mênics que nous habitons : il n'en eft
point qui ne fixe l'époque de l'illuftration
de quelqu'une de nos Maifons , & qui
ne nous rappelle un Héros de la Nation
SEPTEMBRE. 1759. 159
Les circonftances des faits mémorables ne
fe font point perdues avec leurs Auteurs :
de ceux- ci , elles ont paffé de bouche en
bouche jufqu'à leurs Defcendans les plus
éloignés , intéreffés pour leur propre gloire
à en perpétuer le fouvenir. Nous partageons
en quelque forte avec tous ces
Grands Hommes les honneurs dont ils
ont été décorés comme celui de leur
appartenir devient la honte de leur
postérité quand elle ne cherche point a
leur reffembler ; auffi n'eft-il point de
titre glorieux dans l'Etat , où malgré le
défaut de naiffance , on ne puiffe afpirer
en les imitant.
,
Il Y à deux manieres d'étudier & de
compofer l'Hiftoire Militaire de la Nation.
Dans la premiere , on s'attache feulement
à démêler depuis l'origine de la Monarchie
, tous les changemens arrivés chez
elle dans l'art de faire la guerre . On
recherche quelles furent les armes des
premiers François on en examine la
forme & les différentes efpéces . On veut
fçavoir fi la force des armes confiftoit
en Infanterie ou en Cavalerie ; quelle
partie de la Nation étoit deſtinée à
les armes ; quelle étoit la durée du Service
Militaire ; comment fe faifoit la levée
des Soldats ; quelles fortes de divifions
porter
160 MERCURE DE FRANCE.
on en formoit , & les Chefs qu'on leur
donnoit ; la maniere de combattre , de
camper , de fe retrancher ; les différens
ordres de Batailles ; les méthodes employées
dans l'attaque & dans la défenſe
des Places ; les moyens de pourvoir à la
fubfiftance & à la confervation des armées;
quelles étoient les peines & les récompenfes
militaires. On compte les Batailles
qui fe font données , on en détermine la
datte & le lieu ; on compare tout ce que
les Chroniques anciennes nous ont confervé
de ces temps reculés ; on cherche
dans la narration des faits connus , les
traits les plus propres à répandre la lu
mière fur toutes les parties de ce fujet..
A mesure qu'on avance dans la carrière,
on obferve plus attentivement les révolutions
que la Milice peut avoir éprouvées &
l'influence qu'elles ont eue dans le fyftême
général de la guerre : on fait une énumération
de toutes les fortes de Troupes
qui fe font fuccédées les unes aux autres ;
on détermine celles qui ont exifté en
même temps , leurs changemens & l'ordre
de leur fucceffion . On veut connoître les
dignités militaires , les Perfonnages illuftres
qui les ont remplies , les fonctions
qui s'y trouvoient attachées , leurs droits ,
leurs prérogatives ; en quel temps elles
SEPTEMBRE. 1759. 161
fe font éteintes , & les nouveaux grades
qui ont été fubftitués aux anciens .
Comme en approchant de notre temps
les moyens de s'inftruire fe multiplient ,
que les établiifemens des derniers Siècles
& leurs ufages ont des rapports moins
éloignés avec ceux que nous pratiquons ,
& qu'il s'en eft confervé plufieurs jufqu'à
nous , on peſe davantage fur les circonftances
des actions célèbres ; on raffemble
un plus grand nombre de faits , on les difcute
avec plus de préciſion ; & leur réunion
forme un flambeau , à la clarté duquel on
cherche à développer l'origine & les
caufes de la conftitution actuelle de notre
Milice de terre & de mer.
Il n'eft pas douteux que pour approfondir
ainfi l'Hiftoire Militaire de la Nation
, on ne foit obligé d'employer beaucoup
de temps & de peines , & de faire
des recherches immenfes : la matiere eft
noyée dans une prodigieufe quantité d'écrits
, anciens & modernes ; il faut en
extraire avec art les parties difperfées ,
les dégager de ce qui leur eft étranger
en compofer un tout , & le préfenter enfuite
fous le point de vue le plus propre à
intéreſſer un Lecteur.
Mais ce n'eft point affez qu'un ſemblable
ouvrage ſoit rempli d'érudition : dans
162 MERCURE DE FRANCE.
un traité militaire , la fcience doit être
toujours fubordonnée à l'inſtruction ; entaffer
les uns fur les autres une multitude
de faits ifolés , en les appuyant de beaucoup
de citations & d'autorités , c'eſt
charger la mémoire fans nourrir ni l'efprit
ni le jugement. L'homme de guerre a befoin
d'un aliment plus folide : offrons-lui
des faits , citons des exemples ; mais en
petit nombre , choifis avec foin & tellement
analyfés qu'il y trouve des principes
invariables d'action & de conduite .
Tel eft le but qu'on doit fe propofer en
écrivant fur l'Hiſtoire Militaire des François
; & ceft ce qui conftitue la feconde ,
ou fi l'on veut , la véritable maniere de
s'appliquer avec fruit à ce genre d'étude.
Cette méthode confifte à rechercher
dans la fuite des événemens que l'Histoire
met fous nos yeux , dans leurs cauſes &
dans leurs effets , les progrès tantôt lents ,
tantôt rapides de l'art de la guerre parmi
nous ; à le fuivre conftamment dans toutes
les viciffitudes qu'il a effuyées non pour fatisfaire
une vaine curiofité, mais pour dif
cerner dans chacun de fes changemens en
quoi on s'eft éloigné ou rapproché de fes
maximes fondamentales ; en un mot à
faire en forte que les époques même de
La décadence nous offrent des leçons auffi
SEPTEMBRE. 1759 . 163
utiles , que les temps
où il a paru
s'élever
le plus
près de la perfection
.
Les fiécles où la difcipline militaire a
été remife en vigueur dans les armées ,
exigent furtout une attention particulière.
Il eft important de faire obferver que fon
rétabliſſement a toujours changé la face
de l'Etat , & qu'il a été l'inſtrument de fa
gloire & de fa grandeur.
Il faut démontrer que la bravoure des
François ne les a jamais mieux fervis que
dans les conjonctures où l'ordre & la
fubordination en ont dirigé les efforts ;
que s'ils ont remporté des victoires.
par la feule fupériorité de leur courage ,
c'est qu'ils combattoient alors contre des
Adverfaires moins aguerris & moins exer→
cés qu'eux ; & qu'ils n'ont au contraire
éprouvé de certains revers que pour s'être
livrés aveuglément & fans régle à l'excès
même d'une valeur impétueufe : la connoiffance
des fautes commifes en ce genre,
fert du moins à nous précautionner contre
de pareils malheurs.
•
Ces vérités deviendront plus fenfibles
fi l'on s'arrête de temps en temps
à confidérer chez les ennemis de la
Nation tout ce qui peut avoir rapport à
la guerre
.
Leurs pratiques militaires étant miſes
en oppofition avec les nôtres , les prin164
MERCURE DE FRANCE.
cipes des grands événemens fe dévoilent
plutôt à nos yeux ; des fuccès éclatan
n'ont plus rien qui nous étonne ; & l'on
ceffe d'être furpris qu'après des défaites
multipliées , le vaincu fe foit relevé de
fes malheurs , & qu'il ait pu trouver jufques
dans fa foibleffe des reffources infaillibles.
Le gain & la perte des barailles
ne nous paroiffent plus que ce qu'ils font
réellement , les effets conftans & néceffaires
des mêmes caufes.
commerce conti-
Comme il le fait d'ailleurs entre des
Peuples voifins un
nuel d'idées , d'inventions & d'ufages ,
que l'un prend indifféremment chez l'autre
ce qu'il croit y appercevoir de bon , &
qu'il fe l'approprie en quelque forte , en
le
perfectionnant , il eft avantageux de
connoître ce que les François doivent aux
différentes Nations avec lesquelles ils ont
fait la guerre .
Quand ils pénétrèrent dans les Gaules ,
ils apprirent des Romains , foit comme
Stipendiaires , foit comme Alliés, les premiers
élémens de l'art militaire. Après
s'être formés fous eux à leurs exercices &
à leur difcipline , ils parvinrent à les vaincre
& ils élevèrent fur les ruines de leur
Empire une nouvelle domination.
Cet efprit d'ordre & de régle puifé dans
SEPTEMBRE. 1759. 165
les Camps Romains auquel les François
dûrent leurs premiers fuccès , s'affoiblit
fous les Deſcendans de Clovis . Les grandes
vues de Charlemagne le firent revivre,
mais il s'éteignit bientôt , & l'on n'en découvre
plus de veftige à la fin de la feconde
Race.
Après l'oubli général de l'art militaite
en Europe , lorfque nous recherchons dans
les fiécles poftérieurs le temps de fa renaiffance
, nous en trouvons les premières
traces chez les Peuples voisins , & nous
voyons qu'il n'en eſt aucun qui n'ait été
notre maître dans quelque partie de la
guerre .
Nous avons reçu des Anglois les premiers
exemples de l'ordre & de la difcipline
; les Allemands ont appris à notre
Cavalerie à combattre en Eſcadrons , &
défillé nos yeux fur la foibleſſe de la haye
fimple qu'on lui faifoit former auparavant
; le bon ufage & la force de l'Infanterie
ne nous font connus que d'après
les Suiffes & les Italiens , les Terces Ef
pagnols font le modèle de nos Régimens :
nous devons encore à cette Nation la
méthode de diftribuer les Soldats d'une
Compagnie par chambrées , établiſſement
dont les avantages font immenfes , quoique
l'habitude nous empêche d'y faire at
tention.
166 MERCURE DE FRANCE.
Les véritables régles de la Tactique &
la manière de varier les ordres de batailles,
fuivant le & la nature
du terrein , ne nous font connus que
depuis Alexandre Duc de Parme , le Prince
Maurice de Naffau , le Grand Guſtave .
genre
des troupes
Lofque l'imitation fe rapporte à des
objets effentiels , elle ne fçauroit être ni
trop prompte ni trop conftante. Cependant
par un effet ordinaire des alternatives
de zèle & des relâchemens fi communs
à la Nation , il n'eft point rare
que nous abandonnions quelquefois des
pratiques très-utiles avec la même vivacité
que nous les avions adoptées ; & qu'en
dépit de l'expérience , nous perfévérions
long-temps dans des ufages pernicieux.
Nos peres font tombés fouvent dans
cet abus de la raiſon ; peut-être n'en fommes-
nous pas tout -à-fait exempts ; ces
traits remarquables font encore une partie
effentielle de notre Hiftoire Militaire ,
& ne doivent point échapper à la juſteſſe
& à la folidité des réflexions d'un Ecrivain
.
Après avoir ainfi porté une vue gé
nérale fur toute les parties de la Guerre ,
on peut entrer dans l'examen des grandes
entrepriſes formées par la Nation :
rien n'eft plus fatisfaisant que de calcu
SEPTEMBRE. 1759. 167
ler tous les moyens mis en oeuvre dans
les conjonctures , & s'affurer que l'évènement
a répondu aux différens degrés
de prévoyance & d'activité dont on a
ufé.
Quand on voit , par exemple , Charles
VIII marcher à la conquête du Royaume
de Naples , n'ayant point d'argent
dans fes coffres , obligé d'en emprunter
gros intérêts de quelques Banquiers de
Gênes & de Milan, dénué enfin des chofes
les plus néceffaires pour une ſemblable
expédition , on ne doute nullement que
le défordre des Finances ne doive paffer
rapidement juſques dans l'Armée , & que
les fuccès les moins efpérés ne tournent
enfin au préjudice de l'Etat .
A ces connoiffances il en faut ajouter
une autre qui dépend des précédentes ,
& qui leur donne un nouveau degré d'utilité
c'eft celle des grands Hommes de
Guerre de la Nation , des exploits qui
les ont rendus célébres , de leur caractè
re , de leurs fuccès & de leurs fautes.
Les erreurs des perfonnages illuftres ne
font pas moins un fond d'inftruction pour
nous , que leurs actions les plus héroï
ques.
Les traités de Tactique François, dans
quelque temps qu'ils ayent été compofés ,
}
168 MERCURE DE FRANCE:
ainfi que tous les autres écrits que nous
avons fur la Guerre , appartiennent encore
à l'Hiftoire Militaire de la Nation ;
ce font autant de monumens précieux
qu'il faut rechercher avec foin , & dont
le fouvenir doit être confervé dans des
extraits fidèles : ils conftatent les progrès
de l'art bien mieux que des faits. Ceux- ci
peuvent être facilement altérés. L'adulation
ou l'envie les chargent fouvent de
leurs couleurs , mais le génie d'un Auteur
dogmatique fe manifefte dans fes
Ouvrages tel qu'il eft , & il eft à préſumer
que l'étendue de fes lumières dans la
matière qu'il traite , eft celle du fiécle où
il a vécu.
pas Les opérations Militaires ne font
pour un véritable homme de Guerre l'objet
unique de fon zèle & de fon application
: tout ce qui fans énerver la difcipline
& fans nuire à la fubordination
peut contribuer au bien être , à la confervation
, à la fanté du Soldat , doit l'affecter
vivement . Quelque profond qu'il
foit dans l'art des manoeuvres , il a peu
fait pour l'Etat , s'il n'apprend pas à ménager
la vie des hommes qui lui font confiés
, & s'il n'employe pas tous fes foins
pour en diminuer la confommation : les
moyens en font offerts en tous temps ,
SEPTEMBRE. 1759 169
il ne s'agit que de vouloir les pratiquer ,
ils font répandus dans ces fages Régle
mens qui ont été renouvellés de nos
-jours & que le zèle du bien public a dictés ;
leur connoiffance importe trop à l'Officier
pour qu'il puiffe la négliger : il eft
donc effentiel de lui rappeller à cet
égard toute l'étendue de fes devoirs , en
lui donnant un précis des Ordonnances
qui les renferment les avantages que
l'Etat en retire méritent auffi d'être confidérés.
Nous devons apprendre à quel
point la Patrie peut être redevable au
ministère de la Guerre , quand l'amour
éclairé de fon Chef eft fecondé par la
commune activité de tous fes Membres.
Nous croyons qu'une Hiftoire Militaire
de la Nation , travaillée fur le plan
dont ont vient de tracer une efquiſſe
réuniroit , fi elle étoit bien faite , les deux
objets d'agrément & d'utilité ; ce feroit
en quelque manière , un corps de fcience
complet , mais dépouillé de la féchereffe
d'un traité purement dogmatique : toutes
les parties de la Guerre s'y trouveroient
expliquées , & l'Officier pourroit y puifer
d'autant mieux les principes de fon
métier ,, que les préceptes étant toujours
appuyés fur des exemples , fon ame ſe
formeroit aux grandes actions , en même
H
1
170 MERCURE DE FRANCE.
temps qu'il orneroit fa mémoire de faits
curieux & intéreffans. Le fruit qu'on eft
en droit d'attendre d'un femblable Ouvrage
, furtout dans un temps où le defir
de s'inftruire commence à remplacer
chez l'Officier François le vuide & la
frivolité de fes anciennes ocupations ,
nous a vivement frappés , & l'envie de
confacrer nos veilles au bien de la Patrie,
nous a engagés à l'entreprendre : nous
nous y fommes déterminés auffi parce
que dans le nombre des Ecrits militaires
qui ont paru jufqu'à préfent , nous n'en
connoiflons point qui rempliffe l'idée que
nous avons conçue de celui-ci.
Le Pere Daniel eft le feul Auteur qui
ait traité en détail la même matière : fon
Hiſtoire de la Milice Françoiſe eft pleine
de recherches fçavantes , c'eft prefque
ane collection complette de tout ce que
les Annales anciennes & modernes nous
fourniffent en ce genre de plus certain ;
mais l'Auteur n'ayant prétendu qu'à la
qualité d'Hiftorien, s'eft contenté de compiler
des faits , & ne s'eft point propofé
de tracer des leçons ni de pénétrer
dans le fond de fon Sujet. Nous defiretions
avoir les talens néceffaires pour fuppléer
avec fuccès à ce qui manque à fon
SEPTEMBRE. 1759 171
Ouvrage ; mais nous n'ofons l'efpérer
qu'autant que nos Sçavans Militaires
voudrons nous aider de leurs confeils &
nous communiquer leurs lumières. Quelque
grande que foit l'entreprife , on peut
avec de pareils fecours , la tenter fans
être téméraire.
Nous nous propofons d'abord de paſſer
rapidement fur les objets de fimple curiofité
, & de ne nous fixer qu'à ceux qui
peuvent contribuer à l'inſtruction particu
Îière de l'Homme de guerre. Conféquemment
nous pensons qu'il fuffira de donner
dans un Difcours préliminaire en forme
de differtation hiftorique & critique , une
notion fuccinte , mais exacte , des ufages
militaires des François fous les Rois de
la première & de la feconde race. Nous
ferons en forte que rien d'effentiel au
Sujet ne foit omis , & qu'il y paroiffe
dégagé d'une vaine oftentation de fcience,
plus propre à rebuter le commun des
Lecteurs qu'à l'éclairer.
L'Ouvrage ne commencera véritable
ment qu'avec la troifième race ; depuis
cette époque nous tâcherons d'approfondir
les matières autant qu'elles paroîtront
l'exiger , & nous leur donnerons plus ou
moins d'étendue fuivant qu'elles auront
un rapport plus ou moins éloigné avec les
Hij
172 MERCURE DE FRANCE
ufages qui fubfiftent aujourd'hui parmi
nous ; chaque fujet fera pris dans fon
principe, fuivi dans ſes variations , & conduit
jufqu'à fon état actuel.
L'Auteur donne enfuite la diftribution des Chapitres
; & plus fon plan fe développe , plus on re
connoît l'étendue & l'importance de ſon objet.
MECHANIQUE.
TOUS ous ceux qui connoiffent la conftruction
des pompes , & qui ont fuffiſamment
réfléchi fur la proportion de toutes
les parties des pompes à bras qui font
menées par une manivelle accompagnée
d'un volant , auront pû remarquer que
pour que l'homme qui agit travaille le
plus aifément qu'il lui eft poffible, en employant
fa force le plus avantageufement,
il faut que la manivelle où font appliquées
les mains ait aux environs de 14
pouces 14 ou 5 pouces tout au plus ;
un moindre rayon ne lui donne pas affez
d'avantage , un plus grand rayon fait
trop élever les bras & baiffer le corps , &
met l'homme hors de fa véritable force.
On aura encore pu remarquer que
l'homme appliqué à une manivelle du
SEPTEMBRE. 1759 173
rayon que nous venons de dire être le
plus favorable , & en fuppofant le centre
du cercle qu'elle décrit à 37 ou 38 pouces
de terre , ou au niveau de fon nombril ,
qui eft la hauteur la plus commode , foit
pour une pompe foit pour un chapelet ;
on aura pu remarquer , dis-je , qu'il lui
fait faire de 40 à 48 tours par minute :
s'il en fait moins ou davantage , il fe fatigue
beaucoup plus & ne peut travailler
auffi long - temps fans fe repofer qu'en
faifant de 40 à 48 tours , en fuppofant
même que l'axe foit chargé d'un volant
qui foulage beaucoup l'agent , non en lui
donnant de la force , comme fe l'imaginent
les gens qui n'ont aucun principe ,
mais en rendant le mouvement plus uniforme
, fe chargeant de ce que la puiffance
a de force de refte dans certains inftans
du tour de la manivelle pour la reftituer
dans les inftans où l'agent én a le moins .
Cela pofé , on voit que toutes les fois
que la manivelle des piftons eft appliquée
au même axe que celle de la puiffance ,
comme cela eft prefque partout , il faut
que chaque pifton monte aux environs de
40 à 48 fois par minute, & qu'il defcende
autant , que chaque foupape s'ouvre &
fe ferme 40 à 48 fois par minute , que la
colonne s'arrête & foit remife en mou-
Hiij
174 MERCURE DE FRANCE
fe
vement autant de fois , ce qui ne peut
faire qu'aux dépens de ce que devroit
produire la puiffance qui eft obligée de
vaincre à chaque fois la force d'inertie
de la colonne d'eau par autant de petites
fecouffes prefque femblables à des coups
de marteau , d'autant plus violentes &
par conféquent d'autant plus contraires
au produit de la pompe , que les coups
de piftons font plus fréquens , ajoutant
que plus les coups de piftons font fubits
ou violens , plus les pièces font reffort ,
ce qui contribue encore beaucoup à diminuer
le produit de la pompe. On doit voir
enfin que les foupapes ne peuvent jamais
fe fermer affez promptement pour ne pas
laiffer redefcendre à chaque fois une partie
de l'eau qui étoit montée.
En voilà bien affez pour faire fentir
le défavantage qu'il y a à difpofer les
pièces qui font le mouvement d'une
pompe , de manière que les piftons jouent
auffi vite qu'ils le font à toutes ces fortes
de
pompes
.
Nous avons cependant fait obferver
ci-devant que l'agent fe fatigueroit davantage
s'il faifoit faire moins de tours à
la manivelle où il eft appliqué . Il eſt
donc néceffaire lorfqu'on voudra mieux
faire , d'employer un engrenage en metSEPTEMBRE.
1759. 175
tant une roue dentée à l'axe de la manivelle
des piſtons , & un pignon ou une
lanterne à l'axe de la manivelle de l'a-.
gent , de telle forte que cette dernière
faffe quatre ou cinq tours ou davantage
fi on veut, pour en faire faire un à la manivelle
des piftons.
Mais , dira-t-on , cet engrenage ang- .
mente la cherté de la pompe , tant par la
roue & le pignon , que par un axe d'augmentation
, par les poailliers , chappes &
boulons qu'il faut de plus , & par l'ajuftement
du total qui demande plus de
foins. Cela eft vrai ; mais lorsqu'on veut
avoir le mieux , il faut le payer : on en
eft dédommagé par le produit qu'on a de
plus , par la durée des pièces qui font
moins fatiguées , & par la fatisfaction
qu'il y a à avoir le mieux lorfqu'on eſt
capable de le fentir.
Le prix que couteroient la roue & le pignon
s'il falloit les faire faire par un Horloger
, a fait tenter un moyen pour avoir
ces pièces à un prix très- médiocre , étant
néanmoins très-ſolides & très- exactement
faites. On a penſé que cette roue & ce pignon
pouvoient être en fer fondu , fi on
avoit de bons modèles. On les a fait ces
modeles avec tout le foin qu'il étoit poffible
d'y apporter en fuivant les principes.
Hiv
176 MERCURE DE FRANCE .
expliqués dans le Cours de M. le Camus ,
& on les a envoyés à une forgé où l'on
s'applique avec foin à exécuter tout ce
qu'on demande & où la fonte eft des
moins aigres. Cela a très- bien réuffi , ces
piéces fortent fi proprement du moule
qu'il n'y a rien à réparer ; il fuffit de mettre
un peu de grès & d'huile dans l'engrenage
les premiers jours qu'on le fait jouer , &
en peu de jours les dents font beaucoup
mieux adoucies que celles d'un engrenage
fait à la lime.
Le fer fondu étant toujours un peu aigre
, de quelque bonne qualité que foit la
mine & quelque foin qu'on ait apporté à
bien nettoyer le deffus du bain , on a cru
qu'il étoit à propos de donner beaucoup
plus de force à ces piéces qu'il n'étoit néceffaire
; d'autant plus que quelques fortes
qu'elles foient , toutes leurs parties étant
à tout inftant en équilibre , leur excès de
force & de folidité ne fait que charger
un peu plus les poailliers , & n'augmente
que de très- peu le frottement des deux
tourillons qui les portent ; & encore ce
frottement n'a-t- il lieu que quand les
manivelles tirent de bas en haut. Par
toutes ces raifons , & afin qu'on puiffe
les employer fi on veut à d'autres efforts
beaucoup plus grands , on a mieux aimé
SEPTEMBRE. 1759. 177
pécher par excès que par défaut. La matière
étant des plus dures , comme on
fçait , les parties qui frottent prennent
un poli parfait ; & toutes les dents étant
telles par leur force & leur folidité qu'on
auroit de la peine à les caffer avec un
gros marteau , on doit s'attendre à les
voir durer des ficcles .
On trouve ces Piéces chez le fieur
Langlois Marchand au Coeur Royal , quai
de la Mégifferie . Le fieur Lacour , Serrurier
du Roi , rue Fromenteau , fuffifamment
connu pour la forte d'ouvrage
dont il eft ici queſtion , a déjà fait ufage
en plufieurs endroits de cette roue avec
fon pignon , entr'autres dans une pompe
qu'il indiquera aux perfonnes qui voudront
la voir , où les corps de pompes
afpirans & refoulans font difpofés tout
autrement de ce qu'ils font ailleurs ; plus
faciles à démonter & remonter en cas de
befoin. La cuvette ou bache ne tient
point aux corps de pompe afpirans ; on
à la liberté de l'ôter & de la remettre
comme on veut . Chaque pifton a fa tringle
féparément , afin que l'un ne gêne
pas l'autre , ce qui eſt très- difficile àéviter
dans la manière ufitée jufqu'à préfent
, & c'est cette gêne qui eft caufe
qu'il faut renouveller plus fouvent les
Hv
178 MERCURE DE FRANCE.
cuirs , & plus que cela , que les corps de
pompe fe rayent & fe gâtent. Il n'y a
point ici de bois qui occupe de la place ,
qui gêne & qui foit fujet à pourrir , le
tout s'ajuste à un chaffis de fer fcellé
dans la muraille , & par- là peut facile
ment être êtabli dans les puits , même
dans ceux de médiocre largeur.
Si on fait attention à la manière dont les
aîles du pignon font confolidées, on verra
que fi on en faifoit autant pour les dents
de la roue , on pourroit employer ces piéces
à foulever les plus grands fardeaux .
Cet Avis eft donné par un très - habile homme.
ACADÉMIE S.
ASSEMBLÉE publique de la Sociét
Royalé des Sciences de Montpellier ,
tenue dans la Grande Salle de l'Hôtelde-
Kille , le 8 Mars 1759.
Mr. le Maréchal Comte de Thomond , R.
Honoraire de la Société Royale, préfidoit
à cette Séance Académique. On fait que
l'amour des Lettres s'unit en lui à cette
valeur qui l'a rendu redoutable aux Ennemis
de l'Etat , à ces vertus aimables qui
lui ont gagné tous les coeurs dans la ProSEPTEMBRE.
1759 . 179
vince confiée à fon adminiftration .
M. de Ratte , Secrétaire perpétuel de
la Compagnie , ouvrit la Séance par la
lecture de l'Eloge de feu M. le Maréchal
Duc de Mirepoix. La vie de cet Homme
illuftre fournit plufieurs traits remarquables
qui feront gravés à jamais dans les
faftes de notre Nation
M. Lamorier, Académicien afſocié, lut
enfuite un Mémoire fur les organes propres
aux Dauphins & aux autres Poiffons
fouffleurs. C'eft à la force des poumons ,
à la figure finguliere du Larynx , à un
Aqueduc ou fitule fituée au bas du front ,
à un gros mufcle enfin qu'il appelle fterno
fiftulaire , qu'il a attribué l'action de fouffler
& de lancer l'eau en l'air avec bruit.
Il expliqua la différente direction de ce
jet , tantôt verticale , tantôt oblique , &
tantôt horisontale , fuivant que la tête de
ce poifon eft plus ou moins abbaiſſée
par la contraction de ce même muſcle.
M. Lamorier regarde ce jet d'eau
comme un arme offenfive & défenfive ;
en effet lorfque le Dauphin eft attaqué
par un autre poiffon l'une maffe énorme,
comme ont la plupart des Galeus ou
Chiens de mer , ou par un poiffon armé
d'une défenſe pointue , comme le Xiphias&
le Priftis , ou enfin par unpoiffen
HT
180 MERCURE DE FRANCE.
à dents larges , comme font les Carcha
rias , & c. n'ayant pour fe défendre que
de très -petites dents , il trouve une reffource
dans la faculté qu'il a de lancer
l'eau ; il baiſſe la tête , il dirige le jer
vers les yeux de fon ennemi , il le rend
aveugle pour un moment ; & par fon extrême
activité il échappe au danger qui
le menaçoit. Cette activité n'eft pas fuppofée
; elle est connue des Naturaliftes &
de la plupart des Marins qui ont vu les
Dauphins fauter avec viteffe même par
deffus les navires pour attraper leur
proye , furtout les poiffons qui volent ,
dont on affure , qu'ils font très- friands .
Il ya apparence que cette même activité
étoit auffi connue des Anciens ,
puiſque dans l'Hiftoire d'Arion on feint
que ce célèbre Joueur de Luth fut tranfporté
fur un Dauphin depuis Corinthe
jufqu'à Lacédémone. Sans doute que les
Mythologyftes
donnèrent la préférence
à ce poiffon , parce qu'ils le connoifoient
le plus propre à remplir le rôle auquel on
le deftinoit. On peur ajouter à cette fable
celle de l'amitié qu'il a pour les
hommes , celle du plaifir qu'il prend à
s'entendre appeller fimo , celle enfin d'avoir
été tranfporté depuis Montpellier
jufqu'à Lyon.
SEPTEMBRE. 1759. 181
Pour déterminer cependant la différence
qu'il peut y avoir de la force de
ce jet d'eau lancé dans l'air , à celle du jet
qui eft lancé dans l'eau même , M. Lamorier
jetta dans un grand baffin plein
d'eau une liqueur noire avec une groffe
feringue à tuyau courbe ; il obferva que
ce jet pouffé horisontalement fur la furface
de l'eau ne perdit qu'environ la moitié
du mouvement qu'il avoit eu ayant
été lancé en l'air , ce qui s'accorde avec
la théorie de M. Pitot * inférée dans fes
Réfléxions fur le mouvement des eaux.
On peut ajouter à cette expérience ce
que les Chirurgiens obfervent fort fouvent
lorfqu'ils faignent au pied les malades
qui ont une fiévre ardente , alors
le jet de fang traverſe le diamètre du baf
fin dans lequel le pied eft trempé.
par
M. Lamorier n'a pas pû s'affurer par
lui-même de la diftance la plus grande à
laquelle peut aller ce jet d'eau lancé
le Dauphin ; les Mariniers l'eftiment à environ
trois toifes lorfqu'il eft lancé en
l'air ; & quand même ce jet ne feroit pas
porté dans l'eau jufqu'au poiffon ennemi,
il fuffit que l'efpace compris entre les
deux combattans foit agité & troublé par
Mém. de l'Acad. des Sciences , Année 1730 .
182 MERCURE DE FRANCE
les bulles d'air mêlées avec l'eau lancée ,
pour que le combat finife.
M. Lamorier fe propoſe d'ajouter à fon
Mémoire l'Anatomie des organes deſtinés
à remplir l'action de fouffler , & la def
cription de quelques autres parties communes
aux poiffons fouffleurs , furtout du
coeur , de la langue, des parties génitales,
des mammelles , & c.
M. Montet Académicien afſocié, lût un
Mémoire fur le fel lixiviel de tamaris , On
a reconnu dans ces derniers temps que les
cendres de certaines plantes contenoient
outre l'alkali fixe , des fels neutres , tels
que le fel marin , ou le tartre vitriolé ,
mais il ne paroît point qu'aucun Chymifte
y ait encore démontré le fel de Glauber.
M. Montet prouve par un grand nombre
d'expériences que le bois & les feuilles de
tamaris en fourniſſent un parfait par l'in-.
cinération, fans qu'on puifle tirer le moindre
atome d'aucun autre fel des cendres
de cet arbriffeau. Voilà donc un moyen
de fe procurer à peu de frais du fel de
Glauber , furtout en Languedoc , où le
tamaris croit en abondance , & fur le
bord de la mer & dans latérieur des
terres. On fe difpenfera d'entrer dans un
plus grand détail fur ce fujet , ce Mémoire
de M. Montet devant être envoyé à l'ASEPTEMBRE.
1759 183
cadémie Royale des Sciences pour être
imprimé à la fin du Volume de 1758.
M. de Ratte, Sécrétaire perpétuel , lut
un Mémoire fur une Cométe qu'il avoit
obfervée en 1757 conjointement avec M.
Coulomb , Adjoint pour les Mathémati→
ques. Cette Cométe fat vue pour la pre→
mière fois à Leyde le 16 Septembre 1757.
Elle fut obfervée à Marfeille par le P.
Pezenas Jéfuite , Profeffeur Royal d'Hy→
drographie , & à Paris par M. Pingré ,
Bibliothécaire de Sainte Géneviève &
Membre de l'Académie Royale des
Sciences. MM. de Ratte & Coulomb la
fuivirent depuis le 29 Septembre 1757
jufqu'au 16 Octobre fuivant.
Les élémens de la théorie de cette Cométe
ont été déterminés par M. de Rat
te ; elle a fuivi une route fort différente
de celle qu'ont tenue toutes les autres
Cométes obfervées jufqu'à préfent. I
eft à remarquer que celle dont il eft ici
queftion , étoit d'une foible apparence,
quoiqu'elle fe foit approchée du Soleil.
prefque autant que Mercure dans fes
moindres diftances.
A l'occafion de cette Cométe , M. de
Ratte parle de celle dont les Aftronomes
attendoient le retour. I ignoroit
alors qu'on l'avoit obfervée à Paris an
184 MERCURE DE FRANCE.
mois de Janvier. Ce retour fi defiré n'eft
plus douteux aujourd'hui. M. de Ratte a
fait fur cette nouvelle Cométe un grand
nombre d'obſervations dont il publiera
les réſultats . Son Mémoire fur la Cométe
de 1757 fera imprimé à la fuite de ceux
de l'Académie Royale des Sciences pour
la même année.
La Séance fut terminée par la lecture
d'une Differtation fur l'organe de la vue.
M. Sarrau Adjoint Anatomiſte, Auteur de
cet Ecrit , prétend déterminer à la faveur
des connoiffances Anatomiques , quels
font les effets que les changemens du
globe de l'oeil peuvent & doivent occafionner
pour nous faire appercevoir diftinctement
les objets à des diſtances inégales
.
Après avoir expliqué ce qu'on entend
par oeil Myope & par oeil Presbyte, l'Auteur
du Mémoire , obferve 1. ° que l'oeil
le mieux conformé eft celui qui voir
clairement les objets à une diſtance
moyenne : 2. que cet oeil jouit encore
de la propriété de devenir tantôt myope ,
tantôt presbyte , pour que la repréfentation
des corps fitués à des diftances
inégales fe faffe toujours diftinctement .
Quelques Auteurs ont prétendu que
les feules variations de la pupille pou
SEPTEMBRE. 1759. 185
voient produire ces effets ; d'autres les
attribuent aux feuls mouvemens du cryftallin
produits par l'action du ligament
ciliaire. On convient que l'une de ces
deux caufes peut fuffire dans certains
cas ; qu'elles peuvent même concourir
toutes deux enfemble : mais on prouve
en même-temps , qu'il eft une infinité
de pofitions où plufieurs autres caufes
doivent fe trouver réunies.
Les changemens relatifs qui arrivent
au cryftallin dépendent- ils des mouvemens
dont on le croit fufceptible ? M.
Sarreau prouve le contraire , & explique
clairement ce qui felon lui doit produire
ces changemens . Les caufes dont il
s'agit de faire connoître le concours ,
font l'action réunie des muſcles droits ,
la réfiftance de la graiffe qui entoure
les nerfs optiques , l'effort de la couronne
ciliaire à la circonférence du cryftallin
, la dilatation de la prunelle . Les
effets de ces caufes font le raccourciffement
du globe , les variations du cryftallin
plus ou moins voifin de la cornće
& du fond de l'oeil ; l'applatiffement même
du cryftallin. On conçoit aifément
comment toutes ces caufes & les changemens
qu'elles produifent , qui font variés
à l'infini , peuvent accélérer ou re186
MERCURE DE FRANCE.
tarder la formation du point optique.
Sans s'arrêter à l'explication d'une fourle
de conféquences qui font la fuite néceffaire
des principes établis , l'Auteur
du Mémoire détruit le fentiment de ceux
qui prétendent qu'on peut reconnoître
au premier coup d'oeil le degré de vûe de
chaque individu. » Ce fyftême , dit-il , eft
» d'autant plus abfurde, que de toutes les
» cauſes qui rendent l'oeil plus ou moins
parfait , il en eft plus de cachées que
d'apparentes ; qu'il arrive très-fouvent
» qu'un vice de conformation extérieur
du globe eft compenfé par une conf-
» truction fingulière de fon intérieur, qui
corrige le défaut apparent , & qu'on no
peut conclure pofitivement que lorfque
le vice des yeux eft en quelque façon
»fenfible à tout le monde. »
M. Sarrau fe propofe de faire fervir
ces remarques à la connoiffance du cryftallin
; à celle des effets qu'il doit reffentir
de fa communication intime avec la
couronne ciliaire ; à l'explication des
caufes qui peuvent donner naiſſance à
la cataracte , & faire varier felon les circonftances
les remédes & les opérations.
Il approfondira cette importante matière
dans une autre Differtation à laquelle
l'effai dont on vient de parler fervira de
préliminaire.
SEPTEMBRÉ. 1759 . 187
SEANCE publique de l'Académie des
Sciences , Belles Lettres & Arts de
Lyon , du Mardi z Mai 1759 .
SUIVAN
UIVANT l'ordre établi par les Réglemens
, M. le Préſident de Fleurieu ,
Directeur , fit l'ouverture de la Séance
par un Difcours qui contenoit les Extraits
des Ouvrages des Académiciens , lûs dans
le dernier femeftre. Il fit enfuite part au
Public d'un plan dreffé par M. de la Tourrette
pour travailler à l'Hiftoire Naturelle
des trois Provinces du Gouvernement de
Lyon. Les Citoyens font invités de joindre
leurs recherches & leurs obfervations
au travail des Académiciens.
M. Poivre eft venu prendre Séance à
l'Académie , & après avoir fait un remerciment
fur fon admiffion , il a lu une
Differtation fur le Commerce en général ,
& fur celui des Indes & de la Chine . Voy.
page 32 de ce Mercure.
M. Ponteau a lû enfuite un Mémoire ,
dont l'objet eft l'ufage de l'huile d'olive
contre la morfure de la Vipere. Second
Mercure de Juillet , page 167.
M. le Chevalier de Bory a terminé la
188 MERCURE DE FRANCE
Séance par une Imitation en vers de l'Ode
31. du Livre d'Horace ,
Quid dedicatum pofcit Apollinem vates .
Voyez le Merc. précedent , page i3 .
REPONSE de M. de la Condamine an
défi de M. Gaullard.
Nota. Le nombre des Piéces compriſes
dans ce Volume ne m'ayant pas permis
d'y donner place à la replique de M. de
la Condamine à M. Gaullard , je n'ai pu
lui refufer d'y inférer du moins l'Article
de fa Lettre qui répond au défi que lui a
fait fon Adverfaire , de fe laiffer inoculer.
Le - refte de fa réponſe ſera dans le
prochain Mercure . Voici ce qui regarde le
défi.
M. Gaullard termine fa Lettre par ces
mots. Il ne reste à M. de L. C. qu'un
moyen de me perfuader de fa bonne foi.
C'eft de confentir que je l'inocule MOIMEME.
Mais s'ilfe foumet à cette opération
, je l'avertis que je fuis prefque phyfiquement
für de lui donner la petite vérole
, quoiqu'il l'ait eue naturellement auf
bien que moi. Il eft l'Apôtre de l'Inocu
lation , il ne doit point craindre d'en être
le Martyr.
SEPTEMBRE. 1759. 189
Γ'
M. Gaullard déclare ici fort clairement
qu'il eft perfuadé que je fuis de mauvaiſe
foi dans tout ce que j'ai dit de l'Inocu
lation. Au premier aſpect cette déclaration
m'avoit paru très-défobligeante ; mais
je me fuis rappellé que M. G... fe piquoit
de fçavoir mesurer fes expreffions & de
n'y rien mêler de perfonnel.
Avant que de répondre directement à
fa propofition , j'ai quelques obfervations
préliminaires à faire.
Le fils de M. de la Tour a été inoculé
en 1756 par M. Tronchin. Cet enfant
au mois de Novembre dernier eut un
accès de fiévre qui fe termina par une
éruption à la peau. M. G. prétend que
c'est une vraie petite vérole : je foutiens
le contraire avec tous les Médecins, M. G.
excepté je foutiens de plus , fondé fur un
grand nombre d'expériences, que l'Inoculation
met à l'abri d'une feconde petite
vérole. Tel eft le fujet de la difpute qui
s'eft élevée entre M. G. & moi. Pour la
terminer M. G. me propofe de me faire
inoculer. Cette expérience n'eft- elle pas
heureufement imaginée , & fort décifive
pour favoir fi l'Inoculation garantit du
retour de la petite vérole ?
1
Quel peut donc être le but de M. G ?
Le voici. Il fe fera dit à lui- même en
190 MERCURE DE FRANCE
examinant fa confcience : je me ſuis trop
avancé ; j'ai une mauvaiſe Thèfe à foutenir
; les raifonnemens me preffent , les
autorités m'accablent : donnons le change
aux Lecteurs dont un affez petit nombre
connoît l'état de la queſtion . Défions
M. de la C. de fe faire inoculer. La fingularité
de la propofition furprendra. On
oubliera que le fait conteſté ne peut être
éclairci par ce moyen. Si M. de la C. accepte
, je pourrai toujours dire , quel que
foit l'événement , qu'il ne prouve rien
quant au fait du petit de la Tour. Si
M. de la C. refuſe , j'aurai l'air d'avoir
fait à mon Adverfaire un défi qu'il n'ofe
accepter ; je mettrai par là les rieurs de
mon côté , & c'eft beaucoup en ce Paysci.
Sous ce point de vue le projet de
M. G. n'eft pas mal imaginé.
Mais , dira- t -on , fi cette expérience ne
décide rien quant au fait conteſté de la
poffibilité d'une feconde petite vérole
après l'Inoculation , elle peut du moins
nous apprendre fi l'infertion peut produire
une feconde petite vérole dans un
corps déja purgé de ce levain par la nature.
Oui , fi cette queftion n'étoit pas
toute décidée depuis plus de trente ans.
Si M. G. ne fait pas combien de fois l'expérience
qu'il propofe a été répétée en
SEPTEMBRE. 1759. rgf
Angleterre , il y a du moins tant à Londres
qu'à Paris trois exemples célèbres
qui ne peuvent être inconnus à un Médecin
qui écrit fur l'Inoculation.
Il n'ignore pas fans doute que des fix
criminels fur lefquels les premières expériences
furent faites en 1721 , le feul qui
avoit eu la petite vérole naturelle , fut aufſi
le feul qui ne la prit point par l'opération.
Il doit favoir que le Docteur Maty, Garde
de la Bibliothèque du Cabinet Britannique
, qui avoit eu la petite vérole à l'âge
de 22 ans , s'eft inoculé lui - même au
mois de Novembre 1754. Les Journaux
& les Mercures ont retenti de cette expérience
ainfi que de l'exemple de Mlle
d'Etancheau qui n'a pu prendre la petite
vérole à Paris fous nos yeux , quoiqu'inoculée
à pluſieurs repriſes ; & qui a découvert
depuis par les témoignages les
plus autentiques & les plus circonftanciés
, qu'elle avoit eu cette maladie dans
fon enfance au Couvent de la Madelaine
de Trefnel. Encore une fois M. G. ne
peut ignorer des faits de notoriété publique.
L'expérience qu'il propoſe n'ajouteroit
rien à tant de preuves multipliées
ni même à fa conviction. Sa propofition
eft donc illufoire , & je ne puis la regar
der que comme une plaifanterie.
192 MERCURE DE FRANCE.
M. G. parle- t-il férieufement ? Je vais
lui répondre de même. Je ne crains point
de me faire inoculer : je fuis fi convaincu
que cette opération ne produiroit aucun
effet fur moi , que je n'héfiterois pas à
m'y foumettre, fi quelqu'un à qui je prendrois
intérêt n'attendoit que mon exemple
pour mettre fa vie en fureté par cette
précaution , ou fi cette épreuve pouvoit
procurer quelque bien à la fociété. Mais
le motif de donner la Comédie à M.
G. celui même de le perfuader de ma
bonne foi , ne fuffifent pas pour me déterminer.
Que M. G. obtienne qu'on établiffe à
Paris dans l'Hôpital des Enfans -Trouvés
une pratique qui fauve tant de vies à Londres
, à Genève , à Stokolm , & par reconnoiffance
je lui donnerai la fatisfaction
qu'il defire . Dira -t-il que s'il fe rendoit
promoteur de l'Inoculation, il agiroit
contre fa confcience ? Je le ferois fouvenir
qu'il a déclaré dans fa première Lettre
( Merc. de Fév . p. 159 & 160. ) qu'on
auroit tort de conclure qu'il eft opposé à
l'Inoculation ; que quoiqu'elle ne préferve
pas infailliblement de la petite vérole naturelle
, il peut malgré cela trouver des
avantages à fe faire inoculer. .. qu'il en
Laiffera
SEPTEMBRE . 1759. 193
laiffera la liberté à fon fils .... qu'il n'eft point
un enthoufiafle , & n'a aucun intérêt à parler pour
ou contre cette méthode. Il peut donc fans fcrupule
folliciter un établiffement qui conferveroit
infailliblement chaque année la vie à plufieurs
centaines d'enfans , dont le plus grand nombre
femblent des victimes dévouées à la mort.
Mais pour ôter à M. G. jufqu'au prétexte du refus
, je ne mets pas mon confentement à fi haut
prix je ne lui demande que de feconder mes
efforts en donnant une preuve de zéle pour les
progrès de fon Art. Voici de quoi il s'agit .
Si nous avions depuis un fiécle en France comme
à Londres , & en quelques autres Villes de
l'Europe , des liftes mortuaires qui nous inftruififfent
non feulement du nombre des morts , mais
de leur âge & de la maladie à laquelle ils ont
fuccombé , outre les conféquences qu'on en pourroit
tirer pour réfoudre divers problèmes politiques
& moraux , il eft évident que la comparailon
de femblables liftes données en divers pays
nous apprendroit que telle ou telle maladie eft
plus ou moins commure en tel ou tel canton
plus ou moins dangereufe en tel autre , & que
nous tirerions de - là de nouvelles lumières fur
l'influence du climat , fur la nature des alimens ,
fur l'efficacité des différens remédes , & fur les
diverfes méthodes de traiter une même maladie
en différens lieux.
>
Pour obtenir tous ces avantages , il fuffiroit
d'ordonner que dans toutes les Paroiffes & les
Hôpitaux de Paris , il fût fait , en marge des extraits
de fépulture , une fimple mention de l'âge
du mort & de fa mala lie ; & cela feulement
quand celui qui figne l'extrait en feroit librement
& volontairement la déclaration ; condition qui
prévient toutes les difficultés. Cette propofition
I
194 MERCURE DE FRANCE:
avoit été agréée de M. le Lieutenant Général de
Police , de MM . lés Vicaires Généraux du Diocèſe,
de plufieurs de MM. les Curés de Paris. Des
objections qu'on n'a pas eu honte de faire , mais
que j'aurois honte de répéter ici , ont empêché
qu'elle ne paffat. Que M. Gaullard par la force
de les repréſentations & de celles de fes Confreres,
qui ne peuvent manquer d'avoir ici beaucoup de
poids , faffe lever des obftacles qui confpirent
contre les progrès de la Médecine , comme le
refus de livrer des cadavres à la diffection a longtemps
retardé les pas des Anatomifſtes : à ce prix
je m'engage à fatisfaire M. G.
Enfin pour qu'il ne m'accufe pas de lui impofer
des conditions qu'il ne dépend pas de lui
de remplir , voici un troifiéme moyen plus fimple
encore de rendre mon inoculation utile , & de
m'obliger à accepter fa propofition,
Si M. Gaullard ne fe joue pas du Public , le
défi public qu'il me faitdoit , fi je l'accepte , ter
miner notre difpute : c'eft allurément le moindre
fruit que je doive retirer de mon acceptation,
Je ne lui demande plus des chofes qui feroient
à la vérité plus utiles , mais dont l'exécution ne
dépend pas abfolument de lui . Je me reftreins à
une feule pour laquelle il n'a befoin du concours
de perfonne. Qu'il promette par écrit que fi je
ne prends pas la petite vérole artificiellement, que
fi l'inoculation ne produit aucun effet fur moi , il
rétractera folemnellement le jugement qu'il a
porté de la maladie du jeune de la Tour , &
toutes les conféquences qu'il en a tirées contre
l'inoculation. Sur cette promeffe, qui dépend uni
quement de M. Gaullard , j'accepte fon défi , &
je m'engage à me faire inoculer fous les yeuxi
mais fans employer fon miniftere : je ferai voontiers
, pour parler comme lui , le martyr de
SEPTEMBRE. 1759. 195
Tinoculation , je le diſpenſe ſeulement du rôle -
d'exécuteur qu'il s'étoit réfervé .
Au reste lui- même doit ſouhaiter que je ne
m'en rapporte pas à lui fur le choix de la matière
, autrement je pourrois l'accufer d'avoir
choifi celle d'une vérolette féreuse ou crystalline
pareille à celle du jeune de la Tour : maladie
dont je ne crois pas être exempt , & peut-être
communicable par l'inſertion . En ce cas M. G.
foutiendroit qu'il m'a donné une vraie petite
vérole , & notre dispute recommenceroit. Cette
inoculation d'une faulle petite vérole n'a pas
encore été faite de propos délibéré , mais elle
peut avoir eu lieu quelquefois par mépriſe . C'eſt
un fait a éclaircir par l'expérience . Telle avoit été
peut- être l'inoculation de l'Anglois traité d'une ſeconde
petite vérole a Rheims par M. Joſnet , &
du Hollandois traité à Paris par M. de la Sône.
C'est peut-être le moyen d'expliquer plufieurs autres
cas femblables.
Après avoir fait choifir la matière d'une vraie
petite vérole reconnue par des yeux experts &
par des témoins non fufpects , en préſence de
M. Gaullard , fi l'inſertion me donne la petite
vérole , je lui promets que ni moi ni perfonne
de ceux à qui le fait fera connu ne ſoutiendront
plus qu'on ne peut avoir deux fois cette maladie.
Je me charge même de convertir ſur ce
point les Médecins Anglois. Quant au point capital
de la difpute entre M. G. & moi , fçavoir fi
l'infertion de la petite vérole mèt à l'abri de reprendre
cette maladie naturellement , j'ai bien
du regret qu'il ne puiffe être éclairci par mon
inoculation , à moins qu'après la feconde petite
vérole dont M. G. compte me gratifier par cette
opération , il n'ait un moyen fûr pour m'en pro
curer une autre encore par la voye naturelle. .
1 jj
196 MERCURE DE FRANCE.
Peut-être doutera-t- il du fuccès de cette dera
niere tentative ; mais s'il reuffit à la premiere ,
je lui réponds de la feconde.
En attendant voici la déclaration que je pro ·
pofe à M. Gaullard de figner & de dépofer chez
un Notaire , ce qu'il ne peut refuſer après le
défi public qu'il m'a fait , fi fes intentions font
droites & pures , & s'il n'a d'autre but que de s'affurer
par une expérience autentique , s'il eft vrai
que les fujets qui ont eu la petite vérole ne peuvent
plus la reprendre par inoculation .
Si M. de la Condamine après avoir été inoculé
en ma présence , avec une matière priſe d'unepetite
vérole reconnue pour telle par deux Médecins de
la Faculté , & mife en dépôt jufqu'à ce qu'elle .
foit employée , ne contracte pas cette maladie par
Pinoculation , je promets de rétracter par un écrit
public le jugement que j'ai porté de la nature de
la maladie qu'a eue le fils de M. de la Tour au
mois de Novembre dernier de reconnoître avec
mes Confreres que ce n'étoit point une véritable
petite vérole , & de défavouer toutes les confé
quences quej'en ai tirées contre l'inoculation .
Que M. Gaullard figne & dépofe cette décla
ration , je fuis prêt de me faire inoculer . Ce n'eſt
pas à lui de dire que cette expériencè n'ajoutera
rien à la preuve qui résulte de tant d'autres faits
femblables & connus ; & qu'elle ne peut décider
la queftion de la maladie du jeune la Tour. C'eſt
M. G. qui m'a fait la propofition : je l'accepte :
s'il recule , le Public déciderà qui de nous deur
agit de meilleure foi. Je fuis , &c.
LA CONDAMINE
SEPTEMBRE. 1759. 197
LE
#2ARTICLE IV.
BEAUX ARTS.
ARTS AGRÉABLES.
GRAVURE.
E fieur l'Empereur , Graveur , vient de mettre
au jour une Eftampe dont le fujet eft la mort
de Pirame & de Thisbé , d'après le Tableau du
fieur Cazes. Cette Eftampe , qui feroit honneur
aux plus grands Maîtres , eft dédiée a M. Cochin
Garde des Deffeins du Cabinet du Roi.
L'accueil que le Public a fait dans différentes
expofitions au Salon du Louvre , à plufieurs petits
Tableaux peints par M. Jeaurat , repréſentant des
fujets du Peuple de Paris , a déterminé le fieur
Aliamet à les graver. Il á commencé par l'Eftampe
connue fous le titre de la Place Maubert. Pour
pendant à cette Eftampe, il vient d'en donner une
feconde repréfentant la Place des Halles. Les foins
qu'il a pris pour rendre cette nouvelle Eftampe
digne de la première , lui font efpérer qu'elle
n'aura pas moins de fuccès . Les talens & la délicateffe
du burin de cet Artifte font affez connus.
Sa demeure eft rue des Mathurins ..
L
GÉOGRAPHIE.
E fieur Robert de Vaugondy , Géographe ordinaire
du Roi , de S. M. Polonnoife Duc de Lorraine
& de Bar, & de la Société Royale de Nancy ,
Liij
198 MERCURE DE FRANCE.
vient de mettre au jour deux Cartes d'une feuille
chacune , fçavoir ,
1º . Les environs de Londres , qui comprennent le
cours de la Tamife & les Provi ces eirconvoisines ,
avec les routes ; cette Carte eft tirée de la
Carte d'Angleterre de Chrift. Browne.
grande
2º. Carte des Côtes de France , depuis l'embouchure
de la Garonne jufqu'à la Bretagne , qui comprend
les Gouvernemens d'Aunis , du Poitou , & de
Saintonge- Angoumois.
Ces deux Cartes font auffi bien gravées que les
autres du même Auteur que nous avons annoncées.
Elles fe vendent chez M. Robert , Géographe
ordinaire du Roi , Quai de l'horloge du Palais.
ARTICLE V.
SPECTACLE S.
L'ON
OPERA.
ON a remis à la place de l'Acte d'Apol
lon , Berger d'Admete , celui d'Ifmene , Paftorale
héroïque. Les paroles de M. de Moncrif ; la
Mufique de MM. Rebel & Francoeur.
Ifmene & Daphnis épris d'amour l'un pour
l'autre , ne fe font point encore expliqués , &
chacun d'eux veut fçavoir s'il eft aimé avant que
d'avouer qu'il aime. Ifimene , pour s'en éclaircir ,
vient confulter l'Oracle du Dieu Pan dans un bois
qui lui eft confacré . Daphnis s'y rend comme par
aventure ; & dans la Scène qu'ils ont enſemble ,
SEPTEMBRE. 1759. 199
ls cherchent à pénétrer mutuellement leur fe
cret.
IS MEN E.
Quel deffein vous attire en ce bois écarté ?
DAPHNI S.
J'y viens rêver en liberté.
Vous ! rêver!
ISMEN E.
DAPHNI S.
Je formois d'agréables chimères ,
C'eft ma feule félicité.
Daphnis feint que dans fa rêverie.il a cru entendre
un Berger célébrant les charmes d'une
Bergère.
ISMEN E.
N'auriez - vous point retenu fes chansons ?
DAPHNI S.
Sans peine je puis le redire.
Daphnis fous le nom de Lifis , chante la beauté
de Zélie , au nom de laquelle Ifmene lui répond.
Peu -à-peu ils viennent à s'entendre , & au milieu
de la Fête qui les a interrompus , Ifmene déclare
que Daphnis eft fon vainqueur.
Cette Scène , quoique mife en Mufique avec
beaucoup d'art & de goût , ne laiffoit pas que
d'être difficile à rendre. Elle exigeoit beaucoup
de fineſſe & de chaleur dans l'expreffion a demi
retenue d'un fentiment qui n'ofe paroître. Elle
exigeoit auffi beaucoup d'intelligence & d'accord
dans le jeu muet , une extrême attention à s'obferver
l'un l'autre , & un vif intérêt à fe deviner.
Mlle Lemierre & M. Larrivée l'ont rendue à
merveille on trouve feulement que celui -ci fe
livre trop dans certains momens : fa voix eft admirable
quand il la modere.
I iv
200 MERCURE DE FRANCE.
Mile. Dubois , qui a remplacé Mlle . Lemierre
dans le rôle d'Ifmene , y a été applaudie après
elle ; c'est un fuccès affez flatteur.
Les Airs danfans de cette Paftorale , dans le
gracieux & dans le léger , ont tout l'agrément
de ce genre.
On le difpofe à remettre au Théâtre le Ballet
des Fêtes Vénitiennes .
COMEDIE FRANÇOISE.
LETE Jeudi 30 Juillet , on a donné l'Indécis , Comédie
nouvelle en cinq Actes & en vers. Elle n'a
point eu de fuccès. Le caractère de l'Indécis ne
peut guères foutenir que l'intrigue d'un Acte.
On a remis au Théâtre la Tragédie de Sémiramis.
Jamais tout l'avantage des changemens qu'on
a faits à la Scène , n'avoient paru avec plus d'éclat
; jamais aufi les grands tableaux de cette
Tragédie fi théâtrale & pathétique , n'ont fi
vivement frappé les Spectateurs . Quoique les premiers
plans de la décoration ne foient pas aflez
d'accord avec le fond , le coup d'oeil général ne
laiffe pas que d'en être impofant ; & le moment
où Sémiramis environnée d'une Cour nombreufe
, defcend du Trône au bruit du Tonnerre , &
voit fortir du Tombeau l'ombre de Ninus fon
époux , forme le Spectacle le plus majestueux &
le plus terrible qu'on ait vu fur la Scène Françoife,
M. Brifart , qui dans Iphigénie , venoit de remplir
le Rôle d'Agamemnon , l'un des plus difficiles
de fon emploi , avec beaucoup de nobleffe
& d'entrailles , a joué celui du Grand - Prêtre dans
Sémiramis avec cette majefté fombre qui en fait
le caractère , & qui le diftingue de celui de Joad
C
SEPTEMBRE. 1759. 201
dans Athalie , dont le même Actur a fi bien
rendu l'enthoufiafme . Ces nuances obfervées avec
une intelligence & une vérité qui ne fe démentent
jamais , annoncent dans M. Brifart le talent
le plus décidé & le fuffrage unaniine du
Public le place au rang des premiers Acteurs de
ce Théâtre.
Mlle. Dubois a débuté dans le Comique par le
Rôle de Conftance du Préjugé à la mode . Son
talent n'eft pas encore auffi développé dans ce
genre que dans le tragique ; mais les endroits touchans
de fon rôle ont été bien rendus : & avec
une figure noble , un bel organe & une ame fenfible
, on n'a plus qu'à voir le monde & l'étudier
pour réuffir dans le Conique noble.
On a remis au Théâtre la Comédie de Turcaret.
Cette Pièce où le fel eft répandu à pleines mains,
quoiqu'elle ne foit plus le tableau des moeurs du
temps , ne laiffe pas d'avoir toujours un grand
fuccès : c'eft une de celles dont les moeurs font
mauvaiſes & dont la morale eft bonne. M. Préville
, qui craignoit de jouer le rôle de Turcaret
après feu M. Poiffon , y a été très applaudf.
M. Bellecour s'eft fignalé dans le rôle du Marquis
ivrogne.
COMEDIE ITALIENNE.
LEE Samedi 11 du mois , on a donné pour la
première fois le Carnaval d'été , Parodie du Carnaval
du Parnaffe , mêlée d'Ariertes , fuivics d'um
Divertiffenrent nouveau. Ce Spectacle a eu du
fuccès ; & le Ballet qui eft de la compofition du
fieur Pitro , a été fort applaudi.
It
202 MERCURE DE FRANCE.
LE
OPERA- COMIQUE.
E 30 Juillet on a exécuté pour la première
fois un Ballet pantomime intitulé les Fêtes Picardes
, dont la gaité , la vivacité , la variété , ont
obtenu les applaudiffemens du Public. La come
pofition en eft fi nette , que le Public n'a jamais
pu croire qu'il fût compolé de 5 s perfonnes.
Le 18 Août on a donné pour la première fois
l'Amant ftatue , Pièce en un Acte mêlée d'Ariettes.
La Mufique en eft agréable & facile à retenir.
Elle eft de la compofition du fieur de Luffe . Si
cette petite Piéce n'eft pas du ton de l'Opéra -Comique
, c'est parce qu'elle devoit être jouée à la
Comédie Françoife , & que le rôle principal étoit
fait pour feue Mile Guéant. Les Paroles font de
M.Guichard. (L'Extrait dans le Merc.. prochain.)
Le 20 , un Ballet intitulé la Récréation chame
pêtre , dans lequel la Demoiselle Prudhomme
danfe quatre Entrées de différent caractère , &
plaît également dans toutes.
"
Les Pièces de rempliffage ont été principalement
, Le Peintre le Savetier Blaife , les Aveux
indifcrets , le Coq de Village , les Bateliers de St.
Cloud , Nicaife , le Poirier , le Diable à quatre ,
Bertholde , le Magafin des Modernes , &c.
CONCERT SPIRITUEL.
LE 15 de ce mois , Fête de l'Aſſomption de la
Vierge , le Concert a commencé par une Symphonie
fuivie de Venite, exultemus , Motet a grand
Choeur de M. Davene , dans lequel Mlle. Lemiere
a chanté. M. Piffet a joué enfuite un Concerto de
fa compoſition. Mlle Villette a chanté un petit
SEPTEMBRE. 1759. 203
Motet de M. Rollet . M. Charp ntier a joué ſur
l'Orgue un Concerto de ſa compoſition . Mlle.
Fel a chanté un petit Motet pour la Fête du jour ,
& le Concert a fini par Exultate , Juli , Motet à
grand Choeur de M. Mondonville . Chaque partie
de ce Concert a eu les applau filemens , & le
Public a marqué la plus grande fatisfaction de
revoir & d'entendre Mlle. Fel .
ARTICLE VI
NOUVELLES POLITIQUES;
De l'Armée Autrichienne , le 26 Juillet.
LE 2 ; de ce mois les Ruffes ont attaqué les
23
Pruſiens à Zulicbau. Le feu a commencé à deux
heures après -midi , & a duré jufqu'à neuf heures
du foir. La victoire a été entièrement décidée en
faveur des Ruſſes. Ils ont pris tous les bagages &
toute l'artillerie , aina que la caille militaire. Le
carnage a été terrible . Les Ruffes n'ont voulu
faire quartier à perfonne , criant toujours gome
dorf à ceux qui le leur demandoient.
Le Prince de Deux- Ponts eſt entré le y de ce
mois dans la Ville de Léipfick . La garniſon , qui
étoit de quinze cens hommes , a obtenu les honneurs
de la guerre . Douze cens Saxons qui en
faifoient la plus grande partie , ſe ſont joints à
l'armée de l'Empire ; le refte s'eft retiré à Torgau.
Le Prince de Deux - Ponts y marche.
De l'Armée aux ordres du Maréchal de Contades ,
le 23 Juillet.
Le Marquis d'Armentieres ayant fait toutes les
I vi
204 MERCURE DE FRANCE.
ditpofitions pour le fiége de Munfter , & l'artille
rie étant arrivée de Caffel le 18 , il fit ouvrir la
tranchée en deux endroits , l'une devant la Ville
le 19 , & l'autre devant la Citadelle le z1 . On
poulla les ouvrages avec beaucoup de vivacité
& fans perte. La Garniton craignant d'être emportée
l'épée à la main , évacua la Ville , & fe
retira dans la Citadelle. On convint d'une neutralité
pour la Ville , & le Marquis de Goyon ,
Maréchal de Camp , y fut etabli pour y com
mander.
La Citadelle s'eft rendue le 25 à fept heures
du matin. La tranchée avoit été ouverte la nuit
du 21 au 22 , & les batteries avoient commencé
à tirer le 25 au point du jour. Par la Capitulation
, la Garnifon au nombre de trois mille quatre-
vingt- dix hommes , non compris les Off-
*ciers & commandée par le fieur Zoftrow ,
Lieutenant Général , eft prifonniere de guerre.
Elle a été conduite à Weſel.
Relation de ce qui s'eft paffé à l'action du premier
Août près de Minden , entre l'armée du Roi &
celle des Alliés .
La prife de Minden par le Duc de Broglie
ayant dérangé le projet que le Prince Ferdinand
avoit de fe retirer fous cette ville , & notre
armée s'y étant rendue le 15 Juillet , les ennemis
dirigèrent leur marche fur Petershagen ;
• ils s'avancèrent le 16 à Todenhaufen , & s'emparèrent
le 17 d'un bois qui n'étoit qu'à une deinie-
lieue de Minden.
Comme on pouvoit croire que l'ennemi cherchoit
à engager une affaire , & l'objet du Maréchal
de Contades n'étant que de conferver Minden
& de couvrir le fiége de Munſter , on fir
prendre à l'armée une pofition défenfive. Elle fe
SEPTEMBRE 1759. 205
couvrit d'un petit ruilleau & d'un marais regardé
comme impraticable , la droite appuyée à Minden
, la gauche à la montagne & a des bois.
Le Prince Ferdinand renonçant à nous attaquer
, s'occupa des moyens de nous refferrer
dans notre pofition , & de gêner l'arrivée de
nos convois . 11 fit auffi travailler à des retranchemens
en avant , & dans le bois qui débouchoit
dans la plaine de Minden.
Quand ce Prince crut la gauche affez formidable
pour réfifter à nos efforts , il fit faire à
fon armée un mouvement qui la raprocha du
marais. Son quartier général fut établi au village
de Hill ..
Le Prince héréditaire fut enfuite détaché avec
un corps de douze mille hommes fur Labbecké ,
d'où il s'avança au débouché de nos convois.
3
Ce mouvement engagea le Maréchal de Contades
à faire un détachement de trois mille
hommes aux ordres du Duc de Briffac , pour
protéger nos communications & couvrir les gros
équipages qui avoient été envoyés à Coesfeld.
Le détachement du Prince héréditaire de Brunf
wick ayant affoibli l'armée ennemie , dont le
flanc gauche paroiffoit fort étendu , le Maréchal
de Contades jugea que le moment éroit favorable
pour l'attaquer. L'ara će ennemie étoit derrière
le village de Hill , la gauche derrière celui
d'Holtzhaufen , & cette armée tenoit encore au
Wefer par un corps particulier campé entre le
village de Todenhaufen & celui de Petershagen.
C'eft fur ce corps particulier que le Maréchal
de Contades jugea néceffaire de faire fes premiers
efforts , dans le deffein de le culbuter & d'em➡
bratler enfuite le flanc gauche de l'ennemi.
Le Duc de Broglie avec les troupes de fa ré→
ferve fut chargé de cette attaque ; on la renforça
de huit Bataillons des Grenadiers de France
206 MERCURE DE FRANCE.
& Royaux , de fix piéces de canon de 12 livres
& de quatre obufiers , & il lui fut prefcrit dans
la difpofition générale d'attaquer l'ennemi vivement
& avec rapidité , pour ne pas donner le
temps au Prince Ferdinand d'arriver far notre
gauche qu'on avoit rendue moins forte en nombre
de troupes , parce qu'on vouloit faire le principal
effort par notre droite.
L'armée fe forma en bataille au point du jour ,
appuyant la gauche au marais , occupant le vil .
lage d'Hullem & les hayes qui l'environnent.
Quatre Brigades d'Infanterie aux ordres da
Marquis de Guerchy formoient la gauche de la
premiere ligne , foutenue en feconde ligne par
le corps des troupes Saxones aux ordres du
Comte de Luface.
Trois Brigades de Cavalerie aux ordres du Duc
de Filtz-James formoient le centre de la ligne
dans une grande bruyere qui eft entre le village
de Hullem & celui de Todenhaufen , & elles
étoient foutenues par trois autres Brigades de Cavalerie
en feconde ligne , aux ordres da Marquis
Dumefnil.
La Gendarmerie & fes Carabiniers étoient en
réferve en troifiéme ligne derriere le centre.
La droite de la ligne étoit compofée de quatre
Brigades d'Infanterie aux ordres du Chevalier de
Nicolay ; elle étoit placée à la droite de la Cavalerie
, & foutenue en feconde ligne par deux
Brigades d'Infanterie aux ordres du Comte de
Saint- Germain.
La réſerve du Duc de Broglie faifoit la droite
du tout ; & le Chevalier de Nicolay avoit ordre
de concerter les mouvemens avec ceux du Duc
de Broglie , & même de le foutenir , pour faire
dans cette partie un effort plus décifi£.
SEPTEMBRE. 1759. 107
L'action commença à cette droite à cinq heures
du matin par une canonnade fort vive entre les
troupes du Duc de Broglie , & le corps ennemi
qui s'étoit avancé au village de Todenhaufen.
Cette canonnade dura près de trois heures.
Pendant ce temps - là , fur l'avis que donna le
Duc de Broglie que les ennemis avoient plus
de troupes dans cette partie qu'on ne l'avoit jugé
la veille , le Maréchal de Contades fit marcher
deux brigades d'infanterie de la feconde ligne ,
pour renforcer encore cette droite ; mais l'attaque
ordonnée n'ayant pas eu lieu , le Prince
Ferdinand eut le temps de porter les troupes de
fa droite fur fon centre , & fit déboucher promptement
neuf bataillons fans canon fur la bruyere
vis-à - vis de notre Cavalerie; tandis que d'autres
troupes avec du canon attaquoient la gauche
aux ordres du Marquis de Guerchy , qui foutint
cette attaque avec beaucoup de fermeté.
Le Duc de Filtz James voyant déboucher
cette Infanterie vis - à- vis de lui , fit marcher fur
elle une partie de fa Cavalerie , qui fut repoulfée.
Le Maréchal de Contades dit alors au Duc
de Broglie de retourner à ſa réſerve & de fe
contenter de contenir la gauche des Ennemis ,
en attendant le fuccès du combat qui venoit de
s'engager.
Il ordonna en même temps au Marquis de
Beaupreau d'occuper avec les Brigades d'Infanterie
de Touraine & de Rouergue , & huit piéces de
canon de huit , quelques maifons entourées de
haies , qui étoient en avant de la droite de notre
Cavalerie , pour la protéger , & pour prendre
à revers l'Infanterie ennemie . Pendant que cer
208 MERCURE DE FRANCE.
'ordre s'exécutoit , quelques Brigades de Cavalerie
marcherent de nouveau fur l'Infanterie ennemie
qui foutint cette charge avec autant de fermeté
que la premiere . La Gendarmerie & les Carabiniers
firent avec peu de fuccès une troifiéme
charge. Le Marquis de Poyanne qui les commandoit
fut bleflé d'un coup de feu & de quelques
coups de fabre ; & la droite de la Cavalerie
commandée par le Marquis de Vogué, en fit une
quatriéme auffi infructueule que les autres.
Le Prince de Condé pendant toutes ces attaques
chargea à la tête de la Cavalerie avec une valeur
digne de fon fang & de fon nom .
Toute cette Cavalerie étant en déroute , le
centre fut percé. Les Brigades de Touraine &
de Rouergue qui n'avoient pas encore achevé
d'occuper les maiſons dont on vient de parler ,
furent attaquées par leur flanc droit par plu
fieurs Efcadrons de Cavalerie , & fouffrirent ertrêmement.
Le Marquis de Beaupreau qui les
commandoit fut bleffé de plufieurs coups de labre
, & le Marquis de Monty de deux coups de
feu. Elles fe replierent fur la Brigade d'Auvergne
& d'Anhalt , que le Maréchal de Contades plaça
à la hâte dans les haies en arrière de la bruyere.
L'Ennemi fe rendit maître de ces maifons & f
plaça du canon qui tira avec beaucoup de vivacité
fur nos troupes.
Tandis que ces différentes attaques ſe faifoient
au centre , l'Ennemi pouffoit avec beaucoup de
vivacité celle de notre gauche.
Le Comte de Luface foutint nos brigades de la
première ligne , & attaqua avec quelques baraillons
Saxons une tête de colonne d'Infanterie ennemie
qui débouchoit fur lui ; mais malgré les
efforts qu'il fit de fa perfonne , & avec les troupes
animées par fon exemple , les Brigades d'Aquitaine
& de Condé furent obligées de fe replier
SEPTEMBRE. 1759. 209
8
avec une perte confidérable , & le Marquis dé
Maugiron qui les commandoit fut bleffé de deux
coups de feu .
Dans ce défordre général , le Maréchal de
Contades ordonna la retraite , le Marquis de
Guerchy & le Comte de Luface replierent dans
le camp les Brigades d'Infanterie de la gauche.
Les troupes du Duc de Broglie firent leur retraite
fur la Ville de Minden ; & la Cavalerie entra
auffi dans le camp.
Ce fut dans le moment de cette retraite que le
Maréchal de Contades apprit que le Duc de
Briffac avoit été attaqué & battu auprès de Coovelt
par le corps du Prince héréditaire de Brunfwick
, & que ce Prince étoit maître du Pont de
Coovelt fur la Wera.
Il apprit en même temps par le Commandant
de l'escorte des gros équipages qui étoient à Remen
, que les Ennemis marchoient à lui , & que
pour s'en garantir il avoit fait bruler le Pont des
Salines de Remen.
Cer Pont de Coovelt occupé par l'Ennemi , &
celui des Salines brulé , qui devoient fervir a la
retraite de l'Armée , déterminerent le Maréchal
de Contades à lui faire paffer le Wefer pour fe
retirer fur Einbeck ; & l'ordre en fut donné aux
équipages , aux convois de pain qui étoient à
l'Armée , & aux troupes.
On n'a eu jufqu'à préfent que des détails imparfaits
de la perte qu'on a faite. Elle roule principalement
fur les quarante Efcadrons & les quatre
Brigades d'Infanterie qui ont eu le plus de
part a l'action .
L'Armée s'eft retirée vers Caffel. Je donnerai
dans le Mercure prochain le détail de cette marche
qui fait beaucoup d'honneur aux troupes &
aux Officiers Généraux qui les commandoient ,
270 MERCURE DE FRANCE
FRANCE.
Nouvelles de la Cour , de Paris , &..
LE
DE VERSAILLES , le 15 Juillet.
E fieur Vicaire , Recteur de l'Univerſité, a eu
l'honneur de préfenter au Roi , à Monfeigneur
le Dauphin & à Monfeigneur le Duc de Bourgogne
la lifte des noms des Ecoliers qui ont été couronnés
à la diftribution des Prix généraux de
l'Univerfité.
Du 2 Août.
Le Roi a donné l'Abbaye de Vaucelles , Ordre
de Cheaux , Diocèfe de Cambrai , à Dom Pierre
Ruffin , Prieur de la même Abbaye.
Du 16.
Le 10 de ce mois , Sa Majeſté tint le Sceau.
Le Roi a accordé au Comte de Jumilhac , le
Régiment de Royal - Marine , Infanterie , vacant
par la démiffion du Marquis de Mirepoix.
DE PARIS, le 4 Août.
Le Comte de Bretenil , Envoyé de l'Inde par
le fieur de Lally , Lieutenant Général des Armées
du Roi , qui y commande les troupes de Sa Majefté
, a apporté la nouvelle qui fuit. Le fieur de
Lally marchoit vers Arcatte , Capitale de la
Province du Carnate , avec les forces néceffaires
pour faire le fiége de cette Place. Le fieur de
Buffy le joignit en chemin , & dans la vue d'épargner
les frais confidérables d'un fiége dont le
fuccès pouvoit être incertain , il propofa au hieur
de Lally de l'envoyer en avant avec un corps de
troupes, pour ellayer de déterminer le Gouverneur
à fe rendre avant que l'Armée l'y contraiSEPTEMBRE.
1759. 211
gnit. Le fieur de Lally approuva la propofition.
Le fieur de Buffy fe mit en marche , & dès qu'il
fut à portée de la Place , il écrivit au Gouverneur
d'Arcatre pour le fommer de recevoir garnifon
Françoife. Celui- ci , au feul nom du fieur
de Buffy , qui s'eft rendu redoutable dans cette
partie de l'Inde , fe détermina fur le champ à lui
envoyer les clefs de la Ville d'Arcatte , en lui demandant
fon amitié & fa protection . Le lendemain
le Comte d'Eftein Brigadier des Armées du
Roi y entra à la tête d'un Détachement & en
*prit poffetiion .
+
>
On ne peut fe difpenfer de faire part au Public
d'une Lettre écrite au fieur de Lally par des
Officiers d'un grade fupérieur à celui du fieur de
Buffy , qui n'étoit alors que Lieutenant - Colonel .
Il eft aujourd'hui Brigadier. )
MONSIEUR ,
T
» L'eftime que nous avons pour M. de Buffy
» fon mérite , ce que nous voyons qu'il a fair ,
» la confidération qu'il a , l'utilité dont elle doit
» être , la néceffité de la lui conferver , & les
» avantages qu'elle produira en l'augmentant, font
les motifs qui nous engagent vous deman- 31
و و
>
» der qu'il faffe le fervice de premier Brigadier.
» Nous le defirons nous vous le demandons.
>> Une pareille démarche eft peut- être fans exemple
; fi elle eft flatteufe pour M. de Buffy, nous
» la croyons honorable pour nous. C'eft la plus
forte preuve que nous puiffions donner du zèle
» que nous avons pour le fervice du Roi . Elle
» étoit réfervée à des gens , qui tranfplantés au
> fond de l'Afie , ont déjà prouvé authentique-
> ment ce même zèle .
גכ »DifpenfateurdesgracesduRoi,c'eftàvous,
Monfieur , à juger fi ce que nous fouhaitons
>> vous eft poffible.
» Nous avons l'honneur d'être , Monfieur , &c .
212 MERCURE DE FRANCE
»D'Eſtein , Landivifiau , Brigadiers . De Breteuil ,
>> de Crillon , de Verdiere , Colonels .
Le Maréchal d'Eftrées Miniftre d'Etat , eft parti
pour aller concerter avec le Maréchal de Contades
les opérations du refte de la campagne
relativement aux circonftances préfentes.
Pro-
L'Académie Royale des Infcriptions & Belles-
Lettres , dans fon Affemblée du 10 Juillet élut
pour Académicien Aſſocié le fieur le Beau ,
fefleur d'Eloquence au Collège des Graffins , &
frere du fieur le Beau , Secrétaire perpétuel de
la même Académie , à la place du ſieur Bertin
qui a obtenu la vétérance.
Le Roi vient d'accorder des Lettres de Nobleſſe
au fieur Robert de Poitiers qui a fait des recherches
& découvertes fur l'art de fondre les mines de fer
relativement à leurs différentes eſpèces . Au mois
d'Octobre 1757 , le fieur Robert, par ordre de S.M.
réduifit cer Art en Méthode fous la protection de
M. le Comte de S. Florentin ; il la fit imprimer à
la fatisfaction des Maîtres de Forge de plufieurs
Provinces du Royaume qui s'en fervent avec ſuccès
: cette méthode eft le fruit des travaux que
la famille du fieur Robert fait exécuter dans les
Forges depuis près d'un Siècle.
à
Extrait d'une Lettre de M. Daran , Ecuyer, Confeiller,
Chirurgien ordinaire du Roi , fervantpar
quartier , & Maitre en Chirurgie de Paris ,
M*** Pour fervir de Réponse à un article du
Traité des tumeurs , où l'Auteur prétend que les
Bougies de M. Daran lui font connues , & croit
en donner la compoſition .
Quand une erreur eft fur le point de s'accréditer
fur un objet qui intéreſſe effentiellement
l'humanité , on ne fçauroit trop tôt la relever
pour en prévenir les fuites. L'Auteur anonyme
SEPTEMBRE . 1759. 213 .
du Traité des tumeurs & des ulcères , & c . annonce .
une manière de compofer des Bougies , avec ce
titre affirmatif : Bougies du Sieur Daran.
M. Daran protefte que ces Bougies ne font pas
les fiennes ; il affure qu'il n'entre pas dans les
fiennes un feul des ingrédients que l'Auteur de
ce Traité donne pour la compofition de celles
qu'il propofe. M. Daran n'a communiqué à perfonne
le fecret d'où dépend l'efficacité de fon
reméde. J'aurois cru être coupable , dit - il , de
garder le filence à ce fujet , n'ayant que trop
d'exemples du mal qu'a produit la confiance imprudente
de plufieurs malades aux promelles
dont on les a flattés à cet égard , & qui n'ont
été détrompés & guéris que lorsqu'ils fe font
adreffés directement à moi.
M. Fabre , Maître en Chirurgie , dans un effai
fur les maladies de ce genre , qui parut l'année
dernière , prétend que le topique des Bougies
étoit connu avant M, Daran ; & celui - ci n'en difconvient
pas , mais il nie que le fecret de la
compofition de fes Bougies ait été connu avant
lui : or l'efficacité de fon reméde dépend furtout
de fa compofition . M. Fabre prétend aufli que
M. Darand a confondu deux maladies , qui cependant
fe trouvent expreffément diftinguées dans
fon Traité de celles dont les Bougies font le reméde.
Il ne m'eft pas permis d'entrer dans un plus
grand détail , mais les différentes cures opérées
par M. Daran fuffifent à fon apologie.
MARIAGE.
Antoine , Duc de Gramont , Pair de France
Brigadier des Armées du Roi , Gouverneur de
la Haute & Baffe Navarre & du Bearn , veuf de
Marie- Louiſe-Victoire de Grammont , a épousé
le 16 Août , Béatrix , Conreffe de Choifeul de
Stainville , Dame & Coadjutrice de l'Eglife Col
214 MERCURE DE FRANCE.
légiale & Séculière de Notre-Dame de Bouxieres ,
fifle de François-Jofeph de Choifeul , Marquis de
Stainville , Chevalier de la Toifon d'Or , Grand
Chambellan de l'Empereur & Confeiller d'Etat
de leurs Majeftés Impériales , & de feue Marie-
Louiſe de Balompiere. La Bénédiction nuptialę
leur a été donnée dans la Chapelle de l'Hôtel de
Noailles par l'Archevêque d'Alby. Leur Contrat
de mariage avoit été figné le 11 par leurs Majeftés
& par la Famille Royale.
NAISSANCE.
Le 31 Juillet 1759 a été baptifée à S. Nicolas
des Champs , Damoiselle Louife Fortunée, fille de
Monfieur le Comte de Moy , Chevalier non-
Profez de l'Ordre de Malthe dont l'Epouſe eſt
Dame Marie- Anne- Therefe de Chamborant de
la Claviere , Dame de Compagnie de S. A. S.
Madame la Comtelle de la Marche , qui ainfi que
S. A. S. Monfeigneur le Comite de la Marche , ont
fait l'honneur de nommer l'Enfant en Perfonne,
MORT S.
Elifabeth-Ifabelle de Harville , veuve d'Eléonor.
François , Palatin de Dyo , Marquis de Monperoux
& de Roquefeuille , Lieutenant- Général des
Armées du Roi , & Meftre de- Camp Général de
la Cavalerie Légere de France , mourut à Paris
le 13 Juillet , âgée de 39 ans .
Jacques Carré, depuis 49 ans Secrétaire - Greffier
des Eaux & Forêts de France au Département de
Poitou , Aunis , Saintonge , Angoumois , Limofin,
Haute & Baffe Marche , Bourbonnois , Nivernois
& dépendances , eft mort le 26 Juillet âgé de
66 ans , & fort regretté par fon habileté , probité
& autres excellentes qualités .
Le célèbre M. de Maupertuis eft mort à Bâle,
le 27 Juillet , né à S. Malo le 28 Septemb . 1698 .
Faute à corriger dans ce Volume.
P. 155.ligne 20. le coeur , lifez l'écorce,
SEPTEMBRE. 1759. 215
AP PROBAT I O N.
J'Ar lu , par ordre de Monfeigneur le Chancelier,
le Mercure du mois de Septembre, & je n'y ai rien
trouvé qui puiſſe en empêcher l'impreſſion. A
Paris , ce ; 1 Août 1759. GUIROY.
TABLE DES ARTICLES.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES EN VERS ET EN PROSE.
Les Bigarreaux & le Convive , Fable. Page´s
ES
Epître a Madame du Boccage.
L'Honneur , Poëme.
Vers à Mlle de V , par M. ***.
*** . Vers à Mlle B. ***
Extrait d'un Difcours fur le Commerce.
L'Amour de la Gloire , Epître.
Vers à Madține D *** reçue à l'Académie
des Arcades , fous le nom de Bérénice.
Sur les moeurs de l'Ile d'OueЛfant.
Epitre à une Dame fur la mort de fon
Singe .
Vers de Thisbé , petite Chienne.
Suite des Penfées fur la Morale & fur
P'Homme.
De l'Etude.
Enigme & Logogryphe.
Logogryphus & Chaafon.
7
15
27
30
52
41
45
47
50
SĮ
12
67
76
77
ART. II. NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Extrait de l'Eloge du Maréchal de Saxe ,
par M. Thomas.
Socrate , Ouvrage Dramatique.
79
ΙΟΣ
Extrait de l'Hiftoire générale des Guerres. 11
216 MERCURE DE FRANCE .
128
Suite des Mélanges de Littérature , d'Hiftoire
, & de Philofophie .
Annonce des Livres nouveaux. 140 &fuiv.
Lettre écrite à Mlle de la Fontaine , par
l'Abbé de Breteuil.
ART. III . SCIENCES ET BELLES-LETTRES .
GÉOGRAPHIE.
Lettre à l'Auteur du Mercure fur l'étendue
de la France .
Réponſe de l'Auteur du Mercure.
MÉDECINE.
Remèdes contre la morfure des Chiens enragés
, piquûres & morfures des Serpens ,
Vipères & c.
Profpectus d'une Hiftoire de la Milice Françoife.
Méchanique des Pompes.
Académie de Montpellier.,
143
14 f
149
152
158
172
178
187
188
Académie de Lyon .
Réponse de M. de la Condamine au défi de
M. Gaullard.
ART. IV . BEAUX - ARTS .
ARTS AGRÉABLES .
ART. V. SPECTACLES.
Gravure.
Géographie.
Opéra.
Comédie Françoiſe.
Comédie Italienne.
Opéra-Comique.
197
Ibid.
398
200
201
202
Ibid.
103
213
Concert Spirituel .
ART. VI . Nouvelles Politiques.
Extrait d'une Lettre de M. Daran &c.
La Chanfon notée doit regarder lapage 78 .
De l'Imprimerie de SEBASTIEN JORRY ,
rue & vis-à-vis la Comédie Françoiſe.
DE
FRANCE ,
DÉDIÉ AU ROL
JUILLE T. 1759 .
PREMIER VOLUME.
Diverfité , c'est ma devife. La Fontaine .
Cochin
Ghez
A PARIS ,
CHAUBERT , rue du Hurepoix.
JORRY , vis- à -vis la Comédie Françoife.
PISSOT , quai de Conti
DUCHESNE, rue Saint Jacques.
CAILLEAU , quai des Auguftias.
CELLOT , grande Saile du Palais,
Avec Approbation & Frivilege du Roi,
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
335304
ASTOR, LENOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
1005
AVERTISSEMENT.
LEE Bureau du Mercure eft chez M.
LUTTON , Avocat , Greffier Commis au
Greffe Civil du Parlement , Commis au
recouvrement du Mercure, rue Sainte Anne,
Butte Saint Roch , à côté du Sellier du Roi.
C'eft à lui que l'on prie d'adreffer, francs
deport , les paquets & lettres , pour remettre
, quant à la partie littéraire , à M.
MARMONTEL , Auteur du Mercure.
Le prix de chaque volume eft de 36fols ,
mais l'on ne payera d'avance , en s'abonnant
, que 24 livres pour feize volumes
à raifon de 30 fols piéce.
Les perfonnes de province auxquelles on
enverra le Mercure par la pofte , payerone
pour feize volumes 32 livres d'avance en
s'abonnant , & elles les recevront francs
de port.
Celles qui auront des occafions pour le
fairevenir,ou quiprendront lesfrais duport
fur leur compte , ne payeront comme à
Paris , qu'à raifon de 30 fols par volume
c'est-à-dire 24 livres d'avance , en s'abon-
Rant pour 16 volumes .
Les Libraires des provinces ou des pays
'étrangers qui voudront faire venir le
Mercure, écriront à l'adreſſe ci- deſſus.
A ij
Onfupplie les perfonnes des provinces
d'envoyer par la pofte , en payant le droit
le prix de leur abonnement , ou de donner i
leurs ordres , afin que le payement enfoie
fait d'avance au Bureau.
Les paquets qui neferont pas affranchis,
refteront au rebut.
On prie les perfonnes qui envoient des
Livres , Eftampes & Mufique à annoncer ,
d'en marquer le prix.
On peut fe procurer par la voie du
Mercure le Journal Encyclopédique &
celui de Mufique , de Liége , ainfi que
les autres Journaux , Eftampes, Livres &
Mufique qu'ils annoncent,
Le Nouveau Choix de Piéces tirées des
Mercures & autres Journaux , par M.
Marmontel , fe trouve auffi au Bureau
du Mercure. Le format , le nombre de
volumes & les conditions font les mêmes
pour une année.
Il prie Meffieurs les Abonnés du Mercure
de vouloir bien prendre cette qualité
en fignant les Avis & les Piéces qu'ils lua
envoyent,
1
MERCURE
DE FRANCE.
JUILLET. 1759.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES
EN VERS ET EN PROSE.
JUPITER ET LE PAYSAN.
ACCABLE
FABLE.
CABLE de travail autant que de befoin,
Un Ruftre repoſoit affis au pied d'un hêtre :
»Dieux ! difoit-il , de moi que le bonheur eft loin !
>>Quels maux affreux accompagnent mon être ?
» Le travail dans les champs m'apelle avec le jour;
» Là c'eft peu de me voir expofe tour-à-tour
»Aux caprices de la Nature ,
A iij
MERCURE DE FRANCE.
»Sous mon ruſtique toit quand je ſuis de retour,
»Je n'ai pour prix des maux, des peines que j'en-
» dure ,
» Qu'une groffière nourriture .
Jupiter l'entendit du céleſte ſéjour ,
Et vint ainfi_reprimer ſon murmure.
» Expoſe-moi tes maux & tes befoins divers:
A tort accufes-tu le deftin d'injuſtice ,
» Le Ciel, ne fait rien par caprice.
A l'inftant par le Dieu tranſporté dans les airs
Juges-en , lui dit-il , en voyant l'Univers :
Sers-toi de ta raifon , examine toi-même ,
» Contemple ce mortel à l'air fombre , au teing
» blême ;
»Vois avec quelle ardeur il calcule ſon or.
» Ah ! fi je poffédois cet immenſe tréfor !
Dit le Ruftre ; » mon fort feroit digne d'envie ,'
>>Et rien ne manqueroit au bonheur de ma vie.
» Connois , reprit le Dieu , connois mieux le
» bonheur.
» Ce Mortel n'eſt heureux , hélas ! qu'en appa-
>> rence :
» Tu crois que ce tréfor comble ſon eſpérance ? ...
» Prends ce miroir , & vois dans le fond de fon
>> coeur.
Le ruftre avec effroi voit le fein de l'avare
Déchiré de remords , & femblable à ces flots
Qui troublés par les vents n'ont jamais de repos.
1
JUILLET. 8759. 7
Il voit même en fes yeux , que la frayeur égare ,
La trifte impreffion des maux qu'il ſe prépare.
»Ab, Grand Dieu ! dit alors le Ruftre épouvanté,
»N'exauce point mes voeux ; j'en ferois la victime:
›› Sauve-moi des remords du crime ,
›› Et laiſſe-moi ma pauvreté.
Vois ici , dit le Dieu , cette foule brillante ,
»Regarde en ce Palais le Miniftre orgueilleux ;
» On croiroit à le voir que fon ame eſt contente?..
» Oui , dit le Payſan , je le crois très-heureux :
» N'a- t-il pas le pouvoir d'obliger ſes ſemblables?
Il acquiert chaque jour des Amis véritables...
» Eh bien , reprend le Dieu , reconnois ton erreur,
Confulte ton miroir... Que vois-je ! Quelle hor
>> reur !
Dit le Ruftre étonné : » quoi l'intérêt avide
»Et la corruption , rongent fon fein perfide ?
» Je le vois qui ravit , par les plus vils moyens
» Les biens & le repos de ſes Concitoyens.
Tantôt gonflé d'orgueil , croyant toucher au
>> trône ,
» Il infulte à chacun , dans fa profpérité ;
»Tantôt ſuivi de crainte , inquiet , agité ,
>>Ilcroit qu'à chaque inftant le danger l'environne
»Quelfort ! fut-il jamais Mortel plus malheureux?
Epargne , 6 Jupiter ! ce fpectacle à ma vûe :
"Quelque foit mon deftin , à cet état affreux
"Ya ,je préfere encor ma bêche & ma charrue.
A iv
8 MERCURE DE FRANCE.
Jupiter tint alors au Ruftre ce difcours :
» Indocile Mortel , te plaindras- tu toujours ?
» Tu cherches le bonheur ? Apprends à le còn-
>> noître :
» Il n'eſt que dans les coeurs contens & vertueux,
Il dit : & pour le rendre heureux
Il alla replacer le Ruftre fous fon hêtre.
Par M. LEMONNIE R.
O D E.
Le Soleil fixe au milieu des Planettes.
L'HOMME ' HOMME a dit ; les Cieux m'environnent,
Les Cieux ne roulent que pour moi ;
De ces Aftres qui me couronnent
La Nature me fit le Roi.
Pour moi feul le Soleil fe leve ,
Pour moi feul le Soleil acheve
Son cercle éclatant dans les airs ;
Et je vois , fouverain tranquile ,
Sur fon poids la terre immobile ,
Au centre de cet Univers .
Fier mortel , bannis ces fantômes ;
Sur toi-même jette un coup d'oeil :
Qui fommes-nous foibles atômes,
JUILLET. 1759.
Pour porter fi loin notre orgueil ?
Infenfés ! nous parlons en maîtres ,
Nous qui dans l'Océan des Etres ,
Nageons triftement confondus ;
Nous , dont l'exiſtence légére ,
Pareille à l'ombre paſſagére ,
Commence , paroît , & n'eft plus !
Mais quelles routes immortelles
Uranie entr'ouvre à mes yeux !
Déeſſe , eſt-ce toi qui m'appelles
Aux voutes brillantes des Cieux ? ..
Je te fuis... mon ame aggrandie
S'élançant d'un aîle hardie
De la terre a quitté les bords.
De ton flambeau la clarté pure
Me guide au Temple où là nature
Cache ſes auguſtes tréſors.
Grand Dieu ! quel fublime ſpectacle
Confond mes ſens , glace ma voix ? ..
Où fuis-je ? Quel nouveau miracle
De l'Olympe a changé les loix?
Au loin , dans l'étendue inimenſe ,
Je contemple feul , en filence ,
La marche du grand Univers ;
Et dans l'enceinte qui l'embraffe ,
Mon oeil furpris voit ſur leur trace
Retourner les orbes divers.
A
o MERCURE DE FRANCE.
Portés du Couchant à l'Aurore
Par un mouvement éternel ,
Sur leur axe ils tournent encore
Dans les vaftes plaines du Ciel.
Quelle intelligence ſecrette
Regle en fon coeur chaque planette
Par d'imperceptibles refforts ?
Le Soleil eft-il le Génie
Qui fait avec tant d'harmonie ,
Circuler les céleftes corps ?
Au milieu d'un vaſte fluide
Que la main du Dieu créateur
Verfa dans l'abîme du vuide ,
Cet Aftre unique eſt leur moteur :
Sur lui-même agité fans ceffe ,
Il emporte , il balance , il preffe
L'Ether & les orbes errans ;
Sans ceffe une force contraire
De cette ondoyante matiere
Vers lui repouffe les torrens.
Ainfi fe forment les orbites
Que tracent ces globes connus ;
Ainfi dans des bornes preſcrites
Volent & Mercure & Vénus :
La terre fuit ; Mars moins rapide
D'un air fombre s'avance & guide
Les pas tardifs de Jupiters
JUILLET. 1759.
Et fon pere , le vieux Saturne ,
Roule à peine fon char nocturne
Sur les bords glacés de l'Ether.
Oui , notre ſphere , épaiffe , maſſe ,
Demande au Soleil fes préfens ;
A travers fa dure ſurface
Il darde les feux bienfaifans .
Le jour voit les heures légères
Préfenter les deux hémiſpheres ,
Tour- à-tour à fes doux rayons ;
Et fur les Signes inclinée ,
La terre promenant l'année ,
Produit des fleurs ou des moiffons.
Je te falue, ame du Monde ,
Sacré Soleil , Aftre de feu ,
De tous les biens fource féconde ;
Soleil , image de mon Dieu.
Aux globes qui , dans leur carriere,
Rendent hommage à ta lumiere ,
Annonce Dieu par ta fplendeur ;
Régue à jamais fur les ouvrages ,
Triomphe , entretiens tous les âges
De fon éternelle grandeur.
MALPILATRE de Caën
Cet Ouvrage , d'un très-jeune homme , me semble
annoncerlesplus rares talens pour la haute Prefic,
un enthousiasme prai , une marche rapide &jure;
Avj
11 MERCURE DE FRANCE.
les plus heureufes hardieffes dans les tours & dans
les images , le nombre & l'harmonie du vers Lyrique
, enfin cette chaleur de fentiment qui annonce
une ame pénétrée de fon Sujet & qui caractériſe les
vers de génie.
LE VALET MAITRE.
Y
A Madame de *** , qui reprochoit à
l'Auteur de ne pas travailler pour le
Théâtre.
C'frorr vers le milieu d'une tranquille nuit :
D'un tableau de nos moeurs je retouchois
l'efquiffe ,
Quand un enfant qui d'abord m'a féduit ,
Dans mon attelier introduit ,
A demandé d'entrer à mon fervice.
Je fuis jeune , a-t-il dit , mais j'ai mille talens ;
J'ai l'air fou ; mais fouvent je confeille les fages ;
Je n'ai pas tous les avantages ,
Mais j'ai tous les équivalens.
Retenez-moi , je fuis & difcret & fidèle ;
A vos travaux je puis même avoir pare ,
Et j'ai déjà ſervi chez les Maîtres de l'Art :
Si vous avez jamais à peindre quelque belle ,
J'ai parmi cent deffeins un excellent modèle.
Il fe vanta beaucoup ; mais fon air ingénu ,
JUILLET. 1759." ་ ་
Je vous l'ai déjà dit , avoit fçu me ſéduire
Sous fa main , il eft vrai , je l'avois vu fourire :
Mais voit-on ce qu'on voit , quand on est prévenu ?
Enfin je le retiens cet enfant inconnu ,
Et dans le même inftant voilà que je ſoupire.
Le voilà lui qui dans mon attelier ,
Sans mon ordre , à mes yeux , fait tout ce qu'il
defire ;
Ah , qu'on a bien raifon de dire
Qu'à l'oeuvre on connoît l'ouvrier? '
Il brouille mes couleurs , il brife mes palettes ;
Je le gronde , à l'inftant il fauffe mes compas ;
Je lui dis de fortir , il ne m'obéit pas.
Vous me croyez à vous , c'eſt à moi que vous êtes ,
Dit-il , la feule Eglé peut me faire la loi.
Eglé , depuis ce jour je fuis en eſclavage ,
•
Je dépens d'un enfant qui me commande en Roi
Et quandje veux achever quelque ouvrage ,
Le petit fcélérat fe place devant moi ;
Je ne vois plus que votre image.
VERS faits à B. *** dans les Bofquets
de l'Amour & de l'Amitié,
DEUX Divinités
bienfaifantes"
Partageoient à B *** l'hommage des Mortels,
Mais , S***, tu t'y préfentes ,
14 MERCURE DE FRANCE.
L'un & l'autre à l'envi te céde ſes Autels.
Je vous livre à fes loix charmantes ,
Adorez-la , dit l'Amitié :
Son empire eſt le mien , je jouis de fa gloire.
J'y confens , dit l'Amour ; mais de chaque victoire
Je me réſerve la moitié.
SUITE de l'heureux divorce.
LUCUCIILLEE étourdie de la fcène qu'elle
venoit d'avoir avec Blamzé , paſſa bientôt
de l'étonnement à la réflexion. C'eft
donc là , dit- elle , l'homme à la mode ,
l'homme aimable par excellence ? Il daigne
me trouver jolie ; & s'il me croyoit
capable de conftance , il feroit la folie de
m'aimer tout de bon ! Encore n'a-t- il
pas
le loifir d'attendre que je me fois confultée:
il falloit choifir le moment de lui plaire,
me décider dans les vingt-quatre heures:
il n'en a jamais tant donné.Eft- ce donc
ainfi que les femmes s'aviliffent & que
les hommes leur font la loi ! Heureufement
il s'eft fait connoître. Sous cet air
modefte qui m'avoit féduite , quelle ſuffifance,
quelle préfſomption ! Ah ! je vois
que le malheur le plus humiliant pour
une femme eft celui d'aimer un fat.
JUILLET. 1759.
Le même jour, après l'Opéra , la fociété
de Lucile étant aſſemblée , Pomblac vint
lui dire avec l'air du mystère , qu'elle
n'auroit à fouper ni Blamzé ni Lindor.
A la bonne heure , dit - elle. Je n'exige
pas de mes amis une affiduité qui les
gêne : il y a même telles gens dont l'affiduité
me gêneroit. Si Blamzé étoit de ce
nombre , reprit ingénûment Pomblac ,
vous en voilà délivrée au moins pour
quelque temps. Je me doutois bien , dit
Lucile, que fon orgueil feroit bleffé... Son
orgueil eft invulnérable , reprit le jeune
homme , mais Blamzé par malheur ne
l'eft pas. Lindor vient d'en faire l'épreu
ve.. Comment Lindor ? Ne vous effrayez
point: tout s'eſt paſſé le mieux du monde..
Hé quoi , Monfieur , que s'eft - il paſſé ?.
Vous connoiffez Lindor , Madame ; il
eft un peu vif de fon naturel : Blamzé ,
avec fon air modefte ne laiffe
pas que
d'être avantageux , & il y a des gens à
qui fes airs déplaifent. Après l'Opéra , la
toile baiffée, nous étions fur le théâtre, &
felon notre ufage , nous l'écoutions décidant
fur tout: car Blamzé eft un excellent
Juge en fait de ſpectacle ; perfonne n'apprécie
mieux un talent ; il faut lui rendre
cette juftice.. Je tremble, Monfieur , tirezmoi
de peine... Après nous avoir dit ſon
45 MERCURÉ DE FRANCE
avis fur le chant, la danfe, les décorations,
il nous a demandé fi nous foupions chez la
petite Marquife : ( pardon, Madame, c'eſt
de vous qu'il parloit ) nous lui avons repondu
qu'oui. Je n'en ferai point , a - t- il
dit ; depuis ce matin nous nous boudons.
J'ai demandé quel pouvoit être le fujer
de cette bouderie. Blamzé nous a raconté
que vous lui aviez donné un rendez- vous,
qu'il y avoit manqué , que vous en aviez
été piquée ; qu'il avoit réparé cela ce matin
; que vous faifiez l'enfant ; qu'il s'étoit
preffé de conclure ; que vous aviez demandé
le temps de la réflexion, & qu'ennuyé
-de vos fi & de vos maïs , il vous avoit
plantée là. Il nous a dit que vous vouliez
débuter par un engagement férieux , qu'il
en avoit eu quelque envie , mais que
réflexion faite , il n'avoit pas affez de momens
à lui ; qu'en calculant les forces de
la place , ( oui , Madame , ce font fes termes
) il avoit jugé qu'elle pouvoit foutenir
un fiége , & qu'il n'étoit bon , lui , que ,
pour les coups de main. C'eft un exploit
digne de quelqu'un de vous, a- t-il ajouté ;
vous êtes jeunes , c'eft l'âge où l'on aime
à trouver des difficultés pour les vaincre ;
mais je vous préviens que la vertu eft fon
fort & que le fentiment eft fon foible :
tout étoit dit fi j'avois pris la peine de
JUILLET. 1759. 17
jouer l'Amant paffionné. Lucile rougit &
pâlit vingt fois à ce difcours. J'étois bien
perfuadé qu'il mentoit , continua Pomblac,
mais j'ai eu la prudence de me taire.
Lindor n'a pas été auffi patient que moi ;
il lui a témoigné qu'il ne croyoit pas un
mot de fon hiſtoire à ce propos ils font
fortis enfemble.. Hé bien, Monfieur ?. Hé
bien , Madame , je les ai fuivis , Lindor a
reçu un coup d'épée.. Et Blamzé ?. Blamzé
en tient deux dont il guérira difficilement.
Tandis que je lui aidois à gagner fon
carroffe , voilà , difoit- il , comme font les
jeunes-gens , ils ne veulent pas qu'on les
inftruife. C'est dommage que ce petit
Lindor foit fi mutin ; il auroit fait un
joli homme. Adieu , mon ami , a-t-il
ajouté en me ferrant la main , fouvenezvous
de ne jamais vous couper la gorge
pour une femme ; il n'y en a pas une qui
voulût fe priver du plus foible de fes
charmes pour l'homme qu'elle aime le
plus.
Lucile eut toutes les peines du monde
à cacher le trouble & la frayeur dont ce
récit l'avoit pénétrée. Elle feignit un mal
de tête , & l'on fçait qu'un mal de tête
pour une jolie femme eft une manière
civile de congédier les importuns . On la
laiffa feule au fortir de table.
18 MERCURE DE FRANCE.
Livrée à elle-même , Lucile ne fe con--
foloit pas d'être le fujet d'un combat qui
alloit la rendre la fable du monde. Elle
étoit vivement touchée de la chaleur
avec laquelle Lindor avoit vengé fon injure
; mais elle trembloit pour fa vie &
pour celle de Blamzé . Quelle humiliation
pour elle fi cette avanture faifoit un
éclat , & fi Lifere en étoit inftruit ! Heureufement
le ſecret fut gardé. Pomblac
& Lindor fe firent un devoir de ménager
l'honneur de Lucile ; & Blamzé guéri
de fes bleffures n'eut garde de fe vanter
d'une imprudence dont il étoit fi bien
puni. On demandera peut-être comment
un homme fi diferet jufqu'alors , avoit
tout-à- coup ceffé de l'être ? C'eft qu'on
eft bien moins tenté de publier les faveurs
qu'on obtient que de fe venger des
rigueurs qu'on éprouve . Cette première
indifcrétion faillit à lui couter la vie. Il
fut un mois au bord du tombeau. Lindor
eut moins de peine à guérir de fa bleffure,
& Lucile le revit avec un attendriffement
qui lui étoit inconnu. Si l'on s'attache à
quelqu'un qui a expofé fa vie pour nous,
on s'attache auffi naturellement à quelqu'un
pour qui l'on a expofé fa vie ; &
de tels fervices font peut- être des liens
plus forts pour celui qui les a rendus , que
JUILLET. 1759.
pour celui qui en eft redevable. Lindor
devint donc éperdûment amoureux de
Lucile ; mais plus elle lui devoit de retour
, moins il ofoit en exiger. Il avoit
un plaifir fenfible à fe trouver généreux ,
& il alloit ceſſer de l'être s'il fe prévaloit
des droits qu'il avoit acquis fur la reconnoiffance
de Lucile ; auffi fut-il plus timide
auprès d'elle que s'il n'avoit rien mérité
; mais Lucile lut dans fon ame , &
cette délicateffe de fentiment acheva de
l'intéreffer. Cependant la crainte de paroître
manquer à la reconnoiffance ou
celle de la porter trop loin lui fit diffimuler
la confidence que Pomblac lui
avoit faite ; ainſi la bienveillance qu'elle
témoignoit à Lindor paroiffoit libre &
défintéreffée, & Lindor n'en étoit que plus
touché. Leur inclination mutuelle faifoit
chaque jour des progrès. Sans s'en appetcevoir
l'un & l'autre , ils fe cherchoient
des yeux , fe parloient avec intimité , s'é →
coutoient avec complaifance : ils fe rendoient
compte de leurs démarches fans
affectation & comme pour dire quelque
chofe ; mais avec tant d'exactitude , qu'ils
fçavoient , à une minute près , l'heure à
laquelle ils devoient ſe revoir. Inſenſiblement
Lindor devint plus familier , & Lucile
moins réservée. Il n'y avoit plus qu'à
26 MERCURE DE FRANCE.
s'expliquer , & pour cela il n'étoit paš
befoin de l'un de ces incidens merveilleux
que l'amour envoie quelquefois au fecours
des Amans timides . Un jour qu'ils étoient
feuls, Lucile laiffa tomber fon éventail, Lindor
le relève & le lui préfente , elle le reçoit
avec un doux fourire : ce fourire donne à
Lindor la hardieffe de lui baiſer la main :
cette main étoit la plus belle du monde ,
& dès que la bouche de Lindor s'y fut
appliquée , elle ne put s'en détacher.
Lucile dans fon émotion fit un léger effort
pour retirer fa main , Lindor lui oppofa
une douce violence , & fes yeux tendrement
attachés fur les yeux de Lucile
acheverent de la défarmer. Leurs regards
s'étoient tout dit avant que leur voix
s'en fût mêlée ; & l'aveu mutuel de leur
amour fut fait & rendu en deux mots.
Je refpire , nous nous aimons, dit Lindor
enyvre de joie. Hélas ! oui , nous nous
aimons , répondit Lucile avec un profond
foupir , il n'eft plus temps de s'en
dédire . Mais Lindor , fouvenez -vous que
je fuis liée par des devoirs : ces devoirs
font inviolables , & fi je vous fuis chére ,
ils vous feront facrés.
Le penchant de Lucile pour Lindor ,
n'étoit point de ces amours à la mode
qui étouffent la pudeur en naiffant , &
JUILLET. 1759. 21
Lindor le refpectoit trop pour s'en prévaloir
comme d'une foibleffe. Enchanté
d'être aimé , il borna longtemps fes defirs
à la poffeffion délicieufe d'un coeur
pur , vertueux & fidèle. Qu'on aime peu ,
difoit-il lui-même dans fon délire , quand
on n'eſt pas heureux du feul plaifir d'aimer
! Quel est le fauvage ftupide qui le
premier appella rigueur la refiftance que
la pudeur craintive oppofe aux defirs infenfés
: Eft-il, belle Lucile, eft- il un refus
que n'adouciffent vos regards ? Puis- je me
plaindre quand vous me fouriez ? Et mon
ame a-t- elle des voeux à former encore
quand mes yeux puiſent dans les vôtres
cette volupté céleste dont vous enyvrez
tous mes lens ? Loin de nous j'y confens
, tous ces plaifirs fuivis de regrets
qui troubleroient la férénité de votre
vie. Je refpecte votre vertu autant que
vous la chériſſez , & je ne me pardonnerois
jamais d'avoir fait naître le remord
dans le fein même de l'innocence. Des
fentimens héroïques enchantoient Luçile
, & Lindor plus tendre chaque jour ,
étoit chaque jour plus aimé , plus beureux
, plus digne de l'être. Mais enfin
les plaifanteries de fes amis & les foupçons
qu'on lui fit naître fur cette vertu
qu'il adoroit , empoifonnèrent fon bon
22 MERCURE DE FRANCE.
#
heur. Il devint fombre , inquiet , jaloux ;
tout l'importunoit , tout lui faifoit ombrage.
Chaque jour Lucile fentoit refferrer
& appéfantir fa chaîne , chaque jour
c'étoit de nouvelles plaintes à entendre
de nouveaux reproches à effuyer. Tout
homme reçu avec bienveillance étoit
un rival qu'il falloit bannir. Les premiers
facrifices qu'il exigea lui furent faits fans
réfiftance ; il en demanda de nouveaux ,
il les obtint ; il en voulut encore , on
fe laffa de lui obéir. Lindor crut voir
dans l'impatience de Lucile un attachement
invincible aux liaiſons qu'il lui
défendoit , & cet amour d'abord fi délicat
& fi foumis , devint farouche &
tyrannique. Lucile en fut effayée; elle tâcha
de l'appaiſer , mais inutilement. Je
ne croirai , lui dit l'impérieux Lindor
je ne croirai que vous m'aimez que lorfque
vous vivrez pour moi feul comme
je vis pour vous feule . Hé ! fi je poffède
fije remplis votre ame , que vous fait
ce monde importun ? Doit-il vous en
couter d'éloigner de vous ce qui m'afflige?
M'en couteroit-il de renoncer à tout ce
qui vous déplairoit ? Que dis-je ? n'eſtce
pas une violence continuelle que je
me fais de voir tout ce qui n'eft pas
Lucile ? Plût au Ciel être délivré de cette
JUILLET. 1759. 23
foule qui vous affiège , & qui me dérobe
à chaque inftant ou vos regards , ou
vos penfées ! La folitude qui vous effraye
mettroit le comble à tous mes voeux. Nos
ames ne font-elles pas de la même na❤
ture ? Ou l'amour que vous croyez reffentir,
n'eft- il pas le même que je reffens ?
Vous vous plaignez que je vous demande
des facrifices ! Exigez , Lucile , exigez à
votre tour ; choififfez parmi les épreuves
les plus pénibles , les plus douloureuſes ;
vous verrez fi je balance. Il n'eſt point
de lien que je ne rompe, il n'eft point d'ef
fort que je ne faffe ; ou plutôt je n'en
ferai aucun. Le plaifir de vous complaire
me dédommagera , me tiendra lieu de
tout ; & ce qu'on appelle des privations ,
feront pour moi des jouiffances. Vous le
croyez , Lindor , lui répondit la tendre
& naïve Lucile ; mais vous vous faites
illufion. Chacune de ces privations eft
peu de choſe ; mais toutes enſemble font
beaucoup. C'est la continuité qui eft fatigante
: vous m'avez fait éprouver
qu'il n'eft point de complaifance inépui
fable. Tandis qu'elle parloit ainfi , les
yeux de Lindor étincelans d'impatience
tantôt fe tournoient vers le Ciel , & tantôt
s'attachoient fur elle. Croyez- moi ,
pourſuivit Lucile , les facrifices du véri
24 MERCURE DE FRANCE.
table amour fe font dans le coeur & fous
le voile du myftère ; l'amour- propre feul
en veut de folemnels : pour lui c'eſt peu
de la victoire , il aſpire aux honneurs
du triomphe c'eft- là ce que vous de
mandez.
,
Quelle froide analyſe , s'écrla Lindor ,
& quelle vaine métaphyfique ! C'eſt bien
ainfi qu'on raifonne l'Amour ! Je vous
aime , Madame , rien n'eft plus vrai pour
mon malheur ; je facrifierois mille vies
pour vous plaire : & quel que foit ce fentiment
que vous appellez amour - propre
, il me détache de l'Univers entier
pour me livrer tout entier à vous ; mais
en m'abandonnant ainfi je veux vous
pofléder de même . Cléon , Linval
Pomblac , tout cela peut m'inquiéter
, je ne réponds pas de moi - même.
Après cela fi vous m'aimez , rien ne doit
vous être plus précieux que mon repos ;
& mon inquiétude , fût-elle une folie ,
c'eſt à vous de la diffiper . Mais que disje
une folie ? Vous ne rendez que trop
raifonnables mes allarmes & mes foup-
Et comment ferois- je tranquille, en çons.
voyant que tout ce qui vous approche
vous intéreffe plus que moi ?
Ah Lindor , que je vous dois de reconnoiffance
! dit Lucile avec un foupir :
Vous
JUILLET. 1759. 20
Vous me faites voir la profondeur de
l'abime où l'amour alloit m'entraîner.
Oui je reconnois qu'il n'eft point d'efclavage
comparable à celui qu'impoſe un
Amant jaloux .. Moi , Madame , je vous
rends efclave ? N'avez vous pas vous - même
un empire abſolu fur moi ? Ne difpolez-
vous pas ? . C'en est affez , Lindor.
ſai ſouffert longtemps, je me ſuis flattée ;
vous me tirez de mon illufion , & rien
ne peut m'y ramener. Soyez mon ami fi
vous pouvez l'être : c'eſt le feul titre qui
vous reſte avec moi .. Ah cruelle, voulezvous
ma mort ?. Je veux votre repos &
le mien .. Vous m'accablez. Quel est mon
crime ?. De vous aimer trop vous-même,
& de ne m'eſtimer pas affez. , Ah je vous
jure …. Ne jurez de rien : votre jalouſie
eſt un vice de caractère & le caractère ne
fe corrige pas. Je vous connois , Lindor ;
je commence à vous craindre , & je ceffe
de vous aimer. Dans ce moment je le
vois , ma franchiſe vous défefpére ; mais
de deux fupplices je choifis le plus court ,
& en vous ôtant le droit d'être jaloux je
vous fais une heureuſe néceffité de ceffer
de l'être.Je vous connois à mon tour , reprit
Lindor avec une fureur étouffée : la
délicateffe d'une ame fenfible s'accorde
mal avec la légèreté de votre caractère ;
I. Vol.
B
16 MERCURE DE FRANCE.
c'eft un Blamzé qu'il vous faut pourAmant,
& j'étois bien fou de trouver mauvais .
N'allez pas plus loin, interrompit Lucile,
je fçai tout ce que je vous dois ; mais
je me retire pour vous épargner la honte
de rougir quelques jours de m'en avoir
fait un reproche.
Lindor s'en alla furieux & bien réfolu
de ne plus revoir une femme qu'il
avoit fi tendrement aimée , & qui le congédioit
avec tant d'inhumanité.
Lucile rendue à elle-même fe fentit
comme foulagée d'un fardeau qui l'accabloit.
Mais d'un côté les dangers de
l'amour qu'elle venoit de connoître , de
l'autre la trifte perfpective d'une éternelle
indifférence , ne lui laifferent voir
dans l'avenir que de cruelles inquiétudes,
ou que des ennuis accablans. Hé quoi ,
difoit- elle , le Ciel ne m'a-t-il donné un
coeur fenfible que pour me rendre le jouet
d'un fat , la victime d'un tyran , ou la
trifle compagne d'une efpéce de Sage qui
ne s'affecte & ne s'émeut de rien ? Ces
réfléxions la plongèrent dans une langueur
qu'elle ne put diffimuler ; fa fociété s'en
reffentit & devint bientôt auffi trifte qu'elle.
Les femmes dont fa maifon étoit le
rendez-vous , en furent allarmées. Elle
eft perdue , dirent- elles fi nous ne la res
JUILLET. 1759. 27
tirons de cet état funefte ; la voilà dégoutée
du monde : elle n'aime plus que
la folitude ; les fymptômes de fa mélancolie
deviennent chaque jour plus terribles
; & à moins de quelque paffion violente
qui la ranime , il eft à craindre
qu'elle ne retombe en puiffance de mari.
Ne connoiffons-nous perfonne qui puiffe
tourner cette jeune tête : Blamzé lui-même
s'y eft mal pris & n'en eft pas venu
à bout. Pour ce Lindor fur lequel nous
comptions , c'eſt un petit fot qui aime
comme un fou, il n'eft pas étonnant qu'elle
en foit excédée . Attendez , dit Céphife
après avoir rêvé quelque temps , Lucile
a du romanefque dans l'efprit , il lui faut
de la féerie , & le magnifique Dorimon
eſt juſtement l'homme qui lui convient.
Elle en rafolera, j'en fuis fûre, engageonsla
ſeulement à lui aller demander à fouper
dans fa belle maifon de Campagne, je
me charge de le prévenir & de lui faire
f leçon. La partie fut acceptée , &
Dorimon en fut averti.
Dorimon étoit l'homme du monde
qui fçavoit le mieux quels étoient les plus
habiles Artiftes , qui les accueilloit avec
le plus de graces & qui les récompenfoit
le plus libéralement ; auffi avoit il la réputation
de connoiffeur & d'homme de
goût,
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
Si dans quelques fiècles on lifoit ce
Conte , on le croiroit fait à plaifir , &
le féjour que je vais décrire paſſeroit pour
un Château de Fée ; mais ce n'eſt pas
ma faute fi le luxe de notre temps le
difpute au merveilleux des Fables , & fi
dans la peinture de nos folies la vraiſemblance
manque à la vérité .
Sur les riches bords de la Seine s'élè
ve en Amphithéâtre un coteau expofé aux
premiers rayons de l'Aurore , & aux feux
ardens du midi. La forêt qui le couronne
le défend du fouffle glacé des vents du
Nord , & de l'humide influence du couchant.
Du fommet de la colline tombent
en cafcades trois fources abondantes
d'une eau plus pure que le cryſtal ;
la main induftrieufe de l'Art les a conduites
par mille détours fur des pentes
de verdure. Tantôt ces eaux fe diviſent ,
& ferpentent en ruiffeaux ; tantôt elles
fe réuniffent dans des baffins où le Ciel
fe plaît à fe mirer ; tantôt elles fe précipitent
& vont fe brifer contre des rochers
taillés en grottes , où le cifeau a imité
les jeux variés de la Nature. La Seine
qui fe courbe au pied de la colline , les
reçoit dans fon paiſible ſein ; & leur
chute rappelle ce temps fabuleux où les
Nymphes des Fontaines deſcendoient
•
JUILLET. 1759. 29
dans l'humide Palais des Fleaves , pour
y tempérer les ardeurs de la jeuneſſe &
de l'Amour.
Un caprice ingénieux femble avoir
deffiné les jardins que ces ondes arrofent.
Toutes les parties de ce rianttableau
font d'accord fans monotonie ,
la fymétrie même en eft piquante ; la vue
s'y promène fans laffitude & s'y repofe
fans ennui. Une élégance noble , une richeffe
bien ménagée , un goût mâle &
pourtant délicat , ont pris foin d'embellir
ces jardins. On n'y voit rien de négligé ,
rien de recherché avec trop d'art. Le concours
des beautés fimples en fait la magnificence
; & l'équilibre des maffes jointe
à la variété des formes , produit cette
belle harmonie qui fait les délices des
yeux.
Des bofquets ornés de ftatues, des treillages
façonnés en corbeilles & en berceaux
décorent tous les jardins connus ;
mais le plus fouvent ces richeffes étalées
fans intelligence & fans goût , ne caufent
qu'une admiration froide & trifte, que fuit
de près la fatiété. Ici l'ordonnance & l'enchaînement
des parties ne fait de mille
ſenſations diverſes qu'un enchantement
continu. Le ſecond objet qu'on découvre
ajoute au plaifir que le premier a fait ; &
B iij
30 MERCURE DE FRANCE.
Fun & l'autre s'embelliffent encore des
charmes de l'objet nouveau qui leur fuccède
fans les effacer.
Ce payfage délicieux eft terminé par
un Palais d'une Architecture Aërienne
Fordre Corinthien lui- même a moins d'élégance
, & de légèreté. Ici les colonnes
imitent des palmiers unis en berceaux.
La naiffance des palmes forme un chapiteau
plus naturel & auffi noble que
le vafe de Callimaque. Ces palmes s'entrelaffent
dans l'intervalle des colonnes
& leurs volutes naturelles dérobent aux
yeux féduits la pefanteur de l'entablement.
Comme les colonnes fuffifent à la
folidité de l'édifice elles laiffent aux
murs une tranſparence continue,au moyen
des vuides ménagés avec art. On n'y
voit point de ces toits redoublés qui écrafent
notre Architecture moderne , & l'irrégularité
choquante de nos cheminées
gothiques , fe perd dans le couronnement.
>
Le luxe intérieur du Palais répond à
la magnificence des dehors. C'eſt le temple
ple des Arts & du luxe. Le pinceau ,
le ciſeau , le burin ; tout ce que l'induftrie
a inventé pour les délices de la
vie y eft étalé avec une ffaaggee profufion ,
JUILLET. 1759 . 32
& les voluptés , filles de l'opulence , y
flattent l'ame par tous les fens.
Lucile fut éblouie de tant de magnificence
; la première foirée lui parut un
fonge ce ne fut qu'un tiffu de Spectacles
& de Fêtes dont elle s'apperçut bien
qu'elle étoit la Divinité. L'empreffement ,
la vivacité , la galanterie avec laquelle
Dorimon fit les honneurs de ce beau féjour
, les changemens de fcène qu'il produifoit
d'un feul regard , l'empire abfolu
qu'il fembloit exercer fur les Arts &
fur les plaifirs , rappelloit à Lucile tout ce
qu'elle avoit lû des plus célèbres Enchanteurs.
Elle n'ofoit fe fier à fes yeux , &
fe croyoit enchantée elle-même . Si Dorimon
eût profité de l'yvreffe où elle étoit
plongée ,peut-être le fonge eût-il fini comme
finiffent les romans nouveaux. Mais
Dorimon ne fut que galant ; & tout ce
qu'il ofa fe permettre fut de demander
a Lucile qu'elle vînt quelquefois embellir
fon hermitage : car c'est ainsi qu'il
nommoit ce féjour.
Les compagnes de Lucile l'avoient obfervée
avec foin. Les plus expérimentées
jugèrent que Dorimon s'étoit trop oc
cupé de fa magnificence , & pas aflez
de fon bonheur. Il falloit faifir , difoientelles
le premier moment de la furpriſe :
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
c'eſt une eſpèce de raviffement que l'ofi
n'éprouve pas deux fois.
Cependant Lucile , la tête remplie de
tout ce qu'elle venoit de voir , fe faifoit
de Dorimon lui- même la plus merveilleufe
idée. Tant de galanterie fuppofoit
une imagination vive & brillante , un
efprit cultivé , un goût délicat , & un
Amant , s'il l'étoit jamais , tout occupé
du foin de plaire . Ce portrait , quoiqu'un
peu flatté ne manquoit pas de reffemblance.
Dorimon étoit jeune encore , d'une
figure intéreffante , & du caractère le
plus enjoué. Son efprit étoit tout en faillies
; il avoit dans le fentiment peu de
chaleur , mais beauconp de fineffe . Perfonne
ne difoit des chofes plus galantes 3
mais il n'avoit pas le don de les perfuader
on aimoit à l'entendre , on ne le
croyoit pas. C'étoit l'homme du monde
le plus féduifant pour une coquette , &
le moins dangereux pour une femme à
fentiment .
Elle confentit à le revoir chez lui , &
ce furent de nouvelles fêtes. Mais en
vain la galanterie de Dorimon y avoit
raffemblé tous les plaifirs qu'elle faifoit
naître , en vain ces plaifirs furent variés à
chaque inftant avec autant d'art que de
goût : Lucile en fut d'abord légèrement
JUILLET. 1759. 33
émue , bientôt après raffafiée ; & avant
la fin du jour elle conçut qu'on pouvoit
s'ennuyer dans ce féjour délicieux . Dorimon
qui ne la quittoit pas , mit en
ufage tous les talens de plaire ; il lui
tint mille propos ingénieux , il y en
mêla même de tendres ; mais ce n'étoit
point encore ce qu'elle avoit imaginé.
Elle croyoit trouver un Dieu , & Dorimon
n'étoit qu'un homme ; le faſte de
fa maiſon l'éclipfoit , les proportions n'étoient
pas gardées ; & Dorimon en fe
furpaffant fut toujours au- deffous de l'idée
que donnoit de lui tout ce qui l'environnoit.
Il étoit bien loin de foupçonner le tort
que lui faifoit cette comparaifon dans
l'efprit de Lucile & il n'attendoit qu'un
moment heureux pour profiter de fes avantages.
Après le Concert , & avant le fouper
il l'amena , comme par hafard , dans
un cabinet folitaire où elle iroit rêver ,
difoit-il , quand elle auroit des momens
d'humeur. La porte s'ouvre & Lucile voit
fon image répétée mille fois dans des trumeaux
éblouiffans ; les peintures voluptueufes
dont les panneaux étoient couverts
, fe multiplioient autour d'elle . Lu
cile crut voir en fe mirant la Déeffe des
Amours. A ce fpectacle il lui échappa
Bv
34 MERCURE DE FRANCE.
un cri de furpriſe & d'admiration , &
Dorimon faifit l'inftant de cette émotion
foudaine Régnez ici , voilà votre trône ,
lui dit-il , en lui montrant un fopha , que
la main des Fées avoit femé de fleurs.
Mon trône ! dit Lucile , en s'affeyant , &
fur le ton de la gaîté ? Mais oui , je
m'y trouve affez bien , & je fuis Reine
d'un joli Peuple. Elle parloit de la foule.
des Amours qu'elle appercevoit dans les
glaces. Parmi ces Sujets daignerez -vous
m'admettre , dit Dorimon avec ardeur
en ſe jettant à fes genoux ? Ah ! pour vous,
dit- elle d'un air férieux , vous n'êtes pas
un enfant ; & à ces mots elle voulur
fe lever , mais il la retint d'une main
hardie , & l'effort qu'elle fit pour s'échapper
le rendit plus audacieux . Où fuis-je
donc ? dit- elle avec frayeur. Laiffez- moi ,
laiffez- moi , vous dis-je , ou mes cris...
Ces mots lui impoferent : excufez , Madame
, dit - il , une imprudence dont
vous êtes un peu la caufe . Venir ici têteà-
tête fe repofer fur ce fopha , comme
vous avez fait , c'eft donner à entendre
, felon l'ufage reçu , qu'on veut bien
fouffrir un peu de violence. Avec vous
je vois bien que cela ne veut rien dire
nous nous fommes mal entendus. Oh !
très-mal , dit Lucile en fortant courrou
JUILLET. 1759% 35
cée; & Dorimon la fuivit un peu confus
de fa méprife. Heureuſement leur abſence
n'avoit pas été affez longue pour donner
le temps d'en médire. Lucile diffimulant
fon trouble annonça qu'elle venoit de
voir un cabinet très - bien décoré. On y
courut en foule ; & les cris d'admiration
ne furent interrompus que par l'arrivée
du fouper.
La fomptuofité de ce feftin fembloit
renchérir encore fur tous les plaiſirs qu'on
avoit goûtés. Mais Dorimon eut beau
prendre fur lui- même , il n'eut point cette
gaîté qui lui étoit fi naturelle ; & Lucile
ne répondit aux galanteries qu'on
lui adreffoit pour la tirer de fa rêverie ,
que par ce fourire forcé , avec lequel la
politeffe tâche de déguiſer la mauvaiſe
humeur.
Voilà , lui dirent les amies , en ſe retirant
avec elle , voilà l'homme qui vous
convient ; avec lui la vie eft un enchantement
continuel ; il femble que tous les
plaifirs reconnoiffent fa voix : dès qu'il
commande ils arrivent en foule.
Il en eft , dit froidement Lucile , qui
ne fe commandent point , ils font audeffus
des richeffes , on ne les trouve que
dans fon coeur. Ma foi , ma chere enfant
, lui dit Céphife , vous êtes bien
B vj
36 MERCURE DE FRANCE.
difficile. Oui , Madame , bien difficile ;
répondit- elle , avec un foupir ; & pendant
tout le reste du voyage elle garda un
profond filence. Ce n'eft là qu'une jolie
femme manquće , dirent fes amies en la
quittant encore fi fes caprices étoient
enjoués on s'en amuferoit ; mais rien au
monde n'eft plus trifte. C'étoit bien la
peine de fe féparer de fon mari pour être
prude dans le monde !
Eft ce donc là ce monde fi vanté , difoit
de fon côté Lucile ? J'ai parcouru rapidement
tout ce qu'il a de plus aimable ;
qu'ai-je trouvé ? un fat , un jaloux , un
homme avantageux qui s'attribue comme
autant de charmes fes jardins , fon palais
& fes fêtes , & qui croit que la vertu
la plus févère ne demande pas mieux
que de lui céder. Ah ! que je hais ces
faifeurs de Romans qui m'ont bercée
de leurs Fables ! L'imagination pleine
de mille chimères , j'ai trouvé mon mari
infipide ; & il vaut mieux que tout ce que
j'ai vu. Il eft fimple ; mais fa fimplicité
n'eft-elle pas mille fois préférable aux vaines
prétentions d'un Blamzé ? Il eſt tranquille
dans fes goûts ; & que deviendroisje
s'il étoit violent & paffionné comme
Lindor ? Il m'aimoit peu , mais il n'aimoit
que moi ; & fi j'avois été raiſonnable , il
JUILLET. 1759. 3.7
m'aimoit affez pour me rendre heureuſe.
Je n'avois point avec lui de ces plaifirs
faftueux & bruyans qui nous enyvrent
d'abord , & qui bientôt nous excédent.
Mais fa complaifance , fa douceur , fes
attentions délicates me ménageoient à
chaque inftant des plaifirs plus purs , plus
folides , fi j'avois bien fçu les gouter. Infenfée
que j'étois , je courois après des
illufions , & je fuyois le bonheur même :.
il est dans le filence des paffions , dans
l'équilibre & le repos de l'ame. Mais ,
hélas ! il eft bien temps de reconnoître
mes erreurs quand elles m'ont fait perdre
l'amitié , la confiance , peut- être l'eftime ,
de mon mari. Grace au Ciel je n'ai à me
reprocher que les imprudences de mon.
âge. Mais Lifere eft- il obligé de m'en
croire , & daigneroit- il m'écouter ? Ah ,
qu'il eft mal aifé de rentrer dans fon
devoir quand on en eft une fois forti !
Mal aifé Pourquoi donc ? Qui me retient
? La crainte d'être humiliée ? Mais
Lifere eft honnête homme , & s'il m'a
épargnée dans mes erreurs , m'accableroit-
il dans mon retour ? Je n'ai qu'à me,
détacher d'une fociété pernicieuſe, à vivre
chez moi avec celles de mes amies , que
mon époux reſpecte , & que je puis voir
fans rougir. Tant qu'il m'a vue livrée au
38 MERCURE DE FRANCE.
monde , il ne s'eft pas rapproché de mois
mais s'il me voit rendue à moi-même , il
daignera peut-être me rappeller à lui ; &
fi fon coeur ne m'eft pas rendu , la feule
confolation qui me refte eft celle de m'en
rendre digne je ferai du moins reconciliée
avec moi-même ſi je ne puis l'être
avec mon mari.
Lifere en gémiffant l'avoit fuivie des
yeux dans le tourbillon du monde : il
comptoit fur la jufteſſe de ſon eſprit &
fur l'honnêteté de fon ame. Elle fentira ,
difoit- il , la frivolité des plaifirs qu'elle
cherche , la folie des femmes , la vanité
des hommes , la fauffeté des uns & des
autres ; & fi elle revient vertueuſe , ſa
vertu n'en fera que plus affermie par les
dangers qu'elle aura courus. Mais aurat-
elle échappé à tous les écueils qui l'environnent
, aux charmes de la louange ,
aux piéges de la féduction , aux attraits
de la volupté L'on mépriſe le monde
quand on le connoît bien ; mais on s'y
livre avant de le connoître , & ſouvent
le coeur eft égaré avant que la raiſon l'éclaire.
O Lucile ! s'écrioit- il en regardant
le portrait de fa femme , qui étoit dans la
folitude fon unique entretien ; ô Lucile !
vous étiez fi digne d'être heureuſe , & je
me flattois que vous le feriez avec moi,
JUILLET. 1759. 39
Hélas ! peut-être quelqu'un de ces jolis
corrupteurs qui font l'ornement & les
malheurs du monde , eft - il actuellement
occupé à féduire fon innocence , & ne
s’obftine à ſa défaite que pour le plaifir
de s'en glorifier. Quoi , la honte de ma
femme éleveroit entre nous une éternelle
barrière Il ne me feroit plus permis de
vivre avec celle dont la mort feule devoit
me féparer ! Je l'ai trahie en l'abandonnant.
Le Ciel m'avoit choisi pour gardien
de fa jeuneffe imprudente & fragile. Je
n'ai confulté que l'ufage , & je n'ai été
frappé que de l'idée effrayante d'être hai
comme un tyran.
Tandis que Lifere flottoit ainfi dans
cette cruelle incertitude , Lucile n'étoit
pas moins agitée entre le defir de retourner
à lui & la crainte d'en être rebutée.
Vingt fois après avoir paffé la nuit à gémir
& à pleurer , elle s'étoit levée dans
la réfolution d'aller attendre fon réveil ,
de le jetter à fes piés , & de lui demander
pardon. Mais une honte qui est bien
connue des ames fenfibles & délicates ,
avoit toujours retenu fes pas. Si Lifere nela
méprifoit point , s'il confervoit encore
pour elle quelque fenfibilité , quelque
eftime, depuis le temps qu'elle avoit rompu
avec fes fociétés , depuis qu'elle vivoit
40 MERCURE DE FRANCE .
retirée & folitaire , comment n'avoit-il
pas daigné la voir une feule fois ? Tous
les jours en paffant il s'informoit de la
fanté de Madame ; elle l'entendoit , elle
efpéroit qu'à la fin il demanderoit à la
voir ; chaque jour cet eſpoir renaiſſoir ;
elle attendoit toute tremblante le moment
du paffage de Lifere ; elle s'approchoit
le plus près qu'il lui étoit poffible
l'écouter , & fe retiroit toute en
armes
après avoir entendu demander en
paffant , comment fe porte Madame . Elle
auroit voulu que Lifere fût inftruit de fon
repentir , de fon retour à elle- même :
mais à qui ſe fier , difoit- elle ? à des amis ?
En eft-il d'affez fûrs , d'affez diſcrets, d'affez
fages pour une entremife fi délicate ?
Les uns en auroient les talens , & n'en
auroient pas le zèle , les autres en auroient
le zèle & n'en auroient pas les
talens ; d'ailleurs il eft fi dur de confier
aux autres ce qu'on n'ofe s'avouer à ſoimême
! Une Lettre... Mais que lui écrirois
-je ? des mots vagues ne le toucheroient
pas , & les détails font fi humilians
! Enfin il lui vint une idée dont fa
délicateffe & fa fenfibilité furent également
fatisfaites . Lifere s'étoit abfenté
pour deux jours , & Lucile faifit le temps
de fon abfence pour exécuter fon deffeip
JUILLET. 1759. 41
Lifere avoit un vieux domestique
que Lucile avoit vû s'attendrir au moment
de leur féparation , & dont le zèle,
l'honnêteté , la difcrétion , lui étoient
connus. Ambroife , lui dit- elle , j'ai un
fervice à vous demander. Ah ! Madame ,
dit-il , ordonnez , je fuis à vous de toute
mon ame : plût à Dieu que vous & mon
Maître vous vous aimaſſiez comme je
vous aime. Je ne fçai qui de vous deux a
tort , mais je vous plains tous les deux :
c'étoit un charme de vous voir enſemble,
& je ne vois plus rien ici qui ne m'afflige
, depuis que vous faites mauvais
ménage. C'eſt peut-être ma faute , dit
Lucile humiliée mais , mon enfant ,
le mal n'eft pas fans remède ; fais feulement
ce que je te dirai . Tu fçais que mon
portrait eft dans la chambre de ton Maître.
Oh , oui , Madame , il le fçait bien
auffi ; car il s'enferme quelquefois avec
lui des journées entières : c'est toute fa
confolation ; il le regarde , il lui parle ,
il foupire à faire pitié , & je vois bien
que le
homme aimeroit encore
pauvre
mieux s'entretenir avec vous qu'avec votre
reffemblance. Tu me dis là des chofes
fort confolantes , mon cher Ambroise ;
mais va prendre ce portrait en cachette ,
42 MERCURE DE FRANCE.
& choifis pour l'apporter chez moi un
moment où tu ne fois vu de perfonne ..
Moi , Madame , priver mon Maître de ce
qu'il a de plus cher au monde? Demandezmoi
plutôt ma vie . Raffure- toi , reprit Lucile
, mon deffein n'eft pas de l'en priver.
Demain au foir tu viendras le prendre &
le remettre en place , je te demanderai
feulement de n'en rien dire à mon mari.
A la bonne heure , dit Ambroife . Je fçai
que vous êtes la bonté même , & vous ne
voudriez pas me donner à la fin de mes
jours le chagrin d'avoir affligé mon Maître.
Le fidèle Ambroife exécuta l'ordre de
Lucile. Elle avoit dans fon portrait l'air
tendre & languiffant qui lui étoit naturel ;
mais fon regard étoit ferein & fes cheveux
étoient mêlés de fleurs. Elle fit
venir fon Peintre , lui ordonna de la repréfenter
échévelée , & de faire couler
des larmes de fes yeux. Dès que fon idée
fut remplie , le tableau fut replacé dans
l'appartement de Lifere. Il arrive , &
bientôt fes yeux fe levent fur cet objet
chéri. Il eft aifé de concevoir quel fut
l'excès de fa furprife ; les cheveux épars
le frappèrent d'abord : il approche , & il
voit couler des larmes. ! Ah ! s'écria- t- il ,
ah, Lucile ! font-ce les larmes du repentir ?
JUILLET. 1759. 43
Eft-ce là la douleur de l'amour ? Il fort
tranſporté , il vole chez elle , il la cherche
des yeux & il la trouve dans la même
fituation où le tableau la lui avoit préfentée.
Immobile un inftant il la contemple
avec attendriſſement , & tout-à- coup fe
précipitant à fes genoux : eft- il bien vrai ,
dit-il,que ma femme me foit rendue ? Oui,
dit Lucile , avec des fanglots , oui fi vous
la trouvez encore digne de vous. Peut- elle
avoir ceffé de l'être , reprit Lifere en la
ferrant dans fes bras ? Non mon enfant ,
raffure- toi : je connois ton ame ; & je n'ai
jamais ceffé de te plaindre & de t'eftimer.
Tu ne reviendrois pas à moi fi le monde
avoit pu te féduire ; & ce retour volontaire
eft la preuve de ta vertu . Oh ! grace
au Ciel , dit- elle , ( le coeur foulagé par
les pleurs qui couloient en abondance de
fes yeux ) grace au Ciel je n'ai à rongir
d'aucune foibleffe honteufe : j'ai été folle ,
mais j'ai été honnête . Si j'en doutois ferois-
tu dans mon fein , reprit Lifere ? &
à ces mots... Mais qui peut rendre les
tranſports de deux coeurs fenfibles , qui
après avoir gémi d'une féparation cruelle,
fe réuniffent pour toujours ? En apprenant
leur reconciliation, leurs gens furent faifis
de joie , & le bon homme Ambroife difoir
, les yeux mouillés de larmes : Dieu
foit loué, je mourrai.content.
44 MERCURE DE FRANCE.
Depuis ce jour la tendre union de ces
époux fert d'exemple à tous ceux de leur
âge. Leur divorce les a convaincus que
le monde n'avoit rien qui pût les dédommager
l'un de l'autre ; & c'eft ce que
j'appelle un Divorce heureux.
LES TOURTERELLES.
IDYLLE.
COUPLE amoure WOUPLE amoureux , conftantes Tourterelles,
Dans ce boccage frais , que votre fort eſt doux !
L'habitude & le temps ne font jamais chez vous
Des indifcrets , des infidèles :
Lés Jafons ne font que chez nous.
Toujours tendres & toujours belles ,
Vous n'avez point d'Amans jaloux ,
De maris foupçonneux , de maitreffès cruelles ;
Vous jouiffez des biens , fans fentir leurs dégoûts;
Si le Ciel vous donna des aîles ,
Vous n'employez leur agile fecours
Que pour rejoindre vos amours ,
Sans voltiger vers de nouvelles.
Comme votre penchant eft formé fur le choix
Vous n'aimez jamais qu'une fois ;
Mais vos ardeurs font éternelles .
Quand au milieu des bois , par le cruel Yautour
JUILLET. 1759. 45.
Votre trifte compagne à vos voeux eſt ravie ;
Sur un ttiſte rameau gémiſſant nuit & jour ,
Vous déplorez le reſte de la vie ,
Son infortune & votre amour.
Tourterelles , quels font les hommes
Qui veuillent imiter d'auffi durables feux !
Hélas ! l'on rougiroit de paroître amoureux :
L'amour eſt un travers dans le fiécle où nous
fommes.
Libertins par état , par ufage inconftans ,
De vos tendres langueurs nous blâions la méthode
;
Ainfi que nos habits le coeur reffent la mode :
L'inconftance eft celle du temps.
Ce n'eft , tendres Oifeaux , que chez vous que
l'on aime
Comme l'on aimoit autrefois.
La Nature eft pour vous la même :
L'erreur , les préjugés n'ont point changé fes loix.
Dans les plus doux tranfports , libres & fans
contrainte ,
Vous n'eprouvez jamais le remord ni la crainte
Que la vertu dans l'homme oppoſe à ſon deſir.
Yous vous cherchez par goût ; vous vous aimez
fans feinte :
Votre guide c'eft le plaifir.
Si quelquefois il eſt le nôtre ,
D'où vient qu'à peu d'objets il eſt toujours reſtraine
Notre railon eft-elle au deſſous de l'inſtinct ?
46 MERCURE DE FRANCE
Non , non , en formant l'un & l'autre ,
Le Ciel les dirigea vers une même fin :
Les animaux en y tendant fans celle ,
Jouirent d'un heureux deftin ;
L'homme à fon gré voulant fe frayer un chemin ,
Devint malheureux par fagelſe.
Dès lors du faux devoir l'orgueilleuſe fierté
Ne compta les vertus que par les facrifices :
Le fage par des loix bornant fa liberté ,
Pour la premiere fois donna le nom des vices
Aux penchans de l'humanité.
Depuis ce jour nous fumes les efclaves
Des dehors , des égards , des préjugés divers ;
Et confervant l'orgueil jufques dans les entraves ,
Nous primes le vain nom de Roix de l'Univers.
Il vous convient bien mieux , Tourterelles heureuſes
;
Rien ne gêne vos feux , vos plaiſirs , votre coeur ;
Du nom , du rang , de la grandeur ,
Vous n'éprouvez jamais les contraintes affreuſes ,
Ni les combats de la pudeur:
La Royauté c'eſt le bonheur.
La beauté parmi vous n'eſt point un don funeſte
Qui dans les coeurs rivaux forme l'inimitié ;
Et jamais dans vos bois un coupable Thyeſte
Ne s'arma pour ravir votre tendre moitié.
Tout refpecté les droits d'une union conftante ;
Mais avant que l'Hymen ait couronné vos voeux ,
A la beauté la plus touchante ,
JUILLET. 1759. 47
Jans craindre fes mépris vous expofez vos feux.
Rien n'interdit l'efpoir , & jamais la richeffe
Ne fut l'arbitre des plaifirs :
Celle qui parmi vous a le plus de tendrelle
Eft fûre de toucher l'objet de fes defirs.
Chez nous la plus fière Maîtreffe ,
Qui d'un Amant fans biens reprimeroit l'effor ,
Aux foupirs du Puillant s'attendrit , s'intéreffe ,
Et comme Danać cede à l'éclat de l'or.
Ainfil'on a quitté la route trop commune
Des égards , des foupirs & des tendres langueurs
L'Amour avoit jadis l'Empire de nos coeurs ;
Mais aujourd'hui c'eft la fortune.
Vous n'avez point éprouvé ce retour :
Bien plus juftes que nous , charmantes Tourte
relles ,
L'amour chez vous eft le prix de l'amour.
Non , jamais l'intérêt ne vous fit infidèles ,
Ni le ſecours du fard ne vous fit jamais belles :
L'art n'a point altéré dans votre heureux ſéjour.
De yos fimples attraits les graces naturelles ;
Aimables fans rien d'affecté ,
Des charmes étrangers dédaignant l'impoſture
Une belle uniformité
Eft parmi vous toute votre parure :
Les plus brillans atours jettés fur la Nature ,
Sont autant de larcins dont fouffre la beauté.
Auffi toujours fous le même plumage ,
48 MERCURE DE FRANCE
•
Vous vous montrez , tendres Oiſeaux .
Pour nous , nous maſquons tout , eſprit coeur &
vilage ,
Et malgré tous nos foins encor que de défauts ,`
A travers ces dehors ne ſe font point paffage !
Nous avons cependant la Raiſon en partage ,
Seule elle vaut, dit-on ,tous les bien faits des Dieux
Foible préfent qui naît , croît , périt avec l'âge ,
Quifans faire l'heureux prétend faire le Sage ,
Et ne forme que l'orgueilleux !
A l'inſtinct dans ce jour je donne l'avantage :
Sans rendre Sage , il rend heureux.
Tourterelles , coulez fans ceffe
Des jours dont vous fçavez jouïr ;
Goutez la liberté , vivez dans la tendreffe
Suivez la pente du deſir ;
Mais n'enviez jamais notre fombre Sageffe :
Qu'en feriez-vous fans le plaifir ?
Toi que nous encenfons comme Mufe au Permeffe,
Et comme Minerve à Paris ,
Toi qui fçais réunir l'Amour & la Sageffe ,
Les graces & les Arts , la raifon & les ris ,
Illuftre Grafigny , qui des mains de Thalie,
Prenant le pinceau ſéducteur ,
Dans le touchant Portrait que tu fais de Cénie ,
Confacres pour jamais la bonté de ton coeur ,
Et la force de ton génie,
Accepte
JUILLET. 1759. 49
Accepte pour hommage un champêtre tableau ;
La fimple Idylle ek ma plus riche offrande :
Souvent le front des Dieux eft ceint d'une guirlande
Dont les fleurs parfumoient les rives d'an raiffeau.
Mais en peignant la tendre Tourterelle ,
J'ai peint encor la foi , l'équité , la candeur:
Pour en donner une image fidèle
Je crayonnois d'après ton coeur.
Je m'acquitte en fincere Auteur :
Je rends l'ouvrage à fon modèle.
Par M. BAL Z E , de l'Acad. de Nimes.
LETTRE
DE M. GRESSET ,
L'un des Quarante de l'Académie Françoife-
A M.
*
C'eſt remplir les vues de M. Greffet que de
donner à cette Lettre édifiante toute la publicité
qu'elle mérite. On ne peut trop le louer d'agir
felon les principes : On a toujours tort , comme il
le dir , avecfa confcience , quand on est réduit à difputer
avec elle.
Les fentimens , Monfieur , dont yous
m'honorez depuis plus de vingt ans , vous
Į. Vol.
C
17
So MERCURE DE FRANCE.
Ont donné des droits inviolables fur tous
les miens ; je vous en dois compte , & je
viens vous le rendre fur un genre d'Ouvrages
auquel j'ai cru devoir renoncer
pour toujours. Indépendamment du defir
de vous foumettre ma conduite & de
mériter votre approbation , votre appui
m'eft néceffaire dans le parti indifpenfable
que j'ai pris , & je viens le réclamer
avec toute la confiance que votre amitié
pour moi m'a toujours infpirée. Les Titres
, les Erreurs , les Songes du Monde
n'ont jamais ébranlé les principes de Religion
que je vous connois depuis fi longtemps
; ainfi le langage de cette Lettre
ne vous fera point étranger , & je compte
qu'approuvant ma réfolution , vous voudrez
bien m'appuyer dans ce qui me reſte
à faire pour l'établir & pour la manifefter.
Je fuis accoutumé , Monfieur , à penſer
tout haut devant vous ; je vous avouerai
donc que depuis plufieurs années j'avois
beaucoup à fouffrir intérieurement d'avoir
travaillé pour le Théâtre, étant convaincu
, comme je l'ai toujours été , des
vérités lumineufes de notre Religion , la
feule divine , la feule inconteftable : il
s'élevoit fouvent des nuages dans mon
ame fur un art fi peu conforme à l'efprit
JUILLET. 1759. 51
-
du Chriftianifme , & je me faifois , fans
le vouloir, des reproches infructueux, que
j'évitois de démêler & d'approfondir ;
toujours combattu & toujours foible , je
différois de me juger , par la crainte de
me rendre & par le defir de me faire
grace ; quelle force pouvoient avoir des
réflexions involontaires contre l'empire
de l'Imagination & l'enyvrement de la
fauffe gloire ? Encouragé par l'indulgence
dont le Public a honoré Sidney & le Méchant
, ébloui par les follicitations les
plus puiffantes, féduit par mes amis, dupe
d'autrui & de moi - même , rappellé en
même temps par cette voix intérieure
toujours févère & toujours jufte , je fouffrois
, & je n'en travaillois pas moins
dans le même genre ; il n'eft guères de
fituation plus pénible , quand on penfe ,
que de voir fa conduite en contradiction
avec fes principes , & de fe trouver faux
à foi-même & mal avec foi ; je cherchois
à étouffer cette voix des remords , à laquelle
on n'impofe point filence , ou je
croyois y répondre par de mauvaiſes autorités
que je me donnois pour bonnes ;
au défaut de ſolides raiſons , j'appellois à
mon fecours tous les grands & frêles raifonnemens
des apologiftes du Théâtre ;
je tirois même des moyens perfonnels
Cij
52 MERCURE DE FRANCE.
d'apologie de mon attention à ne rien
écrire qui ne pût être foumis à toutes les
loix des moeurs ; mais tous ces fecours ne
pouvoient rien pour ma tranquillité ; les
noms facrés & vénérables dont on abufe
pour juſtifier la compofition des Ouvrages
Dramatiques & le danger des Spectacles
, les textes prétendus favorables , les
anecdotes fabriquées , les fophifmes des
autres & les miens , tout cela n'étoit que
du bruit, & un bruit bien foible contre
ce fentiment impérieux qui réclamoit
dans mon coeur au milieu de ces contrariétés
& de ces doutes de mauvaiſe
foi , pourſuivi par l'évidence , j'aurois dû
reconnoître dès- lors , comme je le reconnois
aujourd'hui , qu'on a toujours tort
avec fa confcience quand on eft réduit à
difputer avec elle. Dieu a daigné éclairer
entièrement mes ténèbres , & diffiper à
mes yeux tous les enchantemens de l'Art
& du Génie ; guidé par la Foi , ce flambeau
éternel devant qui toutes les lueurs
du temps difparoiffent , devant qui s'évanouiffent
toutes les rêveries fublimes &
profondes de nos foibles Efprits - forts ,
ainfi que toute l'importance & la gloriole
du Bel- efprit , je vois fans nuage & fans
enthoufiafine
que les loix facrées de
l'Evangile & les maximes de la morale.
JUILLET. 1759. 53
profane , le Sanctuaire & le Théâtre font
des objets abfolument inalliables ; tous
les fuffrages de l'opinion , de la bienféance
& de la vertu purement humaine ,
fuffent-ils réunis en faveur de l'Art Dra
matique , il n'a jamais obtenu , il n'obtiendra
jamais l'approbation de l'Eglife ;
ce motiffans réponſe m'a décidé invariablement
j'ai eu l'honneur de communiquer
ma réfolution à Monfeigneur
l'Evêque d'Amiens , & d'en configner
l'engagement irrévocable dans fes mains
facrées ; c'eft à l'autorité de fes leçons &
à l'éloquence de fes vertus que je dois la
fin de mon égarement , je lui devois
l'hommage de mon retour , & c'eſt pour
confacrer la folidité de cette eſpèce d'abjuration
que je l'ai faite fous les yeux de
ce grand Prélat fi refpecté & fi chéri ;
fon témoignage faint s'éleveroit contre
moi , fi j'avois la foibleffe & l'infidélité
de rentrer dans la carrière : il ne me
refte qu'un regret en la quittant ; ce n'eft
point fur la privation des applaudiffemens
publics , je ne les aurois peut- être
pas obtenus , & quand même je pourrois
être affuré de les obtenir au plus haut
degré , tout ce fracas populaire n'ébranleroit
point ma réfolution ; la voix folitaire
du devoir doit parler plus haut pour
C iij
14 MERCURE DE FRANCE.
un Chrétien que toutes les voix de la
Renommée : l'unique regret qui me refte
c'eft de ne pouvoir point affez effacer le
fcandale que j'ai pu donner à la Religion
par ce genre d'ouvrages , & de n'être
point à portée de réparer le mal que j'ai
pu caufer fans le vouloir ; le moyen le
plus apparent de réparation , autant
qu'elle eft poffible , dépend de votre agrẻ-
ment pour la publicité de cette Lettre ;
j'espère que vous voudrez bien permettre
qu'elle fe répande , & que les regrets
fincères
que j'expofe ici à l'Amitié , aillent
porter mon apologie partout où elle eft
néceffaire mes foibles talens n'ont point
rendu mon nom affez confidérable pour
faire un grand exemple ; mais tout Fidèle ,
quel qu'il foit , quand fes égaremens ont
eu quelque notoriété , doit en publier
le défaveu , & laiffer un monument de
fon repentir. Les gens du bon air , les
demi raiſonneurs , les pitoyables incrédules
peuvent à leur aife fe mocquer de
ma démarche , je ferai trop dédommagé
de leur petite cenfure & de leurs froides
plaifanteries , fi les gens fenfés & vertueux
, fi les Ecrivains dignes de fervir la
-Religion , fi les ames honnêtes & pieuſes
que j'ai pu fcandalifer , voyent mon humble
défaveu avec cette fatisfaction pure
JUILLET. 1759. S.S
que fait naître la vérité dès qu'elle fe
montre .
Je profite de cette occafion pour rétracter
auffi folemnellement tout ce que
j'ai pu écrire d'un ton peu réfléchi dans
les bagatelles rimées dont on a multiplié
les Éditions , fans que j'aie jamais été
dans la confidence d'aucune. Tel eft le
malheur attaché à la Poëfie , cet Art fi
dangereux , dont l'hiftoire eft beaucoup
plus la lifte des fautes célèbres & des
regrets tardifs , que celle des fuccès fans
honte & de la gloire fans remords ; tel
eft l'écueil prefque inévitable , furtout
dans les délires de la jeuneffe ; on ſe laiſſe
entraîner à établir des principes qu'on n'a
point ; un vers brillant décide d'une maxime
hardie, fcandaleufe , extravagante ;
l'idée eft téméraire , le trait eft impie ,
n'importe , le vers eft heureux , fonore ,
éblouiffant , on ne peut le facrifier , on ne
veut que briller ; on parle contre ce qu'on
croit, & la vanité des mots Pemporre fur
la vérité des chofes. L'Impreffion ayant
donné quelque existence à de foibles productions
auxquelles j'attache fort
peu de
valeur , je me crois obligé d'en publier
une Édition très - corrigée , où je ne
conferverai rien qui ne puille être foumis
à la lumière de la Religion & à la févérité
Civ
46 MERCURE DE FRANCE.
de fes regards ; la même balance me
réglera dans d'autres Ouvragess qui n'ont
point encore vu le jour. Pour mes nouvelles
Comédies ( dont deux ont été
lues , Monfieur , par vous . feul ) ne
me les demandez plus ; le facrifice en
eft fait , & c'étoit facrifier bien peu de
chofe. Quand on a quelques Ecrits à fe
reprocher , il faut s'exécuter fans réferve
dès que le remords les condamne ; il feroit
trop dangereux d'attendre ; il feroit
trop incertain de compter que ces Ecrits
feront brulés au flambeau qui doit éclairer
notre agonie.
J'ai cru , pour l'utilité des moeurs,
pouvoir fauver de cette profcription
les
principes & les images d'une Pièce que
je finiffois , & je les donnerai fous une
autre forme que celle du genre Dramatique
: cette Comédie avoit pour objet la
peinture & la critique d'un Caractère
plus à la mode que le Méchant même
& qui , forti de fes bornes , devient tous
les jours de plus en plus un ridicule &
un vice national .
Si la prétention de ce Caractère ,
fi répandue aujourd'hui , fi mauffade
comme l'eft toute prétention , & fi gauche
dans ceux qui l'ont malgré la nature,
& fans fuccès , n'étoit qu'un de ces riJUILLET.
1759 . 57
dícules qui ne font que de la fatuité fans
danger , ou de la fotife fans conféquence
, je ne m'y ferois plus arrêté ; l'objet
du portrait ne vaudroit pas les frais des
crayons ; mais outre fa comique abfurdité
, cette prétention eft de plus fi contraire
aux règles établies , à l'honnêteté
publique , & au refpect dû à la raiſon ,
que je me fuis cru obligé d'en conferver
les traits & la cenfure , par l'intérêt
que tout Citoyen qui penfe doit prendre
aux droits de la vertu & de la vérité
: j'ai tout lieu d'efpérer que ce Sujet,
s'il doit être de quelque utilité , y parviendra
bien plus fûrement fous cette
forme nouvelle , que s'il n'eût paru que
fur la Scène , cette prétendue école des
moeurs , où l'amour- propre ne vient reconnoître
que les torts d'autrui , & ou
les vérités morales , le plus lumineufement
préfentées , n'ont que le ftérile
mérite d'étonner un inftant le défoeuvrement
& la frivolité , fans arriver jamais
à corriger les vices , & fans par--
venir à réprimer la manie des faux airs
dans tous les genres , & les ridicules de
tous les rangs.
Je laiffe de fi minces objets pour finir
par des confidérations d'un ordre bien
upérieur à toutes les brillantes illufions
C
8 MERCURE DE FRANCE.
de nos arts agréables , de nos talens
inutiles , & du génie dont nous nous
flattens ; fi quelqu'un de ceux qui veulent
bien s'intéreffer à moi eft tenté de condamner
le parti que j'ai pris de ne plus.
paroître dans cette carrière , qu'avant de
me défaprouver il accorde un regard aux
principes qui m'ont déterminé ; après
avoir apprécié dans fa raifon ce phofphore
qu'on nomme l'Esprit , ce rien
qu'on appelle la Renommée , ce moment
qu'on nomme la Vie , qu'il interroge
la Religion qui doit lui parler comme
à mois qu'il contemple fixement la
mort ; qu'il regarde au - delà , & qu'il
me juge. Cette image de notre fin , la
lumière , la leçon de notre exiſtence , &
notre première philofophie , devroit bien
abailler l'extravagante indépendance &
l'audace impie de ces fuperbes & petits
Differtateurs , qui s'efforcent vainement
d'élever leurs délires fyftématiques audeffus
des preuves lumineufes de la
révélation ; le temps vole , la nuit s'avance
, le rêvé va finir ; pourquoi perdre à
douter , avec une abfurde préfomption ,
cet inftant qui nous eft laiffe pour croire ,
& pour adorer avec une foumiſſion fondée
fur les plus fermes principes de la
faine raifon ? Comment immoler nos jours
JUILLET. 1759. 59
à des Ouvrages rarement applaudis , fouvent
dangereux , toujours inutiles ? Pourquoi
nous borner à des fpéculations in
differentes fur les majestueux Phénomènes
de la Nature ? Au moment où j'écris ,
un Corps Céleſte , nouveau à nos regards ,
eft defcendu fur l'horifon ; mais ce fpectacle
, également frappant pour les Efprits
éclairés & pour le Vulgaire , amufe
feulement la frivole curiofité , quand il
doit élever nos réfléxions. Encore quelques
jours , & cette Comète que notre
fiécle voit pour la premiere fois , va s’ćteindre
pour nous , & fe replonger dans
l'immenfité des Cieux , pour ne reparoître
jamais aux yeux de prefque tous ceux
qui la contemplent aujourd'hui ; quelle
destinée éternelle nous aura été affignée ,
lorfque cet Aftre étincelant & rapide ,
arrivé au terme d'une nouvelle révolution ,
après une marche de plus de quinze Lufreparoîtra
fur cet Hémisphere ?
Les témoins de fon retour marcheront fur
nos cendres.
Je vous demanderois grace , Monſieur ,
fur quelques traits de cette Lettre , qui
paroillent fortir des limites du ton épiftolaire
, fi je ne fçavois par une longue
expérience que la vérité a toute feule
par elle- mênie le droit de vous intéreller
C vj
60 MERCURE DE FRANCE.
indépendamment de la façon dont on
l'exprime , & fi d'ailleurs dans un femblable
fujet , dont la dignité & l'énergie
entraînent l'ame & commandent l'expreffion
, on pouvoit être arrêté un inftant par
de froides attentions aux règles du ftyle ,
& aux chétives prétentions de l'efprit.
Je fuis avec tous les fentimens d'un
profond refpect & d'un attachement inviolable
,
MONSIEUR ,
Votre très - humble & trèsobéiffant
ferviteur ,
GRESSET..
A Amiens , le 14 Mai
1759.
LETTRE
A M. MAR MONTEL ,
SUR LE DÉNOUMENT DE VENCESLAS .
Quoique cette Lettre contienne des chofes flatterfes
pour moi , elle eft d'ailleurs fi bien raisonnée ,
que je crois pouvoir la publier comme un exemple.
defaine critique, exemple bien rare aujourd'hui.
MONSIEU ONSIEUR ,
J'affiftai hier à la première repréſentation
de Venceslas. Vous avez fait honneur
JUILLET. 1759.
68
aux mânes de Rotrou : vos corrections
ont été affez généralement applaudies : il
n'y a qu'un changement effentiel dont
le Public n'ait point paru fatisfait . La
mort de Caffandre n'a pas été du goût de
la plupart des fpectateurs. Ils auroient
mieux aimé qu'elle eût laiffé au temps le
foin de la confoler , ou même de l'attendrir
en faveur de Ladiflas. Pour moi j'ai
penfé autrement que le Public , & j'ai
ofé faire entendre ma foible voix. Je
trouve les raifons de la mort volontaire
de Caffandre dans fon caractère , dans fa
paffion , dans fa fituation , & vous m'y
aviez déjà difpofé de loin. Je ne doute
point qu'elle n'eût fait une impreffion.
toute contraire , fi ces raifons paffionnément
exprimées par Caffandre , avoient:
fervi de prélude au poignard.
Vous avez , Monfieur , avec Rotrou,
donné à Caffandre une ame haute , ferme
& inflexible. Elle nous apprend avec une
fière liberté qu'elle ne fçait point pardonner
& qu'elle fçait mourir. Dès la
feconde Scène du fecond Acte , elle dit
à Ladiflas lui-même ,
On ne verra jamais l'hymen nous affortir ,
Et je perdrai le jour avant d'y conſentir.
62 MERCURE DE FRANCE.
A la Princeffe Théodore :
Dès longtemps il a dû me connoître , Madame ,
Et fçavoir que l'honneur m'intérelloit au point
De rellentir l'injure & ne pardonner point.
Son caractère ne fe dément jamais :
Elle affure dans le cinquième Acte à fon
amant que fon coeur bravera pour lui la
mort fans héfiter , & que plutôt que de
confentir à être livrée à fon rival , elle
ceffera de vivre. Sur la fin du quatrième
Acte , avec quelle éloquente douleur fa
paffion ne fait - elle pas crier le fang de
fon amant ? Elle annonce qu'elle ne lui
furvit quelques inftans , que pour armer
vengeance contre fon affaffin.
la
Il eft mort : & je fuivrai les pas
Dès l'inftant que j'aurai vu venger fon trépas.
Enfin quand elle deftine fes derniers
regards à fe repaître du fupplice de Ladiflas
, elle voit évanouir toutes les eſpérances
& tomber fes efforts. Le Roi
trompe fa colère & la juftice : le Peuple
dont Ladiflas eft aimé , malgré fes vices ,
s'émeur de pitié & fe déclare en fa faveur ;
il fufpend & écarte le glaive levé ſur ſa
tête. Ladiflas eft porté par fon crime
même de l'échaffaut fur le trône . Quelle
JUILLET. 1759. 63
reffource reste- t- il à Caffandre ? Vivrat-
elle fous le regne du meurtrier de fon
époux , elle qui n'auroit pas daigné vivre
même après fon fupplice ? S'expoferat-
elle à être forcée d'entrer dans un lit
couvert du fang de fon amant Que
doit- elle attendre d'un tyran couronné
qui n'étant encore que fur les marches
du trône , a déjà employé la violence
pour affouvir les tranfports effrénés ?
Enfin confentira - t - elle à avoir pour
Maître, pour Amant , pour Protecteur ,
& peut - être pour Epoux , un monftre
pour qui elle a conçu toute l'horreur que
les plus infames attentats peuvent inſpi
rer à l'honneur , à l'amour & à la vertu ?
En vérité , Monfieur , dans de telles circonſtances
, je ne vois pas qu'elle ait à
délibérer ; & dans fon défefpoir , il ne
lui refte d'autre reffource que fon déſeſpoir
même .
Voilà la fubftance des raifons avec lefquelles
je combattis le fentiment du Parterre
. Voici celles qui me furent oppofées
, avec mes réponses.
Dans un fujet tiré de la Fable ou de
PHiftoire ancienne , me dit - on , qu'une
amante fe tue pour avoir perdu fon
amant , à la bonne heure : mais une pareille
action n'est pas dans les moeurs
64 MERCURE DE FRANCE.
modernes. Je répondis à cela que les
moeurs des paffions violentes , furtout
dans leurs accès de fureur , étoient les
mêmes dans tous les âges. Il est vrai
qu'aujourd'hui nos Dames fe confolent
affez volontiers de la perte d'un amant
dans les bras même de fon rival. Mais
alors aiment - elles ? Aiment - elles avec
fureur ? Donnez leur le coeur & l'ame de
Caffandre , placez - les dans les mêmes
circonftances ; toute Françoife , toute
femme aura fes moeurs , & finira comme
elle. L'Hiftoire moderne nous en fourniroit
des preuves . Vous ferez étonné ,
Monfieur , qu'on m'ait allégué contre
Caffandre l'exemple de Chimène , qui n'a
garde de fe tuer pour une grace accordée
contre fes follicitations. Quand un exemple
feroit une règle , la fituation de Caffandre
eft - elle la même que celle de
Chimène , pour fuivre la marche de Corneille
? Chimene a fatisfait à l'amour filiak
en demandant la mort du Cid : la clémence
lui rend l'autre moitié d'elle -même
, que la juftice lui auroit ravie , & la
grace du meurtrier eft le voeu fecret de
fon cour. Caffandre eft bleffée dans tontes
les parties de fon coeur ; la clémence
révolte toutes fes paffions , & la grace de
JUILLET. 1759. Gs
l'affaffin eft pour elle le comble de l'infortune
& des horreurs.
On m'objecta encore que les dernières
paroles de Caffandre , voilà donc tonfupplice
, contredifoient celles- ci du fecond
Acte :feul il fe confidére , il s'aime & non
pas moi ; car , me difoit-on , fi Caffandre
regarde fa mort comme le fupplice de
Ladiflas , elle penfe donc en être aimée.
Je n'aurois pas dû répondre à une critique
fi pitoyable ; mais pour ne pas paroître
méprifer celui qui la faifoit , je
lui dis que quand au commencement
-Caffandre auroit paru douter de la paſfon
du Prince pour elle , la Piéce fournit
enfuite affez d'évènemens propres à
l'en convaincre , que d'ailleurs ces paroles,
voilà donc ton fupplice , n'exprimoient
point une conviction abfolue de la part
de Caffandre , qu'elles étoient conditionnelles
relativement à celles du Prince ,
ma grace eft en vos mains , & qu'elles
devoient s'entendre ainfi : fi c'est par mes
faveurs que tu dois être heureux , te voilà
malheureux par ma mort .
Comment eft-il donc arrivé qu'une
action auffi naturelle que je fuppofe celle
de Caffandre ait été défaprouvée de prefque
tous les fpectateurs ? 1. ° La plupart
d'entr'eux étoient pleins de Rotrou .
66 MERCURE DE FRANCE.
N'ayant pas apperçu le défaut que vous
avez corrigé , la correction inattendue
Leur a femblé elle-même défectueuse . En
fecond lieu , les efprits étoient occupés
d'idées agréables , de la grace du Prince,
du mariage du Duc , &c. lorfque Caffan.
dre eft venue fur la Scène , où elle n'a
point affez préparé les Spectateurs à fa
mort. Je vous avoue qu'elle m'a paru
trop précipitée. Je ne l'attendois qu'à
quelques momens de- là , après une tirade
de ces vers heureux que vous avez femés
dans la Piéce , & dans lefquels elle nous
auroit conduits à ce terrible coup. Les
derniers vers que vous lui faites prononcer
n'expliquent ni n'indiquent affez clairement
fon deffein. Après que Ladiflas
lui a demandé fa grace , & que Caffandre
lui auroit annoncé fon fupplice , elle
auroit dû ajouter , ce me femble :
Toi , monftre , tu ferois mon époux ou mon Roi !
Tu m'as tout enlevé ; je vivrois fous ta loi !
Mon coeur trahi du fort vole vers Alexandre :
Je lui promis ma foi ; e la dois à fa cendre.
Pour venger fon trepas , j'ai fufpendu le mien :
Je meurs , puiſque les Dieux me refuſent le tien.
O Ciel ! punis un jour les attentats horribles :
Que trop lent à frapper tes coups foient plus
terribles.
JUILLET. 1759.
67
Je l'attends chez les Morts . Mânes de mon époux,
Je n'ai pû vous venger , je vais m'unir à vous……….
( Elle fe tue. )
Je le vois....Il attend l'ame de fon amante....
Je tombe ... dans les bras de ſon ombre fanglante.
Vous auriez , Monfieur , obfervé infiniment
mieux que je ne l'ai fait dans ces
Vers pour m'eflayer , la gradation par
laquelle Caffandre devoit infenfiblement
amener les Spectateurs à fa mort. Son défefpoir
eût porté dans leurs ames l'attente
de cet évènement . Ils s'y feroient intéreffés
, ils en auroient été émus , & ils y
auroient applaudi.
Voilà , Monfieur , des idées que je foumets
à votre jugement. Vous me parutes
hier foufcrire à celui du Public . J'ai cru
devoir plaider devant vous votre cauſe ,
& je ferois charmé de fçavoir ce que
vous penfez de mes raiſons ...... Si vous
jugez à propos de faire quelque ufage de
ma Lettre , je vous prie de ne pas en nommer
l'Auteur.
Je fuis , & c.
68 MERCURE DE FRANCE.
EPITRE EN RONDEAU.
A Madame la Comteffe de N.****
le premier Mai , jour de fa naiffance.
LEE premier Mai l'Amour eft en campagn
Tendre Zéphire & Flore fa Compagne
Ornent la terre & parfument les airs :
Gentils oifeaux , de leurs tendres concerts ,
Font retentir vallon , plaine , montagne ,
Bref , tout Pays eft Pays de cocagne ,
Le premier Mai.
Vous plaire , Églé , quand on porte vos fers
Seroit-ce donc projet de Charlemagne ?
A ce beau jeu fi conftamment je perds ,
Qu'un jour enfin il faudra que je gagne :
En attendant j'ai copié ces vers ,
L'Amour les fit , l'Amour les accompagne
Le premier Mai.
APOSTILLE.
UN Aftrologue renommé
M'a fait part des fecrets dont il fait fon étude :
Sylvandre , m'a-t-il dit , en Maître confommé
JUILLET. 1759. 69
Toate femme qui naît en Février eſt prude ,
Coquette au mois d'Avril , & tendre au mois
de Mai .
Églé , depuis ce jour j'ai moins d'inquiétude.
Par le Montagnard des Alpes.
VERS
A Mademoiſelle DUBOIS représentant
EN tra
Didon.
N traçant de Didon le tendre caractere ,
DUBOIS , vous enchantez : chacun plaint votre
ennui.
Mais Enée a peut- être une excuſe pour lui .
Lorfqu'il vous abandonne , il n'eft pas moins fincere
:
Vous avez de Vénus les attraits aujourd'hui ;
Enée auroit rougi de brûler pour ſa mere.
TACONET.
LE mot
E mot de l'Enigme du Mercure précédent
eſt Eteignoir. Celui du premier
Logogryphe eft Anicroche , dans lequel
on trouve niche , noir , ane , haire , Roi,
Reine , ire , chien , nacre , arc , hoc , croche
, re , cire , corniche , haie , roc , ancre,
70 MERCURE DE FRANCE.
an , crin , cor , Noé , arche , corne , of ,
Agen , Caën , Chaire , chaîne , crane , Tiche
, Roch , ronce , Io , Icare , cancer ,
car , ciron , oie , cancre , Caron , haine,
hoir, cher , Enoch , coche , cocher , aîné ,
Créon , char. Le mot du fecond Logogryphe
eft Cabriolet.
ENIGM E.
AUTREFOIS le befo'n m'avoit donné le jour ;
Par la mode aujourd'hui ma naiſſance anoblie
M'a fait recevoir à la Cour.
Avec moi l'on badine, on me cherche, on m'oublie;
Mais je me laiffe prendre & quitter tour- à- tour :
Il faut être aujourd'hui d'un commerce facile.
Je fçai d'un fexe aimable amufer les loifirs ;
Et plus agréable qu'utile ,
La coquette Doris & la tendre Zirphile
Daignent m'admettre à leurs plaifirs.
Que mon fort eft digne d'envie !
Sçais-tu bien , Lecteur amoureux
Qu'avec ta Maîtreffe chérie
Je puis former les plus beaux noeuds ?
Mais je me tais par modeftie.
JUILLET. 1759. 71-
LOGO GRYPHE.
ILLE de l'amitié , compagne de l'amour,
Le danger , la crainte & l'abfence ,
Me font renaître chaque jour,
Et je meurs dans l'indifférence.
Dix pieds, ami Lecteur, compoſent tout mon corps;
Dont trois t'offrent un bien , que l'avare lui-même
Racheteroit , au prix de fes plus chers tréſors ,
Et même au prix du diadême.
Dans trois autres tu vois ce que dans l'Alcoran
Le Prophéte interdit au Peuple Muſulman.
Dans ce nombre de trois dont j'aime le mystère,
Tu crois entendre le Soldat
Qui ſe précipite au combat.
In trouveras encore ce que dans la mifère
Le Pauvre fait pourfubfifter ;
Celui dont l'Univers admire la puiffance ;
Un terme de trictrac , une Ville de France
C'eſt affez pour me deviner.
V
LOGOGRYPHU S.
✯ nobis : ah ! quæ fuerit tot cauſa malorum
Dixi , litterulam fi modo tranftuleris.
72 MERCURE DE FRANCE.
Qu
ALTE R.
UEM mea præteritis habuerunt mænia feclis
Vatem , fivertas , hunc modò nomen habent.
CHANSON.
IRIS , dans ce repas votre gloire eſt plus belle
Que celle de Vénus , quand fur le fein des mers
De fes charmes naiffans elle orna l'Univers .
Des buveurs d'eau formoient la cour de l'Immortelle
:
Mais vous , Iris , dans ce feſtin ,
Vous faites à la fois le plaifir & la gloire
D'un cercle de buveurs de vin ,
Qui le verre à la main
Chantent votre victoire.
ARTICLE
Mesure.
Iris dans ce repas votregloire estplus.
+
belle,Que celledeVenusquand sur lesein des
mersDe ses charmesnaissans elle orna luni :
vers.Des buveurs d'eau formoient la
Tendre. O
cour de l'immortelle . Mais , vous I
+ Vife
ris !Dans cefestin Vous faites à la
fois leplaisir et la gloi
re, D'un cercle de buveurs de
vin, D'un cercle de buveurs de vin ,Quile
verre à la main chantent votre victoire,
chan
Tendre
tent votre vic toi re.
+
W
Mais,vous Iris ! dans.
Grave par Me Charpentié.
Imprimépar Tournelle .
re .
JUILLET. 1759. 73
ARTICLE II.
NOUVELLES LITTERAIRES.
SUITE de l'Introduction à l'Hiftoire
de Dannemarck.
LE dogme & le culte des anciens Peuples
du Nord , a déjà laiffé entrevoir leur
genie & leur caractère ; mais l'un & l'autre
fe développent encore plus dans leur
gouvernement & leurs loix , & c'eſt la
matière du troifième Livre.
Le morceau de Tacite fur les moeurs
des Germains , a fervi de guide à M.
Mallet dans la recherche de la Religion
de ces Peuples ; il le confulte auffi fur
leurs principes & leur conftitution politique.
Dans l'élection des Rois , dit Tacite
, ils ont égard à la naiſſance ; les affaires
particulieres font décidées par l'avis
des Grands ; mais dans celles d'importance
il faut encore celui du Peuple . Dans
la guerre , c'eſt une honte au Roi de n’ête
pas le premier en valeur ; ils font voeu
de le fuivre partout & de le défendre ; ils
rapportent à fa gloire leurs plus belles
I, Vol.
D
74 MERCURE DE FRANCE.
actions , & c'eft une infamie éternelle de
lui furvivre dans le combat : le Prince ſe
bat pour la victoire & eux pour le Prince.
Le Public & les Particuliers font divers
préfens au Prince , tant du revenu de
leurs terres que de leurs troupeaux , ce
qui lui eft utile & honorable tout enfemble
; & de leur côté les Princes donnent
à ceux qui combattent pour eux ou quelque
cheval de bataille , ou quelqu'arme
fanglante & victorieufe ; la table des
Grands eft la folde de la Nobleffe.
L'Hiftorien paffe au gouvernement particulier
des Scandinaves. La royauté étoit
élective fans reftriction avant Odin ; mais
après lui le choix devoit tomber fur quelqu'un
de la famille Royale ; l'élection ſe
faifoit en pleine campagne , & cet ufage
a été celui de tous les Celtes . En Suéde
il y avoit un ferment réciproque du Roi
aux Sujets ; & M. Mallet conjecture que
le même ufage s'obfervoit en Dannemarc.
On ne fçait point quelles étoient
les premières loix des Scandinaves. Odin
avoit établi à Sigtuna un Tribunal qui
prenoit également connoiffance de ce qui
regardoit la Religion , la Juftice & la fureté
publique ; il compofa ce Tribunal de
douze de fes compagnons ; ces Juges
s'affembloient en plein air , & quelquefois
dans les forêts.
JUILLET. 1759. 75
On a confervé en entier les Régle- :
mens de Forthon , troifième Roi de Dannemarc
: les premières de fes loix concernent
le partage du butin fait à la guerre ;
elles ordonnent que les Officiers aient
une plus grande portion que le fimple
Soldat , que l'or trouvé parmi le butin
foit remis au Général , l'argent aux Soldats
, & les armes des vaincus à ceux qui
fe font le plus fignalés . Comme le Peuple
étoit chargé de conftruire les vaiſſeaux
à ſes dépens ; lorſqu'on faifoit la guerre
par mer , les vaiffeaux pris fur l'ennemi
appartenoient au Peuple. Pour empêcher
que quelque partie du butin ne fût diftraite
, il étoit défendu de rien enfermer
fous la clef, fous peine de payer au Roi
une livre d'or ; & fi quelqu'un perdoit
quelque chofe , le Tréfor Royal lui en
rendoit le double. Mais celui qui épargnoit
un voleur , étoit puni comme voleur
lui- même. Celui qui dans le combat
prenoit la fuite le premier , étoit déclaré
infame , & ne pouvoit plus paroître en
Juftice .
A ces loix militaires Forthon avoit encore
ajouté des loix civiles qui font nommées
loix du Pays . Les filles jouiffolent
d'une entière liberté dans le choix d'un
époux ; il étoit permis à une femme libre-
Dij
76 MERCURE DE FRANCE.
d'époufer un efclave , mais elle perdoit
fa liberté. Celui qui le premier avoit
abufé d'une fille , étoit obligé de l'époufer.
Le mari qui furprenoit un homme
avec fa femme , avoit droit de le mutiler.
Un Danois qui voloit quelque chofe à un
autre Danois , étoit condamné à lui rendre
le double du vol ; & de plus il étoit
puni comme perturbateur du repos public
. Les rebelles aux ordres du Roi
étoient exilés . Les exilés qui devenoient
ennemis de leur Patrie & portoient les
armes contre leurs Concitoyens , perdoient
leurs biens & leur vie . Celui qui
fortoit des rangs pour combattre devant
le front de l'armée , devenoit affranchi
s'il étoit esclave ; noble s'il étoit payſan ;
Gouverneur de Province s'il étoit noble .
A l'égard de la procédure , la Loi ordonnoit
que les démêlés feroient décidés par
le fer ; car il eft plus beau , dit le Légiflateur
, de fe fervir de fon bras que d'invectives
dans les différends . Si l'un des
deux champions venoit à mettre dans le
combat le pied hors du champ qui avoit
été tracé , il perdoit fa caufe comme s'il
eût été vaincu , Si un particulier avoit
quelque procès avec un Athlete ou brave,
le premier pouvoit combattre tout armé ,
mais l'Athlete ne pouvoit avoir qu'une
JUILLET. 1759. 77
maffue longue d'une coudée. Si un étranger
tuoit un Danois , on faifoit mourir
deux étrangers pour ce Danois. On voit
là bien clairement l'origine de cet ufage
barbare du combat judiciaire qui a fi
longtemps fubfifté en Europe ; mais il
s'accordoit du moins avec la religion des
anciens Danois , au lieu qu'il a été toléré
longtemps dans le fein de la Religion
Chrétienne , aux principes de laquelle il
répugnoit évidemment.
Le génie des Iflandois , leur bon fens
naturel , leur amour pour la liberté , paroiffent
fans aucun nuage dans la conftitution
de leur République fondée ſur la
fin du neuvième fiècle par une Colonie
de Norvégiens échappés à la tyrannie de
leur Roi Harald aux beaux cheveux. La
Nature ayant elle même partagé l'Iſle en
quatre Provinces , les Iflandois fuivirent
cette divifion , & établirent dans chacune
un Juge. Chaque Province contenoit
trois Préfectures , & chaque Préfecture
dix Bailliages . L'adminiſtration
générale avoit pour Chef un Magiſtrar
appellé Lagman ou homme de Loix , qui
prefidoit aux Etats généraux , & veilloit
à l'adminiſtration de la Juſtice. L'autorité
de ce Chef étoit limitée par des
affemblées repréſentatives de la Nation ,
D iij
78 MERCURE DE FRANCE .
.
qui fe réfervoient le pouvoir légiflatif
dans toutes les chofes importantes ; &
c'eſt-là , dit l'Hiftorien , comme une efpèce
de moule dans lequel ont été jettés
pendant une longue fuite de fiècles prefque
tous les Gouvernemens de l'Europe .
-
Le quatrième Livre traite de la valeur,
des guerres & de la marine des anciens
Danois. Il eft naturel de remonter aux
caufes des fanglantes révolutions qui ont
changé la face de l'Europe . Ces caufes
vont fe développer d'elles - mêmes , dit
l'Auteur , dans le tableau des moeurs des
anciens habitans du Nord. En effet leur
paffion pour
la guerre , l'éducation des
jeunes gens qu'on émancipoit en leur
donnant un bouclier, une épée, une lance;
leurs loix , qui fembloient ne connoître
comme dans l'ancienne Lacédémone ,
d'autres vertus que les vertus militaires ,
& d'autres crimes que la lâcheté , qui
faifoient de la guerre un acte de Juftice ,
de la force un titre inconteftable fur les
foibles , & une marque viſible que Dieu
avoit voulu les foumettre aux forts ; enfin
la Religion , qui attachoit à la profeffion
des armes le falut & la félicité
éternelle , tout concouroit à rendre ce
Peuple le plus courageux & le plus redoutable
de la terre .
JUILLET. 1759. 79
Ce que l'Hiftorien nous raconte de
l'éducation des jeunes gens dans la ville
de Julin ou Jomsbourg , paffe de bien
bin tout ce qu'on nous dit de la difcipline
de Sparte. Il étoit défendu dy
prononcer le nom de la Peur , même
dans les dangers les plus éminents. Les
Habitans de cette République ayant fait
des irruptions dans les Etats d'un Seigneur
Norvégien , furent vaincus , malgré
toute l'opiniâtreté de leur réfiftance ; &
les plus diftingués d'entre leurs Chefs
ayant été faits prifonniers , on les condamna
à la mort. Tous s'y préfenterent
avec joie , & leurs difcours en font foi.
Je n'en rapporterai que deux exemples
dont j'ai été vivement frappé . » Je fouffre
» la mort de bon coeur , & cette heure
» m'eft fort agréable , ( dit l'un de ces
» Guerriers à celui qui alloit lui donner le
» coup mortel ) je te prie feulement de
» me trancher la tête le plus prompte-
» ment qu'il fera poffible : car c'est une
» queſtion que nous avons fouvent agitée
» à Jomsbourg, que de fçavoir , fi l'on con-
»ferve quelque fentiment après avoir été
décapité . C'eſt pourquoi je vais prendre
» ce couteau dans ma main ; fi après avoir
» eu la tête tranchée , je le porte contre
toi , ce fera une marque que je n'ai pas
D v
30 MERCURE DE FRANCE.
» entierement perdu la vie ; fi je le laiffe
» tomber , ce fera une preuve du contraire.
» ainfi , hâte- toi de terminer ce différend .
" Thorchill (ajoute l'Hiftorien cité par M.
"
Mallet ) fe hâta de lui trancher la tête ,
» & le couteau tomba , comme cela de-
" voit arriver. Un autre demanda à l'Exécuteur
de le frapper au viſage. » Je me
» tiendrai immobile , ajouta- t- il , & tu
» obferveras fi je donne quelque figne de
» frayeur , ou fi je ferme feulement les
yeux : car les Jomsbourgeois font accou-
» tumés à ne pas remuer , même quand
» on leur donne le coup de la mort ; &
» nous nous fommes exercés fouvent à
» cela les uns les autres. »
On trouve dans une des Chroniques
Iflandoifes cet Epitaphe d'un Combattant
qui peint en peu de mots le caractère de
ces Peuples Il tomba , rit , & mourut.
Les Héros Danois bravoient les Dieux
comme ceux d'Homere , & les défioient
au combat. C'eft de là que nous vient la
fureur des duels ufage conforme aux
principes de ces peuples barbares ; mais
infenfé felon les nôtres. Le defir de fe
furvivre dans la mémoire des hommes les
occupoit tout comme nous , pour cela les
Héros fe faifoient enfevelir dans des col--
lines faites artificiellement au milieu de
JUILLET. 1759 .
81
quelque plaine , & auxquelles ils donnoient
leur nom. On trouve encore en
Dannemarc de ces collines funéraires :
on les ornoit de pierres chargées d'épiraphes
; mais on recouroit furtout à l'art
des Poëtes lorsqu'il s'agiffoit d'immortalifer
quelque Roi ou quelque grand Capitaine.
Dans les plus anciens temps , les Nations
de la Germanie & du Nord avoient
accoutumé de tenir au Printemps une
affemblée générale , où tout hommie libre
fe rendoit armé de pied en cap , & prêt à
entrer en Campagne . Là on délibéroit de
quel côté on porteroit la guerre ; on examinoit
les fujets de plainte qu'avoient
donnés les Nations voifines , leur puiffance
ou leurs richeffes , la néceffité de venger
quelque injure qu'on en avoit reçue ,
la facilité d'en triompher , ou l'efpérance
dubutin.
On ne peut penfer fans frémir à cette
difcipline barbare ; & ceux qui fe plaignent
que les moeurs des hommes font
amollies n'y réfléchiffent pas affez.
Des irruptions fréquentes des Peuples
du Nord vers le Midi , on eft porté à
conclure que le Nord étoit exceffivement
peuplé. M. Mallet fait voir par toutes
les caufes qui concourent à la popula-
Dv
82 MERCURE DE FRANCE.
tion , qu'elle ne devoit être rien moins
que furabondante dans ces contrées , &
donne pour raifon plus vraisemblable de
ces émigrations les moeurs des Peuples &
l'appas du butin . En effet des hommes
réduits aux premiers befoins de la vie ,
doivent être attirés par le luxe des Peuples
chez qui tout abonde , & venir , s'ils
en ont le courage , leur arracher des biens
fuperflus.
Ce qui explique le mieux à mon avis
ces nombreufes & fréquentes émigrations
des Peuples du Nord , c'eft , dit M. Mallet
, qu'il y a tout lieu de croire que les
Nations entières prenoient part , le plus
fouvent , à ces fanglantes entrepriſes ; les
femmes mêmes & les enfans marchoient
quelquefois à la fuite des armées , quand
un Peuple , par inquiétude , par pauvreté
ou par l'attrait d'un climat plus doux ,
avoit réfolu de tranfporter ailleurs fa demeure.
Auffi une feule expédition dépeuploitelle
un pays entier , comme Tacite le
remarque de celles des Cimbres.
Leur Armée étant compofée d'une
multitude d'hommes , fans provifions , il
falloit rapidement vaincre ou mourir. Ils
étoient perdus dès qu'on leur oppoſoit ,
comme Marius ,une lenteur étudiée. Leurs
JUILLET. 1759. 83
armes offenfives étoient l'épée , la hache ,
l'arc & les fléches ; la hache étoit à deux
tranchans , celle qui portoit un long
manche s'appelloit hallebarde. Ils avoient
auffi des javelots, des frondes , des lances ,
des maffues & des poignards. Leur arme
defenfive étoit le bouclier qu'ils faifoient
fervir à différens ufages , & fur lequel ,
par exemple , ils fe fauvoient à la nage
dans un péril preffant . Les fymboles dont
les boucliers des hommes diftingués .
étoient couverts , font l'origine des Armoiries
héréditaires. Le cafque & la cuiraffe
étoient auffi connus des Scandi-.
naves ; mais ils n'étoient pas fi communs.)
Leurs Fortereffes n'étoient que des :
Châteaux fitués fur des rochers & entourés
de gros murs . On les prenoit ou:
par quelques furprifes , ou en les tenant
longtemps bloqués.
Čeft furtout par leurs expéditions maritimes
qu'ils ont le plus effrayé & ravagé
l'Europe . La France & l'Angleterre
ont été pendant plufieurs fiécles:
les Théâtres de leur fureur. Le nombre de
leurs pirates s'accrat même fi fort qu'il
fut un temps où il y avoit peut-être ,
plus de Danois fur mer que fur terre .
Quand deux flottes rivales fe rencontroient
, le plus fort avant de fe battre ,
D vj
84 MERCURE DE FRANCE.
avoit quelquefois la générofité d'écar
ter les Vaiffeaux qu'il avoit de plus , afin
qu'on ne pût pas attribuer fa victoire à
l'avantage du nombre ; quelquefois auffi
leur différend fe terminoit par le combat
fingulier des deux Chefs qui defcendoient
fur le rivage. Si le vainqueur étoit
content du courage du vaincu , il lui demandoit
fon amitié ; & pour gage de
cette alliance , les deux Héros fe faifoient
des incifions aux bras , trempoient
leurs armes dans leur fang ; ou le mêloient
dans une coupe qu'ils fe donnoient
à boire l'un à l'autre ; & la tête
couverte de gazon ils fe promettoient
par ferment de ne point laiffer impunie
la mort du premier des deux qui feroit
tué les armes à la main.
On fçait que les Anglois & les Normands
doivent leur origine à des Colonies
de ces Peuples victorieux . Dans le Nord ,
l'Iflande , le Shetland , les Orcades &
jufqu'à cette partie de l'Amérique Septentrionnale
appellée Groenland , furent
peuplés par les Norwegiens chaffés
de leur pays. L'Hiftorien admire avec
raifon que dans un fiécle malheureux où
tous les Gouvernemens de l'Europe n'étoient
occupés qu'à fe fortifier contre
leurs voifins , un des Peuples qui avoient.
JUILLET. 1759. ૪૬
le plus retenu la rouille de l'ancienne
barbarie, couvrit les mers de fes Vaiffeaux;
fonda au loin des Colonies & découvrit
des terres éloignées & inconnues. L'Amérique
elle-même dont la découverte
a fait tant d'honneur aux Peuples de
l'Europe éclairée , a été dès- lors reconnue
par les Norwegiens. M. Mallet nous
donne la tradition de ces premières découvertes.
Après leur établiſſement dans
la Groenland , un de leurs Vaiſſeaux aborda
l'an 1002 , fur une autre plage qu'ils
appellerent Vinland , & que M. Mallet
croit être le Canada. Les Hiſtoriens conjecturent
que les Eſquimaux font les deſcendans
de ces Colons.
Le cinquiéme Livre de cette introduction
contient des détails curieux fur les moeurs,
les ufages , les connoiffances des anciens
Scandinaves. On juge bien que les exercices
militaires & les plaifirs de la table
faifoient leurs plus doux amuſemens.
Les Celtes , dit M. Mallet , avoient à
l'égard des femmes une façon de penfer
toute oppofée à celle des Afiatiques
& de quelques : Peuples du Midi. Ces
derniers , par un contrafte fingulier , &
cependant ordinaire , femblent de tout
temps avoir eu pour les femmes beaucoup
de paffion & très- peu d'eftime ; ef
86 MERCURE DE FRANCE.
و ا
claves & tyrans tout à la fois , ne leur
demandant point de raifon & oubliant
la leur avec elles , ils ne faifoient prefque
dans leur commerce avec le fexe
que paffer de l'adoration au mépris , &
des fentimens d'un amour idolâtre à
ceux d'une jaloufie iuhumaine ou d'une
indifférence dédaigneufe , & plus infultante
encore . Chez les autres au contraire,
elles étoient moins regardées comme les
inftrumens d'une volupté fenfuelle , que
comme des égales & des compagnies ,
dont l'eftime auffi précieufe que les faveurs
, ne pouvoit être glorieuſement
acquife que par des procédés généreux ,
des efforts de courage & de vertu . On
voit là l'origine de l'ancienne Chevalerie.
}
Les Scandinaves ainfi que les Turcs
avoient confervé des Scythes , l'ufage
d'époufer plufieurs femmes. Leur carac→
tère belliqueux fe remarque jufques dans
les préfens de noces ceux de l'époux
à l'époufe étoient un bouclier, une lance,
une épée , une paire de boeufs , un che
val. C'étoit , dit Tacite pour l'avertié
qu'elle ne devoit point mener une vie
délicieufe & ' oifive ; mais qu'elle étoit ap→
pellée à partager les travaux de fon mari ,
foit dans la paix , foit dans la guerre.
3
JUILLET. 1759.
Les Hiftoriens n'ont parlé qu'avec étonnement
de la taille & de la force des
Peuples du Nord. Leurs lances,leurs épées
& leurs autres armes ne font plus pour
leurs foibles defcendans qu'un objet de
curiofité . Les monumens qu'ils ont élevés
fans le fecours de la mechanique moderne
, ont été regardés comme l'ouvrage
des Géans. M. Mallet attribue cette conftitution
prodigieufe à la rigueur de leur
climat , à leurs exercices continuels , à la
continence des hommes & à leurs mariages
tardifs , à leur nourriture fimple
& fauvage , & furtout à l'inapplication
continuelle de leur efprit.
Il y avoit deux fortes de funérailles ,
l'inhumation , & le bucher ; cette dernière
cérémonie inftituée par Odin , ne
fut jamais parmi ces Peuples d'un ufage
univerfel.
Pour donner aux funérailles d'un Héros
toute la magnificence poffible , on accumuloit
fur fon bucher tout ce qu'il avoit
le plus chéri pendant fa vie ; fes armes ,
fon or , fon argent , fon cheval & fes
domeftiques. Ses Cliens & fes Amis fe
faifoient auffi très-fouvent un devoir &
un honneur de mourir avec lui, pour l'accompagner
dans la falle d'Odin. Enfin fa
femme étoit ordinairement brulée fur le
88 MERCURE DE FRANCE.
même bucher , & fi le défunt en avoit
eu plufieurs , ce qui arrivoit fouvent
c'étoit celle qu'il avoit le plus aimée pendant
fa vie , qui avoit le droit de fuivre
fon Epoux à la mort.
Cet ufage cruel & abfurde qui avoit
pris naiffance dans des climats brulans ,
n'a pû fe foutenir dans les climats froids
du Nord. Un Fanatifme auffi violent fuppofe
des imaginations exaltées. Du refte
cette extravagance , & toutes celles qui
font tombées dans l'efprit des hommes
au fujet de leur mort & de leur destinée
à venir , les précautions qu'ils ont prises
les uns d'emporter une pièce d'argent
pour payer le paffage , les autres une
pierre à fufil pour faire du feu & s'éclairer
dans l'autre monde ; tout cela ,
dis-je , ne doit pas étonner : il eft naturel
que
la tête tourne au bord de cet abîme
ténébreux où l'on va tomber. Il n'y a
qu'une Religion defcendue du Ciel , qui
ait pû diffiper les fantômes de l'ignorance
& de la crainte.
Les anciens Peuples du Nord méprifoient
l'agriculture & les arts . D'abord ils
fe logeoient ça & là ; dans la fuite ils fe
rapprochèrent des Temples. Quoique leur
goût pour la navigation dût favorifer le
commerce , ils le négligeoient pour la piJUILLET.
1759. 89
raterie. Les talens dont ils faifoient gloire
étoient de jouer aux échets , de courir fur
la glace en patins , de nager , de faire des
vers , & de nommér toutes les étoiles par
leurs noms : ces noms n'avoient rien de
commun avec ceux que les Grecs & les
Romains ont imaginés , mais ils étoient
fondés de même fur des convenances.
Ainfi la grande Ourfe s'appelloit le
Grand Chien , la petite , le Chariot de
Charles , Orion , la quenouille de Frigga,
la Voie Lactée , le chemin de l'hyver &c.
Ils commençoient l'année au folftice d'hyver,
& la divifoient en demi-années ,
en quart d'années & en mois . Le mois
étoit partagé en femaines compofées de
fept jours , & le jour en douze parties.
L'Hiftorien rappelle tout ce qu'on a
dit fur les caractéres Runiques , & il
n'en réfulte aucune clarté. Cependant il
croit pouvoir conjecturer que ce fut
Odin qui apporta avec lui ces caractéres
dans le Nord ; & ce qui doit le perfuader
, c'eft que l'ufage des lettres étoit
certainement connu dans l'Afie , lors de
l'émigration d'Odin , & qu'il n'eft pas
croyable que la Colonie Afiatique qui
le fuivit dans le Nord , ait ignoré ou
laiffé perdre une invention auffi utile.
90 MERCURE DE FRANCE.
La Langue Celtique a été celle de toute
l'Europe , excepté les Sarmates , les Grecs
& les Romains on en retrouve encore
des traces dans l'Efpagnol , le François & c.
Chez les Scandinaves , elle ne devoit pas
être bien riche ; mais ce Peuple libre , indépendant
, fier & emporté dans fes paffions
comme il étoit , n'a pu manquer ,
dit M. Mallet , de donner à fa langue un
caractere analogue au fien. Les langues des
Nations libres, ajoute- t- il , ont une briéveté
énergique , des tours vifs & fententieux
, des expreffions pittorefques , auxquels
la contrainte de notre éducation, la
crainte du ridicule , & l'empire de la mode
, ne nous permettent pas d'atteindre.
Mais ce qui devoit contribuer encore à
donner à la langue des anciens Scandina
ves de la force & de l'élevation, c'étoit ce
goût fi marqué & fi général qu'ils avoient
pour la Poefie. Le plaifir du Chant eft naturel
à tous les hommes ; l'on a toujours
yu la Pocfie fuivre de près le Chant. L'un
& l'autre aide la mémoire ; & cet avantage
ne put manquer de mettre la Pocfieen
honneur chez un Peuple avide de
gloire. Les Poëtes étoient les Hiftoriens
de l'Etat & les Panégyriftes des Héros ;
auffi jouiffoient- ils de la plus grande conJUILLET.
1759.
91
fidération , & en cela ces Peuples barbares
étoient plus conféquents qu'on ne l'a
été depuis dans des fiécles plus éclairés .
Ne feroit- ce pas que la vanité parmi nous
a pris la place de l'amour de la gloire ?
Ces Poëtes étoient prefque tous Iflandois
; leur ftyle conferve le goût Afiatique
: c'est-à-dire les expreffions hyperboliques
& figurées. Ils s'étoient fait un
langage dont on ne ſe ſervoit jamais
que pour les vers . Un Poëte , par exemple
, n'ofoit guères défigner le Ciel qu'en
le nommant le Crâne du Géant Ymer.
L'arc - en - ciel étoit le Pont des Dieux.
L'or , les larmes de Freya , la Poëfie , le
préſent , le breuvage d'Odin . La Terre
étoit indifféremment l'Epouſed'Odin , la
chair d'Ymer , la Fille de la nuit , le vaiffeau
qui flotte fur les âges , la baze des
airs. Les herbes & les plantes étoient ſa
chevelure oufa toifon . Un combat étoit
appellé , un bain de fang , la grêle d'Odin
, le choc des boucliers , la mer , le
champ des Pirates , & la ceinture de la
Terre , la glace étoit le plus grand des
Ponts , un vaiſſeau , le cheval des flots ,
la langue , l'épée des paroles &c.
Les énigmes n'ont pas été plus en uſage
dans l'Orient que parmi ces Peuples
du Nord. Un Roi nommé Eyric fe rendit
92 MERCURE DE FRANCE.
célèbre pour avoir deviné fur le champ
trente énigmes.
L'Hiftorien termine ces confidérations
fur les moeurs & le génie de ces Peuples ,
par quelques réfléxions relatives aux caufes
phyfiques de leurs vices & de leurs
vertus ; & il trouve ces caufes dans la
nature du climat , alors plus rigoureux
qu'il ne l'eft aujourd'hui : ce qu'on ne
peut révoquer en doute.
Pour fervir de fupplément & de preuves
à cette Introduction à l'Hiftoire de
Dannemarc , M. Mallet y a joint quelques
monumens de la Mythologie & de
la Pocfie des Celtes , dont je donnerai un
Extrait dans le Volume prochain.
MELANGES de Littérature , d'Hiftoire
& de Philofophie . Nouvelle édition.
CE Recueil de quelques Ouvrages de
M. Dalembert contient nombre de morceaux
déjà connus ; tels font le difcours
préliminaire de l'Encyclopédie , & la Préface
du troifième Volume de ce Dictionnaire
; l'Effai fur la Société des Gens de
Lettres & des Grands ; les Eloges académiques
de M. Bernoulli , de M. l'Abbé
JUILLET. 1759. 93
Terraffon , de M. le Préſident de Montefquieu,
avec l'Analyſe de l'Eſprit des Loix ;
celui de M. l'Abbé Mallet, & celui de M.
Dumarſais ; les Mémoires de Chriſtine, le
Difcours de réception de M. Dalembert
à l'Académie Françoife , avec des réflexions
fur l'élocution oratoire & fur le ſtyle
en général ; une Deſcription abrégée du
Gouvernement de Genève , & un Effai de
traduction de quelques morceaux de Tacite.
M. Dalembert nous avertit que parmi
ces morceaux déjà foumis au jugement du
Public , il en eft plufieurs qui reparoiffent
avec des augmentations & des changemens
, comme l'Eſſai de traduction des
morceaux de Tacite , le difcours fur l'élocution
&c.
Il a retouché de même l'Effai fur les
Gens de Lettres , & il y a fait quelques
additions relatives à l'état préfent de la
République Littéraire. Il fçait que la liberté
avec laquelle il s'eft exprimé dans
cet Eſſai , a excité quelques murmures ;
» mais a-t-il dit la vérité ? Voilà ce qui
» importe au Public. A- t- il attaqué ou
» même défigné quelqu'un ? Voilà ce qui
» importe aux Particuliers.
Je ferai cependant une obſervation fur
cette franchife philofophique dont per
94 MERCURE DE FRANCE .
fonne n'a droit de s'offenfer & dont fi peu
de gens s'accommodent. On la pardonne à
un Auteur qui n'eft plus , on l'admire dans
fes écrits comme portant le cara & ere
d'une ame libre & courageufe ; mais elle
choque dans un Auteur vivant , & la raifon
en eft bien naturelle. On regarde celui-
ci comme ufurpateur d'une autorité
que l'on veut n'accorder à perſonne ; expofé
à vivre avec lui , on exige qu'il fe
foumette aux loix de cette complaifance
fociale qui épargne la vanité des uns en
cachant la fupériorité des autres. Le plus
inévitable de tous les afcendans , & par
conféquent le plus importun
le plus
odieux pour les ames vaines , c'est l'empire
de la raiſon. Celui qui le fait fentir
fans égards , fans ménagement , eft donc
affuré de déplaire .
,
C'eft à l'homme qui penfe & qui juge
mieux que la multitude , à voir s'il a le
courage de faire des mécontens pendant
fa vie , pour avoir des admirateurs après
fa mort. On propofe un parti modéré :
ce feroit non feulement d'éviter les perfonalités
offenfantes , mais encore de préfenter
les vérités générales avec une circonfpection
timide. Mais la vérité fous
le voile en eft beaucoup moins frappante;
elle languit dans les détours ; la politeffe
JUILLET. 1759. 95 .
l'amollit & l'énerve ; & fouvent en fait
de morale l'éloquence perd de fa force
en perdant de fon âpreté , pareille à ces
remèdes dont on affoiblit la vertu fi on
leur ôte leur amertume . Un Ecrivain
brafque & tranchant doit donc renoncer
à la faveur des gens du monde ; mais fon
parti pris fur cette privation , il n'a plus
qu'un mot à dire: Lecteurs , fuppofez
que je fuis mort , & que j'écrivois il y
» a mille ans. » C'eft au moins dans ce
point de vue que l'on doit confidérer un
Ecrivain Philofophe lorfqu'on veut le
Juger équitablement . On doit l'ifoler de
la fociété , écarter toutes les confidéra
tions perfonnelles , oublier l'homme &
peler les écrits .
Les morceaux dont M. Dalembert a
nouvellement enrichi fes Mélanges , font
des réfléxions fur les éloges Académiques
; une réponse à la Lettre de M.
Rouffeau , Citoven de Genève , fur l'Article
Genève de l'Encyclopédie ; des Ob
fervations fur l'art de traduire ; un Effai
fur les Elémens de Philofophie , ou fur les
principes des connoiffances humaines ; des
réflexions
fur l'ufage & fur l'abus de la
Philofophie
en matière de goût , fur l'abus
en matière de Religion ; fur
dela
critique
la liberté dela
Mufique.
1
96 MERCURE DE FRANCE.
Parmi les additions faites aux morceaux
déjà connus & qui font en trèsgrand
nombre , ( furtout dans les effais
de traduction de Tacite ) je ne citerai
qu'un endroit de l'effai fur la fociété des
Gens de Lettres avec les Grands. Il s'agit
des protecteurs . » Ce qu'il y a de plus
honteux , pour les Grands & pour la
» Littérature , c'eft que des Ecrivains qui
» deshonorent leur état par la fatyre ,
» trouvent des protecteurs encore plus
» méprifables qu'eux. L'homme de Lettres
"
و د
digne de ce nom dédaigne également
»& de fe plaindre des uns & de répon-
» dre aux autres ; mais quelque peu ſen-
» fible qu'il doive- être aux injures prifes
» en elles-mêmes , il ne doit pas fermer
» les yeux fur l'appui qu'on leur prête ,
»ne fût ce que pour fe former une idée
jufte de ceux qui daignent les favori-
» fer. Dans les pays où la preffe n'eft pas
» libre , la licence d'infulter les Gens de
» Lettres par des fatyres , n'eft qu'une
»preuve du peu de confidération réelle
» qu'on a pour eux , du plaifir même
» qu'on prend à les voir infultés. Et pourquoi
eft-il plus permis d'outrager un
» homme de Lettres qui honore ſa na-
»tion , que de rendre ridicule un homme
» en place qui avilit la fienne ?... Je ne
و ر
» puis
JUILLET. 1759. 97
puisme difpenfer de rapporter à cette
» occafion une anecdote bien propre à
» faire connoître le caractère & l'injufti-
» ce des hommes dont je parle. Un d'entr'eux
tournoit en ridicule la délicateffe
»> exceffive d'un Ecrivain célèbre, qui avoit
» témoigné un chagrin ( trop grand fans
doute ) de quelques fatyres publiées.
» contre lui : l'Ecrivain célèbre fit une
» Chanfon où l'homme en place étoit
» effleuré très- légèrement. Si on eût cru
" l'offenfé , les Loix n'avoient pas affez
»de fupplices pour punir l'injure qu'on
» lui avoit faite. »
Je vais parcourir auffi rapidement qu'il
me fera poffible les morceaux nouvellement
ajoutés à ce Recueil ; mais il en
eft qui demandent une férieufe attention,
Dans les réfléxions fur les éloges académiques
, M. Dalembert ne diffimule
pas les abus de l'ufage où l'on eft de
célébrer des hommes qui ne méritent
que l'oubli ; mais ces abus lui paroiffent
légers en comparaifon des avantages.
»Si les anciens qui élevoient des Statues
aux grands hommes , avoient eu le
"même foin que nous , d'écrire la vie
"des gens de Lettres ; nous aurions , il
eft vrai , quelques Mémoires inutiles ,
I, Vol. E
98 MERCURE DE FRANCE.
و د
mais nous ferions plus inftruits fur les
progrès des fciences & des arts & fur les
» découvertes de tous les âges ; hiſtoire
» plus intéreffante pour nous que celle
» d'une foule de Souverains qui n'ont
» fait que du mal aux hommes. >>
Il ne veut pas que l'on fe borne à dire
ce que l'homme de Lettres a fait ; il croit
auffi utile de faire connoître ce qu'il a
été , & de peindre l'homme en mêmetemps
que l'Ecrivain . » Cependant le but
» des éloges littéraires eft de rendre les
» Lettres refpectables , & non de les avi-
» lir. Si donc la conduite a deshonoré
» les ouvrages , quel parti prendre ? Louer
» les ouvrages . Et fi d'un autre côté la
» conduite eft fans reproches & les ou-
» vrages fans mérite , que dire alors ? Se
» taire. » C'eſt en effet le parti le plus
fage & le plus décent : car il me paroît
bien difficile d'obferver dans la peinture
morale des caractères cette diſtinction
délicate que prefcrit M. Dalembert entre
les traits défectueux que l'on peut relever
& ceux qu'on doit paffer fous filence ;
& quand les limites font auffi peu marquées
, en approcher de trop près , c'eſt
s'expofer à les franchir. Ainfi la liberté
que peut fe donner à cet égard un Ecrivain
fûr de lui-même , ne doit jamais tirer
JUILLET. 1759 99
à conféquence , encore moins paffer en
régle, & le plaifir d'obferver le contraſte
ou l'accord des écrits & des moeurs d'un
homme de Lettres qui n'eft plus , ne doit
pas l'emporter fur le danger d'introduire
dans les Sociétés littéraires la fatyre perfonnelle.
» Le ton d'un éloge hiftorique ne doit
» être ni celui d'un Difcours oratoire , ni
» celui d'une narration aride. Les réflexions
philofophiques font l'ame & la
fubitance de ce genre d'écrits .... Ceft
en cela que l'illuftre Secrétaire de l'Académie
des Sciences ( M. de Fonte-
» nelle ) a furtout excellé : c'eſt par-là
» qu'il fera principalement époque dans
» l'Hiſtoire de la Philofophie : c'eſt par- là
» enfin qu'il a rendu fi dangereufe à occu-
» per aujourd'hui la place qu'il a remplie
» avec tant de fuccès. Si on peut lui re-
» procher de légers défauts , c'eft quel-
» quefois trop de familiarité dans le ftyle,
quelquefois trop de recherches & de
>> rafinement dans les idées ; ici une forte
» d'affectation à montrer en petit les
» grandes choſes ; là quelques détails pué-
» rils peu dignes de la gravité d'un ouvrage
philofophique. Voilà pourtant ,
» qui le croiroit ? en quoi la plupart de
E ij
535004
}
Too
MERCURE
DE
FRANCE
. " nos faifeurs d'éloges ont cherché à lu
>> reffembler. >>
»
Les obfervations de M. D. fur l'art de
traduire font pleines de Philofophie & de
goût. De quelque côté qu'on le tourne
» dans les Beaux-arts, dit M , Dalembert ,
» on voit partout la médiocrité dictant les
» Loix , & le génie s'abaiſſant à lui obéir.
C'eſt un Souverain empriſonné par des
» efclaves ; cependant s'il ne doit pas fe
» laiffer fubjuguer , il ne doit
ود
"
pas non
L'art
de la traduction
eft foumis
à cette
régle comme
toutes
les parties.de la littérature
: l'Auteur
en examine
les Loix ; 1.° eu égard
au génie
des Langues
;
2.º relativement
au génie
des Auteurs
; 3. par rapport
aux principes
qu'on
peut
fe faire dans
ce genre
d'écrire
.
plus tout fe permettre. »
Il femble que plus le caractère d'une
Langue approche de celui d'une autre ,
plus il eft facile de bien traduire ; mais
cette même facilité donneroit , felon M.
Dalembert , plus de Traducteurs médiocres
& moins d'excellens. Satisfait du
mérite de la reflemblance , on néglige-
Foit les graces de la diction : or une des
grandes difficultés de l'art d'écrire , &
principalement des traductions , eft , ditil
, de fçavoir jufqu'à quel point on peut
JUILLET. 1759.
101
facrifier l'énergie à la nobleffe , la correction
à la facilité , la juſteſſe rigoureuſe à
la méchanique du ftyle , & une imitation
froide & fervile eft une mauvaiſe traduction.
D'un autre côté , la différence de caractère
des Langues , laiffe au Traducteur
une liberté dangereufe. Ne pouvant donner
à la copie une parfaite reffemblance ,
il doit craindre de ne lui pas donner toute
celle qu'elle peut avoir.
Si l'on étoit difpenfé de bien connoître
le génie & les fineffes des Langues , ce
devroit être des Langues anciennes : cependant
les Traducteurs des Anciens font
traités plus févèrement que les autres.
La fuperftition en faveur de l'antiquité
nous fait fuppofer que les Anciens fe font
toujours exprimés de la manière la plus
heureufe ; c'eft à qui leur trouvera plus
de fineffe & de beautés.
On a prétendu que les Langues n'avoient
point de caractere particulier. M.
Dalembert convient qu'entre les mains
d'un homme de génie chaque Langue ſe
prête à tous les ftyles.
» Mais fi toutes font également propres
à chaque genre d'ouvrage , elles ne le
font pas également à exprimer une
" même idée : c'eft en quoi confifte la
diverfité de leur génie. E iij
102 MERCURE DE FRANCE.
"
ود
» Les Langues , dit -il , en conféquence
» de cette diverfité , doivent avoir les
» unes fur les autres des avantages réci-
» proques.
Mais leurs avantages feront en
général d'autant plus grands qu'elles
» auront plus de variété dans les tours
» & de brièveté dans la conftruction , de
» licences, & de richeffes . » De toutes les
Langues cultivées par les gens de Lettres ,
F'Italienne eft, felon M. Dalembert, celle
qui réunit ces avantages au plus haut
degré. La Langué Françoife au contraire ,
celle qui met le plus à la gêne les Tra
ducteurs comme les Poëtes.
و د
Si les Langues ont leur génie , les
» Ecrivains ont auffi le leur. Le caractere
de l'original doit donc paffer auffi dans
la copie. Sans cette qualité les tra-
» ductions font des beautés régulieres ,
» fans ame & fans phyfionomie. Repré
» fenter de la même maniere des Au-
» teurs différens , c'eft l'efpéce de contrefens
qui fait le plus de tort à une
» Traduction ; les autres font paffagers
» & fe corrigent .
و د
Le caractère des Ecrivains eft ou dans
la penfée, ou dans le ftyle , ou dans
l'un & dans l'autre. Les Ecrivains dont
le caractère eft dans la penſée , font ceux
qui paffent le moins dans une Langue
JUILLET. 1759. 103
étrangère. Corneille , conclut M. Dalembert
, doit donc être plus facile à traduire
que Racine , & Tacite plus que Sallufte.
» Les Ecrivains les plus intraitables à
» la traduction , font ceux dont la maniere
» d'écrire eſt à eux. Les Anglois ont affez
» bien traduit quelques Tragédies de Ra-
» cine ; je doute , dit M. D. qu'ils tradui-
» fiffent avec le même fuccès les Fables
» de la Fontaine , l'ouvrage peut - être le
plus original que la Langue Françoiſs
» ait produit. "
Les Poëtes peuvent- ils être traduits en
Vers ? Doit - on ne les traduire qu'en
Profe ? M. Dalembert prouve très- bien
que l'un & l'autre eft impoffible . En
Profe l'original eſt dénué du nombre &
de l'harmonie ; en Vers il prend un nombre
& une harmonie nouvelle ; & il faut
avouer que les Poëtes anciens perdent au
change , dans quelque Langue qu'on les
traduife. La gêne du Vers oblige de plus
le Traducteur à dénaturer fouvent l'original
en fubftituant une fentence à une image
, une image à un ſentiment : ce qui
donne beaucoup d'avantage à la traduction
en Profe ; mais dans les Vers la régularité
de la cadence eft une beauté
pour l'oreille , à laquelle la Profe ne peut
E iv
104
MERCURE DE FRANCE.
fuppléer. Ainfi la traduction en Profe
eft une copie reffemblante mais foible :
» la
traduction en Vers eft un ouvrage
» fur le même fujet , plutôt qu'une copie.»
M. Dalembert veut qu'un Traducteur
ofe fe permettre de corriger les traits défectueux
de l'original , qu'il fçache riſquer
au befoin des expreffions nouvelles qu'il
appelle expreffions de génie , & par-là
il entend la réunion néceffaire & adroite
de quelques termes connus , mais qui
n'ont pas encore été mis enfemble. « C'eft,
» dit- il , prefque la feule maniere d'in-
»nover qui foit permife en écrivant. »
Il en donne pour exemple les termes
énergiques & finguliers
qu'employent des
Etrangers de beaucoup d'efprit qui parlent
facilement &
hardiment le françois.
Leur maniere de penfer dans leur Langue
& de s'exprimer dans la nôtre , eft, dit- il,
l'image d'une bonne traduction ; & il prétend
avec raifon que des
traductions bien
faites feroient le moyen le plus fûr & le
plus prompt d'enrichir les Langues. Elles
feront plus , » elles
multiplieront les bons
» modeles ; elles aideront à connoître le
» caractere des Ecrivains , des fiécles &
» des peuples ; elles feront
appercevoir
les nuances qui
diftinguent le goût uni-
» verfel & abfolu du goût national. »
JUILLET. 1759. 105
M. Dalembert invite les Traducteurs à
s'affranchir de l'obligation de traduire un
Auteur d'un bout à l'autre. J'avoue qu'il
feroit avantageux d'abréger en traduifant ,
mais fans laiſſer de lacune , & à condition
qu'on garderoit le fil du récit dans les
Hiftoriens , du raifonnement dans les Philofophes
, & de l'action dans les Poëtes .
C'eft ainfi que je defire depuis longtemps
qu'on ofe traduire le Poëme de Lucain
où je trouve , comme M. Dalembert , de
la déclamation & de la monotonie ; mais
que je ne crois pas auffi dénué d'images
que M. Dalembert le prétend. Les principes
qu'il vient d'expofer font ceux qu'il
a cru devoir fuivre dans la traduction de
différents morceaux de Tacite ; & la maniere
dont il rend compte de fon travail ,
en donneroit feule la plushaute idée. Il faut
en avoir fenti , comme il a fait , toutes les
difficultés pour être en état de les vaincre.
Un des morceaux les plus curieux de
ce Recueil eft la réponſe de M. Dalembert
à M. Rouſſeau , Citoyen de Genêve. Si
j'avois pû la prévoir je n'aurois pas pris
fur moi de juftifier nos Spectacles : ils ont
dans M. Dalembert un Apologifte bien
plus éloquent que moi . J'ai eu le bonheur
de me rencontrer avec lui en bien des
points . Les vérités fimples fe préfentent
E v
106 MERCURE DE FRANCE.
1
à tout le monde ; mais il n'eft pas donné
à tout le monde de les rendre avec certe
force que leur donne le ftyle de M. D.
و د
Pourquoi des amusemens dit M.
Rouffeau , la vie eft fi courte & le temps
» eft fi précieux ! Qui en doute ? répond
» M. Dalembert . Mais en même temps
» la vie eft fi malheureufe & le plaifir fi
» rare ! Pourquoi envier aux hommes ,
» deftinés prefqu'uniquement par la na-
» ture à pleurer & à mourir, quelques délaffemens
paffagers qui les aident à fup-
» porter l'amertume ou l'infipidité de leur
» exiſtence !... Sans doute tous nos divertiffemens
forcés & factices , inventés &
» mis en ufage par l'oifiveté, font bien au-
» deffous des plaifirs fi purs & fimples
» que devroient nous offrir les devoirs de
» citoyen , d'ami , d'époux , de fils , &
» de pere : mais rendez- nous donc , fi vous
le pouvez , ces devoirs moins pénibles
» & moins triftes ; ou fouffrez qu'après les
» avoir remplis de notre mieux nous nous
» confolions de notre mieux auffi des
chagrins qui les accompagnent. Rendez
» les peuples plus heureux , & par conféquent
les Citoyens moins rares
» amis plus fenfibles & plus conftans ,
» les peres plus juftes , les enfans plus
» tendres , les femmes plus fidèles & plus
ود
"
"
»
ود
les
JUILLET. 1759. 107
vraies : nous ne chercherons point alors
» d'autres plaifirs que ceux qu'on goûte
» au fein de l'amitié , de la Patrie , de la
» nature & de l'amour. »
M. Dalembert avoue que l'eftime pu→
blique eft le but principal des Poëtes
dramatiques comme de tous les Ecrivains,
fans en excepter les Philofophes , qui déclament
contr'elle , & qui femblent la
dédaigner. » L'indifference fe taît , & ne
» fait point tant de bruit ; les injures
» même dites à une nation , ne font quel-
» quefois qu'un moyen plus piquant de
» fe rappeller à fon fouvenir. Et le fa-
» meux Cynique.de la Grèce eût bientôt
» quitté ce tonneau d'où il bravoit les
» préjugés & les Rois , fi les Athéniens
» euffent paffé leur chemin fans le regarder
& fans l'entendre . La vraie Philofophie
ne confifte point à fouler aux
pieds la gloire , & encore moins à le
» dire ; mais à n'en pas faire dépendre
» fon bonheur , même en tâchant de la
» mériter. >>
Mais fi la gloire eft le premier objet
des Poëtes , l'utilité publique peut être au
moins le fecond : or » l'effet de la morale
»du théâtre eſt moins d'opérer un chan-
"gement fubit dans les coeurs corrompus,
que de prémunir contre le vice les ames
Evj
108 MERCURE DE FRANCE.
foibles par l'exercice des fentimens
" honnêtes , & d'affermir dans ces mê
» mes fentimens les ames vertueuſes.
و ر
M. Rouffeau voudroit bannir du théâtre
la Tragédie de Mahomet. » Plût à
» Dieu , dit M. Dalembert , qu'elle y fût
» plus ancienne de deux cens ans ! L'efprit
philofophique qui l'a dictée feroit
» de même date parmi nous , & peut-être
» eût épargné à la Nation Françoife ,
» d'ailleurs fi paifible & fi douce , les
» horreurs & les atrocités religieufes auxquelles
elle s'eft livrée. Si cette Tragédie
laiffe quelque chofe à regretter aux
Sages ,, c'eft de n'y voir que les forfaits
» caufés par le zèle d'une fauffe Religion,
» & non les malheurs encore plus déplo-
» rables , où le zèle aveugle pour une
Religion vraie , peut quelquefois en-
» traîner les hommes.
4
و د
ود
"
و د
A l'égard de l'Amour » Voudriez-vous
» le bannir de la fociété ? demande M.
» Dalembert à M. Rouffeau. Ce feroit ,
» je crois , pour elle , un grand bien &
» un grand mal ; mais vous chercheriez
» en vain à détruire cette paffion... Or fi
» on ne peut & fi on ne doit peut - être
» pas étouffer l'amour dans le coeur des
» hommes , que reste- t-il à faire finon de
» le diriger vers une fin honnête , & de
JUILLET. 1759: 109
» nous montrer dans des exemples illuftres
fes fureurs & fes foibleffes , pour
» nous en défaire ou nous en guérir ?
A l'égard de la Comédie , M. Dalembert
convient que nous fommes plus
frappés du ridicule qu'elle joue que des
vices dont ce ridicule eft la fource ; mais
il obferve avec raifon qu'elle fuppofe
déjà le vice déteſté comme il doit l'être ,
& que c'est le ridicule qu'elle s'attache à
faire fentir. Il eft donc tout fimple ;
» dit-il , que le fentiment qu'elle fuppofe ,
" nous affecte moins ( dans le moment
» de la repréſentation ) que celui qu'elle
» cherche à exciter en nous, fans que pour
» cela elle nous falſe prendre le change
»fur celui de ces deux fentimens qui doit
» dominer dans notre ame. »
En réfutant la critique de M. Roufſeau
fur le caractère du Miſantrope , il en
fait une beaucoup plus jufte à ce qui me
ſemble, du caractère de Philinte. Il trouve
que dans la Scène du Sonnet , Philinte
devoit attendre qu'Oronte lui demandât
fon avis , & fe borner à une approbation
foible. » La colère du Mifantrope fur la
» complaifance de Philinte , n'en eût été
» que plus plaifante , parce qu'elle eût
» été moins fondée ; & la fituation des
» perſonnages eût produit un jeu de théâTO
MERCURE DE FRANCE .
tre d'autant plus grand , que Philinte
" eût été partagé entre l'embarras de
» contredire Alcefte & la crainte de cho-
"quer Oronte. »
M. Dalembert regarde avec raifon la
Comédie attendriffante dont l'Enfant Prodigue
eft le modèle , comme plus intéreffante
pour nous que la Tragédie ellemême.
Les malheurs de la vie privée
» font , dit-il , l'image fidelle des peines
» qui nous affligent ou qui nous mena-
» cent ; un Roi n'eft prefque pas notre
» femblable , & le fort de nos pareils a
bien plus de droits à nos larmes. »
Sur l'Article des Comédiens » com
» ment n'avez-vous pas fenti, demandeM.
D. à M. R. que fi ceux qui repréfentent
» nos pièces méritent d'être deshonorés ,
» ceux qui les compofent mériteroient
auffi de l'être ; & qu'ainfi en élevant
les uns & en aviliffant les autres , nous
» avons été tout à la fois bien inconfé-
» quens & bien barbares , »
Avant que d'aller plus loin , qu'il me
foit permis derépondre un mot à ce qu'ont
dit de moi & de mon Apologie du Théâtre
des Journaliſtes avec lefquels je ferai
toujours fort aife de difcuter mes opinions
itera 5.Luci
On m'a reproché ( Journal de TrévouK,
) JUILLET 17599 III
Avril 1759 , page 859 & fuivantes ) d'être
du nombre de ceux qui arment l'erreur
» de tant de fophifmes, qu'il n'eft prefque
plus poffible de reconnoître ce qu'il
faut croire. Si dans la controverfe des
» Spectacles on n'infifte pas fur les preuves
tirées de la Religion , les Partiſans du
" Théâtre fe fauveront toujours , dit- on ,
» dans le nuage dont ils fçavent fi bien
» s'envelopper. »
»
Rien n'est plus aifé que de démêler
le vice d'un Sophifme ; fi j'en ai employé
quelqu'un en faveur des Spectacles,
il étoit juſte de m'en convaincre & voilà
ce qu'on n'a pas fait . Les preuves tirées
de la Religion décident une queftion
que je n'ai pas révoquée en doute ;
fçavoir que les Spectacles dangereux pour
les moeurs , tels que les ont condamnés
les Peres & les Docteurs de l'Egliſe ,
font en effet condamnables & doivent
être profcrits. Mais peut-il y avoir des
Spectacles utiles aux moeurs ? Et ceux-là
doivent- ils être confervés ? Le Théâtre
François eft-il dans le cas de cette exception
, confidéré feulement comme
compofé de nos Tragédies les plus eftjmées
& de nos meilleures Comédies ?
Voilà de quoi il s'agiffoit dans mes analyfes
de la Lettre de M. Rouſſeau. Sur
11½ MERCURE DE FRANCE.
و د
la Scene Françoife , ai-je dit , » toutes
» les inclinations pernicieufes font con-
» damnées , toutes les paffions funeftes y
infpirent l'horreur , toutes les foibleffes
» malheureuſes y font naître la pitié &
la crainte. Les fentimens qui de leur
>> nature peuvent être dirigés au bien &
» au mal , comme l'ambition & l'amour ,
"y font peints avec des couleurs inté-
» reffantes ou odieufes , felon les cir-
» conftancès qui les décident ou vertueux
» ou criminels. Telle eft la régle inva-
» riable de la ſcène tragique , & le Poëte
qui l'auroit violée révolteroit tous les
39
efprits. Ceft-là le fait que j'ai tâché
de prouver à l'égard de la Tragédie : fi
ce fait eft vrai, il eſt évident que le Théâtre
Tragique François n'eft pas du nombre
des Spectacles que l'Evangile & les
Peres de l'Eglife ont condamnés ; mais
que ce fait foit vrai ou non , c'est une
queftion qu'ils n'ont pas décidée , & que
j'ai eu par conféquent la liberté d'exa
miner.
Al'égard de la Comédie , j'ai reconnu
» que le Théâtre , quoique purgé de fon
» ancienne indécence , n'eft pas encore
» affez châtié ; que Dancourt , Monfleury
» & leurs femblables devroient en être
à jamais bannis ; qu'en un mot le feul
JUILLET. 1959. 113
» comique honnête & moral doit être
» donné en ſpectacle. » Il s'agiffoit donc
d'examiner, non pas s'il y avoit des Comédies
répréhensibles du côté des moeurs :
j'en tombois d'accord ; mais s'il y avoit
des Comédies dont les moeurs fuffent bonnes
& les leçons utiles . Et c'eft fur quoi
je croyois que l'Evargile ni les Peres de
l'Eglife n'avoient rien décidé pour le fiécle
préfent.
L'Evangile , difent les Journaliſtes de
Trévoux , condamne tout fans modification
ni reftriction quelconque. Il condamneroit
don cauffi les Tragédies de Collège. Mais
c'eft ce que je ne crois pas. C'est ce que ne
croyoit pas M. Boffuet lorsqu'il répondit
indirectement fur cette queſtion des
Spectacles :qu'il y avoit de grands exemples
pour , & de grandes raifons contre :
car il eft certain qu'il n'eût pas biaifé
fur un point formellement décidé par
l'Evangile. C'eft ce que ne croyoit pas
non plus le Pere Porée , cet homme
pieux , lorfqu'en attaquant les Spectacles
tels qu'ils étoient , il les approuvoit tels
qu'ils pouvoient être. C'eft ce qu'on ne
croit pas à Rome où les Spectacles font
permis & fréquentés par des perfonnes
d'une vie très-édifiante ; ni en France
dans les fociétés chargées de l'éducation
114 MERCURE DE FRANCE.
de la ieuneffe qui prefque toutes , depuis
le Collège de Louis le Grand jufqu'à S.
Cyr , font entrer l'exercice de la déclamation
Théâtrale dans l'inftitution des
jeunes perfonnes de l'un & de l'autre
féxe , comme un moyen de leur former
l'efprit & le coeur. Il eft vrai qu'on choifit
pour cela les piéces les plus épurées ;
mais il ne s'enfuit pas moins qu'un Spectacle
dont les moeurs font bonnes eft
un amuſement permis & utile ; & quant
à la queftion particulière , fi les niceurs
de telle ou de telle de nos piéces font
bonnes ou mauvaiſes , ni l'Evangile ni
les Peres n'ont vraisemblalement rien
prononcé là-deffus. J'ai donc pû entrer
dans cette difcuffion avec M. Rouffeau ,
fans m'expofer à d'autres reproches qu'à
celui de m'être trompé , encore faut- il
qu'on le prouve. Du refte je fuis trèsfenfible
à ce que les mêmes Journaliſtes
ont bien voulu dire d'obligeant fur mes
analyſes ; mais ils me font l'honneur d'y
fuppofer un art que je n'y ai pas mis ;
& je ferois bien plus reconnoiffant s'ils
euffent voulu y appercevoir la fimplicité
& la bonne foi avec lefquelles je dis ce
que je penſe.
K
Revenons à M. Dalembert. Après avoir
juſtifié le Théâtre François , il fait en
JUILLET. 1759. 115
paffant l'apologie des femmes que M. R.:
a fi violemment attaquées. » Le genre:
» humain feroit bien à plaindre , lui ditil
, » fi l'objet le plus digne de nos hom-
» mages étoit en effet auffi rare que
vous le dites. Mais fi par malheur vous
» aviez raifon , quelle en feroit la trifte
caufe ? L'esclavage & l'efpéce d'avilif-
» fement où nous avons mis les femmes.
»Nous traitons la Nature en elles comme
» nous la traitons dans nos jardins : nous
» cherchons à l'orner en l'étouffant. Si la
plupart des Nations ont agi comme
nous à leur égard , c'eft que partout
>> les hommes ont été les plus forts , &
» que partout le plus fort eft l'oppref-
»feur & le tyran du plus foible. Je ne
fçai fi je me trompe , mais il me fem-
» ble que l'éloignement où nous tenons
» les femmes , de tout ce qui peut les
» éclairer & leur élever l'ame , eſt bien
capable , en mettant leur vanité à la
gêne , de flatter leur amour-propre. On
»diroit que nous fentons leurs avanta-
»ges , & que nous voulons les empê¬
cher d'en profiter.
"
Il s'élève contre l'éducation puérile
qu'on leur donne ; & ce morceau plein
d'éloquence ne ſçauroit être affez connu.
Nous avons éprouvé tant de fois , dit-il ,
116 MERCURE DE FRANCE:
SIZEA
co
esc
» combien la culture de l'efprit & l'exer-
» cice des talens font propres à nous dif-
» traire de nos maux , & à nous conſoler
dans nos peines ! pourquoi refufer à la
» plus aimable moitié du genre humain ,
» deftinée à partager avec nous le malheur
d'être , le foulagement le plus pro-
» pre à le lui faire fupporter ? Philofophes
"" que la Nature a répandus fur la ſurface , d
» de la terre , c'eſt à vous à détruire , s'il
vous eft poffible , un préjugé fi funefte ;
c'eft à ceux d'entre vous qui éprouvent
la douceur ou le chagrin d'être peres ,
» d'ofer les premiers fecouer le joug d'un
» barbare uſage , en donnant à leurs filless for
la même éducation qu'à leurs autres
enfans. Qu'elles apprennent feulement
»de vous en recevant cette éducation , el
précieuſe , à la regarder uniquement
» comme un préfervatif contre l'oifivété ,
un rempart contre les malheurs ; & non
»comme l'aliment d'une curiofité vaine
» & le fujet d'une oftentation frivole.o
» Voilà tout ce que vous devez & tout &pasl'id
» ce qu'elles doivent à l'opinion publique , les aux
qui peut les condamner à paroître igno- que
❤rantes , mais non pas les forcer à l'être.quile
» On vous a vu fi
fouvent
pour des motifs esfer
» très-légers , par vanité , ou par humeur ,
»
22 heurter de front les idées de votre
ble
qui
les
les
le
fermet
ful
roient
JUILLET. 1759 117
"
33
-
la´vie
fiécle ;pour quel intérêt plus grand pou-
» vez-vous le braver , que pour l'avantage
de ce que vous devez avoir de plus
cher au monde , pour rendre la vie
» moins amère à ceux qui la tiennent de
» vous , & que la Nature a deſtinés à vous
»furvivre & à fouffrir ; pour leur procurer
» dans l'infortune , dans les maladies , dans
la pauvreté , dans la vieilleffe , des ref-
»fourcesdont notre injuftice les a privées?
» on regarde communément , Monfieur ,
» les femmes comme très fenfibles &
"très foibles ; je les crois au contraire ou
» moins fenfibles ou moins foibles que
» nous. Sans force de corps , fans talens ,
»fans étude qui puiffe les arracher à leurs
" peines , & les leur faire oublier quelques
» momens , elles les fupportent néan-
» moins , elles les dévorent , & fçavent
» quelquefois les cacher mieux que nous :
» cette fermeté fuppofe en elles , ou une
"ame peu fufceptible d'impreffions pro-
» fondes , ou un courage dont nous n'a-
" vons pas l'idée. Combien de fituations
cruelles auxquelles les hommes ne réfiftent
que par le tourbillon d'occupa-
" tions qui les entraîne : les chagrins des
» femmes feroient- ils moins pénétrans &
» moins vifs que les nôtres ? Ils ne le
» devroient pas être. Leurs peines vien-
»
18 MERCURE DE FRANCE.
» nent ordinairement du coeur ; les nôtres
»n'ont fouvent pour principe que la vanité
& l'ambition . Mais ces fentimens
étrangers que l'éducation a portés dans
notre ame , que l'habitude y a gravés ,
»& que l'exemple fortifie , deviennent
( à la honte de l'humanité ) plus puif
fants fur nous que les fentimens naturels;
la douleur fait plus périr de Miniftres
déplacés que d'Amans malheureux. »
و د
M. Dalembert a réfervé pour la fin de
fa Lettre l'Article qui intéreffe Genêve ,
& cet Article a deux objets : le fpectacle,
& le dogme des Miniftres. Quant au premier
, il avoue que la Comédie feroit au
moins inutile aux Génévois s'ils en étoient
encore à l'âge d'or ; mais ils m'ont paru ,
dit-il , affez avancés , ou fi vous voulez
affez pervertis pour pouvoir entendre
Brutus & Rome fauvée , fans avoir à
craindre d'en devenir pires.
A l'égard de la dépenſe , » la Ville de
» Genêve eft , à proportion de fon éten-
» due , une des plus riches de l'Europe , »
& M. Dalembert dit avoir lieu de croire
que plufieurs Citoyens opulens de cette
Ville , qui defireroient y avoir un théâtre
, fourniroient fans peine une partie
de la dépenfe. Un ou deux jours de la
femaine fuffiroient à cet amuſement , &
JUILLET. 1759 . 119
"
on pourroit prendre pour l'un de ces
jours celui où le Peuple fe repofe. Du
refte , dans un état auffi petit , où l'oeil
vigilant des Magiftrats peut s'étendre au
même inftant d'une frontiere à l'autre , il
feroit facile d'éclairer la conduite des
Comédiens , & de maintenir les loix
fomptuaires. » Il ne falloit pas moins ,
pourfuit M. Dalembert , » qu'un Philofophe
exercé comme vous aux paradoxes,
» pour nous foutenir qu'il y a moins de
» mal à s'enyvrer & à médire , qu'à voir
repréſenter Cinna & Polieucte . Il ajoute
que les Citoyens de Genêve ſe récrient
» fort contre cette peinture que M. R. a
» faite de leur vie journalière , qu'ils fe
plaignent que le peu de féjour qu'a
» fait M. R. parmi eux , ne lui ayant
pas laiffé le temps de les connoître
» ni d'en fréquenter affez les différens
» états , il a repréſenté comme l'efprit
général de cette fage République , ce
» qui n'eft tout au plus que le vice obfcur
& méprifé de quelques Sociétés
>> particulières.
A l'égard des fentimens que M. Dālembert
a attribué aux Miniftres de Genêve
en matiere de Religion , il dit en
avoir parlé , non d'après un fecret confié
mais d'après leurs ouvrages , & d'après
120 MERCURE DE FRANCE.
des converfations publiques. Moyens que
M. Rouffeau n'avoit pas compris dans
fon énumération . » Si je me ſuis trompé ,
» ajoute M. Dalembert , tout autre que
» moi , j'oſe le dire , eût été trompé
» de même. Il obferve de plus que les
fentimens qu'il attribue aux Miniftres de
Genêve font une fuite néceffaire de leurs
principes , d'après lefquels il prétend
que quand ils ne feroient pas Sociniens
, il faudroit qu'ils le devinffent ,
non pour l'honneur de leur Religion ,
» mais pour celui de leur Philofophie.
( Je réserve l'Extrait du quatrième Volume
pour le Mercure prochain . )
L ET TRE
A L'AUTEUR DU MERCURE.
SUR la Métaphyfique de M. l'Abbé
SEGUY, Profeffeur de Philofophie
au Collège de la Marche , imprimée à
Paris ; 2 vol. in- 12 . chez Brocas & la
Veuve Bordelet , rue S. Jacques.
MONSIEUR ONSIEUR ,
La Métaphyfique dans un fiécle penfeur
eft la -fcience à la mode : chacun y prétend
JUILLET. 1759. 121
tend au titre de Métaphyficien ; mais le
Public devenu auffi plus difficile , n'admet
des prétendans que ceux qui ont répandu
un nouveau jour fur le cahos de fes
idées. Vous fçavez , Monfieur , que le développement
quelquefois nouveau , toujours
heureux , des queſtions les plus abſtraites
& les plus difficiles , parle en faveur
du Profeffeur de la Marche ; mais
ce n'eſt pas aſſez pour lui : ſon but ayant
été d'arracher les épines qui rebutoient
ceux qui vouloient courir cette carrière ,
il faut en juger par le ſuccès : j'ai pris
toutes les informations que vous pouvez
defirer à cet égard , & j'ai vû avec étonnement
que l'ouvrage de M. l'Abbé Seguy
eft déja devenu Livre claffique , & tient
lieu de cayer même à Paris dans plufieurs
Ecoles de Philofophie , comme le
Traité des études de Rollin , & l'Abrégé
de Quintilien tiennent lieu de cahier
de Rhétorique. On ne peut donc fe difpenfer
de donner au Public une idée de
cet Ouvrage. Raffemblons ici quelques
traits du Systême Métaphyfique de cet
habile Profeffeur.
Etre, ſubſtance , mode, efprit , matière,
corps , individu , exiſtence , poffibilité ,
durée , temps , éternité ; voilà les principaux
objets de la Métaphyfique , dont
1. Vol.
F
122 MERCURE DE FRANCE.
les branches multipliées à l'infini s'étendent
dans toute la fphère de nos connoiffances.
Ces termes, être , fubftance , corps,
&c. nous repréſentent des idées générales
ces idées ont- elles leur type dans la
Nature ? Y a-t-il réellement un fujet dans
lequel réfident l'être , la fubftance en général
? Non fans doute : ce font autant
d'opérations de l'efprit humain qui , fentant
fes bornes & fa foibleffe , a multiplié
fes efforts en raifon des obftacles , &
a fçû enfin fe donner des aîles s'élever
du point folé de fon exiſtence julqu'au
dernier anneau de la chaîne des
chofes créées , qui dans la main de l'Etre
fuprême fe lie à la chaîne des poffibles.
pour
pour
Voilà l'effor hardi du principe qui penſe
en moi , qui me lie à toute la Nature , à
l'exiftence & à la poffibilité univerfelles.
En réfléchiffant fur ce principe , je décou
vre que l'activité eft fon effence , que
le plaifir & la curiofité font fes motifs
d'agir , que les abſtractions font ainfi
dire les degrés par lefquels je puis mefurer
l'étendue de fon action . Suivons le
développement du Profeffeur de la Marche.
Ce principe actif déterminé
par la
curiofité , paffe fans ceffe d'un objet à
l'autre pour le plaifir de la nouveauté
& de la comparaiſon ; mais la mémoire
JUILLET. 1759. 123
n'eft pas affez étendue pour retenir les
differences qu'il a faifies ; il retombe malgré
lui dans la confufion ; il ne peut plus
comparer l'état préfent avec ceux qui
Font précédé de- là naît l'inquiétude &
le trouble, jufqu'à ce que fes efforts foient
parvenus à lui former une mémoire artificielle
; dans cette agitation il s'apperçoit
bientôt qu'il eft le maître de diriger
lon attention , cette découverte le ranime
; il effaye de détourner fa vue des
qualités différentes que les objets lui préfentent
, pour la fixer fur celles qui font
à - peu près femblables : il parvient de
cette manière à voir un grand nombre
d'objets fous un feul point de vue & à
les retenir de même. Le premier objet
que ce principe découvre , c'est un individu
femblable à lui : les mouvemens ,
les beſoins , les defirs , les facultés lui paroiffent
les mêmes ; un troisième
quatrième individu lui fourniffent les mêmes
obfervations ; il eft bientôt embaraffé
du nombre des individus , & de quelques
différences dans la figure , dans la
taille &c. Il néglige ces différences , &
les réunit par les qualités correfpondantes
fous le feul nom d'homme.
un
Les animaux s'offrent à fes obfervations
: il s'apperçoit des différences plus
Fij
124 MERCURE DE FRANCE.
A
grandes ; mais il y a auffi un fonds de
qualités communes : il étend fa premiere
idée & laiffant à part pour quelque temps
ce qu'il a apperçu de différent , il réunit
les hommes & les bêtes fous la dénomination
commune d'animal : ainfi d'abftraction
en abftraction , il généralife fes
idées jufqu'à ce qu'il eft parvenu à celle
qui renferme tout ce qui exifte & tout
ce qui peut exifter fous le nom d'Etre.
Par cette marche hardie le principe qui
penfe en moi ſe déguiſe fa foibleffe , &
croit avoir étendu fon exiſtence jufqu'à
l'infini . Cependant qu'a -t- il fait autre chofe
, qu'appliquer l'idée de l'unité à la
fomme générale en fupprimant les différences
? Nous voyons , par cette analyſe
de M. l'Abbé Seguy , que les idées générales
ne font que l'effet de l'attention
que nous donnons aux qualités communes
qui font la bafe de tous les objets exclufivement
à toute autre , foit accidentelle
, fot principale.
Cette opération du principe qui penfe,
quelque fimple qu'elle paroille , n'en eft
pas moins avantageufe ; elle met en jeu
routes fes facultés , elle augmente fon
activité , elle établit l'ordre & l'harmonje
dans toutes fes connoiffances ; furtout
lorſque l'esprit defcendant de ce haut
JUILLET. 1759. 125
point d'élévation où il avoit la confcience
de l'Infini , reprend toutes ces différences
qu'il avoit d'abord négligées, les compare,
les divife , les foudivife , les diftribue
en différentes claffes , établit entre elles
des degrés métaphyfiques , par leſquels il
defcend dans l'abîme de la Nature &
approche encore de l'Infini , qui l'environne
, en fuivant une route tout oppofée.
Si ce développement général eſt agréable
pour tout efprit pénétrant & méthodique
, j'oſe dire , Monfieur , que les queftions
particulières préfentent quelque
chofe de plus intéreffant. Ce n'eft pas
une fatisfaction médiocre de voir l'Auteur
raifonner avec autant de politeffe
que de fagacité vis-à-vis de Leibnitz ,
de Lock , de Malebranche , de Wolf ,
& des Auteurs de l'Encyclopédie , s'éclairer
de leurs vues , mettre à profit leurs
découvertes , faifir leurs propres lumières
pour les éclairer à ſon tour ; tantôt faire
corps avec eux pour combattre les préjugés
& les erreurs , tantôt marcher feul
lorfqu'il a découvert quelque principe plus
folide pour attaquer avec plus d'avantage
le doute & l'incrédulité. Je fuis fâché ,
Monfieur , que les bornes d'une Lettre
ne me permettent pas d'entrer dans tous
F iij
126 MERCURE DE FRANCE.
ces détails ; mais il fuffit de fçavoir que
les jeunes Philofophes , à qui l'Auteur a
principalement confacré fon travail , atteftent
par leurs progrès rapides le mérite
de cet ouvrage , & que les Métaphyficiens
déjà formés avouent qu'ils ont
trouvé de quoi s'inftruire dans une lecture
qu'ils n'avoient entreprife que par curiofité.
Je finis par une eſpèce de paradoxe
qui fuit de l'idée par laquelle j'ai commencé
cette Lettre ; pour être auffi avancé
que les Métaphyficiens qui nous ont
précédés , il faut avoir été beaucoup plus
loin qu'eux fur toutes les parties ; & l'on
eft bien en deça du terme qui les a arrêtés
, fi l'on n'a pas parcouru beaucoup
d'eſpace au - delà. Voilà ce que nos Métaphyficiens
modernes auront beaucoup
de peine à fe perſuader.
J'ai l'honneur d'être & c.
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Libraire , rue S. Jacques , près de la Fontaine
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JUILLET. 1739. 127
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leurs fubftantifs. Ouvrage utile aux Poëtes,
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Fiv
28 MERCURE DE FRANCE.
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des Corps , fur la feule loi de leurs
mouvemens auffi durables que le temps ,
fur les Efprits créés naturellement defi
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JUILLET. 1759 . 129
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le plan du Poëme. Par M. Olivier de
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METAPHYSICA ad ufum Schola accommodata
; Autore Antonio Seguy , facræ
Facultatis Parifienfis Licentio Theologo ,
atque in Studii Parifienfis Univerfitate
Philofophiæ Profeffore , docente in Collegio
Marchiano. Tomi duo in 12.°Parifiis
apud Viduam Bordelet, viâ Jacobeâ , fub.
figno S. Ignatii ; Paulum - Dionyfium
Brocas, ibid. & Dionyfium-Joannem Aumont
, in Plateâ Collegii Mazarini , fub
figno S. Monica.
ARTICLE III.
SCIENCES ET BELLES- LETTRES
ECONOMIE POLITIQUE.
MÉMOIRE fur les opérations Economiques
faites dans le Digefteur de Papin,
par Meffieurs de la Société Littéraire
de Clermont en Auvergne.
Ce n'
E n'eft point une découverte que
mous annonçons au Public , ce n'eft pas
JUILLET. 1759 . 131
un ſyſtème nouveau & particulier à notre
Société , ce n'eft pas non plus une opération
inutile & dont tout le mérite foit
reftraint à faire honneur à l'imagination
de celui qui l'a mife en oeuvre.
Les travaux de notre Société ayant
pour but principal , le bien public , nous
nous appliquons non feulement aux Sciences
& aux Arts à la perfection de l'agriculture
& du commerce , mais encore ,
à tout ce qui peut procurer l'aifance à
nos Concitoyens , le foulagement aux
miférables.
Ceft dans le deffein de remplir une
partie de ces engagemens , & par la fuite
des projets oeconomiques qui lui font propres
, que M. Queriault , notre ancien
Sécretaire , propofa le 12 Octobre 1758 ,
à une affemblée extraordinaire de notre
Société , un moyen de pourvoir à peu de
frais à la fubfiftance des pauvres.
Il dit après Meffieurs Papin , Nollet
& Folinière qu'on pouvoit facilement ,
dans la machine connue ſous le nom de
Digeſteur de Papin , faire avec des os ,
matière de pur rebut pour l'ordinaire , &
une dépenfe d'ailleurs très-modique , une
quantité de bouillons & de gelées fuffifantes
pour la nourriture d'un grand nombre
de pauvres ; & paffant de cet avanta
F vj
132 MERCURE DE FRANCE.
ge particulier, au bien général , que produiroit
cette opération ; il ajouta , que
vû la quantité immenfe des os qui ſe
perdent dans les grandes villes , on pourroit
en faire des tablettes , qu'il feroit facile
de conferver , & qu'on tranfporteroit
au befoin dans toutes les parties où
leur reffource feroit néceffaire.
Nous nous appliquâmes dès - lors à mertre
én pratique les vues théoriques de notre
Académicien , & pour ne pas paroître
vouloir enlever à d'autres les louanges
& l'eftime qui leur font dues pour les
tentatives qu'ils ont faites dans le même
genre , nous avouons avec fincérité , que
nous fumes inftruits par M. l'Abbé Nollet,
des premiers effais de M. Marefcot Chanoine
de l'Eglife de Rouen ; nous nous
adreffâmes à lui tant pour fçavoir la manière
dont il opéroit , que pour nous
informer des raifons qui l'avoient engagé
à difcontinuer fes opérations & a
n'en point faire part au Public.
La générofité de M. Marefcot , le porta
à nous envoyer non feulement an
précis de fes opérations , mais encore fon
Digefteur qu'il nous a enfuite cédé.
Nous avons appris depuis par une Lettre
de M. Voegeon Membre de l'Académie
de Rouen , que c'étoit lui qui en
JUILLET. 1759. 133
1753 , avoit fait l'eflai des bouillons d'os
& qu'il avoit engagé M. Marefcot , alors
Curé à fe prêter à cette opération en faveur
des pauvres de fa Paroife.
Cependant ces premiers effais n'avoient
eu aucune fuite , on n'avoit point cu
l'idée des tablettes, le filence qui a rég é,
jufqu'à cette heure fur cette partie en eft
une preuve fuffifante.
Lorfque par des expériences réitérées ,
nous avons été convaincus & de la folidité
de la théorie , & des grands avantages
de l'exécution , nous avons cru que
de pareilles obfervations étoient dignes
de fixer l'attention des Miniftres , elles
leur ont été communiquées & l'approbation
dont le Minitre a honoré nos travaux
en excitant notre reconnoiffance ,
nous a fait redoubler nos efforts.
Enhardi par cette première démarche
& plus encore par les fuccès de nos
opérations tant fur les bouillons que fur
les tablettes , nous nous fommes enfin
déterminé à les annoncer au Public & à
exciter tous nos compatriotes à profiter
d'un ufage oeconomique dont l'utilité nous
a paru démontrée.
Nous avourons avec confiance que les
bouillons & gelées d'os préparés dans le
Digefteur , & plus encore les tablettes
134 MERCURE DE FRANCE.
qui en feront extraites peuvent être employées
avec fuccès & une dépenſe trèsmodique
, à la fubfiftance des pauvres ,
tant dans les villes que dans fes campagnes
les plus éloignées , au foulagement
des malades & même à des ufages
bien plus étendus foit pour les Armées
foit pour la Marine.
Nos expériences ne nous permettent
point d'en douter , & M. de Baillanvilfers
Intendant de cette Province , qui
nous a lui- même aidés & encouragés dans
nos opérations a été témoin de la facilité
avec laquelle nous avons fourni prefque
fubitement la foupe à un nombre
très- confidérable d'Ouvriers au moyen
des tablettes extraites par M. Ozi notre
affocié , qui s'eft chargé de cette manipulation,
Quant à la modicité du prix , une pinte
de bouillon ne reviendra pas à fix deniers.
La manipulation des tablettes exigeant
plus de foin & un pea plus de dépenfe ,
leur prix augmentera à proportion , de
manière cependant que fur cette grande
quantité la différence deviendroit trèspeu
confidérable.
Pourroit on ne pas adopter un ufage
qui à fi peu de frais rendra de fi grands
fervices à l'humanité 2
man
JUILLET. 1759. 135
La feule vue du bien public a engagé
notre Société Littéraire à tenter les opérations
fur le Digefteur ; ce même motif
la portée à les rendre publiques, & quoique
par cette démarche elle croie avoir
fatisfait à fes. devoirs , elle continuera
toujours avec le même zèle à s'occuper du
foin de leur perfection.
HYDRAULIQUE.
EXTRAIT du Mémoire de M. Deparcieux
lû dans la dernière Affemblée publique
de l'Académie des Sciences , fur la
pofition des aubes des roues mues par
le courant des grandes rivieres , comme:
des Moulins far bateaux , des Moulins
pendans ; des Pompes du Pont Notre-
Dame , de la Samaritaine & c.
ON fent affez que le fujet de ce Mémoire
doit être des plus intéreffant pour
l'Architecture Hydraulique , à laquelle
cet Académicien s'applique particulièrement.
M. D. fit voir, par le raiſonnement,
par les expériences qu'il a rapportées ,
que les aubes en prolongement de rayon ,
qu'on a cru jufqu'à préfent être les plus
&
136 MERCURE DE FRANCE.
1
avantageufes , le font beaucoup moins
que les aubes inclinées aux rayons ; mais
cette inclinaifon n'eft pas la même pour
tous les courans ; elle doit être plus ou
moins grande , dans les courans de vireffe
différente , fuivant que la roue aura plus
ou moins d'aubes , & qu'elle fera plus
ou moins plongée dans le courant ; &
encore fuivant que le diamettre de la
roue fera plus ou moins grand.
La roue dont M. D. s'eft fervi pour
faire fes expériences étoit exposée aux
yeux de l'Affemblée , elle eft telle que
les aubes font attachées en charniere
par leur extrémité extérieure , afin que
le diamettre de la roue refte toujours
le même , foit qu'on incline les aubes ,
foit qu'on les difpofe en prolongement
de ravon. Ces a bes fe meuvent toutes
à la fois , & on peut leur donner telle
inclinaifon qu'on veut ; l'arbre de la roue
fert de treuil pour enlever des poids plus
ou moins lourds , fuivant l'expérience
qu'on veut faire , & felon que le courant
eft plus ou moins rapide ; & on juge
du plus d'avantage par le plus de viteſſe
que la roue prend par une pofition d'aubes
que par une autre, le treuil reftant
chargé du même poids pour toutes les pofitions
qu'on juge à propos de donner aux
aubes.
JUILLET. 1959: 137
M. D. ne donne pas les réſultats des
expériences qu'il a rapportées comme pouvant
fervir de régle en aucun cas , il ne
les donne que pour faire voir que l'expérience
eft d'accord avec fon raifonnement,
& pour avertir , en attendant qu'on
faffe les expériences plus en grand , qu'il
y a beaucoup à gagner à incliner les aubes
aux rayons , ou bien de les appliquer
contre les rayons mêmes , comme elles
le font à toutes ces fortes de roues ; &
juſqu'à ce qu'on donne des régles fures
pour tous les cas , fondées fur des expériences
faites avec foin , M. D. exhorte
ceux qui ont des machines à établir dans
le courant de quelque grande riviere ,
à faire eux-mêmes les expériences le plus
en grand qu'ils pourront , pour connoître
F'inclinaifon qui conviendra le mieux au
courant de leur riviere.
M. D. a encore raporté deux expériences
affez importantes pour le Sujet , puifqu'elles
font connoître deux erreurs dans
lefquelles on étoit ; l'une , eft qu'on a
toujours cru que le plus grand effort de
l'eau contre les aubes d'une roue , difpofces
en prolongement de rayon , étoit
dans l'inftant où une aube eft d'aplomb ,
ou perpendiculaire au curant ; l'expé
rience prouve le contraire.
138 MERCURE DE FRANCE.
La roue étant réduite à fix aubes , difpofées
en rayon , & étant plongées de
la moitié du rayon , M. D. a augmenté
le poids que le treuil enlevoit , jufqu'à ce
que la roue ait ceffé de tourner ne pouvant
plus l'enlever, elle s'eſt arrêtée ayant
deux aubes également plongées ou à- peuprès.
Si M. D. menoit la roue avec la
main , pour mettre une aube perpendi
laire au courant , le poids la ramenoit à
fa première fituation dès que la main
la quittoit , ce qui prouve que l'inſtant
où une aube eft perpendiculaire au courant
, n'eft pas celui où la roue reçoit le
plus grand effort , car fi c'étoit celui -là ,
l'aube auroit paffé outre quand elle étoit
d'aplomb , ou la roue ne fe feroit point
arrêtée dans une autre fituation ; l'autre
expérience , dont nous ne ferons aucun
détail , prouve de la manière la plus convaincante
, que quand une roue à plufieurs
aubes plongées à la fois dans le
courant , celles d'aval reçoivent toujours
quelqu'effort de la part du courant , quoique
celle d'amon paroiffent devoir en
intercepter toute l'action , d'où l'on pou--
voit conclure , ce que l'expérience a encore
confirmé , qu'une roue à douze
aubes , autant plongée dans le courant
qu'une roue à fix aubes , ( les aubes étant
JUILLET. 1759. 139
égales , ) reçoit un plus grand effort que
celle à fix aubes. Tout cela avoit d'autant
plus befoin d'être prouvé par l'expérience
que le contraire étoit écrit & paffoit pour
démontré.
On peut juger par cet extrait de la précifion
des expériences de M. D. pour les
machines en général qui font dans le
courant des grandes rivieres , & en particulier
de l'avantage qu'on en peut retirer
pour les Pompes de la Samaritaine
& du Pont Notre- Dame pour leur faire
élever plus d'eau qu'elles ne font , dont
Paris a grand befoin , comme on peut le
conclure du nombre confidérable de chatettes
qui vont chercher l'eau à la riviere
, avec des tonneaux , pour l'aller
vendre dans les fauxbourg & quartiers:
éloignés.
Ce Mémoire n'eft proprement qu'une
fuite d'un autre fur la même matière ,
que M. D. lut à l'Affemblée publique de
Pâques 1753 on en peut voir l'extrait
dans le fecond volume du Mercure de
Juin de ladite année .
140 MERCURE DE FRANCE .
ASTRONOMIE.
SUITE de l'apparition de la Comète
de 1758 & 1682 , dont il eft parlé
à la page 181 du fecond Mercure d'Avril.
Par M. LE MONNIER , de
l'Académie des Sciences.
LE temps du paffage de la Comète
par fon périhélie , fur lequel étoit fondée
l'éphémeride dont on a donné un abrégé
pour lors , a été fuppofé le 10 Mars ;
mais des Obfervations plus exactes l'ont
enfin conftaté plus exactement le 13
Mai à quatre heures du foir. Il faut en
diftinguer la première apparition vers
Nocl de l'année 1758. Le pèrihélie eft
l'inftant auquel cette Comète a paffé le
plus près du Soleil , & non pas celui de
la première apparition , qui a précédé
d'environ deux mois fa conjonction au
Soleil , ou fa diftance périhélie. Enfin la
Comète a paru le premier Mai vers le
Sud, prefqu'auffi groffe que l'étoile Sirius
de la gueule du grand chien.
Cette Comète defcend , comme l'on
fçait , depuis très longtemps entre les
orbites de Mercure & de Vénus. Newton, /
-
JUILLET. 1759 : 141
page
d'après le calcul de Halley , dit à la
524 ( de la dern. édit. du Liv. des Principes
Philofophiques ) qu'en 1607 elle a
deſcendu preſqu'à la moitié de la diftance
qui fe trouve entre la terre & le
foleil ; fçavoir , 58 parties , dont le
rayon de l'orbe annuel eft 100 , & en
1682 de 58. Il dit encore que fi fa révolution
n'étoit que de 75 ans , temps
écoulé entre les deux apparitions dont il
parle , le grand axe de fon ellipfe feroit
à l'axe de l'orbite de la terre , environ
comme 200 à 10 , & non pas à l'unité *,
ou plus exactement comme 17 à 1 : ce
qui donne le rapport du grand axe au
petit axe comme 178 à 46 .
Ainfi l'on voit que Saturne étant éloigné
du Soleil d'environ dix fois la diſtance
qu'il y a de la terre au foleil , cette Comète
doit l'être bien davantage dans fon
aphélie , & que cette distance s'accroît
jufqu'à 35 fois.
Voilà les dimenfions connues de l'orbire
de cette Cométe , avant qu'Halley
eût repris ſon travail , & qu'il eût achevé
fes calculs immenfes , pour prédire plus
exactement fon mouvement apparent
dans un orbe qui n'eft plus fuppofe parabolique
, comme on l'avoit généralement
*Faute qui s'étoit gliffée dans le fecond Merc. d'Avril
142 MERCURE DE FRANCE.
adopté pour toutes les Cométes qui
avoient été obfervées : c'étoit Forbite
parabolique qu'il falloit fuppofer avant
d'en connoître la période , ce qui en
abrégeoit les longs calculs : car nul Mathématicien
n'a été juſqu'ici en état de
prédire la durée d'une période dans un
orbite elliptique , que d'après les obfervations
antérieures . Celle- ci ayant paru
employer à peu de chofe près les mêmes
intervalles de temps , fçavoir d'environ
75 ou 76 ans , l'on en a conclu la période
moyenne
, & enfuite Halley a re
cherché fi la Cométe vue en 1682 , devoit
allonger un peu fa période , & il a
prouvé qu'en effet elle reparoîtroit fur
la fin de 1758 ou le commencement de
1759.
L'événement a juftifié fa prédiction
beaucoup mieux que celle qui fe trompe
d'un mois au moins fur la différence de
la plus longue à la plus courte période.
Halley n'a pas à la vérité publié fon
analyfe , n'ayant , comme l'on fçait, qu'une
méthode d'approximation pour calcu
ler combien l'action de Jupiter devoit
allonger cette période : mais il n'y a au
cun Mathématicien connu qui ait effayé
jufqu'ici d'en publier .
Ceux qui citent un Mémoire lû à la
JUILLET. 1759. 343
rentrée publique de l'Académie , du mois
de Novembre 1758 , n'ont jamais cité
qu'un difcours fans analyfe , lequel n'a
pas même été relu ni examiné felon l'ufage
dans les féances particulières de l'Académie
on y trouve même des faits
hiftoriques aifés à réfuter.
On ne doute pas que la méthode d'ap
proximation n'ait fait dans les derniers.
temps un progrès confidérable , ou du
moins que dans un temps où M. Eller
publie fucceffivement toutes les méthodes
analytiques dont il eft l'inventeur ,
l'on ne puiffe produire au jour des calculs
d'approximation plus fatisfaifants
que n'ont fait jufqu'ici quelques Anglois
contemporains de Newton. Ce grand Phi 、
lofophe lui- même n'a pas jugé par cette
taifon devoir entrer dans des détails ; mais
il avoit tant d'adreffe , & attaquoit par
tant de moyens différens la queftion qu'il
fe propofoit de réfoudre à l'aide des méthodes
d'approximation , qu'il ne s'eft
nullement égaré ni dans la recherche du
mouvement de l'époque de la Lune , ni
dans la recherche de la figure de la Terre.
Affurément Neuwton n'a jamais réfolu
ces deux problêmes , & cependant il net
doutoit nullement que la terre n'eût la
figure qu'on lui a trouvée depuis ; &
144 MERCURE DE FRANCE.
quant à l'époque de la Lune il étoit bien
éloigné de croire que l'infuffifance de la
méthode d'approximation donnât occafion
à ceux qui n'ont pu réfoudre le même
problême en 1746 , d'attaquer la loi générale
de la gravitation , & de prétendre ,
comme cela fe divulgua pour lors ici avec
tant de chaleur , avoir renverfé le ſyſtême
Newtonien .
M. Machin avoit pourtant dès-lors réfolu
le Problême du mouvement de l'apogée
, comme me l'affura Benjamin
Robins en 1748 , étant à Londres , de
forte qu'il a bientôt fallu changer de
difcours dans ce Pays - ci .
On va faire paroître enfin ici en François
, à la fuite de fes Tables , le Traité fi
curieux de Halley , qui a pour titre :
De motu Cometarum in orbibus ellipticis.
Newton , avant que de réfoudre le fameux
Problême des Cométes , & d'en
trouver la trajectoire , s'en eft occupé
près de vingt ans , & il a même été obligé
d'en faire des obfervations pour
convaincre lui- même de la route que
les corps célestes doivent tenir.
par
fe
La Cométe de 1664 & 1665 l'occupa
fingulièrement , & il fe plaint d'y avoir
employé des machines inférieures à ce
qu'il defiroit pour cette recherche. Micrometro
JUILLET. 1759. 145
trometro , dit- il , parum affabre confeão
ufusfum. Depuis , en 1680 , lorfque la fameufe
Cométe defcendit prefque directement
fur le Soleil , & qu'elle fut apperçue
, felon lui , dans les deux branches
de fon orbite , ( les Aftronomes n'en
voulant pas convenir ) fçavoir , avant &
après le paffage par le périhélie , Newton ,
dis je , fuivit fon cours avec une attention
toute particuliere , principalement
vers la fin de fon apparition. Les manoeu
vres aftronomiques ufitées , lui parurent
dans les derniers momens trop groffières,
& il imagina un moyen différent , le feul
qui foit en ufage aujourd'hui pour fixer
irrévocablement le paffage d'une Cométe
lorfqu'elle paroît fe rallentir ; c'eſtà-
dire , en traçant fon mouvement appatent
parmi les plus petites étoiles.
left à fouhaiter que ceux qui habitent
les climats où le Ciel eft le plus ferein ,
ayent fuivi de la même maniere la Cométe
pendant le mois de Juin parmi les
étoiles du Sextant , c'eſt-à-dire , un peu
au deffous du Lion , où l'on ne doit ceffer
de l'appercevoir que vers la fin de Juillet.
1. Vol. G
146 MERCURE DE FRANCË:
LETTRE
DE M. DE L'ISLE , de l'Académie
Royale des Sciences , &c. A l'Auteur
du Mercure , fur le retour de la Comète
de 1682 , contenant les premières Obfervations
qui en ont été faites à Paris ,
avec l'explication de la méthode dont
on s'eft fervi pour la découvrir.
Lue dans l'Académie des Sciences le 5 & 9 Mai
CE
1759.
E titre , comme vous voyez , Monfieur
, n'annonce pas des prédictions vagues
du retour de cette Cométe , comme on a
été obligé de s'en contenter jufqu'ici faute
de mieux ; mais il annonce la découverte
même qui en a été faite à Paris dans
l'Obfervatoire de la Marine qui eſt à l'Hôtel
de Clugny , avec la méthode qu'on a
employée pour y réuffir & qui peut fervir
de modèle quand on aura befoin de prédire
une autre fois quelqu'autre Cométe
dont on ignoreroit le temps précis du retour
, & parconféquent l'endroit du Ciel
où il la faudroit chercher. M. Halley, premier
Auteur de la prédiction du retour
de cette Cométe de 1682 , nous avoit
JUILLET. 1759. 147
laiffés dans l'incertitude du temps précis
qu'elle devoit reparcître , quoiqu'il ait été
auffi le premier qui ait fait remarquer les
caufes générales & particulières des dérangemens
que cette Cométe pouvoit fouffrir
dans fes différentes apparitions qui en
devoient retarder où accélérer le refour :
cette incertitude du temps précis de fon
arrivée au périhélie, n'a pu être furmontée
par les Aftronomes impatiens de revoir
cette Cométe & de l'obferver , qu'en faifant
différentes fuppofitions arbitraires
du temps qu'elle pafferoit par fon périhélie
: ce qui devoit lui donner autant de dif.
férentes routes entre , lefquelles il reftoit
toujours la même incertitude de fçavoir fur
laquelle de ces routes on la devoit cher
cher pour y diriger des lunettes , fi on eût
fouhaité l'appercevoir auffi- tôt qu'elle auroit
pû paroître à la lunette longtemps
avant qu'elle ait commencé à fe rendre
viſible aux yeux fans lunette ; ce qui n'auroit
pas demandé d'art , mais qui auroit
été ſujet à pluſieurs inconvéniens .
Parmi les curieux qui fe font appliqués
avec méthode à cette recherche , l'on peut
mettre d'abord le fçavant Mathématicien
& Aftronome Hollandois M. Dirk Klin-
Kemberg, ci- devant Membre de la Société
de Gens de Lettres de Harlem , à préfent
G ij
448 MERCURE DE FRANCE.
Secrétaire du Magiftrat d'Amfterdam . Cet
habile homme , pour fe préparer au retour
de la Cométe de 1682 , s'eſt donné la
peine de calculer les principaux points de
quatorze routes différentes dans autant de
différentes fuppofitions du paffage de la
Cométe par fon périhélie , preſque de mois
en mois , entre le 19 Juin 1757 & le 15
Mai 1758. C'eft auffi à- pcu- près de la
même manière que s'y font pris Meffieurs
de la Lande & Pingré dans les calculs
qu'ils viennent de nous donner dans les
Mémoires de Trévoux du mois d'Avril
1759, première & feconde Partie , avec
cette différence que ces derniers dans leurs
fuppofitions abitraires ont pris des limites
plus refferrées & plus approchées de la détermination
de M. Clairaut, qui a fixé l'arrivée
de la Cométe en queftion vers le
milieu du mois d'Avril , avec la reſtriction
cependant qu'il pourroit bien y avoir un
mois d'incertitude à caufe des petites quantités
négligées dans les méthodes d'aproximation
dont il a été obligé de fe
fervir dans fes calculs,
Pour moi , ayant été curieux d'appercevoir
cette fameufe Cométe à fon retour
auffi - tôt qu'elle pouvoit être apperçue
par des lunettes ou télescopes
avant d'être visible à la vûe fimple , j'ai
JUILLET. 1759.
149
penfé qu'il falloit m'y prendre d'une autre
manière que je viens de dire pour fçavoir
le lieu du Ciel où je la devois chercher
ou la faire chercher par M. Meſſier
mon aide dans les Obfervations Aftronomiques
. Pour cela j'ai confidéré qu'il n'étoit
pas queftion de connoître fon lieu
dans tout fon cours , mais qu'il fuffifoit
de le fçavoir au moment qu'elle devoit
commencer à paroître , parce que l'ayant
trouvée une fois , l'on pouvoit la fuivre
par les obfervations & le calcul pendant
tout le refte de fon apparition.
Pour trouver cette Cométe dès le commencement
de fon apparition , j'ai confidéré
qu'elle ne pouvoit commencer à
paroître , tant à la vûe fimple qu'aux lunettes
, qu'un certain nombre de jours
avant de paffer par fon périhélie , lorſque
fa lumière empruntée du Soleil auroit été
affez forte pour la faire appercevoir de
la terre ; ce qui ne fe pouvoit connoître
que par l'expérience des précédentes apparitions.
Ayant confulté les obſervations ,
j'ai trouvé que dans l'année 1531 , cette
Cométe n'a commencé d'être apperçue
que 18 jours avant de paffer par fon périhélie
: l'on n'a point marqué de quelle
goffeur elle étoit alors , ni ce qui la fait
reconnoître pour une Cométe : l'on fçait
G iij
150 MERCURE DE FRANCE.
feulement que 6 jours après , fa quenë pa
roiffoit longue de 15 degrés. *
*
La Cométe de 1607 a commencé à
paroître 33 jours avant que d'arriver à
fon périhélie. Je n'ai pû apprendre quelle
étoit fa groffeur & fa figure le premier
jour qu'on l'a vue ; je fçai feulement que
trois jours après elle paroiffoit avoir une
queue fort courte ; fa tête n'étoit pas alors
bien ronde ** ; & quoique plus grande que
les étoiles de la première grandeur , elle étoit
d'une couleur pâle & foible; d'où l'on pour
roit croire que tout au plutôt cetteCométe
auroit pû paroître 35 jours avant fon paf
fage au périhélie fi on l'eût cherchée avec
des lunettes dans l'endroit du Ciel où elle
étoit ; mais les lunettes n'étoient pas en
core inventées & l'on n'attendoit pas cette
Cométe .
La Cométe de 1682 a commencé à
paroître à la vûe fimple 24 jours avant
que d'arriver à fon périhélie , & lorſqu'on
a commencé à l'appercevoir elle étoit blan
châtre & fans queue ; ainfi l'on peut conjecturer
qu'elle auroit pû paroître un mois
environ avant fon périhélie , fi on l'eût
cherchée avec des lunettes dans l'endroit
où elle étoit.
*
Appiani, Aftronomicum Cæfareum .
** Hevelii , Cofmograph. p . 871 .
JUILLET. 1759. 151
Voyant donc , fuivant ce que je viens
de dire , que la Cométe pourroit paroître
un mois environ avant de paffer par fon
périhélie ,, pour déterminer le lieu où elle
devoit commencer à paroître , quoique
j'ignoraffe le temps qu'elle devoit paffer
par fon périhélie , j'ai pensé qu'il n'y
avoit que deux fuppofitions à faire , l'une
qu'elle pouvoit commencer à paroître 35
jours avant fon périhélie , & l'autre , 25
jours feulement. L'on va voir comment je
me fuis fervi de ces deux fuppofitions
pour indiquer les lieux du Ciel où elle a
dû paroître & cela dans quelques temps
de l'année que ce fût, durant même le cours
de plufieurs années .
Suppofant donc que la Cométe puiſſe
paroître 35 jours avant que de paffer par
fon périhélie , on voit ailément que l'on
peut déterminer le lieu du Ciel où elle
doit paroître chaque jour donné : car l'orbite
réelle de la Cométe étant fuppofée
fixe dans les espaces céleftes , de même
que le point de fon périhélie , fi l'on cherche
fur cette orbite le point où la Cométe
doit fe trouver à la diftance de 35
jours de fon périhélie , avant que d'y ar
river , ce point fera auffi déterminé , &
par conféquent il n'y aura plus que la différente
fituation de la terre fur fon or-
Giv
152 MERCURE DE FRANCE.
bite qui doive faire changer le lieu apparent
de la Cométe parmi les étoiles fixes : or
le lieu de la terre fur fon orbite eſt toujours
connu pour chaque temps propofé
que ce foit. Donc l'on pourra déterminer
pour chaque jour donné le point du Ciel
où doit répondre la Cométe vûe de la
terre , dans la fuppofition que cette Cométe
foit à la diftance de 35 jours de
fon périhélie. L'on en doit dire autant de
la feconde fuppofition que la Cométe commence
à paroître 25 jours avant que de
paffer par fon périhélie .
Ayant fait les calculs néceffaires pour
connoître les longitudes & latitudes apparentes
de la Cométe pour tous les jours
de l'année , ou au moins fix fois par mois
fçavoir le 1 , 5 , 10 , 15 , 20 & 25 de chaque
mois dans chacune des deux ſuppofitions
que j'avois faites , j'en ai dreffé
la table que j'ai annoncée dans les Mémoires
de Trévoux du mois de Novembre
1757 , p . 2689. Je me fuis auffi fervi
de cette table pour marquer fur une Carte
célefte toutes ces pofitions , lefquelles
ont formé deux eſpèces d'ovales , l'une
plus grande que l'autre. La plus petite
convenoit à la fuppofition que la Cométe
ait pû commencer à paroître 35 jours avant
fon périhélie ; & la plus grande ovale , à
la fuppofition de 25 jours.
JUILLET. 1759. 153
L'on apperçoit aisément l'ufage de ces
deux ovales : car fi l'on imagine par les
points des mêmes jours , pris far ces deux
ovales , des petits arcs de cercle indéfiniment
étendus de part & d'autre , ce devoit
être fur ces arcs qu'il falloit chercher chaque
jour la Cométe ; & l'on devoit néceffairement
l'y trouver à quelque distance
que ce foit du périhélie qu'elle le fût trouvée
lorsqu'elle eut commencé à paroître ;
& même auffitôt qu'elle y eût paru , on
pouvoit reconnoître par le point de ces
arcs où elle auroit répondu , le jour qu'elle
devoit paffer par fon périhélie : la raifon
en eft évidente ; puifque fur chacun de ces
arcs it y a deux points qui répondent à
la distance du périhélie , l'un de 25 &
Pautre de 35 jours . Il devoit donc s'enfuivre
qu'en comparant ces deux points aver:
celui où la Cométe auroit paru , on pou
voit ailément juger de combien ce devoit
être plutôt ou plus tard que 25 ou 35
jours avant le périhélie , que la Cométe
auroit commencé à paroître , & par confequent
le jour quelle devoit paffer par
fon périhélie après fa première décou
Verte.
Dans tout ce que j'ai ditjufqu'ici , je ne
confidérois que le temps & le lieu de la
première apparition de notre Cométe
GY
154 MERCURE DE FRANCE.
mais j'ai vû que je pourvois encore détermi
ner par la même Carte la direction qu'elle
devoit avoir dans le commencement defon
apparition & la viteffe de fon mouvement
apparent dans l'intervalle de dix jours ;
qu'il ne falloit pour cela qu'imaginer de
tel jour qu'on auroit voulu , comme du
premier Novembre , pris fur la petite ovale
( qui répond à 35 jours avant le périhélie )
imaginer dis- je , de ce point, & par le point
de 10 jours après, ou par le point du 10 Nov.
(pris fur l'autre ovale)unarc de cercle tracé:
cet arc auroit dû montrer la direction du
mouvement apparent de la Cométe & en
mefurer la viteffe pendant ces 10 jours ,
ce qui eft évident : car fi par hafard la
Cométe eût commencé à paroître le premier
Novembre au point du Ciel marqué
fur la Carte célefte pour le premier Novembre
fur l'ovále répondante à 35 jours
avant le périhélie , ç'auroit été une marque
que 35 jours après le premier Novembre
, c'eft- à- dire les Décembre , la
Cométe auroit dû paffer par fon périhélie :
& comme 10 jours après cette première
découverte , c'est-à - dire le 10 Novembre ,
elle ne devoit plus être éloignée de fon
périhélié que de 25 jours , elle auroit donc
dû fe trouver fur le point de la plus grande
ovale qui auroit répondu au 10 No.
JUILLET. 1759. 159
*
vembre. Ainfi l'arc de cercle mené du point
du premier Novembre fur la petite ovale
au point du 16 Novembre fur la grande
ovale , auroit dû montrer le mouvement
de la Cométe , tant dans fa direction que
dans fa viteffe , dans l'intervalle des 10
jours que j'ai pris pour exemple.
Si la Cométe dans le premier jour de
fon apparition n'eût pas tombé fur l'arc
tracé pour ce jour là par les deux points
du même jour , pris fur les deux ovales ,
ç'auroit été une marque ou que les points
auroient été mal placés , ou qu'il y auroit
eu quelque changement dans le mouvement
de la Cométe depuis fa dernière
apparition ; ou enfin cela auroit på venir
de ce que ç'auroit été une nouvelle Cométe
inattendue qui fe feroit trouvée par hafard
aux environs du lieu où auroit pû paroître
la Cométe prédite par M. Halley :
fur quoi il faut remarquer 1.° Que je n'avois
pas calculé rigoureufement les pofitions
de ma table , qui ont enfuite fervi
à les marquer fur la Carte aux jours
donnés ; je ne les ai conclues en partie
que par des opérations méchaniques , qui
m'ont paru fuffifantes pour indiquer àpeu-
près les lieux du Ciel où l'on devoit
chercher la Cométe chaque jour , & non
pas pour prédire exactement ces lieux à
G vj
156 MERCURE DE FRANCE.
plufieurs minutes près ; mais je m'étois
réfervé auffi- tôt que la Cométe auroit pa
ru & auroit été obfervée exactement , de
calculer pour le temps de chaque obfervation
fa pofition exacte fuivant les élémens
de la Cométe de 1682 , afin de
reconnoître les changemens qui y feroient
arrivés depuis l'apparition de 1682 , &
dans quels élémens ces changemens feroient
arrivés..
Voilà quels ont été mes préparatifs
pour connoître le lieu du Ciel où la Cométe
prédite par M. Halley devoit commencer
à paroître , & M. Meffier , qui
m'a été donné pour aide dans les Obfervations
Aftronomiques qui fe font dans
l'Obfervatoire de la Marine à l'Hôtel de
Clugny , s'eft donné la peine dela chercher
dans les lieux marqués fur la Carte
élefte , & cela pendant plus d'une année
& demie , toutes les fois que le Ciel a été
favorable : comme il y employoit le téleſcope
Newtonien de 4 pieds de longueur
, avec lequel il avoit obfervé & fuivi
Ja petite Comète de l'année dernière , jufqu'au
2 Novembre , lorfqu'elle étoit éloignée
du Soleil de plus de deux fois & demi
la diftance qu'il y a du Soleil à la terre ,
quatre mois & demi environ après avoir
paffé fon périhélie , il efpéroit de pouvois
JUILLET. 1759. 157
appercevoir celle que l'on attendoit auflitôt
qu'elle auroit pu paroître dans l'endroit
marqué fur la Carte , & cela en promenant
le télescope dans les environs .
M. Meffier a été récompenfé de fa peine
ayant eu le bonheur de découvrir cette
Louvelle Cométe dès le 21 Janvier de la
préſente année , 48 jours avant qu'elle
arrivât à ſon périhélie , étant alors éloignée
du Soleil un peu plus que cet aſtre
n'eſt éloigné de la terre : la diſtance de la
Cométe à la terre étoit d'une fois & demi
la même diſtance du Soleil àla terre ; elle
Be paroiffoit alors que comme une lumière
extrêmement foible , également étendue
en rond autour d'un point lumineux qui
en étoit le noyau. La Cométe dans cette
première apparition , répondoit à peu- près
à l'endroit du Ciel où la Carte montroit
qu'elle devoit commencer à paroître le 2 1
Janvier. C'étoit dans la conftellation des
Poiffons , ou plus exactement dans le ventre
du précédent des deux Poiffons qui
compofent cette conftellation.
Il y avoit long- temps , comme j'ai diť
ei-devant , que M. Meffier cherchoit cette
Cométe avec le télescope , & il lui a femblé
plufieurs fois l'avoir vûe ; mais c'étoient
toujours d'autres lumières comme
des nébuleuses , qui fe trouvens en plusi
158 MERCURE DE FRANCE .
grand nombre dans cette partie du Ciel ,
que l'on n'en a obfervé jufqu'ici : mais il eſt
facile de les diftinguer des Cométes après
l'obfervation de quelques jours , lorfqu'on
ne leur apperçoit point de mouvement
propre parmi les étoiles fixes qui les environnent
& qui les compofent quelquefois.
L'on fçait outre cela combien le Ciel de
Paris eft défavantageux aux obfervations
céleftes , furtout pendant l'hyver , c'eft cẽ
qui a fait que M. Meffier n'a pu trouver
affez de beau temps pour chercher la Cométe
auffi ſouvent qu'il auroit fouhaité
ni pour la découvrir plutôt que le 21 Janvier
, comme j'ai dit. Le Ciel , qui avoit
été extraordinairement couvert pendant
les mois de Novembre & de Décembre ,
ne commença à fe bien découvrir que le
21 Janvier. La journée fut très - belle , fans
nuages , de même que le foir . M. Meffier
en profita , & auffi- tôt que les étoiles pârent
paroître après le coucher du Soleil ,
il
parcourut avec fon télescope de 4 pieds
& demi les environs du Ciel où la Carte
marquoit que la Cométe devoit le trouver
, & après bien de la peine , il y reconnut
vers 7 heures du foir une lumière fem
blable à celle de la Cométe qu'il avoit
obfervée l'année dernière en Août , Septembre
& Octobre , jufqu'au commence,
1 :4
JUILLET. 1759. 159
ment de Novembre. Il deffina d'abord la
configuration que faifoit cette nouvelle
lumière avec les étoiles voisines , pour examiner
le lendemain fi elle auroit changé
de place. Cette lumière lui parut affez
étendue ; elle avoit à fon centre un noyau
ou une lumière beaucoup plus vive , ce qui
ne décidoit pas fi c'étoit une Cométe ou
non , y en ayant des nébuleufes au milieu
defquelles il y a de même une lumière plus
forte mais ce qui ne fe put pas décider
ce jour- là , le fut le lendemain 22 Janvier
à pareille heure , où il reconnut que la
lumière qu'il avoit commencé d'appercevoir
la veille , avoit bien fenfiblement
changé de place , fans qu'elle ait paru différente
de ce qu'elle étoit la veille : il put
auffi dès ce fecond jour obferver la fituation
du noyau de la Cométe avec une
petite étoile qui ne fe trouve pas dans le
catalogue ni fur les Cartes de Flamfteed ,
mais qui n'eft pas éloignée de l'étoile de
ces Cartes. M. Meffier eut beaucoup de
peine à déterminer la fituation de la Cométe
avec cette petite étoile , parce qu'il
falloit éclairer les fils du micromètre , dont
il fe fervoit , & que la moindre lumière
d'une bougie allumée faifoit difparoître
celle de la Cométe & de l'étoile qui étoit
extrêmement petite,
л
160 MERCURE DE FRANCE.
Toute la nuit du 22 au 23. Janvier con
tinua d'être belle & le Cict ferein , de
même que tout le jour du 23 , ce qui procura
à M. Meffier de revoir encore la Comète
pour la troifième fois le 23 au foir
vers 6 heures & demi : fon apparence étoit
la même que les deux jours précédens , fans
avoir augmenté de lumière. La Cométe
put être comparée ce foir là avec deux
étoiles , dont l'une eft du catalogue de
Flamsteed .
Le 24 Janvier au foir , le brouillard &
les vapeurs ne laifferent voir qu'avec peine
la Cométe au travers des nuages rares
dont le Ciel étoit couvert : il ne parut
rien de changé dans fa figure ; tout ce que
M. Meffier put faire pour marquer la fituation
, fut d'oblerver les différences d'azimuts
& de hauteur avec les deux étoiles
du Pégaze nommées Algenib & Markab.
Le 25 Janvier au foir , le Ciel ayant été
par intervalles plus découvert que la veille,
M. Meffier trouva la Comète augmentée
en lumière & fon noyau plus brillant
mais il n'y apperçut point encore de
queue. Suivant les calculs que l'on fit enfuite
, la Comète étoit ce foir éloignée de
fon périliélie de 44 jours . Elle parut ce foir
haute de 25 dégrés au- deffus de l'horifon ;
elle n'étoit alors entourée que de trèsJUILLET.
1759. 161
petites étoiles qui ne font point dans les
catalogues ni fur les Cartes de Flamsteed ,
avec quelques - unes deſquelles cependant
M. Meffier compara la Cométe. La Cométe
étoit affez visible pour être apperçue
ce foir-là avec une lanette ordinaire de
deux pieds , & même avec une autre d'un
pied feulement. Ce fut ce même foir que
je la vis moi- même pour la première fois ,
ayant laiffé le foin à M. Meffier de l'obferver
les jours précédens . La Cométe fe
voyoit encore par le télescope de 4 pieds
& demi à 7 heures 40 minutes , à la hauteur
de 13 dégrés un tiers.
Le 26 au foir , le Ciel couvert empêcha.
de voir la Cométe ; mais le 27 on put la
revoir un peu après 6 heures , à la hauteur
de 25 dégrés & demi , malgré quelques
vapeurs. On put auffi la comparer avec
deux étoiles , dont l'une eft marquée dans
le catalogue & fur les Cartes célestes de
Flamſteed . Les vapeurs de l'air au travers
defquelles la Cométe paroiffoit , empêchèrent
d'en eftimer l'augmentation de grandeur
ou de lumière.
Le 28 Janvier au foir , le Ciel fut affez
ferein , & la Comète parut à la hauteur de
26 dégrés 33 minutes ; mais un feu d'artifice
que l'on avoit tiré à l'Hôtel de Condé,
avoit tellement obſcurci l'air , M. , que
162 MERCURE DE FRANCE.
Meffier ne put juger de fa figure ni de fort
éclat : il put cependant la comparer avec
quelques étoiles , de même que les jours
précédens.
Le 29 & le 30 au foir , le Ciel a été trop
couvert pour laiffer appercevoir la Comète
; mais le 31 le Ciel s'étant un peu
éclairci , la Cométe parut dans quelques
intervalles de nuages rares , non pas affez
pour juger de fon augmentation ; mais
cependant affez pour la pouvoir comparer
avec deux étoiles , qui ne font point dans
le catalogue ni fur les Cartes de Flamſteed ,
mais qui étoient peu éloignées de l'étoile K
de la cinquieme grandeur de la conftellation
des Poiffons.
Le Février au foir , le Ciel étant devenu
parfaitement ferein , à 6 heures 45
minutes la Cométe commença à paroître
malgré la force du crépufcule & la lumière
de la Lune qui n'en étoit pas fort
éloignée ; la Cométe étoit alors élevée de
24 degrés 38 minutes . Cette circonſtance
n'empêcha pas de la comparer avec plufieurs
étoiles , dont une eft du Catalogue
de Flamsteed & marquée fur fes Cartes .
La pureté de l'air engagea M. Meffier ce
foir à mefurer le diamètre de la chevelure
de la Cométe avec le micromètre adapté
au télescope de 4 pieds & demi dont il
JUILLET. 1759. 165
fe fervoir , il le trouva de deux minutes un
quart ; il détermina auffi la groffeur du
noyau qui lui parut de 20 ſecondes , l'ayant
comparé avec l'épaiffeur d'un des fils du
micromètre qu'il mefura enfuite en parties
du micromètre. Le crépuscule étoit alors
d'une force à favorifer cette meſure .
Le 2 Février au foir les nuées empêchè .
rent de voir la Cométe , mais le 3 vers 7
heures le Ciel étant devenu affez ferein ,
la Cométe parut quoique foible à cauſe
du voifinage de l'horizon & de la Lune :
on put cependant la comparer encore ce
foir avec une petite étoile du Catalogue
de Flamsteed , qui eft la même avec laquelle
la Cométe a été comparée le premier
de ce mois.
Le 4 Février au foir , on fut auffi incommodé
de même que la veille par le
voifinage de la Cométe à l'horizon & la
grande lumière de la Lune : elle parut cependant
à la hauteur d'environ 16 degrés ;
mais trop foiblement pour pouvoir juger
de l'augmentation de fon éclat , on peut
cependant encore la comparer avec une
étoile du catalogue de Flamsteed quoiqu'avec
quelque incertitude à caufe des circonftances
que l'on vient de rapporter.
Depuis le 4 Février juſqu'au 11 , il fut
abfolument impoffible d'obferver, ni même
164 MERCURE DE FRANCE.
d'appercevoir la Cométe à caufe des nuages
dont cette partie du Ciel a été offuſquée
dans le temps que la Cométe devoit paroître
; mais ce dernier jour 11 Février, le
Ciel qui avoit été ferein pendant la journée
, ayant continué de l'être le foir , l'on
commença à revoir la Cométe un peu
après 6 heures un quart lorfquelle n'étoit
haute que de 10 degrés : elle ne parut pas
eependant affez diftinctement pour laiffer
juger de fon accroiffement. L'on fut enfuite.
incommodé par la hauteur des cheminées
des maifons qui bornoient l'horizon de
l'Obfervatoire de la Marine de ce côté là ,
ce qui empêcha de comparer la Cométe
avec les étoiles qui paroiffoient autour
d'elle avec le télescope de 4 pieds & demi ;
tout ce que l'on put faire fut de deffiner
la configuration de ces étoiles avec la
Cométe tant avec le télescope fufdit qu'avec
la petite lunette de 2 pieds , qui étoit
attachée au- deffus du télescope dans une
fituation parallele .
Le 12 Février, le Ciel qui avoit été couvert
une grande partie du jour , s'éclaircit
un peu le foir ; mais les vapeurs de l'horizon
dans lesquelles la Cométe fe trou
voit , empêchèrent de la comparer exactement
avec les étoiles voifines . La Cométe
même ne parut que pendant quelques miJUILLET.
1759. 165
nutes ayant été bientôt cachée par les cheminées
des maifons qui bornoient l'horizon
de ce côté là.
Le 13 Février , le Ciel fut entièrement
couvert toute la journée.
Le 14 au foir , le Ciel étant ferein , la
Cométe n'a pû être apperçue que près de
l'horifon à la hauteur de 6 degrés dans
cette fituation elle ne put être fuivie que
pendant quelques minutes s'étant bientôt
cachée fous des objets terreftres trop élevés
fur l'horifon dont on n'avoit pas pû
fe garantir on put cependant , dans le
court intervalle de temps qu'elle parut ,
oblerver à la hâte fa diſtance à l'égard d'une
petite étoile du catalogue de Flamsteed ;
ce fut la grande lumière du crépuscule qui
empêcha de découvrir la Cométe plutôt
que je ne viens de dire.
Le is M. Meffier ayant fait tranſporter
fon télescope Newtonien de 4 pieds
& demi dans le Jardin qui eft au-deffus
des bains de Julien l'Apoftat , appellé le
Palais des Thermes , qui eft de la dépendance
de l'Obfervatoire de la Marine ,
ayant vû qu'il pouvoit avoir fur ce Jardin
l'horizon plus libre que dans le petit Obfervatoire
dont je viens de parler , il y
chercha la Cométe ; mais quoique le Ciel
fut aſſez beau ce ſoir , l'horizon ſe trouva
486 MERCURE DE FRANCE.
trop chargé de vapeurs pour la laiffer appercevoir.
:
Il en arriva de même le 17 Février au
foir ; on ne put revoir la Cométe à cauſe
du grand crépuscule qui l'accompagna jufqu'auprès
de fon coucher ; de forte que
ça été le 14 Février au foir que la Cométe.
a été vûe pour la dernière fois quoiqu'elle
auroit pû être encore vifible auprès de
l'horifon les trois jours fuivans fans les
empêchemens dont on a parlé.
Le détail des obfervations que je viens
de rapporter est tiré du Journal de ces obſervations
, qui a été préſenté à l'Acadé
mie des Sciences par M. Meffier le 7 Avril
& qui a été paraphé par M. de Fouchy
Secréraire perpétuel de cette Académie .
·· Après que la Cométe eut ceffé d'être
vifible le foir en entrant dans les rayons
du Soleil , nous avons examiné la route
apparente qu'elle avoit tenue fuivant nos
plus exactes obfervations , ce qui nous fervit
à déterminer le temps & le lieu du
Ciel où elle devoit reparoître le matin à
la fortie des rayons du Soleil . Nous employâmes
pour cela une méthode fort
Gimple , qui m'eft particulière pour déterminer
le temps du périhélie , nous trou
vâmes que ce devoit être le 10 Mars vers
4 heures du foir, 48 jours après la première
JUILLET. 1759; 167
découverte de cette Cométe qui s'étoit
faite comme j'ai dit ci- devant le 21 Janvier
au foir. La méthode dont nous nous
fommes fervis pour déterminer le temps
du périhélie n'employe qu'une feule obfervation
de longitude & de latitude parce
que l'on fuppofe les autres élémens de
la théorie de cette Cométe connus d'ailleurs
nous les avons fuppofés précisément
les mêmes qu'en 1682. Mais comme nous
avions obfervé la fituation de la Cométe
affez exactement plufieurs jours différens ;
nous avons voulu effayer ce que donnoient
ces différentes obfervations pour connoître
jufqu'à quelle précision on pouvoit déterminer
le temps du périhélie par chacune.
En faifant ces calculs fur 8 obfervations
choifies entre le 22 Janvier & le 4
Février , nous avons été furpris de trouver
conftamment que les réfultats des premières
obfervations donnoient le temps
du périhélie toujours un peu plutôt que
les poftérieures ; ce qui nous a paru indiquer
que le mouvement vrai de cette Cométe
fur fon orbite auprès du périhélie
n'étoit pas précisément le même que celui
de la Cométe de 1682 ; mais qu'il étoit
un peu plus retardé en s'approchant du .
Soleil ; ou bien
que le lieu du périhélie
168 MERCURE DE FRANCE .
étoit moins avancé qu'en 1683 , parcé
que cette Cométe cft rétrogradée .
Nayant rien voulu décider ſur cela, nous
avons pris un milieu entre ce que nous
donnoient ces 8 obfervations en fixant
le temps du périhélie comme j'ai dit cidevant
au 10 Marsà 4 heures du foir , nous
réfervant après la difparition entière de la
Cométe & après avoir recueilli & comparé
toutes les obfervations qui s'en pourront
faire tant à l'Obfervatoire de la Marine
qu'ailleurs , nous réfervant , dis - je , de
rechercher la caufe des différences que je
'viens de rapporter dans le temps du périhélie
par nos feules obfervations , & d'examiner
fi le rallentiffement du mouvement
de la Cométe dans ce temps - là n'auroit
pas été caufé par l'action de la planète de
Vénus , dont la Cométe s'eft fort approchée
dans le temps de nos obfervations .
Ayant déterminé à peu- près , comme je
viens de dire , le temps du périhélie de
cette nouvelle Cométe par nos premières
obfervations faites avant le périhélie , il
nous a été aifé de calculer le refte du cours
de cette Cométe en fuppofant qu'elle ait
eu les autres élémens de celle de 1682 .
C'eft fur ces calculs que nous avons tracé
la route que cette Cométe devoit tenir
dans le refte de fon apparition, lorfqu'après
JUILLET. 1759." 169
fa fortie des rayons du Soleil elle pourroit
reparoître le matin : c'eſt cette route marquée
fur un planifphère céleste que nous
avons eu l'honneur de préfenter au Roi ,
avec ſon explication . Nous avons auſſi
tracé cette route fur une autre grande
Carte pour nous conduire dans la recherche
de cette Cométe , auffitôt qu'elle auroit
pû reparoître à fa fortie des rayons du
Soleil ; mais malheureuſement le Čiel qui
› a été couvert pendant prefque tout le mois
de Mars , ne s'eft découvert que le dernier
jour , ce qui ne nous a permis de revoir
cette Cométe après fa fortie des rayons du
Soleil , que le premier Avril , un peu avant
4 heures du matin , haute d'environ 2 degrés
fur l'horizon. Cette Cométe fut trouvée
d'abord avec le même télescope avec
lequel on avoit commencé à la découvrir
en Janvier & Février : elle paroiffoit alors
bien plus groffe & plus lumineufe qu'elle
n'avoit été vue au milieu de Février , auffi
n'avoit-elle paffé fon périhélie que depuis
15 à 16 jours : or l'on fçait que les Cométes
font beaucoup plus lumineufes après le
périhélie , qu'à même diftance avant le
périhélie.Outre cela , la Cométe après avoir
paffé fon périhélie , étoit une fois plus près
de la terre qu'elle n'en étoit le 14 Février,
lorfqu'on avoit ceffé de la voir le foir.
I. Vol. H
170 MERCURE DE FRANCE.
Quand l'on commença à revoir cette
Cométe le premier Avril , elle avoit une
queuë fort fenfible dont on ne put eftimer
toute la longueur à caufe du crépuscule
naiffant dans lequel elle paroiffoit , & qui
ne tarda pas à devenir confidérable : on
trouva la queue au moins d'un demi degré
d'étendue dans fa partie la plus lumineule ,
ce que l'on eftima par le champ du téleſcope,
qui occupe cette étendue , & que la queuë.
de la Cométe rempliffoit entièrement,
Le noyau étoit confidérable fans être terminé
, & excédoit en apparence les étoiles
de la premiere grandeur ; la couleur étoit
pâle , & reflembloit affez à celle de Vénus :
la queue , dans la partie qui enveloppoit
le noyau & qui alloit enfuite en diminuant,
avoit des couleurs rouges , & ces couleurs
étoient plus fenfibles vers les parties les
plus lumineufes de la queue. Le crépuscule
du matin , qui ne tarda pas à fe fortifier ,
fir bientôt difparoître ces apparences , &
enfuite la Cométe ; non pas cependant
fans avoir pu l'appercevoir à la vue fimple,
lorfqu'elle fut un peu dégagée des vapeurs
de l'horifon : dans ce court intervalle de
temps , l'on ne put preſque confidérer que
la figure de la Cométe avec le télescope :
l'on eut cependant encore le lotfir de com
parer la Cométe avec une étoile fixe qui
JUILLET. 1799. 171
# 1
ou étoit
précédo't la Cométe de 1 ' 17'
orientale au noyau de 19 ′ 45 ″ de degré
du parallèle , la Cométe fut auſſi eſtimée
méridionale à cette étoile d'environ 45
minutes de degré par le moyen du micromètre
placé dans le téletcope , mais cette
diftance prife à la hâre ne put être eftimée
qu'en gros , parce qu'elle égaloit l'étendue
du champ de la lunette . L'on n'a pas cependant
voulu omettre toutes ces circonſtances
, qui pouvoient ſervir à déterminer
à- peu-près le licu de la Cométe , le premier
jour de fon apparition , après ſa ſortie des
rayons du foleil , lorsque l'on auroit pu
reconnoître dans la fuite l'étoile avec laquelle
on l'avoit comparée .
Auffitôt que l'on eut reconnu cette
Comète au fo: tir des rayons du Soleil ,
nous jugeâmes qu'il étoit temps d'en donner
avis à quelques Aftronomes de l'Académie
, de crainte que fans cet avis ils ne
l'euffent laiffé échapper fans l'obferver ,
vû les circonftances où la Cométe fe trouvoit,&
qui devenoient de plus en plus d fficiles
: ayant jugé que les différentes routes
arbitraires fur lesquelles ils auroient pu
l'avoir cherchée , n'étoient pas fuffifantes
pour la leur faire appercevoir , à moins de
' y être conduits comme nous par quelquo
Hij
172 MERCURE DE FRANCE .
chofe de plus précis . M. Meffier alla donc
dès le même matin de la première découverte
de cette Cométe chez M. le Monnier
lui en donner avis . M.rs Pingré , de
la Lande , en furent auffi avertis de la
même manière ce même matin , lefquels
en répandirent bientôt la nouvelle à d'autres
, & leur procurèrent la fatisfaction
de trouver eux - mêmes cette Cométe le
lendemain matin 2 Avril , par un ciel
auffi favorable qu'il pouvoit l'être, ſurtout
à ceux qui avoient l'horifon bien libre. A
notre égard , nous nous étions précautionnés
pour jouir de l'avantage de voir la
Cométe auprès de l'horiſon ; nous avions
fait porter la veille nos inftrumens dans la
guérite du Collège des Jéfuites , où le Pere
de Merville , Profeffeur de Mathématiques,
fait les Obfervations *. La grande hauteur
de cette guérite procuroit un horizon bien
plus libre de tous côtés , qu'il ne l'eſt à
l'Obfervatoire de la marine.
* M. Meffier a été furpris de voir dans le rapport
qui a été fait dans la Gazette de France du
14 Avril , fur la découverte de cette Cométe , à
fa fortie des rayons du Soleil , le 1 Avril au
matin , que le Père de Merville , Profefleur de
Mathématiques , dont j'ai parlé ci- deffus , avoit
fait de concert avec lui cette première Obſervas
JUILLET. 1759. 173
Nous apperçumes auffi la Cométe le
2 Avril au matin un peu avant 4 heures ,
à la hauteur d'environ 4 degrés. Sa queuë
ne parut pas auffi fenfible ce matin qu'elle
avoit été la veille , foit que le crépuscule
fût plus confidérable ou qu'il régnât plus
de vapeurs à l'horizon , on ne put reconnoître
ſur la queuë les apparences qu'on y
avoit remarquées la veille ; on compara
dans le crépuscule le noyau de cette Cométe
avec une étoile fixe qui fe trouvoit
prefque dans fon parallele , leur différence
n'étant que de deux minutes trente- ſix ſecondes
dont la Cométe étoit méridionale
tion , comme elle appartient entièrement à M.
Meffier , le P. de Merville n'ayant vû la Comété
que le 7 à l'Obſervatoire ; voici une Lettre de ce
Ř. P. adreſſée à M. Meſſier , dans laquelle il déclare
n'avoir aucune part à cette première Obſervation
. ›› J'ai lû avec ſurpriſe dans la Gazette
» de France d'aujourd'hui , Monfieur , que le 1
» Avril au matin , nous avons obfervé de concert
» la Cométe à l'Obfervat . du Collège des Jéfuites :
» c'eſt une erreur de date contre laquelle l'exacte
»vérité m'oblige de réclamer. L'Obfervation du
» 1 Avril eſt uniquement de vous , & ce n'eſt que
» le 7 du mois que nous l'avons obſervée conjoin-
» tement , je le déclare , & vous ferez toujours le
»maître de faire tel ufage que vous jugerez à
»propos du préfent écrit.
ל כ
»Je fuis , &c. Signé MERVILLE.
» A Paris , 14 Avril 1759 :
Hiij
174 MERCURE DE FRANCE.
à l'étoile ; leur paſſage par un même cercle
horaire donna leur différence d'afcenfion
droite de 5 minutes 47 fecondes ou un
degré 26 minutes trois quarts du parallele
dont la Cométe étoit orientale à l'étoile ,
cette étoile étoit plus petite que celle avec
laque le la Cométe avoit été comparée
la velle.
Je ne rapporterai pas ici , Monfieur ,
la fuite de nos obfervations fur cette Cométe
depuis fa fortie des rayons du Soleil ,
je les ai envoyées aux Auteurs du Journal
des Sçavans , dans une de mes Lettres
du 18 Avril . Je n'ai eu deffein de publier
dans celle ci par le moyen de votre Mercure
, que l'hiftoire de nos premières obfervations
fur cette Cométe lorfqu'elle a
commencé à paroître le foir aux mois de
Janvier & de Février , jufqu'a fon entrée
dans les rayons du Soleil ; avec la méthode
que j'avois pratiquée pour la découvrir
dans le Ciel. Si dans le rapport abrégé
de nos obſervations , je n'ai pas marqué
la pofition exacte de la Cométe en longitude
& en latitude toutes les fois que
l'on a pu le déterminer ; ce n'eft que parce
que je réferve ce détail pour un traité à
part que je me propofe de publier fur
cette Cométe , après avoir fait moi - même
& recueilli des autres toutes les obfervaJUILLET.
1759. 175
tions qui s'en pourront faire jufqu'à la Sin
de fon apparition . Je joindrai à ce traité
des confidérations nouvelles fur la théorie
des Cométes en général que j'ai faites en
Ruffie , & que j'ai luës à l'Académie de
Petersbourg en 1745 , mais que cette fçavante
Société n'a pas publiées dans fes Mémoires.
Comme la préfente Cométe m'en
fournit l'occafion , je n'ai pas cru en devoir
différer plus longtemps la publication avec
l'application que l'on en peut faire à la
théorie de la préfente Cométe.
Je fuis &c.
A Paris le 10 Mai 1759 .
MEDECINE.
LETTRE de M. Hofty , à M. ***
fur la mort dufils cadet de M. de Caze .
VOUS ous voulez être inftruit , Monfieur , fur
l'accident malheureux qui a caufé la mort du fils
cadet de M. de Caze : il eft jufte de vous fatisfaire
ainfi que le Public. Je le ferai dans la plus
exacte vérité .
M. & Madame de Caze s'étant inftruits fur ce
qui regarde l'inoculation , fe font déterminés à
l'exemple de nombre d'autres peres & meres à
faire inoculer leurs deux fils , l'un âgé de huit
ans , l'autre de près de cinq : ils m'ont honoré
de leur confiance pour cette opération. Après une
H iv
176 MERCURE DE FRANCE.
conférence avec mon Confrere M. Lorry leur
Médecin ordinaire depuis quelques années , en
préfence des parens , il fut décidé que les deux
enfans étoient en état de fubir cette opération :
en conféquence j'ai étudié leur tempérament
pendant plufieurs mois : j'ai obfervé de quelle
façon fe faifoient leurs fonctions naturelles ,
& n'ayant rien remarqué qui pût me faire changer
d'avis , j'ai commencé les préparations
a la fin de Février, & après un régime de plus
de deux mois pour le choix & la quantité des
alimens , le 29 Mars à dix heures du matin , je
fis faire deux incifions à chacun des deux enfans
aux jambes j'y appliquai les fils imprégnés de
matière variolique. Les deux opérations ont été
uniformes de tout point : quarante - huit heures
après on ôta les fils. Les incifions du cadet fembloient
plus marquées ; mais le cinquième jour
elleş parurent prefque effacées , & craignant que
les premiers fils n'euffent pas produit leur effet,
je fis frotter avec un linge l'endroit des incifions ,
& je remis deux autres fils fur des plumaffeaux
qui furent appliqués fur l'ancienne plaie . J'ai vu
la même chofe conftamment pratiquée en Angleterre
, & je l'ai toujours pratiquée moi-même
en pareil cas , fachant d'ailleurs que fi les premiers
fils ont communiqué la centième partie
d'un grain de virus à la maffe du fang , une livre
de virus s'il étoit poffible de l'introduire avec
d'autres fils ne feroit aucun changement dans la
maladie qui dépend entierement de la difpofition
du Sujet inoculé , & nullement de la plus grande
ou de la moindre quantité de matiere introduite
dans le corps , comme une étincelle fuffit pour
faire fauter une mine ou un magafin de poudre ,
quelque vaftes qu'on les fuppofe. Les premieres
expériences faites fur les criminels à Londres en
JUILLET. 1759. 177
1721 , ont démontré cette vérité qui s'accorde
parfaitement avec la théorie , & perfonne ne la
contefte aujourd'hui parmi les gens inftruits . J'ai
remis de nouveaux fils à pluſieurs de mes Inoculés
, entr'autres , à M. le Comte de Giſors , à
Mademoiſelle d'Aiguillon , à Mademoiſelle de
Caftres , à M. Banion , fans remarquer d'autre
effet finon que les fymptomes répondoient exactement
pour le temps aux fils qui ont produit
leur effet. Je n'entre dans ce détail qu'à caufe des
faux bruits répandus par l'ignorance & fomentés
par la malignité , que j'avois inoculé le fils cadet
de M. de Caze cinq fois . Il ne l'a jamais été qu'unè
ſeule : j'ôtai les feconds fils le lendemain de leur
application , & je ne les ai plus renouvellés de
puis. Les incifions marquoient pea ; j'attendois
le temps des fymptomes ; aucun des deux freres
n'en eut avant le huitième jour. La fièvre prit au
cadet à la fin du huitième , à compter du jour des
premiers fils , & quelques heures après à l'aîné ,
chez qui elle augmenta par degrés jufqu'à l'éruption
; quant au cadet , la fièvre cella en moins
de 24 heures , & les autres fymptomes difparurent
: cependant la couleur & le fédiment des
urines étoient tels qu'on les obſerve chez les Inoculés
: je le fis refter au lit & à la diette jufqu'au
quatorzième jour de fon inoculation : ne voyant
alors aucune apparence d'éruption , je le pu : geai,
& je réiterai ſa médecine quelques jours après ,
lui faisant toujours obferver un régime : quelques
jours avant la maladie qui fuivit , je lui remarquai
de temps en temps le teint plombé, mais
d'ailleurs il étoit gai à ſon ordinaire. Le vingtrofième
jour de fon inoculation & le dix- huitième
, depuis les ſeconds fils ( l'aîné étant déjà convaleſcent
) la fièvre reprit au cadet avec un mal
de tête & des envies de vomir. Le vingt - quatre la
Hv
478 MERCURE DE FRANCE.
fièvre fut affez forte pendant trois ou quatre
heures . Le vingt- cinq l'éruption commença , le
mal de tête avoit cellé , & la fièvre étoit diminuée.
Pendant ces trois jours , l'enfant ne parut fouffrir
que de la fièvre & de la chaleur : l'éruption ſe fit
très- bien. La fièvre ne ceffa que trente - ſix heures
après le commencement de l'éruption : la petite
vérole avoit d'abord paru de la petite eſpèce ; mais
enfuite elle changea , les boutons devinrent pleins
& très-gros , la fuppuration commença au temps
ordinaire , & fe fit d'une manière très- heureuſe :
l'enfant ne fe plaignit que de la faim ; la defſiccation
commença le dixième jour de l'éruption fans
le moindre accident pendant les périodes de la
maladie. Toutes les croutes étoient tombées le
treizième , à l'exception de trois ou quatre boutons
aux doigts des mains & des pieds , qui ont
refté dans le même état & fans affaillement ,
même après la mort . L'enfant dormit très- bien
la nuit du treize à ſon ordinaire : il mangea une
pomme cuite à huit heures du matin , & le rendormit
à neuf : au commencement du quatorziéme
jour il devint moins gai , moins parlant , &
tomba dans l'affoupiffement , mais fans fièvre ni
autre fymptome. Comme il avoit été conſtipé
les jours précédens , je lui fis prendre le matin
deux remèdes , ils n'eurent aucun effet. L'envie
de dormir m'ayant paru trop opiniâtre pour être
naturelle , je me déterminai à lui donner un grain
d'émétique après un troifiéme lavement , qui
n'eut pas plus d'effet que les deux premiers. L'émétique
excita un vomiffement de bile cinq ou
fix fois un quatriéme lavement procura une
évacuation très - abondante , voulant profiter de
cette difpofition , j'avois mis deux grains d'émétique
dans une chopine de fa ptifanne ; l'enfant
zelta à- peu- près dans le mêine état d'affoupiffe
JUILLET. 1759. 179
ment malgré l'évacuation & le vomiſſement ,
quoique fans fièvre & fans le moindre dérangement
de raiſon ou de connoiffance . Je fis prier
M. Petit , Médecin de S. A. S. Monfeigneur le
Duc d'Orléans , de venir voir le malade ; il arriva
à ſept heures & demi du ſoir ; il le trouva avec
pleine connoiffance , parlant quand il vouloit , &
fa petite vérole paffée. Il en augura bien , vu le
temps & l'état de la petite vérole ; cependant il
approuva mon deſſein de lui appliquer les vélicacoires
aux jambes au cas que fon alſoupiſſement
continuât : je les avois déjà préparés , je les appliquai
à neuf heures , ils prirent très - bien ; l'enfant
s'éveilla plufieurs fois pendant la nuit , & fe plaignit
des jambes. La fièvre fut médiocre. Le maxin
du quinziéme jour , d'accord avec M. Petit ,
il prit une médecine qui opéra copieusement ,
moyennant deux lavemens. Nous ne vimes juſqu'alors
aucun nouveau ſymptome fàcheux. Je
continuai à provoquer les évacuations par le
moyen de l'émétique en lavage. Il furvint une
fièvre aſſez forte vers les cinq heures du foir.
M. Petit arriva vers les neuf heures ; nous fimes
appliquer un troifiéme véficatoire à la nuque du
col. La nuit fut très - orageuſe juſqu'à cinq heures
du matin , mais fans délire , tranfport , treffaillement
de tendons , ni aucun monvement convulfif:
tous les organes dans l'état naturel , les taches
de petite vérole & la couleur de la peau , ne
changerent point ; le malade eut plufieurs évacuations
copieufes de matière bilieule dans la matinée
: la poitrine n'a jamais été gênée , nile basventre
ter du . l'affoupiffement continua , &' il
mourut vers la fin du feiziéme jour de l'éruption
& le trente-neuviéme de fon inoculation . On fit
l'ouverture du corps le 7 Mai. Vous trouverez
Hvj
180 MERCURE DE FRANCE.
ci-joint, Monfieur, le rapport dreílé par M. Boyer,
Doyen de la Faculté. *.
Voila l'hiftoire exacte de la maladie du fils de
M. de Caze telle que je l'ai racontée aux Médecins
qui ont affifté à l'ouverture du corps & à
MM petit & Lorry les jours précédens . Certe
mort les a très-fort furpris auffi bien que moi :
vu qu'elle n'avoit été annoncée par aucun accident
pendant le cours d'une petite vérole très - bénigne
& de la meilleu e espéce , que les croutes
étoient tombées , qu'il n'y avoit aucun figne de
metaſtaſe , & que le temps des révolutions qui
arrivent dans une petite vérole diſcrette étoit entierement
paflé. Nous foupçonnâmes toujours
quelque accident étranger . Le Chirurgien qui
l'avoit inoculé fut frappé de la reffemblance de
fon état dans les trois derniers jours à celui de
Mylord Hy le mort douze jours après une chute
de. cheval ; il le difoit à tout moment , & même
à Madame de Caze. Mais ayant fait vainment
toutes les perquifitions poffibles auprès des alliGtans
, je me luis atten lu à être jugé d'après la
maxime dont la fauffeté évidemment connue ne
laiffe pas fouvent de régler les jugemens du Public
, Poft hoc , ergo propter hoc , & j'étois réfolu
de borner ma juftification à publier le fait
avec les circonstances , lorfque huit jours après
l'ouverture du corps de l'enfant , je reçus une
Lettre de mon confrere M. Lorry , par laquelle
il me marqoit qu'une femme demeurant
a l'Orangerie de Chaillot lui avoit appris
le jour même de l'ouverture , que le petit M. de
Caze avoit fait une chute de haut en bas de fon
lit quinze jours avant fa mort. M. Lorry n'avoit
* Ce rapport a été imprimé dans le Mercure de Juin,
JUILLET. 1759.
181
jamais vu cette femme auparavant , elle lui avoit
fort recommandé le tec´er , que les dometiques
gar foient foigneulement. Cette découverte a été
faite par un Médecin qui n'eſt nullement intéreilé
à l'inoculation ; je vous avoue que j'aime mieux
qu'il l'art faire que moi , ton témoignage ne peut
être fufpect. Sa lettre eit darée du quaro ze Mai.
Autitôt que je l'eus reçue je fis venir la Gardemalade
, & ſans lui dire le qui étoit la lettre ,
j'en commençu la lecture devant elle ; après la
premiere phrate cette fem.ne pâ'it , & s'écria :
Oh le petit traitre nous a donc trahis ! L'aîné a
donc tout dit! Vous avez donc reçu cette lettre de
Hotel ! Tout cela eft bier vrai , Monieur , mais
ce n'eft pas ma faute. Je voulois qu'on vous le dit
pour qu'on faignát l'enfant du pied & qu'on lui
doviát les vulneraires Suif.s ; mais Ṁlle Manon
( la Gouvernante ) a dit qu'elle etoit la
maitre , & qu'elle le défendoit. Au'ſitôt j'eus
l'honneur de faire part de la lettre de M. Lorry
& de la déclaration de la Garde a M. le
Duc l'Eſtitſac qui s'intéreſſe en vrai Citoyen à
Finoculation , & qui cherche à faire recueillir aux
autres le même fruit qu'il en a tiré pour Meſfeurs
fes fils ; il approuva mon deſſein de faire
conftater le fait juridiquement . Pour cet effet je
m'adreffai a M. Bertin Lieutenant Général le Police
qui m'indiqua M. le Com nitfaire Chenu
pour ouir les témoins . * M² lame la Comteile de
Gacé , qui avoit appris cette hute chez Małame
la Comtelle de Segur trois jours avant mɔi , -
en avoit écrit tout le détail a M. & Madame de
Caze à Torcy ; elle les pria d'interroger M. leur
fils & les domestiques qui avoient connoiffance
du fait. Voici ce que M. de Caze a appris de
• Voyez le Mercure de Juin , page 178,
182 MERCURE DE FRANCE.
fon fils , d'un laquais , & d'un petit jeune hom
me qui ont toujours gardé fes enfans , & qu'il
m'a remis en main propre. » Que c'eſt le jour
» de Pâques ( 15 Avril ) que M de Caze l'aîné
» fe leva pour la premiere fois , & que c'eft ce
» jour-là que fon frere étoit tombé du haut de
» fon lit fur la tête , qu'il s'étoit fait grand mal
» & qu'il avoit pleuré , qu'on lui lava la tête avec
» de l'eau froide , & qu'on fe promit de garder
» le filence , qu'il étoit refté huit jours fans le
>> plaindre , & fans qu'on s'apperçût de rien.
Je n'ai eu ces informations de M. de Caze que
neuf jours après la lettre de M. Lorry , ce qui m'a
empêché d'inférer le tout dans le Merc. de Juin .
Le lendemain du jour que je reçus la lettre de
M. Lorry , je fus trouver M. le Curé de Chaillot
pour le prier d'interroger la Jardiniere fur le
contenu de cette lettre , ce qu'il fit avec plaifir.
Cette femme n'héfita pas à dire ce qu'elle a depuis
déclaré devant le Commillaire ; mais comme
il m'eft revenu que des gens mal intentionés difent
qu'on avoit fuborné la Garde & la Jardiniere
, 'infére ici le certificat de M. le Curé de
Chaillot.
Je fouffigné , certifie que Géneviève Lormeteau
femme de Pierre Mary Jardinier Fleuriste de l´Orangerie
de Chaillot m'a déclaré fans promeſſes ni
menaces le 15 Mai en préfence d'un Eccléfiaftique ,
de M. Hofy, & d'une troifiéme perfonne qu'elle
avoit appris de la Garde que le fils cadet de M.
de Caze Fermier Général avoit fait une chute environ
quinze jours avant fa mort ; je certifie en
outre que ladite femme n'a fait aucune dificulté
de répondre dans tous les points fur lesquels je
Pai interrogée touchant la verité de cette chute. En
foi de quoi j'ai donné le préfent certificat pour
fervir & valoir ce que de raifon . A Chaillot , le
9 Juin 1759, Signé, PIOT , Curé de Chaillor
JUILLET. 1759. 185
Vous voyez, Monfieur, que je ne prends rien fur
mon compte dans la vérification de ce fait. Permettez-
moi d'ajouter deux réfléxions pour ceux
des incrédules qui font capables de penſer.
1.° Quand je ferois d'affez mauvaiſe foi pour
lui fuppofer cette chute & fuborner des témoins ,
peut-on fe perfuader que je ferois affez hardi
pour en impofer aux gens refpectables que j'ai
cités & les impliquer dans mon complot , au rifque
de pouvoir être démenti & confondu ' D'ailleurs
M. Lorry & M. le Curé de Chaillot font
mespremiers garans ; dira -t- on qu'ils font mes
complices dans la fubornation ?
2. Il eft certain qu'une perfonne gagnée une
fois peut l'être une feconde en augmentant le prix .
La demeure des témoins eft indiquée dans l'informationjuridique
; que les incrédules les voyent.
J'ai raconté cet événement à nombre de perfonnes
fans leur parler de la chute que j'ignorois ,
entr'autres à M. le Duc d'Eftiflac qui en a rendu
compte à Sa Majelé avant que cette circonstance
me fût connue. Je n'ai parlé de la chute que
lorfque j'en ai été informé huit jours après par
Lettre de M. Lorry. Je ne fuis pas enthouſiaſte
de l'inoculation au point de déroger aux devoirs.
de la probité . J'ai adopté cette méthode à l'exemple
des plus grands Médecins & des plus honnêtes
gens, je la pratique comme le moyen le plus efficace
que je connoiffe pour garantir du danger
d'une maladie fouvent mortelle ? Eft- il impoffible
qu'un Médecin foit auffi bon Citoyen que
M. de la Condamine , que M. le Comte de Bedern
, qui vient de foutenir la cauſe de l'Inoculation
dans une Affemblée publique de l'Académie
des Sciences de Berlin , & que tant d'autres
partifans zélés de cette méthode qui ne peuvent
avoir d'autre intérêt que celui du bien public
Dans toutes les occaſions j'ai donné des preuves
184 MERCURE DE FRANCE.
que je ne cherchois à l'établir que pour le bien
général ; j'ai follicité auprès des Miniftres la permithion
d'en faire des expériences publiques par
lefquelles tous mes confreres fe feroient convaincus
par eux mêmes de l'utilité réelle de cette pratique.
Chaque fois que j'en ai été le maître je
les ai invités à venir voir mes inoculés , à deffein
d'avoir pour témoins de la bénignité des ſymptomes
de la petite vérole artificielle des yeux accoutumés
à l'horrible (pectacle de la petite vérole
naturelle. Ce contraſte dont j'ai été fi fort frappé
à Londres dans l'Hôpital où l'on traite les deux
maladies étant le moyen infaillible de convaincre
les gens les plus prévenus contre la nouvelle méthode
, à plus forte raiſon ceux qui ne cherchent
que la vérité ; c'eſt dans cette vue que lorsque
M. le Duc de la Rochefoucault me chargea d'inoculer
cinq pauvres enfans , j ' nvitai Meffieurs Petit
pere & fils , La Virotte , Thomas , & tous ceux
qui voulurent y affifter ; Meffieurs Vernage ,
Fournier , Lorry , Macmahon , Bertran , Conier ,
Bodet ont pareillement vû traiter des inoculés
& du moins dans le temps , tous ont fort approuvé
cette pratique. J'ai prié ceux de mes confreres
qui n'adoptoient pas encore l'Inoculation ,
d'en voir des expériences avec moi pour en juger
avec connoiffance de caufe. L'inoculation
n'eft point un fecret ou un ſpécifique dont je me
croie feul poffeffeur ; & pour en avoir vû tant
d'heureufes expériences à Londres , & l'avoir moimême
pratiquée avec fuccès à Paris , je ne prétends
pas avoir acquis de droit à un privilége exclufif
pour traiter les Inoculés. J'ai vû avec plaifir
M. Petit fe livrer à cette pratique , & je defire
que d'autres Médecins fuivent fon exemple. Je
crois tous ceux de mes Confreres qui ont fuivi le
cours d'une Inoculation , en état de conduire cette
JUILLET. 17597 185
opération auffi - bien que moi , & il ne peut y avoir
que la crainte de compromettre leur réputation
avec le préjugé , qui puille les empêcher de l'entreprendre.
Il feroit à fouhaiter pour le bien
général que les familles dont ils font Médecins
& qui font dans le deſſein de faire inoculer leurs
enfans , les y engageaffent. Un Médecin accoutumé
à traiter la petite vérole naturelle avec
toutes les révolutions auxquelles elle eſt ſujette,
fe trouvera fort à ſon aiſe vis à-vis un Inoculé .
Je finis par quelques réfléxions fur l'événement
qui a donné lieu à cette Lettre.
1.º Le fils cadet de M. de Caze a - t- il pris la
petite vérole par inoculation vingt- trois jours
après l'opération & dix-huit jours après le renouvellement
des fils , où l'a-t- il gagnée de fon
frere ? J'ai vu un exemple en Angleterre d'un
intervalle de vingt- fix jours après l'opération ,
& on en peut voir d'autres cités dans le recueil
fait par M. Montucla. * Le cas que j'ai vu en
Angleterre étoit bien conftaté. Le cours & les
ſymptomes de la maladie du fils cadet de M. de
Caze ont été précisément les mêmes que ceux
des inoculés qui ont le même nombre de boutons
. Quelques perſonnes ont fait dire à M. Petit,
pere , qu'il avoit jugé cette petite vérole naturelle
par la quantité qu'il en a vue au viſage de l'enfant.
Je ne prétends point décider le fond de la queftion
; je puis ſeulement affurer que le nombre
des boutons qu'a eus le fils de M. de Caze au
viſage ne prouvent ni pour ni contre. J'en ai vu
une bien plus grande quantité à certains Inoculés
dont l'éruption n'a tardé après l'inſertion
que le temps ordinaire , entr'autres à Madame
la Comteſſe Wale , à M. le Comte de Giſors , à
** Chez Defaint & Saillant. Paris 1756,
186 MERCURE DE FRANCE
M. le Comte d'Houdetot , à M. de S. Vian , à
M.Boufe fils &c. & M. Petit lui -même en vient
de voir un exemple dans une perfonne qu'il a
inoculée avec les véficatoires depuis la mort du
fils de M. de Caze . Ce n'est donc nila maniere d'inoco'er
par vélicatoises ou par incifions , ni le lieu
de l'inoculation aux jambes ou aux bras qui déci
dent de la plus grande ou de 1 : moindre quantité
de boutons , mais le tempérament de l'Inoculé .
2.º Je deman le s'il eft a préfumer qu'une pétite
vérole telle que je viens de la décrire qui a
parcouru tous les temps , & qui n'a été accompagnée
dans fon cours d'aucun accident extraordinaire
peut avoir occafionné l'épanchement de
férofité qu'on a trouvé fous le cervelet & qui par
les fymptomes qui ont précédé les trois derniers
jours feulement , est évidemment la cauſe immédiate
de la mort de l'enfant . Mon avis feroit ici
fufpect ; mais le fentiment de mes Confreres, dont
plufieurs font perfuadés que la petite vérole ne
peut avoir occasionné ce dépôt féreux , eft hors
de tout foupçon. Si cet épanchement eût été du
pus variolique reflué ( qui eft le feul effet qu'on
peut fuppofer ) l'enfant auroit eu d'abord la fiévre
, des convulfions , un délire , un transport, des
treflaillemens de tendons , perte de raiſon & de
fenfation dans les organes , les quatre ou cinq
boutons des mains & pieds qui n'étoient pas
encore fecs fe feroient affaillés , la couleur de la
peau , & des marques auroient changé du moins
après la mort. Tout le monde fçait que le corps
de quelqu'un mort de la petite vérole ſe putréfie
dans quelques heures , celui de cet enfant au
bout de trente heures n'eut aucune marque de
putréfaction. Enfin une mort cauſée par la petite
vérole eft plus prompte , & la révolution qui
arrive quelquefois même dans les petites véroles
JUILLET. 1759.
187
>
difcrettes , eft une affaire de quelques heures
feulement , & non de trois jours comme dans le
cas préfent . Tous les faits fur lefquels je m'appuye
ici font conftatés ou par le rapport de l'ouverture
du corps certifié par M le Doyen de la
Faculté trois de les Confreres & M. Guerin ,
ou par la dépofition des témoins ju fiquement
ouis. Laffoupillement létargique qui n'a cédé à
aucun reméde pendant le trois jours qui ont
précédé la mort eft une fuite fi natu elle du déla
chu e trois semaines aupa- pôt occafionné par
ravant ( le 15 Avril ) qu'il faudroit fe fermer les
yeux pour ne pas reconnoître que cet accident a
été l'unique caufe de fa mort. Avant que le fecret
de la chute fût révélé , & dans le temps
où cet événement rapporté avec de fauffes circonftances
faifoir l'entretien de tout Paris , Madame
de Verdelin d'une part , Mlle Valmalette
& les parens de l'autre n'ont pas varié un inf
tant dans leur parti pris avec connoiffance de
caufe , & l'inoculation de ces deux Dames qui
couroient plus d'un rifque en s'expofant à la petite
vérole naturelle , n'a pas été retardée d'un
moment. L'une & l'autre recueillent aujourd'hui
le double fruit de leur courageufe réfolution .
J'ai l'honneur d'être , Monfieur , &c. HOSTY.
Paris , 25 Mai 1759.
188 MERCURE DE FRANCE.
L
ARTICLE IV .
BEAUX ARTS.
ARTS AGRÉABLES .
GRAVURE.
E fieur le Mire vient de mettre au jour ,
deux grandes Marines , gravées d'après les tableaux
originaux de Minderhout , Peintre Hollandois
, du Cabinet de M. de la Bourdonnaye
Confeiller d'Etat . L'une répréfente la vue du
Baffin & de la Ville de Bruges . Cette Ville eſt
fituée fur l'horifon . On voit dans le Port des Navires
que l'on carenne ; fur les plans du milieu
on en voit d'autres qui arrivent ; fur le plan de
devant des perfonnages de plufieurs Nations.
Cette Eftampe eft dédiée à M. Berryer Miniſtre
& Secretaire d'Etat au département de la Marine.
La feconde qui fert de pendant , repréſente une
mer fort étendue , où plufieurs Navires font à la
radé , & font voile pour leur départ . Sur le devant
quelque autre arrivant ; fur le premier plan font
auffi des figures comme dans la précédente. Elle
eft dédiée à M. de la Bourdonnaye , à qui appartiennent
les tableaux.
L
GEOGRAPHIE.
E fieur Robert de Vaugondy Géographe ordinaire
du Roi , de S. M. Polonoife , Duc de Lor
JUILLET. 1759. 189
raine & de Bar , & de la Société Royale de Nancy
, de qui nous avons annoncé il y a quelque
temps trois Cartes , fçavoir la Normandie , la Bretagne
& le Languedoc , vient d'en mettre au jour
trois autres qui font :
1. La Carte de la Picardie , de l'Artois &
de la Flandre Françoiſe , laquelle avec celles de
Normandie & de Bretagne préfente les côtes de
la France depuis Dunkerque jufqu'au- deffous de
l'embouchure de la Loire. Il ne tardera pas à
publier celle du Poitou , de l'Aunis & de la
Saintonge qui conduira juſqu'à l'embouchure de
la Garonne.
2.º La Carte des Gouvernemens du Berri , du
Nivernois & du Bourbonnois de même échelle
que la Normandie , la Bretagne & le Languedoc.
3.0 La Carte du Royaume de Pologne , qui
paroît pouvoir être de quelque utilité dans les
conjonctures préfentes.
Ces trois Cartes , comme toutes celles que
l'Auteur a publiées & publiera dans la fuite , font
accompagnées de Tables fynoptiques qui répréfentent
fous les yeux la divifion géographique
des Pays.
L'on trouve auffi chez l'Autcur des Globes &
Sphères de fix pouces & demi , & de neuf pouces
de diamètre , & de grands . Globes céleftes & terreftres
, de dix-huit pouces de diamètre , montés
en Méridiens de cuivre propres à orner les Bibliothéques.
Il demeure Quai de l'Horloge du Palais , près
le Pont-neuf.
190 MERCURE DE FRANCE.
SCIENCE
MUSIQU E.
CIENCE de la Muſique vocale , dans un noɑvel
ordre , par M. Morel de Leicer Ecuyer Maitre
de Mufique , ci-devant à Paris , & a&uellement
à Charleville ; où l'Auteur a choifi ce qu'il y a
de plus beau dans les Auteurs François & Ialies
. Son but eft d'inftruire les Ecoliers en les
amufant. Les Amateurs trouveront dans cet
Ouvrage des premiers airs dont les modulations
aifées , les transitions douces , & les chutes bien
marquées peuvent mener les commençans par des
routes facils , & feront furmonter fans peine
toutes les difficultés de la Mufique ; ce Livre même
eft bon pour ceux qui en veulent fçavoir la
théo.ie & en railonner .
Le prix eft de 6 liv . à Paris aux adreffes ordinaires
. A Liége , chez B. André . A B`uxelles ,
chez Vanden Be gen . A Rheims , chez de Laitre
Libraire ;& dans les principales Villes du Royaume."
ARTICLE V.
SPECTACLE S.
O
OPERA.
N continue de donner le Ballet du Carnaval
du Par affe , & l'on fe prépare à mettre au
Théâtre des fragmens compotés de deux Actes
JUILLET. 1759. 191
nouveaux & d'un Acte pris du Triomphe de l'Har
monie.
COMEDIE FRANÇOISE.
MLLE Rofalie a repris fon début & fourena
fes premiers fuccès dans le Tragique par le rôle
'Hermione & par celui de Pauline .
M. Armand le fils a débuté dans les rôles de
Valets par celui de Pafquin dans la Coquette &
dans l'Homme à bonne fortune ; & par celui de
Frontin dans le Muet . Son jeu naturel & plein
de gaîté a obtenu les applaudiflemens du Public.
Le Mercredi 30 Mai , Mlle Dubois fille de l'Acteur
de ce nom , débuta par le rôle de Didon ,
avec le fuccès le plus éclatant. Elle a tour ce que
la Nature peut donner à une Actrice ; & les leçons
de la Reine du Théâtre y ont ajouté les
meilleurs principes de l'Art . Enfin Mlle Clairon
a trouvé une Eléve digne d'elle : une figure intéreffante
& noble , une taille élégante & majeftuenfe
, une voix harmonieufe & touchante , la
plus belle prononciation , & toutes les graces de
l'action théâtrale , mais ce qui eft plus précieux
encore , beaucoup de fenfibilité dans l'ame , & la
plus grande docilité à recevoir les impreffions
de fon modéle.
Qu'il me foit permis de répondre fur ce der- .
nier article à la feule critique qu'on a faite du
jeu de Mlle Dubois. C'eft , dit- on , une copie fidelle
de Mlle Clairon ; & l'on craint que la jeu
ne Actrice livrée à elle- même ne démente fes
premiers fuccès. Il faut n'avoir jamais réfléchi
fur l'art du Théâtre pour croire qu'une Actrice
de 18 ans foit en état d'exceller par elle-même
192 MERCURE DE FRANCE.
dans les rôles héroïques & paffionnés , dans les
caractéres les plus difficiles à faifir & à rendre
fans le fecours de l'imitation. Le fentiment eſt
dans la nature , je l'avoue , & pour l'exprimer ,
il fuffit d'en être fufceptible ; mais la nobleſſe ,
la dignité , les nuances fi délicates & fi variées
qui compofent les moeurs théâtrales , le rapport
des fituations & leur influence réciproque ,
les gradations , les paffages , d'où réſulte l'enſemble
& la vérité de l'action , tout cela n'eſt pas
infpiré par la Nature ; l'éducation même ne le
donne point , c'eft le fruit pénible & lent de la
réflexion & de l'étude. Où veut- on , par exemple
, qu'un enfant ait appris quel ton , quel geſte,
quelle expreffion eft digne ou n'eſt pas digne de
la Reine de Carthage ? L'opinion feule du Public
eft la régle des bienséances théâtrales . Il faut
donc qu'une jeune Actrice s'expoſe à les choquer
à tout moment , ou qu'elle étudie pour les obferver
un modèle avoué du Public , & dès- lors tout
dépend du choix du modèle & de la manière de
l'imiter. L'écueil d'une pareille étude eft de contracter
les défauts du modèle qu'on étudie , &
l'on fçait que Mlle Dubois n'avoit pas ce danger
à craindre. Quant à la maniere d'imiter ce qui
eſt bien , j'avoue qu'elle ne doit pas être ſervile ,
& j'appelle une imitation fervile celle qui contraint
la Nature. Mais l'Elève de Mlle Clairon
ne donne point dans cet excès . On voit qu'en
façonnant ce naturel heureux & docile , cette
Maîtreffe habile ne l'a gêné en rien. Etudier , développer
, diriger la Nature , la plier aux règles
de l'art fans lui ôter de fon reffort : tenir les rênes
du talent pour le conduire & le foutenir , en lui
laillant dans fa marche les graces nobles de la
liberté , lui faire fentir fes propres forces quand il
fe
JUILLET. 1759. 193
fe néglige ou fe rallentit ; c'eft la méthode qu'on
doit fuivre & qu'a fuivie Mlle Clairon.
Je ne dirai donc pas à une Débutante de dixhuit
ans , abandonnez votre guide : elle s'égareroit
d'elle-même , ou fur la foi d'autrui ; car rien
n'eft plus commun que les mauvais exemples , £
ce n'eft peut- être les mauvais confeils . Mais je
lui dirai , avec tout le Public : ayez auffi longtemps
qu'il vous fera poffible les veux attachés
fur votre modele.
Cependant que devient enfin une Actrice accoutumée
à imiter ? Elle ſe fait une habitude de ſes
premiers exercices , & toutes les facilités de
l'action & de l'expreffion une fois acquiles , fon
intelligence naturelle éclairée par l'ufage du
Théâtre , doit lui apprendre à les appliquer.
En un mot des études telles que Mlle Dubois
les a faites fous Mlle Clairon réduisent à trois
mois le travail de dix années , préviennent la
réflexion & l'expérience,& lui font recueillir avant
l'âge les fruits de l'une & de l'autre dans leur -
point de maturité.
Elle a continué fon début par le rôle d'Hermione
& par celui de Camile , & dans l'un & dans
l'autre , on a vu à travers la plus heureuſe imitation
un naturel admirable, furtout dans les morceaux
de chaleur & de pathétique . Les détails des
Scènes tranquilles ne font pas encore affez travaillées.
VERS fur le début de Mlle DUBOIS.
UN fon de voix intéreffant ;
La figure charmante & tous les dons de l'ame ,
Celui de bien fentir , de rendre ce qu'on fent ,
Voilà l'Actrice qui m'enflamme ,
I. Vol. I
194 MERCURE DE FRANCE.
Et dont je viens de juger le talent.
Sans Clairon j'aurois cru que l'art de Melpomene
N'eût jamais pû fe voir dans un degré parfait ,
Sans vous , jeune Dubois , j'aurois cru qu'en effet
Nulle autre que Clairon n'eût rendu fur la Scéne
Ce que Racine & Corneille avoient fait.
Avant vous deux Melpomene étoit une.
Clairon fut la feconde ; & je dis , quand Dubois
De toutes deux encor vient emprunter la voix ,
Le Dieu du Pinde a fait fortune :
Avec la Melpomene il en peut conter trois.
ParM, V.
Pendant le début de Mlle Dubois , on a donné
un Ballet pantomime de la compofition du jeune
M. Hus , dont le Sujet eft la Mort d'Orphée. Ce
Ballet forme un tableau intéreffant. On y voit les
Bacchantes deſcendant des montagnes de Thrace,
environner Orphée, qu'elles vont percer de leurs
tyrfes : mais elles font émues au fon de ſa lyre ,
& la pitié fufpend un moment leur fureur. Bientôt
cette fureur fe ranime ; une feule d'entr’elles
s'intéreffe pour Orphée , & s'oppose à leurs
coups. Elles la faififfent , l'enchaînent , s'emparent
d'Orphée , & vont le déchirer loin des yeux
des Spectateurs. Bacchus arrive avec les Chorybantes
, fait rompre les liens de la Bacchante défolée
, & punit fes compagnes en les changeant
en arbres. L'Amante d'Orphée fe laiffe confoler
par Bacchus , & ce Dieu rend la vie aux Bacchantes
métamorphofées. Mlle Alard a exécuté le
rôle de la Bacchante avec beaucoup de chaleur
& de vérité. Il y a dans ce Ballet quelque perits
détails que le Public n'a pas goûtés . La contredanfe
qui vient après l'action , a paru beaucoup
JUILLET. 1759. 795
trop longue; mais tout cet effai donne une idée
avantageule de l'intelligence & de l'imagination
du Compofiteur.
Le Lundi 25 , on a donné Brifeïs , Tragédie
nouvelle , par M. Poinfinet de Sivry. Cette Piéce
a été reçue avec beaucoup d'applaudiffemens . On
a demandé à voir l'Auteur , & il a paru fur le
Théâtre.
M. Dalainville a demandé fon congé & l'a
obtenu.
COMEDIE ITALIENNE.
CESpectacle E Spectacle languit faute de nouveautés . On
ya fait deux pertes que le Public regrette , celle
de Mademoiselle Coraline qui s'eft retirée, & celle
de Mademoiſelle Silvia , qui après avoir joui des
plus brillans fuccès au Théâtre , & d'une eftime
générale dans la fociété , a laillé en mourant aux
perfonnes de fon état un bel exemple de fagefle
&de bonnes moeurs.
CONCERT SPIRITUEL.
LE 3 de ce mois , jour de la Pentecôte , après
une Symphonie & un Motet à gran 1 Choeur de
M. Giraud , M. Gavinić joua un Concerto de fa
compofition , qui fut fuivi d'un petit Motet chanté
par M. l'Abbé de la Croix . M. Balbâtre exécuta
un Concerto fur l'Orgue , & le Concert fut terminé
par le Motet François de M. du Perfuis le
paffage de la Mer Rouge ) qu'on avoit donné pour
la premiere fois le 24 du mois dernier , & dont
I ij
196 MERCURE DE FRANCE.
le fuccès a été confirmé par de nouveaux applau
diffemens. La priere de Moïfe & d'Aaron en
Duo , a paru d'une grande beauté. La majeſté du
ftyle de l'Ecriture- Sainte y eft bien imitée ; les
mouvemens y font variés , les tableaux pathétiques
, les vers harmonieux , tout y eft favorable
aux grands effets de la Mufique : mais on defirera
toujours dans ce nouveau genre l'action dont il
eſt dénué . 1
LE PASSAGE DE LA MER ROUGE,
· Poëme facré mis en Mufique.
MARCHE DES ISRAELITES . Cette marche eft
interrompue tout-à-coup par le bruit des armes ,
des chevaux & des chars de l'armée de Pha-
Taon qui pourfuit les Ifraélites .
QUEL
UN ISRAELITE.
UEL bruit affreux frappe les airs !
C'eſt notre ennemi redoutable ,
' eft Pharaon qui vient dans ces deferts
Affouvir contre nous fa fureur mplacable.
CHOUR DES ISRAELITES.
Hélas ! nous allons tous périr !
UN ISRAELITE s'adressant à Moïfe,
Toi qui nous as conduits fur ce trifte rivage ,
Toi qui devois brifer notre eſclavage ,
Tu ne peux plus nous fecourir !
Hélas ! nous allons tous périr !
CHOEUR DES ISRAELITES.
Hélas ! nous allons tous périr !
JUILLET. 1759. 197
Moïse.
Ifraël , le Seigneur s'offenſe de ta plainte.
Ses enfans font-ils faits pour connoître la crainte?
Ifraël ! Ifraël !
Tourne tes yeux vers l'Etérnel .
Mois ET AARON.
Maître des Cieux ! ô toi de qui la main puiffante
Effraya tant de fois ces funeftes climats ,
De cette foule gémiſſante,
Calme le trouble & l'épouvante ;
Signale encor pour nous la force de ton bras.
Mois feul.
Le Seigneur nous entend.... O mer ! ouvre um
paffage ,
Obéis à ton Créateur :
Dérobe ce Peuple à la rage
De fon cruel perfécuteur .
CHOUR DES ISRAELITES
Ciel ! ô Ciel ! l'abîme s'ouvre :
Hâtons-nous de nous fauver.
Tyran , nous pouvons te braver.
L'aîle du Seigneur nous couvre.
Mais quel nouveau danger nous fait encor frémir ş
L'ennemi nous pourſuit par la route des ondes.
Moise.
Il vous pourfuit... il va périr.
O mer ! dans tes vagues profondes,
Hâte-toi de les engloutir.
Flots redoutables ,
I iij
198 MERCURE DE FRANCE .
Reprenez tout votre courroux ;
Fondez fur eux , renverfez -vous ,
Abîmez leurs têtes coupables .
Où font- ils maintenant ces lions furieux ?
La mort a dévoré fa proie.
Deton amour pour Dieu , des tranſports de ta joie,
Ifrael , que les cris s'élèvent jufqu'aux Cieux :
CHOEUR DES ISRAELITES .
Du Très-haut chantons la victoire ,
Que nos cris triomphans s'élèvent jufqu'aux Cieux:
Que de ce jour glorieux
Ifraël à jamais célébre la mémoire.
Le is , jour de la Fête- Dieu , le Concert commença
par une fymphonie fuivie d'Omnes gentes,
Motet à grand Choeur de M. du Perfuis. Mlle
Chantereau chanta un petit Motet de M. Lefévre.
M. Cavinić joua enfuite un Concerto de ſa compofition
. Mlle le Miere chanta un petit Motet , &
le Concert finit par Laudate Dominum , quoniam
bonus , Motet de M. Mondonville.
OPERA DE PAR ME.
Na. Je vais tranferire cet avis tel qu'il m'a été donné.
LE 9 du mois de Mai dernier on donna fus
le Théâtre de Parme , un Opéra d'un nouveau
genre , dont le fujet eft Hippolite & Aricie :
les paroles font de M. l'Abbé Frugoni , un des
plus beaux génies d'Italie , qui a foixante ans
JUILLET. 1759. 199
fait voir le feu d'un homme de 25. En confervant
ce qu'il y a de mieux dans l'Opéra François
, il s'eft attaché furtout à fuivre Racine ;
à rendre les fituations admirables répandues dans
fa Tragédie , & on ole dire qu'il en a même
enrichi quelques- unes ; la Mufique a été trouvée
parfaitement belle , elle eft d'un jeune Napolitain
nommé le fieur Traetta que l'Infant a pris
à fon fervice & qui a fçû mêler aux beautés qu'il
a tirées defon propre génie , les endroits les plus
admirés de l'Opéra de M. Rameau.
L'objet de cet Opéra qui a été bien rempli ,
étoit de réunir les perfections de la Mufique Italienne
& de la Mufique Françoife aux agrémens
que les François favent y ajouter , & dont les Italiens
ignoroient les avantages , ou s'étoient privés
jufqu'à préfent par habitude ; il y avoit les préjagés
& l'oppofition Nationnale à combattre , cependant
cette Piéce a eu le plus grand fuccès ,
toute l'Italie fe rend en foule à Parme pour la
voir , & tout dit que c'est un Spectacle tel qu'elle
n'en avoit point vû ; piquant , neuf , récréatif &
magnifique ; les Chanteurs font les plus grands
Sujets qui exiftent actuellement , la Dile Gabirelli
la plus grande Muficienne peut- être que l'Italie
ait eue , joint un goût admirable à la voix la plus
étonnante pour le tendre , l'expreflif & le leger ;
le fieur Elife premier Chanteur eft digne de repréfenter
avec elle ; l'Orcheſtre répond à la perfection
de ces Muficiens , enfin les Choeurs , les
Ballets , les décorations & les habits ont un goût
& une fplendeur qui ne laiffent rien à defirer ;
& le pays voit avec une grande fatisfaction que
de cet amufement qui en apparence n'eſt qu'un
paffetemps frivole , il tire un très-grand avantage
par le concours prodigieux d'Etrangers que ce
Spectacle y attire de toutes parts.
I iv
200 MERCURE DE FRANCE.
On indiquera inceffamment chez qui l'on
pourra trouver les paroles & la Muſique de cet
Opéra.
Nota. Je placerai ici l'annonce d'un Etat actuel
de la Mufique de la Chambre du Roi & des
trois Spectacles de Paris , contenant les nom & demeures
de toutes les perfonnes qui y font attachées
&c. 1739.
ceux
Cet Ouvrage renferme tous les détails qu'on
peut defirer fur l'état actuel de nos Spectacles ,
il eft plus exact & plus étendu que tous
qu'on a déja faits fur cet objet , & il ne peut
manquer de plaire aux Amateurs du Théâtre &
des Arts. On en trouve des exemplaires chez
Ballard, feul Imprimeur du Roi pour la Mufique
, rue S. Jean de Beauvais.
SUPPLEMENT à l'Article des Arts.
LI
ARTS UTILE S.
CHIRURG I E.
E s Arts utiles n'ont jamais fait plus de progrès
que dans le fiécle où nous fommes . On voit paroître
tous les jours des inventions nouvelles. On
vient de m'en communiquer une que je me hâte
de rendre publique.
Monfieur Bonhomme , rue Macon près le Pont
S. Michel , Chirurgien-Herniaire , Expert reçu à
S. Côme pour les bandages d'ivoire * dont M.
Fauvel à qui il a fuccédé étoit l'inventeur , donne
avis au Public qu'il continue de débiter les ban-
*
Voyez la Thèse de M. Miffa , foutenue aux Ecoles
de Médecine de Paris en 1754.
JUILLET. 1759 201
dages d'ivoire pour les defcentes , des peffaires
pour les chutes de l'uterus & de l'anus , & des
urinoirs portatifs de plufieurs efpéces pour les in-
#continences d'urine : & autres fecours méchaniques
& utiles tant aux malades qu'aux bleffés.
Il annonce de plus une nouvelle eſpéce de bandage
d'ivoire à reffort d'acier fin & en ſpirale . Ce
bandage qui n'a pas encore paru jufqu'ici , eft
pour remédier aux hernies inguinales , auxquelles
les perfonnes graffes de l'un & l'autre fexe , furtout
les femmes enceintes ou qui ont eu plufieurs
couches laborieufes , font fort fujettes ainfi que
celles d'un âge avancé.
L'écuffon de ce bandage de figure triangulaire
& obftufe , principalement à fa pointe , eft compofé
de deux pièces d'ivoire .
&
La piéce fupérieure eft platte , d'une ligne &
demie d'épaiffeur , ayant même longueur &
même largeur que l'autre à un demi pouce près.
Elle eft taillée en bizeau dans fon contour ,
furmontée de trois arcades. Les deux latérales.
moyennes & paralléles, font d'un pouce & dem'.
de longueur , & de trois lignes de hauteur ; l'auure
inferieure tranfverfe eft plus petite de moitié
& placée affez près de la pointe de cette piéce..
La piéce inférieure eft convexe des plus liffes &
des mieux polies dans fa partie externe ; & fort
concave dans la partie interne ; les bords en font
évafés ; une forte de mamelon tourné par ſa baſe
en forme de vis , de la hauteur de quatre ou cinq
lignes & da double de diametre en occupe le
centre. Cette piéce a dans fa plus grande longueur
trois pouces & demi , dans fa largeur vers fa
bale deux & demi , & deux ou environ vers fa
pointe.
Voyez la Lettre de M. Miffa dans le fecond Volume
du Journal de Médecine
202 MERCURE DE FRANCE.
On a foin de varier toutes les proportions de
chaque écullon & de chaque ceinture à raiſon
de l'age , du volume & de la difpofition du corps
du fujer affligé de hernie & même à raifon de
la nature , du caractére & de l'eſpèce de hernie.
L'ufage des arcades fupérieures , eft de donner
pallage a une ceinture de cuir douce & mollette ,
deftinée elle même à affujettir le bandage ; celui
de l'inférieure eft de lailler paffer une corroye
étroite nommée fous- cuiffe .
La ceinture & le fous cuiffe , faite de cuir de
veau , de mouton , ou de toile, font plus ou moins
garnis d'une matière molle & cotonneufe fuivant
les inégalités , la maigreur ou l'embonpoint qui
fe rencontrent dans les endroits où fe fait le fort
de la compreffion.
Il s'élève extérieurement dans la partie moyenne
de la piéce fupérieure , vis- à- vis le milieu des
arcades , une forte de cloud de Tapiffier dont
la hauteur excéde de quelque chofe celle des arcades
. Il fert à attacher les extrémités de la ceinture
, dont l'une conftamment fixe n'eſt percée
que d'un trou , l'autre au contraire en a une rangée
pour faciliter au gré de la volonté une compreffion
du bandage plus ou moins forte fuivant.
l'exigence.
Un morceau de peau fouple & mince collé à
la furface interne des deux pièces , de la hau
teur du reffort , le tient renfermé & le met à
l'abri de , la pouffiere , de l'humidité , de l'air & de
la tranſpiration ce qui l'emp che auffi d'aug
menter ou de diminuer d'élafticité dans le chan
gement de temps , ou de faifon , d'une manière
fenfible.
Les deux piéces de l'écuffon font unies enfemble
par une fpirale cylind - ique , d'acier fin , fort
élastique , de cinq contours , de la hauteur de
JUILLET. 1759. 203
deux pouces ou environ , fixée par fa partie inférieure
autour du mamellon , & par fa partie
fupérieure à la furface externe de la piéce platte
qu'elle traverſe & où elle eft retenue fermement
au moyen d'une clef à vis.
Il eſt à remarquer que les deux piéces s'approchent
ou s'éloignent plus ou moins l'une de
Î'autre par le moyen du reffort qui le prête aux
différens mouvemens du corps , fuivant la compreffion
de la ceinture & les efforts plus ou moins
grands des vifceres du bas ventre : ce qui eft
très -important pour ne point caufer de dérangement
dans l'économie animale , ne point troubler
la digeftion , ni gêner la refpiration , ces
deux fonctions fi néceffaires à la vie . Il réfulte
donc de cette découverte un avantage con´or
me aux vues de la Nature , & d'autant plus à
eftimer , qu'il ne fe rencontre dans aucun des
bandages employés jufqu'ici.
L'angle externe de chaque pièce de l'écuſſon
qui doit fervir par exemple à la hernie de l'aîne
droire eft plus aigu & plus élevé que l'interne
pour fe loger plus commodément dans le plisde
la cuiffe & ſe prêter avec facilité aux différens
mouvemens que cette partie eft obligée l'exécuter
; il en eſt de même de l'écuſſon qui doit ſervir
à la hernie de l'aîne gauche.
Dans le cas où il y auroit double hernie inguinale
, on ne feroit qu'ajouter a la même ceinture
un autre écuſſon mobile à volonté pour l'approcher
ou l'éloigner , au befoin , de l'écuffon
fixe , & fabriqué de même à reffort , dans la
vue de contenir en place les deux hernies en
queftion , par le fecours d'une feule ceinture ;
avec cette différence pourtant qu'il y auroit deur
fous-cuilles , fçavoir , ane pour chaque peloţe
d'ivoire.
I vj
204 MERCURE DE FRANCE.
-
La découverte de ce bandage eft fort intére
fante par elle même , puifqu'elle fournit les
moyens fürs & commodes de remédier à une
infirmité qui n'eft que trop commune , & dont
les fuites ne font ordinairement que trop funeftes
au genre humain , principalement aux meres de
famille , les précieux foutiens de l'Etat.
Le Public doit d'autant moins balancer à donner
fa confiance à l'Auteur de ce bandage , que
la defcription qu'il en donne eſt des plus exactes,
& que la conftruction en eft des plus conformes
aux loix de la faine Phyfique & de la Nature.
D'ailleurs il affure qu'il réunit les fuffrages des.
Connoiffeurs & des Juges nés dans cette matière,
tels que MM . Dubourg , Baron , Morand , Thurant
, Hatté , Miffa , & c . tous Médecins de la Faculté
de Paris..
OBSERVATION de Lythotomie , trèsimportante,
faite par M. CHASTAN ET,
Chirurgien à Lille , & dont la cure du
Pierreux qui en fait le fujet , paroiffoit
prefqu'impoffible.
N
ous Chirurgien Major des Hôpitaux Mili
taires de Lille, & Maîtres en Chirurgie de ladite
Ville fouffignés , certifions que cejourd'hui onze
Fanvier 1719 , nous nous fommes tranſportés
chez le nommé J. B. Royal , âgé de 16 ans , fils
de Jofeph , aumôné de la Paroiffe de la Madelai
ae de ladite Ville de Lilie , attaqué de la pierre
dans la Veffie ; que cette maladie avoir obligé
JUILLET. 1759. 105
les parens , ainfi qu'ils nous l'ont certifié , de
mettre leur enfant à l'Hôpital - Comtelle pour y
fubir l'opération de la taille au mois de Mai dernier
; mais que le Lythotomifte de cette maiſon
n'avoit point voulu hafarder d'opération vis - à - vis
d'un fi mauvais Sujet , & qu'en conféquence il
avoit été renvoyé dudit Hôpital comme incurable
; que la fituation de ce pauvre malheureux
abandonné à lui- même & fans fecours depuis ce
temps , avoit engagé les Pauvrieurs de la Paroiffe
conjointement avec la mere à prier le fieur Chafanet
à lui donner foulagement ; que ledit Chaf
tanet l'ayant fondé & trouvé la pierre il avoit confenti
à l'opérer , pourvu que les Confultans foulfigrés
fuffent de cet avis .
Si des accidens multipliés à l'excès pouvoient
empêcher les fecours que nous devons par état
aux infortunés , ceux de notre malade font de
cette nature . Voici les principaux que nous avons
remarqué. Douleur profonde & inquiétante aux
reins & à la veffie depuis l'inftant de fa naiflance;
écoulement involontaire des urines , fouvent
chargée de pus , fièvre lente , frillons irréguliers ,
cours de venti e féreux &c . Il n'eft point étonnant
que tant d'accidens réunis n'ayent réduit le malade
au fuprême dégré de marafme & c'eſt
celui où nous l'avons trouvé. Cependant nous
croyons que la foule des accidens dont il eft attaqué
font pour la plupart produits par l'irritacaufe
la pierre , & que la fouftraction
corps étranger pourra les faire ceffer & ſauver
le malade d'une mort inévitable ; c'eſt pourquoi
nous eftimons que l'opération eft la feule reffource
cui refte . Fait a Lille ce onze Janvier
1739. Signé , Fr. Varocquier , C.. J. Vinchant
lainé , Alexandre Pionnier, Varflivourdt.j. J. De
Eclufe , Planeque , Chirurgien Major , J. F.Vin
shant l'ainé, L Prévost
tion que
du
206 MERCURE DE FRANCE.
Et à l'inftant , le fieur Chaftanet Maître en
Chirurgie & Chirurgien , Aide- Major des Hôpitaux
Militaires a opéré ledit Jean - Baptifte Royal
à la méthode & avec l'inftrument du Frere Jean
de S. Côme , Religieux Feuillant. Le lythotome
ouvert , au N. 11 , a donné une playe qui a
permis à la tenette d'entrer dans la veffie , d'y
faifir une pierre inurale du poids de quatre fcrupules
, & de l'extraire avec la plus grande faci
lité. Du refte il n'y a eu ni hémorragie , ni fiévre
& la cure n'a été traversée par aucun accident
Les douleurs des reins fe font abfolument diffipée
pendant le cours du traitement ; les abcès inté
rieurs fe font évacués par les urines & par la
plaie au point qu'on a trouvé conttamment dan
les premiers panfemens ufqu'à quatre onces di
pus fur l'alaife. Mais ce qu'il y a de plus fur
prenant , c'eft que le malade qui n'avoit jamai
quitté les urines qu'involontairement , les retien
actuellement a fa volonté , & les lâche à gran
jet. Enfin nous certifions que jamais malade n
plus défelpéré , & jamais guérifon ne fut plu
complette , n'ayant duré que dix- fept jours . S
elle fait honneur à l'Opérateur , elle fait bie
Péloge de la méthode dont il s'eft fervi Fait
Lille , ce premier Fevrier 1759. C. J. Vinchant
J. J. Deleclufe. Plancque , Chirurgien Major
L. L. Prevost. Vanjivoordt. A. Warocquiers
Démonftateurs. J. F. Vinchant. Alexandre Pion
nier.
Je fouffigné , pauvrier de la Paroille de la Mag
delaine a Lille , certifie que dans le mois de
Septembre dernier , le nommé Jean - Baptifte
Royal âgée de feize ans , fils de Jofeph un des
pauvres de mon quartier , fur mis a l'Hôpital
Comteffe où il a refté quinze jours pour y être
saillé , mais que le feur Vandergraihd Lytoto
JUILLET. 1759. 207
mifte de la Maiſon ne voulut point lui faire
l'opération a caufe de l'état trifte & déplo able
où la maladie ľavost ré luit , en forte qu'il fut
renvoyé dudir Hôpital comme incurable ; un
état aufli défolant excita vivement ma compaffon
& me fit prendre le parti d'engager M.
Chaftanet , dont la charité pour femblable opération
m'eft connue , de le vifier ; fon rapport me
confirma dans l'idée où j'étois qu'il pouvoit encore
y avoir quelques rellou ces ; en effet M.
Chaftanet ayant jugé l'opération poffible , il la
fr le onze de Janvier dernier en préſence de
plufieurs habiles Chirurgiens ; cette opération eut
le fuccès le plus heureux , la cure qui n'a duré
que dix-fept jours a été fuivie de la guériſon la
plus complette , ne reftant au malade aucune
incommodité. Fait à Lille , ce premier de Février
mil fept cent cinquante-neuf . B. GRANDEL.
SUPPLEMENT à l'Article des Sciences.
GÉOMÉTRIE.
LETTRE
A L'AUTEUR DU MERCURE
ONSIEUR,
Si l'on doit des louanges aux découvertes dont
n heureux génie enrichit les Sciences , il n'eft:
pas moms à propos de réduire a leur julte va
leur des chofes auxquelles trop de zéle ou de
208 MERCURE DE FRANCE.
partialité tente de donner une importance qu'elles
n'ont point. C'eſt le motif de la lettre que
j'ai l'honneur de vous écrire , & que je vous prie
d'inférer dans votre Mercure.
Il y a quelques jours que lifant le Journal
de Trévoux de ce mois ( Mai ) je rencontrai l'annonce
d'une découverte géométrique ; mais quelle
annonce , Monfieur ? Si du temps d'Archimede il
y eût eu des Journaux , la plus belle des décou
vertes de ce Géométre illufire n'eût pas été annoncée
avec plus de pompe. Auffi , me diſois- je ,
en la lifant , fans doute nous touchons à quelque
grande révolution dans la Géométrie ; un nouveau
jour nous va éclairer ; quelque barriere que
jufqu'ici les efforts des Géométres n'ont pû renverfer
, vient de leur céder , & va nous livrer
entrée dans un nouveau champ de découvertes :
je me félicitois enfin de ce que le Ciel avoit affez
prolongé mes jours pour voir la belle prédiction
de M. Halley fe verifier , & être témoin de ce
nouvel effor de la Géométrie. Quel a donc été
mon étonnement quand j'ai vu à quoi aboutilloit
cet ingénieux préambule : Si je l'euife foupçonné,
je me ferois contenté de dire avec Horace :
Quid tanto dignum feret hic promiffor hiatu?
En effet la découverte fi pompeufement annoncée
, ſe réduit au rapport du do lécagone inſcrit
au cercle , avec le quarré du diametre : on démontre
dans l'Article dont je parle , que ce polygône
eft precilément les trois quarts de ce quarré,
& c'eft la ce qui vaut à l'heu eux Auteur de cette
démonstration des éloges que le même Journal
ne donna jamais ni aux Newton , ni aux Clairaut,
ni aux d'Alembert .
Je demande bien des pardons à M. Crud fi
j'entreprends d'arracher quelques fleurs de cete
JUILLET. 1759. 209
couronne dont une main plus amie qu'adroite
lui a ceint le front . Mais fa découverte n'eft point
neuve , & fût- elle neuve , on peut dire que c'eſt
une bagatelle. Le premier point eft facile à prouver
; il n'y a qu'à ouvrir le Livre de Snellius ,
intitulé Cyclometricus , imprimé à Leyde il y a
plus de 130 ans. On y lit , Propef. 7º, que le
dodécagône infcrit au cercle eft les du quarré
du diamétre. Il n'eft pas moins facile de prouver
le fecond point. Quel eft le Géométre qui ignore
la maniere de trouver la corde d'un arc , celle
de l'are double étant donnée ? Ainfi ayant la
corde de l'exagone 1 , le rayon étant i ) on a
celle du dodécagône ( 2- V3). La perpendiculaire
tirée du centre fur cette corde n'eſt pas
moins aiſée à trouver. Elle eſt V ( + ¦ V³).
Or dans le produit de ces deux gran leurs les irrationalités
s'évanouiflent , & le triangle 12 ° partie
du dodécagone , fe trouve égal à : d'où il ſuit,
que ce polygône eft 3 , le quarré du diamètre
étant 4. Voilà le grand chemin , la méthode
générale de déterminer l'aire des polygones , qui
conduit , comme vous voyez , néceſſairement à
cette découverte fi céléb ée : ajoutons encore que
1
Ponfçait prefque depuis la naiffance de la Géométrie
, que tout polygône infcrit au cercle ,
eft moyen géométrique entre l'infcrit & le circonferit
, qui ont la moitié moins de côtés.
Ainfi le dodécagôre eft moyen géométrique
Entre l'exagone infcrit , qui eft 3 , & le circonferir
qui eft 4. Il eſt donc égal à 3 , le
quarré du diamètre étant 4 .
Je ne prétends point au refte trop déprimer le
mérite de cette remarque . Je me perfua le fans
peine que M. C. n'a jamais vû Snellius , & je ne
210 MERCURE DE FRANCE.
m'oppoſe point à ce qu'il dife , primum inveniffe
fortuna , tandem inveniffe fagacitatis eft . Mais je
vous en fais Juge Monfieur , & tous ceux qui
font verfés dans la Géométrie ; y avoit il là ſujet
de comparer les tranfports avec ceux d'Archiméde
? Dans ce cas je le félicite très - fincèrement
de la fenfibilité . Mais qu'il me foit permis de me
recrier fur la prétention de l'Auteur de l'annonce.
Que peut- on penfer de fes connoiffances en Géométrie
lorfqu'on lui voit dire , que cette quadrature
a fait le défeſpoir des Géomètres par la
difficulté ou plutôt l'impoffibilité de calculer
l'apothême ? Je puis dire avec affurance que fi
quelque Géométre eft tombé à cet égard dans le
défeſpoir , ce devoit être un bien mince Géométre.
Je l'ai prouvé fuffifamment par la facilité
avec laquelle j'ai affigné plus haut la base & la
hauteur du triangle cherché. Je pouvois encore
relever plufieurs autres expreffions pleines d'un
enthouſiaſme qu'il feroit difficile de concilier avec
des connoiffances plus qu'élémentaires en Géométrie.
J'aime mieux croire que ces expreffions
ont étéfuggérées par l'envie d'obliger & d'annoncer
avantageufement M. C Mais elles l'auroient
mieux fervi fi elles euflent été plus modérées :
car entonner la trompette pour une bagatelle ,
c'eſt foulever tous les gens infruits , c'eft exciter
quelqu'un d'entr'eux a l'apprécier au juſte , & à
la remettre à fa vraie place.
Je fuis avec refpe &t , & c.
G ***,
JUILLET. 1759. 21F
ARTICLE VI.
NOUVELLES POLITIQUES:
L
DE VIENNE.
E Journal de l'armée de l'Empire ne contient
depuis quelque temps aucun événement confidétable.
Tout s'eft paflé en chocs & en attaques de
Poftes , dont les avantages de part & d'autre ont
ée à -peu -près compenfés.
DE FRANCFORT , le 23 Mai.
On mande de Wuitzbourg que le Général
Kols , à qui le Prince de Deux - Ponts avoit confié
le Commandement de Bamberg avec huit
cens hommes , pour garder le magafin , s'eft
trouvé hors d'état de fe maintenir dans cette
Place contre les forces fupérieures des Pruffiens.
Il a brûlé & Hétruit toutes les provifions qui n'ont
pu être transportées. Il a enfuite abandonné la
Ville pour fe replier fur le gros de l'armée.
Du 29.
L'approche des Troupes Françoifes a contraint
les Hanovriens d'abandonner la Franconie , & de
fe replier avec précipitation dans le Pays de Heffe.
Les Prufliens , qui avoient pénétré jufqu'àitzingen
& a Baierdorff , fe font retirés promptement
vers Clofter- Ebrach. Ils ont abandonné Bamberg
le 24 , dirigeant leur retraite fur Bareith. Le
Général Haddic a été détaché à leur pourſuite. Il
a chargé déjà pluſieurs fois leur arrière-garde ,
212 MERCURE DE FRANCE
il continue de la harceler , & lui fait chaque jou
des Prifonniers.
Les Pruffiens ont exercé dans le Pays de Ban
berg leurs violences accoutumées. Ils ont exig
fept cens mille écus de contribution . Comme
n'y ont féjourné que fort peu de temps ils n'o
pu faire acquitter qu'une légere partie de cet
fomme ; & en partant ils ont emmené le Barc
de Weinheim & le Chancelier de Karg pour
affurer l'entier payement.
DE HAMBO V R RG , le 6 Mai.
On mande de Petersbourg que la Flotte d
Ruffes eft fur le point de mettre à la voile. El
doit prendre à Cronftade un train de groffe A
tillerie qu'elle tranfportera au lieu de fa deftin
tion On a déjà conduit à Riga un train fer
blable d'Artillerie.
L'Efcadre Suédoiſe qui vient d'être armée
Carlskron , partira en même temps pour ſe joi
dre à la Flotte des Ruffes ; & elle fera fuiv
bientôt d'une seconde Efcatre compofée de vai
feaux de guerre , de quelques galeres & de pli
Leurs bateaux plats.
Du Juin
Caroline-Wilhelmine-Sophie de Heffe -Caffel
Epoufe de Frederic - Augufte , Prince régnan
d'Anhalt- Zerbft , mourut à Zerbft le 22 de c
mois , dans la vingt-huitième année de fon âge
DE
PETERSBOURG , le 15 Mai.
Deux Armateurs Suédois s'emparerent derniè
rement d'un Navire portant Pavillon Pruffien ,
qui étoit forti du Port de Stertin. Ce Navire étoit
chargé de deux cens mille marcs , monnoie de
JUILLET. 1759. 213
Lubeck , pour le compte du Roi de Pruſſe .
DE MARBOURG le 10 Juin.
Il y a longtemps qu'on n'a vu des troupes en
auffi bon état que celles qui compofent l'Armée
Françoife . On le loue partout de leur exacte difcipline
, & de l'attention des Généraux à ménager
les pays neutres qu'ils ont été obligés de traverfer.
Ils ont laiffé de fortes Garnifons à Francfort
, à Hanau & à Gieffen.
On parle beaucoup ici de la belle action que
vient de faire le fieur Huiſch , Lieutenant au Régiment
de Berchiny , Huffards. Ce Régiment
eroit à Velter le premier de ce mois. Le Comte
de Berchiny en ayant fait marcher une partie du
côté de Gemunde , détacha le fieur Huiſch avec
vingt- cinq Huſſards pour reconnoître un poſte que
les ennemis avoient à Gerberg. Ceux- ci avertis
de la marche de ce détachement , embufquèrent
fix cens hommes , moitié Infanterie , moitié Cavalerie
, dans un bois fitué le long du chemin ,
par où il devoit faire la retraite , & ne laiſſérent
à découvert qu'une grande garde très - foible que
le fieur Huifch repouſſa ailément. A ſon retour
il trouva le chemin embarraffé par des abattis ,
& fe vit tout-à-coup enveloppé par la troupe nombreufe
qui avoit été embufquée dans le bois. Il
prit fon parti fur le champ. Il fondit le ſabre à
la main fur les ennemis ; & après avoir elfuyć
tout le feu de l'Infanterie cachée dans un ravin
qui bordeit le bois , il vint à bout de ſe retirer
avec quatorze hommes , le reſte de ſon détachement
ayant été tué ou fait priſonnier. Il fut pourfuivi
pendant l'efpace de deux lieues par toute la
Cavalerie ennemie ; mais il fit fi bonne contenance
qu'on ne put jamais l'entamer.
214 MERCURE DE FRANCE.
DE DUSSELDORP le i Juin.
Le 6 de ce mois , un corps de cinq mille hom⚫
mes des troupes Alliées fe porta par une marche
forcée ſur la Rhor , dans le detfein d'enlever quelques-
uns des poſtes avancés de l'Armée aux ordres
du Marquis d'Armentieres . Le Chevalier de
Montfort foutint l'effort des ennemis , avec les
Volontaires. Il fut bleffé & fait prifonnier. Pendant
ce temps-là les Bataillons & les piquets fe
replierent fur Medmann. Les Alliés y marchèrent
avec vivacité. Le détachement François continua
fa retraite for Duffeldorp . Il fut plufieurs fois entouré
par les troupes légères & chargé en queue
par les troupes réglées des Alliés. Mais malgré
leur grande fupériorité , cette retraite habilement
dirigée par le Chevalier de Chabot , Brigadier ,
& par le Comte de Grave , Colonel du Régiment
de Provence , fe fit en bon ordre & fans beau
coup de perte.
DE MADRID le 10 Mai.
Depuis quelques jours , Sa Majefté Catholique
paroît plus mal , l'enflure eft générale , elle a
gagné jufqu'au vifage ; la fièvre eſt forte , le poul
très-foible , le ventre reflerré ; & ce Prince a
beaucoup de répugnance pour toutes fortes d'alimens.
Du 14.
Le Roi eut il y a quelques jours deux foibleffes
affez confidérables , qui n'ont eu aucune fuite
fâcheule : ce Prince eft quelquefois fi foible , que
fa voix s'éteint , & qu'il ne peut prefque rien
-avaler. La fiévre ne le quitte point & les redoublemens
font fréquens. Cependant les Médecins
ne défefperent pas encore du rétabliſſement de
la fanté de Sa Majeſté.
JUILLET. 1759 . 215
Du 4 Juin.
Le Roi eft à-peu-près dans le même état ; la
févre étoit forte ces jours derniers , mais elle eſt
un peu fiminuée ; l'enflure ſubſiſte , & ce Prince
fouffre toujours beaucoup.
On a appris de Lisbonne que le Comte de
Merie , Ambaſſadeur . du Roi Très- Chrétien , y
étoit arrivé le premier du mois dernier , & que
le 1 il avoit eu fes premieres audiences du
Roi , de la Reine , & de la Famille Royale de
Portugal.
DE LONDRES , le 15 Mai.
Le Corfaire François le Maréchal de Belle- Iſle ,
qui a hiverné a Gottenbourg , vient de reparoître
dans fon ancienne ſtation , & nous a déja fait
quelques prifes . On a reçu avis que l'Amiral Bofcawen
eft arrivé a Gibraltar avec fon Eſcadre. On
compte qu'il a dû fe joindre depuis à l'Amiral
Broderick , qui croiſe à la hauteur de Toulon . On
fonde ici de grandes efpérances fur les opérations
que ces deux Efcadres réunies doivent exécuter.
Elles agiront tout l'été fur les côtes de Provence.
Nous avons appris dernierement que l'Eſcadre
commandée par le fieur de Bompart étoit arrivée
à la Martinique , & que le Chef d'Efcadre
More étoit parti de la Guadeloupe pour aller
combattre le fieur de Bompart . Telle eſt la nouvelle
qu'on répand depuis quelques jours , pour
pallier le mauvais fuccès du débarquement de
nos Troupes à Baffeterre. Tout le monde ſçair
ici qu'elles ont été contraintes d'évacuer entie
rement l'lfle de la Guadeloupe , après y avoir
eſſuyé la perte de plus de deux mille hommes
tués ou morts de maladie..
216 MERCURE DE FRANCE.
Du 30 .
Le Commerce fouffre infiniment du malheur
qui a rendu parmi nous les eſpéces très -rares . On
eft obligé de faire des emprunts chez l'Etranger à
gros intérêts , ce qui augmente néceſſairement la
difficulté de fournir à l'Etat les fecours dont il
aura befoin fi la guerre continue.
Les ordres font donnés pour repartir fur nos
Côtes toutes les troupes qui font reftées dans les
trois Royaumes. On prépare à Wolwich plufieurs
trains d'artillerie qui feront diftribués dans les
différens cantonnemens de ces troupes . On prend
ces précautions pour empêcher les defcentes que
les François pourroient avoir deffein de tenter.
Leur armement de Breft caufe ici beaucoup d'inquiétude.
Du 2 Juin.
On affure que la flotte commandée par les
Amiraux Hawke & Hardy eſt allée ſur les côtes
de France ; que ces Amiraux ont ordre d'obferver
foigneufement ce qui fe paffe dans le Port
de Breft , d'empêcher la fortie de la flotte Françoiſe
, ou fi elle échappe à leur vigilance , de la
pourfuivre fans relâche , & de lui livrer combat
en quelque endroit qu'ils la rencontrent.
L'Amiral Hawke a informé la Cour qu'il avoit
détaché une chaloupe pour aller reconnoître le
Port de Breft ; qu'elle y avoit découvert onze
vaifeaux en rade , plufieurs Frégates, & un grand
nombre de Bâtimens de tranfport.
Du 15 Juin.
On affure que l'expédition qui devoit s'exécuter
fur les côtes de France n'aura point lieu cette
année. Toute l'attention fe porte à là néceſſité
de nous garantir de l'invafion que nous appréhendons
JUILLET. 1759. 217
hendons. On prépare une petite Elcadre qui doit
aller croifer dans la Manche , afin d'obſerver plus
exactement les mouvemens des François.
Le bruit fe répand depuis quelques jours que
le fieur de Lally s'eft emparé dans l'Inde de
Trichenapoly , l'une des principales Villes de la
Nababie d'Arcate , & où nous avions un de nos
plas riches Comptoirs. Si la nouvelle eft vraie ,
nous devons tout craindre pour Madras.
DE TOULON , le 14 Juin.
Deux de nos Frégates , la Pleyade & l'Oiseau
étant ſur le point de rentrer dans le Port , furent
arrêtées ces jours paflés par un vent contraire.
Trois Vailleaux Anglois détachés de la Flotte de
l'Amiral Broderick ayant découvert leur embarras
s'approcherent pour les combattre . Les Frégates
firent force de voile pour ſe mettre fous la protection
des Forts qui font à l'entrée de la grande rade.
Les Vailleaux Anglois les pourfuivirent & leur lâcherent
leurs bordées. Mais le canon des Forts &
des Batteries qui bordent le rivage , firent ſur eux
un feu fi vif , que l'un des trois vailleaux fut dé-
: mâté , & un autre eut la poupe fracatlée , ce qui
·les obligea de fe retirer très-promptement. Les
deux Frégates font rentrées dans le Port , n'ayant
eu en tout que neuf hommes tués & cinq
bleflés .
FRANCE.
Nouvelles de la Cour , de Paris , &
DE VERSAILLES le 24. Mai.
LERoi a difpofé du Régiment des Volontaires
Etrangers de Clermont-Prince , vacant par
1. Vol. K
218 MERCURE DE FRANCE.
la promotion du Baron du Blaizel au grade de
Maréchal de Camp , en faveur du fieur de Commeiras.
Le 19 de ce mois le Marquis de Montalembert
prit congé du Roi & de la Famille Royale ,
pour aller à Petersbourg , & de là à l'Armée
Ruffe où il doit faire la campagne prochaine.
Le Roi ayant agréé le choix que S. A. R. l'In-
Fant Duc de Parme a fait du Comte d'Argental ,
Confeiller d'honneur au Parlement de Paris, pour
fon Miniftre plénipotentiaire auprès de Sa Majefté
, il eut fes audiences du Roi & de la Famille
Royale le 22 de ce mois , où il fut conduit par
le fieur Dufort , Introducteur des Ambaſſadeurs,
Du 31 Mai,
Le Roi a difpofé du Régiment de Xaintonges,
Infanterie , vacant par la démiffion du fieur de la
Grandville , en faveur du Comte Deffalles.
De celui d'Harcourt , Cavalerie , vacant par la
promotion du Marquis de Beuvron à la charge
de Commiffaire général de la Cavalerie , en faveur
du Comte de Preyffac de Cadilhac.
en faveur
De celui d'Henrichemont , Cavalerie , vacant
par la démiffion du Prince de ce nom ,
du Marquis d'Efcouloubre.
Et de celui des Volontaires de Flandre , en faveur
du Chevalier de Jaucourt,
Sa Majesté a donné la majorité de la Gendar
merie , vacante par la démiffion du Vicomte de
Sabran , au Comte de Lordat,
Et un Guidon de Gendarmerie au Comte de
Mauroy.
Le Comte de Beffe de la Richardje eft monté à
la Sous- Lieutenance.
Le Roi a donné l'Evêché de Toulon à l'Abbé
Lafcaris de Vintimille , Aumônier dy Roi,
JUILLET. 1759 ..
219
La Prévôté de Pignan à l'Abbé de Jarente ,
Chanoine honoraire de la Cathédrale de Marfeille.
L'Abbaye de Longues , Ordre de S. Benoît
Dioceſe de Bayeux , à l'Abbé de Cugnac , Chenoine
de l'Eglife de Paris , Vicaire - Général d ♫
Diocéle de Bayeux.
L'Abbaye de l'Iſle de Medoc , Ordre de Š. Auguftin
, Diocéle de Bordeaux , à l'Evêque de
Bazas.
L'Abbaye d'Iffoire , Ordre de S. Benoît , Diocéſe
de Clermont , à l'Abbé de Retz , de Fraiſſinet ,
Grand-Vicaire du Diocèfe de Mende.
Et l'Abbaye de S. Leonard de Chaume , Ordre
de Citeaux , Diocéfe de la Rochelle , à l'Abbé Dupuy
de Montmejan , Vicaire- Général du Diocéfe
de Bellay.
Du Juin.
Le Roi a accordé dès le 20 Mars dernier , la
Commiffion de Colonel de Cavalerie au Baron de
Breteuil , fon Miniftre Plénipotentiaire auprès de
l'Electeur de Cologne.
Du 14.
Le Roi a accordé le Gouvernement de Belle-
Ifle , vacant par la mort du Marquis de Saint-
Sernin , au fieur de Chevert , Lieutenant- général
des Armées du Roi , commandant les troupes de
Sa Majesté en Flandre & en Artois.
Hier la Cour prit le deuil pour quatre jours à
Poccafion de la mort de la Princeffe de Sultz→
bach.
Du 21.
Le Roi a nommé le Marquis de Paulmy , cl
devant Miniftre & Secrétaire d'Etat au Départe
ment de la guerre , ſon Ambaſſadeur auprès da
Roi & de la République de Pologne.
Sa Majeſté à admis au nombre de fes Aumo-
Kij
220 MERCURE DE FRANCE.
niers l'Abbé de Clugny , Chanoine de l'Eglife &
Comte de Lyon , à la place de l'Abbé de Laſçaris,
nommé à l'Evêché de Toulon .
DE PARIS , le 26 Mai.
Toutes les Troupes qui ont été ci - devant fou
les or tres du Duc de Broglie , fe réuniront fur la
Lahne au refte de l'armée. Plufieurs détachemen
occupent des poftes en avant fur le Haut- Mein
& fur la Fuide. L'armée eft dans un meilleur éta
encore qu'elle ne l'étoit au commencement &
cette guerre , il n'y a point de malades , &
Soldat marque beaucoup d'ardeur & la pli
grande volonté.
>
La marche de notre Armée a fans doute déte
miné le Prince Ferdinand à rappeller prompte
ment le corps de douze à quinze mille homm
qu'il avoit détaché du côté de la Franconie.
On mande de Bayonne que le Corfaire le J
piter de cette Ville , commandé par le fieur Jea
Mimbielle , entra dans ce Port le 8 de ce mois.
vient de terminer une croifiere pendant laquel
il a pris un Navire chargé de tabac , & il a rar
çonné trois autres Bâtimens pour le prix de cir
quante mille livres. Ce Capitaine avoit fecou
généreufement l'année derniere un Vaiffe
d'Amfterdam nommé le Saint - Nicolas , appa
tenant aux fieurs Matheys & Smith.
Extrait d'une Lettre de Wurtzbourg , le 24
Mai
Nous avons appris ce matin par un Courri
dépêché par le Prince de Deux- Ponts , quel
Pruffiens aux ordres du Prince Henry prenne
la route de Voigtland pour fe rendre en Sax
que le Général Haddick a atteint leur arrier
garde auprès de Bagerndorff , à une lieuë a
delà d'Erlangen , & l'a fort maltraitée. Il a pl
trois Canons.
JUILLET. 1759 .
221
Copie d'une Lettre écrite de la Ville de Bazas ,
Le 11 Juin.
Le Curé de Captioux fe promenoit le 9 de
ce mois à neuf heures du foir devant fon Eglife ,
avec le Curé de Loubens , fon frere . Ils apperçurent
une colonne de feu qui alloit de l'Eft au
Sud, elle pafla derrière un bois qui leur en déroba
la vue. Le Ciel étoit clair & fans aucun
nuage , il régnoit un vent de Nord allez frais .
Les deux Curés fe retirèrent . Un moment après
ils entendirent de grands cris , & on vint les
avertir que le feu étoit dans l'écurie. Le Curé
de Loubens y courut. Il ouvrit la porte ; il fe
vit entouré de flammes , & fut preſque étouffé
par la vapeur du fouffre . Le feu difparut . Quatre
chevaux qui étoient dans l'écurie furent trouvés
morts & fans aucune marque de brulure . Le plancher
n'avoit point été endommagé par le feu ;
on y trouva feulement deux ouvertures aflez
larges pour pouvoir paffer le poing ; mais la charpente
du toit étoit embrafée : il fallut la couper
pour fauver la maiſon voifine. Une heure après
on apperçut une feconde colonne de feu qui fe
précipita dans la rivière auprès d'un moulin , avec
un bruit effroyable. Ce même foir on vit de la
Ville de Bazas à l'extrémité de l'horifon du côté
de Langen un tourbillon de feu. Il y eut cette
même nuit une maifon brulée auprès de cette
dernière ville. Comme on n'a pû découvrir la
cauſe de cet incendie , on l'attribue à ce même
tourbillon. Les pluies qui font furvenues ont raffuré
le Peuple que ces Phénomènes dangereux avoient
allarmé.
Kijj
222 MERCURE DE FRANCE.
MARIAGE S.
Monfeigneur Charles- Emmanuel de Cruffol , Duc
d'Uzès , premier Pair de France , Prince de Soyon
&c. époufa le 8 du courant dans la Chapelle de
fon Château du Foure Mlle Marie- Gabriel- Marguerite
de Gueydon , fille de Henry de Gueydon
Seigneur de la Ville S. Hypolite de Planque ,
Gourgas , la Roque Pierre-feu , & c. Cette Famille
defcend par Philippe de Gueydon II du nom des
anciens Comtes de S. Etienne en Italie il paffa
en France après l'incendie & facs de S. Etienne
fous le bon plaifir de Charles IX qui régnoir
alors & qui l'accueillit avec diftinction .
Meffire Jean de Banne d'Avejan de Montgros,
Comte de Banne , Maréchal des Camps & Armées
du Roi , époufa le 11 de Juin au Château
de Chaumontel , Dlle Marie - Génevieve - Silvie
Thourou d'Arfilly , fille de Meffire Jules- Charles
Thourou d'Arfilly , & de Dame Genevieve Befnier.
La Bénédiction Nuptiale leur a été donnée
par l'Abbé de Gabriac , Vicaire Général du Diocèfe
de Sens.
MORT S.
>
Meffire Chrétien- Guillaume de Lamoignon de
Baville , Préfident Honoraire du Parlement ,
Grand'Croix , Prévôt , Maître des Cérémonies ,
Honoraire de l'Ordre de Saint- Louis , eſt mort
le 23 de Mai , dans la quarante-feptiéme année
de fon âge.
> N. de Cicery Abbé de l'Abbaye Royale de
Baffefontaine , Ordre de Prémontré , Diocèle de
Troyes , eft mort à Avignon , le 6 Mai , âgé
de foixante- dix ans.
JUILLET. 1759. 223
Melire Maximilien- Heary- Hyacinthe , Comte
d'Horion , Grand- Prévôt de l'Eglife Cathedrale
de Liége , Prévôt de Maxik & de Hilvareberg ,
Conſeiller d'Etat actuel de feu l'Empereur Charles
VII. Premier Miniftre & Grand - Maître de la
Maifon du Séréniffime Prince & Evêque de Liége,
& ci-devant fon Envoyé à la Cour de France ,
& Abbé Commendataire de l'Abbaye de Mouzon ,
Ordre de S. Benoît , Diocèſe de Reims , mourut
à Liége le 23 , dans la foixante-feptiéme année
de fon âge.
LE fisur
AVIS.
E fieur Confin vient de perfectionner un bandage
à reffort pour l'exomphale réduite , il a préfenté
ce bandage à la Faculté de Médecine , qui
far le rapport de Commiſſaires qu'elle avoit nommés
pour l'examen, a jugé que ce bandage par
fes grands avantages furpalloit de beaucoup ceux
qui avoient juſqu'ici été proposés pour cette maladie
; l'on trouve de plus chez lui des bandages
élaſtiques à reſſort & fans rellort , à charnieres
& à corps ouverts d'acier trempé , comme préférables
par leur fuccès , & il ſe Ĥatte de contenir
toutes les deſcentes de quelque nature qu'elles
puiffent être . L'on trouve aufli chez ledit fieur
botines pour les enfans , fufpenfoirs & peffaires.
Il demeure rue Comtelle d'Artois , entre la rue
Monconfeil & celle de la Truanderie à Paris. Il
prie les perfonnes qui pourroient avoir befoin
de lui de garder ſon adrelle , ne voulant pas ennuyer
les Lecteurs,
Le nouveau Syſtême que j'ai déja annoncé au
224 MERCURE DE FRANCE.
mois de Novembre 1758 , pour apprendre la
Langue Latine de trois manieres différentes ,
par raifonnement , par jeux , & par entretiens ,
&c. Se vend actuellement à Paris chez Defpilly
Libraire , rue Saint Jacques , ' à la vieille
Pofte , vis-a- vis la rue du Plâtre; & à Troyes chez
Jean Garnier , Imprimeur Libraire rue du Temple.
Je parlerai dans la fuite plus amplement de
cette méthode , en faiſant part au Public d'une
differtation que M. le Roux Auteur de ce Syſtême
m'a remiſe , & dont il a fait mention dans la
réponſe à la critique de fon Livre.
Le fieur André Behaque , Marchand , demeurant
au coin des Halles fur la petite Place à Lille ,
à l'Enfeigne de l'Acteur Romain , étant parvenu
après de longues années de voyage & recherches
pénibles qu'il a faites & fait faire dans différentes
Parties de l'Europe , à former un Cabinet , & à
mettre en ordre toutes les raretés fans nombre
& de tout genre qu'il a pu recueillir ; & les complimens
flatteurs qu'il a reçus de tous les Connoiffeurs
qui lui ont fait la grace de l'aller voir ,
ayant enfin rempli fes vues , il a l'honneur d'annoncer
aux Sçavans , Curieux & Artiſtes que
ledit
Cabinet fera vifible tous les jours de la femaine
à raifon de 14 fols par perfonne lorſque le nombre
fera au moins cinq , & la valeur , c'eſt- àdire
fix livres , lorfqu'on fera feul .
Comme il n'eft pas poffible d'inférer ici le dénombrement
de Piéces rares que ce Cabinet contient
, le fieur André Behaque dira ſeulement que
fon cabinet occupe quatre grandes Places richement
ornées , & qui renferment dans leur fein
tout ce que l'Art & la Nature ont produit en tous
genres de curieux & de merveilleux,
JUILLET. 1759 . 225
Le feur Perrin, Sellier , demeurant au Pont de
Séve, donne avis au Public qu'il a inventé une
nouvelle forme de Selles pliantes & élastiques
des deux cinquièmes plus légères & en même
temps plus commodes pour homme & cheval :
qu'il en a déjà fourni plufieurs à S. A. S. Mgr.
le Duc d'Orléans , defquelles ce Prince est trèscontent.
Qu'il a le fecret de guérir les chevaux ,
par un ſeul panſement , des nouveaux & vieux
écarts, de même que les allonges tenant à la
noix , fans leur faire aucun mal . Bien loin que
ce panfement les empêche de travailler , le tirage
alors , dit - il , leur procure une guérifon plus
prompte & plus parfaite. On peut s'en informer
au Bureau de la Pofte aux chevaux de Paris , aú
fieur Gueldre , Marchand de chevaux , & à bien
d'autres. Il travaille gratis pour ceux qui n'ont
pas le moyen de payer , & fe tranſporte partout
où il eſt appellé , n'ayant pour objet principal
que d'être utile au Public.
L'Europe vivante & mourante , ои Tableau
annuel des principales Cours de l'Europe , ſuite du
Memorial de Chronologie , généalogique & hiftorique.
Année 1719. A Bruxelles , chez Erançois
Foppens , au Saint - Elprit , & ſe trouve à
Paris chez Debure l'aîné , Quai des Auguftins.
Ce petit Ouvrage n'eft qu'une fuite du Livre
qui a paru annuellement en 1747, 1748 & 1749,
fous le titre d'Almanach généalogique & hiftorique
, & qui a été continué depuis 1752 ju
qu'en 1755 , fous celui de Mémorial de Chronologie,
généalogique & hiftorique ; mais avec des
différences qui en ont fait chaque année un Livre
différent.
226 MERCURE DE FRANCE.
APPROBATION.
J'Arla, par ordre de Monfeigneur le Chancelier,
le premier Mercure du mois de Juillet , & je n'y
ai rien trouvé qui puiffe en empêcher l'impref
fion. A Paris , ce 30 Juin 1759. GUIROY.
Fautes à corriger dans le Mercure de Juin.
P. 200. ligne 3. Venceflas , lifex Ladillas.
P. 212. 1. 33. par la mort , lifez par la démiſſion.
P. 213. 1. derniere , Pons- Saint- Michel , liſe z Pons-
Saint-Maurice.
P. 214. 1. 13. Au lieu de Joly de Choffin , lifez
Joly de Choüin .
Dans ce Volume.
Page 10. ligne 6. coeur , lifez cours.
TABLE DES ARTICLES.
J
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES IN VERS ET EN PROSE.
UPITER & le Paysan , Fable.
Le Soleil fixe au milieu des Planetes , Ode,
Le Valet Maître .
Vers faits à B *** dans les boſquets de
l'Amour & de l'Amitié.
Suite de l'heureux Divorce.
Les Tourterelles , Idylle.
Lettre de M. Greffet à M. ***
pages
8
12
13
14
44
49
JUILLET. 17597 227
Lettre à M. Marmontel fur le dénoûment
de Venceslas.
apitre en Rondeau,
Apoſtille.
Vers à Mlle Dubois repréſentant Didon.
Mots de l'Enigme & des Logogryphes du
Mercure précédent.
Enigme.
Logogryphe.
Logogryphus,
Alter.
Chanfon,
66
68
ibid.
69
ibid.
-70
71
idid.
72
ibid.
ART . II . NOUVELLES LITTÉRAIRES.
Suite de l'Introduction à l'Hiftoire de
Dannemarck.
Mélanges de Littérature , d'Hiftoire & de
Philoſophie , nouv. Edit.
Lettre à l'Auteur du Mercure.
Annonces des Livres nouveaux,
73
92
120
126 &fuiv,
i
ART. III. SCIENCES ET BELLES-LETTRES.
ECONOMIE POLITIQUE .
Mémoire fur les opérations ceconomiques
faites dans le Digefteur de Papin , par
MM . de la Société Littéraire de Clermont
en Auvergne.
HYDRAULIQUE.
Extrait da Mémoire de M. Deparcieux , la
dans la derniere Affemblée publique de
l'Acad. des Sciences , fur la pofition des
aubes des roues , mues par le courant des
grandes rivieres , comme des moulins fur
bateaux , des moulins pendants, des Poms
x30
228 MERCURE DE FRANCE.
pés du Pont Notre- Dame , de la Samaritaine
& c.
ASTRONOMIE.
13
Suite de l'apparition de la Cométe de 1758
& 1682 , par M. Le Monnier , de l'Acad . 14
Lettre de M. de l'lfle , de l'Acad. Royale ..
des Sciences, &c. A l'Auteur du Mercure,
fur le retour de cette Comète.
MEDECINE.
Lettre de M. Hofty à M. *** ſur la mort du
Als cadet de M. de Caze.
ART. IV. BEAUX - ARTS.
ARTS AGRÉABLES.
14
Gravure.
Géographie.
Muſique.
ART. V. SPECTACLES,
Opéra.
Comédie Françoiſe .
Comédie Italienne.
Concert Spirituel.
ib
16
Ib
1
Opéra de Parme.
Supplément à l'Article des Arts.
Obfervation de Lythotomie.
Supplément à l'Article des Sciences.
Avis .
ART. VI. Nouvelles Politiques.
!
La Chanfon notée doit regarder la page 72.
Ib
IN
20
20
20
21
21
De l'Imprimerie de SEBASTIEN FORRY
Tue & vis-à-vis la Comédie Françoife.
MERCURE
DE FRANCE ,
DEDIE AU ROI
JUILLET. 1759 .
SECOND VOLUME.
Diverfité , c'est ma devife. La Fontaine.
Cochin
Filins in
Seulg.
Chez
A PARIS ,
( CHAUBERT , rue du Hurepoix.
JORRY , vis- à -vis la Comédie Françoife
PISSOT , quai de Conti.
DUCHESNE , rue Saint Jacques.
CAILLEAU , quai des Auguftins.
(CELLOT , grande Salle du Palais .
Avec Approbation & Privilège du Roi.
7
AVERTISSEMENT.
LE Bureau du Mercure eſt chez M.
LUTTON , Avocat , Greffier Commis au
Greffe Civil du Parlement , Commis au
recouvrement du Mercure, rue Sainte Anne,
Butte Saint Roch , à côté du Sellier du Roi.
C'eft à lui que l'on prie d'adrefer, francs
deport , les paquets & lettres , pour remettre
, quant à la partie littéraire , à M.
MARMONT EL , Auteur du Mercure.
Le prix de chaque volume eft de 36fols ,
mais l'on ne payera d'avance , en s'abonnant
, que 24 livres pour feize volumes ,
à raifon de 30 fols pièce.
Les perfonnes de province auxquelles on
enverra le Mercure par la pofte , payeront
pour feize volumes 32 livres d'avance en
s'abonnant , & elles les recevront francs
de port.
Celles qui auront des occafions pour le
fairevenir,ou qui prendront lesfrais duport
fur leur compte , ne payeront comme à·
Paris , qu'à raifon de 30 fols par volume ,
c'est-à- dire 24 livres d'avance , en s'abon-
Rant pour 16 volumes.
Les Libraires des provinces ou des pays
étrangers , qui voudront faire venir le
Mercure , écriront à l'adreffe ci- deffus.
Aij
Onfupplie les perfonnes des Provinceš
'd'envoyer par la pofte , en payant le droit ,
le prix de leur abonnement , ou de donner
leurs ordres , afin que le payement en foit
fait d'avance au Bureau.
Les paquets qui neferont pas affranchis ;
refieront au rebut.
On prie les perfonnes qui envoient des
Livres , Eftampes & Mufique à annoncer,
d'en marquer le prix,
On
peut fe procurer
par
la voie
du
Mercure
le Journal
Encyclopédique
&
celui
de
Mufique
, de Liége
, ainfi
que
les autres
Journaux
, Eftampes
, Livres
&
Mufique
qu'ils
annoncent
.
Le Nouveau Choix de Piéces tirées des
Mercures & autres Journaux , par M.
Marmontel , fe trouve auffi au Bureau
du Mercure. Le format , le nombre de
volumes & les conditions font les mêmes
pour une année.
Il prie Meffieurs les Abonnés du Mereure
de vouloir bien prendre cette qualité
en fignant les Avis & les Piéces qu'ils lui
envoyent ,
MERCURE
DE FRANCE.
JUILLET. 1759.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES
EN VERS ET EN PROSE.
ÉPITRE A THISBÉ.
THIHISBÉ, ne cherchons point la félicité pure.
Le chemin de la gloire eſt rude & fablonneux ,
La route du plaifir eft plus douce & plus fûre ,
Mais lui-même eft la fleur d'un arbuste épineux :
On détruit cette plante à force de culture.
Pour accroître nos biens , fçachons borner nos
voeux ;
N'achetons point de l'art les dons de la Nature ,
A iij II. Vol.
MERCURE DE FRANCE.
Et nous ferons affez heureux .
Eft- il donc de l'humaine eſſence
De négliger les biens qui naiffent fous nos pas
Pour rechercher la jouiffance
De tous ceux que nous n'avons pas ?
Tel qui vivroit heureux , renfermé dans fa fphère ,
Plein de mille defirs , qu'il ne peut fatisfaire ,
Veut aggrandir fon cercle , & le rend plus étroit.
Du defir d'être heureux naît le malheur des
hommes ;
Nous oublions ce que nous fommes
Occupés de ce qu'on nous croit.
Sur de vains préjugés remportez la victoire ,
Livrez-vous à vos goûts , permettez de tout croire, '
Et par vos amours même illuſtrez votre nom :
Allez fans maſque au Temple de Mémoire ,
Prenez-y votre place à côté de Ninon ;
Croyez , quelques talens qu'une Belle raſſemble
Qu'on ne peut atteler enſemble ,
Les Pigeons de Vénus & les Paons de Junon .
MADRIGAL.
Connoiffez- vous , me demandoit Eglé ,
Un jeune enfant aveugle , aîlé ,
Que l'on appelle Amour , qui fuit toutes les
Belles ?
Hier de chez Doris on dit qu'il s'env 、la .
Eglé , j'en connois un qui porte ce nom là ;
Mais il voit clair , & n'a point d'aîles.
14
JUILLET. 1759:
VERS à M. & Mad. de la T *** ,
fur la naiffance d'un fils. Par M. Pa
nard.
MODOÉDLELEE des Epoux, couple tendre & fidèle ,
Vous qui me difputez l'honneur de faire voir
Que la bonne amitié du fiécle de Cybèle
N'a pas perdu tout fon pouvoir ,
Daignez tous les deux recevoir
Ces Vers , ouvrage de mon zèle ,
Sur le don que le Ciel vous fit hier au ſoir. '
Les fruits que produit l'hyménée ,
Quand on a fous fa loi vu couler quelque année ,
Sont ordinairement les enfans du devoir ;
Chez vous ce qui m'étonne & me plaît davantage,
Ceft que le gros Joufflu qui vient de voir le jour ,
Après fix ans de mariage ,
Soit encor enfant de l'Amour,
A iv
6 MERCURE DE FRANCE
Et nous ferons aſſez heureux.
Eft-il donc de l'humaine eſſence
De négliger les biens qui naiffent fous nos pas
Pour rechercher la jouiſſance
De tous ceux que nous n'avons pas ?
Tel qui vivroit heureux , renfermé dans fa fphère ,
Plein de mille defirs , qu'il ne peut fatisfaire ,
Veut aggrandir fon cercle , & le rend plus étroit.
Du defir d'être heureux naît le malheur des
hommes ;
Nous oublions ce que nous fommes
Occupés de ce qu'on nous croit.
Sur de vains préjugés remportez la victoire,
Livrez-vous àvos goûts , permettez de tout croire,
Et par vos amours même illuſtrez votre nom :
Allez fans mafque au Temple de Mémoire ,"
Prenez- y votre place à côté de Ninon ;
Croyez , quelques talens qu'une Belle raſſemble
Qu'on ne peut atteler enſemble ,
Les Pigeons de Vénus & les Paons de Junon .
MADRIGAL.
Connoiffez -vous , me demandoit Eglé ,
Un jeune enfant aveugle , aîlé ,
Que l'on appelle Amour , qui fuit toutes les
Belles ?
Hier de chez Doris on dit qu'il s'env 、la .
Eglé , j'en connois un qui porte ce nom là ;
Mais il voit clair , & n'a point d'aîles .
4
JUILLET. 1759 :
VERS à M. & Mad. de la T *** ,
fur la naiffance d'un fils. Par M. Pa
nard.
MODÉLE ODELE des Epoux , couple tendre & fidèle ,
Vous qui me difputez l'honneur de faire voir
Que la bonne amitié du fiécle de Cybèle
N'a pas perdu tout fon pouvoir ,
Daignez tous les deux recevoir
Ces Vers , ouvrage de mon zèle ,
Sur le don que le Ciel vous fit hier au foir. '
Les fruits que produit l'hyménée ,
Quand on a fous fa loi vu couler quelque année ,
Sont ordinairement les enfans du devoir ;
Chez vous ce qui m'étonne & me plaît davantage,
C'eſt que le gros Joufflu qui vient de voir le jour ,
Après fix ans de mariage ,
Soit encor enfant de l'Amour,
A iv
8 MERCURE DE FRANCE.
TRADUCTION du Pfeaume CXXXVI.
Super Flumina Babylonis.
Assis fur les bords de
l'Euphrate
Un terdre fouvenir redoubloit nos douleurs :
Nous penfions à Sion dans cette terre ingrate ,
Et nos yeux , malgré nous , laiffoient couler des
pleurs.
Nous fufpendîmes nos Guitarres
Aux faules qui bordoient ces rivages déferts ;
Et les cris importuns de nos vainqueurs barbares ,
A nos Tribus en deuil demandoient des concerts.
Chantez , difoient-ils , vos Cantiques ,
Répetez- nous ces airs tant vantés autrefois ,
Ces beaux airs que Sion , fous les vaftes portiques ,
Dans les jours de fa gloire , admira tant de fois.
Comment , au fein de l'efclavage ,
Pourrions- nous de Sion faire entendre les Chants }
Comment chanterions - nous dans un climat
fauvage.
>
Du Temple du Seigneur les Cantiques touchants ?
O Cité Sainte ! ôma Patrie !
Chere Jérufalem , dont je fuis exilé !
Si ton image échappe à mon ame attendrie ,
Si jamais , loin de toi , mon coeur eft confolé ,
JUILLET. 1759.
و
Que ma main tout- à-coup ſéchée ,
Ne puiffe plus vers toi s'étendre déformais ;
A mon palais glacé que ma langue attachée ,
Dans mes plus doux tranſports , ne se nomme
- jamais !
Souviens-toi de ce jour d'allarmes ,
Seigneur , où , par leur joie & leurs ris triomphans
Les cruels fils d'Edom , infultant à nos farmes ,
S'applaudiffoient des maux de tes triftes enfans.
Détruiſez , détruiſez leur race ,
Crioient-ils , aux vainqueurs de carnage fumans.
De leurs remparts briſés ne laiſſez point de trace ›
Anéantiffez-en jufques aux fondemens.
Ah ! malheureuſe Babylone ,
Qui nous vois fans pitié traîner d'indignes fers ,
Heureux qui , t'accablant des débris de ton trône.
Te rendra les tourmens que nous avons ſoufferts!
Jouets des vengeances célestes ,
Que tes meres en fang , fous leurs toîts embrafés ,
Expirent de douleur en embraffant les reftes
Dele urs tendres enfans fur la pierre écrasés.
MALFILLATRE de Caën.
Av
10 MERCURE DE FRANCE.
PENSÉES SUR L'ÉMULATION
UN
Et fur l'Envie.
N Génie heureux s'élève au- deffus
du Peuple qui afpire à la gloire ; fes fuccès
irritent l'envie ; ils excitent l'émulation.
L'envie lui fufcite des ennemis , l'émulation
des concurrens. Ceux-là s'efforcent
de l'abaiffer , & ceux-ci de l'atteindre.
L'envie eft une contradiction de l'or
gueil , qui ne reconnoît point de mérite
fupérieur au fien , lors même qu'il a un
fentiment intime du contraire , & qui
refuſe à autrui un hommage qu'il lui rend
par fa haine même & par fon acharnement
à en ternir la réputation.
L'émulation eft une ambition louable ,
un noble defir d'égaler ou de furpaſſer par
de généreux efforts un mérite étranger
qu'elle avoue & qu'elle honore.
L'envie porte fur le fentiment de notre
foibleffe. L'émulation fortdu fentiment
de nos forces. L'une eft le défeſpoir
de l'impuiffance ; & l'autre eft l'effor du
talent.
Dans l'émulation , l'ame fe replie fur
JUILLET 1759. FE
elle-même pour preffer le jeu de fes facultés.
Dans l'envie , elle defcend en ellemême
pour mettre en feu fes paffions .
L'émulation ne voit qu'un motif de
tendre à fes fins avec plus d'empreffement
, où l'envie trouve un fujet de trifteffe
, de fureur & de haine. Celle- là taille
des crayons où celle- ci aiguife des
traits. L'une laiffe à côté d'elle ce qui l'anime
: l'autre marche de front contre ce
qui l'enflamme.
›
Les acclamations publiques décernent
à ce Héros le prix de la valeur , à cer
Orateur le prix de l'Eloquence &c. Leurs
envieux font mécontens du Public ; leurs
émules font mécontens d'eux- mêmes.
Votre ardeur pour le travail votre
amour pour la gloire , votre zéle pour
bien public , l'eftime , l'attachement &
tous les fentimens favorables que vous
aviez pour votre rival , croiffent-ils avec
fes fuccès , ou s'affoibliffent- ils à mefare a
Voilà la pierre de touche de l'émulation
& de l'envie.
le
L'émulation nous occupe plus de nousmêmes
que de nos rivaux. L'envie nous
occupe plus de nos rivaux que de nousmêmes.
Les grandes ames obéiffent à l'émula
A vj
I 2 MERCURE DE FRANCE.
tion. L'envie n'entre jamais que dans les
ames baffes.
Dorphile a la parole montée fur le
ton des nobles fentimens. Ses principes
tendent au fublime de la vertu ; fes ouvrages
l'infpirent , & fes procédés l'expriment
au naturel . Il a été cruellement
offenfé , & il-a pardonné. Il a pû fe parer
d'une gloire étrangere , & il a mieux aimé
laiffer mourir quelques rayons de la
fienne . Il a effuyé des revers , & il s'eft
tranquillement affis fur les débris de fa
fortune. Mais louez Chryfolyte en fa préfence
, il eft hors de lui- même ; ſes regards
vous difent que vous l'avez bleſſe
profondément. Que lui a donc fait Chryfolyte
Quelle idée avez-vous réveillée
dans fon efprit ? Chryfolyte eft l'homme de
notre fiécle.... Dorphile n'a jamais eu
qu'une ame baffe.
C'eft la plus honteufe des foibleffes
que de ne pouvoir fupporter la profpérité
d'autrui. Et vouloir enlever aux autres
un bien dont on ne jouira pas foi- même ,
c'eft la plus lâche des induſtries. La balfeffe
a-t-elle un degré plus bas ?
Je vois bien pourquoi cet homme a
effayé de me couper la bourfe ; il en auroit
profité. Mais celui- là pourquoi attenteJUILLET.
1759. 13
t-il à votre réputation ? il n'en jouira
point.
Je voudrois fçavoir fi les femmes trouvent
dans leur miroir plus de graces à careffer
, après qu'elles ont mis en pièces
une jolie figure.
J'examinois un Tableau d'un grand
Maître. Deux Curieux fe joignirent à moi.
Ils regarderent l'ouvrage d'un oeil intelligent.
Je les confidérai attentivement pour
démêler dans leur air les effets involontaires
de la premiere impreffion , & ce jugement
fenti que la paſſion n'a pas eu le
temps de dénaturer. Il me fut aifé de découvrir
dans le jeu naturel de leurs vifages
l'ébranlement fubit & le filence contemplatif
de deux ames frappées & ravies
d'admiration. Je continuai à les obſerver ,
& je remarquai que l'un d'eux fe plaifoit
dans fon- extafe & s'y confirmoit en détaillant
le tableau ; tandis que l'autrė
fembloit fe débattre avec lui-même pour
fortir d'un état pénible . Quelle peinture !
me dit avec tranſport le premier qui tenoit
fon crayon & fes tablettes à la main ,
Quelle vérité! Quelle expreffion! Ne voyezvous
pas l'ame de ces perſonnages , n'entendez
vous pas leurs difcours? ... En voilà
un , dit l'autre en grimaçant , dont l'attitude
eft bien gênée ; cela n'eft pas foute14
MERCURE DE FRANCE .
,
it
nable... Admirez avec moi , reprit celuilà
, l'entente , la diftribution , l'harmonie...
Remarquez , me dit celui- ci en l'interrompant
, remarquez ce coup de pinceau.
eft d'une fauffété choquante ... C'eft le coloris
du Titien même ; que vous en fem
ble ... Voilà une draperie dont les nuances
font affez mal : Obfervez ; qu'en penfez-
vous?... Je penfe , répondis -je à ce
dernier , qu'on ne peut dire d'une maniere
plus énergique que vous venez de le faire,
voilà un tableau parfait.
L'envie fent la fupériorité de l'objet envić
, & ne voit en lui que défauts ; c'eſt
qu'elle apperçoit d'abord l'objet en luimême
& qu'elle le confidere par réfléxion
dans un de ces miroirs dont la glace infidèle
compofe des traits même de la beauté
l'image de la laideur .
L'emulation n'eft point un préjugé. A
l'aspect du grand & du beau , fes efprits
agités la tranfportent dans fa carriere &
l'aiguillonnent dans fa courfe. La connoiffance
desfautes dans lefquelles fes modè
les font tombés , lui fert à éviter les
écueils dont ils ne fe font pas affez éloignés.
C'eft ainfi qu'elle tend à une plus
grande perfection , qu'une impartialité
éclairée lui montre.
Arifte , ne flétriffez pas lâchement les
JUILLET. 1759. 15
lauriers dont la gloire a ceint le front de
cet Athléte. Vos forces dédaignent - elles ,
les fuccès ouvrez la barrière ; defcendez
dans l'arène , & allez mériter des couronnes
plus brillantes ... Vous refuſez le
combat refpectez donc ceux qui triomphent.
Les petits frêlons ne travaillent prefque
point ; ils voltigent fans ceffe autour
des ouvriers ; ils en troublent les travaux ,
& les inquiétent juſqu'à ſe faire chaſſer
de la ruche. Les gros bourdons s'occupent
à des ouvrages utiles à leur république
: ils obéiffent , fans fe croifer , à leur
inftinct actif & induftrieux. Avec l'ardeur
d'une mutuelle rivalité , ils fe prêtent
des fecours réciproques ; & par le concoursde
leurs opérations s'éleve avec le
bien
public un trophée commun. Emblê-,
mes de l'envie & de l'émulation .
Protecteurs des Lettres & des Arts , aiguifez
l'émulation , vous produirez les.
talens . Etouffez l'envie , vous conferverez
les talens . Couvrez furtout de vos aîles le
mérite naiffant , l'envie va l'écrafer jufques
dans fon berceau.
On a remarqué que les grands hommes
étoient prefque toujours contemporaius
Qui doute que l'émulation n'en foit une
des principales caufes ?
)
46 MERCURE DE FRANCE..
C'eft ordinairement contre les grandes
réputations & les grands talens que s'acharne
l'envie , ſemblable à ces infectes
qui ne s'attachent gueres qu'aux meilleurs
fruits. Ses artifices , fes manéges , fes cabales
furtout font à redouter. Avec une
légion de Pygmées , elle eft plus d'une
fois venue à bout d'étouffer des Géans.
Cette eſpèce de tribut que les talens
font contraints de payer dans la République
littéraire , reffemble un peu à la
taxe impofée fur les caravannes par les
Arabes vagabonds.
Que la flatterie avilit les louanges en
les prodiguant ! Cet éloge fublime , il eft
au- deffus de l'envie , cet éloge qui réunit
tous les autres , & qui dit plus que tous
les éloges réunis , ne flatte plus aujourd'hui
, même des gens qui n'ont pas droit
à être jaloufés. Les louangeurs diftribuent
libéralement ce rare mérite à tous les
perfonnages qu'ils encenfent , comme
quelques Panégyriftes parent des vertus
les plus éminentes tous les Morts qu'ils
ont à louer.
L'émulation ne peut fervir à régler les
rangs. L'envie est toujours une marque
d'infériorité .
A qui donner la palme , de Varius ou
de Tucca ? Ils jouiffent tous deux d'une
JUILLET. 1759. 17
réputation éclatante. Mettez leurs ouvrages
dans la balance , elle refte indécife :
ajoutez - y le poids de leurs partifans
elle conferve toujours l'équilibre. Confultons-
les eux- mêmes ; ils fe cédent mutuellement
l'honneur du triomphe : mais
Varius loue Tucca moins volontiers que
Tuccane le loue... La palme eft à Tucca.
Il eft des jaloufies nationnales . Dans le
grand fiécle littéraire de Rome , les Grecs
recurent de leurs rivaux des éloges dont
nous entendons retentir le Temple de
l'Immortalité. Tel Peuple doit aujourd'hui
une partie de ſes richeſſes à celui
qu'il prend à tâche de dégrader. Les
Nations font hommes , & la même règle
fert à les juger.
Sans émulation , le talent manque
d'ame pour s'élever ; il refte couché dans
la pouffière. Avec de l'envie , le talent n'a
qu'une ame rampante il s'agite dans la
boue.
L'émulation n'eft jamais fans récompenfe
; fes efforts produifent toujours
quelque fruit. L'envie eft à elle - même
fon fupplice ; fes ferpens après avoir fifflé
jufques à dominer fur les cent bouches
de la Renommée , rentrent dans fon fein
& le déchirent : elle ne fe repofe que
dans les tourmens. Invidus , dit Sénéque,
pana incubatfua.
8 MERCURE DE FRANCE.
L'émulation dégénére quelquefois en
envie. C'eft furtout lorfqu'on la fait rou
gir de fes mauvais fuccès. Le dépit jaloux
lui donne le caractére de vice.
Platon , dont les ouvrages philofophiques
nous répondent de fes talens pour
la Poëfie , jugea que fes Poëmes ne foutenoient
point le paralléle avec ceux d'Homere.
Il ne déchira point l'Iliade : il brula
fes effais. L'émulation trompée ne doit
fe venger que fur elle- même.
Nous fommes comptables à la Patrie
de nos talens , & le bien public doit être
notre premiere fin. Il nous eft permis de
recueillir quelque fruit de nos talens , &
la gloire en eft la plus belle récompenfe.
Ne perdons jamais ces deux objets de vue ,
& notre émulation toujours vive fera auffi
éloignée de l'envie que l'envie l'eft ellemême
de ces deux objets.
J'entre dans la carriere. Je ne crains
point l'envie ; la médiocrité de mes talens
n'y fçauroit être expofée , & mon coeur
me répond qu'il n'en eft point fufceptible :
mais je crains que le fuccès n'encourage
point mon émulation .
L'Abbé Roubaud , ďAvignon.
JUILLET. 1759. 19
FRAGMENT fur les Bienféances , pris du
méme Difcours que le Morceau inféré
dans le Mercure de Juin , page 39.
SIP'homm
Il'homme eût été placé fur la terre
pour y vivre fans aucune communication
extérieure , ſes vertus & ſes vices
auroient été tout entiers au fond de fon
ame. Mais bientôt les hommes fentirent
que le deffein de la Nature avoit été de
les faire tous entrer dans cette chaîne
de befoins qui les lie les uns aux autres.
L'innocence foible & timide chercha à
fe mettre à l'abri de la violence & de
l'oppreffion. Voilà l'origine des fociétés .
L'homme alors éprouva mille mouvemens
divers , qui juſques - là lui avoient été inconnus
; la foif des richeſſes , le defir de
s’'élever , la jalouſie mere des crimes : il
vit fon coeur en proie à une foule de
paffions qui prenoient leur fource dans
un commerce , dans la douceur duquel
il croyoit trouver toute la félicité.
Pour maintenir l'ordre & la paix dans
les fociétés naiffantes , les loix étonnèfent
d'abord le crime par leur févérité
& furent mettre un frein à la cupidité
20 MERCURE DE FRANCE.
humaine. Mais elles n'en banniffoient
que ce qui pouvoit nuire à la fureté des
Citoyens, dont elles régloient les devoirs.
Il falloit encore obliger les hommes à
fe refpecter les uns les autres , & les empêcher
de laiffer paroître leurs défauts ,
fans quoi la corruption d'un feul pouvoit
devenir la corruption de tous , tant
l'exemple a de force fur les efprits. Il
falloit retrancher de la fociété tous les
vices qui viennent d'un caractère dur ,
fans quoi elle n'auroit plus eu ni douleur
ni agrémens. Il falloit mettre dans
les manières une certaine politeffe, qui eft
le plus heureux bien des coeurs. Les loix
fentirent leur impuiffance ; tout cela ne
fouvoit être en effet que l'ouvrage des
mours. Peu-à- peu elles perdirent leur première
rudeffe ; on vit les hommes obferver
entr'eux des égards ; ils apprirent à
connoître les bienféances , & bientôt elles
réglèrent toutes les actions. Que ne peuvent
point les bienféances ? Souvent elles
arrêtent encore la main , lorfque le coeur
eft déja livré tout entier à la violence des
paffions : elles ont été placées à côté de
la vertu pour la défendre. Si la douceur
des moeurs a mis de la politeffe dans les
manières , fouvent par un heureux retour
la politeffe des manières a fçu adoucir les
JUILLET. 1759. 21
moeurs les plus dures & plier les caractères
les plus infléxibles. Les loix pouvoient
bien arrêter les efforts du vice ;
il femble qu'il n'appartienne qu'aux bienfeances
d'obliger les hommes à avoir au
moins les apparences de la vertu . Leur
empire eft d'autant plus puiffant , qu'il ſe
fait moins fentir & qu'elles ne le tiennent
que des moeurs. Les loix font établies
; les moeurs naiffent pour ainfi dire
avec nous & nous font comme infpirées :
les unes commandent à l'efprit ; les autres
femblent n'agir que fur le coeur : fouvent
on fe fent entraîné par les premières
avec force & comme malgré foi ; on
obéit plus volontiers aux fecondes , parce
qu'il femble qu'alors on ne faffe que
céder à fes propres mouvemens . Banniffez
les bienséances d'entre les hommes ,
quel affreux tableau leur fociété ne nous
préfente-t-elle pas ? Le vice altier fe fait
un front qui ne rougit plus de rien ;
la licence régne dans les moeurs , la pudeur
n'a plus de droits qui foient inviolables
; les hommes perdent cette heureufe
flexibilité , qui fait qu'ils cédent
fans peine aux opinions les uns des autres
& qu'ils fouffrent mutuellement leurs
foiblefles. La paix fugitive s'éloigne d'eux;
tout eft en proie aux diviſions , aux trouz
22 MERCURE DE FRANCE.
bles ; il femble que les hommes ne
foient réunis que pour fe rendre malhe
reux & pour ſe corrompre.
Parmi les bienséances, que le Sage d
fe faire une loi de ne pas violer , il
en a qui font fondées fur les moeur
il doit les refpecter : il y en a qui fo
fondées fur les égards , il ne doit pas !
choquer : il y en a enfin qui ne font for
dées que fur des ufages , le Sage doit s
prêter.
Comme on voit après une tempête vi
lente les eaux de la mer venir dépofi
fur fes bords le limon dont elles étoiet
chargées , & les flots enfuite contrain
d'abandonner le rivage , emporter les fa
bles qui le couvroient ; ainfi dans le com
merce des hommes il y a un flux & u
reflux continuel des vices qui les port
fans ceffe de l'un à l'autre. Un hommi
étoit né vertueux , & fon coeur innocen
ne connoiffoit ni l'artifice ni l'impoſture ;
le monde en un inftant lui a ravi toute
fa vertu ; mille objets ont été réveiller
au fond de fon coeur des paffions qu'il
n'y connoiffoit pas lui-même : féduit ,
ébranlé , emporté , il a été étonné de ſe
trouver criminel , fans en avoir formé
le deffein & fans fçavoir par quels degrés
il l'étoit devenu. Ses vices impatiens de
JUILLET. 1759. 23
fe répandre, vont à leur tour corrompre
les moeurs des autres hommes & bannir
d'entr'eux la vertu. La paix , la douce
amitié , la politeffe , exilées avec elle , les
laifferoient plus malheureux mille fois
qu'il ne l'étoient errans dans les forêts
qu'ils ont abandonnées pour ſe réunir ,
& où n'ayant d'impreffions ni à donner
ni à recevoir , ils pouvoient être durs
fauvages & vicieux fans danger. Les bienféances
peuvent feules arrêter le cours
de tant de maux ; elles font la dernière
digue que la Nature ait élevée contre
le torrent de nos paffions ; on ne la franchit
pas aifément. Cet amour- propre qui
nous fait defirer l'eftime des autres hommes
, lors même que nous la méritons
le moins , nous oblige de leur dérober
le fond de notre coeur : ainfi les bienféances
font le reffort principal des vertus
humaines ; & lorfque l'amour de la
vertu n'agit plus fur le coeur , elles nous
obligent au moins d'en conferver l'ima
ge dans nos actions.
Qu'on fe garde bien cependant de confondre
le refpect des bienféances avec
le vice le plus lâche & le plus odieux
de tous , qui n'emprunte les dehors aimables
& féduifans de la vertu que pour
couvrir les hajnes , les trahiſons , les noir14
MERCURE DE FRANCE.
ceurs. La plupart des vices ont leur fource
dans les foibleffes de l'homme ; plufieurs
même , qui le diroit ! ont quel.
quefois la leur dans les qualités les
nobles & les plus eftimables. L'hypoth
ne naît que de la corruption & de la
fe du coeur. L'homme vicieux qui obferu
les bienséances , femble conferver un reite
de reſpect pour la vertu , & dans la to
ciété les moeurs fe foutiennent encore
par fon ombre ; l'hypocrite fe joue de
la vertu même & ne fait fouvent que
la rendre odieufe : le premier ne renferme
fes vices au dedans de lui-même,
que pour éviter la honte qui les accompagne
; le fecond n'empêche ſes vices de
s'échapper que pour en recueillir plus furement
le fruit ; c'eft le dernier effort de
la malignité du coeur humain : l'un eft
cet animal terrible , dont la chaîne rend
toutes les fureurs impuiffantes , l'autre eft
cette bête féroce qui déchire impitoyablement
ceux que fa voix trompeuſe &
cruelle a attirés dans fes piéges .
Parce qu'il aime la vertu , le Sage joint
encore à l'hommage de fon coeur tour
l'extérieur d'une conduite réglée fur fa
connoiffance & fur ſon amour . Parce qu'il
aime les hommes , il évite avec foin tout
ce qui pourroit en affoiblir en eux lo
fentiment.
JUILLET. 1759. 25
ſentiment. Les bienféances réglent fes actions
& fes difcours. Les loix fe font bien
es avec force , pour arrêter le cours
idolences & des injuftices : mais ounotre
foumiffion aux loix , nous de-
Fencore à la fociété d'autres vertus ;
femble que celles dont les bienfances
nous permettent moins de nous
Carter , font la modeftie & la pudeur .
Comme je ne confidére ici les vertus
que d'une manière humaine , lorsque je
parle de la modeftie , on ne doit point
entendre cette vertu , qui eft toute dans
le coeur de l'homme ; qui attache fans
ceffe fes regards fur fes imperfections &
fur fes foibleffes , pour l'avilir à fes propres
yeux ; qui lui montre toute la fragilité
des avantages dont il nourrit ſon
orgueil ; qui le dépouille de fes vertus
même & lui enlève le fentiment fi cher
de fa propre excellence , pour ne lui laiffer
que fes mifères & fa baffeffe.
La modeftie ne s'occupe qu'à régler
les dehors : elle laiffe à l'homme tous
fes avantages ; mais l'afferviffant au joug
des bienféances , elle l'oblige à en jouir
de manière que perfonne n'en fouffre.
Un homme que rien ne tire de l'obſcurité
où la nature l'a placé , peut n'avoir
point de modeftie ; cette vertu n'eft pas.
II. Vol. B
26 MERCURE DE FRANCE.
faite pour lui mais le Sage , dont les
talens font applaudis , admirés en tous
lieux , le Sage , dans le fein des honneurs
où il fe foutient par fa vertu , eft encore
modefte ; & fous cette modeſtie , dont
il couvre les qualités fublimes de fon
ame , on les voit briller d'un éclat moins
yif peut-être , mais plus pur & plus doux :
fon mérite en eft plus aimable & fa vertu
plus refpectée & plus chérie. Ainfi à peine
caché fous les bords de l'horizon qu'il
enflamme encore , l'aftre du jour ne lance
plus aux lieux qu'il quitte que des feux
paifibles & doux. Ils n'ont plus cet éclat
qui nous éblouit & nous force d'en détourner
nos regards ; ils ne font plus
que de tendres impreffions qui nous permettent
de les fixer davantage ; & pour
être moins vifs , il ne font que mieux
vus & plus admirés.
La modeftie ne court point à la gloire
en paroiffant la fuir ; il y a des hom
mes pleins d'une modeftie fuperbe qui
ne repouffent les louanges que pour en
paroître plus dignes , & parce qu'ils fçavent
qu'elles reflemblent à ces refforts qui
ne reviennent jamais plus vivement à
nous que quand nous les en avons plus
fortement éloignés. La modeftie eft fenfible
aux louanges & aux applaudiffemens ;
JUILLET. 1759 . 27
mais elle ne les recherche pas : quand
on les lui refufe , elle n'en eft point irritée
: quand on les lui donne , elle n'affecte
point un faſtueux dédain : quand
elle les a reçus, elle n'en eft point enyvrée.
Je t'admire , illuftre & vertueux Cincinnatus
, parce que ta prudence & ton
courage fauvérent ta Patrie des maux
dont elle étoit menacée , & que tu fçus
par tes victoires diffiper les vains complots
des Nations qui avoient conjuré fa
perte ; je t'admire auffi , parce qu'au milieu
de Rome qui te devoit toute fa gloire,
parmi les acclamations d'un Peuple qui
te devoit tout fon bonheur , tu fçus triompher
fans fafte & fans orgueil : mais je
t'admire encore, parce qu'après avoir joui
des honneurs du triomphe , tu retournas
paifiblement à tes champs , & que tu ne
dédaignas pas de cultiver l'héritage de
tes peres de tes mains victorieuſes , qui
étoient encore toutes teintes du fang des
ennemis de la République.
La modeftie femble n'être faite que
pour parer les autres vertus & leur donner
un nouveaux luftre ; la pudeur au
contraire en eft la fource féconde , & le
premier fondement des moeurs . Je ne
parle point de cette vertu qui élève l'homme
au-deffus des fens & qui lui fait mé-
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
Frifer les attraits de la volupté , pour në
s'occuper qu'à orner & embellir la partie
la plus noble de lui-même. Je parle
de ce fentiment que la main de la Nature
a gravé en nous , qui nous oblige
de jetter un voile fur nos déréglemens
& fur nos vices , qui nous défend de
donner des exemples dangereux & de
nous permettre jamais dans nos difcours
une licence qui puiffe faire rougir le front
de la vertu. La pudeur n'eft point un
vain nom ; elle eft un refte précieux de
l'innocence bannie de la Terre , & elle
nous impofe des bienféances qui doivent
être d'autant plus févères & plus inviolables
, que quand une fois nous nous
en fommes affranchis , nous n'avons plus
de frein qui nous arrête.
Voyez ces lieux où le Sexe le plus foible
gémit opprimé fous la tyrannie du
plus fort. Oir a penfé qu'il ne pouvoit
vivre vertueux que dans la fervitude ,
tant on a cru que la pudeur y avoit de
foibleffe . Nous vivons dans des climats
heureux , où la douceur des moeurs n'a
pas permis qu'on employât ces moyens
violens. Les bienféances feules parmi nous
devroient être plus puiffantes encore.
Quels charmes nos Sociétés n'auroientelles
pas , fi jamais elles n'en étoient
JUILLET. 1759
29
Bannies ? Quels agrémens n'y répandroit
pas le commerce des deux Séxes , fi toujours
fidèles à leurs propres loix ils n'aidoient
pas mutuellement à fe corrom
pre ? L'un plein de cette modeftie dont il
ne doit jamais s'écarter , & fe refpectan:
toujours lui- même , feroit régner la décence
& les moeurs : l'autre apprendroit
à quitter la fierté naturelle , pour devenir
doux , attentif , complaifant . Ce commerce
heureux feroit une fource d'égards
& de politeffe , & le Sage y trouveroit
des plaifirs toujours purs & dignes de lui.
>
Quel fut donc ton aveuglement, ô Cynique
infenfé , toi dont la vanité ingénieuſe
à te féduire te faifoit envifager un
nouveau genre de fafte dans ta pauvreté
& dans ta miſére . Au milieu d'Athénes
tu te fis gloire de méprifer toutes les bienféances
tu offenfas les regards les moins
chaftes , tu rendis toute la Gréce temoin
de l'étrange diffolution de tes moeurs ; tu
voulois prouver par ta coupable - tranquillité
que la pudeur n'eft qu'un préjugé.
Jufqu'où ton orgueilleufe Philofophie ne
t'égara- t- elle point ? Tu ignorois donc la
nobleffe de l'homme , toi qui faifois confifter
fon bonheur dans la fatisfaction des
fens. Tu te croyois fage , & tu n'établiffois
la fageffe que fur la ruine des moeurs .
B iij
30 MERCURE DE FRANCE .
Tu ne connus pas même la volupté. Tü
courois fans ceffe après le plaifir , & le
plaifir te fuyoit toujours. Tu ne fçavois
pas que l'amour même le plus légitime
& la flamme la plus pure ne peuvent être
durables , fi les bienséances ne les accompagnent
; & que fans elles enfin , le mou
vement délicieux de notre ame , fource
féconde de nos plaifirs , dégénère en un
abus de fon être & un honteux défordre
qui lui fait perdre toute fa fenfibilité , ſa
délicateffe & fes charmes.
Quand une fois nous fommes parvenus
à fecouer le joug de la pudeur & des
bienféances , toute notre ame en eft dégradée
, rien de noble & d'élevé ne nous
Louche plus. Quelle obligation pour le
Sage de les refpecter , d'ofer déconcerter
le vice par la févérité de fes maximes &
de fes moeurs , & de ne pas craindre de
laiffer éclater une pudeur aimable & délicate
, facile à s'allarmer fur tout ce qui
peut offenfer la vertu !
*
JUILLET. 1759. 31
LES ANDROGYNES.
JADIS
CONTE
Imité de l'Anglois .
ADIS le genre humain , ( ainui l'a dit un Sage*)
N'étoit pas tel qu'il paroît à nos yeux :
Chaque être avoit reçu des Dieux
L'un & l'autre ſexe en partage ;
Homme & femme en un mor ne compofoient
qu'un corps.
Chaque moitié faite pour l'autre ,
Il réfultoit de là les plus parfaits accords ;
Ce temps n'eft plus : qu'il différe du nôtre !
Ah pourquoi n'eft- on plus ce qu'on étoit alors ?
Bientôt enorgueilli de fon bonheur ſuprême ,
A la révolte on vit l'Androgyne animé :
Il voulut s'égaler dans fon orgueil extrême
A ces Dieux qui l'avoient formé.
Jupiter indigné contre le téméraire ,
Connut fa faute , & l'homme fut puni.
ne crut pouvoir mieux áffouvir la colère
Qu'en féparant un tout fi bien uni :
Il le fit. Quelle fuite ent cet arrêt févère !
Il
* Platon.
Biv
32 MERCURE DE FRANCE
L'Androgyne perdit fon état trop heureux ;
Mais il ne ceffa point d'en conferver l'idée :
D'un ſouvenir fi cher , fon ame eft poffédée ,
Et c'eft- là ce qui rend fon deftin plus affreux.
Une moitié rencontre - t - elle
L'autre moitié , l'objet de tous les voeux ?
Elles s'attirent toutes deux
Avec une ardeur mutuelle .
Mais dans cette union on fe trompe fouvent ,
( Des Dieux pourtant tel eft l'ordre équitable }
Souvent une moitié cherche bien , & ne prend
Qu'une fauffe moitié pour une véritable.
Qu'arrive- t- il ? Le malheur eft- il grand ?
Non l'union eft peu durable ,
On fe quitte , & l'on va de nouveau fe cherchant ;
Chaque moitié d'une autre s'approchant ,
On ne s'arrête enfin que quand par ſympathie ,
Par un rapport égal d'humeur & de penchant ,
On est bien fûr d'avoir rencontré fa partie.
Quand Jupiter eut puni les humains
De leur orgueilleuſe inſolence ,
Il eut regret d'avoir hâté trop fa vengeance ;
Et voulut adoucir l'horreur de leurs deftins.
Il voyoit la mifère , & l'affreufe trifteffe
Répandrefur leurs jours leurs poifons dangereux;
Le plaifir les fuyoit fans ceffe ;
Les defirs inquiets s'étoient emparé d'eur
JUILLET. 1759. 33
Et loin de fe livrer à la reconnoiffance ,
Ils maudiffoient cent fois l'inftant de leur naiffance
;
La vie à leurs yeux même étoit un châtiment.
Dans cet état d'anéantiffement
Les délices des fens , l'étude , la fcience ,
Le travail ou l'amusement ,
Rien ne put de leurs coeurs remplir le vuide
immenſe.
Ils avoient tout perdu depuis l'affreux moment
Où des Dieux en courroux les arrêts trop févères
Les avoient féparés de ces moitiés fi chères
Qui fe cherchoient encor avec empreſſement,
Jupiter eut pitié de ces mortels coupables :
Pour rendre à l'avenir leurs maux plus fupporta
bles ,
Il dépêcha vers eux de la célefte Cour
Le chafte Hymen avec le tendre Amour.
Ces Dieux devoient ( du mieux qu'il leur feroit
poffible )
Rejoindre ces moitiés ; l'ouvrage étoit pénible.
On crut bientôt qu'ils en viendroient à bout:
Chaque moitié s'en va d'elle-même, & fans peine
S'unir à l'autre , au gré du penchant qui l'entraîne.
Un malheur imprévu, ( l'on ne prévoit pas tout)
Sema parmi nos Dieux la méfintelligence."
By
34 MERCURE DE FRANCE.
L'Hymen ne confultoit jamais que la prudence ,
Et l'Amour n'écoutoit que la voix du plaifir :
L'une toujours parloit de l'avenir ,
N'entretenoit l'Hy men que d'enfans , de ménage,
Et le Plaifir , divinité volage ,
Ne fongeant qu'au préſent , ſe hâroit d'en jouir.
Point de foucis : le Plaifir étoit fage.
Bientôt ces Dieux deviennent ennemis
De part & d'autre on fe cherche querelle :
On fe brouille , on fe fait une guerre cruelle.
Quand l'Hymen par l'Amour trouvoit deux cours
unis ,
L'Hymen brifoit ces noeuds defirés & chéris ,
Pour former à l'inftant une chaîne nouvelle.
En vain l'Amour en jettoit les hauts cris ;
Mais ce Dieu reprenant fes droits & la puiſſance ,
Trouvoit bientôt moyen d'exercer la vengeance ;
Er l'Hymen par fois l'emportoit fur l'Amour ,
Bien plus fouvent auffi l'Amour avoit ſon tour.
Les Mortels fatigués de pareilles contraintes ,
Aa tribunal des Dieux en portèrent leurs plaintes
Pour prévenir quelques nouveaux malheurs ,
Jupiter à l'inftant en cita les auteurs .
Devant fon tribunal chacun plaida ſa cauſe..
( Chacun de fon côté pouvoit avoir raifon )
Enfin il ordonna , pour décider la choſe ,
Qu'on ne formeroit plus déformais d'union,
JUILLET. 1759. 3'5
Sans avoir confulté le Plaifir , la Prudence ,
Et fans que tous les deux fuffent d'intelligence.
Tant qu'on fuit cette régle , Androgynes parfaits,
Nous fourniffons fans peine une heureuſe carrière
,
Et chaque être jouit en paix
De fa félicité première.
Par M. LE MONNIER.
LES GRACES VENGÉES.
Traduction de l'Italien de M. l'Abbé
Metaftafe.
EUPHROSINE , ÉGLE , THALIE.
N
EUPHROSINE.
ON ne l'efpérez pas , vous ne m'ap
paiferez point. Pour cette fois ma colere
eft trop jufte , mes cheres foeurs , & vous
devriez plutôt fonger à la fervir. Que Vé →
nus en cherche d'autres que nous pour la
fuivre : quand les Graces l'auront aban--
donnée , peut-être enfin fera-t-elle moins
here. Le jour eft prêt d'éclore , qu'elle
forte fi elle veut , qu'elle forte du célefte
B vj
38 MERCURE DE FRANCE.
féjour de l'Orient ; mais que toute feule
elle devance l'Aurore. Nous verrons fi cet
aftre brillant du matin étincellera fans
nous d'une auffi vive beauté .
É GLÉ.
Ah ! ma foeur , ne dérangeons point le
mouvement fi ancien & fi précis des fphè
res célestes.
THALIE.
Notre mécontentement ne retarde déjà
que trop le jour.
ÉGLÉ.
Les fougueux courfiers du Soleil font
las d'un repos fi long.
THALIE.
L'Aube paroît déjà , & Vénus attend.
ÉGLÉ.
Allons mettre aux tendres colombes
leurs rênes de roſes , & les atteler à la
conque marine qui fert de char à la
Déeffe.
EUPHROSINE.
Arrêtez, écoutez- moi. Quoi , fervirons
nous toujours de jouet à fes fantaiſies ? Et
ferons-nous fans ceffe l'objet des jeux
JUILLET. 1759. 37
truels de fon perfide enfant ? Non , non .
Vengeons- nous des anciennes & des nou¬
velles injures qu'ils nous ont faites.
ÉGLÉ.
Mais , quel fi grand outrage , ma foeur ,
en avez-vous donc reçu depuis peu ?
EUPHROSINE.
Ecoutez , & voyez fi ma colere eft -
jufte. Vous fçavez qu'hier le Ciel fe
troubla , qu'il fit un orage affreux : l'Amour
en fut furpris , je ne fçai dans quel
endroit: il fut forcé de continuer fa route,
exposé à la fureur des vents , de la pluye
& du froid. Il s'égara & marcha longtemps
feul ; enfin épuifé de fatigue , il
arrive au Palais de Cypre ; j'y étois
feule avec Vénus ; elle n'eut pas le courage
de le regarder , tant il étoit défait ,
changé , méconnoiffable ; fon carquois ,
fes flèches , fon arc , fes cheveux , ſes aîles
& fon bandeau dégoutoient de pluye.
Il pleuroit , tranfi de froid , tremblant , à
demi mort ; enfin fa voix étouffée ne fe
pouvoit faire entendre qu'à travers mille
fanglots. Qui n'eût eu pitié du perfide ?
Senfible à fes maux , je cours au-devant
de lui , je le prends par la main , je vais
chercher des branches féches des bois
38 MERCURE DE FRANCE.
parfumés de l'heureuſe Arabie , je les alfume
pour ranimer à leurs flammes odoriférantes
fa chaleur prefqu'éteinte. Je
lui effuye le front encore tout mouillé ,
je fais fécher fes cheveux & fes voiles ;
je prends fes mains glacées , & les réchauffe
en les ferrant dans les miennes:
enfin je le careffe , je le flatte , & le confole
autant que je puis . Ecoutez la récompenfe
que je reçus de tant de foins . A
peine fe trouva-t - il un peu mieux , qu'il
demanda fes fléches ; & pour effayer fi
elles pouvoient bien encore percer , le
traître , l'ingrat , il m'en lance une au
côté gauche. Je parai le coup , mais non
pas tout-à-fait le trait ne parvint pas
jufqu'au coeur , mais il me perça la main.
EGLÉ.
;
Et Vénus que fit-elle ?
THALIE..
Ne le punit-elle pas ?
EUPHROSINE
Bon , le punir ! au contraire : craignant
que je ne vouluffe me venger , elle le
reçut dans fes bras , le défendit contre
moi , le baifa , l'applaudit , me regarda
& fe mir à rire.
JUILLET. 1759 39
EGLÉ.
En vérité , ma foeur , c'en eft trop ; c'eft
un mépris outré.
THALIE.
Et pourtant il faut bien malgré foi
calmer fon dépit , fouffrir & fe taire.
EUPHROSIN E.
Comment fe taire & fouffrir ?
Non , non , je prétends me venger
De cet orgueil fi téméraire.
En vain voulez-vous m'engager,
Ma foeur , à ſouffrir & me taire.
Si le cruel nous fait trembler
Lorfqu'il gémit & fond en larmes,
Où faut- il donc nous exiler
Pour fuir la colère & ſes armes ?
THALIE.
Mais croyez-vous donc , ma foeur , être
la feule qui ayez à fouffrir de lui ?
ÉGLÉ
Hélas ! l'Amour ne nous traite pas
mieux.
EUPHROSINE.
J'en conviens , mais du moins ne vous
outrage-t-il pas fi cruellement.
40 MERCURE DE FRANCE:
ÉGLÉ.
Non ? Ecoutez. Fuyant un jour l'ardeur
des rayons du Soleil , j'allai me mettre à
l'ombre favorable de cette forêt folitaire ;
& après m'être rafraîchi les lèvres ternies
par la chaleur , dans les eaux pures
de la fource prochaine , je me couchai
fur l'herbe pour refpirer. L'ombre , la
folitude , le bruit fourd mais gracieux
des feuilles des arbres , le doux murmure
de la Fontaine , le tendre mouvement
d'un zéphire amoureux qui fembloit me
careffer , appéfantirent peu - à - peu mes
paupières , & mes yeux céderent au
fommeil. L'Amour qui n'étoit pas loin
m'avoit obfervée en fecret : il accourt
foudain , & formant une guirlande de
fleurs & de roſes , il en fait un lien le plus
folide qu'il peut ; il approche d'un pas
léger , fans bruit , m'entoure de cette
chaîne fleurie , & me lie au tronc d'un
laurier. Enfin il s'y prit fi fubtilement ,
qu'il eut le temps de retourner fe cacher
fans que je m'apperçuffe de rien . Cependant
peu de temps après je m'éveille;
je veux étendre mes bras & frotter
mes yeux encore appéfantis ; mais en vain :
mes mains étoient trop bien attachées.
Interdite , incertaine , entre l'épouvante
JUILLET. 1759.
& le fommeil , je tâche de me lever, mais
je me fens retenue. Ma crainte augmente ,
alors plus empreffée je fais mes efforts
pour rompre les liens qui m'enchaînoient
mais je ne fais qu'en refferrer les noeuds
& que m'y embaraffer de plus en plus.
Pour lors l'Amour fe mit à rire. Je l'entends
, me retourne , & reconnois l'Auteur
de la friponnerie. Oh , de quelle colere
je me fentis animée ! Je l'appellai
traître , effronté , perfide ; mais l'enfant
rioit avec malice & fe taifoit. J'eus re-
Cours aux prieres pour l'engager à me
rendre la liberté. Je lui donnai mille tendres
noms , tout fut inutile. Que vous
dirai-je enfin ? Si Hébé , qui furvint par
hazard , ne m'eût délivrée , je ferois encore
, je crois , dans les chaînes...
EUPHROSINE.
Eh bien , après des tours fi cruels, vous
n'êtes pas outrée de colere ?
ÉGLÉ.
Oui , mais elle ne dure pas.
Souvent dans mon courroux ardent
Je vais punir fon audace cruelle ;
Mais auffitôt je me rappelle
Qu'il n'eft encore qu'un enfant ;
Alors je ceffe de le craindre ,
42 MERCURE DE FRANCE.
Et trop facile à s'appaifer
Mon coeur me force à l'excufer ;
Il va même jufqu'à le plaindre.
THALIE.
Oh ! toutes ces infultes-là ne font rien
en comparaison de celles que j'en ai reçues
. L'Amour me fait tous les jours de
nouvelles méchancetés . En voici une , jugez
des autres par elle.
Un jour fur les bords de la baye que
forme la mer en rentrant un peu dans
I'Ifle d'Amathonte , & à l'ombre d'un rocher
qui femble courber fon front fourcilleux
pour careffer les ondes, je tendois,
la ligne à la main , des piéges aux habitans
des eaux. L'Amour étoit avec moi , mais
il ne paroiffoit occupé qu'à fes jeux d'enfant,
& je ne me défiois abfolument point
de lui. Il s'apperçut de ma fécurité , & il
en abufa. Que fait-il il cache fous un
buiffon épais de dictame fleuri quelques
uns de fes traits , & un peu plus loin il
étale & recouvre de fleurs & de feuilles
un filet très- délié ; puis tout-à - coup il s'écrie
: Hélas ! je fuis bleffé , en fe couvrant
le vifage de fes mains. Je jette à
l'inftant ma ligne , & je cours lui deman
der ce qui lui étoit arrivé. Une Abeille
me dit - il , une Abeille m'a piqué ! SoJUILLET.
1759 . 43
courez - moi de grace ; & cependant il
pleuroit. Crédule que j'étois , je me fentis
attendrie , & pour le foulager j'allai
au dictame voifin;mais tandis qu'avec empreffement
j'en cueillois les plus tendres
fleurs , je rencontrai les traits perfides
qu'il y avoit cachés & me piquai. Auffitôt
le traître ceffant de feindre éclata de rire.
Voilà ce que je voulois , à préfent je fuis
guéri. Regarde , dit il , en me montrant
fa joue qui n'avoit pas même été bleffée.
Qui peut imaginer quelle fut ma colere ?
Je cours après lui pour me venger : il me
fait faire mille & mille détours , tantôt
d'un côté , tantôt d'un autre ; de forte
qu'enfin il m'attira en fuyant près des
lacs qu'il m'avoit tendus. Moi qui ne me
doutois de rien , je tombai dedans , &
monpied s'y prit. Ce fecond outrage fit
redoubler ma fureur je fis beaucoup
d'efforts , & enfin je rompis les rets qui
me retenoient. Je me débarraffai , & je
l'aurois affurément atteint : mais tandis
qu'enflammée de honte & de colere j'étois
occupée à me mettre en liberté , le
Dieu malin s'étoit enfui en riant ; & il
me laiffa déféfpérée de me voir ainfi trompée
par un enfant.
EUPHROSINE.
Et cependant vous me confeillez de
fouffrir & me taire !
44 MERCURE DE FRANCE,
THALIE.
Je ne hais pas moins l'Amour qué
vous , j'abhorre jufqu'à fon nom . Je voudrois
m'en venger & le punir... Mais
comment faire ? Je le fçai , je le vois ;
il infulte , il offenfe trop cruellement ; il
n'a ni foi, ni refpect, ni pitié ; mais en cela
mon fort m'eft commun avec les Dieux &
les mortels . Chacun le craint & le fouffre ,
& je pense qu'il n'y a pas de honte à fouffrir
avec tant d'autres.
EUPHROSINE.
Ce n'eſt pas à l'Amour , ma foeur , à
qui j'en veux. Moi , je rougirois d'un pareil
adverfaire ; mais c'eft à fa mere , elle eſt
feule caufe des folies de fon fils : c'eft elle
qui nous perfécute ; & ces légères offenſes
m'en rappellent bien d'autres plus grandes.
EGLÉ.
Quelles font donc ces grandes offenfes
?
EUPHROSINE.
Quoi ! vous le demandez encore ? Ditesnioi.
De quels foins les deftins nous ontils
chargées Quel est notre véritable
emploi ?
JUILLET. 1759. 43
EGLÉ.
C'eftde rendre les mortels bienfaifans,
c'est de leur infpirer de la reconnoiffance
& une grande union,
THALIE.
C'est de leur arracher des mains les
flambeaux de la colère & de la haine.
EGLÉ.
D'entretenir entr'eux l'amitié la plus
pure , & de leur conferver la paix.
EUPHROSINE.
Et cependant Vénus qui ne peut augmenter
fon Empire qu'avec le fecours de
ſon fils , nous employe à toute autre
choſe. Elle nous rend malgré nous les Miniftres
des extravagances de l'Amour . Elle
nous force tantôt à mettre fur fes lèvres
un fourire gracieux , & tantôt à lui apprendre
à laiffer échapper avec art des
regards tendres : & cependant nous perdons
le temps & les foins que nous devons
aux habitans de la terre ; on y enfreint
les loix & les droits les plus facrés ;
linfidélité & la violence y étendent leur
monstrueux empire ; & l'on y voit éclater
les querelles les plus fumeftes,
46 MERCURE DE FRANCE.
THALIE.
Hélas ! cela n'eft que trop vrai.
ÉGLÉ.
Mais quelle vengeance pouvons -nous
tirer de tant d'affronts ?
t
EUPHROSINE.
Oh ! la voici , & elle eft digne de nous.
Ecoutez c'eſt à nous feules que Vénus
doit les charmes dont elle s'enorgueillit
fi fort ; ( car enfin que feroit - elle fr les
Graces ne l'accompagnoient pas ? ) Eh
bien fi nous voulons nous en venger ,
réuniffons-nous pour en rendre une autre
plus belle encore.
ÉG LÉ.
Ah oui , oui , ma foeur.
THALIE.
Pour moi je fuis toute prête.
EUPHROSINE.
Que cette beauté que nous formerons
ait même des attraits que Vénus n'a pas ;
qu'aux plus beaux traits elle uniffe la majefté
, & la décence aux charmes les plus
touchans ; que toutes les vertus habitent
dans fon fein , & qu'en la voyant on
reconnoiffe qu'elle a un coeur vraiment
royal.
JUILLET. 1759 . 47
EGLE.
Oui , cela eft très -bien . Mais quelle eft
Fame affez belle pour mériter de pareils
¿ons ?
EUPHROSINE.
Ceft celle dont depuis peu l'on parle
tant dans les Cieux , & qui doit , en paroiffant
au monde , l'éclairer comme un
nouvel aftre.
THALIE.
Et quand les Dieux feront-ils à la terre
un préfent fi précieux ?
EUPHROSIN E.
Aujourd'hui même.
EGLÉ.
Quel fera fon nom ?
EUPHROSINE.
Elife.
EGLE.
Ah ! ne perdons pas de temps
Allons.
THALIE.
EUPHROSINE.
Allons , mes foeurs , achever ce grand
ouvrage.
48 MERCURE DE FRANCE
THALIE.
Oh ! quelle honte pour Vénus,
ÉG LÉ.
Les Mortels en proie à tant de maux
teſpireront enfin.
EUPHROSINE.
Et les Graces vengées recouvreront
tout le luftre qu'elles avoient dans l'âge
d'Or.
CHOEUR. /
Du Gange trop jaloux
Qui te retient encore ,
Quitte les ondes , belle Aurore ;
Hâte-toi , favorife-nous,
Non jamais fortant de ton onde ,
O Fille de Tithon , tu n'annonças au monde
De plus beaux jours , ni des biens auſſi doux.
PENSÉES fur la Morale , &fur l'homme
en général. Par M. l'Abbé TRUBLET,
ON
I.
N ne fçauroit trop éclaircir la morale,
développer les conféquences des principes
généraux , & faire l'application de
ces principes aux cas particuliers. On pó
JUILLET. 1759 . 49
che fouvent faute d'affez de lumière . L'évidence
du crime eft un frein à la paffion.
Il est vrai que l'effet naturel de la paffion
eft de nous cacher cette évidence ; mais
elle n'en viendroit pas à bout , fi c'étoit
une évidence du premier ordre . Faites
voir clairement à ce Marchand que tel
& tel gain ne font point légitimes , &
que par les injuftices qu'il commet dans
fon commerce , il vole auffi véritablement
que ceux qu'on appelle filoux &
voleurs de grand chemin ; vous lui ferez
horreur de fa conduite , & il la réformera
il ne veut , ni ne croit voler.
Peut- être a- t- il quelques doutes ; mais le
defir du gain les étouffe . Changez ces doutes
en certitude ; faites - lui voir ce qu'il
entrevoit : la paſſion qu'il a de s'enrichir ,
ne tiendra point contre la vue claire de
l'injuſtice des moyens qu'elle lui a fait
employer.
G
Si le coeur trompe fi aiſément l'eſprit ,
c'eft que l'esprit est bien aisé à tromper.
Le coeur eft bien féduifant & bien habile ;
mais dans la plupart des hommes , l'eſprit
eft bien fot & bien ignorant.
II.
Les hommes aiment la morale lorfqu'elle
n'eſt point trop triviale , ni auſſi
trop fine ; lorfqu'elle eft fenfible , & qu'ils
İl. Vol. C
So MERGURE DE FRANCE.
Peuvent aisément en faire l'application
à eux-mêmes & aux autres , & furtout
lorfqu'elle eft un peu égayée.
Il faut traiter la morale avec efprit &
fentiment , parce que le fond en eft trivial
& commun , la pratique gênante &
pénible. C'eft , ce me femble , ce que
Ciceron entendoit par copiofe & ornate
dicere ; d'une manière qui ne foit ni féche
, ni plate.
III.
Dans toutes les parties de la Philofophie
, fubtil fe prend affez ordinairement
en bonne part , excepté en morale. Ce
qui feroit fubtil, quoique vrai, ne vaudroit
rien en cette matière ; & feroit d'autant
meilleur en toutes les autres.
On veut qu'un Philofophe Phyficien
entre dans les difcuffions les plus délicates
; on en fait quelquefois un reproche
au Philofophe moral : c'eft peut-être
parce que l'ouvrage de Phyfique n'eft lú
que par des Phyficiens qui entendent tout,
au lieu que l'Ouvrage moral eft lû par
toutes fortes de perfonnes , dont la plupart
ne peuvent entendre & dès-lors
goûter , que ce qu'il y a de plus aifé.
Il n'y a point de minuties pour un
Phyficien. Peut-être n'y en auroit- il point
JUILLET. 1759. ST
en morale pour un homme qui étudieroit
cette ſcience comme on étudie la Phyfique.
J'ai fouvent oui dire à l'occafion de
quelques difcuffions de morale : Que
m'importent toutes ces fubtilités ? Je répondois
: Elles vous importeroient, fi vous
aviez les chofes à coeur , fi la matière vous
intéreffoit vivement , fi l'étude de l'homme
vous paroiffoit la plus utile & la plus
agréable de toutes les études ; en un mot
fi vous aviez l'efprit moral , comme d'au
tres & vous-même peut-être , ont l'ef
prit géométrique , l'efprit Poetique &c,
I V.
On étudie la Phyfique , les Mathématiques
&c... & on néglige la morale, comme
on étudie les Langues mortes & étrangères
, en négligeant celle de fon pays.
On croit fçavoir fans étude fa Langue
& la morale, parce qu'en effet on les fçait
jufqu'à un certain point. Mais on naît
dans une entière ignorance des autres
Langues & de la plupart des autres Sciences.
C'est ce qui pique la curiofité.
Vous trouverez plutôt un homme paffionné
pour la connoiffance des Médailles
, des Langues étrangères &c. que pour
d'autres connoiffances plus vriles , mais
Cij
52 MERCURE DE FRANCE.
plus communes. Les goûts bizarres font
ordinairement les plus vifs.
V.
Les hommes ont certains penchans ,
certaines paffions , certaines inclinations,
&c. en un mot une certaine nature. Ils
ont certains devoirs, certaines obligations
&c. Enfin ils ont certains intérêts . Il s'agit
de concilier tout cela ; car il y a fouvent
de l'oppofition , au moins apparente.
S'il ne s'agiffoit que de fuivre les penchans
& le fentiment , on pourroit prendre
à la lettre la maxime de quelques
anciens Philofophes , qu'il faut fuivre
la Nature. Mais ces penchans naturels
font fouvent contraires à nos devoirs ,
& même à nos intérêts. Le plaifir eft
fouvent contraire au bonheur ; le plaifir
préfent & court , au plaifir futur & durable.
V I.
Pour bien connoître quelqu'un , il ne
fuffit pas de l'avoir vu fouvent ; il faut
encore l'avoir vû avec des gens différens ;
différens , dis- je , par l'état & la condition
, par le caractère , par le fexe &c.
avec les amis , fes ennemis & c. & l'avoir
vu dans des circonſtances différentes,
à table , au jeu , en maladie , en ſanté ,
heureux , malheureux , &c .
JUILLET. 1759. 53
VII.
Les vices & les vertus , les bonnes &
les mauvaiſes qualités , conſidérées quant
à leurs caufes phyfiques , fe tiennent , fe
fuppofent les unes les autres , comme les
montagnes & les vallées.
Sans l'influence du moral fur l'homme,
les vertus & les vices , les qualités bonnes
ou mauvaiſes , fe tiendroient bien
plus qu'elles ne ſe tiennent.
VIII.
La Morale eſt la Science , d'une part la
plus utile , & de l'autre la plus aifée . Il
n'y faut guéres , du moins pour foi &
dans les cas ordinaires , que de la bonne
foi . Le grand defir de connoître les vérités
des autres Sciences , n'en facilite la connoiffance
que par le degré d'application
qui eſt l'effet néceſſaire de ce defir ; mais
par lui- même il n'éclaire pas fur ces vérités,
au lieu qu'il a cet effet fur nos devoirs ,
parce qu'il n'y a ordinairement que l'envie
de les violer , ou l'envie foible de
les obferver , qui nous les cache . Cependant
ce defir , quoique très-fincère , eſt
ſouvent uni à quelque paffion qui peut
aveugler , du moins en partie. On veut
par exemple , remplir un devoir de la
C iij
14 MERCURE DE FRANCE.
charité chrétienne envers quelqu'un qui
déplaît , foit par des défauts qui nous
choquent , foit par des torts qu'il a eus à
notre égard. Cette antipatie ou ce reffentiment
pourront obfcurcir l'évidence
de ce devoir , & quelquefois même la
faire entierement difparoître. Tout dépend
alors du degré de la paffion & de
celui des lumieres.
IX.
Trois fortes de perfonnes vivent ordinairement
bien & fe conduiſent en honnêtes
gens , du moins à l'égard du plus
grand nombre de leurs actions , & comme
on dit , dans le gros de la vie. Ceux
qui ont de bonnes inclinations naturelles
; ceux qui ont de bons principes mo
raux ; & ceux qui fans bonnes inclinations
& fans bons principes , ont de la
raifon & de la prudence. Ainfi , trois
fources de bonne conduite ; le coeur bien
fait , l'efprit éclairé , & l'intérêt bien entendu
, graces à une heureuſe naiffance
à une heureuſe éducation , à l'étude , aux
réfléxions , à l'expérience & à l'ufage
du monde. Cette expérience & cet ufage
font le grand maître fur nos intérêts purement
humains .
La fuite dans le Mercure prochain .
JUILLET. 1759. 35
EPITRE
A LA PARESSE.
Saux du repos ,
nonchalante Déeſſe ,
Amour des Dieux , ſéduiſante PARESSI ,
Divinité , dont les charmes puillans
Mériteroient un Temple & de l'encens 3
Daignez fouffrir qu'une Mufe indolente
S'arrache enfin au repos qui l'enchante ,
Pour vous offrir l'hommage de fes voeux
Enveloppés dans des vers pareſſeux .
Puiffe Apollon affranchir mes penſées
De tours gênés , d'expreffions forcées :
Dans un Ouvrage à vous-même adreffé
Sens , rime , il faut que tout foit enchaffé ;
Sans aucun art , il faut que rien ne fente
Les dures loix de la rime gênante.
Je veux bannir tout ce vain attirail
De mots guindés , qu'entaffe le travail:
Surtout je hais ces pompeufes paroles
Qui décorant des fentences frivoles ,
Par le ſecours de leurs fons enchanteurs ,
Sçavent charmer les ftupides Lecteurs.
Je ne veux point que l'auftere manie
De la céſure arrête mon génie ;
Ni que jamais on puiffe fupputer
Civ
36 MERCURE DE FRANCE .
Combien d'efforts mes vers m'ont pu couter.
Si fous mes loix , la rime obéiffante
Au bout du vers d'abord ne ſe préſente ,
Je laille l'oeuvre , & par de vains détours
Je ne vais point implorer fon fecours.
J'aime a rimer , mais je ſuis pareſſeuſe ,
Er vos plaifirs feuls me rendent heureufe ,.
Vous le fçavez , Pa effe , à qui mon coeur
Doit tout les biens dont il eft poffeffeur.
O que ne peut revenir chez les hommes,
Pour le bonheur de tous tant que nous fommes,
Ce temps heureux , où l'on ne connoifſoit
D'autres plaifirs que ceux qu'on vous devoir ;
Lorfque jadis , foigneux de fuir la peine ,
L'homme , fuivant une route incertaine ,
Vivoit des fruits qu'il trouvoit fur fes pas ,
Du lendemain ne s'embaraffoit pas ,
Et n'admettant ni bornes , ni partage ,
Du monde entier faifoit fon héritage ,
Sans fe laiffer follement agiter
D'un avenir qu'on ne peut éviter.
Telle de l'homme étoit alors la vie ,
Digne en effet de donner de l'envie
A tous les Dieux ; auffi bientôt jaloux
De fe trouver moins fortunés que nous,
Et connoiffant , ô divine Pareffe ,
Que vous étiez la fource enchantereſſe
De nos plaifirs , ils conclurent entr'eux
JUILLET. 1759. $7.
De vous ôter aux Mortels trop heureux .
leur fembloit cependant impoffible
Qu'on pût jamais de votre joug paiſible
Les dégager : quel bien leur propoſer
Qui les féduife ? Iront-ils s'abuſer
Jufqu'à ce point , & fur notre parole
Courir après une trompeuſe Idole
De faux plaifirs , quand du matin au foir
Pour être heureux ils n'ont qu'à le vouloir
L'affaire fut avec poids agitée ,
Mainte raiſon fut dite & rejettée ;
Ils difputoient , dans le conſeil divin ,
Sans aucun fruit , quand Jupiter foudain
Imagina d'envoyer fur la terre.
Les paffions vous déclarer la guerre :
On applaudit , & pour notre malheur
Ce fage avis fut trouvé le meilleur.
Au même inſtant l'Avarice entourée
Des noirs foucis dont elle eft déchirée ,
Vint parmi nous , & fon afpect hideux
Chaffa la paix , la concorde & les jeux.
Son front d'abord ofa de la prudence-
Prendre le mafque , & fous cette apparence
Pour les corrompre , aux Mortels étonnés
Elle prêchoit ces dogmes erronés :
Pauvres humains , eſpèce infortunée ,
Pouvez-vous bien vivre au jour la journée ,
Ne rien ayoir & ne rien réſerver ?
Cy
58 MERCURE DE FRANCE..
Si par malheur il alloit arriver
Que de l'hyver l'extrême violence ,
De vos moiffons confondît l'efpérance ,
Ou que l'été , par fon aridité ,
Séchât vos fruits preſqu'en maturité ,
Que feriez-vous ? La mifere effroyable ,,
Avec fa foeur la faim infatiable ,
Se hâreroient bientôt de vous punir
D'avoir ofé négliger l'avenir :
Il vient à vous , & le préfent frivole
Comme un éclair difparoît & s'envole,
Tels étoient donc les difcours féducteurs
Dont l'Avarice empoiſonna les coeurs .
Chacun la crut , & de tréfors avide
L'homme devint ingrat , dur & perfides,
N'étant jamais aſſez riche à ſon gré ,
De foins cuifans fans ceffe dévoré ;
Pour amaffer, l'injuftice , le crime,
Tout en un mot lui parut légitime ..
Trop aveuglé de fa coupable erreur
De votre culte il eut bientôt horreur ,
Et vainement la fage expérience
Lui promettoit la paix & l'innocence ;
Sous votre empire , il perdit pour jamais
En vous quittant, l'innocence & la paix.
Mais cependant malgré l'horrible guerre
Que vous livroit ce monſtre ſur la terre,
Il vous reftoit des alyles heureux
JUILLET. 1759. 59
Et quelques coeurs , lents à brifer vos noeuds ,
Suivoient vos loix , lorfque pour les détruire
On vit les Dieux d'autres monftres produire.
L'ambition aux defirs effrénés ,
Et la colere , aux projetsforcénés ,
La volupté , de remords pourſuivie ,
La vanité , la vengeance , l'envie ,
La trahifon , l'orgueil , la cruauté ,
L'amour , la haine & l'infidélité ,
Vinrent enſemble établir leurs maximes
L'une enfeignoit l'utilité des crimes ,
L'autre , l'oubli des devoirs les plus faints ,
Une autre enfin forma les aſſaſſins :
pour jamais , fous le joug redoutable
Des paffions , plia l'homme coupable ;
De leurs tranſports eſclave infortuné ,
A les fervir il ſe vit condamné.
Ce fut alors qu'avec pleine puiſſance
On vit régner le trouble & la licence ;
On renverfa vos paiſibles autels ,
On vous bannit , & parmi les Mortels
On vous nomma vice d'eſprit , moleſſe,
Foibleſſe d'ame , écueil de la ſageſſe ,
Poiſon des coeurs. Il eſt bien vrai qu'on vit
Depuis ce temps votre culte en crédit ,
Que chez les Grecs , de fameux perſonnages
Qu'on révéroit , & qu'on appelloit Sages ,
Qui font encor eftimés parmi nous ,
C vj
60 MERCURE DE FRANCE.
Pour être heureux ne cherchèrent que
Que fous le nom de la Philofophie
Par leur fecours vous futes rétablie :
Ils enfeignoient à braver la fureur
Des paffions , à trouver le bonheur
Dans le repos & dans l'indépendance ;
Du préjugé , pere de l'ignorance ,
vous.
Ils combattoient le phantôme orgueilleux :
Mais quand on vit ces fages parelleux ,
Des paffions ennemis implacables ,
Ne mettre au rang des biens vrais & durables ,
Et ne chercher d'autre félicité
Que les douceurs de la tranquillité ,
Tout d'une voix , comme une erreur fatale ,
On abjura leur nouvelle morale ,
Et parmi nous l'aveugle opinion
Ofa flétrir vos loix & votre nom .
Moi-même hélas ! par elle prévenue ,
Combien de fois vous ai - je combattue ?
Vous m'enchantiez , & cependant mon coeur
N'ofoit encor vous devoir fon bonheur ;
Mais , aujourd'hui que la raiſon m'éclaire ,
Je viens vous rendre un culte volontaire.
Douce PARESSE , afyle des plaiſirs ,
Divinité , fichere à mes defirs ,
En acceptant aujourd'hui mon hommage ,
De ma raiſon fongez qu'il eft l'ouvrage.
Par Mademoiselle de ***, Auteur
de Mourat &Turquia , Hiftoire Affriquaine
JUILLET. 1759. 6r
DISCOURS
SUR LA RÉFLEXION.
J'ADY
ADMIRE l'arrangement de la Nature
qui a donné la réfléxion à l'âge , & le faire
à la jeuneffe. On reproche à celle - ci fes
folies : elle en fait parce qu'elle ne réfléchit
pas ; mais faudroit-il donc qu'elle
réfléchit & qu'elle ne fit rien ? Le temps
de faire eft court puifqu'il n'a que le premier
âge, tout le refte de la vie est bien affez
pour réfléchir , furtout à la manière dont
le plus grand nombre des hommes fait
fes réfléxions. Comment les fait- on ? C'eft
preſque toujours aux dépens de fa tranquillité
, c'est en rapportant tout à fa
paffion principale , ou fi plus heureux que
ceux que leur paffion fait courir à leur
perte , on eft affez malheureux pour n'en
point avoir, ou pour n'en avoir que d'indécifes
, parce qu'on n'en a jamais fatisfait
aucune , on réfléchit pour s'avilir ,
pour fe faire fon procès de ce qu'on n'a
pas & qu'on n'eſt pas maître de ſe donner.
Mais ce n'eſt rien que ce malheur ,
le pire de tous eft lorfque dans l'âge de
la raifon on fuit fon imagination : avec
62 MERCURE DE FRANCE.
ce défaut , on a tous les défauts de la
jeuneffe fans en avoir les agrémens , &
plus malheureux qu'elle , parce qu'on eft
alors maître de fa conduite , on fe perd
faute de Précepteur ; car il ne faut pas
s'imaginer que la réfléxion corrige l'imagination
, elle peut la corriger & ne le
fait pas toujours ; un imaginaire réfléchit,
quoiqu'imaginaire ; quoiqu'en ce moment
fans raiſon , il en donne : il eft fi l'on veut
l'homme dans la lune , mais il eft homme
; il n'eft pas ce qu'il devroit être ,
voilà toute la différence ; il s'égare au
lieu de fe conduire & fe plaît à s'égarer .
Si dans une ville fameuſe il fort du Spectacle
, il rentre chez lui un des perfonnages
de la pièce , quelquefois tous enfemble
, quelquefois & le perfonnage &
l'Acteur ; s'il a vû ces Drames héroïques
où des héros vicieux ou vertueux ont paru
comme au naturel par l'art d'un Poëte
inimitable l'enthoufiafme le faifit &
ne le quitte plus ; la vie commune lui
paroît ignoble, il trouve honteux de ne pas
aimer comme le Duc de Foix , comme
Lifois & comme Vamir : les grands fen
timens & les grands mots font les feuls
qui lui plaiſent , le déſeſpoir le prend en
voyant que fa maifon n'eft point un Châ
tean, qu'il y eft fans confident , & que fa
,
JUILLET. 1759. 63
gouvernante n'eft point une Ducheffe ,
lui parle brufquement , ne fçait pas le
François & murmure : s'il eſt d'un état
à calculer , il médite combien il lui en
couteroit par mois pour être Orofmane
ou le Cid. S'il n'eft pas riche il arrange
un Poulet , pour Chiméne ou pour Zaire ;
quelquefois il s'occupe d'un Madrigal , au
lieu d'un jugement qu'il doit rendre, pour
lequel on le preffe , & d'où dépend l'état
d'un homme ou la fortune d'une famille .
Quelle difference d'un tel homme
avec celui que la lumière du bon fens
éclaire affez pour lui faire tout appercevoir
dans fon vrai point de vue !
Il fe prête à l'illufion du Spectacle &
en goûte les charmes ; hors du Théâtre
il est ce qu'il doit être , voit les chofes
comme avant , les voit dans leur grandeur
réelle , & en retranche cette impor
tance qu'ils tiennent le plus fouvent du
préjugé. L'homme de bon ſens fait fon bon
heur de tout & partout, il fait conféquemment
celui des autres ; c'eſt un bonheur
alors de réfléchir , & un bonheur qui confole
de la perte des agrémens du premier
âge, dans lequel en plaifane & en jouiffant,
on fçait fi peu fi l'on plaît ou fil'on jouit ,
qu'on ne fçait pas même fi l'on exifte
MERCURE DE FRANCE.
MORALE.
JE m'avife aujourd'hui de fonger : mon
fongé eft de la Morale , je l'écris pour
la mieux comprendre & tâcher d'en profiter.
Pourquoi y a-t-il des gens qui ne
font que fçavans & beaux- efprits , d'autres
qui ne font que fenfuels & gens de
plaifir , & d'autres qui , pleins d'eux- mêmes
, ne font attentifs qu'au foin de leur
perfonne ? Et pourquoi ces trois espéces
d'hommes font- ils déplaifans ? Cela paroît
d'autant plus extraordinaire , que celui
qui réuniroit ces trois caractères en lui feul
au même degré , feroit très -aimable. J'apperçois
la folution de ce problême dans
la nature même de l'homme. Etant compofé
d'intelligence , de fentiment & d'un
corps , il ne peut être bien qu'autant que
ces trois qualités de fon être font confervées
en lui; chacune d'elles eft bonne, puifque
chacune d'elles eft effentielle à fa perfection
; mais chacune d'elles feule , laifle
T'homme défectueux par la feule raiſon
que les deux autres manquent ou ne font
pas à leur perfection : Fapplication de
tout ceci eft facile à faire ; voyez ce ſçaJUILLET.
1759. 65
vant amateur de fon efprit , qui ne fonge
qu'à entaffer connoiffances fur connoif
fances ; fa vie eft retirée , auftère même ;
mais il n'eft qu'homme d'étude feulement,
il fera d'une mauvaiſe fanté & d'une mauvaife
fociété : ce fenfuel au contraire aimera
fort la fociété ; ou la table ou l'amour
feront fes occupations les plus affidues
; mais fon efprit confondu dans la
matière fera incapable d'une réfléxion
utile , d'un jugement raisonnable ; l'ignorance
fera la feule enveloppe de fon
ame , & fan carps affoibli de molleffe ou
de débauche fuccombera en peu de temps
fous les excès de l'un ou de l'autre : enfin
un homme qui n'aimera que fon corps ne
fongera qu'à fe procurer un bien être ou
qu'à éviter une incommodité; cet homme
ne jouira ni des plaifirs de l'efprit , ni
de ceux du fentiment ; les journées feront
employées aux foins qu'il prendra
de fon corps ; aucun inſtant ne lui reftera
pour faire une lecture, une réfléxion,
ane étude ; aucun pour vifiter un ami ,
Pobliger , fentir ou fes peines ou fes plaifirs
; le ſentiment , cette faculté la plus
noble de la nature humaine , fera réduite
chez lui à la crainte & à la douleur
peu de plaifirs lui feront connus , à
moins que ce ne foit quelqu'un de ces
66 MERCURE DE FRANCE.
mouvemens fenfuels qui font purement
dans la machine, fans que l'ame y prenne
aucune part ; au contraire qu'on fe repréfente
un homme également attentif
à cultiver fon efprit, fon coeur & fa fanté ,
que lui manque-t-il ? Sa vie eft partagée
chaque jour entre ces trois lui -mêmes ;
feul ou en focicté , fon état fait le charme
des autres , & fon bonheur particulier
; mais pour cet effet , en même temps
que par une vie réglée felon les forces
de tempérament qu'on fe connoît , &
par fon attention à ne rien faire de nuifible
à fa fanté ou fe la conferver folide
& durable , il faut employer cet état de
fanté à cultiver fon efprit par des lectures
utiles , une étude qui faſſe tirer parti de ces
lectures , & par le travail de fon état. Ces
lectures ayant fortifié l'efprit contre les
égaremens du coeur , il faut enfuite faire
ufage felon les occurrences des difpofitions
heureuſes où le coeur fera , & indé
pendamment de cet ufage du fentiment
qu'on nomme bienféance , on peut &
l'on doit ſe faire un plaifir d'être ſenſible
, goûter les fentimens , les communiquer
& les étendre , pourvû que l'efprit
ne ceſſe pas d'en éclairer la marche ,
& qu'ils ne portent pas à des chofes
nuifibles au corps. Pour bien faire ,
la
JUILLET. 1759. 67
vie ne doit être qu'un exercice : celui
du corps , de l'efprit & du fentiment ,
doivent fe fuccéder , fe remplacer , même
s'accompagner tant qu'elle dure.
LE Le mot de l'Enigme du Mercure pré- E
cédent eft Navette. Le mot du Logogry-
François eft Inquiétude , dans lequel
on trouve vie , vin , tue , quête , Dieu ,
quine & Die. Celui du premier Logogryphe
Latin eft Eva ; & celui du fecond
eft Roma.
ENIGM E.
QUOIQU'EN naiffant on m'accoutume at
bruit ,
J'aime le filence & la nuit.
Je dormirois toujours fi l'on me laiſſoit faire.
Et peu fenfible à tout ce qui n'eft pas mon pere
S'il s'éloigne , je meurs ; s'il revient , je revis ;
Comme lui je me déſeſpére ,
Et comme lui je chante & ris.
罩
68 MERCURE DE FRANCE.
LOGO GRYPHE.
TOUR- OUR-à- tour cruelle & charmante,
Idole des humains , & des Femmes furtout ,
Souvent je les amuſe , & fouvent les tourmente:
Douze Membres forment mon tout.
Toi qui cherches à me connoître , - *
Tu viens de me quitter peut-être.
J'offre aux regards d'un ceil fripon
De deux freres jumeaux l'agréable priſon ,
Ici je fuis rampant , là je ne dois point l'être.
En me tournant de plus d'une façon ,
Tu vas , Lecteur , voir encore paroître
Un logement obſcur , & fon meuble fibon ,
Un vrai modéle de fageffe ,
Un outil de campagne , un excellent Graveur ,
Ce que porte un Deffinateur ,
Un jour de fête , hélas ! voifin de la triſteſſe ;
Ce qu'empliffent chez eux , ce que vuident ailleurs
Les intéreffés Procureurs ,
Ce dont fe moque la Jeuneffe ,
Une fleur renommée , un fils léger de l'air ,
Ce qu'on ne connoît guére , & qu'on nomme fans
ceffe ,
Un des compagnons de l'hyver.
JUILLET. 1759. 69
Un , deux , trois , quatre , cinq , fix , ſept , dix,
onze , douze .
L'homme qui me retarde étrangement fe blouſe.
DE VILEMONT..
LOGO GRYPHUS.
E femper comitor ; docilis tibi quos vis ad
ufus TE
Servio : fi quid agas , me fine nulla potes.
Nofcere fi libeat mutato ex nomine formæ
Quot furgant , otiis offero quinque pedes.
Primum aufer ; jam non placeo , mihi nemo
viciffim
Nemo placet , temnens omnia , nulla probo.
Si caput extremis jungas , tunc omnia rodo ;
Adde pedem , numen fæpe Poëta vocat.
Sume pedes quatuor , Romanis ille ego princeps
Qui primus leges & pia jura dedi.
70 MERCURE DE FRANCE .
CHANSON
Sur l'air : Eft-il fans aimer un bien qu'un
coeur defire ?
AMOUR , à tes traits
Dans ces lieux je me livre ;
Mais
Tais
Les voeux que je te fais.
Tu fçais déformais
Quelle loi je veux fuivre;
Mais
Paix ,
Ne me trahis jamais.
La raifon
Cède au feu qui m'inſpire :
Quel charmant délire !
Quel plus doux poiſon !
Mais aimer Thémire
Eft-ce oublier tes droits ,
Raiſon ? C'eſt de ton empire
S'impofer les loix.
Amour , à tes traits , &c.
De l'eſprit la grace naturelle ,
Des talens le pouvoir enchanteur ,
JUILLET. 1759: 7
Un coeur
Si tendre & fi fidèle ,
Tout en elle
Parle en ta faveur.
Sur fes pas
Heureux l'Amant qui foupire !
Heureux qui peut dire
En voyant ſes appas ,
Amour , à tes traits , &c.
AUTRE.
Sur l'air : L'Amour m'a fait la peinture .
UNN mal cruel me tourmente ,
Mal qui fait d'un Sage un fou,
Amis , pour peu qu'il augmente ,
Ma raiſon foible & mourante
S'en ira je ne fçais où.
Pour un minois , quel dommage
De vivre comme un lutin,
Ah , fi l'Amour étoit fage,
Eût-il jamais d'un vifage
Fait dépendre mon deſtin ?
Mais qu'a de fi beau ſa bouche ?
Une bouche eft moins que rien.
72 MERCURE DE FRANCE
Eft- ce fa rigueur farouche ?
Eft-ce donc fa voix qui touche ?
Ah ! qui la voit le fçait bien.
J'avois bravé la figure
De Lifette & de Cloris.
Pour me mettre à la torture ,
Falloit - il que la Nature
La formât comme Cypris !
Toi que la Philofophie
Inftruit à régler tes fens
Crains l'amoureuſe folie:
Le Sage , quoi qu'on publie ,
N'a pas toujours fon bon fens.
ARTICLE
JUILLET. 1759. 73
ARTICLE II.
NOUVELLES LITTERAIRES.
EXAMEN des réfléxions de M. Dalembert
fur la liberté de la Mufique. I Ve vol.
des Mélanges de Littérature , d'Hiftoire,
& de Philofophie.
L
Es réfléxions de M. Dalembert fur
la liberté de la Mufique , ou plutôt ſur
les avantages de la Mufique Italienne
comparée à la nôtre , trouveroient parmi
nous moins de Contradicteurs qu'il ne
penfe s'il les avoit réduites à ce qu'elles
ont d'effentiel. Ceft un principe reçu
en France comme en Italie & partout
ailleurs , que la Mufique doit exprimer
& peindre. Il ne s'agit que de fçavoir en
quoi l'Art s'éloigne ou s'approche de ce
but , foit dans la Mufique Françoife , foir
dans la Mufique Italienne . Les morceaux
de l'une & de l'autre qui rendront vivement
la nature , feront les modèles de
· la bonne Mufique ; les morceaux qui
manqueront de coloris ou de deffein ,
II. Vol. D
74 MERCURE DE FRANCE.
feront les exemples de la mauvaiſe , & il
n'y aura dès-lors que deux fortes de Mufique
au monde , fçavoir , la bonne &
la mauvaiſe. Dire que la Mufique Françoiſe
eft la mauvaife , & que l'Italienne
eſt la bonne , c'eft fuppofer dans l'une
un principe vicieux par effence , dans
l'autre un caractère de beauté & de bonté
inimitable ; c'eft du moins ainfi qu'on
l'entend , & voilà pourquoi l'on n'eft
point d'accord. Examinons la choſe en
détail .
M. Dalembert reconnoît que la forme
de notre Opéra eft fans comparaifon plus
variće & plus agréable que celle de l'Opéra
Italien. » Chez nous , dit - il , la
Comédie eft le fpectacle de l'efprit , la
» Tragédie celui de l'ame , l'Opéra celui
» des fens. J'admets cette diſtinction ,
pourvu que le caractere dominant attri
bué à chacun de ces Spectacles ne foit
pas exclufif; car je ne penfe point que l'il-
Jufion & l'intérêt foient bannis duThéâtre
du merveilleux. M. D. avoue qu'une ſcène
en Mufique nous arrache quelquefois des
Jarmes , c'eft avouer que le chant n'exclut
point le pathétique de l'expreffion. Il
ajoute que fi la Mufique touchante fait
couler nos pleurs , c'eſt toujours en allant
au coeur par les fens , & qu'elle différe en
<
JUILLET. 1759. 75
cela de la Tragédie déclamée qui va au
coeur par la peinture & le développement
des paffions . Mais les impreffions que la
peinture , le développement des paffions
fait fur l'ame , y vont de même par les
fens , foit qu'on déclame ou que l'on
chante . L'attendriffement que le chant
nous caufe, tient plus de l'émotion phyfique
de l'organe , je l'avoue ; mais il n'en
a pas moins pour premier principe une
affection de l'ame exprimée par le chant .
M. Dalembert reconnoît lui-même que
» la Mufique n'eft propre par fa nature
qu'à rendre avec énergie les impreffions
» vives , les fentimens profonds , les paí-
>> fions violentes , ou à peindre les objets
»qui les font naître . »
La que
preuve
en eft
la Mufique
qui ne peint
rien , eft une Mufique
infipide
.
Auffi M. de Fontenelle
demandoit
-il ,
Sonate , que me veux- tu ? que le merveilleux
, le chant
lui - même
& tout ce qui s'éloigne
de la nature
rende
l'illu- fion plus foible
& l'intérêt
moins
vif, cela doit être ; mais cela prouve
feulement que l'Opéra
eft moins
pathétique
, moins intéreffant
que la Tragédie
, fans toutefois
être réduit
à la feule émotion
des fens. La plupart
même
des réfléxions
de M. Dalembert
portent
fur ce principe
, Que
Dij
76 MERCURE DE FRANCE.
l'Opéra doit affecter l'ame par l'expreffion
du fentiment , & l'imagination par
la force & la vérité des peintures .
Il eſt donc de l'effence de ce ſpectacle
de réunir tout ce qui peut charmer la vue
& l'oreille , étonner ou flatter l'imagination
, émouvoir l'ame & l'attendrir.
L'Opéra Italien donne moins au plaifir
des yeux, pour s'attacher aux affections
de l'ame : mais il manque l'un de fes objets
, & il ne remplit jamais l'autre . Les
Tragédies de Métaftafe , en mufique, n'ont
ni l'intérêt de celles de Racine , ni le
charme de celles de Quinault ; c'est l'opinion
de M. Dalembert , & fi les Italiens
font de bonne foi , ils avoueront
qu'elle eft fondée .
و د
» Si nous étions réduits à l'alternative
» ou de conſerver notre Opéra tel qu'il eſt
» ou d'y fubftituer l'Opéra Italien; peutêtre
conclut M. Dalembert , » ferions-
» nous bien de prendre le premier parti..
» Mais ne feroit- il pas poffible en confer
» vant le genre de notre Opéra tel qu'il
eft , d'y faire par rapport à la Mufique
» des changemens qui le rendroient bien-
" tôt fupérieur à l'Opéra Italien ? » A cette
propofition il n'eft perfonne qui n'applaudiffe
. Mais celle - ci ne fera pas auffi unani
mement reçue. » Il paroît que le feul
"
JUILLET: 1759. 77
» moyen d'y parvenir eft de fubftituer ,
» s'il eft poffible , la Mufique Italienne à
» la Françoife ». Voyons ce qu'il entend
par-là.
» Nous fuppofons , dit - il , comme un'
» fait qui n'a pas befoin d'être prouvé ,
» la fupériorité de la Mufique Italienne
» fur la nôtre ».
J'entends à merveille ce que c'eft que
la diſtinction de deux Langues , & la
fupériorité de l'une fur l'autre ; mais je
n'entends pas la diftinction de deux Mu
fiques. Une Langue a des mots, des tours,
des nombres , une harmonie, une fyntaxe ,
une profodie qui lui font propres , & qui
lui donnent les moyens d'exprimer ce
qu'une autre Langue ne peut rendre. Mais
les tons , les modes , les mouvemens ,
Pharmonie & la mélodie de la Mufique ,
font les mêmes dans tous les Pays du
monde. Il n'y a donc qu'une feule Mufique
: c'eft une Langue univerfelle que les
uns parlent mieux que les autres ; mais il
n'eft décidé nulle- part qu'on doive parler
mal cette Langue . Je fuppofe que le plus
grand nombre des Muficiens François
ayent fait de mauvaiſe Muſique , & que
la Nation l'ait goutée , ne connoiffant ou
n'ayant rien de mieux : s'eft - elle refuſée
à la bonne , dès qu'on lui en a préfenté ?
Diij
78 MERCURE DE FRANCE.
Le préjugé a-t-il fait tomber Hyppolite ,
Caftor , Pigmalion , &c. Le goût de la
Nation n'a donc pas donné à la mauvaiſe
Mufique une préférence exclufive fur la
bonne la Mufique Françoife peut donc
être excellente , comme la Mufique Italienne
peut être mauvaiſe ; & jufques- là
je ne vois entr'elles rien qui foit propre
à l'une ou à l'autre , & qui les diftingue
effentiellement.
و ر
» Les Partifans de la Mufique Françoi-
» fe , dit M. Dalembert , prétendent que
» le beau fimple en fait le caractère , &
» ils appellent fimple ce qui eft froid &
» commun , fans force , fans ame & fans
» idée. S'il y a des Sots qui penfent ainsi ,
ya
leur opinion ne doit pas être prife pour
le fuffrage de la Nation . Elle penfe que
tout ce qui eft beau eft fimple ; mais elle
ne pense pas que tout ce qui eft ſimple
foit beau. Peut -être le goût de la multitude
n'eft- il pas encore affez formé pour
être délicat & févère fur les nuances : mais
M. Dalembert avoue lui - même que les
beautés réelles enlèvent une admiration
unanime. J'en appelle encore aux fuccès
de M. Rameau ; j'en appelle à l'impreffion
que font fur les oreilles françoifes
les plus beaux morceaux des Opéra Italiens
, quoique affez mal exécutés dans
JUILLET. 1759. 79
nos concerts ; j'en appelle au fuccès des
intermèdes bouffons , qu'on ne fe laffe
point d'entendre avec des paroles Françoiſes.
» M. Rameau , dit M. Dalembert ,
» eût manqué fon but en allant plus loin ;
» il nous a donné non pas la meilleure Mufique
dont il fût capable , mais la meil-
» leure que nous puffions recevoir. » Je
fuis perfuadé que M. Rameau a fait de fon
mieux ; mais s'il a voulu nous ménager ,
Pergolefe & Venci n'ont pas eu la même
complaifance : or que l'on prenne au hafard
deux mille Auditeurs parmi les gens
cultivés , & qu'on exécute bien les morceaux
de récit obligé & les airs pathétiques
de l'Olimpiade & de l'Artaxerce ,
jofe affurer qu'ils feront applaudis avec
le même enthouſiafme que la harangue
de Tirtée & le monologue de Caftor.
Voyons cependant quel est le caractère
de ce qu'on appelle la Mufique Françoiſe,
& à quoi il tient qu'on ne la diftingue
plus de ce qu'on appelle la Mafique Italienne.
» Il y a , dit M. Dalembert , dans notre
» Mufique , trois choſes à conſidérer, le ré-
» citatif, les airs chantans & les fympho-
» nies. » Il reproche au récitatif de Lully
de manquer fouvent à la profodie de la
langue. C'eſt un fait qu'il a fans doute
Div
80 MERCURE DE FRANCE.
"
ور
33
"
r
vérifié ; mais il n'eft point du tout effentiel
à notre récitatif de manquer à la
profodie
, c'eft une maladreffe du Muficien ,
& non pas un défaut de la Mufique. « Le
» récitatif des Italiens , dit-il , eft plus
analogue à leur langue que le récitatif
françois ne l'eft à la nôtre. Ils paroiffent
» avoir bien mieux étudié que nous la
marche & les inflexions de la voix dans
»la converfation. » Si cela eft , la faute
en eſt encore aux Compofiteurs François ,
qui , avec plus d'étude ou de talent, peuvent
égaler en cela les Italiens fans rien
changer à l'effence de la modulation fran
çoiſe ; car le chant devant être l'imitation
exagérée de la déclamation théâtrale , &
les infléxions du langage naturel n'étant
pas les mêmes dans le François que dans
Î'Italien , il s'enfuit que le chant françois
doit avoir une modulation notée fur les
accens de notre langue , comme le chant
des Italiens doit fuivre les intonations &
les inflexions de la teur.
M. Dalembert obferve que le récitatif
Italien déplaît à la plupart des oreilles
françoifes ; mais je doute que l'habitude
de l'entendre jointe à la connoiffance de
la langue italienne & de fa profodie nous
le fit gouter comme il le prétend. J'obferve
même que la plupart de ceux à qui le ré
JUILLET. 1759 .
81
citatif italien déplaît , aiment l'accent naturel
de la langue italienne ; enfin la maniere
dont les Italiens entendent leur
Opéra prouve affez qu'ils s'ennuvent euxmêmes
de cette eſpèce de déclamation ,
» dont la route uniforme & non interrompue
produit une monotonie infuppor
table. » M. Dalembert répond d'abord.
en récriminant. Il ajoute que la monotonie
du récitatif eft peut -être un mal nécef
faire,un inconvénient inévitable de la fcène
lyrique, par la raiſon, dit - il , que » dans une :
" Piéce de théâtre tout n'eft pas deftiné
» aux grands mouvemens des paffions, &
qu'il y a des momens de repos où le
Spectateur ne doit qu'écouter fans être
» ému ; que tout doit être chanté dans
» un Opéra , mais que tout ne doit pas
» être chanté de la même maniere, comme:
» dans le difcours tout n'eft pas dit du
» même ton, avec la même froideur & le
»même mouvement.
Selon cette regle au moins tout ce quij
eft vif & paffionné dans la fcène doit être
préfervé de la monotonie : or il me femble
qu'elle eft continue dans le récitatif italien;
mais je n'oferois prendre l'affirmative : je
n'en ai pas affez entendu. Paffons à la
conclufion de M. Dal. » Il doit donc #
avoir entre les airs & le récitatif nee
Dy
82 MERCURE DE FRANCE.
» différence marquée par l'étendue & la
qualité des fons , par la rapidité du débit
»& par le caractère de l'expreffion .
Il doit y avoir felon moi , proportions
gardées , la même différence qu'entre un
morceau de déclamation véhémente &
un morceau moins vifou plus tranquille ,
en forte que la modulation & l'expreffion
du récitatif approchent du caractère d'un
air paffionné à mefure que les paroles du
récitatif approchent elles mêmes du caractère
des paroles que l'air exprime. Ainfi
le récitatif fimple s'élevera par degré jufqu'au
point de véhémence où le récitatif
obligé lui fuccéde , & celui - ci juſqu'au
point où la violence du fentiment, la force
de l'image , en un mot l'expreffion des
paroles , demande les développemens de
la voix & les éclats d'un air chantant. On
diftinguera moins l'air d'avec le récitatif;&
tant mieux :le paffage fera plus naturel & la
gradation mieux obfervée. En effet pourquoi
veut- on une difference tranchantede
fun à l'autre? Un air pathétique eft-il un
morceau ifolé dans une Scène? Le comble
de l'art n'eft - il pas de préparer inſenſiblement
l'oreille & l'ame à cette vive
émotion ? Il eſt des circonstances où l'harmonie
doit caufer une révolution foudaine
, un ébranlement imprévu ; mais le
JUILLET. 1959. 83
Poëte alors prend foin lui- même de ménager
la furpriſe , & le Muficien n'a qu'à
fuivre la marche de la déclamation naturelle
, pour paffer du calme à l'emportement.
Cette exception ne détruit pas
la régle générale de graduer l'expreffion
du fentiment & d'éviter la monotonie.
Ce que je dis des airs paffionnés ou rapides
doit s'entendre des airs tendres ,
voluptueux, enjoués ou languiffans : comme
ils font le dernier degré d'expreffion
dans leur genre , & que l'harmonie en
foutient & en fortifie l'expreffion , ils
n'ont pas besoin pour être fentis du cɔntrafte
d'un récitatif monotone. Il y a
fans doute dans l'Opéra comme dans la
Tragédie des momens froids où une dé
clamation animée feroit un contre-fens ;
mais ces momens font rares & doivent
Pêtre. L'art d'écrire la fcéne lyrique eft
d'en faire un tiflu varié de fentimens &
d'images , & alors ce récitatif doit peindre
par fa mélodie ou l'image ou le lentiment
que la Pocfie lui préfente. Ainfi ni
le récitatif Italien , ni le récitatif François
ne me femble devoir être une décla
mation monotone.
» La nature du chant ordinaire , de ce
qu'on appelle proprement ainsi , com
D vj
84 MERCURE DE FRANCE.
fifte en trois chofes , pourſuit M. Da+
lembert , en ce que la marche Y eft
» plus lente que dans le difcours , en ce
» que l'on appuye fur les fons comme
» pour les faire gouter davantage à l'o-
» reille ; enfin en ce que les tons de la
» voix & les intervalles qu'elle parcourt ,
y varient fréquemment , & prefqu'à
chaque fyllabe. Le premier & le fe
» cond de ces caractéres n'appartiennent
point à un bon récitatif ; le troifiéme
doit à la vérité s'y trouver , mais d'une
→ maniere moins marquée que dans le
chant. D'un côté la rapidité du débit
rend la fucceffion des intervalles moins
fenfible dans le récitatif, & de l'autre
cette fuccceffion doit y être plus fré-
» quente que dans le difcours , mais moins
» que dans le chant ordinaire : voilà ce
que les Italiens ont fenti, voilà ce qu'ils
pratiquent avec raifon , & l'on ofe dire
avec fuccès.
03
29
Je ne fçais. fi je me trompe , mais il
me femble que le récitatif étant un genre
moyen entre le chant & le difcours ,
il doit participer en tout point de l'un &
de l'autre qu'ainfi la marche du réci–
ratif doit être moins rapide que celle du
difcours , & en général plus rapide que
celle du chant ; que dans le récitatif
on
JUILLET. 1759. $.5
doit appuyer fur les fons moins que
dans le chant , mais plus que dans la déclamation
naturelle ; qu'enfin les fons de
la voix doivent être plus variés & les intervalles
plus fenfibles que dans la déclamation,
comme ils doivent l'être moins
que dans le chant . M. Dalembert ne permet
au récitatif de differer du difcours
que dans ce dernier point , le premier &
le fecond caractère qu' attribue au chant
n'appartiennent point , dit- il , à un bon
récitatif : non fans doute au même degré
, mais je crois qu'il doit les avoir
dans une proportion moyenne , & comme
tenant le milieu entre le difcours &
le chant. Du refte je conviens avec M. D..
que le débit en eft perdu au Théâtre. Les
plus zélés Partiſans de Lully font les premiers
à l'avouer ; mais c'eft encore la
faute des Acteurs , & non pas celle de la
Mufique.
» Si le récitatif , comme tout le monde
» en convient , doit n'être qu'une décla
» mation notée , on peut en conclure ,
dit M. Dalembert , » qu'une des loix les
» plus eſſentielles à obſerver dans le réci—
» tatif , c'eſt de n'y pas faire parcourir à
» la voix un auffi grand efpace que dans
» le chant , & d'en régler l'étendue fur
» celle des tons de la voix dans la décla
86 MERCURE DE FRANCE.
" mation ordinaire. Le feul cas où l'on
puiffe fe permettre de fortir des limites
» naturelles de la voix , c'eſt dans certains
» momens où la voix , même en décla-
» mant , franchiroit ces limites ; encore
» ces momens doivent être rares , & même
ne fe rencontrer guère que dans le
» récitatif obligé , qui par fon objet , fon
" accompagnement & fon caractère , doit
" approcher un peu plus du chant . »
Ce n'eft qu'avec une extrême défiance
de moi - même que d'un principe pofé par
M. Dalembert , je tire une conféquence
oppofée à la fienne. Si le récitatif doit
être une déclamation notée , les intervalles
à parcourir doivent être fenfibles :
dans le chant la voix ne procéde que
par tons & par demi- tons , au lieu que
dans le difcours elle s'élève ou s'abbaiſſe
par degrés fouvent inappréciables.Si d'un
autre côté , comme l'a reconna M. Dalembert
, les tons & les intervalles que
parcourt la voix dans le récitatif , doivent
être plus variés que dans le diſcours , il
у a dans une période un plus grand nombre
d'intervalles à parcourir dans le récitatif
que dans le difcours . Or un plus grand
nombre de plus grands intervalles demandent
une plus grande étendue de voix : il
eft donc d'une néceffité indiſpenſable
JUILLET. 1759. 87
que dans le récitatif la voix franchiffe fes
limites naturelles , c'eft - à - dire , qu'elle
s'éleve & s'abbaiffe beaucoup plus que
dans le diſcours. Il y a longtemps que je
regarde la déclamation muſicale comme
fuivant à-peu- près les mêmes infléxions
que le langage naturel , mais formant ,
s'il eft permis de le dire , des ondulations
plus profondes . Suivant cette idée , la
raifon de la monotonie qui nous frappe
dans le récitatif Italien , n'eft pas difficile
à fentir : car les Italiens ne donnant à la
voix , dans leur récitatif, que fon étendue
naturelle , & les intervalles à parcourir
étant plus grands que dans le diſcours ,
il a fallu les reduire à un plus petit nombre
, & par conféquent réciter fur un
même ton ce qui dans la déclamation
naturelle exigeroit plufieurs inflexions différentes.
On dit que les Chanteurs habiles fçavent
fuppléer à ces inflexions : j'en ai
entendu qui paffoient pour tels , & ceuxlà
même m'ont paru monotones.
A l'é ard de notre récitatif , ayant un
plus grand etpace à parcourir , il eft
moins gêné , moins à l'étroit dans fa
marche ; d'où je conclus qu'un Artiſte
habile peut lui donner plus de variété .
Mais voici l'article important,
88 MERCURE DE FRANCE.
מ
ל כ
" Les cadences , les tenues , les ports
» de voix que nous y prodiguons feront
» toujours , dit M. Dalembert , un écueil
infurmontable au débit ou à l'agrément
» du récitatif: fila voix appuye fur tous
» ces ornemens , le récitatif traînera ; fi
» elle les précipite , il reffemblera à un
chant mutilé. Ne feroit- il pas poffible
» en fupprimant toutes ces entraves , de
" donner au récit François une forme
plus approchante de la déclamation ?
29
J'ignore cominent le Public recevroit
l'effai que M. D. propofe ; mais je connois
des Muficiens habiles & un grand
nombre de gens de goût que l'abus de
ces cadences , de ces tenues, de ces ports .
de voix excéde dans la déclamation mus
ficale , & qui applaudiroient bien fincéres
ment à la noble fimplicité d'un débit
plus naturel & plus rapide. Il fut untemps
où les Acteurs pafoient légérement
fur tous ces agrémens , & je ne crois pas
que la maniere de déclamer libre, fimple,
facile & noble qu'on applaudiffoit dans
Tevenard, fit un chant mutilé du récitatif
de Lully. Mais en fuppofant que quel--
qu'un ofât fupprimer tout-à-fait les ca→
dences , les ports de voix &c. il y auroit
an moyen bien avantageux , à ce qu'il
me femble, de fe dédommager de la
JUILLET. 1759.1 $9.
perte de tous ces petits agrémens , & de
donner à notre récitatif plus de chaleur
& de variété : ce feroit d'employer dans
les morceaux fufceptibles d'une expreffion
vive ou touchante , ce que les Italiens
appellent récitatif obligé , & quelquefois
des airs chantans à leur maniere ,
mais fans aucun de ces papillotages ridicules
qu'ils y mêlent pour faire briller la
voix. Le pathétique de ces morceaux eft
la feule fupériorité réelle que leur Opéra
ait fur le nôtre , & nos Muficiens modernes
ont fait des effais dans ce genre
qui annoncent le plus grand fuccès. Dès -
lors le Poëte d'accord avec le Muficien ,
ménageroit dans le cours de la Scène des
images vives , des traits de fentimens
tantôt plus doux , tantôt plus rapides , &
l'harmonie à chaque inftant ranimeroit le
récitatif : mais il ne faut pas ſe diffimuler
que la Scène ainſi variée eſt une
épreuve continuelle pour le talent du
Compofiteur.
On ne peut fe refufer aux réflexions de
M. Dalembert fur la vérité de l'expreffion
dans la déclamation muficale. Le morceau
de Dardanus qu'il en donne pour modèle
eft bien plus digne d'admiration que tout
ce qu'on a cité de Lully : Je ne prétends
pas, dit-il, » décider abfolument (quelque
.༡༠
90 MERCURE DE FRANCE
porté que je fois à la croire ) que notre
» récitatif réuffit fur le Théâtre de l'Opera
» étant débité comme je le propoſe à l'I-
» talienne & avec rapidité ... Mais il pa-
» roît au moins inconteftable qu'on doit
"rejetter tout récitatif qui étant débité de
»la forte hors du Théâtre , choquera
" groffièrement nos oreilles. C'est une
"preuve certaine que l'Artifte s'eft grof-
»fièrement écarté des tons de la Nature
» qu'il doit avoir toujours préfens. » Cette
règle me paroît infaillible ; toutefois M.
Rameau lui-même ne croit pas que la
modulation du chant doive être une imitation
fervilement exacte de la déclamation
naturelle. Il prétend que c'eſt l'harmonie
qui détermine furtout le caractère
de l'expreffion , & il m'en a donné
exemple les vers du Monologue de
Caftor,
"
Triftes apprêts , pâles flambeaux ,
Jours plus affreux que les ténébres ,
pour
qui dans le même ton & avec une modulation
différente , expriment le même
fentiment .
Le récitatif doit être fimple , naturel ,
expreffif & rapide. Je fuppofe qu'il eft tel
dans la bonne Mufique Italienne ; il l'eft
moins,fouvent, fi l'on veut,dans la Mufique
JUILLET. 1759 . 91
Françoife; mais il peut l'être ni la nature
de la Langue, ni celle de la Mufique, ni le
goût même de la Nation ne s'y oppofe; &
l'on tient encore par habitude aux petits
agrémens qu'on y a mêlés , au moins
defire- t- on que les Muficiens en foient
avares & que les Acteurs n'en abuſent
pas. L'étendue qu'on lui reproche au -delà
des limites de la déclamation naturelle ,
lui donne plus de variété : par -là il peut
s'élever par gradation jufqu'au chant qui
lui fuccéde , & le paffage de l'un à l'autre
en eft beaucoup plus naturel . Je ne vois
donc pas à cet égard de quoi défeſpérer
que nous ayons de bonne Mufique , ni
que pour la rendre telle il faille la dénaturer.
» Si le récitatif de nos Opéra nous
» ennuye , reprend M. Dalembert , les
>> airs chantans ne nous offrent guéres de
" quoi nous dédommager. Nous avons
déjà obfervé en général qu'ils différent
"trop peu du récitatif , cette reflemblan-
" ce fe remarque furtout dans les Scènes.
» Elle est un peu moindre entre le réci
" tatif des Scènes & quelques airs placés
» dans les divertiffemens , où nos Mufi-
» ciens modernes ont ofé quelquefois fe
donner carrière.
Les airs placés dans les Divertiffe
32,
MERCURE DE FRANCE.
mens ne doivent être comptés pour rien:
il faut les regarder comme les airs de
Danfes , deftinés à récréer les Spectateurs
& à donner de la variété au Spectacle.
Dans l'Opéra Italien , les Ariétes chantées
à la fin des Scènes par les Perfonnages les
plus intéreffés à l'action & quelquefois
dans les fituations les plus violentes , font
encore plus ridicules. Le mérite effentiel
de ces Ariétes & de nos petits airs
confifte à faire briller une jolie voix. Si le
Poëte y donne quelque image à peindre
au Muficien , fi le Muficien réuffit à la
rendre , c'eſt un agrément de plus ; mais
tout cela eft peu de chofe. Les Italiens
plus exercés que nous à ce badinage , y
excellent. Avec de l'exercice & du talent
nos Muficiens y excelleront auffi . Le goût
de la Nation leur laiffe toute liberté. Les
parodies des airs bouffons prouvent que
la Langue ne s'y oppofe pas ; la mufique
en eft partout également fufceptible , &
fi la répugnance que nous avons à entendre
badiner à tout propos fur une voyelle,
ne permet pas à nos Artiſtes de tirer d'un
A tout le parti qu'en tirent les Italiens ,
les pas. brillans de nos Danfeufes nous
dédommagent des fredons de leurs Chanteurs
efféminés . M. Dalembert avoue luimême
que du côté des fymphonies dan
JUILLET. 1759. 93
fantes nous avons de l'avantage fur eux.
Venons à quelque chofe de plus effentiel.
Les Italiens ont des airs pathétiques ,
& en grand nombre , & de la plus grande
beauté . Ces airs font gâtés par des agrémens
contre nature ; & quoi qu'on en
dife , Andromaque & Mérope ne doivent
dans leur douleur ni rouler un fon plaintif
, ni le terminer par un point d'orgue .
Cependant tel eft le caractère de cette
Mufique , le naturel de la modulation ,
le choix des fons qui accompagnent la
voix , & qui ajoutent à l'expreffion , en
un mot , la magie de l'art des Italiens
dans ces morceaux pathétiques , qu'ils
vous faififfent , vous pénètrent , vous attendriffent
quelquefois jufqu'aux larmes.
Ceft là réellement & dans le récitatif
accompagné , qu'ils font fupérieurs aux
François , c'eft la partie qu'on doit leur
envier , & dans laquelle nos plus fçavans
Artiftes ne doivent pas rougir de les prendre
pour Maîtres. Mais ce genre fublime
n'appartient pas plus à la Mufique Italienne
qu'à la Mufique Françoife , & il
n'eft pas plus mal -aifé aux Poctes François
qu'aux Poëtes Italiens d'y donner lieu.
En général les airs mefurés de nos Scènes
ne reffemblent point à cela ; mais la prière
de Théfée dans Hypolite , le Monologue
94
MERCURE DE FRANCE.
de Thelaire dans Caftor , la Harangue de
Tirtée , & bien d'autres, font de ce genre.
Il faut du génie pour y exceller ; mais
cette condition eſt la même pour les Italiens
& pour nous. Tous les Muficiens
d'Italie , à beaucoup près , n'y ont pas
réuffi , & c'eft furtout dans cette partie
que les Modernes dégénèrent : leur goût
pour les ponpons , s'il eft permis de le
dire , a tout gâté dans le pathétique , &
les Connoiffeurs regrettent amèrement la
fimplicité touchante de leurs anciens
Compofiteurs. C'est à ces modèles que
nos Muficiens doivent s'attacher ; mais le
grand mérite de ces morceaux , comme
l'obferve M. Dalembert , c'est d'être liés
à la fituation, & d'en augmenter l'intérêt :
ceci eft l'ouvrage du Poete , & l'on ne
peut trop louer le célèbre Métaſtaſe de
l'art avec lequel il a ménagé au Muficien
des tableaux pathétiques , des fituations
violentes , des mouvemens pleins de chaleur
& de force à exprimer dans les airs.
» Point de véritable chant fans expreffion
, dit notre Philofophe , & c'eft en
» quoi la Mufique des Italiens excelle ;
» il n'eft aucun genre de fentiment dont
» elle ne fourniffe des modèles inimita-
» bles. Tantôt douce & infinuante , tan-
» tôt folâtre & gaye , tantôt fimple &
"
JUILLET. 1759 . 95
» naïve , tantôt enfin fublime & pathéti-
» que ; tour- à-tour elle nous charme ,
» nous enléve & nous déchire. » Tout
cela eft vrai , hors inimitable , qu'on ne
doit pas prendre à la lettre. Les encou
ragemens , l'émulation , la rivalité , le
concours nombreux des Artiftes , la direction
générale des efprits vers un objet
, le gout paffionné d'une Nation pour
un Art , font les caufes infaillibles de fes
progrès , & de tout cela réfulte le fuccès
de la Mufique en Italie. Il n'eft pas jufqu'à
l'humanité même que les Italiens
n'y ayent facrifié. Notre goût léger &
tranquille n'a pas excité la même fermentation
, les mêmes efforts , le même
concours. On fe contente dans nos Eglifes
de pfalmodier les louanges de Dieu ;
nos villes n'ont pas toutes un Opéra magnifique
; les dépenfes de la Nobleffe
Françoife & des Citoyens opulens ne fe
tournent pas de ce côté ; nous laiffons à
nos enfans la voix que leur a donnée la
Nature. Il n'eft pas étonnant que les
Italiens ayent été plus loin que nous
dans un Art qu'ils adorent & que nous
aimons foiblement. Mais cet avantage
n'eft dû ni à leur Langue ni à leur Mufique
, & il ne tient qu'aux Muficiens de
génie de prouver qu'il eft très - poffible de
96 MERCURE DE FRANCE.
compofer fur des vers François, par exemple
fur ceux de Quinault , des morceaux
de Mufique comparables à ceux que
nous admirons le plus dans les Opéra Italiens.
Mais le génie eft une chofe rare dans
tous les Pays du Monde : ce n'eſt que
parmi le grand nombre de ceux qui s'exercent
dans un Art que les talens fupérieurs
fe découvrent : en France un Muficien
excellent s'éléve par hafard ; en Italie
il n'eſt preſque pas poffible qu'il n'en paroiffe
quelqu'un dans le nombre. Voilà ce
qui retardera vraiſemblablement la pérfection
de ce qu'on appelle notre Mufique,
& qui au fond n'eft que la Mufique de
toutes les Nations , modifiée ſelon le génie
& le caractère d'une Langue moins
docile , peut- être , moins fonore que l'Italien
, mais affez fléxible , affez harmo
nieufe pour ne fe refufer à aucune forte
d'expreffion , & pour recevoir tous les
genres de modulation & de mouvement.
M. Dal. trouvera peut-être que j'ai trop
infifté fur une difpute de mots , en niant
que les fautes de nos Muficiens foient les
défauts de notre Mufique . Mais ce n'eſt
pas pour lui que je m'attache à lever
l'équivoque , & je le prie de trouver bon
que je diftingue encore au fujet des accompagnemens.
"
» La
JUILLET. 1759 . 97
>>
La fureur de nos Muficiens Fran-
» çois eft , dit- il , d'entaffer parties fur
parties . C'eft dans le bruit qu'il font
» confifter l'effet ... Une harmonie bien
» entendue nourrit & foutient agréable-
» ment le chant ; alors l'oreille la moins
exercée fait naturellement & fans étude
» une égale attention à toutes les parties :
fon plaifir continue d'être un , parce
" que fon attention quoique portée fur
» différens objets eft toujours une. C'est
en quoi confifte un des principaux
" charmes de la bonne Mufique Italien-
"ne. » Et pourquoi non pas de la bonne
Mufique Françoife ? N'a - t - elle point
d'exemple de cette unité , je ne les ai pas
tous préfents , mais je me fouviens d'un
morceau du Prologue des Indes Galantes ,
La gloire vous appelle ,
d'une mufette des Talens lyriques ,"
Suivons les loix ,
d'une Ariéte de Platée
Quittez , Nymphes , quittez vos demeures profondes.
le
Et de beaucoup d'autres airs où certainement
la mélodie n'eft pas couverte par
bruit des inftrumens où l'harmonie loin
II. Vol.
›
E
98 MERCURE DE FRANCE.
de jetter de la confufion dans l'oreille ,
ajoute un nouveau charme au plaifir que
lui fait le chant : & fi quelques-uns de
nos Muficiens donnent fouvent dans le
défaut que M. Dalembert leur reproche ,
tout ce qu'on en doit conclure , c'eft
que la bonne Mufique eft rare en France
comme elle l'eft plus ou moins partout.
La mefure , dit M. Dalembert , man-
» que à notre Mufique par plufieurs rai-
» fons ; par l'incapacité de la plupart de
» nos Acteurs , par la nature de notre
» chant , par celle des prétendus agré
» mens dont nous le chargeons » : Je fouf
cris à la première de ces raifons , mais
j'ofe douter des deux autres. Une meſure
moins articulée n'en eſt pas moins exacte ;
il faut feulement une oreille plus jufte
pour l'obferver , comme pour éviter en
la fuivant les écueils trop fréquens fans
doute des prétendus agrémens du chant.
A l'égard de la variété des mouvemens,
je vais haſarder une choſe bien hardie ;
mais je parle en homme qui n'a dans cet
art que le pur inftinct de la Nature.
» Nous ne fçaurions nous perfuader , dit
M. Dalembert , » grace à la fineffe de no-
>> tre tact en Mufique , qu'une meſure
vive & rapide puiffe exprimer un autre
fentiment que la joie comme fi une
JUILLET. 1759 : 99
» douleur vive & furieufe parloit lente-
» ment. » Je fuis très- perfuadé , comme
tout homme qui a réfléchi , que le mouvement
de la Mufique doit fuivre celui
de l'ame , & que tout ſentiment vif &
rapide doit être rendu tel qu'il eft : cependant
, obſerve M. Dalembert , » les mor-
» ceaux vifs du Stabat , exécutés gaîment
» au Concert - fpirituel , ont paru des
>> contrefens à plufieurs de ceux qui les
» ont entendus. » J'avoue que je fuis de
ce nombre , & ce n'eft pas feulement la
gaîté qui m'en a déplu. Que l'on chante
comme on voudra l'air que Pergoleſe a
a mis fur ces paroles ,
Cujus animam gementem ,
je trouverai encore déplacé le mouvement
vif à deux temps , par la raiſon que l'affiction
& la douleur profonde ne font
pas de ces fentimens rapides dont parle
M. Dalembert , & que la nature répugne
en moi au mouvement qu'on leur a donné
: il en eft de même de quelques autres
morceaux de cet ouvrage , où il y en a de
ſublimes , mais où vraiſemblablement le
Muficien a été obligé de renoncer quelquefois
à la vérité de l'expreffion pour
éviter la monotonie.
Enfin M. Dalembert examine fi l'on
Eij
100 MERCURE DE FRANCE.
peut tranfporter à la Langue Françoife
les beautés de la Mufique Italienne . Il
penſe qu'oui , & je n'en doute pas : il ne
s'agit que de nous entendre . Notre Langue
, ou plutôt notre goût , fe refuſe aux
badinages de la voix dans le férieux pathétique
, fur une fyllabe qui ne fignifie
rien. Ainfi tout ce qui n'eft que du ramage
eft interdit à nos Muficiens dans
une Scène inté: effante. Or M. Dalembert
avoue que tout cela eft de mauvais goût
même dans la Mufique Italienne , & il
reproche aux Modernes de l'avoir char
gée de ces vains ornemens. La Mufique
bouffonne en eft plus fufceptible ; nous
l'avons unanimement adoptée , & nos
premiers effais ont prouvé que notre Langue
s'en accommodoit à merveille : mais
il s'agit ici de la Mufique de nos Tragédies
, & il eft certain que dans ce genre
ces badinages ne font pas des beautés .
La fimplicité des accompagnemens ,
l'unité de deffein & d'expreffion du chant
avec l'harmonie qui l'accompagne , n'eſt
pas plus difficile à obferver fur des paro
les Françoifes que fur des paroles Italiennes
; c'eft un fait inconteftable , & que
l'expérience a déja prouvé.
La vérité , la force de l'expreffion dans
la mélodie & dans l'harmonie , le choix
JUILLET. 1759.
ΙΟΙ
des tons & des modes , le nombre & le
mouvement le plus analogue au fentiment
ou à l'image que l'on doit rendre ,
la préciſion même de la meſure , tout cela
eft compatible avec des paroles Françoiſes
comme avec des paroles Italiennes.
La profodie de notre Langue n'eft peutêtre
pas aflez déterminée ; mais elle n'en
eft
que plus docile aux mouvemens qu'on
veut lui donner. Nos fyllabes abſolument
muettes font bannies de la Poëfie lyrique
, & l'E féminin foutenu d'une confonne
, eft affez fenfible dans le chant ,
comme dans le nombre des vers , pour
appuyer une note brève. Que le Poëte
fcache manier la Langue , qu'il foit d'accord
avec le Muficien , les difficultés de
la profodie feront facilement ou applanies
ou éludées .
De tous les reproches faits à ce qu'on
appelle la Mufique Françoife , il n'y en a
donc qu'un feul qui porte fur un vice inhérent
& diftinctif, fi c'en eft un: je parle des
prétendus agrémens de notre récitatif.
La manière dont il eft chanté , la lenteur,
les cris qu'on y met , font des défauts généralement
reconnus & blâmés par tous
les
gens de goût J'ai déjà obfervé qu'ils
font du Compofiteur ou de l'exécutant ,
non de la Mufique. Il n'en eft pas de
E iij
102 MERCURE DE FRANCE.
même des ports de voix , des tenues , &
de ce qu'on appelle des cadences . Tout
cela eft indépendant du caractère de la
Langue ; elle fe prêteroit mieux encore à
la fimplicité , à la rapidité d'une déclamation
plus naturelle , qu'aux agrémens
faux ou vrais de ce récitatif chanté . Mais
le Public y tient encore , & fi quelque
chofe diftingue la Mufique Françoiſe , c'eſt
ce caractère attaché au récitatif par le
goût unanime de la Nation. Dans tout le
refte , le Muficien a toute fa liberté , &
l'Art toute ſon étendue. Eſt- ce un défaut,
n'en est-ce pas un ? Faut - il fupprimer
abſolument ces tenues , ces ports de voix,
ces cadences , ou feulement en être moins
prodigue & dans la compofition & dans
l'exécution ? En un mot , devons - nous
préférer un récitatif que les Italiens euxmêmes
ne daignent pas entendre , tout
excellent qu'on le fuppofe , à un récitatif
qui fe fait écouter avec plaifir quand il eſt
chanté avec goût ? C'eft ce qu'il ne m'appartient
pas de décider : mais après tout,
ces agrémens ne pourroient être défectueux
qu'autant qu'ils affoibliroient l'expreffion
du pathétique , & ils ne l'affoibliroient
point fi on les paffoit légèrement.
Du refte , toutes les beautés réelles de
CE
103 JUILLET. 1759 .
es.
COTE
apparla
Mufique font reconnues les mêmes par
les François & par les Italiens ; ils ne
goutent pas tout ce que nous applaudiffons
, nous ne goutons pas tout ce qu'ils
applaudiffent chaque Nation a fes
préjugés , mais l'une & l'autre fe réuniffent
en faveur de ce qui peint vivement
& fidèlement la nature , & tant pis
pour celle des deux qui auroit l'orgueil
de ne trouver beau que ce qui lui
tient. J'en reviens donc à ma propofition.
Il n'y a que deux fortes de Mufique , la
bonne & la mauvaiſe ; la mauvaiſe foifonne
partout , & même en Italie ; la
bonne eft rare partout , & plus rare , fi
l'on veut , en France ; mais en France
mêm , la bonne Mufique fera toujours
applaudie avec entoufiafme , comme elle
l'a été. Nous ne fommes pas encore affez
délicats ou plutôt affez difficiles ; mais
cela vient de ce que nous ne fommes pas
affez riches on s'accoutume naturellement
à aimer ce que l'on a , mais on n'en
eft pas moins fenfible au plaifir de trouver
quelque chofe de mieux ; on l'eft peutêtre
davantage. Ce feroit mal juger par
exemple du goût de celui qui applaudit
en Province une mauvaiſe Actrice , que
de le croire incapable de fentir & d'apprécier
le talent de Mlle Clairon.
E iv
104
MERCURE DE
FRANCE.
MEMOIRE dans lequel on
prouve que
les Chinois font une
Colonie
Egyptienne.
Par M. de Guignes , de
l'Académie
Royale des
Infcriptions & Belles- Let
tres ,
Profeffeur au
Collège
Royal de
France en
Langue
Cyriaque ,
Cenfeur
Royal ,
Interprête du Roi pour les
Langues
Orientales , &
Membre de la
Société
Royale de
Londres. A Paris
chez
Defaint &
Saillant
Jean de
Beauvais .
rue Saint
CE
Mémoire n'eft que le
Précis de
celui que M. de Guignes a lû à l'Acad. des
.Infcriptions & Belles - Lettres , au mois de
Novembre 1758 , dans lequel il prouvoit
plus en détail , que les caractères Chinois
ne font que des efpéces de Monogrames
formés de trois lettres Phéniciennes
, & que la
lecture qui en réſulte produit
des fons
Phéniciens ou
Egyptiens.
Cette
découverte eft de la plus grande
importance dans l'Hiftoire Littéraire : en
fixant les
conjectures des Sçavans fur
l'origine des Chinois , elle peut nous donner
la clef de la Langue & de l'écriture
des
Egyptiens , & elle jette de grandes.
JUILLET . 1759 .
105
Lumières fur l'hiftoire de ce Peuple célébre ,
à qui peut -être nous devons le germe de
tous les Arts & de toutes les connoiffances
répandus aujourd'hui fur la face de
la terre .
Il y a longtemps que les Chinois font
l'objet des recherches & de l'admiration
des Philofophes & des Sçavans. C'eſt en
effet un fpectacle bien extraordinaire que
cet Empire immenfe fubfiftant fous une
même forme de Gouvernement depuis
une fucceffion de temps dont la trace va
fe perdre dans l'antiquité la plus reculée ;
qu'une Nation policée depuis qu'on cannoît
fon existence , qui avoit des Arts
avant qu'aucun Peuple moderne eût un
nom , qui a toujours confervé fes loix ,
fes moeurs , fa religion , pendant que le
reſte du globe a été bouleverſe tant de
fois par les ravages des conquêtes , du
defpotifme & de la fuperftition . Nous
touchons peut -être au moment où la plupart
de ces myftères vont s'expliquer.
M. de Guignes paroît avoir découvert lorigine
des Chinois ; ce n'eft plus qu'un
Peuple policé par les Egyptiens , comme
l'ont été prefque tous les Peuples de l'Orient
, & qui a reçu d'eux fa Langue , fes
lumières & fes moeurs.
Ce fçavant Académicien n'eſt Le
pas
Ex
106 MERCURE DE FRANCE.
premier qui ait avancé que les Chinois
étoient une Colonie d'Egyptiens. M. Huet
avoit propofé cette conjecture dans for
Hiftoire du Commerce & de la Navigation
des Anciens . Quelques Anglois:
avoient adopté ce fentiment , & M. de.
Mairan l'avoit renouvellé depuis peu ;
mais ces fçavans ne s'étoient fondés que
fur la conformité qu'ils avoient apperçue
entre quelques ufages particuliers aux
Chinois & aux Egyptiens. M. de Mairan
trouvoit chez l'um & chez l'autre l'uſage
des hieroglyphes ; la divifion par Caf
tes ou Tribus à la Chine , comme en Egypie
; même attachement aux anciennes
Coûtumes ; même refpect pour les parens.
& les vieillards ; le méme amour pour les
Sciences , & furtout pour l'Aftronomie ;
la Fête des Lanternes à la Chine , celle des
Lumières en Egypte ; la Métempficoſe , &..
peut-être auffi la perpétuité des Métiers.
Cela lui paroiffoit prouver qu'il y avoit
eu une communication
entre les deux
Empires ; mais ces rapports n'étoient ni
affez bien établis , ni affez généraux pour
donner du crédit à cette opinion , & elle
étoit reftée dans l'obfcurité.
M. de Guignes a été conduit par une
route bien différente au même réſultat ;
c'eft par des, raifons, d'une autre nature
JUILLET. 1759. 107
que des rapports moraux , qu'il prétend
démontrer que les Chinois tirent leur
origine de l'Egypte ; il en a trouvé la
preuve dans les caractères Chinois , qui
ne font autre chofe qu'une combinaiſon
de Lettres Egyptiennes ou Phéniciennes .
Je vais préfenter ici la fuite des procédés
par lesquels il eft arrivé à cette intérellante
découverte.
M. de G. avoue qu'il en doit la premiere
idée à ce Mémoire fur les Lettres
Phéniciennes , que M. l'Abbé Barthélemy
lût à l'Académie des Belles- Lettres le 12
Avril 1758 , & dont je vais donner le
précis. Les Lettres Phéniciennes n'étoient
pas diftinguées au commencement des
Lettres Samaritaines ; mais la plupart ont
dans la fuite des temps éprouvé de fi
grandes variations , qu'on perd fouvent la
trace de leur origine. Parmi les monumens
anciens qui peuvent donner des fecours
pour trouver l'alphabet Phénicien,
on conferve à Malthe deux marbres repréfentant
l'un & l'autre une même inf
cription Phénicienne , accompagnée d'une
même inſcription Grecque. Plufieurs Sçavans
avoient inutilement tenté d'expli
quer Finfcription Phénicienne. M. l'Abbé
Barthélemy a détruit leurs différentes
explications par celle qu'il en a donnée ,
Evj
108 MERCURE DE FRANCE .
& par laquelle cette infcription préſente
le même fens que l'infcription Grecque
correfpondante. Ce travail lui donna les
moyens de former un alphabet Phénicien
qui lui a fervi à expliquer naturellement
beaucoup d'autres infcriptions anciennes
; la comparaiſon qu'il fit de plufieurs
monumens , lui laiffa appercevoir
la reffemblance qui fe trouvoit entre l'écriture
Phénicienne & celle des Egyptiens
; & il preffentit les grandes lumières
qu'on pourroit tirer de cette reffemblance
pour l'Hiftoire & la Littérature Orientale.
M. de Guignes s'eft faifi de cette idée
heureufe , & l'a pouffée plus loin que
M. l'A. B. & lui-même ne pouvoient l'efpérer
en jettant les yeux fur un Dictionnaire
Chinois qui contient la forme des
caractères antiques , il fut furpris d'appercevoir
une figure qui reffembloit à une
des lettres de l'alphabet Phénicien de M.
PA. B. Il s'attacha à ce rapport , le fuivit,
& il fut étonné de la foule de preuves
qui fe préfentoient à lui.
*
Je fus alors convaincu , dit-il , que
les caractères , les loix & la forme du
» Gouvernement , le Souverain , les Mi-
» niftres mêmes qui gouvernoient fouslui,
& l'Empire entier étoit Egyptien ; &
JUILLET. 1759 . 109
"
que toute l'ancienne hiftoire de la Chine
» n'étoit autre chofe que l'Hiftoire d'E-
" gypte qu'on a miſe à la tête de celle
» de la Chine , comme fi des François
» établis en Amérique , y fondoient actuellement
un Royaume , dont le pre-
» mier Souverain feroit regardé comme
le fucceffeur du Monarque qui règne en
»France. Par- là toute l'Hiftoire de Fran-
" ce antérieure , deviendroit l'Hiftoire
» ancienne de cette Colonie . »
Parmi les fingularités qui caractériſent
les Chinois , il n'en eft point de plus
frappante que l'écriture dont ils fe fervent.
Chez prefque tous les Peuples du
Monde , l'écriture n'eft que la parole
écrite ; les mots font compofés de fyllabes
dont le nombre eft limité , & qui
peuvent fe réfoudre en un très- petit
nombre d'élémens . Ainfi à la faveur d'une
petite quantité de lettres , nous pou
vons rendre toutes nos idées & tous les
fons qu'elles expriment . Mais dans l'écriture
Chinoife , chaque caractère eft repréſentatif
d'une idée , & l'on en fait
monter le nombre jufqu'à 70 ou 80 mille.
La Langue des Chinois eft compofée
d'un petit nombre de monofyllabes &
de fons qui dans la prononciation diffétent
d'eux-mêmes par les tons qu'on leur
110 MERCURE DE FRANCE.
donne ; elle femble ne reconnoître aucune
régle de fyntake , n'être affujerrie à
aucun principe. On n'y voit ni conju
gaifons , ni déclinaifons : fi l'on réunit
deux caracteres fimples , le fon avec lequel
on exprimera fe figne qui en réfulte
n'aura point de rapport avec les fons qui
conviennent à chacun des caracteres radicaux.
Il femble que tous les fons ont
été attachés après coup aux fignes qu'ils
affectent , & que les feconds ont été inventés
féparément , & fans relation avec
les premiers. Mais par quel hafard la Langue
Chinoife eft- elle fi barbare & fi peut
travaillée , pendant que le fyftême de
leur écriture paroît fi profond & fi réfléchi
? C'eſt un problême qui ſe réfoudra
bientôt de lui-même.
M. de G. apperçut d'abord dans les anciens
caractères Chinois beaucoup de caractéres
purement hiéroglyphiques ; ainfi
par exemple , le caractère radical , qui défigne
aujourd'hui une tortue , n'étoit an
ciennement que la figure de cet animal.
D'autres traits prouvent que les Chinois
s'étoient fervis de hiéroglyphes comme
les Egyptiens ; mais il étoit queftion de
trouver dans l'écriture Chinoife les traces
de l'écriture alphabétique que perfonne
n'y avoit foupçonnée. M. de G. recommut
parmi les anciens caractères radicaux des
JUILLET. 1759. JIE
Chinois des Lettres Phéniciennes : telles
étoient entr'autres le Jod & l'Aleph.» Le
» Jod Phénicien étoit formé comme un:
» trident ſans queue , & placé oblique-
» ment : c'est avec un figne pareil que
» les Chinois défignent la main ; & ce
qu'il y a de fingulier , c'eft que le mot
» Jod, en Phénicien, fignifie auffi la main.
L'Aleph lui préfenta un rapport enco
re plus frappant : ces deux exemples lui
firent foupçonner qu'il exiftoit dans le
fein même des hieroglyphes Chinois de
véritables lettres qui, dépouillées de tous
les traits qui les cachent aux yeux , devroient
produire ua Alphabet fort ancien
, & peut-être fort analogue à l'Alphabet
primitif de toutes les Nations.
En comparant les différens Alphabets
Orientaux avec les caractères Chinois ,
il obferva que la plupart des lettres parmi
les Orientaux avoient des dénominations
particulières ; » que le Beth , par exem
ple , fignifie une maifon ; que le Daleth
» défigne une porte ; que l'Ain fignifie
» un oeil , & que le Schin ou Sin,défigne
» une dent ; & me fervant,ajoute- t-il ,de
» ces dénominations comme d'autant de:
» données pour dégager l'écriture incone
» nue des Chinois , je trouvai que l'e fir
gne qu'ils employoient pour défigner
112 MERCURE DE FRANCE.
» une maiſon , étoit abfolument le même
que le Beth des Hébreux ; que le
caractère avec lequel ils exprimoient
» une porte , reffembloit au Daleth des
» Hébreux & des Phéniciens ; que le fi-
" gne hieroglyphe de l'oeil n'étoit
pas
diftingué de l'Ain foit Phénicien , foit
Ethiopien .
ן כ
"
La découverte de ces Lettres prouvoit
à la vérité une forte de communication
entre les Chinois & les autres Peuples
Orientaux ; mais elle ne prouvoit point
que ces Lettres euffent été communiquées
comme écriture alphabétique. On pouvoit
donc préfumer que les Egyptiens
avoient communiqué aux Chinois ces caractères
, mais qu'ils les regardoient euxmêmes
alors comme des fignes hiéroglyphiques
, & non comme des lettres proprement
dices. Pour s'en éclaircir , M. de
G. réfolut d'analyfer les caractères Chinois
qui renfermoient plufieurs de ces
lettres .
» Je commençai, dit-il, par le caractère
avec lequel les Chinois défignent le mot
» Pere , & faiſant abſtraction du fon qu'ils
donnent à ce caractere , je le trouvai
compofé d'un Jet d'un D , & je lus
Jad on Jod. Or dans la Langue Cophte
qui nous a confervé quantité de mots
Egyptiens , Jod fignifioit pere.
199
JUILLET. 1759. 113
Le caractère Kiun, qui fignifie Prince,
» eft formé d'un F , & de deux J , ce qui
"fait le mot Phii. Or la plupart des
" noms des Rois d'Egypte fe terminoient
" en Phis , comme Amenophis , Aphophis ,
» Saophis , Senfaophis , Biophis , & c.
qu'il faut rendre par les Princes Ame-
"no , Apho , Sao , Senfao , Bio , & c.
Une foule d'opérations femblables ont
été juftifiées par le même fuccès , & delà
réfultent pour la Littérature Chinoiſe ,
un phénomène étrange , & pour l'hiftoire
des anciens Peuples , un nouvel ordre de
chofes , des fyftèmes nouveaux & plus
conformes à la vérité : un Peuple en pof
feffion depuis une longue fuite de fiécles
d'une Langue qu'il ne connoît pas ; cette
Langue enveloppée de traits qui la défigurent,
& affectée de fons , qui lui font
étrangers ; une écriture alphabétique convertie
en fignes hiéroglyphiques ; l'Egypte
* & la Phénicie liées avec la Chine par les
rapports les plus fenfibles ; les Lettres ,
les Langues , les Annales des plus anciennes
Nations , s'enchaînant les unes
aux autres , & concourant toutes à l'effet
d'une harmonie générale.
Pour expliquer comment les Chinois ont
pú recevoir la Langue écrite des Egypciens
, fans rien changer à leur Langue
114 MERCURE DE FRANCE.
parlée , M. de G. fait une fuppofition trèsingénieufe
& très -fenfible.
"3
>>
» Des Francois abordent au loin dans
» une Ifle habitée par des Sauvages , qui
furpris de voir entre les mains de ces
» étrangers , un moyen de fe communiquer
les idées par écrit , leur demandent
un fecret fi important ; les François
, par des raifons particulières , ou
» dans l'impoffibilité de rendre les fons
» d'une Langue barbare avec les élémens
» de leur alphabet , écrivent en préſence
» de ces Sauvage le mot pere , & leur
» difent : toutes les fois que vous aurez
» ce figne matériel fous vos yeux , vous
» aurez l'idée de pere , & vous le rendrez
par le fon qui l'exprime dans votre lan-
" gue. Pour tirer un plus grand parti de
» cet exemple , fuppofons encore que
la
Langue Françoife , en cela conforme
» à plufieurs Langues Orientales , fup-
» prime fouvent les voyelles ; que tous
»fes mots foient compofés de deux ou
» trois confonnes , & qu'en l'écrivant on
» foit dans l'habitude de grouper ces confonnes
; alors pour écrire le mot pere ,
» il fuffira de tracer un P & un R ; le
» mot fils fera repréſenté par un F &
» un I mifes à côté l'une de l'autre avec
» un Sau-deffous . Les Sauvages raffem-
"9
>>
»
JUILLET. 1759. 115
1
»bleront toutes ces maffes de lettres, s'en
» ferviront comme des fignes hiéroglyphiques,
en altéreront fenfiblement plufleurs
traits , & feront de nouvelles
combinaifons à mesure que le nombre.
de leurs befoins & de leurs idées augmentera
; fuppofons enfin que quatre
mille ans après , d'autres Européens reviennent
dans cette Ifle , ils y trouveront
d'abord une écriture & une langue
abfolument étrangères : mais quelle fera
leur furprife lorfqu'en remontant à l'origine
de cette écriture dénaturée , ils y
découvriront les ruines de la Langue
Françoiſe , & des Lettres en ufage dans
toute l'Europe? Telle eft néanmoins la
fingularité que nous préfente l'écriture
Chinoife. C'eft ainfi que les Lettres &
la Langue Egyptienne font devenues à
la Chine les inftrumens paffifs d'une
nouvelle Langue, & s'y font perpétuées
dans le filence & dans l'obfcurité.
85
M. de Guignes va chercher dans les
Annales mêmes de la Chine de nouvelles
preuves pour appuyer fon fentiment , &
elles font d'une clarté bien impofante.
Vingt- deux Familles de Souverains connues
fous le nom de Dynaſties , ont fucceffivement
gouverné la Chine ; » les
Princes de la premiere Dynaſtie font .
116 MERCURE DE FRANCE.
38
95
fuivant l'ordre de leur fucceffion , Yu ,
» Ki , Kand , Tchong , &c . Ces noms
» font de la langue parlée des Chinois , &
» n'ont point de rapport avec la langue
» écrite. J'ai donc analyfé fuivant mon
alphabet , les caracteres qui repréſen-
» fentent ces noms , & j'ai trouvé :
و د
و ر
» Dans celui de Yu , le mot Men ;
» c'eſt Ménès , Roi de Thèbes en Egypte.
» Dans celui de Ki , le mot Jadoa ;
" c'eft Athoès Succeffeur de Ménès.
" Dans celui de Kand , le mot Jabia ;
» c'eſt Diabès , troifiéme Roi de Thèbes.
» Dans celui de Tchong , Pheuphi ;
c'eft Phemphos , quatrième Roi de Thè-
» bes : & ainfi des autres.
و د
»
Il fuit de- là que les Chinois en rece-
» vant les ufages des Egyptiens , fe font
» auffi approprié leurs annales ; il fuit
qus ont placé à la tête de leurs Dy-
" nafties des Princes qui régnoient en
Egypte , & que la communication entre
» les deux Nations s'eft faite après le
» temps de Menès. »
»
Une multitude de faits , d'analogies &
.de probabilités paroiffent donc démontrer
qu'une partie de l'Hiftoire Egyptienne eft
en dépôt dans les Annales Chinoifes ;
mais on ne peut l'en débarraffer que par
un travail long & pénible. Perfonne n'eft
JUILLET. 1759 117
fans doute plus propre que M. de Guignes
lui- même à donner à cette premiere
vue toute l'étendue & le développement
qu'elle peut avoir. Le fuccès que fon Mémoire
à eu dans l'Europe fçavante , doit
l'encourager à continuer fur le même objet
, & à nous donner bientôt le grand
ouvrage qu'il annonce dans celui- ci , qui
n'en eft , pour ainfi dire , que le Profpectus
.
ESSAIS HISTORIQUES fur Paris.
Par M. DE SAINTFOIX. Nouvelle
Edition , revue , corrigée & augmentée .
A Londres : & fe trouve à Paris chez
Duchefne, Libraire , rue Saint Jacques,
près la Fontaine Saint Benoît.
L'OBIET ' OBJET de l'Auteur a été de faire
connoître le génie , le caractère de notre
Nation , la fource & l'origine de nos
Loix , ufages & coutumes . On trouve fans
ceffe dans cet ouvrage un bel - eſprit fçavant
, profond , judicieux ; un Phylofophe
agréable , un honnête-homme , &
un excellent Citoyen. Peu d'Ecrivains
ont autant mérité de leur Nation qquuee M.
118 MERCURE DE FRANCE
de Saintfoix , par fon Hiftoire de nos
anciennes guerres avec les Anglois . Il
nous a rendu la gloire qui nous étoit
dûe & que nos Hiftoriens même nous
avoient ôtée par leur pareffe & leur
inattention. On peut juger de fon zèle
pour l'honneur des François par la manière
dont il préfente la fameufe bataille de
Poitiers , où le Roi Jean fut fait priſonnier
après avoir reçu deux bleffures au
viſage ; événement dont les Anglois font
encore fi vains.
33
» Les Hiſtoriens Anglois , dit- il , égalent
» cette victoire à la plus glorieuſe qu'ait
» jamais remportée les Romains : ils comparent
le Prince de Galles à Scipion &
» à Céfar ; c'eſt au Lecteur à juger fi ce
» Prince mérite des éloges : il part de
» Bordeaux pour faire , à l'exemple de
» fon pere , une courfe de Tartare ; Rapin
de Thoiras convient qu'on ne s'at-
» tendoit pas à cette irruption foudaine ;
» il pille, brule,faccage un pays ouvert &
dégarni de troupes : dès qu'il apprend
» qu'on marche à lui , il s'enfuit ; fa re-
"
"
n
traite eft coupée ; il fe retranche dans
» un pofte avantageux ; il eft prêt à fe
»foumettre à des conditions honteufes ;
» il offre de ne point porter les armes
» contre la France pendant fept ans , &
JUILLET. 1759. 119
» de rendre tout le butin qu'il a fait ;
>> il eft perdu fi nous ne cherchons point
» à le combattre ; l'efprit de vertige fem-
» ble faifir le Roi Jean ; il veut abfolu-
» ment attaquer , & difpofe fon attaque
de la façon la plus mal conçue : nous
» fommes battus. D'ailleurs quel honneur
» fingulier les Anglois prétendent-ils tirer
de cette victoire lorfqu'ils font obligés
» d'avouer que dans l'armée du Prince de
" Galles , compofée de douze mille hom-
» mes , il n'y en avoit au plus que trois
» mille de leur Nation , & neuf mille
» Gaſcons ?
M. de Saintfoix venge partout la France
des traits injurieux avancés par des Ecrivains
paffionnés , dont le reffentiment
& la haine conduifoit la plume : il combat
Rapin de Thoiras , Larrey & les autres
Hiftoriens Anglois , d'une façon qui
ne laiffe pas lieu à la replique. Il fait
connoître leur partialité & leurs prévarications
continuelles. Le zéle patriotique
de notre Ecrivain ne laiffe échapper aucune
occafion d'oppoſer la franchiſe &
la générofité des François aux infidélités
& àla mauvaiſe foi de nos anciens rivaux ,
les Anglois. Cette partie de fon ouvrage
eft trop connue pour que j'en donne içi
120 MERCURE DE FRANCE .
une analyfe détaillée : je me contenterai
d'en citer encore ce trait.
Après la mort de Charles le Bel, le Roi
d'Angleterre Edouard III. Petit - fils de
Philippe le Bel par fa mere , prétendit
que la Couronne de France lui appartenoit
; mais malgré fes prétentions , Philippe
de Valois monta fur le Trône , &
fomma Edouard de venir lui rendre hommage
pour le Duché de Guyenne & le
Comté de Ponthieu. Edouard rendit cet
hommage folemnel à Philippe ; mais
croiroit-on qu'il n'eut pas honte d'avancer
dans la fuite » que s'il n'avoit point
» fait de proteftations publiques , il en
» avoit fait de fecrettes dans fon confeil
» privé , par lefquelles il avoit déclaré
» que par l'hommage qu'il alloit rendre ,
» il ne prétendoit pas porter préjudice à
fes droits fur la Couronne de France ,
quand même il viendroit à le ratifier
» parfes Lettres Patences , & que ce n'é-
» toit que la crainte de perdre fes terres
n en France qui l'obligeoit à faire cette dé
» marche. Ainfi aucune puiffance ne peut
compter fur les fermens d'un Roi d'Angleterre
, & fur les traités qu'elle fait
avec lui , il aura toujours proteſté ſe-
» crettement dans fon confeil privé ,
ود
ور
ود
"
>
» contre
JUILLET. 1759.
121
contre la paix qu'il fignoit , dès qu'il
» croit avoir quelque avantage à recom-
> mencer la guerre.
La cinquième Partie des Effais de M.
de Saintfoix contient comme les premieres
beaucoup d'anecdotes piquantes , de
remarques fines , de plaifanteries philofophiques
fur nos moeurs , nos ufages ,
nos vieilles erreurs . C'est toujours la
même précifion , la même élégance , la
même pureté dans le ftyle , & toujours
le même efprit de Patriotifme. Je vais en
rapporter quelques traits.
" La Fable d'Actéon mangé par fes
» chiens , ne feroit- elle pas l'emblême de
» tant de petits Seigneurs ruinés par leurs
équipages de chaffe ?
رو
و ر
>>
»Nos Reines alloient en litière ou à
» cheval. Catherine de Médicis eft la
pre-
"mière qui ait eu un carroffe ... Ces
carroffes étoient faits comme ceux des
Meffageries , avec de grandes portières
de cuir qu'on abaiffoit pour y entrer ;
"on n'y mettoit que des rideaux s'il y
» avoit eu des glaces au carroffe d'Henri
» IV, peut-être n'auroit-il pas été tué .
» Baffompierre , fous le Règne de Louis
» XIII , fut le premier qui fit faire un
» petit carroffe avec des glaces ... Le
» nombre des carroffes , qui ne montoit
II. Vol. F
122 MERCURE DE FRANCE.
»dans Paris en 1658 , qu'à trois cens dix
» ou vingt , monte aujourd'hui à plus de
»quatorze mille.
» On cultivé , on exerce la mémoire
» des jeunes gens afin de la fortifier ; il
» me femble qu'il eft encore plus intéreffant
d'éxercer , d'habituer leur ame à
la pitié par des fcènes pathétiques &
» touchantés. L'homme le plus vertueux ,
» éft celui , dont l'ame eft la plus inquiéte
» à la vue de fon femblable dans la
» mifere .
M. de Saintfoix eft auffi attentif à recueillir
les traits qui font honneur aux
femmes que ceux qui font honneur à fa
Patrie. Il ne conçoit pas qu'il y ait eu des
Ecrivains qui ayent cherché à infpirer du
du mépris pour les femmes & à abaiffer
leur propre Nation. Tacite , en parlant
de nos Ancêtres , rapporte que du Champ
de Bataille ils entendoient les cris de leurs
femmes ; qu'elles étoient les témoins &
les Panégyriftes qu'ils vouloient avoir de
leurs actions , & c. Je ne prétends pas ,
ajoute M. de Saintfoix , » que nos. Fran-
»çoiſes aillent camper ; mais elles ont
» un empire naturel fur nos fentimens &
elles peuvent fe rendre très utiles en
infpirant fans ceffe l'amour pour la
Patrie & en traitant avec le dernier
»
-
JUILLET. 1759. 123
mépris ces hommes qui veulent dépri-
» mer leur Nation . J'ai dit que la corruption
des moeurs eft à-peu- près égale
» dans tous les fiècles ; que c'eft la dépravation
du caractère d'une Nation qui
préfage fa décadence , & j'appelle
» dépravation dans fon caractère , lorſ-
» qu'elle n'a plus cet orgueil pour fon
» nom , cet amour , cette eſtime pour
elle-même , fources continuelles de for-
» ce , d'émulation & de toutes ces vertus
qui rendirent les Romains le premier
Peuple du Monde.
IDE'E de l'EDDA , ou Mythologie Celtique.
( Introduction à l'Hiftoire de Dannemarc.
)
L'ANCIENNE Edda étoit un Recueil
de Poëfies qui avoient pour objet quelques
points de la Religion & de la Morale
d'Odin. La première de ces Piéces eft le
Poëme intitulé Volufpa. Ce mot fignifie
l'Oracle , où la Prophétie de Vola : il eft
attribué à la Sybille du Nord , & il contient
en deux ou trois cens vers tout le
Syftême de Mythologie qui eft développé
dans la nouvelle Edda ,dont voici le plan.
Fij
124 MERCURE DE FRANCE .
Un Roi de Suéde , nommé Gylphe
voyoit avec étonnement le refpect qu'inf
piroient à tout fon Peuple les nouveaux
venus d'Afie. Il voulut fçavoir fi leurs
fuccès avoient quelque chofe de divin ; &
déguifé en Vieillard , fous le nom de
Gangler , il fe rendit à Afgard , c'est-àdire
, au Palais des Dieux. Il y vit trois
Souverains affis fur un trône éclatant ;
l'un d'eux lui demanda ce qui l'avoit
amené à Afgard ; Gangler répondit qu'il
vouloit fçavoir s'il y avoit quelque Sage
dans cette Cour. Les trois Perfonnages
affis fur le trône , lui permettent de les
interroger , & fes queftions & leurs réponſes
font tout le fujet de la nouvelle
Edda. La plupart de ces Fables roulent
fur la formation & la deftruction du
Monde : c'eſt un mélange d'abſurdités &
d'idées fublimes . Il y eft dit que les Dieux
firent l'homme & la femme de deux morceaux
de bois flotans fur le rivage de la
mer , & que ces Dieux eux- mêmes, c'eſtà-
dire Odin , Vile & Ve , avoient pour
pere un nommé Bore, lequel étoit né des
pierres que la Vache Oedumla avoit léchées
; que la Nuit , fille du Géant Nor ,
fut mariée trois fois ; que la Terre fut le
fruit de fon fecond mariage , & que du
troifiéme elle eut pour enfant le Jour
JUILLET. 1759. 125
و ر
»Alors le Pere univerfel prit la nuit , &
» le Jour fon fils , il les plaça dans le
» Ciel & leur donna deux chevaux & deux
» Chars pour qu'ils fiffent l'un après l'au-
» tre le tour du monde. La nuit va la pre-
» mière fur fon cheval nommé Rimfaxe,
" (crinière gelée ) tous les matins en com-
» mençant fa courfe , il arroſe la terre de
» l'écume de fon frein. Le cheval dont le
»Jour fe fert, fe nomme Skinfaxa , ( cri-
» nière lumineufe ) & de fa crinière bril-
» lante il éclaire l'air & la terre . »
La huitiéme & la neuviéme Fable décrivent
la demeure des Dieux . Les fuivantes
marquent les rangs , les fonctions &
le caractère de ces mêmes Divinités , &
quelques- unes de leurs avantures merveilleufes
, en particulier du Dieu Thor , qui
eft à beaucoup d'égards l'Hercule de cette
Mythologie en voici un exemple .
Le Dieu Thor voyageoit dans le Pays
des Géans avec Loke ( le Dieu du mal )
& les enfans d'un Villageois qui lui avoit
donné l'hofpitalité. Comme la nuit s'approchoit
, ils cherchèrent de tous côtés un
endroit où ils puffent fe repofer , & ils
trouvèrent enfin dans les ténébres la maifon
d'un Géant : mais vers le milieu de
la nuit , ils fentirent un grand tremblement
de terre qui fecouoit violemment
F iij
' 126 MERCURE DE FRANCE.
toute la maifon. Thor fe levant , appella
fes compagnons pour chercher avec lui
quelque afyle ; ils trouvèrent une chambre
à main droite. Mais Thor fe tenant à
la porte , pendant que les autres frappés
de crainte fe cachoient au fond de cette
retraite , s'arma de fa maffue pour fe défendre
à tout événement. Cependant on
entendoit un bruit terrible , & le matin
étant venu , Thor fortit & apperçut près
de lui un homme d'une grandeur prodigieufe
, qui ronfloit de toutes fes forces :
Thor comprit que c'étoit - là le bruit
qu'il avoit entendu pendant la nuit.Auffi
tôt il prit fa ceinture , qui a le pouvoir
d'accroître fes forces ; mais le Géant s'érant
éveillé , Thor effrayé n'ofa Ini lancer
fa maffue , & fe contenta de lui demander
fon nom. Je m'appelle Skrymner , té
pondit le Géant ; pour moi , je n'ai pas
befoin de te demander fi tu es le Dieu
Thor , & fi tu ne m'as pas pris mon gant.
En même temps il étendit la main pour
le reprendre , & Thor s'apperçut que cette.
maifon où ils avoient paffé la nuit , étoit
le gant de Skrymner & la chambre un des
doigts du gant. Thor & le Géant voyagé,
rent enfemble le jour fuivant. Le foir , le
Géant s'alla coucher fous un chêne , montrant
à Thor le lieu où il vouloit dormir;
JUILLET. 1759. 127
bientôt il fe mit à ronfler. Pendant fon
fommeil. Thor prenant fa malue, la lance
à la tête du Géant . Celui-ci s'éveillant demande
quelle feuille lui est tombée ſur la
têre, & qu'est- ce que cela peut-être ? Thor
fait femblant de vouloir aller dormirfous
un autre chêne. Comme il étoit environ
minuit , ce Dieu entendant ronfler de
nouveau Skrymner , prend la malue &
la lui enfonce par derriere dans la tête.
Le Géant s'éveille & demande à Thor s'il
lui eft tombé quelque grain de pouffiere
fur la têre: & pourquoi il ne dort pas ?
Thor répond qu'il va s'endormir. Mais
un moment après , réfolu de porter à font
ennemi un troifiéme coup , il recueille
toutes les forces & lui lance fa maffue
dans la joue avec tant de violence qu'elle
s'y enfonce juſqu'au manche. Skrymner
fe réveillant , porte la main à fa joue ,
difant , y a-t-il des oifeaux perchés fur
cet arbre? Il me femble qu'il est tombé
une plume fur moi. Puis il ajoute , pourquoi
veilles-tu Thor ? Je crois qu'il eft
temps de nous lever & de nous habiller.
Vous n'avez pas beaucoup de chemin à
fairepour arriver à la Ville qu'on nomme
Uigard ; je vous ai entendu vous dire
l'oreille , les uns aux autres , que j'étois
Pune bien grande taille , mais vous en
Fiv
128
MERCURE DE FRANCE.
›
pas
verrez là de
beaucoup plus grands que
moi. C'est pourquoi je vous conſeille ,
quand vous y ferez arrivé de ne pas
trop vous vanter , car on ne fouffre
volontiers dans cet endroit là de petits
hommes comme vous ; je crois même
que ce quevous auriez de mieux à faire ,
feroit de vous en retourner ;
cependant
fi vous perfiftez dans votre réfolution ,
prenez votre route à l'Orient ; pour moi,
mon chemin me mene au Nord. Thor
continuant fa route avec fes
compagnons ,
ils arrivent à la Ville des Géans , & fe
préfentent devant le Roi nommé Utgarda-
Loke. Le Roi les ayant regardés, fe mit à
rite. Il eft trop tard , dit-il , pour vous
interroger fur le long voyage que vous
avez fait ;
cependant , fi je ne me trompe ,
ce petit homme que je vois là doit être
Thor ; voyons un peu , ajoûta-t- il en lui
adreffant la parole , quels font les arts
dans lesquels vous vous
diftinguez toi &
tes compagnons. ( Je paffe fous filence
les
épreuves
auxquelles les
compagnons
de Thor furent mis.)
dans quel
Le Roi demanda à Thor
Art ilv ouloit fait preuve de fon habileté
fi
renommée. Thor répondit qu'il vouloit
difputer avec quelqu'un de fa Cour à qu
boiroit le mieux . Le Roi y ayant conJUILLET.
1759. 129
fenti il entre dans le Palais & va chercher
une grande corne dans laquelle les
Courtifans étoient obligés de boire , lorfqu'ils
avoient fait quelque faute contre
les coûtumes de la Cour . L'Echanfon la
remplit & la préfente à Thor , cependant
le Roi lui difoit : Un bon buveur doit
vuider cette corne d'un trait ; quelquesuns
la boivent en deux coups , mais il
n'y a point de fi petit buveur dans ma
Cour qui ne la vuide en trois. Thor confidère
cette corne , & n'eft étonné que
de fa longueur ; mais comme il avoit
foif il fe mit à boire auffi long- temps
qu'il lui fut poffible , fans reprendre Haleine
; & quand il eut éloigné la coupe
de fa bouche , à peine s'apperçut- il que
la liqueur eût diminué . S'étant remis à
boire , il n'avança guére plus que la première
fois ; enfin plein de colère il approche
encore la corne de fes lèvres ,
& fait les plus grands efforts pour la
vuider entièrement ; il regarde & trouve
que la liqueur étoit un peu baiffée ; alors
déſeſpérant de réuffir , il rendit la corne .
On voit , lui dit alors le Roi , que tu
n'eft pas fi vaillant que nous l'avons cru ,
mais veux-tu faire encore de nouvelles
tentatives ? Certainement , dir Thor , des
coups comme ceux que j'ai bus ne ſe-
Fv
140 MERCURE DE FRANCE.
roient pas cenfés petits parmi les Dieux ;
mais quel jeu voulez-vous me propoſer ?
Il a ici un jeu de peu d'importance auquel
nous exerçons les enfans , lui répondit
le Roi ; il confifte à lever de terre
mon chat , & je ne t'en parlerois pas fi
je n'avois vû que tu n'étois
n'étois pas tel que
fon te difoit être. En même temps un,
grand chat couleur de fer, fauta au milieu
de la falle ; Thor s'approchant lui paffe
la main fous le ventre & le foulève de
toutes fes forces ; mais le chat courbant
le dos n'éleva jamais qu'un feul pied : le
fuccès , dit le Roi , a été tel que je le
préfageois ; le chat eft grand , mais Thor
et petit en comparaifon des hommes
d'ici. Si je fuis petit , répond Thor , faites
paroître quelqu'un avec qui je puiſſe luter.
Le Roi entendant cela , regarde de
tous côtés , & dit : je ne vois ici perfonne
qui ne croye au- deffous de lui d'entrer
en lice avec toi. Mais qu'on faffe venir.
ma nourrice Hella ( la Mort ) pour luter
avec le Dieu Thor ; elle en a terraffé de
plus forts que lui Au moment même une
vieille édentée entre dans la falle ; voilà ,
dit le Roi à Thor , celle avec qui tu dois
luter ; mais après que de part & d'autre
ils fe furent portés de grands coups , &
qu'ils eurent long-temps & vigoureuſeJUILLET.
1759. 131
ment combattu , Thor tomba fur un genou
, & le Roi s'approchant ordonna de
finir , ajoutant qu'il n'y avoit plus perfonne
dans fa Cour à qui on pût honnêtement
propofer de fe battre avec lui .
Thor palla dans ce lieu la nuit avec
fes compagnons, & le lendemain de grand
matin il fe prépara à partir ; mais le
Roi le fit appeller , & lui donna un magnifique
feftin après lequel il l'accompagna
hors de la Ville. Comme ils
étoient prêts à fe dire adieu , le Roi demanda
à Thor ce qu'il penfoit du fuccès
de fon voyage. Thor lui répondit , qu'il
ne pouvoit nier qu'il ne fortit de chez
lui honteux & mécontent. Il faut donc ,
dit le Roi , que je vous découvre à préſent
la vérité , puiſque vous êtes hors de notre
ville , dans laquelle vous ne rentrerez
jamais tant que je vivrai & que je règnerai.
Je vous affure bien que fi j'avois pû
prévoir que vous euffiez eu tant de force,
je ne vous y euffe point laiffé entrer ;
mais je vous ai enchanté par mes preſtiges
, d'abord dans la Forêt où je vins
au devant de vous. Vous voulûtes me
frapper trois fois avec votre maffue ;
le premier coup quoique léger m'eûr terraffe
ſi je l'euſſe reçu ; mais lorſque vous
ferez forti vous trouverez un très-grand
F vj
132 MERCURE DE FRANCE.
rocher , dans lequel il y a trois vallées
de forme quarrée , & l'une d'elles eft extrêmement
profonde ; ce font les endroits
que votre maffue a frappés , parce que
je me cachois alors derrière un rocher
que vous ne pouviez voir . J'ai ufé des
mêmes preftiges dans les combats que
vous avez foutenus.Quand vous avez voulu
vuider la corne, vous avez fait, fur ma
foi , une merveille que je ne pourrois
pas croire fi je ne l'avois vûe ; car un
des bouts de la corne s'étendoit jusqu'à
la mer, ce que vous n'avez pas apperçu; &
quand vous irez pour la première fois à
lamer , vous verrez combien elle eft diminuée.
Vous n'avez pas fait un moindre
miracle en foulevant le chat , & pour
vous parler vrai , quand nous avons vû
qu'une de fes pattes quittoit la terre
nous avons tous été extrêmement furpris
& effrayés , car ce qui vous paroiffoit un
chat , étoit en effet le grand ferpent Midgar
, qui environne toute la terre, & alors
il étoit à peine affez long pour que ſa
queue & fa tête touchaffent encore la
terre tant votre main en l'élevant s'eſt
approchée du Ciel.A l'égard de votre lute
avec une vieille , il est bien étonnant
qu'elle ne vous ait fait tomber que fur
un genou , car c'eft contre la mort que
>
JUILLET. 1759. 133
Vous avez combattu ; & il n'y a perfonne
qu'elle n'abatte à la fin . Mais à
préfent puifque nous allons nous quitter,
je vous déclare qu'il eft également avantageux
pour l'un & pour l'autre que vous
ne reveniez plus vers noi ; & fi vous
voulez le faire , je me défendrai encore
par d'autres preſtiges ; en forte que vous
ne pourrez jamais rien contre moi.Comme
il difoit ces mots , Thor indigné prend fa
maſſue & la veut lancer fur le Roi , mais
celui- ci difparoit ; & le Dieu ayant voulu
retourner vers la ville pour la détruire ,
ne trouva plus que de vaftes campagnes
couvertes de verdure. Continuant donc
fa route il revint fe repofer dans fon
Palais.
Un morceau de l'ancienne Edda ,
plus intéreſſant & auffi curieux que le
Poëme de la Voluſpa d'où eſt tirée l'Edda
nouvelle , c'eft le Poëme intitulé Havamaal
, c'est-à-dire , Difcours fublime , ou
la Morale d'Odin. Ce Poëme eſt un tiſſu
de maximes marquées au coin du bon
fens ; j'en vais donner quelques exemples .
» Il n'y a point d'ami plus für en voyage
qu'une grande prudence.
" L'oifeau de l'oubli chante devant
» ceux qui s'enyvrent ; & leur dérobe
leur ame.
134 MERCURE DE FRANCE.
» L'homme dépourvu de fens croit qu'il
» vivra toujours s'il évite la guerre ; mais
» fi ces lances l'épargnent , la vieilleſſe
» ne lui fait point de quartier.
» L'homme gourmand mange fa pro-
» pre mort.
» Aimez vos amis , & ceux de vos amis,
» mais ne favoriſez pas l'ennemi de vos
» amis .
» Quand j'étois jeune , j'errois feul
» dans le monde ; il me fembloit que j'é
tois devenu riche quand j'avois trouvé
» un compagnon. Un homme fait plaifir
» à un autre homme.
» Qu'un homme foit fage modérément,
» & qu'il n'ait pas plus de prudence qu'il
> ne faut. Qu'il ne ne cherche point à
» fçavoit fa deſtinée s'il veut dormir tran
» quille.
>> Levez-vous matin fi vous voulez vous
» enrichir ou vaincre un ennemi. Le loup
>> qui eft couché ne gagne point de proie,
» ni l'homme qui dort , de victoire.
» On m'invite çà & là à des feftins ,
" fi je n'ai besoin que d'un déjeuné ; mon
fidéle ami eft celui qui me donne un
pain quand il en a deux.
Les richelles paffent comme un clin
» d'oeil , elles font les plus inconftantes
» des amies . Les troupeaux périffent , les
JUILLET. 1759. 135
parens meurent , les amis ne font pas
» plus immortels , vous mourrez vous-
» même. Mais je connois une feule chofe
» qui ne meurt point , c'eft le jugement
» qu'on porte des morts.
» Il n'y a point de maladie plus cruelle
» que de n'être pas content de fon fort.
» Scachez que fi vous avez un ami ,
» vous devez le vifiter fouvent. Le che-
» min fe remplit d'herbes , & les arbres
» le couvrent bientôt , fi l'on n'y paffe
» fans ceffe.
» Ne rompez jamais le premier avec
» votre ami. La douleur ronge le coeur
» de celui qui n'a perfonne à confulter
» que lui même.
»N'ayez jamais trois paroles de difpute
» avec le méchant . Souvent le bon céde
» lorfque le méchant s'irrite & s'enor-
≫gueillit.
Les fragmens de l'ancienne Edda font
terminés par un petit Poëme intitulé :
Le Chapitre runique , ou la Magie d'Odin.
Dans ce Poëme Odin fe vante de pouvoir
opérer les plus grands prodiges.
» Je fçai ( dit-il entr'autres chofes ) un
» fecret que je ne perdrai jamais , c'eſt
» celui de me faire aimer conftammene
» de ma maîtreſſe.
» Mais j'en fçai un que je n'enſeignerai
jamais à aucune femme , excepté à ma
136 MERCURE DE FRANCE.
» foeur , ou à celle qui me tient dans fes
» bras.
A la fuite de l'Edda , M. Mallet a placé
quelques piéces de vers choifies dans la
multitude de celles qui ont été conſervées
par les Auteurs des anciennes Chroniques.
Trois de ces piéces font des Odes,
& la quatrième un petit Poëme Epique ,
dont toute l'action fe paffe en combats ,
d'écrits , & peints à la maniere d'Homere.
Ces morceaux expriment avec beaucoup
de naïveté les moeurs de ces temslà
, & furtout le genre de galanterie
qui régnoit parmi ces peuples : on peut
en juger par l'Ode que je vais tranſcrire.
Harald le Vaillant vivoit au milieu du
onzième fiécle : il étoit un des plus illuftres
avanturiers de fon temps . Il avoit
parcouru toutes les mers du Nord , &
piraté dans la Méditerrannée même & fur
les côtes d'Afrique ; il fut pris enfuite &
détenu quelque tems captif à Conftantinople.
Dans cette Ode il ſe plaint de ce
que la gloire qu'il s'étoit acquife par tant
d'exploits , n'avoit pu toucher Eliffif ,
fille de Jariflas Roi de Ruffie .
3. Mes navires ont fait le tour de la
» Sicile. C'eſt alors que nous étions brillans
& magnifiques ; mon vaiffeau brun
chargé d'hommes voguoit rapidement
JUILLET. 1759 . 137
au gré de mes defirs ; occupé de com-
» bats , je croyois naviger toujours ainſi ;
» cependant une fille de Ruffie me mé-
>> prife .
Je mefuisbattu dans ma jeuneſſe avec
les peuples de Drontheim. Ils avoient
» des troupes fupérieures en nombre : ce
» fut un terrible combat ; je laiffai leur
» jeune Roi mort fur le champ de ba-
» taille : cependant une fille de Ruffie
» me méprife.
- » Un jour nous n'étions que ſeize dans
» un vaiffeau ; une tempête s'éleve &
» enfle la mer , elle remplit le vaiffeau
chargé , mais nous le vuidàmes en diligence.
J'efperois de - là un heureux
» fuccès : cependant une fille de Ruffie
>> me méprife.
» Je ſçais faire huit exercices ; je com-
» bats vaillamment ; je me tiens fer-
» me à cheval ; je fuis accoutumé à
» nager , je fais courir en patins ; je
» lance le javelot ; je m'entends à ramer ;
» cependant une fille de Ruffie me mé-
» priſe .
"Peut- elle nier cette jeune & belle fille,
» que ce jour où poſté près de la ville dans
» le pays du midi , je livrai un combat ,
» je ne me fois fervi courageufement de
» mes armes , & que je n'aie laiffe après
138 MERCURE DE FRANCE
» moi des monumens durables de mes
exploits ? Cependant une fille de Ruffic
»me méprife.
"3
33
Je fuis né dans le haut pays de Nor
vége , là où les habitans manient fi bien
» les arcs ; mais j'ai préferé de conduire
» mes vaiffeaux , l'effroi des paylans ,
» parmi les écueils de la mer , & loin dụ
» féjour des hommes j'ai parcouru les
» mers avec ces vaiffeaux : cependant
» une fille de Ruffie me mépriſe.
MES PRINCIPES , ou la vertu raifonnée.
Ce titre femble annoncer de la
morale en maximes. L'auteur a mieux
fait , il l'a mife en action. Une petite fille
de feize ans , fe trouve engagée par fa
fenfibilité & fa vanité dans le danger le
plus preffant pour la vertu , & n'échappe
à la féduction & à la violence du jeune
homme qu'elle aime qu'en fe jettant par
la fenêtre. Ce qui amene cette fituation
eft un peu long & négligemment écrit ,
mais la fcène eft vive & bien rendue,
Julie , c'eft le nom de l'héroïne , finit
cependant par être enlevée , & par confentir
à un mariage clandeftin . Mais au
moment de le conclure , un oncle du
Marquis de Barvil fon amant , le Baron
赠送
JUILLET. 1759. 139
de Forbec vient la lui ravir ; Barvil la
défend ; le Baron menace de la tuer s'il
ne la lui céde ; il tient à Julie le piſtolet
fur la gorge ; le Marquis veut le faifir du
piftolet , il en fait partir la détente , &
frappé du coup lui-même , il tombe mort
aux pieds de fa maîtreffe. Elle s'évanouit,
& l'hiftoire eft finie . Les réflexions dont
ce récit eft mêlé font ce que l'Auteur appelle
fes principes ; mais la moralité la
plus frappante de ce petit Roman eft
que fi une jeune fille a eu l'imprudence
de s'expofer au péril d'un tête à tête avec
un amant libéral , jeune , aimable , audacieux
, elle n'a rien de mieux à faire pour
fauver fa vertu , que de s'échapper , fût- ce
par la fenêtre.
ABRÉGÉ de l'Hiftoire Univerſelle de
J. A. de Thou , avec des remarques fur
le Texte de cet Auteur , & fur la Traduction
qu'on a publiée de fon Ouvrage en
1734. Par M. Rémond de Sainte-Albine
de l'Académie Royale des Sciences &
Belles - Lettres de Pruffe. Dix vol. in- 12..
A la
Haye.
Cet Quvrage que le Public defiroit depuis
longtemps demandoit une plume
exercée dans le ftyle noble & rapide de
l'Hiftoire. La réputation de M. de Sainte-
Albine dans ce genre eft établie : fon
140 MERCURE DE FRANCE.
.
nom fuffiroit pour prévenir favorablement
le Public . Je me propoſe cependant
de rendre compte de fon travail ; mais
les bornes qui me font prefcrites ne me
permettent pas toujours de fatisfaire l'impatience
du Public fur les ouvrages qui
méritent fon attention & fes éloges .
TRAITÉ des Affections vaporeufes du
fexe avec l'expofition de leurs fymptomes,
de leurs différentes cauſes , & la méthode
de les guérir. On y trouve auffi des connoiffances
relatives aux affections vaporeufes
des hommes . Par M. Jofeph Raulin
, Docteur en Médecine , Confeiller-
Médecin ordinaire du Roi , des Académies
Royales des Belles- Lettres , Sciences &
Arts de Bordeaux & de Rouen . Secondé
Edition revue par l'Auteur. A Paris, chez
J. Thomas Hériffant , rue S. Jacques.
INSTRUCTION pour les ventes des bois
du Roi , par feu M. de Froidour , avec
des Notes tirées des meilleurs Auteurs ,
fur la matiere des Eaux & Forêts , & des
Ordonnances
de 1669 , 1667 & 1670.
Par M. Berryer , Avocat au Parlement
ancien Confeiller
du Roi , Maître Particulier
des Eaux & Forêts des Bailliages de
Meaux , Crecy & Château-Thierry. A
Paris , chez Brunet , Grand'Salle
du Pa-
Fais ; Barrois , quai des Auguftins , &
JUILLET. 1759 . 141
Duchesne , rue S. Jacques. Prix 9 liv . relié
en veau , & 6 liv. 10 f. en blanc .
Ce Livre eft très-utile pour les Particuliers
qui ont des bois , pour les gens
de main morte , les Officiers de Maîtrifes
, les Marchands de bois , & les
Officiers de Judicature. Je me propofe
de donner dans la fuite une idée de cet
ouvrage. En attendant je crois devoir
avertir les Libraires qu'ils pourront s'adreſſer
à l'Auteur , rue des Poftes, au coin
de celle du cheval verd : il s'eft chargé
ui-même de la vente de fon Livre , & il
sarrangera avec eux pour le payement.
LETTRES intéreffantes pour les Mélecins
de profeffion , utiles aux Eccléfiafiques
qui veulent s'appliquer à la Médeine
, & curieufes pour tout Lecteur.
. vol in 12. A Avignon , & ſe trouve à
Paris , chez la veuve David jeune , Quai
es Auguftins.
ACTES de Notoriété donnés au Châelet
de Paris , fur la Jurifprudence & les
fages qui s'y obfervent ; avec des Notes.
ar M. J. B. Denifart , Procureur au
Châtelet à Paris. Pour l'Auteur , chez
avoye, rue S. Jacques , & le Clerc au feɔnd
pilier , Grand'Salle du Palais . Je
onnerai une Notice de cet Ouvrage imortant
dans le Volume prochain .
142 MERCURE DE FRANCE.
LE Manuel des Officiers de Bouche ,
ou le Précis que l'on peut faire des alimens
, pour fervir toutes les Tables , depuis
celle des Grands Seigneurs juſqu'à
celle des Bourgeois , fuivant l'ordre des
faifons & des fervices : ouvrage très - utile
aux Maîtres pour donner des repas , &
aux Artiftes pour les exécuter. A Paris ,
chez le Clerc , quai des Auguſtins , à la
Toifon d'Or.
SECOND MÉMOIRE fur l'Inoculation de
la petite Vérole , contenant fon hiftoire
depuis l'année 1754 , lû à l'Affemblée pu
blique de l'Académie Royale des Scien
ces , du 15 Novembre 1758. Par M. de
la Condamine, de l'Académie Royale des
Sciences , & des Sociétés Royales de
Londres & de Berlin. A Genéve chez Em
manuel du Villard,
OBSERVATIONS Médicinales , contenant
un Traité abrégé de la Saignée , de
fes accidens , les moyens d'y remédier ,
avec une formule de remèdes les plus
uftés , les cas où ils conviennent , la mamière
de traiter la Dyffenterie, le Scorbut
& c. avec plufieurs obfervations très- utiles
& très intéreffantes. Par M.- Charles
Peyroux , Maître en Chirurgie ; premiere
JUILLET. 1759. 145
Partie. A Paris , chez Antoine Boudet ,
rue S. Jacques.
LETTRE fur le nouvel Abrégé de l'Hiftoire
Eccléfiaftique , par M. l'Abbé R.
13 vol. in 12. A Utrecht & à Cologne.
ESSAI fur l'ufage de la Danfe en Médecine.
Par M. Auguftin Averos , Docteur
en Médecine de la Faculté de Montpelher
, de la Société Royale des Sciences
de la même ville , & de l'Académie des
Sciences , Infcriptions , & Belles- Lettres -
de Toulouſe. A Perpignan chez Guillaume
Simon Le Comte Imprimeur du Roi.
SUR l'Hydropifie de Poitrine , & fur
les Hydropifies du Péricarde , du Médiaftin
& de la Pleure . Par M. Bouillet le
Fils , Confeiller- Médecin du Roi , de l'Académie
des Sciences & Belles- Lettres de
Béfiers , & Médecin de l'Hôpital- Mage
de la même Ville. A Béfiers chez François
Barbut Imprimeur du Roi.
MÉMOIRE fur les Pleuropneumonies
épidémiques , lû à la Séance publique de
l'Académie des Sciences & Belles - Lettres
de Béfiers ,le 26 Octobre 1758. Par le même
Auteur , & chez le même Libraire.
144 MERCURE DE FRANCE.
APPENDICE de trois nouvelles Planches
aux anciennes de Conchyliologie , avec
leur explication, que l'on placera entre la
premiere & la feconde Partie. Se vend
3 liv. en feuilles , chez Debure l'ainé ,
Quri des Auguftins . Les Planches en font
parfaitement bien gravées.
SIX SONATES pour le Clavecin , compofées
par M. l'Abbé Gravier , Organiſte
de la Métropole de Bordeaux. A Paris ,
chez M. de la Chevardiere & M. le Menu,
rue du Roule , M. Bayard , rue S. Honoré
, & Mlle Caftagneri , rue des Prou
vaires.
ARTICLE
JUILLET. 1759 : 145
ARTICLE III.
SCIENCES ET BELLES-LETTRES.
MEDECINE.
LETTRE à l'Auteur du Mercure , au
fujet des Modifications du pouls dans
les maladies.
MONSIEUR, ONSIEUR ,
Je me crois obligé d'avoir l'honneur de
vous communiquer les avantages que j'ai
tirés , dans le traitement de quelques maladies
, des Recherches fur le pouls , ouvrage
nouveau que j'ai lû avec avidité fur
ce que le Mercure & les Journaux en ont
publié : mes petites obſervations n'ajouteront
rien à la gloire de l'Auteur des Recherches
, que je ne connois que par fa
célébrité : mais un détail fincère de ce que
j'ai obfervé pourra fervir à exciter & à
augmenter la curiofité des Médecins fur
une matière la plus importante peut- être
qu'on ait examinée depuis plufieurs fiécles ,
& qui mettra celui dans lequel nous vivons
II, Vol. G
146 MERCURE DE FRANCE
à côté des plus brillans fiécles de la Médécine.
M'étant mis le Livre des Recherches fur
le pouls à la main , auprès d'un Malade
qui avoit pris , ayant befoin d'être purgé,
une eau émétiſée dans laquelle étoit fondu
du fel de Glauber , j'examinai les différentes
modifications qui fe paffoient dans ſon
pouls. Je ne tardai pas à découvrir le pouls
du vomiffement critique caractérisé par
des pulfations fréquentes , faillantes , accompagnées
de roideur & de frémiſſement
dans le moment même que le Malade alloit
vomir; ce qui fe renouvella autant de fois
que
le vomiſſement furvint . Le vomiffement
étant fini , le pouls critique des entrailles
fe manifeſta auffitôt ; il fut plus
développé que pendant l'action de l'eftomac
, plus fouple , avec des pulfations inégales
entr'elles , tant dans leur force que
dans leurs intervalles , & avec quelques
intermittences irrégulières. Cet état du
-pouls futfuivi peu après de felles copieuſes :
ces variétés dans le pouls reparurent à plufieurs
reprifes , & les évacuations ne cefferent
que lorfque le pouls fut devenu tranquille
, égal , fouple.
Ce coup d'effai fut pour moi fi agréable,
& j'eus dès ce moment une fi bonne idée
de ce nouveau fyftême , que je n'héſitai
JUILLET. 1759 .
147
pas à m'y donner tout entier . Je fus prié
de voir une Demoiselle âgée de quinze ans
attaquée de vapeurs & de convulfions ,
prefque journalières depuis un mois &
demi , ce qui étoit occafionné par la fuppreffion
des règles à la fuite d'une peur.
La Malade avoit la parole entrecoupée ,
fouvent le hocquet , & elle étoit fort oppreffée
: cet état avoit refifté à bien des
remèdes je trouvai le pouls difpofé au
vomiſſement . Ayant porté la main fur la
région de l'eftomac , je demandai à la Malade
fi elle y fentoit de la pefanteur ; ce
qu'elle m'allura . J'annonçai que dans peu
les accidens finiroient , & j'ordonnai tout
de fuite quatre grains de tartre ftibié que
je fis prendre affez brufquement : ils évacaèrent
quantité de bile vifqueufe , cauſe
principale des accidens qui cefferent après
Févacuation . La Malade paſſa une bonne
nuit à l'aide d'un bol calmant ; elle prit
le furlendemain une moindre dofe de tartre
Stibié dans une eau de caffe fur l'indication
du pouls ftomacal qui exiftoit encote
: ces vues furent remplies , & les évacuations
furent très- copieufes ; le pouls
changea quelques jours après ; il fut plus
développé , inégal & rebondiffant , & fut
bientôt fuivi des régles qui étoient fupprimées
depuis trois mois,
Gij
148 MERCURE DE FRANCE.
Le flux périodique revenu au bout d'un
mois fut arrêté derechef par un chagrin ;
ce qui jetta la malade dans de nouveaux
accidens , comme le hocquet , l'oppreffion
, vomiffement de fang qui finit par
une hémorragie du nez ; j'annonçai cette
hémorragie fondé fur la préfence du pouls
rebondiffant redoublé & vigoureux , qui
parut à plufieurs repriſes . Je parvins à
fçavoir dire de quelle narine feroit l'hémorragie
; car alors le pouls étoit beaucoup
plus rebondiſſant du côté de la nərine
d'où le fang devoit fortir. Ce nouvel
accident dura plus que le premier ; mais
il ceffa enfin , les régles reparurent dans
leur temps , & la Malade jouit depuis
ce temps - là d'une parfaite fanté,
Une Communauté confidérable de Filles
m'a fourni des occafions fréquentes
d'obſerver. La Supérieure fut ſurpriſe plufieurs
fois de m'entendre annoncer bien
des incommodités que les Malades_vouloient
cacher , des pertes , des fleurs blanches
, des hémorrhoïdes.
Une de ces Soeurs ayant des infomnies
depuis trois mois & étant mal réglée ,
tomba dangereufement malade d'une fiévre
aigue & nerveuſe ; elle eut des anxiétés
& un grand embarras dans la tête ; ja
lui ordonnai une faignée , & le lendemain
JUILLET. 1759.
149
fur l'indiration du pouls ftomacal , une
eau émétifée qui diminua beaucoup les
accidens, La Supérieure qui avoit vu beaucoup
de malades dans les Hôpitaux , auroit
voulu continuer les faignées par rapport
à la véhémence du pouls. La maladie
fut guérie en dix jours en ſuivant toujours
la marche du pouls qui m'indiqua
en différens temps & la fueur & les évacuations
du ventre & les regles .
On me préfenta dans cette Communauté
une jeune Servante cacochime de tempérament
, atteinte des accidens que cauſe .
la fuppreffion des régles , qu'elle n'avoit
pas depuis trois mois ; lui ayant tâté le
pouls à plufieurs repriſes , j'affurai à la
Supérieure qu'elle les avoit dans le moment
même , ou qu'elle étoit au moment
de les avoir ; la fille certifia qu'elle les
avoit en effet & qu'elles avoient paru la
nait précédente ; le pouls étoit inégal ,
tendu , développé & rebondinant , fréquent
& dur.
J'ai dit bien fouvent à des femmes ,
dont je connoiffois le pouls , fi leurs règles
étoient abondantes ou modiques par les
différentes modifications qui exiſtoient
dans les deux cas . La force du pouls , la
roideur & les redoublemens ou rebondif-
Giij
150 MERCURE DE FRANCE.
L
-
femens très marqués m'indiquoient la
grande quantité de l'évacuation ,
Je fus appellé dans cette même Communauté
pour une Soeur attaquée depuis
trois jours d'un point de côté , d'une grande
douleur de tête , de mal de gorge , & de
beaucoup de fiévre ; quelle indication n'aurois
- je pas trouvé pour la faignée avant la
connoiffance du pouls ? Il étoit ftomacal ;
j'ordonnai un cathartico - émétique ; les
évacuations furent abondantes par le haut
& par le bas , & prefque tous les accidens
furent calmés quelques heures après ; la
Malade paffa une nuit tranquile , & la
fiévre fe termina le huitieme jour , après
des évacuations de ventre annoncées par
beaucoup d'inégalités & d'intermittences
dans le pouls . Je laiſſe à décider aux Lecteurs
fi des faignées auroient rempli de
femblables indications curatives .
Je fus appellé le 17 Novembre dernier
pour voir un écolier âgé de quatorze ans à
qui on avoit ordonné une faignée , je le
trouvai avec beaucoup de fiévre , mal de
tête , mal de gorge , un point de côté &
crachement de fang : ces accidens duroient
depuis quatre jours : je trouvai le pouls
ftomacal ; connoiffant le peu de certitude
des indications qu'on tire ordinairement
d'un pareil état pour la faignée , & me
2
JUILLET. 1759. 151
reſſouvenant que cette modification du
pouls ne m'avoit point encore trompé , je
débutai par un lavement , & ordonnai en,
fuite l'émétique en lavage avec un fel purgatif
qui procura une grande évacuation
de bile par le vomiffement & même par
les felles ; par- là les accidens furent calmés
, le crachement de fang fut arrêté.
Quelques minoratifs & des apozêmes ache.
verent la guérifon en fept jours , au bout
deſquels le Malade fut en campagne & a
joui depuis d'une fanté parfaite .
J'annonçai un foir à un Prélat à qui
je tâtai le pouls , des urines troubles &
épaiffes ; je demandai à les voir ; elles fe
trouverent telles que je l'avois dit ; je lui
dis le lendemain qu'elles avoient repris leur
couleur & confiftance ordinaires , parce
que je ne trouvai plus la modification précédente
du foir ; ce qui le trouva vrai.
L'état du pouls qui me fit annoncer les
urines troubles étoit l'inégalité dans fes
pulfations ; inégalité telle que les pulfations
partagées à-peu près de fix en fix alloient
de la premiere à la derniere en di
minuant avec un rapetiffement fingulier
de l'artere.
Ayant tâté le pouls à une fille le lendemain
d'un émétique qu'elle avoit pris ,
je le trouvai difpofé au caractere déja cité
Giv
152 MERCURE DE FRANCE.
qui annonce les régles . Je lui dis , quoiqu'elle
m'aflurât ne les attendre que dans
dix jours , qu'elle les verroit paroître bientôt
: comme elle vouloit fe purger le lendemain
, je lui confeillai de différer un
ou deux jours , au bout defquels les régles
ont paru très- abondantes ; il eft vraiſemblable
que fans la connoiffance du pouls ,
le purgatif auroit été adminiftré , & il
auroit pu déranger les régles & jetter la
malade dans de graves accidens .
Je me fuis exercé à tâter le pouls à des
bleffés que je n'avois pas encore vus ; j'ai
annoncé , en préfence de mes confreres ,
de quel côté étoit la bleffure ; ils ſont
même convenus de la différence qui ſe
trouvoit dans les deux pouls , & des changemens
que les playes y faifoient ; d'où
il a été aifé de conclure que les maladies
internes devoient de même apporter des
modifications particulieres dans le pouls.
Il m'a paru que lorfque les playes étoient
en fuppuration , le pouls du côté de la
playe étoit plus dur & auffi élargi au
moins que l'autre ; au lieu que lorfque les
playes étoient nouvelles , le pouls de ce
côté étoit plus ferré que l'autre.
Je préfente ces Obfervations avec moins
d'art que de fincérité ; elles m'ont convaincu
, ainfi que beaucoup d'autres , que
JUILLET. 1759. 153
les maladies traitées fur les indications
prifes des modifications du pouls , font
traitées plus fûrement & plus naturellement
qu'en fuivant d'autres fyftêmes dont
la pratique m'a fait fentir les défauts . Je
fuis en cela de l'avis de M. Michel , qui
dans les nouvelles Obfervations fur le
pouls , s'eft expliqué beaucoup plus ouver
tement fur les fyftêmes ordinaires que
PAuteur des Recherches ; celui - ci laiffe
toujours tirer les conclufions des Obfervations
qu'il rapporte , & fuivre les vues
qu'il propofe : il veut que le Lecteur fe
décide de lui-même, qu'il compare les faits,
qu'il en faffe une chaîne de vérités , qu'il
les rapporte à des points principaux , &c.
Mais pifcis hic non eft omnium.
J'ai l'honneur d'être , &c.
M ***.
Gv
154 MERCURE DE FRANCE.
ARTICLE IV.
BEAUX ARTS.
ARTS UTILE S.
SEANCE PUBLIQUE de l'Académie
Royale de Chirurgie. Jeudi 26 Avril
1759 .
DISCOURS prononcé par M. MORAND.
ILeLeft dans l'humanité de tendre une
main fecourable à un malade en danger
de perdre la vie ; & plus le danger eft pref
fant , plus les fecours doivent être vifs.
C'eſt ce motif louable qui anime le Chirurgien
dans fes projets , qui lui inſpire
des moyens extraordinaires de guérir , contre
le préjugé ou la tradition reçue qu'il
n'y en a point dans le cas particulier qui
P'inquiéte ; en un mot qui lui fait facrifier
au defir d'être utilele reproche injufte
d'être cruel.
C'eſt ce motif , fi digne de la reconnoiffance
des hommes , qui a fait imaginer
l'opération de la taille , la bronchotomie ,
la fection Céfarienne fur la femme vivante:
JUILLET. 1959 . 155
& d'autres. Diroit-on raifonnablement de
ceux qui ont fait ces opérations les premiers
que c'étoient des hommes cruels
En ce cas il faudroit dire que celui qui
le premier inventa un Vaiffeau , & qui
mit en rifque de périr à la fois tous ceux
qu'il confia à une mer orageufe , l'étoit
bien davantage. Cependant Horace l'en
accufe-t-il ? Il s'en faut bien ; le Poëte.
le loue également fur fon courage : Illi
robur & as triplex circapecus erat, quifragilem
truci commifit pelago ratem primus.
Et voilà précisément ce qu'il y a à dire
du Chirurgien qui fe roidiffant contre une
impuiffante frayeur , propofe une opération
extraordinaire dans la vue de fauver
la vie à quelqu'un qui n'attend que le
moment fatal .
Mais je dis plus , c'eft que dans cette
fuppofition , fi l'opération imaginée eft raifonnable
& que le Chirurgien la néglige ,
c'eft alors que la conduite peut être taxée
de cruauté. S. Auguftin dit quelque part ,
occidit qui non falvat. Un Philofophe de
nos jours qui s'eft fait un grand nom dans
l'Empire des Lettres, ( M. de Maupertuis ) ·
reproche aux Médecins de manquer dehardieffe
bien loin d'encourir le blâme
d'être trop téméraires . N dit fort bien enparlant
fur le progrès des Sciences : Je fçais
G vj
156 MERCURE DE FRANCE.
quelles oppofitions trouvent toutes les nouveautés
. Peut- être les gens de l'Art euxmêmes
traiteront- ils d'impoffibles des opérations
qu'ils n'ont pas faites ou qu'ils
n'ont pas vù décrites dans leurs livres .
Mais qu'ils entreprennent , & ils pourront
fe trouver bien plus heureux ou méme
plus habiles qu'ils ne croyent . La Nature
par des moyens qu'ils ignorent , travaillera
toujours de concert avec eux.
Banniffons donc toute idée fauffe de
ce que l'on nomme cruauté , pour par
ler froidement de l'amputation de la cuiffe
dans l'article, que l'Académie a donné
le fujet du Prix de 1759. Voici la propofition.
pour
Dans le cas où l'amputation de la cuiffe
dans l'article paroîtroit l'unique reſource
pourfauver la vie à un Malade , déterminer
fi on doit pratiquer cette opération , & quelle
feroit la méthode la plus avantageufe de
la faire.
L'on convient que cette propoſition eſt
fort problématique , mais l'on voit auffi
à quel point l'Académie avoit porté fon
attention en la préfentant , puifque par
une jufte eſtimation des raifons à balancer
pour & contre une auffi grande
entrepriſe , elle avoit eu foin d'anJUILLET.
1759. 157
noncer qu'elle étoit difpofée à donner le
prix à celui qui prouveroit inconteſtablement
qu'il ne faut la faire en aucun cas.
Il auroit falu pour cela prouver non- feulement
que cette opération peut être accompagnée
ou ſuivie de grands dangers
on le fçait de refte , mais qu'elle eft néceffairement
mortelle , & on ne l'a point
prouvé.
Avec les modifications moyennant lefquelles
l'Académie reftraint la propofition
dans les vraies limites , l'on devoit s'attendre
à recevoir plus de Mémoires en faveur,
que contre l'opération : effectivement
de quarante- quatre qui lui ont été envoyés
pour concourir , il y en a trente qui l'admettent
& quatorze qui la rejettent.
Les devifes n'ont pas couté grandes recherches
à ceux qui foutiennent l'affirmative.
Au propre, Celfe, Fabrice de Hilden ;
au figuré , Ovide , Horace , leur en ont
fourni pour leur apologie. A l'égard de
ceux qui ont rejetté Fopération , j'avoue
que j'ai été étonné , en examinant leurs
Mémoires , de voir à combien de menues.
branches ils fe font , pour ainfi dire , accrochés
pour en établir les dangers.
Les uns fe récrient contre la grandeur
de la playe ; mais faute d'être inftruits.
de l'Hiſtoire & des progrès de l'Art , ils
158 MERCURE DE FRANCE.
ignorent le fait mémorable que j'ai rapporté
d'après les tranfactions philofophi
ques dans le fecond volume de nos Mémoires.
Samuel Wood , c'est le nom de
celui qui en fait le fujet , ayant la main
environnée d'une corde qui fut prife par
les dents d'une grande roue de moulin ,
fút attiré jufqu'à une poutre où le corps
étant arrêté , les bras & l'omoplate furent
arrachés par le mouvement continu de la
roue. Il n'y eut point d'accident , & le
bleffé fut guéri en deux mois de temps.
Quelques- uns font effrayés du manuel,
mais toutes les grandes opérations préfentent
une idée plus ou moins terrible ;
& je doute fort que le fpectacle de celleci
foit plus difficile à foutenir que celui
de l'opération Céfarienne fur la femme
vivante. D'ailleurs ces Auteurs n'avoient
qu'à s'occuper à établir un manuel ou plus
prompt ou plus facile . Plufieurs perfonnes
ont cru cet objet digne de leurs recherches.
M. l'Alouete , Docteur de la Faculté de
Paris , en a donné le projet dans une Thèſe
à laquelle il préfida en 1748. Il s'agit en
peu de mots de commencer l'opération
par une fection à- peu-près demi circulaire
à la partie externe de la cuiffe & au- deſſus
de l'article , pour , avant toutes choſes
déarticuler le fémur , & finir par l'inci
JUILLET . 1759. 159
fion de la partie interne en confervant
un lambeau de quatre ou cinq travers de
doigt . L'année dernière fans être informé
de la Thèſe de M. l'Aiouere , M. Gourfaud
Membre de l'Académie , & M. Puy
Profeffeur d'Anatomie & de Chirurgie &
Chirurgien en chef de l'Hôtel - Dieu à Lyon;
cctte année M. le Comte , Chirurgien à
Arcueil près Paris , avoient imaginé une
méthode à - peu - près ſemblable & dans les
mêmes vues .
Quelques-uns de ceux qui rejettent l'opération
, ont infifté notamment fur la
peine de déarticuler l'os de la cuiffe de
la cavité de l'os de la hanche ; mais cette
peine n'eft pas à beaucoup près telle qu'ils
fe l'imaginent. Pour aggraver les difficultés
, ils ont fuppofé un cas où la tête du
fémur feroit brifee dans fon col , & ils
regardent alors comme prefque impoffible
de la retirer de fa boëte. Mais l'on
peut dire que cela n'eſt point réfléchi . La
fection circulaire de la capſule articulaire
étant faite , il eft très - aifé d'affujettir
la tête de l'os en la faiſiſſant au- deſſus
de fon équateur avec une petite tenaille
du même coup de main , on allongeroit
un peu & on rendroit oftenfible le ligament
qu'il faut couper.
Deux autres ont beaucoup fait valoir
160 MERCURE DE FRANCE.
le danger de la rétraction des muſcles fléchiffeurs
, capable , difent- ils de porter vers
le baffin hypogaftrique les fuites funeftes
de l'irritation , comme des fuppurations
dans le tiffu cellulaire & fort haut. Je
n'ai pas de peine à convenir que ces accidens
feroient très - graves . Mais 1.º l'on
ne fçait pas bien précisément juſqu'où ces
muſcles peuvent & doivent fe retirer. 2.º Il
paroît au contraire que la fection de ces
muſcles eſt faite affez bas , pour qu'ils
doivent être très-relâchés du côté de leur
origine. 3. Pourquoi par leur rétraction
feroient- ils tous les défordres qu'on fuppofe
? Les bouts de ces muſcles confondus
dans la maffe totale de ceux qui font
coupés , font comme les autres , fufceptibles
des fuppurations falutaires qui doi.
vent fuivre les premiers jours de l'inflammation
, & ces fuppurations auront une
fue commune par la grande playe .
Enfin nos Adverfaires nous faifant grace
du malade échapé aux premiers accidens ,
le regardent comme perdu par le refoulement
du fang qui fe portoit à la cuiffe
avant l'amputation , & qui peut caufer
dans l'économie animale des révolutions
funeftes. Ils rendent hommage à la capacité
de M. le Dran le pere , qui a fait avec
fuccès l'amputation du bras dans l'article
JUILLET. 1759. 161
à M. le Marquis de Coetmadeu ; mais
ils ajoutent qu'il mourut d'une furabondance
de fang fix mois après fa guérifon.
En convenant du fait , combien d'exemples
contraires à leur oppofer ? Celui qui
eut le bras & l'épaule arrachés , n'éprouva
point ces accidens. On voit fouvent des
bleffés furvivre pendant de longues années
à la perte de deux bras, d'autres à celle des
deux jambes . Dans un Mémoire envoyé
pour le Prix , on rapporte l'hiftoire d'un
Soldat qui avoit les deux jambes coupées
très- près des genoux , & les deux bras fi
près de l'épaule, qu'il ne pouvoit rien tenir
fous les aiffelles; & tout mutilé qu'il étoit,
il jouiffoit d'une bonne fanté. Cela ne
doit pas paffer pour fi merveilleux ; la
Nature peut travailler à la conſervation
d'un homme dans cet état , par quelque
déplétion du fang, un flux hémoroïdal , des
ſaignemens de nez ; dans les femmes , par
une furabondance des règles ; & l'Art peut
⚫dans les premiers temps concourir à cette
déplétion , foit par des faignées , foit par
un régime convenable , ou les deux en-
• femble.
Toutes ces difficultés plus ou moins
valides en elles -mêmes , ne le font donc
pas affez pour faire rejetter l'opération
162 MERCURE DE FRANCE
propofée. Il faut ramener la choſe à un
feul point de confidération : peut - on
fe flatter d'arrêter l'hémorragie ? Voilà la
difficulté. Or il y a bien des raiſons &
de bonnes raifons de le préfumer , ſurtout
avec l'attention de fuivre un manuel
moyennant lequel l'artère crurale ne fera
entamée que la dernière ; à l'égard de
l'obturatrice & des branches qui vont aux
muſcles triceps , l'on doit fe flatter d'en
arrêter le fang par de bonnes ligatures .
>
Si on veut pour ainfi dire calculer le
danger de l'amputation de la cuiffe dans
l'article , comparée avec celle qui eſt faite
dans la partie inférieure , il faut le cal
culer en raifon des différens calibres de
l'artère crurale coupée en haut & en bas ;
parce que le danger doit augmenter à proportion
de la grandeur de l'artère. Or , à
quelques variations près , l'artère crurale
qui dans un adulte a dans fa naiffance
4 lignes ou 4 , a 3 lignes 2. ou 4 lignes
au milieu de la cuiffe , & 3 lignes ou
3 au bas de la cuiffe où fe fait l'am
putation ordinaire . L'on voit qu'au milieu
de la cuiffe elle n'a que de lignes
de plus , & il y a eu des cuiffes coupées
dans cet endroit avec fuccès . De - là au
pli de l'aîne , il y a des exemples bien plus
favorables encore ; l'on peut voir actuel
4
JUILLET. 1759. 163
lement aux Invalides , des Soldats qui
Pont coupée à cinq pouces huit lignes ,
quatre pouces onze lignes du pli de l'aîne ,
elle l'eft à quatre pouces huit lignes dans
un Seigneur* dont les vertus égalent la naiffance
& dont l'opération faite pas M. Petit
le pere, tient un rang diftingué dans les
faftes de la Chirurgie .
Il eſt donc ailé de conclure que de là
à l'endroit où l'artère feroit coupée dans
l'amputation de la cuiffe dans l'article ,
cela doit faire une très - petite différence ,
fartout fi l'on fe rapelle les avantages du
manuel particulier dont j'ai fait l'éloge ,
& fuivant lequel l'artère crurale ne feroit
coupée qu'à très - peu de chofe près
dans l'endroit où elle l'a été effectivement
dans des amputations faites fort haut. Il
eft même à obſerver qu'en confervant le
lambeau néceſſaire pour cela , le rebrouffement
de l'artère au- deffus de la coupe
des chairs devient une chofe avantageufe
pour la ceffation de l'hémorragie , parce
qu'il doit beaucoup contribuer à épaiſſir
les parois internes du vaiffeau & diminuer
le calibre naturel , par conféquent s'oppofer
à la trop grande affluence du fang
& favorifer la formation du caillot . Ajoutons
encore à ces moyens le ſecours du
tourniquet de Scultet , perfectionné par
* M. le Marquis de Rotelin .
164 MERCURE DE FRANCE.
M. Petit , qui eft un excellent Modérateur
pour le cours du fang qui fe porte
au moignon , & que ce grand Maître ſçut
employer avec un fuccès fi brillant dans
l'opération déja citée .
Voilà mes réfléxions fur cette importante
matière. J'y tiens le lagage d'un défenfeur
de l'amputation de la cuiffe dans
l'article , & je ne puis qu'être confirmé
dans mon opinion depuis que l'Académie
eft informée que cette opération a été
tentée avec fuccès fur des chiens . Si cela
ne fait pas une preuve pour l'homme ,
on ne peut difconvenir que cela n'éta
bliffe un préjugé très - favorable. J'en don
nerai ici l'hiſtoire d'autant plus volontiers
que les Auteurs m'ont permis de les nommer
, & qu'ils recevront du Public même
les juftes éloges que leur zèle leur a mérités
.
Au mois de Septembre de l'année der
nière , M. le Febvre , Docteur en Médecine
à Mézières , fit l'amputation de la
cuiffe dans l'article à une jeune chienne
en liant d'abord le tronc des vaiffeaux
cruraux & finiffant l'opération de manière
à former deux lambeaux qui puffent
être approchés par quelques points de
future. En deux jours les lévres de la playe
fembloient réunies ; mais comme M. le
JUILLET. 1759. 165
Febvre apperçut l'animal dans un état
violent , il crut devoir couper la future
& même la ligature , & il ne s'enfuivit
point d'hémorragie. La ch'enne eut différens
accidens pendant la cure qui dura
un mois ; & au bout de quelques temps
elle eut quatre petits chiens qu'elle a nourris
; il me l'a envoyée depuis peu pour la
faire voir.
Au mois de Janvier de cette année , M.
le Comte, Chirurgien à Arcueil près Paris ;
a fait la même opération à une chienne
de chaffe , en achevant la fection des chairs
à la partie moyenne de la cuiffe. C'eſt
alors que le fang jaillit avec impétuofité
de toutes les artères ouvertes ; mais il
s'arrêta preſqu'auffitôt par la rétraction
des parties coupées ; & les aiguilles que
M. le Comte avoit préparées devinrent inutiles
. L'animal fut guéri au bout de dixhuit
jours , & cette énorme playe n'a laiſſé
qu'une cicatrice longitudinale. La chienne
court partout avec une agilité ſurprenante
& elle iroit au gibier fi elle n'étoit retenue,
Ces tentatives mémorables doivent na
turellement donner l'éveil pour en faire
fur de plus grands animaux , & encourager
les Chirurgiens d'armée qui font plus
à portée que perſonne d'entreprendre cette
166 MERCURE DE FRANCE
opération après des batailles ; où il eſt trèsvraisemblable
qu'on abandonne des bleſſés
qu'on pourroit fauver par-là .
Ce que j'ajouterois pour juftifier le choix
de l'Académie lorfqu'elle a propofé un
fujet auffi intéreffant , feroit fuperflu . Elle
a adopté l'affirmative en couronnant le
Mémoire N° 24 , dont la devife tirée de
Fabrice de Hilden eft : patere ut falveris ,
avec ces lettres initiales. J. B. M. C. L'Auteur
reſtraint à peu de cas ceux où il admet
l'opération , & il defireroit qu'elle fe
préfentât , pour ainfi dire , à moitié faite ,
par des incidens de la maladie qui réful
teroient de la caufe principale. Peut- être
n'a-t-il pas tiré du fujet même & de fes
lumières tout le parti qu'il auroit pû ,
quoiqu'exact d'ailleurs dans les principes &
dans les conféquences. Il n'avoit point fa
tisfait à ce que l'Académie a exigé dans
le Programme ; fçavoir , que fon nom , fes
qualités , le lieu de fa réfidence fuffent
énoncés dans un billet féparé & cacheté ;
mais le trouvant actuellement à Paris ,
il a fait les preuves néceffaires. C'eft M.
Barbet , Maître ès Arts de l'Univerfité de
Paris & ancien Chirurgien Major des Vailfeaux
du Roi.
Un des Prix d'Emulation a été adjugé
à M. Butter , Maître en Chir, à Etampes.
JUILLET. 1759. 167
› Les cinq petites Médailles ont été partagées
entre MM. Mayran , Maître en
Chirurgie à Poyanne près d'Acqs.
Guerçin , ancien Chirurgien Major du
Sénégal .
Perenotti , Membre du Collège de Chirurgie
de Turin.
Lefferé, Maître en Chirurgie à Auxerre.
Et Mellet , Maître en Chirurgie à Châlons
fur-Saône.
M. Morand , lut enfuite les éloges de
MM . Malaval & Verdier ; puis MM .
Andouillé , Levret , Sabatier Adjoint , &
Louis , lurent différens morceaux dont je
rendrai compte dans la fuite fi l'on veut
bien me les confier.
MEMOIRE de M. Pouteau fils , de
l'Académie Royale de Chirurgie , & de
celle de Rouen ; fur l'uſage de l'huile
d'olive, contre la morfure de la vipère.
L'APPLICATION de l'huile d'olive
fur les parties qui ont été mordues par
des vipères préfente un remède fi facile ,
qu'il eft de la dernière importance d'en
conftater l'utilité. Un Frere dévoué an
fervice des Pauvres de l'Hôtel - Dieu
de Lyon , fut mordu au doigt par une
168 MERCURE FRANCE.
vipère , on fit des ſcarifications à ce doigt ,
& on y appliqua de la vieille thériacque ;
ce qui n'arrêta pas les effets du venin :
la main enfla confidérablement , ainfi que
le bras & l'épaule jufqu'au col ; à cette
enflure fe joignirent des vomiffemens continuels
, une anxiété inexprimable , une
parole entrecoupée , & une jauniſſe univerfelle
: on fit plonger la main malade
demi- heure après la morfure dans de l'huile
d'olive . Tous ces fymptomes s'arrêtérent
comme par enchantement , & le malade
guérit parfaitement fans faire ufage d'aucun
autre remède . A cette obſervation
on en a joint trois autres , de perſonnes
mordues par des vipères , & guéries par
l'application de l'huile d'olive.
On a fait mordre deux pigeons par des
vipères ; l'un de ces deux pigeons fut mordu
par une fémelle , on appliqua de l'huile
d'olive , la cuiffe mordue enfla beaucoup ,
il y furvint des phlictaires comme à une
brulure & le pigeon guérit . Lefecond pigeon
mordu par un vipère mâle , il parut l'avoir
été plus vivement que le premier , la cuiffe
mordue devint auffi -tôt roide & noire;
ce pigeon mourut en fix ou fept minutes
malgré l'application de l'huile d'olive ;
cette cuiffe étoit beaucoup moins enflée
que celle du premier pigeon . De ces deux
expériences
JUILLET. 1759.
1691
expériences on conclut que le pigeon gueri
fournit une preuve fuffifante de l'efficacité
de l'huile d'olive , & que le pigeon qui .
n'a pas été guéri n'affoiblit pas cette pieu-,
ve relativement aux perſonnes mordues
par des vipères . Une perfonne mordue
par la vipère la plus irritée ne pouvant
pas recevoir à proportion de la taille
de fes forces , & du principe de vie qui
eft en elle , plus de venin qu'en a reçu le
pigeon guéri par l'application de l'huile
d'olive.
On a foin de rapporter les expériences
faites par MM, Geoffroy & Hefnaud , fur
différentes fortes d'animaux mordus par
des vipères ; on les met en oppofition
avec celles qui ont été faites devant la Société
Royale deLondres.On rapporte en entier
l'hiftoire du preneur de vipères Anglois
àqui le hafardavoit fait découvrir les vertas
de l'huile d'olive pour des morfures auxquelles
il étoit fi fouvent expofé ; & on
fait furtout obferver que cet homme qui
avoit été guéri par l'huile d'olive , de la
plus cruelle morfure de vipère , & qui
avoit effuyé des accidens formidables avant
l'application de l'huile d'olive , eut l'imprudence
de s'enyvrer avec des liqueurs
fortes dès le lendemain de cette morfure.
Le retour de tous les accidens que l'huile
H II. Vol.
170 MERCURE DE FRANCE.
avoit diffipés , fut la peine de cette intempérance
; ce qui préfente des réfléxions
qui indiquent combien on doit être cir
confpect dans l'uſage des remèdes chauds
& volatils , qu'on a toujours regardés comme
fpécificiques contre cette morfure.
Par les obfervations qui font répandues
en grand nombre dans ce Mémoire & par
les conféquences qui en ont été déduites
, 1. ° on fait voir que le venin de la
vipère agit par une acrimonie qui lui eft
particulière. 2.° Que les dents de cet animal
par leur ftructure & leur longueur ,
rendent ces morfures plus dangereufes.
3. Que la coagulation ou la diffolution
du fang qu'on a remarquée aux environs
de la playe , n'eſt pas un effet immédiat
du venin . 4. ° Que dans un animal qui a
été tué par le venin de la vipère , on trouve
le fang coagulé peu après la mort , &
qu'on le trouve au contraire dans une
grande diffolution au bout de quelques
heures . 5.° Qu'on ne peut pas décider fi le
venin de la vipere tient de l'acide ou de
l'alkali. 6.° Que l'huile d'olive appliquée
chaudement fur la partie mordue , eſt un
vrai fpécifique contre ces morfures ; que
toute matière on &ueuſe & émolliente promet
le même avantage ; telles font la plus
grande partie des huiles & des graiffes ,
JUILLET. 1759 . 171
les herbes émollientes appliquées en cataplafmes
, l'épiploon des animaux appliqué
chaudement , ainfi que la vipère même
éventrée. 8. ° Que le venin de la vipère
n'agit que fur la partie mife à découvert
par la morfure , fans s'étendre avec l'en-
Aure , qui en eft la fuite . 9. ° Qu'il eſt
racement néceſſaire d'avoir recours aux
remèdes intérieurs. 10. ° Enfin , que ſi on
adminiftre fans les plus grands ménagemens
, des remèdes chauds & volatils , ils
font capables d'augmenter les accidens
auxquels on a voulu les oppoſer.
ARTS AGRÉABLES .
PEINTURE.
De la diverfité des jugemens fur la ref
femblance des Portraits . Par M. C . ***
Sile I le jugement que portent -les Artiſtes
femble quelquefois différer de celui du
Public , c'eft furtout à l'égard de l'eſtime
due aux divers degrés de perfection
dans l'art de peindre le Portrait. Le
Public paroît regarder le talent de faifir
la reffemblance comme le principal
Hij
172 MERCURE DE FRANCE.
& prefque l'unique mérite qui l'intéreffe ;
au lieu que les Artiftes par la foibleffe
des éloges qu'ils accordent aux ouvrages
qui n'ont que ce feul avantage , donnent
lieu de croire qu'à peine le placent- ils au
fecond rang. Ils paroiffent même excufer
plus facilement le défaut de cet agré
ment , que les fautes qu'on peut commettre
dans les autres parties de l'art :
tel s'eft fait une réputation par fes fuccès
à cet égard , qui néanmoins n'obtient
pas leur fuffrage , tandis qu'ils le confer
vent avec fermeté à des talens rares à la
vérité , mais qui ne produifent pas toujours
cette première impreffion de reffemblance
frappante. Cette différence d'opinion
doit être appuyée fur quelque
fondement folide , & il n'eft pas vrai
femblable que les perfonnes inftruites
dans l'art en jugent avec moins de jufteffe
que les autres d'ailleurs l'oppofition qui
paroît entre ces deux fentimens , peut
n'être qu'apparente
.
Les Artiftes confidèrent un Portrait
non feulement comme l'imitation d'une
telle perfonne , mais encore comme un
tableau fait pour paſſer à la poſtérité , &
prononcent d'avance le jugement qu'elle
portera. Quiconque veut obtenir leur
eftime , doit le préparer à être examiné
JUILLET. 1759. 173
en conféquence de cette règle. Les admirables
portraits qui nous font reftés du
Titien , du Tintoret , de Wandick , de
Reimbrant , de Champagne , de Rigaud ,
& de plufieurs autres , font encore notre
admiration quoique nous ignorions s'ils
ont été d'une reflemblance frappante.
C'eſt le grand art de la Peinture qui les
a confacrés , & non le mérite , indifferent
pour nous , d'avoir plus ou moins flatté
l'amour- propre de ceux qui les ont fair
faire ; c'eft la beauté & le précieux du
coloris qui donne aux Portraits le plus
ou le moins de valeur , & qui les fair
admettre dans les cabinets célèbres. Aufli
eft-ce un des talens que les Artiſtes regardent
comme indifpenfables dans ce
genre , fur lequel cependant le Public
paroît d'autant plus indulgent , qu'on
peut plus facilement lui en impofer par
des tons de couleur agréablement faux.
Dans la quantité de têtes qu'on voit de
ces anciens Maîtres , on ne peut point
fuppofer qu'elles ayent toutes été également
reflemblantes , il eft même plus
croyable que beaucoup d'entr'elles ont
été expofées à des reproches fur ce point,
fans que l'art inféparable du grand Peintre
en ait fouffert ; d'autre part, combien
de portraits font tombés dans l'oubli &
H iij
174 MERCURE DE FRANCE.
dans le mépris , qui avoient eu la vogue
qu'entraîne après foi la réputation de
réuffir dans la reffemblance. Ce mérite
n'eft donc point l'effentiel pour la poſtérité
, & ne confidérant qu'elle , on pourroit
même avancer que c'eft le moins
important.
Cependant les Artiftes ne jugent point
avec cette rigueur : ils tiennent à leur
hiècle en même-temps qu'ils envifagent
ceux qui le fuivront , comme les Juges
vraiment incorruptibles. Ils exigent la
reffemblance , & s'ils paroiffent la fubordonner
à d'autres talens moins commnns
& plus difficiles , c'eſt que ces talens ne
l'excluent point , & même doivent con
tribuer à fa plus grande perfection. Ce
que le vulgaire appelle frappant ne l'eft
pas à leurs yeux fcrutateurs , & ne leur
paroît fouvent que la charge ou la parodie
, foit des défauts , foit de la phyfionomie
des perfonnes repréfentées. Rien
n'eft plus ordinaire & plus facile que de
faifir cette groffière reffemblance : on y
réuffit même d'autant plus aifément qu'on
eft plus ignorant & moins diftrait par la
recherche des autres beautés effentielles
de l'art. Cen eft affez cependant pour le
commun des hommes ; mais l'Artiſte
demande une reffemblance correcte qui
JUILLET. 1759. 175
foit l'effet de la fureté du deffein , de
l'obéiffance exacte à toutes les vérités de
la Nature , & où les imperfections qu'elle
peut préfenter , loin d'être exagérées ,
foient plutôt adoucies ; enfin une imita
tion vraie qui puiffe foutenir l'examen
de l'homme inftruit & exciter fon admiration.
Ce n'eft pas cependant que le
but de l'Artiſte doive être effentiellement
de corriger les défauts de la Nature : s'ils
ne doivent pas être augmentés , la vérité
exige qu'ils foient rendus fans affectation.
L'art eft dans la manière de le faire
avec plus ou moins de fineffe & de grace.
On ne met point au rang des belles
chofes les Portraits o , à force de fupprimer
tout ce qui caractériſe les perfonnes
& de vouloir les embellir , on en
fait des figures imaginaires , la poftérité
même quoiqu'ayant perdu les preuves de
ce défaut de conformité exacte , rejetteroit
ces ouvrages , parce qu'elle veut
appercevoir l'apparence de vérité & les
détails qui ont dû en rendre compte.
Les connoiffeurs jugent très - bien fi un
portrait a reffemblé fçavamment , par la
juſteſſe , la variété & la fineffe qu'on apperçoit
dans fon exécution , & c'eft en
même- temps la preuve d'une profonde
connoiffance de la Nature.
Hiv .
176 MERCURE DE FRANCE.
La reffemblance eft donc une partie
effentielle de l'art du Portrait , au fentiment
des Artiftes , lorfqu'elle eft l'effet
de la fcience du deffein & une belle imi
tation de la Nature à tous égards . Mais
ce n'eft pas ainfi qu'on entend communément
le mot de reffemblance , & en
général iln'exprime que cette apparence
qui au premier coup d'oeil fait dire , c'eſt
telle perfonne . Ce mérite , fi c'en eft un
réel , fe rencontre facilement uni avec la
plus grande ignorance de l'art.
Quelquefois des Portraits admirables ,
même par une reffemblance fire , n'ont
pas ce premier attrait , furtout pour ceux
qui les jugent fuperficiellement nous
remarquerons ici que ce défaut naît de
l'amour du mieux , & qu'il n'eft prefque
point d'Artifte habile qui dans fon ébauche
ne faififfe vivement cette apparence
générale. C'est le defir d'une exécution
plus parfaite , qui en faiſant acquérir de
la jufteffe & de la fineffe , oblige à affoiblir
les traits outrés, mais frappans , pour
parvenir à la reffemblance fçavante qui
caractériſe les ouvrages achevés.Quelquefois
ce premier coup d'oeil s'y conferve ,
alors les fentimens fe réuniffent ; quelquefois
il s'altère , les voix fe partagent ;
mais le vrai mérite de l'Art acquiert ton
JUILLET. 1759. 177.
jours à l'Artifte le fuffrage de tous les
connoifeurs & celui de la postérité. On
pourroit conclure de ceci en faveur du
préjugé adopté fans réfléxion par beaucoup
de perfonnes qui cherchent à fe
perfuader que les habiles Artiftes réuffiffent
plus rarement à faire reſſembler que
les médiocres . Il eſt certain que s'impo
fant des loix plus féveres ils ont plus
d'obftacles à furmonter , mais leur fçavoir
leur en fait franchir la plus grande partie
avec facilité ; s'ils ne faififfent pas égale
ment la reffemblance de tous les Portraits,
on peut néanmoins affurer qu'ils ne la
manquent jamais entierement & qu'ils ne
s'en éloignent pas ridiculement comme
les ignorans : mais l'oubli couvre les fautes
de ces derniers , l'avarice les excufe &
failit ce prétexte pour déguifer les motifs
fecrets qui la portent à s'élever contre les
belles chofes.
S'il eft dans l'art de la Peinture un
talent furchargé de défagrémens , c'eſt
celui du Portrait; ce que l'on y pardonne le
moins c'est de marquer les traits d'une ma
nière fenfible & qui femble donner plus
d'âge qu'on n'en a ou qu'on ne veut paroître
en avoir ; défaut cependant preſque
inévitable à tout excellent Deffinateur
Hv
178 MERCURE DE FRANCE.
1
accoutumé à rechercher dans la nature ces
détails qui font la richeffe de l'art ; il aj
peine à fe refufer au plaifir d'en rendre
un compte exact : le comble de la perfection
eft d'exprimer les détails avec
cette tendreffe que préfente la nature ,
elle femble les dérober au premier regard
& ne les laiffer appercevoir qu'a l'examen :
les grands Artiftes tendent à ce but, mais
c'eft le comble de la difficulté ; s'ils n'y
parviennent pas toujours , du moins ils
en approchent beaucoup plus que les
médiocres. Le Public veut une imitation
agréable , mais il fe contente fouvent
de l'apparence ; l'Artifte l'exige auffi, mais
il la regarde comme le réfultat des plus
rares talens réunis qui tous contribuent
effentiellement à la produire. Il defire
cette reffemblance vraye qui , fans flatter,
fans fupprimer & en en expofant tout aux
yeux le fait néanmoins de la manière la
moins défobligeante . Comme il connoît
à quel point l'art peut atteindre
ou du
moins jufqu'où il a été porté , il ne fe
relâche point fur ce qu'il a droit d'en
attendre.
,
L'art ne peut égaler la nature ; il peut
la rectifier , quand elle eft défectueufe ;
mais lorfquelle approche de la perfection
left forcé de refter au-deffous. D'ailleurs
JUILLET. 1759. 179
fe
ce que la vie donne d'agrémens & cette
variété fine de mouvemens qui produifent
continuellement de nouvelles graces , ne
peuvent rendre qu'en partie , l'Artifte
n'en peut dérober qu'un feul inftant qui
ne fatisfera pas ceux qui le font formé
une idée de plufieurs moments réunis.C'eſt
pourquoi les belles perfonnes font toujours
plus belles que les Portraits qu'on
en peut faire & c'eft auffi la raifon du
peu d'unanimité des jugemens qu'on porte
fur les reffemblances. Tel Portrait rellemble
à étonner au gré des uns , qui eft
totalement manqué au fentiment des autres
: ce n'eft pas le moment des graces
dont ils ont été affectés. De plus il en
faut extraire les décifions dictées par la
flatterie : l'on croiroit commettre une
impoliteffe , fi l'on ne témoignoit qu'on
trouve les Perfonnes fort fupérieures à
leurs Portraits . Mais laiffons les difficultés
attachées à la repréfentation d'un fexe
qui a le droit inconteftable de prétendre
à la beauté ; c'eft fur les Portraits des
hommes qu'on peut juger l'Artifte avec
rigueur , & ileft à-fuppofer qu'ils n'exigent
que l'exacte vérité .
Il peut arriver aux plus habiles Mai
tres de manquer la reffemblance à quelques
égards , même an jugement des gel-
Hvi
iso MERCURE DE FRANCE.
d'Art. Il fuffit pour cela d'avoir erré dans
quelqu'une des proportions qui font particulieres
à un vilage. Les détails les
plus admirables qui conftitueront à jamais
la beauté du tableau , ne réparent
point ce défaut , & la reſſemblance ne
peut arriver au point de perfection qu'on
defire
, qu'il ne foit rectifié. Mais les
fautes qui échappent aux habiles gens ,
ne font pas faciles à découvrir , & fou
vent elles reftent , parce que ni eux ni
leurs amis les plus éclairés ne peuvent
trouver en quoi confifte cette petite différence.
L'Artiste blâme auffi cette dé--
fectuofité qu'il fent mieux que les autres ,
quoiqu'il ne puiffe pas toujours indiquer
le reméde , mais elle ne diminue point!
l'estime qu'obtiennent de lui toutes les
autres beautés ; au lieu que beaucoup de :
perfonnes , d'ailleurs incapables de juger
de la beauté du tableau , pour cette feule.
erreur , rejettent avec mépris ce qu'ils
ne fçavent pas juger , & ne balancent
point à préférer des ouvrages de la plus
baffe médiocrité qui fourmillent de défauts
groffiers , mais qui leur préfentent
ce premier coup d'oeil qui eft à leur
portée .
Ce n'eſt pas affez pour réuffir dans le
monde que de bien rendre la reffemblan
JUILLET. 1759.
181
ce , on veut encore que la phyfionomie
foit gaye ; c'est-à-dire qu'il faut faifir le
moment où la perfonne que l'on peine
a l'air le plus gracieux qu'elle foit capable
de prendre , qu'en fe tenant elle foit
trifte ou ennuyée , comme cela eft affez
naturel , il faut néanmoins deviner ce
qu'elle feroit dans fa gaîté. Comment
rendre avec vérité ce que l'on ne yoit
pas ! On ne le peut qu'en retenant des
inftans par un effort de mémoire ; mais
c'eft une des entraves qui arrêtent le talent
& nuifent à la vérité , & l'on ne
doit pas être furpris fi cette difficulté n'eft
pas toujours furmontée avec fuccès .
-Les Artiftes ne s'éléveront point contre
l'air ſérieux d'un Portrait , & fe prêterontfacilement
à fuppofer que le modèle s'eft
préſenté ains : mais ils verront avec déplaifir
les moyens forcés qu'on a employés
pour le changer , qui ordinairement fe
bornent à faire rire la bouche pendant
que le refte du viſage eft tranquile . Tou ·
tes ces graces que l'on donne d'imagination
, leur paroîtront grimacées & peu
naturelles. Dans quelque état de gaîté ou
de férieux que foit repréfenté un Portrait,
ils voudront que toutes les circonftances
en foient relatives , chofe bien plus diffcile
que le fourire.....
182 MERCURE DE FRANCE.
On croit donc pouvoir avancer que de
tous les Portraits faits par des ignorans ,
fur la reffemblance defquels on s'écrie ,
il n'y en a pas un qui reflemble en effet ,
la vraie reffemblance étant le fruit d'un
profond fçavoir ; que fi les Portraits faits
par les excellents Artiftes ne reffemblent
-pas toujours avec la jufteffe la plus exacte,
il y a du moins un fond de reflemblance
fine , & qu'au refte l'abfence de ce mérite
fi rare , qu'on croit cependant fi commun
) n'eft que le défaut d'une des perfections
de l'Art , qui ne détruit point la
vénération qu'on doit aux autres .
De plus loin que le jugement qui attribue
à la feule reflemblance le mérite des
Portraits , foit celui du Public , on voit
par les expofitions de Tableaux , où le
plus grand nombre eft de perfonnes peu
connues , que le Public fçait très- bien appercevoir
le mérite de l'Artifte , & rendre
juftice à fes talens , indépendamment de
celui- ci , qui ceffe de l'intéreffer , & dont
il fait abftraction. On ne peut nier que
toute perfonne qui fe fait peindre n'ait
droit d'exiger la reffemblance pour premier
mérite , ceux qui la connoiſſent participent
à cet intérêt perfonnel , mais
ceux qu'il n'affectera point , jugeront le
tableau relativement à leurs divers de
}
JUILLET. 1759.
183
grés de connoiffances dans les parties de
l'Art , & s'il ne les réunit point , ou médiocrement
, il n'attirera que leur mépris .
- C'eſt là le véritable jugement du Public.
C'eft cependant l'erreur que nous attaquons
qui eft caufe que les maiſons de la
plupart des Grands font remplies de mauvais
Tableaux qui devroient être rejettés
. On veut bien croire fur la foi des
noms qui y font infcrits , qu'ils ont reffemblé
; & pour fuivre un fi bel exemple ,
on fe fait peindre par des ignorans qui ,
dit- on , attrapent parfaitement la reffemblance.
Mais fans parler de ces Portraits ,
qu'on ne doit regarder que comme des
pièces de blaſon , fi l'on ſe fait peindre
dans le deffein de conferver fa mémoire,
eft-elle folidement fondée fur des ouvrages
qui ne méritant point d'être confervés
, fe perdent enfin , & ne participent
pas même à l'immortalité des perfonnages
qu'ils repréfentent ? Lorsqu'il eft queftion
de quelqu'un d'illuftre par un mérite
qui engage à garder chérement fon fouvenir
, quel tort ne fait- on pas à la poftérité
, avide de s'en former une idée ;
lorſqu'on ne lui laiffe pour la fixer que
des repréfentations informes , objets de
fon mépris ; fur lesquelles elle ne peut
affeoir aucun jugement ? Leur défectuosité
184 MERCURE DE FRANCE .
dans toutes les parties de l'Art donnera
toujours lieu de douter qu'ils ayent eu
même ce foible mérite de la reffemblance
groffière. L'économie , qui eft la fource
cachée de ces faux jugemens , eft mal entendue.
Quelque peu que ces mauvais
ouvrages aient couté , c'eft en pure perte,
& iln'en refte rien ; au lieu que les chefsd'oeuvres
des grands Artiftes confervent
toujours par leur propre mérite une valeur
réelle , & leur gloire contribue à
perpétuer celle de l'objet repréſenté , s'il
en eft digne , ou du moins à retarder
l'oubli qui doit être fon partage .
GRAVURE.
COMMENCEMENT D'ORAGE.
TABLEAU de Rembrant , gravé par
M. de Marcenay.
Quotqué parmi les différens genres
qui partagent la Peinture , il n'y en ait
aucun dont les productions ne faffent
plaifir quand elles font bien exécutées ,
on peut dire cependant qu'après l'Hif
toire , le Paysage eft celui qui plaît le plus
généralement , parce qu'il nous retrace
JUILLET. 1759. 185
le fpectacle toujours intéreflant de la
Nature , dont les Scénes font variées à
l'infini.
Ce plan fans doute eft trop étendu ;
mais plus il paroît vafte , & plus l'Artiſte
qui l'embraſſe a beſoin de moyens
réunis pour le bien remplir. Il ne lui ſuffit
pas d'avoir fait beaucoup d'études d'après
le naturel , & d'en faifir précisément
le caractère , de poffeder les deux perf
pectives , d'être né Colorifte, d'avoir acquis
une touche libre & fpirituelle . Si toutes
ces qualités d'ailleurs effentielles ne font
fecondées de l'intelligence du clair-obfcur
qui feule peut les mettre en valeur ;
il eft certain que le Paysagiste reftera
fort en deçà du but , il ne féduira point ,
& fans illufion que devient la Peinture ?
il est donc de la plus grande conféquence
de s'attacher à cette partie trop négligée
, quoiqu'elle foit peut-être la plus
difficile à acquérir. Peu de Peintres Pont
bien connue , & perfonne autant que le
célèbre Rembrant qui par les effets furprenans
de fon clair- obfcur répand un
charme fecret fur les objets même les
plus indifférens. Plus occupé à peindre
P'Hiftoire & le Portrait , on voit peu de
Payfages de fa main ; mais leur rareté
186 MERCURE DE FRANCE.
n'eft qu'un titre de plus pour les faire
rechercher.
M. de Marcenay vient d'en graver un
de ce Maître , qu'on voit dans le Cabinet
de M. le Comte de Vence. Ce Tableau
préfente une plaine immenfe fertilifée par
une rivière dont les différens circuits vont
fe terminer à l'horizon . La vûe en ef
agréablement variée ; mais pour y répandre
un intérêt plus vif , Rembrant a ſuppofé
un Ciel couvert qui annonce de
l'orage ; d'où il réfulte de grandes ombres,
à travers lesquelles la lumière tombe par
échappée fur des endroits qu'elles rend
plus ou moins piquans , à proportion de
leur éloignement . Pour peu qu'on ait d'idée
du clair- obſcur , il eſt aifé de fentir
le mérite de ces fçavantes oppofitions.
Cette Eftampe , ( la dix - feptiéme de
l'oeuvre de l'Auteur ) fe trouve chez lui ,
Quai de Conti , la feconde porte cochère
après la Rue Guénegaud , ainfi que chez
M. Lutton Commis au recouvrement du
Mercure , rue Sainte- Anne , butte Saint-
Roch ; & chez le fieur Bulder Marchand
d'Eftampes , rue de Gêvres , au Grand
coeur.
JUILLET. 1759 . 187
ARTICLE V.
SPECTACLE S.
OPER A.
L'ACADÉMIE Royale de Muſique a
continué de donner le Ballet du Carnaval
du Parnaffe . On compte donner Vendredi
, 20 du mois, les Fragmens que j'ai
annoncés dans le Mercure précédent.
COMEDIE FRANÇOISE .
LA Tragédie de Briſeïs a été retirée
du Théâtre après la cinquiéme repréfentation.
Je ne puis donner qu'une idée
très-imparfaite de cet Effai de M. Poinfinet
de Sivry ; mais peut-être quelquesunes
des obfervations que j'ai recueillies
lui feront- elles utiles.
Rien n'eft plus connu que le Sujet de
FIliade. Agamemnon obligé de rendre
fon efclave Criſéïs à Crisès fon pere, Prêtre
d'Apollon , pour faire ceffer la contagion
que les fléches de ce Dieu irrité
188 MERCURE DE FRANCE.
ont répandue dans le camp des Grecs ,
Agamemnon , dis -je , pour le dédommager
de la perte de Criféis , a demandé
Brifcis , Efclave d'Achille , & l'a envoyé
prendre dans les tentes de ce Héros.
Achille dans fa colere abandonnant les
Grecs , s'eft retiré dans fon quartier avec
fes Theffaliens , & a réfolu de ne plus
combattre pour la caufe des Attrides.
L'abfence d'Achille a rendu le courage
aux Troyens affiégés , & le fort des combats
s'eft décidé en leur faveur. Hector
furtout répand le carnage & la terreur
dans le camp des Grecs , il n'eft perfonne
qui lui réfifte. C'eft dans ces circonſtances
que commence la Pièce. Achille conſent
à voir Priam dans fes tentes ; il lui rend
le Fort dont il s'eft emparé & les prifonniers
qu'il y a faits , & s'engage par ferment
à ne pas reprendre les armes contre
lui. Cependant Ulyffe & Ajax viennent
tâcher d'appaifer Achille , en lui offrant
de la part d'Agamemnon toutes les fatisfactions
qu'exige l'injure qu'il en a reçue.
Ulyffe avec toute fon éloquence lui préfente
les motifs de la Patrie & de la
gloire Achille demeure inébranlable .
Ajax indigné de fa réfistance l'accable des
plus violens reproches ; & Achille , loin
de s'en plaindre , applaudit lui - même à
JUILLET. 1759. 189
cette noble franchiſe : c'est ainsi qu'il
aime à être prié. Mais rien de tout cela
ne l'émeut. Cependant Ulyffe s'eft ménagé
un moyen plus fûr de le fléchir. Il a
démêlé dans la colère d'Achille un amour
paffionné pour Briféis ; il a gagné cette
jeune eſclave , & il ne doute pas qu'elle
ne foit favorable aux Grecs. Il dit donc
à Achille qu'Agamemnon plus généreux
que lui confent à lui rendre fa captive,
& qu'on vient de la lui ramener.
On eft inftruit dès le commencement
de la Piéce que Briféis n'eft point fille
de Brisès ; qu'elle eft Hyppodamie fille de
Priam ; qu'à ſa naiſſance l'Oracle ayant
prédit que fa vie cauferoit le trépas de
fon frere Hector , Hécube l'avoit fait expofer
; que Brisès l'ayant rencontrée , l'avoit
fait nourrir & élever fous le nom de
fa fille ; & que , fait prifonnier lui - même
à Lyrneffe , il avoit été conduit
avec elle dans le camp des Grecs . ( Dans
la Fable , Briſéis est réellement appellée
Hyppodamie ; mais qu'elle foit fille de
Priam & c. c'eft la fiction du jeune Poëte.)
Brifeis fçait qu'elle n'eft pas fille de Brisès
, qu'elle a été abandonnée & expofée
à la mort dès le berceau. Par-là M. Poinfinet
juftifie en quelque manière la chaleur
avec laquelle cette Efclave des Grecs
190 MERCURE DE FRANCE.
fe déclare pour eux contre les Troyens
Cependant Briféis a dû lui infpirer pour
les deftructeurs de fa patrie & les ennemis
implacables de fa famille , une haine
que l'éloquence d'Ulyffe n'a pu détruire
en fi peu de temps. Auffi la véhémence
avec laquelle Brifeis preffe Achille &
Patrocle d'aller combattre , & les reproches
humilians qu'elle leur fait tour- àtour
ont- ils paru déplacés , quoique juf
rement applaudis du côté du ftyle. Des
Cenfeurs trop févères peut-être , ont
trouvé encore que c'étoit dégrader les
caractères d'Achille & de Patrocle ,
, que
de leur faire donner des leçons d'héroïfme
par une femme ; & qu'il n'étoit pas
vraisemblable que Patrocle ayant réfifté
aux inftances d'Ulyffe & d'Ajax , il cédât
aux confeils d'une Efclave. On a été plus
fâché encore que le Poëte ait donné le
rôle de Patrocle à Briféïs ; & que celui
qui exhorte Achille dans l'Iliade , ait be
foin d'être exhorté lui-même par une
femme à fe préfenter au combat. Mais
ce qui n'eût pas été fupportable dans les
moeurs du fiécle d'Homère , peut être
excufé dans les moeurs du fiécle préfent ;
& cette licence , fi c'en eft une , eſt d'autant
plus pardonnable qu'elle ménage
pour
l'Acte fuivant une fituation vraiment
théâtrale.
JUILLET. 1759. 191
Au troifiéme Acte , Achille a voulu fe
retirer dans Lariffe & y amener Briféis
pour l'époufer ; elle a refufé de le fuivre ,
& s'eft oppofée à fa retraite. Dans le
ouatriéme Acte , elle apprend qu'elle eſt
fille de Priam ; fa reconnoiffance avec
fon pere eft vive & touchante. Priam l'engage
à retenir Achille , mais il lui défend
de confentir à l'époufer , & lui fait promettre
avec ſerment de lui cacher fa
naiffance. Le deffein de Priam eft de retirer
fa fille des mains du meurtrier de fes
enfans : Priam fort à l'approche d'Achille,
qui paroît déterminé à prendre les armes
pour aller combattre Hector. Briféis s'y
oppofe ; il ne conçoit rien à la réfolution
fubite qui s'eft faite dans l'ame de Briféis,
& il veut en fçavoir la caufe. Cette fituation
eft preffante , & le jeune Poëte l'a
traitée avec beaucoup de chaleur. Enfin
le fecret de Briféis va lui échapper , &
Achille eft prêt à fe rendre , lorfqu'Ulyffe
vient lui dire qu'Hector triomphe
& que Patrocle eft mort. Achille n'écoute
plus rien , fe faifit de la lance & du
bouclier de l'un de fes foldats , & court
fur le champ de bataille . C'eſt le plus
beau monument de la Pièce . En rendant
juftice au mérite de cet Acte , on a trouvé
fort étrange que les Dieux ayant attaché
192 MERCURE DE FRANCE.
la ruine de Troye aux armes d'Achille ,
& Priam étant inftruit de l'amour de ce
Héros pour Briféïs , il facrifiât à la haine
qu'il a pour lui & au reffentiment de la
mort de fes enfans , le falut de fon Peuple
, la confervation de les Etats & de fa
Couronne. Pourquoi , dit- on , Priam n'at-
il point faifi le moyen de s'attacher le
feul ennemi qu'il ait à craindre ? s'il lui
enléve Briféïs , Achille fera plus animé
que tous les Grecs enſemble à la ruine de
Troye & de la famille de Priam. Si au
contraire Briféis le fait connoître , fi elle
implore fon appui pour les Troyens contre
les Grecs , fi elle ne confent à l'époufer
qu'à condition qu'il embraffera
la défente de fon pere , Troye eft fauvée
, & les Grecs n'ont plus d'efpoir que
dans une fuite honteuſe. Priam eft pere ,
mais il eft Roj : Achille a fait périr les
enfans , mais il fera plus , il renversera
fon empire , il fe baignera peut - être
dans le fang d'Hector , le dernier ef
poir de Priam , l'unique défenfeur des
Troyens pourquoi donc inviter Brifeis
à la fuite ? Pourquoi lui impofer la loi
du fecret fur la patrie & fa naiſſance ?
Pourquoi tromper Achille & rallumer fa
haine au moment qu'il peut le gagner ?
Quoiqu'il en foit de ces réfléxions, l'Acte
JUILLET. 1759. 193
a produit foit effet. Le pathéthique des fituations
eft ce qu'il y a de plus précieux au Théâtre ; & il
n'eft rien que les Spectateurs ne paſſent en faveur
de l'intérêt:
Dans le cinquiéme Acte , Achille revient vainqueur
, fe préſente aux yeux de Priam , le glaive
a la main , fumant encore du fang d'Hector. La
fureur d'Achille eft allouvie , & n'eft point appaifée
; il accable ce malheureux vieillard par la
peinture la plus horrible de la mort de fon fils .
Je l'ai percé de mille coups , dit- il ; j'ai traîné ſes
membres déchirés fur la pouffière ; je l'ai livré en
proie aux vautours. Priam au déſeſpoir ſe répand
en imprécations contre ce vainqueur barbare , &
Brifeis fe tue en apprenant la mort d'Hector.
Le Pocte a changé quelque chofe au dénoûment
, mais il feroit à fouhaiter qu'il prit la réfolution
de refondre tout l'Acte . S'il laiſſe ſubſiſter
le début féroce d'Achille , & les imprécations de
Priam , il ne lui eft plus poffible de ſe raccorder
avec la Scène pathétique d'Homère , & tout
l'effet en eſt détruit . L'Achille qui infulte avec la
plus atroce barbarie à la douleur de Priam , n'eſt
plus l'Achille qui s'attendrit fur le fort de ce
malheureux Pere.
Voici quelle eft cette entrevue dans l'Iliade &
je ne crois pas que perfonne au monde eût mieux
à faire que de copier ce tableau . Ce n'eſt do e
pas vouloir offenfer M. Poinfinet que de lui res
mettre fon modèle devant les yeux.
» Priam arrive la nuit dans le Camp d'A-
» chille , il traverſe la Salle fans être apperçu ,
» s'approche d'Achille , fe jette à fes pieds , em-
»braſſe ſes genoux , & baile les mains terribles ,
» les mains meurtrières qui avoient verfé le
» fang de la plupart de fes fils. Achille voyant
» Priam à fes pieds , ne peut revenir de ſa ſur-
II. Vol. I
194 MERCURE DE FRANCE:
» prife : fes compagnons ne font pas moins éton
» nés que lui , & fe regardent les uns les autres.
>> Pendant ce filence formidable , Priam ferrant
» étroitement les genoux d'Achille , & attachant
>> fes yeux baignés de larmes fur fon viſage , il lui
» adreffe cette priere entrecoupée de profonds
>> foupirs. Achille égal aux Dieux , en me voyant
fouvenez -vous de votre pere , il eft accablé
» d'années comme moi , & peut -être qu'à l'heu-
» re que je fuis ici profterné à vos pieds , les voi-
>> fins profitant de votre abfence , lui font une
» cruelle guerre , & il n'a perfonne qui le fe-
» coure dans un fi preffant danger. Mais hélas !
» il y a entre lui & moi cette différence , que
» les nouvelles qu'il reçoit , que vous êtes plein
သ
د و
ور
"
de vie , entretiennent la joie dans fon coeur ,
», & le foutiennent dans cette extrêmité , par la
» douce efpérancé qu'elles lui donnent tous les
» jours qu'il va vous revoir de retour couvert de
gloire , triompher de fes ennemis ; & moi le
plus infortuné des hommes , de tant de fils fi
>> braves que j'avois dans Troye , je ne crois pas
» qu'il m'en refte un feul.... L'impitoyable Mars
›› me les a preſque tous ravis : le feul qui faifoit
», toute ma joie , & dont la valeur étoit le plus
" fort rempart de ma famille & de tous mes Peuples
, mon cher Hector , vient d'être tué de
>> votre main en combattant généreufement pour
» La Patrie. C'eft pourquoi je viens pendant les
», ténèbres dans llee camp des Grecs , pour
>> cheter..... Achille , craignez & refpectez les
» Dieux , ayez pitié de moi en rappellant dans
» votre efprit l'image de votre pere. Combien
fuis-je plus malheureux que lui ! Après tant de
» calamités , la fortune impérieufe m'a réduit à
>> ofer ce que jamais mortel n'ofa avant
moi ; elle
» m'a réduit à baifer la main homicide & teinte
» encore du fang de tous mes enfans.
>>
>>
le ra- "
JUILLET. 1759. 195
Il dit , & ces paroles , en retraçant dans
l'efprit d'Achille l'image de fon pere , l'atten-
>>> driffent & luiarrachent des foupirs; il prend la
» main du vénérable Vieillard & la repouſſe dou-
>>cement.comme pour le relever. Un tendre fou
>>venir plonge dans la même affliction ces deux
Princes ; Priam toujours profterné aux pieds.
d'Achille , toujours l'idée pleine du vaillanc
» Hector , ſe baigne dans fes larmes ; & Achille
»portant fa penfee tantôt ſurfon Pere & tantôt fur
Patrocle , verfe de même des torrens de pleurs.
» Toute la tente retentit de leurs gémiflemens &
de leurs plaintes. Enfin , quand Achille eut
calmé les douleurs & qu'il fe fut raſſaſié de
»larmes , il fe lève , & touché de la vieilleſſe
chenue & de l'humiliation de Priam , il le relève
avec des marques de compaſſion , & lui
parle en ces termes : ah malheureux Prince
par quelles épreuves terribles avez - vous paflé !
»Comment avez vous ofé venir feul dans le
camp des Grecs , & foutenir la préſence d'un
homme qui a ôté la vie à un fi grand nombre
» de vos enfans , dont la valeur étoit l'appui de
vos Peuples ! &c.
On voit qu'Homère qui chante la colère d'Achille
ne laiffe pas de donner à ce héros les
fentimens de la Nature , & de le rendre compatiffant.
Sit Medea ferox , dit Horace ; mais le
caractère de Médée n'eſt pas celui d'Achille ; & fi
le même Poëte veut qu'il foit inexorable , c'èſt
envers Agamemnon qui l'a outragé , & non
envers Priam qui l'implore. M. Poinfinet peut
répondre qu'il n'a pas pris Achille dans le même
moment qu'Homère , mais c'eft tant pis , à ce
qu'il me femble ; car l'endroit que je viens de
citer eft le plus fublime de l'Iliade. Je ne m'éten
drai point fur les critiques plus détaillées qu'on
I ij
196 MERCURE DE FRANCE.
a faites de l'intrigue de fa Pièce : c'eft à lui-même
à examiner s'il eft naturel que Priam refte dans
les tentes d'Achille , pendant que Patrocle &
Achille lui - même vont combattre Hector ; s'il eft
vraisemblable que Priam efpere pouvoir tirer Briféis
des mains d'Achille , & qu'il ne s'occupe que
de ce projet , fans penfer à l'Oracle qui a fait expofer
Hyppodamie , dans le moment furtout où
il doit en être le plus frappé ; fi c'eft à Priam que
doit s'adreſſer le beau récit du combat d'Achille
contre le Xante , &c.
Cet Ellai , tout défectueux qu'il eft , ne laiffe pas
d'annoncer un vrai talent pour la Tragédie : on
y voit de la nobleffe & de l'élégance dans le
ftyle , de la force dans les peintures , de la chaleur
& de l'élévation dans les fentimens , & en
général une verfification convenable au genre
dramatique.
On doit voir Lundi prochain dans une même
Piéce , un triple Ellai intéreffant pour le Public :
dans l'Iphigénie de Racine , Mlle Camouche
jouant le rôle de Clytemneftre , Mlle Dubois celui
d'Iphigénie , & Mlle Rofalie celui d'Eriphile.
J'en rendrai compte dans le Mercure prochain.
COMEDIE ITALIENNE.
LEE 18 Juin , les Comédiens Italiens ont remis
au Théâtre Democrite prétendu Fou , Comédie
d'Autreau, en cinq Actes & en Vers , donnée pour
la première fois en 1736. Cette Piéce n'a pas été
plus fuivie que le Superftitieux & le Provincial à
Paris qui viennent d'être remis à ce Théâtre ;
cependant elle a paru faire affez de plaifir au petit
nombre de Spectateurs qui l'ont vue. Le rôle '
JUILLET. 1759. 197-
de Démocrite eſt très- agréable , & a été rendu
par M. Riccoboni avec beaucoup d'intelligence ,
quoiqu'un peu froidement . Mlle Catinon a mis
beaucoup de décence & d'intérêt dans celui de
Sophie , jeune Affranchie de Démocrite , dont le
caractère est d'être ingénue , modefte & tendre ,
mais qui voudroit fe cacher à elle-même fon
amour pour ce Philofophe. Cette Actrice mérite
de plus en plus les encouragemens du Public par
fes talens , & par les foins qu'elle ſe donne dans
les nouveaux rôles dont elle eft chargće.
On apperçoit dans plufieurs Scènes entre Sophie
& Démocrite de la reflemblance avec la Pupille,
Piéce en un Acte du Théâtre François . Le rôle de
Myfis , autre jeune Affranchie de Démocrite ,
fait contrafte avec celui de Sophie ſa ſoeur , par
l'enjoument , la vivacité & la gaîté . Ce rôle a été
oué par la nouvelle Débutante dont la jeuneſſe
mérite de l'indulgence. Elle acquérera fans doute
avec l'ufage du Théâtre , plus d'aifance & de
grace dans l'action ; elle pourra par une atten- ›
tion continue adoucir les infléxions de fa voix ;
& fi elle fe prête aux avis de M. Riccoboni , elle
apprendra à raiſonner fes rôles . Le premier Acte
de Démocrite eft froid ; Dans le fecond , l'Auteur.
n'a point tiré parti du rôle d'Ariſtippe , Philofophe
& Chef de la Secte Cyrénaïque , qu'il met
en Scène vis- à-vis de Diogene : le dénoument
de la Piéce n'eft point heureux , & la reconnoiffance
qui l'améne ne fait aucun effet. Cette Comédie
en général eft écrite d'un ſtyle naturel
& facile.
Le même jour une jeune Danſeuſe de dix ans
a paru fur ce Théâtre pour la premiere fois , &
a été accueillie du Public avec les plus grands
applaudiſſemens . Elle danſe avec toute la légé,
I iij
198 MERCURE DE FRANCE.
·
reté & la précision qu'on peut defirer à cet âge ;
elle forme bien fes pas ; fes attitudes font nobles ,
& fes mouvemens gracieux.
OPERA- COMIQUE.
L'OUT ' OUVERTURE de ce Spectacle à la Foire
Saint Laurent s'eft faite le 28 du mois de Jain
par un Prologue intitulé : Le retour de l'Opera-
Comique , dans lequel Mademoiſelle Necelle a
chanté trois rôles de différens caracteres ; celui
de M. d'Efcarbillas , celui de Jeannette la Niaife,.
& celui de Mademoiſelle d'Eſcarbillas. Le jeu &
le chant de cette nouvelle Actrice ont été également
applaudis ; on lui trouve du goût , de l'in
telligence & des graces ; elle n'a qu'un filet de
voix , mais il eft tendre , jufte & flexible ; fes
cadences font brillantes & légeres ; & fa figure
eft telle qu'on peut le defirer à ce Spectacle ,
qui d'ailleurs s'accommode d'un petit volume
de voix .
Le même jour de l'ouverture de ce théâtre ,
la nouvelle Actrice joua le rôle du Modèle dans
le Peintre amoureux , & prouva par le caractere
de fon jeu , qu'on pouvoit réuffir à ce théâtre
dans les rôles tendres , fans y mettre de l'indécence.
La mufique du Peintre amoureux a eu
le même fuccès que dans la Nouveauté.
La repriſe de Blaiſe le Savetier & des Aveur
indifcrets , a obtenu les mêmes applaudiffemens.
qu'à la Foire S. Germain.
Le Ballet des Meuniers Provençaux , où danfent
les Demoiselles Prudhomme & Chefdeville , &
la Dame Leſcot , a été auffi- bien reçu qu'à la
Foire S. Laurent de 1758 .
|
JUILLET. 1759. 199
En général le Public eft fatisfait des foins
qu'on le donne pour rendre ce Spectacle auffi
amulant qu'il peut l'être .
AVIS.
Cours public & gratuit.
La Compagnie des Apothicaires de Paris ( dans
le feul deffein de coopérer au progrès de l'art
de guérir , & de fe rendre vraiment utile à la
Société, ) a commencé le 12 Mai dernier , en fon
Laboratoire , rue de l'Arbalète , Fauxbourg Saint
Marcel , en faveur des Etudians , un Cours de
Chymie qu'elle répétera & augmentera chaque
année à proportion des découvertes que l'expérience
lui fournira pour enrichir la théorie de
cet Art.
Les fieurs Genand , Couzier , Demoret , Julliot,
Laplanche , Santerre , Bataille & Azema , fe font
chargés de faire les Leçons de ce Cours plufieurs
années de fuite , & de fupporter même les dépenfes
indifpenfables que des démonſtrations de
cette nature exigent .
On ne fçauroit trop louer la générofité de ces
Artiftes , puifqu'ils n'attendent d'autres récompenfes
de leurs peines que le bien de l'humanité
& l'accueil du Public.
Nous pourrions donner dès-à-préfent une
Efquiffe legere des premieres Leçons de ce Cours ;
mais nous nous refervons à en faire le tableau
entier lorfqu'il fera fini.
I iv
200 MERCURE DE FRANCE.
EXTRAIT de la Lettre de M *** Soufcripteur
de la nouvelle Méthode , pour
apprendre la Langue Latine , propofee
par Soufcription : à M. DE LAUNAY
Auteur de cet Ouvrage.
Il y a quelques années , Monfieur , que vous
communiquâtes à un habile homme de mes amis
votre Manuſcrit de la Nouvelle Méthodepour ap
prendre la Langue Latine. Ce fyftême lui plut beaucoup
, il m'en fit un jour l'analyfe , & j'en conçus
moi- même une idée fort avantageufe . Je com
pris dès- lors de quelle utilité feroit déformais
une manière d'apprendre le Latin fi courte &
fi facile.
Peu de temps après , votre Ouvrage fut propofé
par foufcription , le Programme diſtribué , mis
fous nos yeux , avec les applaudiffemens
donnoient MM . de VILLEFROY & de PASSE,
lui
que
Cenfeurs Royaux , fucceffivement nommés pour
en faire l'examen. Je vis avec plaifir mon juge
ment confirmé & affuré par celui de ces Sçavans
. Je me hâtai de ſouſcrire , pour me procurer
un Ouvrage d'un mérite non équivoque.
Le premier volume ne nous a été délivré que
long-temps après la promeffe des Libraires. Les
trois autres devoient être fournis de mois en mois :
& nous ne les avons pas encore
aujourd'hui ,
quoiqu'il fe foit déjà écoulé plufieurs années depuis
cette dernière promeffe. Vous me permettrez,
Monfieur , de vous faire ici mes plaintes d'un
retardement dont on ignore la caufe. Les SoulJUILLET.
1759.
201
criptions Typographiques n'avoient que faire de
cet évènement, pour tomber dans le difcrédit s
on commençoit à en être bien las .
Je reviens à votre premier volume auquel le
Public a fait l'accueil le plus favorable. En effet ,
il ne contient rien qui doive faire rabattre quelque
chofe de la bonne opinion qu'on avoit conçue
de la Nouvelle Méthode.
Cependant quoiqu'elle ait paru fous de ſi heureux
aufpices , & qu'elle ait réuni tant de fuffrages
éclairés , la première partie n'a pas plutôt
vû le jour , qu'elle vous a fufcité un Antagonifte
qui femble fe flatter de vous anéantir. Cet
Atléte formidable , eft un Maître de Penſion
qui s'eſt montré en 1756.
On annonce votre Adverſaire avec emphaſe ,
& on le donne comme le phénix des inſtituteuts
de la Jeuneffe. Et pour juftifier l'éloge pompeur
qu'on en fait , on produit la Lettre de ce
Grammairien , & on la qualifie de lumineuſe.
Je cherche dans la Lettre dont il s'agit ces
traits de lumière qu'on y fuppofe, & je n'y trouve
que du clinquant, des phrafes cadencées , des anthefes
, un ton doctoral , un ftyle néologique ,
entrecoupé par-ci par-là de quelques froides bouffonneries.
Si je m'arrête à conſidérer le fond des choſes
contenues dans cette Lettre , il ne me dédommage
point de la frivolité du reſte. Tout s'y réduit
à un parallele des Méthodes de M, du Marlais
, de celle de M. l'Abbé Frémi & de la Vache.
Ce parallele eft , dit-on , impartial : on le dit,
mais il n'en eſt rien , comme il fera aiſé de
s'en convaincre.
M. du Marfais eſt élevé jufqu'aux nues , il
eft dans fon genre un PASCAL , un BOSSUET
I v
202 MERCURE DE FRANCE
un MONTESQUIEU. L'Abbé Frémi eft entièré--
ment oublié >
au grand avantage de la Littérature
, & vous , vous n'êtes qu'un Automate revêtu
des dépouilles d'autrui , & encore‹ très -mal
afforties. La Méthode de M. du Marlais eft une
lumière pure , celle de l'Abbé Frémi , une énigme
impénétrable , & la vôtre , une rapfodie informe.
Après un pareil jugement , il n'eft pas difficile
d'appercevoir à qui des trois , ce Critique défére
les honneurs du triomphe. Heureuſement ce
n'eft ici qu'un tribunal fort fubalterne qui prononce
contre vous. Mais le Public , Juge infiniment
fupérieur , plus éclairé , moins prévenu ,
fçaura rendre plus de juftice à votre Méthode,
puifqu'il marque déjà tant de fatisfaction du
premier volume , & tant d'empreffement d'avoir
les trois autres.
D'abord notre Cenſeur , abandonnant l'efprit
Philofophique dont il croit avoir hérité de fon
Maître , juge de tout votre Ouvrage par la feule
première partie ; quelle Dialectique ! Mais que
diroit donc ce Gramairien lumineux , fi l'on vouloit
juger de toute fa capacité par la feule Lettre
critique de votre Méthode ? Je crois qu'il n'auroit
pas lieu d'être flatré. Il fait plus néanmoins ,
il va jufqu'à juger & même très- défavorablement
, de votre fyntaxe , qui n'a point encore
paru. Il faut avouer que c'eft- là une étrange
précipitation. Pour moi , je fçais qu'outre les prinpes
ordinaires de la 'fyntaxe , dont vous faites
l'explication , en interprétant le texte Latin , vous
devez donner dans la fuite un traité de ſyntaxe
à part , réduit à un certain nombre de règles.
M. du Marfais ne nous donne qu'une fimple
ébauche , un effai , comme il le dit lui-même ,
& votre Méthode a toute l'étendue dont elle
JUILLET. 1759. 203
peut être fufceptible ; c'eft un corps d'Ouvrage
complet , où vous avez expliqué , ſuivant votre
plan , différens Auteurs Latins , fans craindre
PERSE , cet Auteur cependant fi redoutable ,
même aux Sçavans. En ſecond lieu , M. du Marfais
, qui comme vous , commence par traduire
du Latin , s'y prend de façon , qu'il s'enfuit des
inconvéniens conſidérables. Il ſupplée tous les mots
foufentendus dans le texte & les écrits , ce qni ·
forme un tableau confus aux yeux des Commençans
, & leur caufe un grand préjudice.
Ce Critique prétend que le Dictionnaire qui
accompagne votre explication , eft ridicule &
ennuyeux. Je le trouve au contraire très - bien
fait & fort utile à tous égards : cependant il n'a
pû vous mettre à l'abri d'une cenſure aſſez originale
qu'en fait ce lumineux Gramairien , au
mot Limus , que vous traduiſez comme tous nos.
Dictionnaires par bane , bourbe , jupon , cetillon
.
En effet de quoi vous êtes- vous aviſé de vous:
rendre coupable de la multiplicité des fignifica,
tions diverſes de ce mot ? Vous me répondrez
fans doute que les Latins l'ont voulu ainfi. Belle
défaite ! C'étoit à vous à ne le vouloir pas comme
eux. Comment ! vous ne ſentiez pas comme
ce Critique , que les Dames feroient choquées
de voir le même mot fignifier mauſadement &fans:
aucun égard, toutes ces chofes différentes ? Notre
Maître de Penſion eft bien plus adroit que vous
à faire fa cour au beau ſéxe : il lui laiſſe à pen--
fer
par le procès qu'il vous intente fur ce mot,
que ſon imagination vive & brillante lui a fait
appercevoir des rapports analogiques entre ces :
acceptions diverles . C'eft-là , ce qui s'appelle être
galant avec délicateffe .
Mais , c'eft affez vous entretenir d'une critique
1 vi
104 MERCURE DE FRANCE.
dont certainement vous n'avez pas lieu de vous
allarmer. Je penfe bien auffi que vous ne vous
amuferez point à y faire une réponse expreffe ,
& que vous vous hâcerez plutôt à remplir vos
engagemens , en nous donnant les trois derniers
volumes que nous attendons depuis fi long-temps
& avec beaucoup d'impatience.
Votre Ouvrage parlera affez pour vous ; alors
toutes les clameurs de la jaloufie ne pourront
que le faire paroître avec plus d'éclat .
Je fuis & c.
ARTICLE VI
NOUVELLES POLITIQUES.
EXTRAIT du Journal de l'Armée..
Autrichienne , le 7 Juin.
Nous avons appris ces jours paffés que le
Comte de Guadagni avoit été attaqué par un
corps nombreux de troupes Pruffiennes dans un
pofte qu'il occupoit entre Averbach & Falckenftein.
Le Comte de Guadagni qui n'avoit que cent
trente Maîtres fe replia fur Wildenhammer dès
le commencement de l'attaque. Il fut attaqué
dans ce fecond pofte par une autre colonne
des Ennemis composée de deux bataillons d'Infanterie
, foutenus par un eſcadron de Huffards.
La fupériorité de cette colonne qui menoit avec
elle quatre piéces de canon, détermina le Comte
de Guadagni a fe retirer à Eibenstock. Il fut chargé
deux fois dans fa retraite & continuellement harce
lé par les Pruffiens . Mais il foutint leur effort avec
JUILLET. 1759. 203
intrépidité , & arriva à Eibenstock fans beaucoup
de perte . Là il reçut un renfort de cent Croates
qui le mirent en état de pouffer les Hulfards
Énnemis. Il les mis en fuite après avoir tué un
Lieutenant & plufieurs Soldacs.
DE VIENNE le 24 Juin.
L'Empereur a créé Prince de l'Empire le Duc
de Broglie , Lieutenant - Général des armées du
Roi Très-Chrétien .
L'impératrice de Ruffie a fait préſent à l'Impératrice
Reine , de vingt-neuf piéces de canon
de bronze. Il y en a fix d'une nouvelle invention .
Elles renferment fous une enveloppe de fer battu
un mèchaniſme qui n'eſt encore connu de perfonne.
DE HAMBOURG le 10 Juin.
On voit par un écrit que l'on vient de publier
que les troupes Pruffiennes qui ont hiverné dans ,
lesEtats deMecklebourg ne le fontpas conténtées ›
d'en tirer d'énormes contributions en argent &
en toute efpèce de fubfiftances ; qu'elles ont enlevé
l'artillerie & les munitions ; qu'elles fe font empa- .
rées de tous les deniers du Prince ; qu'elles ont
forcé les habitans ſans diſtinction à s'enrôler ſous
leurs drapeaux ; & que pour découvrir les fugitifs
qui cherchoient à ſe dérober à leur violence , elles
ont maltraité les femmes juſqu'à les traîner attachées
à la queue de leurs chevaux , & leur ont fait
des outrages dont on n'a jamais vu d'exemple. On
obſerve que cet excès commis par les Pruſſiens a
couté à l'Etat de Mecklenbourg quatorze millions :
de florins l'Allemagne , fans compter la dévaſta➡ :
tion de festerres & le malfacre d'un grand noms
bre de fehabitans.
OG MERCURE DE FRANCE
D
DE LIPSTADT , le 17 Juin.
Le Landgrave de Heffe eft parti précipitamment
de fon Château de Rinteln pour ſe réfugier
à Brême. S'il avoit retardé d'une heure , il étoit
pris par les troupes légeres de l'armée de Contades.
On affure que ce Prince en voyant fes
Etats nouvellement envahis par les François , en
a conçu une fi vive douleur , que ſa ſanté en eſt
confidérablement altérée. Il eſt arrivé à Brême
le 14 avec tous les Officiers de fa Maiſon. Il a
écrit à Londres pour informer la Cour d'Angleterre
de fa trifte fituation , & pour fe plaindre
amèrement de ce qu'on ne lui a pas tenu les.
paroles qu'on lui avoit données.
*
DE LONDRES , le 16 Juin.
Le vaiffeau le Grantham , appartenant à la
Compagnie des Indes , a été pris à la hauteur
du Cap de Bonne- Efperance par deux vaiſſeaux
de guerre François . On évalue la cargaiſon de
ce bâtiment à deux cens mille livres fterlings.
Le Colonel Clavering & le Capitaine Leffie
arriverent ici le 13 , envoyés par le Général Baringthon
, pour apporter la nouvelle de la prife
de la Guadeloupe. Le 12 Avril , ce Général envøya
à Arnouville un détachement de quinze
cens hommes avec quatre piéces de canon &
deux obufers. Les ennemis fe retirerent dans
leurs retranchemens au- delà de la riviere & s'y
défendirent avec fermeté. Le 16 ils abandonnerent
le pofte de la Baye. Mahant , & celui de-
Goyave , pour le replier fur Sainte-Marie. Nos.
troupes y marcherent le zo , & après un combat
SY
affez difputé , ils forcerent les ennemis de fe retirer
dans les montagnes où ils fe font tenus
JUILLET. 1759.
207
renfermés , jufqu'à ce que le défaut de vivres
les ait mis dans la néceffité de capituler. C'eſt
le premier de Mai que la capitulation a été
fignée. On a accordé aux troupes les honneurs
de la guerre , & des bâtimens pour les tranfporporter
à la Martinique. On a promis aux habitans
de maintenir leurs priviléges dans toute
leur étenḍue. Une heure après que la capitulation
fut fignée , les François furent avertis qu'un
fecours de fix cens hommes de troupes réglées
& de deux mille Boucaniers , commandés par le
fieur de Beauharnois , venoit de débarquer à.
Sainte Anne avec de l'artillerie & des armes.
pour deux mille hommes. L'Eſcadre du fieur de
Bompart avoit eſcorté ce convoi ; mais comme.
la capitulation étoit fignée , le fecours fut reme
barqué fur le champ.
Du 24.
-Nos frégates ne ceffent de parcourir les côtes
entre Breſt & Dunkerque , pour obferver les
mouvemens des François. Tous les avis qu'elles
nous donnent augmentent les appréhenfions
cauſées par leur armement , & en repréſentent
les effets comme très - prochains. La flotte de
l'Amiral Hawke tient ferme dans fa croifiere
fur la côte Occidentale de la Bretagne. La tempête
qu'elle a effuyée le r2 de ce mois , a confidérablement
endommagé quelques-uns de fes
vaiſſeaux. Le Héros a perdu tous les mats ; le
Temple a rompu fon mat d'artimon & ſon beaupré
; le Montagu a beaucoup fouffert dans fes
manoeuvres. Ces trois vaiſſeaux ont été obligés
de revenir à Plymouth pour ſe réparer.
208 MERCURE DE FRANCE.
FRANCE.
'Nouvelles de la Cour , de Paris , &‹.
DE VERSAILLES , le 28 Juin.
LE 22 l'Archevêque d'Alby prèia ſerment entre
les mains du Roi.
Le même jour Sa Majesté tint le Sceau pour
la cinquante-deuxième fois.
Le Roi a donné une place de Colonel dant les
Grenadiers de France au Comte de Chabannes ,
ci-devant Enfeigne de vaiffeau & fervant actuellement
en qualité de Volontaire dans le Régiment
du Comte de Talleyrand fon beau-frere.
>
Le 28 la Cour a pris le deuil pour quatre
jours , à l'occafion de la mort de la Princeſſe
d'Anhalt-Zerbſt.
Dus Juillet.
Le Roi a donné au Comte de Raymond , Ma-:
réchal- de- Camp , le commandement de la Province
d'Angoumois.
Sa Majefté a accordé des Lettres de Nobleffe
au fieur Ratte , ci-devant chargé des affaires da
Roi à la Cour de Vienne , en récompenfe de les
fervices.
Dans le dernier Mercure il s'eft gliffé une erreur
de la Gazette , où en parlant du Marquis de
Paulmy , il y eft dit ci-devant Miniftre & Secre
taire d'Etat , il falloit mettre Miniftre , & cia
devant Secrétaire d'Etat.
DE PARIS , le 30 Juin.
L'Académie Royale des Inſcriptions & Belles;
JUILLET. 1759 .
209
Lettres , dans fon affemblée du 19 de ce mois ,
a élu pour Académicien honoraire le fieur de
Lamoignon de Malesherbes , premier Préfident
de la Cour des Aydes , à la place vacante par la
mort du fieur de Lamoignon , Préfident honoraire
du Parlement.
Extrait d'une Lettre de Cadix , du io Juin.
Un navire Marchand,Eſpagnol,venant de Por
to - Ricco , de conferve avec le vaiffeau de guerre
le Monarque de 60 canons , fut rencontré le 25
du mois dernier par une frégate Angloife de 30
canons. Le Capitaine de cette frégate voulut
faire la vifite du navire Efpagnol ; & celui - ci
ayant refufé de s'y foumettre , l'Anglois envoya
fa chaloupe armée pour l'y contraindre , en le
menaçant de le couler à fonds s'il réfiftoit . Sur
ces entrefaites le vaiffeau de guerre le Monarque
arriva . Alors le Capitaine Anglois fut obligé de
fe rendre lui-même à bord du vaiffeau de guerre
Espagnol. Il s'y rendit après bien des difficultés ;
& s'abandonnant à la colere , il eut la témérité
de tenir divers propos injurieux fur le compte du
Capitaine & de la Nation. Ce procédé détermina
le Capitaine Elpagnol , qui avoit deffein de le
renvoyer à fon bord , à le retenir prifonnier . It
l'a conduit ici le 29 du même mois , & la frégate
a fuivi.
MARIAGE.
Charles-Emanuel de Cruffol , Duc d'Uzès, premier
Pair de France , époufa le 8 Juin , dans la
Chapelle de fon Château de Fouzed , Damoiſelle
Marie-Gabrielle-Marguerite de Gueydon , fille de
feu Melfire Henry de Gueydon.
210 MERCURE DE FRANCE.
MORT S.
Mademoiſelle Marie de Bourbon- Condé , Princeffe
du fang , mourut à Paris le 22 , âgée de quatre
ans , quatre mois & cinq jours . Elle étoit fille
de Louis-Jofeph de Bourbon , Prince de Condé ,
Prince du Sang, Grand-Maître de la Maiſon du
Roi , Gouverneur du Duché de Bourgogne ; & de
Charlotte- Godefride- Elifabeth de Rohan- Soubife.
Son corps a été porté aux Carmélites de la rue
S. Jacques , où il a été inhumé le 24. –
Dame Anne-Louiſe de Fieubet , époufe de Mef.
fire Pierre Gilbert de Voifins , Conſeiller d'Etat
& au Confeil des Dépêches eft morte le 27 ,
dans la foixante - feptième année de fon âge.
"
Armande-Elifabeth- Félicité d'Aiguillon d'Agenois,
fille d'Emanuel- Armand Dupleffis Richelieu,
Duc d'Aiguillon , Pair de France , Chevalier des
Ordres du Roi, Lieutenant- Général de ſes Armées,
& Commandant pour Sa Majefté en Bretagne ;
& de Dame Louife- Félicité de Brehant de Plelo ,
fon époufe ; mourut en cette ville le 3 Juillet ,
âgée de treize ans.
Dame Catherine Thiroux , époufe de Meffire
Charles- François Huguet de Semonville , Chevalier
des Ordres Royaux , Militaires & Hoſpitaliers
de Notre- Dame du Mont Carmel & de
Saint Lazare , & Confeiller d'honneur au Parlement;
eft morte le même jour , dans la quarante
huitième année de fon âge.
AVIS.
Le Sieur Defmaillaits , qui s'étoit annoncé au
Public dans l'un des Mercures de l'année dernière ,
JUILLET. 1759.
pour avoir une teinture en écarlate d'une beauté
inaltérable , vient enfin de m'envoyer fon adrelle.
Il loge rue d'Orléans , au coin de celle du Gril ,
quartier du Jardin du Roi , à Paris. Je ne laiffe
pas de trouver encore bien étrange que M. Defmaillaits
ait réfifté fi longtemps aux inftances
qu'on lui a faites de donner fon adreffe ; mais
en pareil cas je ne fuis garant de rien.
Le Sieur Vater Facteur de Clavecins , donne
avis , que fur le point de fe retirer du Commerce
, il lui refte nombre de bons Clavecins à vendre
tant de Buckers que de fa façon : ce que l'on
pourra voir chez lui à toute heure , rue Phelipeaux
prés le Temple , dans la maison du feur
Nicole.
Madame de Latour , donne avis qu'elle vend
avec Approbation une Huile qui ôte dans l'inſtant
& proprement les cheveux que l'on a de trop ;
fans douleur ni danger. Les cheveux ne revienjamais
quand on l'a appliqué trois ou quatre fois.
La Bouteille eſt de fix liv. Une feule fuffit.
Elle a une autre Huile pour les faire croître où
il en manque , la Bouteille eſt du même prix.
Sa demeure eft Quai Pelletier , à l'enſeigne
du Drapeau de la Ville , chez Mlle Briant à Paris.
Maillard Marchand d'Eftampes , rue S. Jacques
, la deuxième Porte Cochere au- deffus de la
rue des Noyers , même maifon du fieur Farges
Maître Menuifier , débite une fuite d'Emblêmes ,
Deviſes fur divers fujets de Piété & de Morale
amufante , & petites Etrennes ornées de vignettes .
dont il fait des envois aux Maiſons Religieufes &
aux Marchands de Province.
L'Epoufe dudit Maillard exécute toutes fortes de
Caractères , Notes de Plein- chant , Deffeins , Vi212
MERCURE DE FRANCET
gnettes , Ornemens , Bouquets pour meubles , &c.
Le fieur Macary , Machinifte privilégié du Roi,
pour le recurement des ports & des rivieres ,
annonce au Public que tous ceux qui auront
des rivieres , ruiſſeaux , étangs & piéces d'eau à
recurer & à nettoyer , peuvent s'adreſſer à lui . Ilfera
l'entrepriſe de ces ouvrages par le moyen
des différentes machines qu'il a inventées , &
dont il a un privilége exclufif , fans mettre les
parties à fec , ce qui évitera le dépériſſement du
poiffon & le chaumage des moulins. Ledit fieur
Macary entreprendra auffi de deffécher les marais
, le tout avec plus de diligence & à meilleur
marché que tout autre. Son adreſſe eſt au Caffé
Conty au bout du Pont - neuf à Paris. Il recevra
toutes les Lettres & Paquets , pourvu qu'ils foient
affranchis.
Le fieur Defprez , Maître Apothicaire de Paris,
rue Sainte Avoye au Marais , eft le feul chez qui
fe trouvent les vrais Bourjeons du Nord , fouverains
pour les affections fcorbutiques ; il en fair
faire ufage depuis un an , conjointement avec
M. le Thuillier , Docteur en Médecine , qui demeure
à l'Hôtel Soubife .
Fautes à corriger dans le Mercure de Juillet I. Vol
P. 137. lig. 9. ou bien , lifez au lieu.
P. 140 lig . 16. Mai , lifez Mars.
P. 143 lig. 12. M. Eller , lifez M. Euler.
Ibid. lig. 27. l'Epoque , lifez l'Apogée.
P. 144. lig. 2. l'Epoque , lifez l'Apogée.
P. 15. lig. 13. fes , lifez ces.
P. 168. lig. 3. rétrogradée , lifez rétrograde,
7
JUILLET. 1759. 213
APPROBATION. 、
J'Ar lu, par ordre de Monſeigneur le Chancelier,
le fecond Mercure du mais de Juillet , & je n'y
ai rien trouvé qui puiffe en empêcher l'impref
fon. A Paris , ce 30 Juin 1759. GUIROY.
TABLE DES ARTICLES.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES IN VERS IT EN PROSE.
EPITRE à Thibé.
T
Page s
7
8
Vers à M. & Mad. de la T *** fur la nailfance
d'un fils , par M. Panard.
Traduction du Pleaume 136. Superflumina
Babylonis .
Penſées ſur l'émulation & fur l'envie.
Fragment fur les bienséances.
Les Androgynes , Conte imité de l'Anglois.
Les Graces vengées , Traduction de l'Italien
-de M. l'Abbé Metaſtaſe .
Penſées ſur la Morale & ſur l'homme en général
, par M. l'Abbé Trublet.
Epitre à la Pareffe.
Difcours fur la Réfléxion .
10
1519
35
48
55
61
64
Mots de l'Enigme & des Logogryphes.
67
Ibid.
Enigme.
68
Logogryphe.
Logogryphus.
69
Morale.
* 555 55
214 MERCURE DE FRANCE.
Chanfon. 70
ART. II. NOUVELLES LITTÉRAIRES,
Examen des Réfléxions de M. Dalembert
fur la liberté de la Mufique.
Mémoire fur l'Alphabet des Chinois , par
M. de Guignes.
Ellais hiftoriques fur Paris , par M. de Saintfoix
.
73
104
117
123 Idée de l'Edda , ou Mythologie Celtique.
Annonces des Livres nouveaux. 138 &fuiv.
ART. III . SCIENCES ET BELLES-LETTRESS
MÉDECINE.
Lettre à l'Auteur du Mercure au fujet des
modifications du pouls dons les maladies. 145
ART. IV. BEAUX - ARTS.
ARTS UTILES.
Séance publique de l'Académie Royale de
Chirurgie. 154
Mémoire de M. Pouteau fils , fur l'ufage de
l'huile d'olive contre la morfure de la
vipère.
167
ARTS AGRÉABLES.
PEINTURE.
De la diverfité des Jugemens fur la reſſemblance
des Portraits.
GRAVURE.
Commencement d'orage , Tableau de Rembrant
, gravé par M. de Marcenay.
171
184
JUILLET. 1759 : 213
ART. V. SPECTACLES .
Opéra.
187
Comédie Françoife. Ibid.
Comédie Italienne.
196
Opéra-Comique. 198
Extrait de la Lettre de M *** à M. de
Launay. 200
ART. VI. Nouvelles Politiques. 204
Mariage.
209
Morts. 210
Avis divers.
Ibid.
De l'Imprimerie de SEBASTIEN JORRY,
rue & vis-à-vis la Comédie Françoife.
KNUTI
NICT
2
MERCURE
DE FRANCE ,
DÉDIÉ AU ROI.
A O UST. 1759 .
Diverfité , c'eft ma devife . La Fontaine.
Cochin
Finein
BigWonSculpe
Ghez
A PARIS ,
( CHAUBERT , rue du Hurepoir.
JORRY , vis- à-vis la Comédie Françoife,
PISSOT , quai de Conti.
DUCHESNE , rue Saint Jacques.
CAILLEAU , quai des Auguftins.
CELLOT , grande Salle du Palais.
Avec Approbation& Privilége du Roi.
1
AVERTISSEMENT.
LE
E Bureau du Mercure eft chez M.
LUTTON , Avocat , Greffier Commis au
Greffe Civil du Parlement , Commis au
recouvrement du Mercare, rue Sainte Anne,
Butte Saint Roch , à côté du Sellier du Roi.
C'eft à lui que l'on prie d'adreffer, francs
deport , les paquets & lettres , pour remettre
, quant à la partie littéraire , à M.
MARMONT EL, Auteur du Mercure.
Le prix de chaque volume eft de 36fols ,
mais l'on ne payera d'avance , en s'abonnant
, que 24 livres pour feize volumes
à raifon de 30 fols piéce.
Les perfonnes de province auxquelles on
enverra le Mercure par la pofte , payeront
pour feize volumes 32 livres d'avance en
s'abonnant , & elles les recevront francs
de port.
Celles qui auront des occafions pour le
faire venir,ou quiprendront lesfrais duport
fur leur compte , ne payeront comme à
Paris , qu'à raiſon de 30 fols par volume ,
c'est- à- dire 24 livres d'avance , en s'àbonnant
pour 16 volumes.
Les Libraires des provinces ou des pays
étrangers qui voudront faire venir le
Mercure , écriront à l'adreſſe ci-deſſus.
"
A ij
On fupplie les perfonnes des Provinces
d'envoyer par la pofte , en payant le droit ,
le prix de leur abonnement , ou de donner
leurs ordres , afin que le payement en foit
fait d'avance au Bureau .
Les paquets qui neferont pas affranchis,
refteront au rebut.
On prie les perfonnes qui envoient des
Livres , Eftampes & Mufique à annoncer ,
d'en marquer le prix.
On
peut fe procurer
par
la voie
du
Mercure
le Journal
Encyclopédique
&
celui
de Mufique
, de Liége
, ainfi
que
les autres
Journaux
, Eftampes
, Livres
&
Mufique
qu'ils
annoncent
.
Le Nouveau Choix de Piéces tirées des
Mercures & autres Journaux , par Mi
Marmontel , fe trouve auffi au Bureau
du Mercure . Le format , le nombre de
volumes & les conditions font les mêmes
pour une année.
Il prie Meffieurs les Abonnés du Mer
cure de vouloir bien prendre cette qualité
en fignant les Avis & les Piéces qu'ils lui
envoyent.
MERCURE
DE FRANCE.
AOUST. 1759.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES
EN VERS ET EN PROSE.
LE JE NE SÇAI QUOL
EPITRE
A Madame de **.
Ο νούς Vous , dont les erreurs chéries
Forment le deftin le plus beau ,
Qui ne marchez qu'au doux flambeau
Du Dieu des tendres rêveries !
Soyez ma Mufe , infpirez-moi ,
A iij
MERCURE DE FRANCE
Puifque vous voulez que je chante
L'empire & la grace touchante
De l'enchanteur JE NE SÇAI QUOI ;
Et fur ma voix foible & vulgaire ,
Pour vous en adoucir l'ennui ,
Repandez l'heureux don , le rare don de plaire
Que vos beaux yeux tiennent de lui.
Au gré de fon pouvoir plus doux encor qu'étrange ,
Je vois d'abordl'humeur qui change ,
Sans fçavoir pourquoi ni comment.
Par les refforts fecrets de fa prompte magie ,
Souvent de la plus vive orgie
*
Nous éprouvons l'enchantement ;
Le front s'épanouit , la langue fe délie ,
Les yeux brillent d'un feu charmant.
Pleine d'une aimable folie ,
L'imagination prodigue l'agrément ,
Les fleurs , la fiction , les traits de la faillie ,
Et le charme du fentiment..
En l'abſence des jeux , rêveur & folitaire ,
Combien de fois me fuis-je heureuſement furpris
Dans une joie involontaire ,
Dont tous mes fens étoient épris ,
Et dont la cauſe encor m'eſt un profond miſtère !
Je fentois dans mon coeur des tranſports inconnus:
Des plus heureux plaiſirs je reſpirois l'ivreſſe ;
Tous les flambeaux de l'allégreffe
AOUST. 1759.
Rayonnoient à mes yeux follement prévenus ;
Et jufque fur le front de la pâle triftelle
Jecroyois voir empreint l'enjoûment de Vénus."
D'où vous vient aujourd'hui cette fraîcheur divine
Ces yeux vifs , éloquents pleins de féductions ,
Ce feu , cette gaîté , cette grace enfantine,
Et cette imagination
Dont ma raifon qui fe mutine
Cherche à combattre en vain la douce impreffion?
Tandis qu'hier brouillée avec toutes les Graces ,
Avec tous les Amours abandonnant vos traces
Lesyeux mornes & fans ardeur ,
L'efprit abfent , l'ame affoupie ,
Je déplorois dans vous l'orgueilleufe froideur ,
L'air taciturne , & l'air boudeur
De la fombre miſantropie ?
>
Audoux JE NE SAI QUOI rendez grace aujourd'hui.
Ces riantes métamorphofes ,
Ces noirs foucis changés en roles ,
Reconnoiffez , Aglé , ne les devoir qu'à lui.
Tel eft fur notre humeur fon empire fuprême ;
Combien fur nos penchans il eſt encore extrême !
De fes vives impreffions
Envain nous voulons nous défendre ,
Le coeur obligé de ſe rendre
Règle par lui fes paffions.
Un jour fur le duvet d'une mouffe naiſſante ,
A iv
8 MERCURE DE FRANCE.
Près d'une fource jaillifante
D'où fe formoient divers ruiffeaux ,
Je me laiffois aller à la pente chérie
D'une innocente rêverie ,
Oum'entraînoit le bruit & les erreurs des eaux,
Qui s'égaroient dans la prairie ,
Et fe perdoient dans des roſeaux ;
Lorfqu'une rencontre imprévue
Offre deux objets à ma vue ;
L'un me frappe d'un trait vainqueur ,
Et fans plus long-temps me défendre ,
Contre l'invincible douceur
D'un penchant fi prompt & fi tendre ,
Je lui donne en fecret mon coeur.
L'autre plus beau , plus eſtimable ,
Pouvoit n'être pas moins aimable.
Le charme de fon doux maintien ,
Son art de plaire & de féduire ,
Dans mon coeur combattu devoient au moins
produire
Des fentimens rivaux .... Mais je ne fentis rien.
Que dis-je ? O nature ! O myſtère !
Les traits qui m'avoient enflammé ,
Ces traits , ces mêmes traits que j'aimois dans
Glicère ,
Ils me déplaifoient dans Fatmé.
Ainfi , par un deſtin ſuprême ,
Soit qu'il haïffe, foit qu'il aime ,
AOUST. 1759 . 9
Da ji NE SÇAI QUOI feul , l'homme reçoit la loi.
Hélas ! dans fon amour ou dans fa haine extrême,
Trop ſouvent ſon coeur pour lui-même
Eft le premier JE NE SÇAI QUOI.
Mais faut- il s'étonner qu'en nous cë Dieu décidé
Du choix, des goûts , du fentiment ?
Eh ! peut-on fuivre un autré guide?
Il eſt le Dieu de l'agrément.
Sans lui , tout languit , tout nous glacé.
Dans le fein même du plaifir ,
L'ennui vient ufurper la place
Et du transport & du defir.
Sans lui , fans fa douce impofture ,
Les pinceaux , les crayons , le cifeau, le compas,
Les prodiges des Arts & ceux de la Nature
N'offrent que d'impuiffans appas.
Toi -même , déployant le pouvoir de tes charmes ¿,
Tu ne peux , & beauté , t'affujettir on coeur ,
Si ce JE NE SCAT QUOI vainqueur
Ne te prêté en fecret des armes ;
Au plus bel âge des amours ,
Dans un néant involontaire
Je te vois languir folitaire
Sans fleurs , fans Amans , fans beauxjours .
Lui feul te rend aimable ,
Lui feul le fait aimer ;
Sa grace inexprimable
Eft tout l'art de charmer.
Av
10 MERCURE DE FRANCE.
Flore a ces yeux touchans , que la langueur inſpire;
Cefront fuperbe & doux , où la pudeur reſpire ,
Cette aimable pudeur , le premier des appas ,
Et le plus cher aux yeux de l'amant qui foupire ;
Elle a cette fraîcheur que les Graces n'ont pas ;
Cet air , ce fon de voix , cet ingénu fourire ,
Qui font gémir , Églé , tant d'Amans fur vos pas ;
Elle a ce rare caractère
Où brille un égal enjoument ,
Ce coeur tendre , né pour Cithère ,
Et cette heureux efprit qui n'eft que fentiments
La fageffe l'inftruit , la vérité l'éclaire ,
L'aimable vertu fait ſa loi ;
Il ne lui manque rien pour plaire
Que ce certain JE NE SÇAI QUOI .
O vous , qui poffédez cet agrément fi rare ,
Mais dont la main des Dieux , par un deftin bizarre,
Forma les traits fans foin , fans régularité ,
N'accufez plus le Ciel d'être pour vous avare ;
Vous avez plus que la beauté ;
Aucun de fes trélors dans Aglaë n'éclatte :
Ses traits analyfés & vus féparément ,
Dans le détail n'ont rien qui flatte
Aux yeux même de fon Amant ;
Mais par l'illufion , la grace enchantereffe
De ce JE NE SCAI QUOI charmant ,
Sans art , & je ne fçais comment
Elle fédujt , elle intéreſſe ,
A OUST. 1759 . II
Et de tous les défauts fe fait un agrément.
Mais ce JE NE SÇAI QUOI , demandez-vous peutêtre
,
Qu'eſt-il enfin , que peut- il être ?
Que vous répondre , Églé ? Le coeur peut le fentir j
Mais l'efprit ne peut le connoître.
Pouvoir le pénétrer , feroit l'anéantir.
Sans doute l'ignorance humaine
Qui veut , ambitieuſe & vaine ,
Approfondir de tout & la cauſe & la loi ,
Jadis lui donna la naiſſance
En déguifant fon impuiffance
Sous le nom du JE NE SÇAI QUOI.
SUR LA MORT D'UN AML
AMOT MOUR de la célébrité
J'abjure ton frivole empire ;
Fuis , inutile vanité ,
Fuis , ceffe d'accorder ma lyre!
Le cruel défeſpoir , la douce humanité,
La plaintive douleur , l'amitié gémiſſante ,
De mon coeur déchiré s'emparent tour-à-tour
Et pour eux je ranime une ame languiffante...
Elle retombe ... Hélas ! Pourquoi vois-je le jour
ll eft à mon Ami dérobé fans retour.
Tendre Athi ! ma prunelle errante
A vj
12 MERCURE DE FRANCE
Te cherche & ne te trouve plus ;
Je te parle , & j'attends vainement ta réponſe,
CADOT eft le feul nom que ma bouche prononce.*
Condifciple trop cher ! feul de tous tu me plus.
Tu me plus ? Qu'ai-je dit ? Ah tu me plais encore.
Je ne puis confoler la plus triſte des Soeurs ;
Nous nous rappellons ton aurore :
Nous nous entretenons de nos ris, de nos pleurs ,
De ces jeux innocens , de ce doux badinage
Qu'infpiroit la Nature , & qu'excufoit notre âge,
Funeſtes entretiens , qu'entrecoupent toujours
Les larmes , les fanglots , notre unique récours.
D'un fort plus fortuné ta jeuneſſe étoit digne ;
Qui par plus de talens eût mieux fçu corriger
De fon Aftre ennemi l'influence maligne ?
Qui dans tous fes revers fçavoit moins s'affliger?...
Fut-il efprit plus fain dans un corps plus malade
Philofophe conftant, fans en faire parade ,
Que ne te dois-je point ? Tu m'appris à mourir.
Ami , je te dois plus , tu m'appris à fouffrir.
Au mal qui par degré fe plut à te pourſuivre ,
Souvent ne foariois-tu pas ?
* Ce jeune homme plein de talens, eft Apteur de l'Epître
fur l'Age d'Or , qui a paru dans le premier Volume du
Mercure de Juillet 1758 , Signée de Monzal , nom fup◄
pofe , & qui a été regardée comme un excellent morceau
de Poche. Il en a fait une feconde fur l'Age de fer, avec
quelques autres petites Pièces qu'on donnera inceffamment
au Public . On peut regarder la mort commeun vrai
malheur pour la Littératuse.
AOUST. 1759: 12
Ta malheureuſe vie étoit un long trépas :
Puis je regretter l'heure où tu ceffas de vivre ?
Tu jouis maintenant d'un repos éternel ;
Mais Dieux , que ce repos me coûte !
Je ne l'entendrai plus cet aimable Mortel !
Des vertus , de la gloire il m'enſeignoit la route ;
Les Arts lui prêtoient leur flambeau ,
Pour lui les plus obfcurs n'avoient point de bandeau....
Raffemblons fes écrits , reftes chers & durables ,
D'un goût fûr , délicat, monumens mémorabless
De ce qui lui farvit confervons le tableau :
Des foins de l'amitié ce ſoin eſt un falaire.
Arrachons ſa mémoire à la nuit du tombeau,
Et par le peu qu'il fit montrons ce qu'il put faire,
Par M. GUICHARD ,
de Chartrait , près Melun.
IMITATION de l'Ode XXXI
du premier Livre d'Horace ,
Quid dedicatum pofcit Apollinem vates?
DIEU brill I ɛ U brillant de l'harmonię ,
Toi qui formes dans les Cieux
De la lyre & du génie
Les accords mélodieux,
Quels font les voeux que s'adreffe
14 MERCURE DE FRANCE
.
Un habitant du Permeffe ,
Quand au pied de cet autel
Où tu daignes nous entendre
Sa tendreffe vient te rendre
Un hommage folemnel ?
Content d'un ruftique azyle
Qu'il préfere à des Palais ,
Il n'attend pas que Cérès
Des trésors de la Sicile
Vienne enrichir les guerets ;
Sur les Champs de l'Arabie ,
Sur les Pafteurs opulents
Il promene fans envie
Des regards indifférents.
Cette Campagne féconde ,
Ces bords riants & fleuris
Où le paisible Lytis
Fait taire & couler fon onde
Et ces métaux précieux
Ces tributs d'or & d'yvoire
Dont l'Indien orgueilleux
Subjugué par la victoire ,
Fit hommage à nos Ayeur :
Cet éclat , cette affluence ,
Ne tentent point fes defirs.
Une plus douce eſpérance
Lui promet d'autres plaifirs.
Que d'une vigne abondante
A O UST. 1759. 15
Le fortuné poffeffeur
Sourie au nectar flateur
Que l'automne lui préſente
Qu'un Commerçant fier & für
De la faveur d'Amphitrite
Aime à boire un vin d'élite
Dans des coupes d'un or pur ;
Que quatre fois chaque année
Les Dieux des vents & des eaux
Secondant fa deſtinée ,
Lui ramènent fes vaiffeaux
Des ports brillans où l'Aurore
Pour l'enrichir , fait éclorre
Et la pourpre & les métaux.
Pour moi , content d'une eau claire
Et des fruits de mon jardin ,
Je bénirai mon deſtin
Si je puis , Dieu tutélaire ,
En jouir jufqu'à ma fin..
Accorde- moi la fageffe,
repos & la fanté ;
Que l'honneur & la gaîté
Accompagnent ma vielleffe ,
Le
Et qu'à mes derniers momens
Saifi d'un heureux délire
Qui raviffe encormes fens ,
Je réponde par mes chants
Aux fons divins de ta lyre.
Par M, DE BORY.
18 MERCURE DE FRANCE.
LA NAISSANCE D'ADELAÏDE ,
ου
LE PASSETEMPS DE L'AMOUR
L'AMOUR 'AMOUR un jour à la Cour de Cythere
Voyant tout raffemblé, ris , jeux , graces , plaiſirs,
Si vous voulez , dit- il , feconder mes dears ,
J'imagine un bon tour à jouer à la terre ,
Auffi bien aujourd'hui la fête de ma mere
A notre amuſement laiffe quelques loifirs :
Tenez , uniffons- nous , formons une Mortelle ;
Que ce chef-d'oeuvre merveilleux
Soumettant d'un coup d'oeil le coeur le plus rebelle,
Enchaîne les defirs des hommes & des Dieux ;
Pour nous , c'eſt une bagatelle.
Je placerai tous mes traits dans fes yeux ,
Graces , vous formerez fon maintien , ſa parure,
Ses pas feront fuivis par les ris & les jeux ,
Ma mere voudra bien arranger fa ceinture ;
Et le riant effain des folâtres plaifirs
Soumis à fes moindres defirs
Sans que la décence en murmure ,
Formera pour jamais fon cortège charmant.
Les traits du plus vif enjoûment
Defon humeur deviendront le partage
A O UST. 1759. 17
Le tendre & léger badinage
Lui prêterafon agrément ,
Minois flateur , joli corſage ,
Taille élégante , pied mignon ,
Efprit fin , tour ailé , ce ton qui flatte , engage ;
Avec cela mon petit air fripon ,
Et nous verrons après comment fera l'ouvrage.
Qu'en pensez-vous ? Ce qui fut dit fut fait.
Chacun met la main à la pâte ,
On fe démene , on travaille , on fe hâre ,
Et voilà tout-à-coup l'objet le plus parfait.
Comme l'ouvrage va , lorfque le coeur le guide!
que fous le cifeau d'un Artifte fameux
On voit éclore Hébé , Vénus , ou bien Alcide ,
Telle on vous vit , aimable Adélaïde ,
Sortir de l'attelier de l'empire amoureux .
Surpris de la beauté d'un fi rare affemblage ,
L'Amour en ce moment , dit- on ,
Devint un peu Pigmalion ;
Mais il fe reffouvint qu'il étoit trop volage. '
Non non , ne privons point ,dit- il, de fibeaux yeux
D'une conquête où doit triompher la conftance,
Ceferoit faire tort moi-même à ma puiſſance
Que de la retenir plus longtemps dans ces lieux ;
Partout où paroîtra cet objet plein de charmes, }
Ses traits avec éclat feront fleurir mes loix :
Soyons donc fage fur nos droits ,
Et laiffons aux mortels à lui rendre les armes.
18 MERCURE DE FRANCE.
+
Voyez comme ce Dieu fubtil en fes defirs ,
Invente chaque jour quelque rufe perfide
• Pour nous arracher des foupirs.
A votre afpect , charmante Adelaïde ,
Ah ! que de coeurs vont payer les plaiſirs !
Par M. VAROCQUIER .
QUELS prodiges n'opère pas l'Amour !
ANECDOTE.
Par M. de M *** . Officier au Régiment
de Breffe.
REMPLI
EMPLI du chagrin qui l'agitoit ;
Je Marquis de Dorfale fortit un matin
de chez lui pour aller fe promener aux
Thuilleries. En paffant auprès d'une maifon
de peu d'apparence , il y vit entrer
une jeune perfonne , qui , fous l'habit
le plus fimple , lui parut la plus belle du
monde. Il brûle d'envie de la connoitre.
Il s'informe qui elle eft : on lui dit que
c'eft une étrangère arrivée à Paris depuis
fort peu de jours avec une femme d'un
certain âge qui fe dit fa tante. Il n'en falut
pas, davantage pour lui donner l'efpoit
d'en faire un amufement. Dorfale étoit
AOUST. 1759. 19
jeune , fait à peindre , de la figure la plus
feduifante , né avec le plus heureux naturel
. Il étoit tombé malheureuſement
pour lui entre les mains de quelques amis
fans moeurs , qui avoient corrompu les
fiennes. Le jeu , le vin , les femmes ; &
quelles femmes ! partagcoient tous fes
momens. Gardons- nous des gens qui fe-
= roent fans reffource fi tout le monde
étoit fage & honnête , & dont le revenu
eft fondé fur la folie & les vices d'autrui
: telles étoient les fociétés de Dorfale.
Heureuſement pour lui il avoit fait au
jeu des pertes confidérables qui l'avoient
fort dérangé ; ce dérangement lui faifoit
faire des réfléxions , & les réfléxions
amenoient les remords . Il avoit des
lueurs de raiſon , mais ce n'étoit que par
intervalles ; ces intervalles duroient peu :
il fe replongeoit bientôt dans les plaiſirs,
fi l'on peut appeller de ce nom ces inftans
de vertige & d'yvreffe , achetés fi
cher & fuivis de tant de regrets.
Accoutumé à fatisfaire toutes les fantaifies
, Dorfale vole chez la belle inconnue
. I imagine qu'on ne tiendra pas
un inftant contre fa libéralité ; la manière
dont la jeune perfonne étoit mife annonçoit
l'indigence , & Dorfale ne foupconnoit
pas même que dans cet état on
20 MERCURE DE FRANCE.
fût capable de vertu . Il l'aborde avec cet
air d'affurance qui eft de fon âge. Surprife
, elle laiffe tomber fur lui un regard
où la douleur & la modeſtie étoient pein
tes. Dans l'inftant fa hardieffe l'abandonne
: il veut parler , la voix expire fur
fes lèvres , il profère en tremblant quelques
mots entrecoupés. Il n'avoit jamais
rien vû de fi touchant : c'étoit une déli
cateffe dans les traits , une taille , des
yeux raviffans , le plus beau tein de la
Nature. Il ne pouvoit fe laffer d'admi
rer ; fon coeur s'ouvroit pour la premie
re fois aux délicates émotions d'un fen
timent vertueux & pur.
Que demandez - vous , Monfieur ? lut
dit Julie d'un air intimidé : je ne vous
connois pas . Dorfale confus ne fçavoit
que répondre ; il étoit difficile de donner
un air d'honnêteté à fa démarche , & la
honte eft le premier ſentiment d'une ame
qui paffe du vice à la vertu. Je me fuis
mépris , Mademoiſelle , je le vois , & j'en
rends grace au Ciel. Mais fuppofez- moi
tel que je devois être , tel que je fuis
dans ce moment , ai-je pû voir fans émotion
tant de charmes dans le malheur?
Ai-je pu ne pas m'intéreffer à la fitua
tion de la plus belle perfonne du monde?
Et quoi de plus naturel , quoi de plus ex
AQUST. 1759. 21
cufable
que l'inquiétude qui a dû m'engager
à venir fçavoir quelle étoit celle
que la fortune fembloit traiter fi indignement
? ... Et qui vous a dit , Monfieur,
que je fuis malheureufe ? ... Puiffe l'apparence
m'avoir trompé ! reprit le jeune
homme : je fuis bien loin je vous jure ,
de vouloir vous humilier. Dites -moi , Mademoiſelle
, avec la candeur qui eſt peinte
fur votre viſage , dites -moi que rien ne
manque à votre bonheur , que le zéle de
l'amitié vous eft inutile , & que l'homme
du monde qui s'intéreffe le plus à vous ,
doit être tranquille fur votre état ; je ne
demanderai pas même qui vous êtes , je
me retirerai ſatisfait. Mais ſi je n'ai que
trop bien jugé du malheur de votre fr
tuation , honorez-moi de votre confiance
, & daignez croire que dans ce Paris ,
fur ce théâtre de tous les vices il eft encore
des vertus. Pendant ce difcours Julie
avoit les yeux baiffes. Je ne fuis .
point heureufe , lui dit- elle enfin , & .
je ne rougis pas de l'avouer ; fi l'intérêt
que vous prenez à ma fituation eft le
mouvement d'une ame généreuſe , je
vous en fuis obligée ; mais ce n'eſt point
à mon âge qu'on a des amis du vôtre ,
& vous ne pouvez rien pour moi. Je veux
bien cependant que vous me connoiffiez ;
22 MERCURE DE FRANCE.
l'honnêteté de vos difcours annonce celle
de vos fentimens , & me rend jaloufe de
votre eftime. Mon nom eſt ***
; mon pere
& mes deux freres font morts au fervite.
L'unique héritier de la branche aînée
de notre maifon jouit d'une haute fortune
; mais nous avons toujours été comme
étrangers pour lui. En liquidant la fucceffion
de mon pere , les gens de Loi ont
achevé de la dévorer. Plaiſe au Ciel qu'un
jour les familles foient délivrées de ces
vautours ! Vous voyez une de leurs victi
mes. Enfin des amis de Province qui ne
voyent Paris qu'à travers un brouillard ,
& qui penfent qu'on n'a qu'à fe préfenter
à la Cour pour obtenir ce qu'on defire
, ne m'ont pas laiffée un moment en
paix que je ne me fois déterminée à
venir folliciter une penfion . J'ai fait les
premieres tentatives ; mais des gens qui
pouvoient me donner accès auprès du Miniftre
, ont fi indignement abufé de l'état
où ils m'ont vue , ils m'ont reçue avec
une familiarité fi humiliante , ils m'ont
fait entendre avec fi peu de ménagement
& de pudeur d'où dépendoit le fuccès
de mes follicitations , que j'ai réfolu de
ne plus leur être importune , & que je
ferois déja partie fi j'avois pu vaincre la
répugnance qu'a ma chere tante à s'en
AOUST. 1759. 23
retourner en Province fans avoir rien obtenu
. Non , Mademoiſelle , reprit Dorfale
avec vivacité , non , vous ne devez
pas vous décourager , le Trône n'est
point inacceffible aux plaintes des perfonnes
de votre rang ; le fyftême d'oeconomie
qu'on a pris n'exclut point des
graces fi bien meritées . J'ai des amis , je
veux qu'ils agiffent , je parlerai haut, j'agirai
moi- même , & je couperai les oreilles
à quiconque ofera vous manquer.Modérez
ce zéle , reprit-elle avec un fourire,
il feroit plus de tort à ma réputation
qu'il ne feroit utile à ma fortune . Vous
feriez pour moi un folliciteur admirable
fi l'un de nous avoit foixante ans. Hé
bien , Mademoiſelle , vous me preſcrirez
ma conduite , je ne ferai point d'impru
dence. Ah ! jufte Ciel , j'aimerois mieux
mourir que de commettre une indifcrétion.
Votre vifite en eft une , reprit-elle ,
je vous la pardonne ; mais que ce foit la
derniere.. Oh je vous le jure ; mais avec
tous les ménagemens & les refpects qui
vous font dûs , vous voulez bien permettre
que je vienne... Non pas s'il vous
plaît dans mon malheur je vous l'ai
dit , vous ne pouvez rien pour moi ;
quand je ferai heureuſe , je vous le ferai
dire .. Áh quand vous ferez heureuſe ,
24 MERCURE DE FRANCE.
oubliez-moi , j'y confens ; mais dans vos
peines laiſſez- moi la douceur de les partager.
Grand Dieu ! que deviendrois-je
s'il falloit vous perdre de vue ? Je ferois
au fupplice , je tremblerois à chaque inftant
qu'il ne vous fût arrivé quelque nouveau
malheur. Croyez-moi , Mademoifelle
, dans une Ville comme Paris , l'innocence
& la pudeur font exposées à mille
infultes. J'ai l'honneur d'être Moufquetaire;
nous fommes unis dans notre Corps,&
je vous réponds de mes Camarades comme
de moi-même. Vous êtes fous notre
fauvegarde , & tout notre fang eft à vous.
Vous êtes bien jeune , Monfieur , lui ditelle
! ... je vous entends : vous voulez
dire que je fuis fou ; je l'ai été , Mademoiſelle
, mais vous venez de me rendre
fage. Nous autres jeunes gens ,
nous fommes étourdis , imprudens quel
quefois même un peu libertins , je l'a
voue , & j'ai payé comme un autre le
tribut à la jeuneffe . Je croyois qu'il fuffifoit
à un galant homme d'avoir de l'honneur
; j'avois même une affez mauvaiſe
opinion de celui des femmes , j'ajoutois
peu de foi à leur vertu , j'imaginois qu'il
n'y avoit que les fots qui puffent les refpecter.
Je ne vous connoiffois pas alors ;
me
A OUST. 1759. 25
me voilà changé , un feul de vos regards
a fait ce miracle. J'éprouve des fentimens
qui m'étoient inconnus & que j'avois
toujours traités de chiméres. J'ai appris à
réfléchir , j'ai appris à aimer , je ſuis devenu
raisonnable & honnête : quelles
obligations ne vous ai-je pas ? Dans les
tranfports de fa reconnoiffance Dorfale
tomba aux genoux de Julie & fe faifit de
l'une de fes mains ; elle voulut la retirer
avec une espéce d'indignation .....
Non , Mademoiſelle , ne craignez rien ;
je vous reſpecte , je vous refpecte comme
fije ne vous aimois pas. La tante de Julie
furvint dans ce moment , & trouva Dorfale
aux genoux de fa niéce. Ne vous
fcandalifez pas , Madame , lui dit-il : ce
n'eft point un Amant , c'eſt un ami , c'eſt
un époux que vous voyez aux pieds de
Julie. Oui , je le jure en face du Ciel , je
ferai l'époux de votre niéce adorable . J'ai
l'honneur d'être Gentilhomme , je fuis
riche , ma fortune eft à elle ; elle fera
heureuſe , & vous auffi , lui dit-il en l'embraffant
, car vous êtes fa mere , vous ferez
la mienne , & vous pouvez dès aujourd'hui
me regarder comme votre enfant.
Que l'on s'imagine l'étonnement d'une
femme élevée dans la fimplicité des
B
26 MERCURE DE FRANCE.
moeurs de la Province , qui eft tombée à
Paris comme des nues , qui voit un inconnu
fe relever des genoux de fa niéce ,
lui tenir ce difcours , l'embraffer elle-même
, & la baigner de pleurs. L'ame attendrie
par l'infortune , elle ne put retenir
fes larmes , & Julie fut obligée de ſe retirer
pour cacher la vive émotion que ce
fpectacle lui cauſoit. Dorfale reſta ſeul
avec la tante, qui n'avoit pas la force de
proférer un mot : çà , lui dit-il , ma feconde
mere , car vous n'aurez plus d'autre
nom de moi , je me confie à vous ;
Julie manque peut être de quelque chofe ;
le féjour de Paris eft ruineux ; vous êtes
mal logées , indécemment vêtues , paffez-
moi le terme ; & l'on juge ici par les
dehors. Mon crédit , ma bourſe eſt à
yous ; au nom de Dieu ne me refuſez pas.
Ah , Monfieur , qu'ofez- vous me propofer
? Et qui êtes-vous pour me tenir ce
langage ? .. Hé ne vous l'ai -je pas dit ? Je
fuis votre enfant , je fuis un Ange fi vous
voulez ; mon nom ne fait rien à la chofe.
J'ai vu votre niéce , je la plains , je l'adore
; je fuis indigné de l'injuftice des
hommes qui l'abandonnent , & de la
fortune qui la trahit. Ses charmes , fes
vertus mériteroient un trône ; je n'en ai
point , mais tout ce que j'ai eſt à elle ;
AOUST. 1759. 27
fi vous me refufez encore , vous me
mettrez au défeſpoir. Jufqu'à préfent , dit
la bonne tante , Julie ne manque de
rien , & je me fuis précautionnée pour
le refte de mon voyage : il ne fera pas
long. Encore quelques démarches pour
obtenir du Miniftre la grace qu'elle follicite
; & quel qu'en foit le fuccès , je fuis
réfolue à partir. Le fuccès, Madame , dit
Dorfale le fuccès ne doit pas être douteux
; un refus crieroit vengeance : permettez
que je m'en mêle , & je vous promets
d'y réuffir. Madame de Pelufe , c'eft
le nom de la tante n'eut pas la même
délicateffe que Julie ; elle donna fon aveu
aux demarches de Dorfale , & lui permit
de venir quelquefois lui dire où il en
étoit. Il lui en couta beaucoup pour fe
retirer fans revoir Julie ; mais en devenant
amoureux il étoit devenu difcret.
Cette crainte délicate & attentive de déplaire
à ce qu'on aime , eft peut- être la
marque la plus infaillible pour diftinguer
le véritable amour de tout ce qui veut lui
reffembler.
Dorfale avoit pour mere une femme
refpectable dont la tendreffe éclairée n'avoit
rien négligé pour fon éducation , &
qui gémiffoit d'en voir tous les fruits
empoifonnés par la contagion du mau-
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
vais exemple. Son premier étonnement
fut de voir fon fils venir fouper avec elle,
mais fa furpriſe redoubla en lui trouvant
l'air du monde le plus pofé , le plus réfléchi.
Il parla peu , ne dit que des chofes
fenfées , & fe retira de bonne heure dans
fon appartement pour y rêver en liberté.
Il n'avoit jamais aimé ; fa fituation
avoit pour lui des charmes inexprimables.
Eft-ce là cet amour , s'écrioit- il , dont on
fait des portraits fi ridicules & quelquefois
fi humilians ? Qu'il eft doux de vivre
fous fon empire ! Quels plaifirs font comparables
aux fiens ? Dans le moment fon
valet de chambre lui remet un billet d'Elvire
, cette coquette intrigante fi connue
par fes galanteries : le voici.
» Où vous tenez-vous , mon cher Dor-
»fale ? Je ne vous ai point vû de deux
» jours. Eft - ce ainſi qu'on oublie fes
» amis ? Je fuis en colère , il ne tiendroit
» qu'à moi de vous punir , j'en fuis pref
» que tentée. Le Comte de *** vient de
» fe mettre fur les rangs ; il eft riche , gé
» néreux , d'une figure charmante ; il s'eft
fignalé à Saint Caft . Que de titres pour
plaire ! Je vous en fais le facrifice ; mais
» venez le mériter . Je vous attends à fou-
" per , ou après fouper : fi vous y man
» quez , je me venge. »
"
AOUST. 1759. 29
Dorfale n'étoit plus le même ; l'amour
qu'il avoit pour Julie lui avoit ouvert les
yeux fur le manége d'Elvire . Il ne vovoit
dans cette femme qu'une coquette déliée
qui ne cherchoit qu'à le ruiner : il étoit
devenu délicat , pouvoit-il ne pas la méprifer
? It lui répondit , vengez-vous , & fe
coucha pour rêver à Julie. Sa conduite
tranquille & retirée fe foutint pendant
quelques jours ; & fa mere qui le voyoit
afſidûment , ne put s'empêcher de lui en
marquer fa joie. Que t'a donc fait , lui
dit- elle , ce monde que tu aimois tant ?
Depuis quelques jours tu le négliges , &
Ty gagne le plaifir de te voir. Madame ,
lui répondit Dorfale , il eſt un âge où
tout le pardonne ; mais il faut être fage à
vingt ans. Vous avez eu la bonté de me
paſſer juſqu'ici ma diſſipation , mes folies
, c'eft affez éprouver votre indulgence
, je veux mériter votre amour. Eft-il
poffible , dit fa mere enchantée ! hélas !
tu me flattes peut -être , & tu prends pour
un retour fincere ce qui n'eft qu'un mement
d'humeur. Quelque femme t'aura
trahi , quelque perte au jeu t'aura piqué...
Non , Madame : c'eſt du plus grand fang
froid du monde que je vois avec pitié les
erreurs de ma jeuneffe. Un inftant de
réflexion m'en a corrigé pour toujours.
Biij
30 MERCURE DE FRANCE.
S'il eft vrai je fuis trop heureufe , reprit
Madame de Dorfale , & tu ne pouvois
plus à propos me donner cette confolation.
Il vaque un régiment , tu me vois
occupée du foin de l'obtenir pour toi ;
mes amis ont preffenti le Miniftre , il eft
favorablement difpofé : demain je vais lë
voir moi- même ; & fi tu veux m'accompagner....
OOuuii,, Madame , nous irons
enfemble. Que de graces n'ai-je pas à vous
rendre mais je veux vous en devoir encore
une. On m'a recommandé une familde
diftinguée par les fervices qu'elle a ren
dus à l'Etat . Le nom de L*** ne vous eft
pas inconnu ; le Chef de la branche cadette
de cette maifon a péri dans la derniere
Campagne , fa foeur & fa fille font
dans le malheur , elles follicitent une penfion,
voudriez vous la demander pour elles?
Ah Madame ce feroit là , par exemple ,
une action digne de vous... Oui, mon fils ;
mais il faut commencer... Par nousmêmes
, n'eſt - ce pas , & puis nous ſongerons
aux autres ? Voilà les maximes
de ce monde que je hais, que je méprife ,
& qui n'eft pas fait pour nous fervir de
règle.. En vérité , mon fils , tu deviens un
héros Point du tout , Madame ; je fuis
un homme , mais un homme qui penfe.
Croyez - moi , la meilleure recommanAOUST
. 1759. 3 i
>
dation qu'on puiffe avoir auprès d'une
grande ame c'eft l'opinion qu'on lui
donne de foi en parlant pour les malheureux.
Je fçai bien que fi j'étois Miniftre ,
on ne fçauroit mieux me faire fa cour.
Madame de Dorfale n'héfita point à lui
promettre ce qu'il demandoit ; il vole
auffi- tôt chez Julie pour fe mettre au fait
des fervices de fon pere & de fes ayeux ;
mais dans l'incertitude du fuccès , il crut
devoir lui cacher l'ufage qu'il vouloit
faire de ces détails. Le lendemain il fe
rend à la Cour avec fa mere ; elle le préfente
au Miniftre , demande le régiment
& l'obtient ; mais Dorfale trembloit encore
, & les yeux attachés fur fa mere , il
fembloit lui reprocher d'avoir commencé
par lui. Elle l'entendit & parla pour Julie
; mais au premier mot d'éclaircillement
que demanda le Miniftre , le jeune
homme qui jufqu'alors avoit gardé un
refpectueux filence , prit la parole , &
rappella les fervices des ancêtres de cette
infortunée avec une éloquence dont le
Miniftre fut furpris. La chaleur & l'ame
qu'il mit à repréfenter combien les fervices
des peres récompenfés dans les enfans
, infpiroient de zèle & de courage à
la nobleffe , le tableau d'un Militaire qui
meurt fur le champ de bataille avec la
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
confolation de penſer qu'il laiffe dans fon
Roi un pere à fa famille , tout cela fit fur
l'ame du Miniftre l'impreffion la plus
profonde il promit d'expofer au Roi
des motifs auffi preffans ; & deux jours
après Julie reçut l'avis que fa penfion
lui étoit accordée . Son étonnement fut
égal à fa joie elle ne concevoit pas
comment on avoit pu prévenir fa demande.
Je n'ai confié , difoit- elle , mon
fecret qu'à Dorfale : c'eſt lui , c'eſt lui
fans doute qui a follicité pour moi. Il fut
la voir , elle le preffa d'avouer la démarche
qu'il avoit faite. Hé bien , lui
dit-il , puifque vous voulez tout fçavoir ,
c'eft à ma mere que vous devez une viſite,
c'est elle qui a follicité pour vous. Julie
& Madame de Pelufe pénétrées de reconnoiffance
, s'emprefsèrent d'aller la témoigner
à Madame de Dorfale. Son fils
préfent à cette entrevûe étoit comme fufpendu
entre la crainte & l'efpérance. Tan
dis que Madame de Pelufe balbutioit fon
remercîment , les lèvres de Dorfale articuloient
tout bas pour elle ; il rougiffoit
de fon embarras ; il lui tardoit que Julie
fe fît entendre : cette aimable fille exprima
fa furpriſe , fa confufion , fa reconnoiffance
dans les termes les plus touchans.
Dorfale avoit les yeux attachés
A O UST. 1759. 33
tantôt fur elle & tantôt fur fa mere ; il
fourioit , & des larmes de joie couloient
fur les joues. Madame Dorfale rendit
auffi légère qu'il lui fut poffible l'obligation
que Julie & Madame de Pelufe
croyoient lui avoir . En vérité , difoit- elle,
il ne m'en a couté qu'un mot . Votre nom
a parlé pour vous ; le Miniftre n'a eu
qu'à l'entendre . Quand elles fe furent
retirées , cette mère clairvoyante réfléchit
fur le vif intérêt que Dorfale avoit pris
aux malheurs de Julie. Il l'adore , ditelle
, & je n'en puis douter. Avec quelle
véhémence il a parlé pour elle ! Avec
quelle émotion il l'écoutoit ! Comme il la
dévoroit des yeux ! Elle eft belle , vertueuſe
, infortunée . Je ne dois pas être
ſurpriſe de l'empire qu'elle a pris fur le
coeur d'un jeune homme fenfible & d'un
naturel excellent ; mais heureuſement elle
va partir , l'abſence & le temps font les
remédes infaillibles de cette paffion ardente
& paſſagere qu'on appelle Amour.
Mon fils en fera devenu meilleur , il aura
connu le charme d'un attachement honnête
, & cette premiere inclination aura
eu l'avantage d'étouffer en lui le germe
des goûts vicieux dont j'ai vu fon coeur infecté.
Cependant Dorfale dont l'amour cro
Bv
34 MERCURE DE FRANCE.
foit tous les jours , ne trouvoit d'agréables
que les momens qu'il paffoit avec Julie .
Plus de ces jeux qui altèrent l'humeur la
plus douce , qui enchaînent les talens ,
qui confondent le mérite & la naiſſance ,
qui font la perte de la jeuneffe , la ruine
des maifons , la fource de mille querelles ;
où l'on ne connoit d'autre Divinité que
l'intérêt , Idole que l'on encenſe trop fouvent
aux dépens de l'humanité , de la raifon
& de l'honneur ; plus de ces foupers
d'où l'heureuſe faillie , d'où l'aimable enjouement
ont été bannis pour faire place
aux propos licencieux , à la débauche la
plus outrée. Dorfale ne ſe reffouvenoit de
la vie qu'il avoit menée jufqu'alors que
pour la détefter. Ses amis , fi l'on peut
donner ce nom à quelques jeunes gens
que le goût du plaifir avoit liés , lui faifoient
la guerre fur le changement de
fon humeur , fur fa mifantropie. Il en
parut peu touché ; il ne les voyoit que
rarement & par bienféance. Le mépris
avoit fuccédé à cette efpéce de fentiment
qui emprunte le nom & le langage de
l'amitié . Julie , l'aimable Julie, lui tenoit
lieu de tout ; & plus il la voyoit , plus
il découvroit en elle de nouveaux fujets
d'admiration. Il étoit enchanté de la fineffe
de fon efprit , de la délicateſſe de
A O UST. 1759. 35
pour
fes fentimens , de fa façon de penfer noble
& relevée ; fes difcours , fes geftes ,
fes regards , fon maintien , fes moindres
actions , tout en elle refpiroit la vertu la
plus aimable . Julie étoit trop fenfible
refuſer à Dorfale un retour dont il
étoit fi digne ; elle étoit trop ingénue
pour lui diffimuler des fentimens que fa
raifon même approuvoit mais elle prévoyoit
l'inftant fatal d'une féparation
cruelle. Ceffons de nous voir , dit- elle un
jour à Dorfale ; pourquoi nourrir une
paffion qui ne peut que nous rendre malheureux
? Elle ne m'aveugle pas au point
de me fermer les yeux fur la diftance
qui nous fépare. Votre amour peut -il réparer
les injures de la fortune ?. Qui
fans doute , charmante Julie. Quelle vie
que la mienne fi je ne la paffois pas avec
vous ? C'est l'unique objet de tous mes defirs,
c'eſt à quoi tendent toutes mes démarches
. Cet inftant que j'attends avec tant
d'impatience , cet inftant qui comblera
mes voeux les plus doux , en nous uniffant
à jamais , n'eſt pas éloigné : c'eft l'amour
qui vous l'affure par ma bouche... & votre
mere.. Ma mere m'aime trop pour vouloir
me rendre malheureux. Je lui peindrai
ma paffion avec des traits fi touchans
elle fentira fi bien que tout mon bon
A
Bvj
3 MERCURE DE FRANCE
•
heur eft attaché à votre poffeffion, qu'elle
n'aura pas le courage de s'y oppofer..
Vous êtes trop généreux , Dorfale , vous
penfez avec trop de délicateſſe › votre
exemple eft trop beau pour ne pas le
fuivre ; & je ferois bien peu digne de la
tendreffe que vous me témoignez , fi
j'en abufois. Vous m'aimez affez pour
m'immoler les intérêts de votre fortune ;
& moi je vous aime affez pour m'y oppoſer
aux dépens de mon propre bonheur
; vivez content , vivez heureux , &
que je fois la feule à plaindre. Les malheurs
n'ont rien qui m'effraye , j'y fuis
accoutumée dès ma plus tendre enfance :
il eft vrai que je n'en ai point encore
éprouvé de l'efpèce de celui- ci . Perdre
pour toujours l'efpoir d'être à ce que l'on
aime.... Eft-il rien d'auffi cruel .. Elle
s'arrêta quelques inftans , comme pénétrée
de tout ce que cette dernière penſée
avoit d'affreux : fes beaux yeux fe remplirent
de larmes. Dorfale écoutoit &
admiroit ; il n'avoit pas la force de prononcer
une parole. Adieu , cher Dorfale,
continua Julie en fe levant , tâchez de
m'oublier. Que ce facrifice me coute
cher ! Elle fortit à ces mots & laiffa Dorfale
dans un état plus aifé à imaginer
qu'à décrire. A peine fut-il rentré chez
AOUST. 1759. 37
lui qu'il alla trouver fa mere. Il lui ourit
fon coeur , il lui parla dans les termes
les plus forts ; mais elle avoit ſur lui
d'autres vues. Les plus riches partis , les
plus belles alliances lui étoient offertes.
Il eut beau reprétenter que fans Julie il
n'y avoit point pour lui de bonheur au
monde. Hé quoi , difoit- il , les rigueurs
de la fortune ont- elles ôté à l'aimable
Julie mille qualités charmantes qui font
préférables à toutes les richeffes de l'Univers
? Quelle eſt la femme qui ait des
fentimens auffi délicats qu'elle ? Que de
graces dans l'efprit ! Quelle figure ! quelle
douceur daus le caractère! Ah , Madame ,
fi vous la connoiffiez ! Quelles obliga
tions n'ai-je pas à cette vertueufe fille !
Ceft elle qui m'a retiré de l'abîme dans
lequel j'allois me perdre ; elle m'a rendu
la vertu aimable , elle m'en a donné le
goût : c'est elle qui m'a appris à la refpecter
& à la chérir. Puis - je affez reconnoître
de pareils bienfaits Puis-je faire
moins que de partager ma fortune avec
elle ? Tout mon être n'y eft- il pas attaché
? Vous y oppoſerez-vous ? Me refuſerez-
vous une grace d'où dépend mon repos
& ma félicité ? Vous m'aimez trop
pour vouloir ma mort. Sa mere attendrie
fentoit la vérité de ce qu'il lui difoit ,
38 MERCURE DE FRANCE.
elle en fut émue jufqu'aux larmes ; mai
elle étoit ambitieufe : fon fils ne put rie
obtenir. Cependant pour ne pas le défel
pérer elle fe contenta de lui demande
pour lui- même & pour elle le temps d
la réfléxion ; mais elle écrivit à Julie
» Mon fils vous aime,vous êtes vertueule
» vous ne priverez point fa mere du droi
»de difpofer de lui. » Il n'en falut pas da
vantage. La tendre & malheureufe Julie
difparut tout-à- conp , & quand Dorfale
fe préſenta pour la voir on lui remit cette
Lettre accablante .
ود
»
» En vain me chercheriez - vous : une
»retraite obfcure va me fervir d'afyle
» c'eſt l'amour qui m'a fait prendre ce
parti. Cher Dorfale , feroit - ce vous
aimer que d'accepter le facrifice de
» votre devoir & de votre fortune ? Je
» n'aurois peut-être pas toujours été la
»maîtreffe de mes fentimens ; on eft bien
foible quand on aime ! Peut- être au
rois je enfin confenti à la chofe da
» monde que je defirois & que je craignois
» le plus , & vous auriez manqué à la plus
refpectable des mères. J'ai pu me réfoudre
à vous fuir , mais qu'on n'exige
rien de plus de la malheureufe Julie. »
Que devint Dorfale à la lecture de
cette Lettre ? Qu'il fe trouvoit malheu
3
A OUST. 1759. 39
reux d'être aimé auffi délicatement ! Mais
malgré fa douleur , malgré le coup affreux
que Julie venoit de lui porter , tant de
générosité , tant de grandeur d'ame le
touchoit ; il admiroit ce qu'il ne pouvoit
approuver ; il étoit des momens où il
fe flattoit encore. Non , Julie n'eft point
partie , difoit-il , elle ne veut que m'éprouver.
Elle qui a changé mon ame ,
voudroit-elle laiffer fon ouvrage imparfait
? Ne doit-elle pas craindre que je
perde ce goût du bien, de l'honnête & du
vrai qu'elle m'a infpiré ? Oui , je reverrai
Julie , quelle que foit la retraite qui
me la cache. L'amour fçaura me la découvrir.
Son efpérance fut trompée , & après
mille recherches vaines , il ne douta plus
de fon malheur. Si je ne la revois plus ,
dit-il , au moins vivrai - je encore pour
elle . Julie n'entendra pas dire que quelqu'autre
objet ait pris fa place dans mon
coeur , ou l'ait effacée un moment de mon
fouvenir. Dès -lors ce jeune homme enfeveli
dans la retraite fe rendit inacceffible
à toute espéce de diffipation. Vous
avez voulu , difoit- il à fa mere que fa
folitude effrayoit & qui l'invitoit à fe
répandre , vous avez voulu que votre
maiſon fût un tombeau pour votre fils.
40 MERCURE DE FRANCE.
Je n'ai pas murmuré de votre rigueur
infléxible , ma vie étoit à vous , Madame
, vous aviez le droit de la rendre
malheureuſe , vous l'avez exercé , je vous
fuis foumis ; ne m'en demandez pas davantage.
Elle eut beau le preffer d'accepter
de fa main une jeune perfonne d'une
naiſſance illuſtre , & qui aux charmes de
la beauté unifſoit une fortune confidérable.
Non , Madame , lui dit Dorfale , je
ne donnerai jamais les mains à cette affaire
; la perfonne dont vous me parlez
mérite d'être heureuſe , le feroit- elle avec
moi ? Régneroit- elle dans un coeur dont
je ne puis plus difpofer ? Qu'il ne foit pas
dit que j'ai contribué à augmenter le
nombre des malheureux.
Madame de Dorfale voyant fon fils fe
confumer de douleur dans une retraite
profonde , commençoit à fe repentir d'avoir
empoisonné fes jours , incertaine fi
elle ne fe réfoudroit pas à feconder fes
foins pour retrouver l'unique objet qui
pût lui faire aimer la vie , lorfqu'elle reçut
de Julie elle-même une Lettre conçue
en ces mots.
ןכ
» J'ofe croire , Madame , qu'en vous
oppofant au bonheur de votre fils & au
» mien vous avez daigné plaindre ma
» mauvaiſe fortune, & que le facrifice que
je vous ai fait de ce que j'avois de plus
AOUST. 1759. 41
» cher au monde, m'a rendue digne de vos
bontés.Julie fe flate encore qu'elle man-
» que au fidèle Dorfale , qu'il ne peut
» vivre heureux fans elle , & que la meil
» leure des meres ne le voit malheureux
qu'à regret. S'il eft ainfi , Madame , vos
»voeux & les nôtres peuvent être remplis ;
» la naiffance m'avoit fait fon égale , la
» fortune. ſeule avoit mis entre nous un
intervalle qu'elle a rempli. L'unique hé-
» ritier de la branche aînée de ma mai-
» fon vient de mourir , fes biens me tom-
»bent en partage : c'eft à vous , Madame ,
" c'est à votre fils à me les rendre précieux.
» Si avec cet avantage vous me trouvez
» digne de lui , votre fille fortira de ſa re-
» traite pour aller ſe jetter à vos genoux ':
» fi vous me refufez ce nom , ma retraite
» même ne fera connue que de vous feu-
»le , & je fuis réfolue à y finir mes jours
» auprès de Madame de Peluſe ma tante,
» qui s'y eft enfermée avec moi. Je ne me
confie qu'à vous feule , & je vous laiffe
» la maîtreſſe de mon fecret , comme
» vous l'êtes de mon ſort.
Madame de Dorfale ne put lire cette
Lettre fans verfer des larmes d'admiration
, d'attendriſſement & de joie ; elle
répondit à Julie comme une mere à fa
fille , & ne lui demanda que le temps de
42 MERCURE DE FRANCE.
préparer par dégrés l'ame de fon fils à une
revolution qui lui couteroit la vie , s'il
l'éprouvoit fubitement. En effet elle com
mença par paroître touchée de la triſteſſe
où il étoit plongé ; elle lui fit entendre
par dégrés qu'elle pouvoit ceffer d'être
inexorable ; qu'elle avoit réfléchi fur les
efpérances de fortune que Julie pouvoit
avoir ; que fes vertus & fon malheur l'avoient
intéreffée . Enfin après avoir fait
renaître l'efpérance dans fon ame , elle
lui annonça fon bonheur .
Malgré toutes ces précautions, Dorfale
perdit l'ufage des fens à cette nouvelle.Où
eft- elle , dit- il , en revenant à la vie ? Ma
mere , ne me trompez-vous point ? Madame
Dorfale lui montra la Lettre de cette
généreufe fille dans un attendriffement
inexprimable il baifa mille fois les traits
de fa main en les arrofant de larmes.
Allons chercher Julie , s'écria - t - il : je
crains qu'on ne me l'enlève , & ce n'eft
qu'en la voyant que je ferai parfaitement
heureux. Jamais entrevue n'a été fi touchante
, jamais mariage n'a été célébré
avec de fi doux tranfports. Les biens de
ces deux maifons réunies compofent une
fortune immenfe , & ces dignes époux la
rendent refpectable en l'employant à faire
des heureux .
AOUST. 1759. 43
EPITRE
SUR LA SOLITUDE.
A Madame M. F *** .
Vous qui joignez à la beauté
L'efprit , le goût & la prudence ,
Qui poffédez l'art fi vanté
D'être enjouée avec décence ,
Et fage avec de la gaîté ,
Vous voulez qu'un crayon fidèle
Vous trace mes nouveaux plaiſirs :
Je vole à la voix qui m'appelle ,
Mes feules loix font vos defirs.
De la retraite qui m'enchante
Je vais ébaucher le tableau ;
Mais foutenez ma main tremblante
Et guidez mon foible pinceau.
Au bruit d'une onde jailliffante ,
Et retiré fous ce berceau
Où jadis l'Amour fur vos traces
Afi fouvent femé des fleurs ,
Du Poëte aimable des Graces
Je vais emprunter les couleurs.
Heureux , tranquille & folitaire -
Je vis ici loin des Cenfeurs
44 MERCURE DE FRANCE.
A l'air farouche , au front févere ,
Des droits de la critique amere
Ardens & zélés défenfeurs.
Loin d'une Ville où la décence
Ne régna jamais dans les moeurs ,
Où j'ai vu la fiere opulence
Dans un char doré par Plutus ,
Infulter la noble indigence
D'un Citoyen riche en vertus.
Loin de ces vieilles fanatiques
Qui vers le Ciel tendent les mains ,
Et dont les langues fatyriques
Verfent le fiel fur les humains.
Loin de l'indolente Glicére
Qui va promener fa fierté
Sur ce rempart fi fréquenté
Où Clariffe toujours légére
Etale fa frivolité.
Loin de ces Sybilles étiques
Qu'on adoroit dans leur printemps
Dont l'Amour a depuis longtemps
Placé les noms dans fes chroniques
Et qui dans l'hiver de leurs jours
A force d'art & de grimaces ,
Envain rappellent les amours
S'envolant fur les pas des Graces.
Loin d'un moraliſte hyppocrite
Qui fous le fard de la douceur
AOUST. 1759. 45
Et fous l'écorce du mérite ,
Couvre l'orgueil & la noirceur.
Dans les yeux la fageſſe éclate ,
Son langage eft toujours divin ;
Mais fous le mafque de Socrate
Il cache le coeur d'Arettin
Loin de cet orgueilleux Stoïque
Qui dédaignant l'humanité ,
Aux loix de la fociété
Préfere des foux du Portique
La rudeffe & l'austérité.
Loin de ce Midas mépriſablé
Qui fait fon Dieu de fon tréfor ,
Qu'une avarice inſatiable
Tient couché fur des monceaux d'or.
Par les foins qu'il prend de fa vie ,
Craignant encor de s'appauvrir ,
Son avidité nous envie
Jufqu'à l'air qui nous vivifie
Et dont il voudroit fe nourrir.
Loin du tumulte de la Ville ,
Habité par les jeux riants .
Ce lieu charmant m'offre un afyle
Contre les chagrins dévorants ,
Dont la troupe d'une aîle agile
Vole autour des lambris des Grands.
Loin des honneurs , libre & tranquille
Un Sage y peut , exempt d'erreur,
MERCURE DE FRANCE
Dans le fein d'un loifir utile
Saifir l'image du bonheur.
Qu'à travers la foule importune
Des flateurs & des courtisans ,
Un esclave de la fortune
Aille mendier fes préfens.
Pour moi qui chéris ma retraite,
J'y coule des jours fans ennuis;
De la raifon fage interprête
Avec un même foin je fuis
Les rigueurs d'un Anachorette
Et les plaifirs de Sybaris .
Pour chanter les charmes d'Iris
Le tendre Amour monte ma lyre ;
Ma main badine avec les ris ,
Et Sapho quelquefois m'infpire
Des vers dont fon coeur eft le prix.
Sans auftérité , fans grimace ,
Et toujours fage dans mes moeurs ,
Ma Mufe joue avec Horace ,
Chaulieu , Lafontaine ou Bocace.
Dans mes inégales humeurs
Je philofophe avec Lucrece ,
Je moralife avec Platon ,
Ou je vais puifer la fagelle
A l'écôle de Cicéron .
Souvent par un peu de folie
Je fçais amufer ma raiſon.
Gerre
AOUST. 1759: 47
Cette retraite eſt embellie
Par les fruits de chaque fai on ,
Par les heureux dons du génie ,
Et par les trésors d'Apollon .
Lorfque l'Amante de Céphale ,
S'arrachant des bras du fommeil ,
Monte fur fon char vermeil ,
Et dorant l'Aube matinale
Au monde annonce le Soleil ,
Je vais contempler la parure
Dont elle embellit l'Univers ;
J'admire la blancheur des airs
Et les couleurs de la Nature.
Bientôt des bords de l'Orient
Le vent fouffle dans les feuillages ,
L'Aurore au vilage riant
Eclaire les fombre bocages ;
Je m'y retiens en méditant.
Pope m'apprend à me connoître :
Des leçons d'un auffi grand Maître
Admirateur toujours conftant ,
J'en fçais peu profiter peut- être ;
Mais il m'éclaire à chaque inftant ,
Et le fentiment de mon être
Se développe en l'écoutant .
Tandis que l'Amant de Clitie ,
Du haut des airs , d'un oeil hardi ,
Contemplant la terre affervie ,
48 MERCURE DE FRANCE.
Porte les ardeurs du midi
Au fein de Flore & d'Egerie ;
Le fommeil répand fes pavots
Sur ma paupiere appéſantie ,
Et dans mes fens un doux repos
Verſe le baume de la vie.
Mais quand le Soleil moins ardent
Terminant fa vaſte carriere ,
Sur notre globe ne répand
Qu'un foible rayon de lumiere ,
Et fe retire à l'Occident ;
Dans les campagnes embaumées ,
Du parfum délicat des fleurs
Que les Zéphirs ont ranimées ,
Je vais admirer leurs couleurs ;
Je foule l'émail des prairies
Où coulent des flots azurés ,
Et dans mes douces rêveries
Je porte mes pas égarés
A travers des routes fleuries.
par tous les plaifirs
Que le pinceau de la Nature ,
Sans le vernis de l'impoſture ,
Varie au gré de mes deſirs ,
Je vais de guirlandes nouvelles
Dans les tranſports les plus heureux
Parer le front des Immortelles
Amufé
A qui j'adreffe tous mes voeux.
Flore
AOUST. 1739. 49
Flore & Pomone font les Belles
Dont mes mains ornent les cheveur ;
7
Divinités toujours fidèles.
Le jour fuit , & dans les hameaux
Déja ramenant leurs troupeaux
Les Bergers quittent la campagne.
Courbé fous le poids des travaux
Avec Baucis qui l'accompagne,
Philemon defcend des coteaux :
Le Jufte rentre en fa cabane ,
Afyle ouvert à la vertu ,
Et fermé pour tout oeil profane.
Le vent par la nuit abattu
Agite à peine les feuillages ;
Les oifeaux ceffent leurs concerts ,
Et le calme eft dans les bocages.
Déja la nuit fur l'Univers
Par degrés répandant les ombres ,
Promène fon char dans les airs
En déployant fes voiles fombres.
Alors d'un pas précipité
Je regagne mon hermitage :
Là des mains de la propreté
Qu'on n'ignore point au Village ,
Je prends un repas apprêté
Par l'appétit qui me dévore ,
Servi par la frugalité ,
Réglé par le Dieu d'Epidaure ,
Et profcrit par la volupté.
C
te MERCURE
DE FRANCE
.
Vous qui dans ce léjour aimable
Manquez encor à mon bonheur ,
Et dont l'abſence infupportable
Laille un vuide affreux dans mon coeur,
Venez embellir par vos graces
Ces lieux pour moi fi pleins d'appas :
Les jeux voleront fur vos traces ,
Et les Amours fuivront vos pás.
Avec Palès , Pomone & Flore
Vous partagerez mon encens ;
Tous les jours leurs dons fleuriflans
Naîtront pour vous avec l'Aurore,
Venez diffiper les vapeurs
Qu'avec l'air groffier du Village
Quelquefois d'importuns jafeurs
Apportent dans mon hermitage.
VERS fur le Tableaux de Madame R***,
peinte en Diane.
QUEUE te fert , aimable Thémire,
D'emprunter fléches & minois
De la Déeffe de nos bois ?
Tes beaux yeux , ton malin fourire
Bleffent bien plus , j'ofe le dire ,
Que tous les traits de fon carquois.
IRIS ,
" A la même.
A1s , un goût plein de délicatelle
AOUST. 1759.
SI
Partout te guide & te conduit ,
Dans ton maintien , dans tes diſcours ſans ceſſe
A nos yeux il ſe reproduit ;
Interpréte de la Nature ,
Il eft affis à ton côté,
Et dans le choix de ta parure ,
On le voit toujours confulté.
Cette robe qui nous enchante ,
Des gazons image riante ,
Qui de nos vergers , de nos bois
Peint la chevelure naiſlante ;
Cette robe eſt ſon heureux choix.
Par M. PINET de Lyon.
Aune Demoiselle dont le Frere avoit
obtenu un Régiment.
ELLE Iris , votre Frere eſt digne aſſurément
D'obtenir de fon Roi les plus brillantes places ;
Et fi jamais on fait fervir les Graces ,
Vous en aurez le Régiment.
A un Maréchal de France , en embraffant
unjoli Enfant qui lui reffembloit .
D.EVANT tous les Amours je tremble ,
Autant que l'Ennemi doít trembler devant vous ;
Mais par un mouvement auſſi ſubit que doux
J'embraffe celui - ci parce qu'il vous relemble.
Cij
52 MERCURE DE FRANCE.
SUITE des Penfées fur la Morale , &fur
l'homme en général. Par M. l'Abbé
TRUBLET.
X.
M. le Chevalier d'Are a fort bien re
marqué dans fon Apologie du genre humain
, imprimée à la fin de fes Loifrs ,
que M. de la Rochefoucauld paroît avoir
fait fon Livre , & peint les hommes d'après
les gens de la Cour & du grand
Monde ; d'où il eſt arrivé qu'il les a
peints plus méchants qu'ils ne font. M.
de la R. a peut-être bien fenti lui- même
que le mal qu'il difoit des hommes ,
n'étoit pas vrai du plus grand nombre.
On feroit pourtant bien- aife qu'il l'eft
déclaré expreffément quelque part , & il
le devoit , s'il le penfoit. En ne le faifant
pas , il a laiffé fur fon Livre un nuage
qu'il falloit écarter pour l'honneur de
l'Auteur & de l'humanité ; car, je le répé
te , le plus grand nombre des hommes
n'eft pas auffi méchant que le font les
hommes de M. de la R. Du moins il y a
Réfléxions , Seitences & Maximes morales.
A OUST. 1759. 5.5
plus d'exceptions qu'il n'en fuppofe par
généralité avec laquelle il s'exprime.
L'homme n'eſt méchant que parce
qu'il eſt_malheureux ; d'où il s'enfuit
qu'il eft plus foible que méchant. Le
comble de fon infortune , c'eſt que méchant
pour être moins malheureux , il
en devient plus malheureux encore.
La vraie méchanceté feroit d'aimer le
mal moral , & l'homme ne l'aime point ;
mais il craint beaucoup le mal-Phyfique.
Il aime même le bien Moral , mais il aime
encore plus le bien Phyfique.
La vraie méchanceté feroit de hair fes
fernblables ; l'homme ne les hait point ,
ou plutôt il·les aime , mais il s'aime encore
plus lui-même. Il leur fait fouvens
du bien par le feul motif du plaifir qu'il
* Il me feroit aifé de 'prouver par un grand
nombre de citations , que pluſieurs Auteurs eſtimables
ont porté le même Jugement du Livre
des Réfléxions &c. Je me contenterai de renvoyer
au Difcours qu'on mit à la tête de la feconde
Edition de ce Livre , & qu'on a réimprimé dans
toutes les fuivantes . L'Auteur de ce Diſcours défend
M. de la R. mais la défenſe ſuppofé l'accuſation
, & depuis on l'a fouvent renouvellée . On
peut voir entr'autres dans le Journal Littéraire
de 1715 , à la Haye , T. 6. p. 66. un très-bon
Extrait des Réflexions &c. à l'occafion de la nouvelle
Edition qu'on en donna à Paris en 1714 ,
avec les Notes d'Amelot de la Houfaye.
Ciij
54 MERCURE DE FRANCE.
trouve à leur en faire ; mais il est rare
qu'il leur faffe du mal auffi gratuitement.
Il faut doncdiftinguer la méchanceté de
malice , de la méchanceté de paffion. Celle-
ci eft très- commune, & produit fouvent
de très- grands crimes ; mais celle-là qui
eft la méchanceté proprement dite , eft
affez rare . D'ailleurs elle n'a pas des effets
auffi funeftes , du moins quand elle
eft feule , & elle peut l'être .
Les paffions feules , & fans la méchanceté
, peuvent produire de grands crimes ;
la méchanceté feule, & fans les paffions,
ne les produiroit pas.
Si un homme , à la fois très-méchant
& très- paſſionné , ſe trouve de plus dans
certaines circonftances , ce fera un de
ces monftres qui étonnent l'Univers ,
mais fans étonner le Philofophe , qui n'y
voit que le réſultat des caufes réunies ; un
monſtre , dis- je , dans les deux fens de
ce mot : une chofe à la fois rare & horrible.
Levice eft fans doute plus commun ,
plus répandu que la vertu ; mais on ne la
porte pas fi loin. La parfaite vertu eſt
moins rare que l'extrême vice , & , fi cela
fe peut dire ,, que la parfaite fcélératelle.
AOUST. 1759. ་ ་
Les hommes fe reffemblent plus par
ce qu'ils ont de bon & de bon en tout
genre , tant du côté de l'efprit que de celui
du coeur , que par ce qu'ils ont de
mauvais.
Le bon eft un , comme le vaai ; le
mauvais & le faux varient à l'infini .
Plus heureux , je le repéte , l'homme
feroit meilleur ; & meilleur il feroit plus
heureux.
XI.
L'homme vulgaire ne rit des hommes
qu'à la Comédie. Le Philofophie en rit
dans le Monde ; & il en rit bien plus
qu'au Théâtre. Pour lui , la vraie , la
bonne Comédie , c'eft le Monde même.
Il y voit bien plus de chofes , & des chofes
bien plus dignes de furprendre & đêtre
étudiées , que toutes celles qu'on peut
mettre fur le Théâtre.
XII
Si c'eft la vanité qui nous empêche de
nous étudier , par la crainte de nous trouver
méprifables , elle devroit au contraire
nous appliquer à cette étude , par le défir
de nous rendre eſtimables , en nous
corrigeant.
Quand on interroge fon coeur pour
connoître , foit en général fes penchans ,
Civ
36 MERCURE DE FRANCE.
foit en particulier les motifs qui nous
portent àfaire telle ou telle chofe, à prendre
tel ou tel parti , il ne faut pas s'en
tenir à fes premieres réponſes . Il faut y
employer la même adreffe qu'employe ua
Juge pour tirer la vérité de la bouche
d'un criminel. Il faut , par un examen
opiniâtre , le forcer à nous décéler toutes
fes vues , à nous développer tous les
replis .
XIII.
Tous les hommes font mêlés , plus ou
moins , de bonnes & de mauvaifes qua
lités , qui ordinairement influent les unes
fur les autres , en forte que les mauvaifes
en font moins mauvaiſes , & les bonnes
moins bonnes , & par-là moins actives.
Elles fe balancent , fe tempérent , fe bor
nent. Quelquefois auffi , faute de rap
port aux mêmes objets , elles font fans
influence mutuelle , & pour ainfi dire ,
n'ont rien à démêler enſemble. Les bonnes
font faire de bonnes actions , fans
oppofition de la part des mauvaifes , &
réciproquement.
Il en eft des paffions comme des couleurs
; il y en a de primitives & de mêlangées.
L'ambition , par exemple , réſuli
te ordinairement du mêlange de l'ava
AOUST. 1759. 57
*
rice * & de l'orgueil ; & elle eft plus ou
moins baffe , ou plus ou moins élevée ,
felon que l'une ou l'autre de ces deux.
paffions y domine davantage.
XIV .
Une demi connoiffance des hommes.
dégoûte de vivre avec eux ; une connoiffance
plus étendue fait ceffer ce dégoût ,
ou du moins le diminue beaucoup , 1.º en
donnant de l'indulgence ; 2. ° en apprenant
les moyens de tirer parti des hommes
malgré leurs défauts & leurs
vices.
,
C'eſt connoître bien imparfaitement
les hommes que de connoître ce qu'ils
ont de mauvais , fans voir tout ce qui
peut l'excufer , & les moyens de tirer
parti de ce mauvais même.
On peut étudier les hommes dans de
bonnes ou de mauvaiſes vues , pour n'en
être point trompé , ou pour les tromper ;
pour n'être point duppe , ou pour être
fripon .
Si le malheur eft le grand maître de
l'homme , c'eft furtout parce qu'il luis
apprend à fe connoître lui-même , & à
connoître les autres hommes.
T'entends ici par avarice le defir des richeffles,
Cy
8 MERCURE DE FRANCE.
L'effet naturel & ordinaire des revers ;
c'eſt d'ôter le courage : celui des ſuccès ,
e'eft d'ôter la prudence.
X V.
La qualité de grand homme exclut plutôt
les défauts que les vices ; celle d'homme
de bien n'exclut que les vices. On
peut être un grand homme à plufieurs
égards , avec des vices haïffables , méprifables
même ; & un homme de bien avec
beaucoup de défauts difficiles à fupporter.
Il n'y a que le grand homme qui foit
digne d'être peint ; j'ajoute qui foit bon
à peindre. Il eft plus pittorefque , parce
qu'ordinairement il eft mêlé , qu'il a des
ombres , des contraſtes , & des contraſtes
plus frappans.
Le contrafte des grandes qualités &
des vices , eft bien plus frappant que celui
des vertus & des défauts , quoique
tout auffi naturel , & prefque auffi commun.
Quelquefois dans les grands hommes ,
le contrafte eft entre des chofes louables.
Un des plus beaux , c'eſt l'élévation de
l'efprit & du coeur , avec des moeurs fimples
& douces , tel , par exemple , qu'il
étoit dans M. de Turenne.
A OUST. 1759. 59
Souvent dans les Panégyriques on
montre le héros , & on cache l'homme.
Il faut même quelquefois cacher une par
tie du héros , par exemple , lorfqu'il a
pouffe trop loin certaines qualités héroïques
en elles- mêmes , comme la valeur ,
l'amour de la gloire &c. Il y a ordinairement
de l'excès dans les héros , auffibien
que du mêlange ; mais c'eſt cet excès
même qui féduit , parce qu'il étonnę ;
on ne le condamne qu'en l'admirant .
Il faut de la force pour arriver jufqu'au
but ; il en faut quelquefois davantage
pour s'arrêter quand on yeft arrivé ,
& ne le pas paffer.
J'avoue que c'eft quelquefois faute de
force pour aller plus loin , qu'on ne va
pas trop loin. Heureufe foiblefle qui préferve
des excès !
A l'égard de certaines vertus , il vaut
mieux paffer le but que de ne le pas
atteindre. Pour d'autres , c'eft le contraire
.
XV I.
Le poffible s'étend bien loin pour un
homme également habile , courageux &
conftant , furtout s'il eft peu délicat fur
les moyens de réuffir . Mais dans ce dernier
cas , les fuccès font rarement dura-
-bles. La haine , l'intérêt , & même l'é-
C vj
60 MERCURE DE FRANCE
quité ſe réuniffent de toutes parts pour
les arrêter.
*
Deux Loix gouvernent le monde , difoit
un jour feu M. Bargeton à M. Trudaine
La Loi du plus fort & celle du plus
fin.
,
11
2
y
XVII.
a une maniere d'écrire fur l'homfur
la morale , plus agréable qu'ir
tile , plus ingénieufe que folide , & ainfi
peu morale. Il y en a une autre qui eſt
dangereufe & propre , en ne peignant
l'homme que comme méchant & vicieux ,
à le rendre plus méchant & plus vicieux
qu'il ne l'eft en effet. Par- là , on lui ôte
la honte de l'être . En écrivant fur l'homme
, il faut écrire pour l'utilité des hommes
, & que ce but fe fente. **
L'Auteur d'un Livre de morale. , &
* Célèbre Avocat du Parlement de Paris.
** Voici comme Defcartes s'exprine dans une
de fes Lettres fur le Traité de Cive , ( du Citoyen )
par Hobbes. Jejuge , dit- il › que l'Auteur de ce
Livre eft le même que celui qui a fait les troifié
mes objections contre mes Méditations . ( Cela étoit
vrai. ) Je le trouve beaucoup plus habile en Morale.
qu'en Métaphyfique & en Phyfique , quoique je ne
puiffe nullement approuver fes principes ni fes maximes
, qui font très-mauvaifes & très-dangereu
fes, en ce qu'ilfuppofe tous les hommes méchans,
&c.
AOUST. 1759. 61
les Lecteurs que ce Livre auroit corrigés ,
fe devroient mutuellement de la reconnoillance.
Un Livre eft utile à ceux qu'il
corrige , & en fe corrigeant , ils en prouvent
l'utilité . Ainfi profit d'une part ,
honneur de l'autre , & par conféquent
obligation réciproque.
XVIII.
De l'amour de nous- mêmes fuit le defir
de notre bonheur; & l'expérience prouve
que cet amour n'eft nullement incompatible
avec l'amour d'autrui , puifqu'il
n'y a prefque perfonne qui ne fouhaite
beaucoup le bonheur de quelques autres;
par exemple , la plupart des peres & des
meres fouhaitent le bonheur de leurs
enfans.
Mais , dit- on , ils ne le ſouhaitent que
par rapport à eux -mêmes .
J'avoue que l'amour qu'un pere a pour
lui - même fe mêle prefque toujours
dans le bien qu'il fait à fes enfans , &
fouvent beaucoup plus qu'il ne le croft.
Il s'y trompe , parce qu'il fent plus vivement
l'amour paternel que l'amourpropre
; mais s'il le fent , il' l'a , & il ne
ſe trompe que fur le degré dans lequel
it l'a.
Un pere a deux enfans ; il aime l'un
62 MERCURE DE FRANCE
& n'aime point l'autre ; cependant il fait
à-peu - près les mêmes chofes pour tous les
deux ; mais il fent bien qu'il les fait par
des motifs très- différens ; par aammiittiiéé pour
l'un de fes enfans ; par équité , par honneur
, ou même par pure vanité , pour
l'autre.
X I X.
Le défintéreffement n'eft fans doute
qu'un intérêt plus délicat & plus noble ;
mais cet intérêt eft la vertu même , & la
vertu la plus pure , puifque la fuivre , la
pratiquer par goût , & par le feul attrait
du plaifir qui l'accompagne , c'eft l'aimer
pour elle-même.
J'ai lû dans quelques Livres nouveaux
que la morale a fait de nos jours de grands
progrès ; mais j'y ai lû enfuite , du moins
en termes équivalens , qu'il n'y a point
de morale. Plaifans progrès , en un fens ,
mais bien triſtes dans un autre !
C'est l'intérêt qui fait faire le mal , &
en cela il eft aveugle. Tâchons donc de
l'éclairer ; il fera faire le bien ; & nous
aurons perfectionné la morale.
Si l'intérêt feul fait agir les hommes ,
la morale fe réduit à leur montrer leurs
vrais intérêts , & à les y rendre fe
fibles.
AO UST. 1759. 63
X X.
Je dis à un homme poffedé d'une paffion
violente: Ilfaut réfifter à votre paffion ;
& il me répond : Jefuis donc bien malheureux.
Je lui replique : Vous ferez bien
plus malheureux encore fi vous y cédez ; &
il ne veut pas me croire ; peut- être même
ne le peut- il pas. Il y céde , il éprouve
tout ce que je lui avois annoncé , & bien
plus encore , fon malheur a paffé mes
craintes ; furieux, défefpéré , il revient me
trouver. Je crois qu'il va me dire tout fimplement
: Hélas ! vous me l'aviez bien dit.
Non , il me reproche la foibleffe de ces
exhortations , où je craignois d'avoir mis
trop de force. J'ai manqué à l'amitié
à la probité. Vous ne m'aviez rien dit.
XXI.
Deux principes conduisent l'homme ,
les Paffions & la Raifon. De- là , fa définition
; Animal raisonnable. Mais la
plupart des hommes ne ſe ſervent de leur
raifon que pour fatisfaire leurs paffions.
Celles- ci décident ordinairement du choix
de la fin ; celle- là ne décide guères que
du choix des moyens ; encore s'y trompet-
elle très-fouvent.
XXII
On l'a fouvent dit : le fond des hom
64 MERCURE DE FRANCE.
mes , par le coeur & les paffions , eft
partout , a toujours été , & fera toujours
le même . De -là, le fond des mêmes événemens.
Le Monde ne va ni ne vient , dit
le Chevalier de Meré ; il ne fait que
Lourner.
XXIII.
L'Auteur Anglois ( M. Mallet ) , de la
vie de Bacon , dit au fujet de Jacques I.
Roi d'Angleterre , qui , malgré fon caractère
foible & timide , traitoit fes Parlemens
avec hauteur & fierté , qu'il n'y a
point d'inconféquences réelles dans les
hommes. Ce mot eft heureux & vrai. La
contradiction & l'inconféquence ne font
qu'apparentes ; tout fe tient par un lien
caché, & s'il n'eft pas toujours poffible
de l'appercevoir dans les autres , parce
qu'on ne les connoît pas affez bien , un
homme d'efprit peut le découvrir en
foi- même , en s'étudiant. Il verra com
ment font unies en lui des qualités oppofées
jufqu'à paroître incompatibles
comment il agit en quelques occafions
peu conféquemment à fes principes , o
à fa paffion dominante .
XXIV.
Je vis dans le monde , dit le Specta
teur Anglois , plutôt comme Spectateurdu
AOUST. 1759. 68
genre humain , que comme un individu de
la même espéce . Cette phrafe , prife à la
lettre , pourroit être fufceptible d'un
mauvais fens ; mais qui certainement ne
feroit point celui d'un homme auffi rempli
d'humanité que l'étoit M. Addiffon.
Il ne faut pas que le Spectateur des hommes
oublie qu'il eft homme. Ce feroit
le moyen d'être un Spectateur trop févere
, & d'ailleurs de ne tirer aucun fruit du
fpectacle.
Il faut être Spectateur de la Comédie
humaine , comme le font de la Comédie
proprement dite , un Acteur où un Auteur
qui vont au Théâtre pour y étudier
l'art de repréſenter ou de compofer des
piéces dramatiques , & non comme quelqu'un
, qui n'étant ni Acteur ni Auteur ,
ne va à la Comédie que pour fon amufement.
Il faut obferver les hommes
pour foi & pour eux- mêmes
; pour devenir
meilleur , & pour fe rendre plus capable
de les aider à le devenir auffi . L'étude
de l'homme , la plus curienfe de
toutes , ne doit pourtant pas être faite par
pure curiofité , & bien moins par malignité.
La fuite dans le Mercure prochain.
66 MERCURE DE FRANCE.
FRAGMENT fur les Bienfances , pris
du même Difcours que ceux des Mercures
précédens.
SI
·
I le Sage ne néglige point les
égards qu'il fe doit à lui - même , combien
plus eft il attentif à ne choquer
jamais par fes manieres les égards qu'il
doit aux autres Voyez la beauté & l'éclat
de cette pierre que l'art vient de
tailler avec foin ; rien ne peut égaler la
vivacité des feux qu'elle jette ; la lumière
s'y joue en mille manières différentes ;
elle la renvoye même plus vive & plus
brillante qu'elle ne l'a reçue de l'aftre
qui en eft la fource : mais voyez-la encore
telle qu'on la tire du fein de la
terre , à peine attirera- t-elle vos regards ;
elle n'offre rien qui puiffe la faire diſtin
guer ; elle attend pour briller à vos yeux
qu'une main habile ait fçu la polir & la
debarraffer de tout ce qui offufquoit fon
éclar. Ainfi fans des dehors prévenans &
aimables , fans la politeffe en un mot ,
les
qualités mêmes les plus précieufes de
l'efprit & du coeur peuvent être perdues
pour la fociété. Elle feule fçait faire paAOUST.
1759. 67
peut
foître la vertu aimable ; elle feule
la faire chérir & la rendre par- là utile
aux autres hommes.
Jamais on n'a eu de la politeffe des
idées plus fauffes que celles que l'on s'en
forme aujourd'hui. A la douceur , à l'affabilité
, aux égards , au langage naif du
coeur on a fait fuccéder l'affectation dans
les manières , & des proteftations frivoles
par lesquelles il femble qu'on foit convenu
de fe tromper mutuellement. La
politeffe eft une qualité du coeur ; elle
confifte dans une attention continuelle
de faire enforte que nous ne rendions
jamais les hommes avec lefquels nous
vivons mécontens de nous , ni d'euxmêmes.
C'est l'orgueil & l'intérêt qui rendent
la plupart des hommes polis ; ils font
flattés d'avoir dans les manières une certaine
nobleffe qui les diftingue des autres
hommes ; le même amour- propre qui les
porte à s'élever fans ceffe , les plie avec
facilité devant ceux de qui ils attendent
tour. La politeffe du Sage eft bien diffé
rente ; toujours généreufe & modeſte ,
elle n'eft que l'expreffion de fon amour
pour les hommes , & l'image de la douceur
de fon ame.
Nous fommes nés pour la fociété , &
68 MERCURE DE FRANCE.
c'eft une obligation indiſpenſable pour
le Sage d'y apporter toutes les vertus &
toutes les qualités qui peuvent la rendre
heureufe & agréable. Les hommes ne
peuvent point lire au fond de notre
coeur ; ils ne peuvent juger de nous que
par la politeffe que nous leur témoignons :
par elle l'aimable harmonie fubfifte dans
la fociété ; par elle tous les coeurs font
unis : elle nous oblige de cacher nos aigreurs
, de faire taire nos jaloufies & nos
haines , & d'obſerver encore avec des
hommes déjà indifpofés contre nous les
bienséances & les égards qui les empêchent
de s'aigrir davantage , & nous ramènent
infenfiblement les coeurs les plus
éloignés.
Les talens diftingués , les actions brillantes
ne nous attirent pas toujours de
la part des hommes cette eftime frivole
qu'ils refufent avec tant d'injuftice , qu'ils
accordent avec tant de caprice & de lé
géreté. Nous ne portons fur la gloire des
autres que des regards triftes & jaloux ;
& fi quelquefois un mérite éclatant nous
arrache des applaudiffemens & des louanges
, nous ne les donnons prefque jamais
qu'avec chagrin , & avec un retour fecret
fur nous- mêmes. La politeffe au contraire
a des droits toujours affurés fur le coeur ;
A OUST. 1759. 69
elle peut feule captiver cet heureux
amour des hommes , dont la paix , la
concorde font les fruits précieux.
Il y a des hommes fujets à avoir des
manières dures , féches , impolies ; les
graces qu'ils répandent ne devroient annoncer
que la bonté de leur coeur , &
fouvent elles ne font que de nouvelles
infultes. L'éclat de la grandeur & des
richeffes n'éblouit point les yeux du Sage,
lui qui a ofé apprécier les chofes humaines
& s'éclairer fur leur vanité. Parmi les
entraves fuperbes dans lesquelles les
grands font tenus , s'il apperçoit quelque
chofe qui puiffe tenter un coeur auffi
élevé , auffi noble & auffi généreux que
le fien , c'eft le pouvoir fi touchant de
faire des heureux. La politeffe qui accompagneroit
un bienfait le rendroit mille
fois plus précieux encore ; pourquoi me
forcer à l'oublier , pour ne m'occuper
que de la dureté avec laquelle on me l'a
accordé Et pourquoi enfin pouvant mériter
ma reconnoiffance & mon amour ,
me forcer à devenir ingrat malgré moimême
, & à ne trouver peut-être dans
les bienfaits que j'ai reçus que de nouveaux
motifs d'averfion contre la main
qui m'en a comblé ?
?
Toujours foigneux de cacher fes hu70
MERCURE DE FRANCE.
meurs
le Sage ne fe laiffe point conduire
au gré de fes caprices ; il femble
même n'emprunter fes humeurs & fes
goûts que des circonftances dans lef
quelles il fe trouve . Une triſteſſe affreuſe
s'eft emparée de votre coeur , & les pleurs
coulent de vos yeux ; ne craignez pas
que le Sage aille par une voie indifcréte
vous rendre encore plus vif & plus touchant
le fentiment de vos peines ; vous
le verrez s'occuper de vos triftes penfées,
partager vos douleurs & mêler ſes larmes
aux vôtres. Si au contraire dans les premiers
tranſports que vous caufe un bonheur
naiflant ou inefpéré , vous aimez à
voir répandue autour de vous la joie que
vous goûtez , une aimable & innocente
gaîté viendra animer fes traits & peindre
fur fon vifage le plaifir qu'il aura
fenti à vous voir heureux. La fortune
cruelle vient- elle de vous accabler , il
n'infultera point à vos malheurs , en étalant
à vos yeux fon opulence & fon fafte:
mais fa pitié généreufe , fa tendreffe compatiffante
vous aideront à foutenir avec
fermeté les revers funeftes que vous avez
éprouvés.
S'il y avoit des hommes pour lefquels
les bienséances que prefcrit la politeffe
puflent être indifférentes >
ce feroient
AOUST. 1759. 71
ceux furtout entre lefquels l'amitié a
établi une confiance fans bornes ; mais
quoiqu'ils puiffent peut être négliger certaines
bienféances que l'ufage a introduites
, la politeffe ne doit jamais être
bannie de leur commerce. Les hommes
ne font point amis pour être réunis par
l'intérêt , par le goût des plaifirs , ou
peut-être même par la conformité des
vices. La vraie amitié eft fondée fur la
vertu & croît par l'eftime. La politeſſe
qui cache nos défauts aux yeux de nos
amis nous fait paroître plus dignes d'eux,
& ne peut que refferrer les nouds qui
nous uniffent.
L'attention que nous avons à faire
enforte que les autres hommes foient
roujours contens de nous , fait auffi que
jamais nous ne les rendons mécontens
d'eux- mêmes. Le Sage ne prétend point
affervir avec tyrannie les efprits à fes
penfées ; fi quelquefois il combat nos
fentimens , c'eft avec une politeffe & une
modération qui fait que nous aimons
encore la vérité dans fa bouche , & que
nous nous y rendons fans qu'il en coûte
à notre amour- propre ; il n'a dans ſes
difcours & dans fes écrits ni une liberté
farouche , ni une fincérité trop choquante
jamais il ne fe permet ni la
72 MERCURE DE FRANCE.
fatyre qui offenfe , ni l'aigreur qui irrite,
ni la raillerie qui indifpofe .
Refpecter les moeurs , obferver les
égards que l'on fe doit à foi- même , ne
choquer jamais ceux que l'on doit aux
autres par l'impoliteffe de fes manières ;
voilà fans doute en quoi confiftent les
bienséances dont les devoirs font les plus
indifpenfables ; mais il en eft d'autres
encore qui font pour le Sage des loix
moins importantes il eft vrai , mais dont
cependant il ne doit jamais s'écarter ;
ce font celles qui font fondées fur les
ufages. Si dans le nombre de ceux que
les hommes ont reçus il s'en trouve qui
puiffent bleſſer les moeurs , le Sage ne les
fuivra point aveuglément ; tel qu'on voit
un rocher s'élever au milieu des ondes ,
& préfenter un front toujours inébranlable
aux coups de la tempête , il verra
de toute part autour de lui les hommes
emportés par le torrent , fans s'y laiffer
entraîner mais après avoir oppoſé à la
corruption des moeurs & des coutumes
une fageffe rigide & à jamais infléxible ,
il fe laiffera paifiblement aller au cours
des ufages qui ne feront qu'indifferens.
Je ne fçais quel attrait fecret de la vérité
fait envifager à des hommes finguliers
une forte de gloire à n'avoir rien de
commun
AOUST. 1739. 73
commun avec les autres hommes dans
la conduite de la vie. Le monde , il eſt
vrai , rit de leur folie , & punit de tout
fen mépris leur ridicule orgueil : il y a
bien de la foibleffe en effet à n'aimer à
ſe diſtinguer qu'en évitant de fe conformer
à des ufages que tous les hommes
obfervent , & qui n'ont rien de dangereux.
Vous pleurez fur un tombeau qui renferme
un objet cher à votre coeur , &
dont le fouvenir vivra éternellement dans
votre penſée : votre douleur profonde ,
je le fçais , n'a pas beſoin d'être excitée
par les marques extérieures de trifteffe
dont vous êtes environné mais n'allez
pas les quitter pour verfer des larmes
fous de vains ornemens qui ne font confacrés
qu'à la joie & aux plaifirs.
L'uſage a prefcrit & dans les expreffiens
& dans les manières, des bienséances
deftinées à honorer les Grands & les
hommes en place. Que puis-je penſer
de la liberté avec laquelle ce cinique
les brave ? finon qu'il defireroit dans fon
orgueil que tous les rangs fuffent confondus
, & qu'on bannit des fociétés la
dépendance & la paix qui marchent fur
Les
pas.
Les hommes font convenus de fe ren-
D
74 MERCURE DE FRANCE.
dre mutuellement des devoirs de poli
teffe , par lesquels ils ont voulu fe convaincre
des fentimens de bienveillance
& d'amour dont ils doivent être pénétrés
les uns pour les autres : fi ces fentimens
vous touchent fi vous en êtes
animés , vous aimerez à exercer des devoirs
dont la négligence feroit penfer
que vous n'avez pas cette politeffè intérieure
, la feule dont vous paroiffez faire
cas. Il ne feroit pas raifonnable de demander
fi pour fe faire entendre on doit
fe fervir des expreffions auxquelles les
hommes ont lié leurs penſées.
Un mépris généreux du monde vous at-
il porté à vous en éloigner ? Il vous eft
permis d'ignorer certains ufages qui y
font établis ; les hommes ne vous jugeront
pas d'après les fautes légeres qui
pourront vous échapper en ce genre :
mais fi vous vivez au milieu d'eux , vous
devez connoître les bienféances que l'on
y obferve ; elles n'ont fouvent , il eft vrai,
d'autre fondement que leur conformité
avec le génie & le goût de la nation qui
les a établies ; mais par cela feul elles ne
doivent être que plus propres à contribuer
aux agrémens de la fociété.
La mode même , cette fille légere de
l'inconftance & du caprice , le fage ne
AOUST. 17598 75
doit point affecter de la fuir. Si tous les
hommes étoient capables d'une certaine
élévation dans les penfées , s'ils n'étoient
point efclaves des préjugés , on pourroit
peut-être la négliger & méprifer fon frivole
empire : mais la plupart ne font gou
vernés que par
les fens ; la fageffe n'auroit
plus rien que de trifte & de rebutant
pour eux fi elle ne paroiffoit pas fous
des dehors parés des mains de la mode :
le fage fe trouve donc forcé de lui obéir,
de fe foumettre quelquefois à fes fan- .
taifies & de fe prêter à la foibleffe des
hommes , pour ne point paroître ridicule
à leurs yeux.
Ainfi la fagefle inftruit les hommes à
obferver les bienséances qui l'embéliffent
à leur tour. O vous donc qui êtes épris
de fa beauté & de fes charmes , & qui
n'avez trouvé qu'en elle les plaifirs purs
& fans tache , n'oubliez jamais qu'elle
ne peut fubfifter fans le refpect des moeurs.
Que votre modeftie force les autres hommes
à voir même fans jaloufie ce qu'il y
a de plus eſtimable en vous ; que
la pudeur
& fes droits vous foient toujours
facrés ; que l'impiété , le mépris des loix ,
la licence , foient à jamais bannis de vos
difcours & de vos écrits : que vo ; moeurs
ne préfentent jamais un contrafte cho-
D ij
26. MERCURE
DE FRANCE.
quant de toute votre perfonne avec vo
tre rang & votre âge : que votre politeffe
vous falle chérir des autres hommes , &
qu'elle rende inaltérable
l'union qui doit
être entr'eux & vous : que l'indécence
dans les manières , ou la folle vanité de
négliger les ufages reçus , ne vous offrent
jamais en fpectacle aux yeux d'une multitude
toujours aveugle : que votre fidélité
à remplir toutes les bienféances
infpire
aux hommes l'amour de la fageffe : qu'ils
apprennent
de vous qu'elle n'eft point
dure , intraitable
, farouche ; mais qu'au
contraire elle eft la fource de la décence,
de la politeffe & de toutes les vertus qui peuvent contribuer
au bonheur de la fociété.
LE mot de l'Enigme du Mercure précédent
éft l'Echo . Le mot du Logogryphe
François eft Converfation , dans lequel
on trouve corfet , ver infecte , vers
Poefie , cave ,
, cave , vin , Caton , van , Cars ,
carton , noce , fac , avis , rofe , vent , raifon,
tifon , converfion. Celui du Logogryphe
Latin eft Manus , dans lequel fe
trouvent anus , Mus , Mufa , & Numa,
A O UST. 1759. 77
ENIGMMEE..
DANSun pofte éminentoù mondevoir m'expoſe
A ce que la Nature a de plus inconftant,
Sans relâche , occupé d'un travail important ,
Je fuis du bien public- le mobile & la caufe.
Je préfide au deftin dés plus vaftes cités ;
C'eſt leur plus cher tréfor qu'en mon fein l'on
dépofe.
Peuples , dans vos calamités
C'est mon vol que vous confultez
Malheur à vous , fi je repoſe.
AUTRE.
Pour le moins auffi véridique
Que notre fameux Satyrique ,
Je nomme un chat un chat , & Life une laidron :
En vain Phriné me confulte fans ceffe :
Je rougirois de fa foibleſſe ,
Si Phriné rougiffoit ; mais , non-
Je lui dis , auffi pâle qu'elle ,
Non , Phriné , vous n'êtes point belle.
Pour dernier trait de mon pinceau ,
Je fuis Peintre , toile & tableau.
!
Dij
78 MERCURE DE FRANCE.
LOGO GRYPHE.
LECTI FCTEUR , je fuis connu de toi ;
Mais je me cache ; trouve- moi.
Onze pie Is réunis compofent ma ftructure.
Par quatre , mon front ſourcilleux
Semble s'élever jufqu'aux Cieux ;
Par trois , mon nom eſt une injure.
Là , je fuis une Ville , & là , ce Roi fameux
Qui , Vainqueur de Nyfus , aux rives de l'Egée ,
Vengea fur les Grecs malheureux
La mort de fon fils Androgée.
Selon gens à grave maintien
Je parcours dans une minute
Des milles : ils difent combien ;
Bien hardi qui le leur diſpute ,
Car moi-même je n'en fçais rien..
Sans moi , bon ſoir à l'harmonie
Sans moi , bon foir à la beauté ,
Et bon foir au Peuple d'Afie ,
Qui dans le néant fût refté ,
Et n'eût jamais reçu la vie.
"
AOUST. 1759. 79
LOGO GRYP HUS.
NIL erimus , totas fivis exiftere partés ;
Omnia , fcinde caput , Lector amice fumus.
ALTER.
INTEGRUM , Agricolæ timeant me ; tollere collum
Si velis , Lector , tunc te ipfum cernere fas eft.
"
LA CHASSE DE L'ENNUI,
Ꭰ
CHANSON.
Du charmant Pays de cocagne
Si fameux en productions ,
Généreux ami , ta campagne
Réalife les fictions.
Mêts friands dans ces lieux abondent ,
Les meilleurs vins nous font acquis ;
Et les Graces qui te fecondent
Nous les font trouver plus exquis.
Amour , jeu , chaffe , promenade ,
Danfe , mufique & rares voix ,
Rien n'y manque ; & fans gafconade
De tous plaifirs on a le choix .
Div
80 MERCURE DE FRANCE
Qu'ici chacun ſe fatisfaſſe ,
Sans rien afurper fur autrui ;
Pour moi , je fuis fou de la chaffe,
Mais de la Chaffe de l'Ennui.
Le chagrin eft ma bête noire,
Et je la pourfuis à grands pas ;
A force de rire & de boire
Je la déniche d'un repas.
Taifez-vous fanfares bruyantes ,
Un verre eft mon cor favori .
Contes joyeux , chanſons riantes ,
Voilà mes tayaux & mon cri
Oui , des bois le rude exercice
Eft doux aux bofquets de Cypris ,
Poarvu qu'en cette aimable lice
Cherchant à prendre l'on foit pris.
Par M. DUVIGNAU, air & paroles.
C
AOUST. 1759 .
81
ARTICLE II.
NOUVELLES LITTERAIRES.
MELEZIN DE , Pièce en trois Ades
& en vers , par M. le Beau de Schofne.
Repréſentée pour la première fois à la
Comédie Italienne le 7 Août 1758 9
& imprimée à Paris chez Prault , Quai
de Conti , à la Charité,
J'A1 donné une idée de cette Pièce
dans fa nouveauté ; mais je ne l'avois pas .
fous les yeux. Je vais en rappeller le plan
& tâcher par quelques exemples d'en faire
connoître le ftyle .
Zarès époux de Melezinde , exilé de la
Cour , a fçu que Selime fon beau-pere a
été nommé Gouverneur d'une Ifle , & que
Melezinde l'y a fuivi. Il s'eft rendu fui--
même dans cette Ifle , mais inconnu &
déguifé . Il a follicité la place de Grand→
Prêtre. Je fçavois , dit- il ,
Je fçavois que cet or dont la foif nous égare
Voit ramper dévant lui le fceptre & la tiare..
Avec profufion il tomba de mes mains
On me vendit le droit de tromper les humains.
Dx
82 MERCURE DE FRANCE.
Soupçonneux & jaloux il veut éprouver
l'amour & la vertu de Melezinde.
Ah ! fije n'étois plus , on verroit Finfidelle:
Abjurer les fermens d'une ardeur immortelle ,
Et par de nouveaux noeuds confacrant ſes tranſ❤
ports ,
Dans le fein des plaifirs étouffer les remords..
Pour s'en éclaircir il ordonne à Orof
min fon confident de répandre le bruit
de fon trépas.
Dans le fecond Acte il demande comment
fa femme a reçu cette nouvelle , &
Orofmin lui répond ::
Des plus vives douleurs fes yeux portent l'em
preinte ,
La pâleur de la mort für fon vifagé eft peintes.
Mais ce n'eft pas affez pour lui..
Crois tu que mon trépas puiffe affez la toucher
Pour lui faire affronter les horreurs dù bucher?:
En effet Melezinde eft réfolùe à fuivre
fon époux chez les Morts. Son pere moins
fuperftitieux qu'elle veut en vain l'en dif
fuader..
Quoi ! tu peux méditer ce cruel facrifice ?
MELEZIN.DE..
Un précepte facré veut que je l'accompliffe .
Un.fi: noble trépas à mes yeux eft.bjen doux
A O UST. 1759: 83
Et je ferois indigne & du jour & de vous ,
Si je fermois mon ame à des loix révérées,
Par l'ufage & le temps à jamais confacrées.
Son pere après avoir combattu la fuperftition
, oppofe l'amour à l'amouf
même , & la fin de cette fcène eft dialogué
avec chaleur.
SELIME.
Ecoute Melezinde , & fors enfin d'erreur.
Crois -tu que cet époux dont la flamme im
mortelle
Survit à fon trépas dans la nuit éternelle ,
Puiffe voir fans horreur un bucher allumé
Détruire les attraits qui l'avoient enflammé?
Ce ſpectacle eft affreux , & je fens par moi- même
Qu'il doit être accablant pour un époux qui t'aime,
MELEZINDE.
Mais de quel oeil autfi verroit- il que mon coeure
En confervant mes jours oubliât fon ardeur ?
De quel oeil verroit- il fon épouſe infidelle
S'expofant à la voix du plaifir qui l'appelle ,
D'un monde féducteur chérir les vains attraits ,
Lorſqu'au fond de la tombe il les perd pour
jamais ?
Non , non , je n'aurai point ce reproche à me faire ,
Je rejoindrai l'objet qui feul a fçu me plaire.
Ceffez enfin , Seigneur , de contraindre mes voeux ,,
Chaqueinstant retardé rend mon fort plus affreux..
Divj
84 MERCURE DE FRANCE.
SELIME.
Le préjugé t'égare , il te rend inflexible.
Aurois -tu pour la vie un horreur invincible
MELEZLN.DE.
En la perdant , Seigneur , on perd peu de momens..
Nos jours ne font qu'un point dans l'abîme des
temps.
Tôt ou tard nous ferons privés de la lumiere.
Et puifque nous devons finir notre carriere ;
Puifqu'un ordre éternel nous conduit chez les
morts ,
Que j'y defcende au moins fans trouble & fans
remords.
Le jour m'eft odieux & mon ame l'abhorre
Depuis qu'il ne luit plus pour l'époux que j'adore.
Jeveux mourir pour lui , ne m'en détournez pas.
SELIME.
Suis donc l'aveuglement qui te mène au trépas,
Barbare , & n'écoutant qu'un farouche courage ,
Meurs , abandonne un pere appéfanti par l'age
Un ami dont les pleurs ne peuvent te fléchir.
MELEZIN DE.
Vous me percez le coeur , mais je dois obéir.
SELIME.
Ah ! par pitié du moins arrache- moi la vie ,
Heureux qu'avant la tienne elle me fait ravie
Je bénirai le coup que portera ta main ! ...
Me pourrai-je amolir fon courage inhumain ?
AOUST. 1759.
8
Má fille , à tes genoux vois le plus rendre pere :
Peux-tu fans cruauté rejetter fa prière ?
Peux-tu lui refuſer des jours que tu lui dois ?
De la nature en toi n'étouffe point la voix .
MELEZINDE.
Ah mon pere ! ceffez d'ébranler ma conftance ;
Vos Loupirs fur mes fens prennent trop de puif
fance.
Au plus faint des devoirs ils pourroient m'arracher.
SELIME.
Que je ferois heureux s'ils pouvoient te toucher ,,
Sije pouvois fur toi remporter la victoire. ! .
Laiffe -toi vaincre.
MELEZIN DE.
Non , je me dois à ma gloires.
Je m'arrache en fuyant au pouvoir de vos pleurs
( Ellefort:) SELIME.
Oſuperſtition ! tu renverfes nos moeurs ;
Ton empire cruel , tes preftiges barbares
Arrachent la pitié des coeurs dont tu t'empares.
Selime a recours au Grand- Prêtre , &
le conjure de s'oppofer à la réfolution de
Melezinde . Zarès répond qu'il ne lui eſt
pas poffible , il promet feulement de
différer le jour du facrifice . Encore une
autre épreuve , dit- il , & je vais être heu
reux. Cette épreuve eft de fçavoir fi Me
lezinde fe dévoue par un vain defir de
86 MERCURE DE FRANCE
gloire ou par amour pour fon époux. If
fui parle , il voit que l'amour feul la conduit
fur le bucher ; il eft prêt à fe faire
connoître , mais il fe retient & diſſimule
encore pour pénétrer les plus fecrets replis
de fon ame.
Ne facrifiez pas le plus heureux deftin
Aux foibles fentimens d'un amour incertain.
Vos charmes font à peine à leur premiere aurore,
Les amours près de vous peuvent renaître encore.
Il lui propofe enfin de s'unir à lui .
Vous fçavez que l'hymen d'un Sacrificateur
Arrachant au bucher une Veuve qu'il aime
La couronne à jamais d'une gloire ſuprême.
Melezinde qui prévoit que l'amour du
Grand - Prêtre va feconder la tendreffe
de fon pere , & s'oppofer à fon trépas ,
feint de balancer fur le parti qu'elle doit
prendre. Et Zarès qui croit l'avoir diſſuadée
, fort furieux & défefpéré. Au commencement
du troifième Acte , il reçoit
un billet de Zemire , efclave de Melezinde.
Cette eſclave lui apprend que Melezinde
a changé de deffein , & confent
à époufer le Grand -Prêtre. Pour moi,
ajoute Zemire ,,
A Zima mon époux je veux me réunir ,
» je vais me rendre auprès du Temple , &
AOUS T. 1759. 87
rous attends pour me dévouer. Vous
»feul fçaurez mon fort , & le voile dont
» je ferai couverte va me cacher à tous
» les yeux.
La fidélité d'une efclave comparée à
l'infidélité de Melezinde , redouble l'indignation
de Zarès. Qrofmin a beau vou--
loir l'appaifer , il fe plaint d'avoir trop
vêcu , il veut fe bannir de ces lieux qu'il
bhorre ; il n'eft retenu que par le facriice
de Zemire. La victime fe préfente , le
ond du théâtre s'ouvre ; on y voit le bu
her , les Miniftres du Temple , les Sacri
icateurs , & quelques femmes du Pays qui :
Iccompagnent la victime : elle eft couverte
d'un voile , & le Grand-Prêtre qui
a prend pour Zemire , lui adreffe ces:
paroles::
De la fidélité refpectable victime ,
Objet de notre hommage , ô Veuve magnanime ??
ipprochez & venez dans ces lieux révérés
tecevoir les honneurs qui vous ſont préparés. »
(aux Sacrificateurs ..)
Jes volontés du Ciel habiles inter prêtes ,.
vous qu'il a choifs pour célébrer nos fêtes,
Formés tous à l'envi le plus touchant accord ,
Billipes par vos fons les terreurs de la mort 3 :
Et que de vos accens lá douceur réunie
Nous retrace dès Dieux la céleſte harmonie,
88. MERCURE DE FRANCE.
(On joue une fymphonie que le Grand- Prêtre
interrompt. )
Miniftres des Autels fufpendez vos concerts }
Prêt à jouir des biens qui lui vont être offerts ,
Ce coeur impatient contre vos fons murmure :
Its ne font qu'éloigner la félicité pure ,
Que retarder encor le bonheur qui l'attend :
Vous ne fçauriez trop tôt en avancer l'inftant..
( Il lui donne une couronne de laurier. )
Recevez ce laurier dont ina main vous couronne :
C'eſt le prix de l'honneur , la vertu vous le donne.
(Il l'orne de guirlandes . )
Prenez
pour ornement ces guirlandes de fleurs,
Notre eftime n'a point de préfent plus flatteurs
Nous les avons reçus des mains de la Nature,
Nous les offrons aux Dieux , qu'ils foient votre
parure.
Commencez à jouir de la felicité,
Et des honneurs rendus à la Divinité.
Vos defirs généreux , votre vertu fidèle
Vous mettent audeſſus du rang d'une mortelle.
Votre amedès ce jour prend'fon vol vers les Cieur,
Vos cendres pour leur tombe auront l'Autel des
Dieux.
Tels font les dignes fruits dûs à votre conſtance,
N'en'differez donc plus l'heureufe jouiffance..
Des terreftres liens courez vous détacher
Yenez , marchez fans crainte, & yolez au bucher.
AOUST. 1759.
89
Comme il la conduit au bucher , Seli→
me pere de Melezinde , accourt , menace
le Grand- Prêtre , lui apprend que
c'eft Melezinde elle - même qu'il alloit
facrifier , & le voile écarté achève de
l'en convaincre . Zarès tranſporté de joie
ôte fa tiare , fa fauffe barbe , & Melezinde
reconnoit fon époux.
Il y a dans cette Piéce de la chaleur
& de l'intrigue ; mais avec un Sujet trèspathétique
elle manque d'intérêt . La raifon
en eft que l'objet de la fidélité de Melezinde
eft un perfonnage odieux dans
nos moeurs. La curiofité de Zarès nous
femble révoltante ; fon obftination à
éprouver fa femme nous fait fouhaiter
fi
qu'il en foit puni. Un mari qui porte
loin la prétention d'être adoré , qui ne
compte pour rien l'amour de fa femme ,
fi dans le facrifice qu'elle fait de fa vie il
fe mêle quelque defir de gloire , & qui
lui fait un crime inexcufable d'héfiter entre
les horreurs du bucher & les honneurs
d'un hymen qui la difpenfe de ce
devoir affreux ; ce mari n'eft rien moins
que digne à nos yeux du facrifice qu'il
exige , & dès -lors ce facrifice ceffe de
nous intéreffer. Il eft des moeurs que nous
adoptons ; mais celles qui révoltent la
nature manquent toujours de vraiſem
90 MERCURE DE FRANCE.
blance il n'y a pas une Françoife qui ,
dans l'illufion du fpectacle , fe mette
à la place de Melezinde . D'ailleurs le
théâtre où cette Piéce a été jouée , n'eft
pas celui du pathétique ; les Acteurs n'y
font pas exercés à ce genre de déclamation
, & les fcènes d'Arlequin achevent
de refroidir l'action par un mélange
de bouffonnerie & d'héroïfme qui ne peut
être que choquant . Tout cela prouve que
le fuccès théâtral de cette Piéce a dû être
audeffous de fon mérite littéraire. Je ne
fçai cependant fi M. le Beau de Schofne
ne pouvoit pas éviter dans l'intrigue de
fa Piéce ce qui en eſt le défaut capital ;
je veux dire s'il ne pouvoit pas donner
à Zarès un caractère moins révoltant
peut
être même auffi intéreffant que celui
de Melezinde. Suppofons que l'arrêt de
profcription de Zarès n'eft point révoqué,
fuppofons que c'eft le Roi qui a fait ré
pandre le bruit de fon trépas , pour réduire
Melezinde au choix de fe donner à
lui , ou de fe dévouer au bucher ; que
Zarès ne voit Melezinde qu'en préſence
du Roi lui-même ; qu'il eft obligé de
lui parler le langage d'un Prêtre ; qu'il eft
témoin des inftances & des moyens de
féduction qu'on employe auprès de fon
époufe ; que Selime a recours à lui pour
AOUST. 1759. 91
l'engager à diffuader fa fille de la réfolution
de mourir ; que Zarès attendri fe
fait connoître de Selime , & qu'ils frémiffent
l'un & l'autre du danger qui les
menace fi Zarès fe fait connoître ; que le
Roi ne doutant pas que Melezinde ne
oit effrayée de l'appareil du facrifice , en
reſſe lui-même l'inftant ; que Melezinde
e préfente au bucher ; que Zarès ne peut
è réfoudre à laiffer périr fa femme ; qu'il
éclare au Roi que l'époux de Melezinde
ft vivant , & que ſe voyant accuſer d'imofture
, il fe fait connoître & demande
i mort ; que le Roi fe laille fléchir , paronne
à Zarès , & lui rend Melezinde.
Ces idées vagues peuvent avoir dans
'exécution des inconvéniens que je ne
révois pas ; mais c'eſt aſſez pour moi
u'elles donnent lieu à l'Auteur de réfléhir
fur ce qui manque à fon ouvrage. Le
evoir d'un Critique n'eft pas feulement
fobferver ce qui lui paroît défectueux ,
nais d'indiquer s'il eft poffible les moyens
te rectifier ce qu'il défapprouve.
A la fin de cette Piéce on a imprimé
quelques morceaux de Poefie du même
Auteur , entr'autres deux petits Poëmes,
'un fur l'Harmonie , & l'autre fur les
Dangers de l'Amour.
Le plan du Poëme fur l'Harmonie eft
92 MERCURE DE FRANCE.
bien fait : l'idée n'en eft pas neuve , ma
elle eft fimple & naturelle , & la Pock
pouvoit l'embellir.
du
Je n'examine point fi ce qu'on appel
Harmonie dans l'Univers, c'eſt- à-dire l'o
dre & l'enchaînement des parties , l'équ
libre des forces , la circulation réguliè
mouvement , a quelque rapport nat
rel avec l'harmonie muficale , & fi l'on
eu tort ou raifon de donner pour me
à la mufique cette harmonie univerfell
le Poete en le fuppofant n'a fait que
prévaloir de l'opinion reçue , & ce
le droit de la fiction.
La Mufique fille de l'harmonie , a
naiffance , dit-il , chez les bergers .
Tendres échos , fecrets dépofitaires
Des chants nouveaux de ces lieux folitaires
Empreffez-vous de nous les révéler ;
Retracez-nous ces précieufes larmes ,
Ces pleurs touchans que l'on voyoit couler,
Lorsqu'une voix , par d'invincibles charmes ,
Ebranloit l'ame , y portoit le defir ,
Et l'enchaînoit par l'attrait du plaifir.
La Mufique fut appellée au fein de
villes & au milieu des cours , elle y opér
des prodiges ; mais ces prodiges font for
blement décrits par le Poëte.
AOUST 1759. 93
Dans la fuite , la Mufique négligée ne
prit fon ancien éclat qu'en s'affociant à
Poefie. Cette union femble annoncer
s peintures brillantes & variées , mais
es demandoient un travail que l'Auur
n'y a pas mis.
La Poefie fière de fes fuccès le détache
la Mufique ; elle cherche & trouve
as la fiction de quoi fe fuffire à elleme
: tout s'anime fous fes pinceaux.
M. le Beau de Schofne avoit à éviter
cueil de la reffemblance avec un très
Fendroit de l'Art poëtique de Boileau ;
is l'allégorie lui préfentoit affez d'aus
exemples que ceux dont Boileau s'eſt
S
vi.
Le Poëte , dit- il , voit toute la nature
imée , tout fe peint à lui fous des ima
fenfibles .
Si les attraits d'une beauté touchante
Charment fes yeux & troublent fa raiſon ,
Il reconnoit la coupe féduifante
Où les amours lui verſent le poiſon.
Les fons flatteurs de l'objet qu'il admire
Sont des liens où fon coeur eft furpris ,
Et la douceur de fon divin fourire
.Eft le carquois de l'enfant de Cypris.
Ce délire du Poëte charme les ennuîs
94 MERCURE DE FRANCE
de la vie & en adoucit les malheurs.
Heureux Milton , digne émule d'Homère ,
Quand l'Eternel vint obſcurcir tes yeux ,
Il te voila les objets de la terre
Pour t'expofer les merveilles des Cieux.
On voit que la carrière étoit vafte , &
il me femble que l'Auteur n'y a jett
qu'un coup d'oeil vague & diftrait. L
négligence de fon ftyle annonce qu'il
fait trop peu de cas d'un Sujet qui étoi
fufceptible dans fa fimplicité de toute
les richeffes dé la Pocfie.
Le plan du Poëme fur les Dangers
'Amour n'eft pas auffi heureufement t
cé. L'origine , les progrès , les ravage
de l'Amour , rien n'y eft penfé philofo
phiquement , rien n'y eft peint avec
chaleur & le coloris de la Poefie. Il y
cependant quelques morceaux qu'on
avec plaifir. Le Poete dit de l'Amour
Dès qu'il fut Dieu , fon coeur lâche & perfide
Tirannifa fes plus zélés fujets,
Et la fureur de fon bras parricide
Tourna contre eux la pointe de ſes traits;
Et toutefois fous fa loi fouveraine
Tous les mortels avec joie engagés ,
Vantoient encor , accablés par leur chaînes,
AOUST 1759:
95.
Les fers honteux dont ils étoient chargés.
Dans tous les coeurs une coupable yvreffe
Empoifonna les amoureux defirs ;
Le fentiment & la délicateffe
Nefurent plus arbitres des plaifirs.
Mais dans une allégorie tirée du fyfême
de la Fable , l'exemple de Salomon
celui de Henri VIII . Roi d'Angleterre
Dans des jours même ou la Grace-féconde
un Diea Sauveur dictoit partout la loi,
Ce mêlange du facré avec le prophane
e paroît , dis-je , fort déplacé.
En général les morceaux que M. le
au de Schofne a écrit avec foin dans
elezinde , prouvent que ces deux petits
bemes & fes autres Piéces fugitives ne
nt que de foibles effais de fon talent
our la Poëfie.
96 MERCURE DE FRANCE.
ACTES de notoriété donnés au Châtelet
de Paris , fur la Jurifprudence & les
ufages qui s'y obfervent ; avec des notes
: ouvrage annoncé dans le Mercure
précédent.
Ilne doit y avoir rien d'arbitraire dans
les décifions des Tribunaux chargés de
rendre la juſtice. Cependant la loi n'a pú
tout prévoir , & il eſt des cas particuliers
où fes difpofitions ne peuvent avoir d'ap
plication directe & précife. Alors les Tribunaux
fe font des principes & des ufages
conformes à l'efprit de la loi : mais c'eft
peu que ces ufages , que ces principes
foient pris dans l'exacte équité , il faut
encore qu'ils foient connus ; ( car tout ce
qui fait loi doit être promulgué comme la
loi ) & il n'y a que les Actes de notoriété
qui puiffent leur donner l'autenticité qu'ils
exigent. Ces Actes font les réponſes des
Tribunaux fur differens points de Juri
prudence fur lefquels on demande leurs
décifions. Ils ont pour objet de conftater
la Jurifprudence des Siéges dont ils éma
nent ; ce feroit donc un travail important
que de recueillir ceux de tous les Tribu
naus
AOUST. 1759. 97
naux du Royaume , & M. Denifart Auteur
de l'ouvrage que j'annonce , s'étonne
avec raifon que perfonne encore ne l'ait
entrepris .
» Un Anonyme a raffemblé quelquesuns
des Actes de cette nature donnés
» au Châtelet de Paris , dans le tems que
" M. le Camus étoit Lieutenant Civil ,
» & les a fait imprimer en 1709 ; mais
» il a lui - même averti que fa Collection
» n'étoit pas complette ».
Cette premiere édition étant épuisée ,
M. D. a cru qu'il étoit de l'avantage du
Public de lui donner un Recueil plus
complet de ces Actes : » Il eſt d'autant
plus précieux , dit - il , que la plupart
» des Actes qu'il comprend développent
» parfaitement les principes & les ufages
» du Châtelet, ſur les points pour lesquels
» les Ordonnances & les Coutumes n'ont
point de difpofitions. Son utilité ne fe
>> bornera pas feulement au reffort de la
» Coutume de Paris ; les Tribunaux des
Pays coutumiers le confulteront fans
» doute auffi , puifqu'ils regardent avec
" raifon la Coutume de Paris , ( à laquelle
» je crois que ce Recueil peut fervir de
Supplément ) comme la mere de toutes
» les autres.
M. D. a mis tous fes foins à rendre
E
98 MERCURE DE FRANCE.
cette édition auffi complete & auffi exacte
qu'il étoit poffible ; & comme les Actes
de Notoriété ne font donnés que fur
les points pour lefquels on les demande ,
il y a fuppléé par des notes détaillées relatives
aux matieres qui en font l'objet.
Enfin , fans rien retrancher du Recueil de
1709, il y a joint les Actes donnés fous M.
le Camus & fes Prédéceffeurs , qui n'ont
pas été compris dans ce premier Recueil ,
& nombre d'autres Piéces importantes
dont quelques-unes fe trouvent ailleurs ,
mais dont plufieurs étoient oubliées.
Il ne m'appartient pas de prononcer
fur le mérite de cet Ouvrage , mais je vois
en le parcourant , qu'il roule fur ce qui
intéreffe le plus la fortune des Citoyens ,
la fûreté des poffeffions & la tranquillité
des familles , objets fur lefquels il me
femble que l'on n'eft pas affez inftruit,
L'ignorance fait peut -être plus de procès
que la mauvaiſe foi.
AOUST. 1759. 99
INSTRUCTION pour les Ventes des Bois
du Roi ; Ouvrage annoncé dans le Mercure
précédent.
C'EST EST d'après les Mémoires de MM .
de Froidour & de S. Yon , & particuliè
rément d'après le Traité des Ventes de
M. de Froidour dont M. Berrier Avocat
au Parlement vient de donner cette Edition
nouvelle , que M. Colbert dreffa la
belle Ordonnance de 1669, fur la matiere
des Eaux & Forêts ; les articles de cette
Ordonnance appartiennent donc effentiellement
à cet ouvrage fur lequel elle
a été rédigee , & M. Berrier a cru devoir
les ajouter au texte , en forme de
nõtes , ainſi que les titres des anciennes
Ordonnances concernant le même objet.
Quoique les définitions de M. de Froidour
foient claires & juftes , elles fuppofent
pour la plupart une connoiffance des
termes que n'a pas le cominun des Lectears
. M. Berrier y fupplée par des notes
explicatives : ce qui fait du Traité de M.
de Froidour un ouvrage élémentaire , en
même temps que l'application des titres
de l'Ordonnance en fait un Traité d'étude
E ij
100 MERCURE DE FRANCE.
complet. Ce qui m'a fait dire en l'annonçant
qu'il étoit également utile aux Particuliers
& aux Officiers de Judicature .
Il eft divifé en deux Parties ; la premiere
en deux Chapitres , dont l'un traite
de la différence des bois qui peuvent être
en vente , & l'autre des moyens de mettre
les bois en valeur & d'en bien régler
les coupes ; la feconde , en quatre Chapitres
, traite des formalités requifes pour
les ventes & adjudications des bois du
Roi. 1 , Par qui & en vertu de quels titres
les ventes & adjudications doivent
être faites. 2. ° De ce qui doit précéder la
vente & adjudication des bois. 3. De ce
qu'on doit obferver dans l'adjudication.
4. De ce qui doit la ſuivre,
O
Les notes de M. Berrier ne ſe bornent
pas à expliquer le texte de M. de Froidour
, elles en font quelquefois la critique
, & marquent les exceptions & les
modifications qu'on a faites aux régles
établies. Enfin pour rendre plus fenfiblesquelques-
uns des objets dont il eft parlé
dans cet ouvrage , on y a joint des Planches
qui les repréfentent. En tout , l'ouvrage
de M. de Froidour très - eftimé far
lui-même , me femble avoir gagné beau
coup dans les mains de fon Editeur.
AOUST. 1759. ion
SUITE DES MÉLANGES DE LITTÉRATURE.
ESSAIfur lesElémens de Philofophie oufur
les principes des connoiffances humaines.
CET Effai dorit on voit les germes dans
Τ
l'article Elémens de l'Encyclopédie , eft le
morceau le plus confidérable de la nou-.
velle Edition de ces Mélanges. L'impor
tance du føjet & la maniere noble , fage
& hardie dont il eft traité , méritent
qu'on s'y arrête ; le ton de Philofophie &
le caractere d'efprit de M. Dalembert ne
fe montrent dans aucun de fes ouvrages
plus fenfiblement que dans celui- ci
Cet Ecrivain célébre comme ncepat
une obfervation affez finguliere : il remar
que que depuis environ 300 ans la Nature
avoit deftiné le milieu de chaque fiécle à
être l'époque d'une révolution dans l'efprit
humain. La prife de Conftantinople dans
le milieu du quinziéme amena des Sçavans
diftingués en Italie , & y fit revivre les
Lettres. La réformation ranima l'émulation
& l'étude de toutes les Sciences vers
le milieu du feiziéme ; Defcartes donne
une nouvelle face à la Philofophie au mi-
E iij
102 MERCURE DE FRANCE.
lieu du dix - feptiéme ; & pour peu que l'on
confidére avec des yeux attentifs le temps
où nous vivons , il eft aifé d'appercevoir
qu'il s'eft fait dans nos idées un changement
rapide & fenfible qui femble en
préparer un plus confidérable encore . Ces
révolutions de l'efprit humain , ces efpéces
de fecouffes qu'il reçoit de temps
en temps de la Nature , font pour un
Spectateur Philofophe un objet agréable
& furtout inftructif ; il feroit donc à fou
haiter, pour le progrès des Sciences , que
nous en euffions un tableau exact à chaque
époque le plan de l'Encyclopédie
a été formé dans cette vue ; mais il feroit
poffible de rendre ce grand ouvra
ge d'une utilité plus générale & plus ferr
fible , il feroit très-important de réunir
& de rapprocher les vérités effentielles
qu'il contient dans des élémens de Philofophie
qui ferviroient comme d'introduction
à l'Encyclopédie ; c'eft ce que
M. Dalembert femble promettre d'exé
cuter un jour dans un ouvrage dout
Peffai qu'il publie aujourd'hui n'eft , ditil
, qu'une espèce d'efquiffe ; mais c'eſt une
efquiffe de main de Maître, & dont le fuccès
doit encourager cet Écrivain célébre
à remplir ce plan dans toute fon étendue.
La Philofophie n'eft autre chofe que
AOUST. 1759 . 103
12
l'application de la raifon aux différens
objets fur lefquels elle peut s'exercer.
» Des élémens de Philofophie doivent
» donc contenir les principes fondamen-
» taux de toutes les connoiffances humai-
» nes ; or ces connoiffances font de trois
" efpéces ou de fait , ou de fentiment ,
» ou de difcuffion . Cette derniere espéce
» feule appartient uniquement & par
» tous fes côtés à la Philofophie , mais
» les deux autres s'en rapprochent par
» quelques unes des faces fous lefquelles
on peut les envifager. Il n'y a » a qu'un »
feul genre de connoiffance qui ne doive
point entrer dans des élémens de Philo
fophie ; ce font les vérités qui tiennent à
la révélation . La Philofophie les refpecte,
& ne peut fe permettre en matiere de
Religion que la difcuffion des motifs de
notre croyance.
Après avoir fixé les différens objets qui
appartiennent à des élémens de Philofophie
, M. Dalembert expofe les rapports:
que ces objets ont entr'eux & l'ordre
qu'il faudroit fuivre dans leurs diftributions.
Si les vérités préfentoient à notre
efprit une chaîne continue , il n'y auroit
point d'élémens à faire ; on remonteroit
fans peine d'une vérité à toutes les autres
; mais cette chaîne eft rompue en
E iv
104 MERCURE DE FRANCE.
mille endroits quelles font donc les vêrités,
qui doivent entrer dans des élémens?
» Il y en a de deux fortes, répond
M. Dalembert ; « celles qui forment la
ور
tête de chaque partie de la chaîne , &
» celles qui fe trouvent au point de réu-
» nion de plufieurs branches. » Les vérités
du premier genre font celles qui ne
dépendent d'aucune autre & qui n'ont de
preuves que dans elles - mêmes ; mais i
ne faut pas croire que M. Dalembert
veuille ici parler des axiomes qu'on fe
donne la peine d'expliquer fi gratuitement
dans la plupart des ouvrages élémentaires.
Ces axiomes ne préfentent que
des vérités ſtériles & frivoles , qui n'éclairent
point & égarent fouvent par les
fauffes applications qu'on en fait.Les vrais
principes d'où l'on doit partir dans chaque
fcience , doivent être des faics fimples
& reconnus , qui n'en fuppofent point
d'autres , & qui foient indépendans de
toute hypothèſe particulière , tels que les
proportions de l'étendue en Géométrie ,
l'impénétrabilité en Méchanique , &c.
M. Dalembert après avoir indiqué les
procédés qu'il falloit fuivre dans le choix ,
le développement & l'énonciation des
principes fondamentaux de chaque fcience
, fait lui-même l'application de fa
A O UST. 1759 . 105
méthode fur les différens objets qui doivent
former un corps complet de Philofophie
élémentaire .
La Logique eft l'inftrument général
de toutes les fciences ; elle eft donc la
premiere qu'on doive traiter dans les
élémens de Philofophie , & en former
comme le frontispice & l'entrée . Mais
la Logique ne confifte ni dans cet amas:
ridicule & fcolaftique de formules inintelligibles
, ni dans l'appareil géométri
que qu'ont affecté plufieurs Philofophes
modernes dans des ouvrages peu fufcep
tibles de démonftrations . Déterminer
avec foin le fens des termes , décompo
fer & fimplifier autant qu'on peut les
objets , fuivre leurs rapports , remonter
par degrés continus d'une vérité à une
autre , & obferver exactement leurs dépendances
mutuelles ; voilà à quoi ſe
réduit la Logique. » Pour comparer des
" objets éloignés , on fe fert de plufieurs
» objets intermédiaires : il en eſt de mê-
" me quand on veut comparer deux où
" plufieurs idées. L'art du raifonnement
» n'eft que le développement de ce principe
& des conféquences. qui en réful-
» tent. »
L'art de conjecturer eft une branche de
la Logique : c'est l'art de ſuppléer par des
E-v
106 MERCURE DE FRANCE.
à-peu- près à des déterminations rigoureu
fes , & de fubftituer les probabilités aux
preuves dans les cas où l'on ne peut atteindre
à une certitude entiere , ou du
moins s'affurer d'y être parvenu.
M. Dalembert fait fuccéder la Métaphy
fique à la Logique , & cet ordre eft trés
naturel. « Nos idées font le principe de
» nos connoiffances , & ces idées ont
» elles- mêmes leur principe dans nos fen
» fations. La génération de nos idées ap
» partient à la Métaphyſique , c'eſt un de
fes objets principaux & peut-être de
» vroit- elle s'y borner. Prefque toutes les
33
autres queſtions qu'elle fe propofe font
» ou infolubles ou frivoles ; elles font l'a-
» liment des efprits téméraires ou des
" efprits faux. » M. Dalembert ne rétrécit
fa fphère de la Métaphyfique que pour
rendre fes recherches plus folides & plus
utiles. La cauſe productrice de nos idées ,
la maniere dont nous acquérons la notion
de l'exiſtence des objets extérieurs , l'exiftence
de Dieu , Fimmortalité & la fpiritualité
de l'ame , voilà des fujets bien di
gnes d'exercer & d'occuper entièrement
le Métaphyficien le plus profond & le
plus laborieux. M. Dalembert jette fur
ces grands objets des idées générales qui
n'ont befoin que d'être développées pour
former un corps de doctrine auffi complet
A O UST. 1759. 107
que l'obſcurité de la matiere peut le permettre.
L'exiſtence de l'Etre Suprême étant une
fois reconnue , nous conduit à chercher
le culte que nous devons lui rendre , mais
la nature de ce culte eft l'objet de la révélation.
Ce qui appartient effentiellement
à la raiſon , ce ſont les devoirs dont nous
fommes tenus envers nos femblables . La
connoiffance de ces devoirs eft ce qu'on
appelle Morale , & elle eft une fuite néceffaire
de l'établiffement des Sociétés. La
connoiffance de nos rapports avec les autres
homines & de nos befoins réciproques
nous conduit à celle de ce que nous
devons à la Société & de ce qu'elle nous
doit . « Il ſemble donc , dit M. Dalembert,
qu'on peut définir très- exactement l'in-
»jufte , ou ce qui revient au même , le
" mal moral : ce qui tend à nuire à la So-
» ciété en troublant le repos de fes Membres.
En effet le mal phyfique eft la fuite
» ordinaire du mal moral ; & comme
» nos fenfations fuffifent pour nous don→
» ner l'idée du mal phyfique , il eſt évi-
» dent que c'eft cette idée qui nous con-
» duit à celle du mal moral , quoique
» l'une & l'autre foient de nature diffe→
"rente. Que ceux qui nieront cette vérité,.
» fuppofent l'homme impaffible , & qu'ils:
E vj.
108 MERCURE DE FRANCE..
effayent de lui faire acquérir dans cette;
hypothèſe la notion de l'injufte.
99
M. Dalembert traite la morale avec plus
d'étendue qu'on ne lui en donne ordinairement
dans les élémens de Philofophie
, ou cette fcience la plus intéreffante
de toutes eft la plus négligée. Il la divife
en plufieurs branches , fuivant les différens
rapports fous lefquels on confidère
les hommes entr'eux. La connoiſſance de
ce que les hommes fe doivent comme
membres de la fociété générale forme la
premiere branche qu'il appelle Morale de
l'homme, Ces devoirs renferment les loix
générales & naturelles , & ces loix font:
de deux efpéces , écrites ou non écrites,
L'obfervation des loix naturelles écrites ,
et ce qu'on nomme probité ; la pratique
des loix naturelles non écrites eft ce qu'on
appelle vertu. Tout ce morceau eft plein
de force , de fineffe & de clarté : voici
une obfervation d'une vérité ſimple &
profonde. » Pourquoi les Légiflateurs femblent-
ils avoir remis à la volonté des
Peuples l'obfervation des loix non écrites
? Pourquoi n'eft - il point ďaction
» contre l'avarice , la dureté envers les
» malheureux, l'ingratitude & la perfidie ?
Celui qui laiffe périr de mifère un Citoyen
qu'il peut fecourir , n'eft-il- pas
و د
AOUST. 1759. 100
"
» à peu-près auffi coupable envers la So-
» ciété , que s'il faifoit périr ce malheu-
» reux par une mort lente ? Pourquoi
» donc les loix l'ont-elles épargné ? C'eſt
» que le bien de cet Avare étant fuppofé
acquis par des moyens que les loix ne
réprouvent pas , elles ne peuvent le lui
» arracher pour le donner à d'autres ; &
que fi la loi qui nous oblige de foula-
» ger nos ſemblables eſt une des premiè-
» res dans l'état de nature , elle eft fubor-
» donnée dans l'ordre de la fociété à la
» loi , qui veut que chacun jouiffe tranquillement
& en liberté de ce qu'il
poffede . »
»
Après la Morale de l'homme , vient la
Morale des Légiflateurs. Celle- ci a deux
branches ; ce que tout Gouvernement
doit à chacun de fes Membres, & ce que
chaque eſpèce de Gouvernement doit à
ceux qui lui font foumis. Le premier principe
de la morale des Légiflateurs eft ,
qu'il n'y a de bon Gouvernement que
celui dans lequel les Citoyens font également
protégés & également liés par les
loix. La Morale doit éclairer le Légiflateur
fur l'objet , l'établiffement & l'exécution,
des loix. M. Dalembert entre ici
dans plufieurs détails pleins d'humanité
& de raifon.. Il examine en particulier la
Fio MERCURE DE FRANCE .
trop fameufe queftion de la tolérance -fur пор
laquelle il donne des principes clairs &
modérés, également éloignés de la licence
& de la fuperftition .
Chaque Etat outre fes loix particuliè
res a auffi des loix a obferver par rapport
aux autres : c'est l'objet de la Morale
des Etats fur laquelle M. Dalembert ne
met qu'une page, & malheureufement pour
le genre humain , dit- il , elle eft encore plus
courte dans la pratique .
La Morale du Citoyen vient immédiatement
après celle des Etats: elle fe réduità
être fidèle obfervateur des loix civiles de
fa Patrie & à fe rendre le plus utile à fes
Concitoyens qu'il eft poffible.
M. Dalembert apprend à chaque Citoyen
jufqu'à quel point il eft comptable
à fa Patrie de fa vie , de fes talens & de
leur emploi il entre dans la difcuffion
du Suicide , qu'il regarde comme un crime
en Morale ainfi qu'en Religion : & fon
objet le ramène naturellement à cette an
cienne queftion que M. Rouffeau a rendue
fi célèbre : » Jufqu'à quel point un
Citoyen peut - il fe livrer à l'étude des
» Sciences & des Arts , & cette étude
» n'eft-elle pas plus nuifible qu'avanta
geufe aux Etats ? » M. Dalembert eſt
fort loin d'adopter les paradoxes exagérés
"
و ر
AOUST. 1759.
de M. Rouffeau , mais il ne pense pas non
plus que les Arts foient propres à rendré
les Sociétés plus fages & plus heureuſes. '
La Morale du Philofophe forme la der
nière branche de la Morale : elle n'a
pour objet que nous-mêmes & la manière
dont nous devons penfer pour nous ren
dre heureux indépendamment des autres ;
elle détermine jufqu'où il eft permis de
rechercher les honneurs & de fe livrer à
l'ambition. La raifon permet fans doute
d'être flatté des honneurs , mais fans les
exiger ni les attendre. » C'eft y mettre
» un trop grand prix , ajoute- t- il , que de
"les fuir avec empreffement , ou de les
" rechercher avec avidité : le même excès-
» de vanité produit ces deux effets con
» traires. » M. Dalembert entre ici dansquelques
détails fur les paffions , fur leur
objet , leurs peines & leurs plaifirs : fa
Philofophie n'eft pas toujours confolante,
mais elle est toujours ferme , droite &
humaine. Il termine fes Elémens de Morale
par un fouhait que lui infpire l'amour
du bien public , & dont il defireroit qu'un
Citoyen Philofophe jugeât l'exécution digne
de lui. Ce feroit celle d'un Catéchifme
de Morale à l'ufage & à la por-
» tée des enfans. Peut- être n'y auroit-it
"pas de moyen plus efficace de mult
"
112 MERCURE DE FRANCE.
23.
plier dans la fociété les hommes ver
» tueux on apprendroit de bonne heure
»à l'être par principes ; & l'on fçait quelle
» eft fur notre ame la force des vérités
qu'on y a gravées dès l'enfance . "
Dieu , l'Homme & la Nature , voilà
les trois grands objets de l'étude du Phi-
Lofophe après avoir marqué la route
qu'on doit fuivre dans l'étude des deux
premières; M. Dalembert va paffer au troifième
mais les bornes qui me font pref
crites & la nature des matières ne me permettent
pas de le fuivre dans les détails ;
je me contenterai d'indiquer l'ordre qu'il
a obfervé dans la diftribution des Sciences
, & de faifir les vues générales qu'il y
a répandues..
Il commence par la Grammaire , qu'il
préfente fous un point de vue philofophique
, le feul qui doive être confidéré
dans des élémens de Philofophie. 11 paffe
enfuite aux Mathématiques dont l'Algébre
eft la première branche. « L'Algébre eft
» une efpéce de langue qui a , comme les
» autres , fa Métaphyfique ; cette Métaphyfique
a précédé la formation de la
langue ; mais quoiqu'elle foit implicite
ment contenue dans les règles , elle
» n'y eft pas développée ; le vulgaire ne
"
AOUST. 1759. 113
jouit que du réfultat , l'homme éclairé
» voit le germe qui le produit.
Cette Métaphyfique fimple & lamíneuſe
qui a guidé les inventeurs , eft donc
la partie que le Philofophe doit s'attacher
à développer dans des élémens d'Algébre
: muni des premières notions de
PAlgébre , il s'en fervira pour paffer à la
Géométrie , qui eft la fcience des propriétés
de l'étendue en tant qu'on la confidère
comme fimplement étendue & figurée.
Les termes de point , de ligne & de furface
que le Géomètre employe ne font
que des abftractions dont il fe fert pour
Simplifier ſon objet : ainfi les vérités qui
en résultent font des vérités purement
hypotétiques , mais elles n'en font pas
moins utiles par l'application qu'on en
fait dans la pratique . M. Dalembert répond
aux détracteurs de la Géométrie &
prouve fans replique la certitude & l'uti
lité de cette ſcience. La méthode qu'il
exige dans les élémens de Géométrie doît
faire juger que de tels élémens ne font
pas l'ouvrage d'un Géomètre ordinaire ,
& les Defcartes , les Leibnitz , & les
Newton n'étoient pas trop bons pour
bien exécuter cette entreprife. M. Dalembert
termine cet article par examiner
une queftion fouvent difcutée & toujours
114 MERCURE DE FRANCE.
problématique. C'eft de fçavoir quel
genre d'efprit doit obtenir par fa fupéiorité
le premier rang dans l'eftime
» des hommes ; celui qui excelle dans les
» Lettres , ou celui qui fe diftingue au
» même degré dans les Sciences ? Cette
» queſtion eſt décidée tous les jours en
faveur des Lettres ( à la vérité fans intérêt
) par une foule d'Ecrivains fubal-
» ternes , incapables , je ne dis pas d'ap
" précier Corneille & de fire Newton ,
» mais de juger Campiſtron & d'entendre
» Euclide. Pour nous , plus timides ou
plus juftes , nous avouerons que la fupériorité
en ces deux genres nous pa
roit d'un mérite égal. Qui auroit à
» choifir d'être Newton ou Corneille fe
roit bien d'être embarraffé , ou ne me
riteroit pas d'avoir à choifir . » Les principes
de la Géométrie & ceux de PALgébre
renferment tout ce qui eft néceffaire
pour arriver à la Méchanique . Le
mouvement , fes propriétés générales ,
font le premier & le principal objet de
cette fcience ; mais dans le mouvement
on confidère en Méchanique non feulement
l'efpace parcouru , mais auffi le
temps employé à parcourir cet eſpace.
Le principe de l'équilibre , joint à ceux
de la force d'inertie & du mouvement
AQUST . 1759. Ir
compofé , fuffit pour donner la folution
de tous les problèmes de Méchanique ;
c'eft avoir réduit cette fcience , dit M.
Dalembert , au plus petit nombre de
principes poffibles que d'établir fur ces
trois points toutes les loix du mouve
ment des corps .
L'Aftronomie doit fuivre immédiatement
la Méchanique , comme étant de
toutes les parties de la Phyfique la plus
certaine. « Si quelque fcience , die M. Da-
» lembert , mérite à tous égards d'être
traitée felon la méthode des inventeurs
, ou du moins felon celle qu'ils
ont Fire , e'eft l'Aftronomie. Rien
un'eft peut-être plus fatisfaisant pour l'ef-
» prit humain que de voir par quelle
fuite d'obfervations , de recherches , de
combinaiſons & de calculs les hommes
» font parvenus à connoître le mouve‐
» ment de ce globe qu'ils habitent , &
» celui des autres corps de notre fyftême
» planitaire……… Le génie des Philoſophes,
» en cela peu différent de celui des autres
hommes , les porte à ne chercher
» d'abord ni uniformité ni loix dans les .
phénomênes qu'ils obfervent. Com-
» mencent-ils à y foupçonner quelque
» marche régulière ? ils imaginent auffi-
» tôt la plus parfaite & la plus fimple..
116 MERCURE DE FRANCE.
و د
"
25
» Bientôt une obfervation plus fuivie les
détrompe , & fouvent même les ra
» mène précipitamment à leur premier
» avis. Enfin une étude longue , affidue ,
dégagée de préventions & de fyftême ,
» les remet dans les limités du vrai , &
-> leur apprend que pour l'ordinaire la lời
» des phénomènes n'eft ni affez peu com
pofée pour être apperçue tout d'un
» coup , ni auffi irrégulière qu'on pour
roit le penfer. » Voilà l'hiftoire de tou
tes les Hypothèses Aftronomiques.
L'Aftronomie phyfique eft une des
fciences qui font le plus d'honneur à la
Philofophie moderne : les ouvrages des
Anciens n'ont prefque été d'aucun fe
cours aux Phyficiens qui font venus de
puis. M. Dalembert refute ici d'une ma
nière très- folide les prétentions de ceux
qui trouvent tout dans les Anciens. « Ce
»que les Anciens ont imaginé fur le fy
» tême du monde , ou du moins ce qui
» nous refte là- deffus , eft fi vague & h
"
mal prouvé qu'on n'en fçauroit ther
>> aucune lumière réelle. Qu'importe à
» l'honneur de Copernic que quelques
"anciens Philofophes ayent cru le mo
» vement de la terre , fi les preuves qu'ils
»en donnoient n'ont pas été fuffifantes
AOUST. 1759. 117
pour empêcher le plus grand nombre
de croire le mouvement du Soleil ?
M.Dalembert analyſe enfuite le fyftême
des tourbillons, & celui de la gravitation,'
On imagine bien en faveur duquel il fe
détermine. L'accord qu'on remarque tous
les jours de plus en plus entre les phé
nomênes célestes & la théorie Newtonienne
ſemble avoir décidé tous les Philofophes
pour le Newtonianifme. M. Da
lembert entre enfuite dans le détail des
procédés qui peuvent perfectionner l'Aftronomie
& reculer fes limites , & il finit
cet article par une obfervation à la gloire
de notre Nation . « Qu'on examine avec
» attention ce qui a été fait depuis quel-
» ques années par les plus habiles Ma-
" thématiciens fur ie fyftême du monde ;
» on conviendra , ce me femble , que
» l'Aftronomie Phyfique eft encore au-
» jourd'hui plus redevable aux François
» qu'à aucune autre Nation. C'eſt dans
» les travaux qu'ils ont entrepris , dans
» les ouvrages qu'ils ont mis fous les yeux
» de l'Europe , que le fyftême Newtonien
» trouvera déſormais fes preuves les plus
» inconteftables & les plus profondes.
M. Dalembert paffe rapidement fur
POptique & l'Acoustique ; je remarquerai
feulement qu'en parlant de la théorie des
118 MERCURE DE FRANCE.
رد
fons , il faifit l'occafion de louer les dé-
Couvertes qu'a faites M. Rameau dans
cette partie , d'une manière qui honore
l'un & l'autre. » L'illuftre Artiſte dont il
s'agit a été pour nous le Defcartes de
» la Mufique. On ne peut fe flatter , ce
» me femble , de faire quelque progrès
» dans cette fcience , qu'en fuivant la
» méthode qu'il a tracée.
L'Hydroftatique & l'Hydraulique n'offrent
que des détails trop mathématiques
pour être fufceptibles d'extrait ; mais je
m'arrête encore un moment fur la Phyfique
générale qui termine les élémens de
Philofophie.
وي
و د
"
» L'étude de cette Science roule fur
» deux points qu'il ne faut pas con-
» fondre , l'obfervation & l'expérience.
» L'obfervation , moins recherchée &
» moins fubtile , fe borne aux faits qu'elle
a fous les yeux , à bien voir & à bien
» détailler les phénomênes de toute ef
pèce que la Nature nous préfente . L'expérience
cherche à pénétrer la Nature
plus profondément , à lui dérober ce
qu'elle cache , à créer en quelque mala
différente combinaiſon des
par
» corps , de nouveaux phénomênes pour
» les étudier : enfin elle ne fe reftreint
» pas à écouter la Nature , mais elle l'in-
» terroge & la preffe.
30
">
ور
"
ود
nière
AOUST. 1759. 119
119'
M. Dalembert trace une efquite abrégée
de l'hiftoire & des prog: ès de la Phy-,
fique : les Anciens felon lui , n'ont pas
autant négligé la Nature qu'on le croit
communément , & il apporte en preuve
les ouvrages d'Hypocrate , qui font les,
monumens les plus confidérables qui
nons restent de la Phyfique ancienne , &
dans lesquels on trouve un ſyſtème d'obfervations
& une fuite de faits bien fürs &
bien rapprochés ; cependant il paroît que
les Anciens ont plus cultivé l'obfervation
que l'expérience. Les plus fages d'entre
eux ont fait la table de qu'ils voyoient ,
l'ont bien faite & s'en font tenus là. C'eft
dans l'hiftoire des Animaux , d'Ariſtote ,
qu'il faut chercher le vrai goût de Phyfique
des Anciens , plutôt que dans fes autres
ouvrages où il est moins riche en faits
& plus abondant en paroles , plus raifonneur
& moins inftruit.
Les fiécles les plus ignorans ont eu
des génies fupérieurs qui ont cultivé l'étude
de la Nature & accéléré les progrès
de la Phyfique , tel étoit le Moine
Bacon , » qui fçut par la force de fon gé-
» nie s'élever au- deffus de fon fiécle & le
» laiffer bien loin derriere lui. Auffi fut-
» il perfécuté par fes Confreres & regar-
» dé par le Peuple comme un Magicien
120 MERCURE DE FRANCE.
"
» à- peu- près comme Gerbert l'avoit été
près de trois fiécles auparavant pour les
inventions méchaniques , avec cette
» différence que Gerbert devint Pape , &
" que Bacon refta Moine & malheureux.
Le Chancelier Bacon & Defcartes paroiffent
ici comme les Reftaurateurs de
la Phyfique expérimentale. M. Dalembert
qui connoit fi bien les obligations que
leur a la Philofophie , leur reproche auffi
d'avoir été plus Phyficiens de fpéculation
que de pratique. Le plaifir oifif de la méditation
& de la conjecture , entraîne les
grands génies , & ils laiffent le travail mé.
chanique à d'autres qui ne vont pas auffi
loin que leurs maîtres auroient été. Ainfi
les uns penfent ou rêvent , les autres
agiffent ou manoeuvrent & l'enfance des
fciences eft éternelle .
Après une courte hiftoire de la Phylque
expérimentale , M. Dalembert propofe
quelques réflexions fur la manière de
traiter cette fcience. Il demande la plus
grande attention à n'établir la théorie
que fur des faits inconteftables ; & à ne
pas trop foumettre les hypothèfes au calcul
, dont tant de Phyficiens ont abufé.
La Géométrie doit obéir à la Phyfique
quand elle fe réunit à elle , & tous les
jers de Phyfique ne font pas également
fufceptibles
AOUST. 1759. 121
fufceptibles de l'application de la Géométrie
. M. Dalembert recommande aux Phyficiens
de fe défier de cette fureur d'expliquer
tout , que Defcartes a introduite
dans la Phyfique , mais il n'a garde de
profcrire ni cet efprit de conjecture , qui
tout à la fois timide & éclairé conduit
quelquefois à des découvertes , ni cet efprit
d'analogie, dont la fage hardieffe peut
aller au- delà de ce que la Nature femble
vouloir montrer , & prévoit les faits
avant que de les avoir vûs. La fageffe &
la circonfpection doivent guider le Phyficien
dans la marche ; la patience & le
courage doivent d'un autre côté le foutenir
dans fon travail . Tel eft en raccourci
le plan que M. Dalembert propofe à exécuter
& que perfonne peut-être ne rempliroit
mieux que celui qui l'a conçu &
tracé : on trouvera dans tout cet Ouvrage
des vues faines & étendues ; un ton noble
& ferme , des principes fages , un fcepticiſme
modefte , un ftyle net , libre &
concis , tel qu'il convient furtout aux
matieres philofophiques ; enfin cet effai
porte le caractere que les efprits ſupérieurs
impriment à leurs ouvrages : il
laiſſe beaucoup à penſer.
Le refte des Mélanges auprochain Mercure,
F
122 MERCURE DE FRANCE.
LETTRES de M. DE MAIRAN au R. P.
PARRENIN , Miffionnaire de la Compagnie
de JESUS à Pekin , contenant
diverfes Queftions Jur la Chine. A Paris,
chez Defaint & Saillant , rue S.Jean
de Beauvais , vis - à- vis le Collège .
CE feroit une étude très - curieuſe que
de rechercher comment les hommes font
parvenus a certaines découvertes qui nous
étonnent dans l'Hiftoire des Arts & des
Sciences. Je ne parle point de celles
qu'on ne doit qu'au hazard , mais de celles
que l'induftrie , la fagacité , la réflexion ,
l'efprit d'obſervation , de difcuffion & de
méthode ont tirées du cahos.C'eſt là qu'on
voit la vérité ſe dégager infenfiblement
des nuages qui l'enveloppent , fe laiffer
foupçonner , entrevoir , découvrir à demi,
s'éclipfer de nouveau , fe replonger dans
les ténèbres , & reparoître enfin dans tout
fon éclat . Souvent l'Inventeur n'a eu
qu'un dernier voile à percer pour faire
jaillir la lumiere ; & l'on voit que ceux
qui l'ont précédé ont fait plus de chemin
vers la vérité fans y atteindre , qu'il n'en
a fait pour y arriver . Cette réflexion ne
tombe pas fur la découverte de M. de
Guignes dont j'ai rendu compte dans le
AOUST. 1759. 723
Mercure précédent. Si la vérité hiftorique
qu'il a rendue prefque évidente , avoit
´été entrevue & annoncée avant lui , aŭ
moins la route qu'il a faivie ne lui a-t-
´elle pas été frayée,& c'eſt une forte d'invention
dont il a toute la gloire . Mais en
lui rendant juſtice , on ne peut s'empêcher
d'admirer les Sçavans qui avant lui
fuivant les Egyptiens à la pifte , en ont
découvert les traces à dix - fept ou dixhuit
cens lieuës de leur Patrie , & à plus
de deux mille ans de leur règne dans les
maurs , les ufages , le caractère des Chinois.
M. Huet , comme je l'ai dit , avoit
hazardé le premier cette conjecture : que
les Chinois pourroient bien avoir été une
Colonie d'Egyptiens ; mais M. de Mairan
s'attacha plus férieuſement à cette idée ,
& fa correfpondance avec le P. Parrenin
lui donna lieu de l'approfondir.
Quelques- unes des réponſes de ce fçavant
Miffionnaire , ont été publiées dans
le Recueil des Lettres édifiantes & curieuſes
, mais fans les Lettres de M. de
Mairan , qui pouvoient fervir d'éclairciffement
à ces réponſes , & que le Public
defiroit. Enfin les excellens Mémoires que
MM. l'Abbé Barthelemy & de Guignes
viennent de donner fur l'écriture Phéni-
Fij
124 MERCURE DE FRANCE.
cienne , Egyptienne & Chinoife , & fur
l'origine des Chinois , ayant tourné l'attention
du Public vers cet objet , M. de
Mairan n'a pû ſe refuſer à une occafion
auffi favorable de publier trois de fes
Lettres , où l'on voit en effet que par une
autre voie ce Sçavant avoit prévenu la
découverte de M. de Guignes , mais feulement
par des conjectures & des probabilités.
ود
Dans fa première Lettre du 14 Octobre
1728 , les doutes qu'il propoſe au P. Parrenin
touchant la Nation Chinoiſe , » ne
regardent , dit-il , qu'une certaine ſuitę
» de fairs circonftanciés , la perfection de
» leurs arts & de leurs fciences , & quel-
» ques autres avantages dont il lui ſemble
» qu'on leur fait honneur fur des preuves
» peu folides. "
Il doute de l'authenticité de leurs anciennes
Hiftoires ; mille circonftances ont
pû favorifer l'intérêt que les Princes , les
Mandarins & les Bonzes avoient à la falfifier
; tel eft par exemple le rétabliſſement
des Livres Chinois, après l'incendie
univerfel ordonné & exécuté fous l'Empereur
Chi- hoam- ti , environ trois cens
ans après Confucius : tel eft le peu de
confiftence du papier chinois , que la
pouffière & les vers détruiſent fi vîte ,
AOUST. 1759. 125
qu'on eft obligé , dit- on , de renouveller
continuellement les Bibliothèques. A la
vérité, l'Hiftoire Chinoife eft prefque toute
fondée fur des Obfervations aftronomi→
ques ; mais la certitude qui réfulte de là
ne tombe , dit M. de Mairan , que fur les
époques ; encore M. Caffini prétendoitil
avoir trouvé en faute fur cet article les
Aftronomes & les Hiftoriens Chinois.
M. de Mairan demandant au Pere Parrenin
quelque détail fur l'Aſtronomie des
Chinois & fur leur fyftême du monde , lui
témoigne fon étonnement far le peu de
progrès qu'ont fait chez eux les fciences
fpéculatives , quoiqu'ils ayent eu affez
d'efprit & de bon fens pour favorifer ces
fciences plus qu'aucun Peuple de la terre.
» Souvent dans l'obfcurité , plus fou-
» vent dans l'indigence , & prefque tou-
»jours errantes , nos fciences , ajoute M.
de Mairan , » l'emportent encore fur
» celles de la Chine , qui font depuis
» tant de fiécles fur le trône. Je vois bien,
pourfuit ce Philofophe , » que le même
tour d'efprit qui fait des Chinois un
Peuple fi propre au Gouvernement , fi
»jaloux de la gloire & du bonheur de
» l'Etat , & fi capable lui - même d'être
» heureux par fa docilité & fa tranquillité
naturelles , l'éloigne d'autant plus de
"
"
Fiij
126 MERCURE DE FRANCE.
» cette fagacité , de cette ardeur, de cette
inquiétude qu'on nomme curiofité , &
» qui fait avancer à fi grands pas dans les
"
"
» Sciences. »
Une autre induction que tire M. de
Mairan contre la prétendue aptitude des
Chinois pour les Sciences , eft priſe de
leur ignorance profonde dans la Partie
aftronomique de la Géographie . »> Que
» pourroit-on eſpérer dans ce genre , ditil
, " de gens qui ( avant l'arrivée du Pere
» Ricci à la Chine ) croyoient bien , à la
» vérité , que le Ciel étoit rond , mais
» qui faifoient la Terre quarrée , au mi-
» lieu de laquelle ils fe perfuadoient pour
» certain que leur Empire étoit fitué ? Il
» femble donc , conclut M. de Mairan ,
» que les Arts & les Sciences ne doivent
» pas être d'auffi ancienne date à la Chi-
» ne , ou que les Chinois font de tous les
Peuples du Monde le moins heureufe-
» ment né pour les Arts & pour les
» Sciences. Auffi incapables de perfec-
» tionner que d'inventer , ils ont la pou-
» dre à canon depuis un temps immémo-
» rial , & ils n'ont fçu imaginer le canon ;
ود
ils ont auffi anciennement l'art des Ef
» tampes fans avoir celui de l'Imprimerie
qui l'a fuivi chez nous de fi près. Ils ont
» donc bien peu de talent , à tous ces
""
AOUST. 1759 127
»
égards. Paradoxe étrange , je l'avoue ,
» mais qui n'eft pas indigne d'être ap-
» profondi & difcuté avec foin.
"
Ce paradoxe ne paroît plus fi étrange
lorfqu'on fait attention que les Peuples
les plus éclairés ont cru la Terre coupée
en hémisphère , & tourné en ridicule l'opinion
des Antipodes ; que les Romains
avoient des cachers gravés en relief avec
des caractéres alphabétiques qui s'imprimoient
fur leur papier , & qu'ils n'ont
jamais penfé ni à l'Eftampe , ni à l'Imprimerie;
qu'ils avoient du verre fans fe douter
qu'on en pût fabriquer ni des glaces
ni des vitres ; que la découverte de la
loupe ne leur a jamais donné l'idée des
lunettes: objets bien plus utiles que l'arme
à feu, dont les Chinois n'avoient pas befoin
, grace à leur génie pacifique , & à la
fageffe de leur Gouvernement .
Le P. Parrenin avoit dit dans une de
fes Lettres : Il eft certain que les Chinois
ont connu de tout temps la circulation
du fang & de la lymphe , mais qu'ils ne
fçavent comment elle fe fait , & que
leurs Livres n'en difent pas plus que les
Médecins qui vivent aujourd'hui. M. de
Mairan lui demande fur quoi on juge
qu'ils ont eu connoiffance de la circula
Fiv
128 MERCURE DE FRANCE.
tion du fang , proprement dite , & il termine
ainfi fa Lettre :
>>
»Voilà , mon Reverend Pere , les principaux
fujets de ma curiofité & de mes
» doutes touchant une Nation que je rel-
» pecte d'ailleurs , indépendamment de
l'antiquité vraie ou fauffe de fes titres ,
» tant par l'amour de l'ordre qui la caractérife
, que par tous les autres côtés capables
de fonder un état permanent ,
» & de faire naître un Peuple nombreux,
» marque la plus certaine d'un excellent
» Gouvernement. »
La réponse à cette Lettre eft inférée
dans le vingt-unième Recueil des Lettres
édifiantes & curieufes ; mais le Pere Duhalde
, Editeur de ce Recueil , a fupprimé
une partie de cette Lettre , & M. de
Mairan y fupplée par un fragment affez
curieux , où l'on voit la manière dont
l'Hiftoire de la Chine eft écrite , & l'adreffe
avec laquelle les Aftrologues Chinois
fçavent flatter leurs Empereurs.
Dans la premiere Lettre de M. de Mai
ran on doit s'appercevoir qu'il n'avoit que
des doutes fur la prétendue antiquité de
ce Peuple , & de l'étonnement fur le
de progrès qu'il avoit fait dans les fciences.
Il ne lui étoit pas venu dans l'idée
peu
AOUST . 1759. 129
que ce Peuple pût être une Colonie d'Egyptiens
, & que le peu de connoiffances
qu'il avoit dans l'Aftronomie fuffent
un héritage de fes peres. Mais dans
la feconde Lettre on voit qu'il touche
droit au but.
La premiere partie de cette feconde
Lettre roule fur les progrès qu'auroit dû
faire l'Aftronomie dans la Chine , foit à
la faveur de la beauté du climat , foit part
la protection , les encouragemens & les
récompenfes que lui accordoient les Empereurs
; foit enfin par les fecours qu'elle
recevoit de l'Aftrologie. Il infifte encore
fur le peu de progrès de leur Anatomie ;
& il en donne pour exemple une certaine
hiftoire du fiel trouvé dans la jambe d'un
Eléphant , qui pafſoit pour authentique:
dans la Chine. « Voilà , dit M. de Mairan,
» la vraie image d'un peuple moitié in-
» truit & moitié ignorant ; & inftruit ſeu-
» lement par quelques traditions de fes
» ancêtres. Mais à propos de tradition ,
» mon R. P. ne vous eſt - il jamais venu
» dans l'efprit qu'il y en avoit plufieurs
à la Chine qui fembloient tirer leur
origine d'Egypte ?
Dans l'Extrait du Mémoire de M. de
Guignes j'ai indiqué les points de comparaifon
fur lequel M. de Mairan établit
Bw
rgo MERCURE DE FRANCE
"
"
ici fon parallèle & fes conjectures . » De
fçavoir , ajoute- t- il , quand & com-
» ment les deux Nations ont pu fe rapprocher
ou fe communiquer tant de
» chofes , à travers l'efpace immenfe de
» terres qui les fépare : c'eft peut - être,
» encore ce qu'il ne feroit pas impoffible
d'éclaircir. L'Hiftoire Ancienne nous
apprend que Séfoftris foumit les Peu-
» ples qui étoient au-delà du Gange , &
qu'il pénétra jufqu'à l'Océan Oriental.
» Il auroit donc pû aller juſqu'à la Chine?
» Et pourquoi n'y auroit-il pas établi quel-
" que Colonie ?
39
La réponse à cette Lettre eft dans le
XXIV . Recueil des Lettres édifiantes ;
& cette réponſe avoit été précédée de
deux autres Lettres du P. Parrenin à M.
de Mairan , qui n'ont pas été inférées,
dans ce Recueil . On en trouve ici des
fragmens curieux. On y voit qu'un Mémoire
donné à Rome par le P. Fouquet ,
fous le titre impofant (de Tables Chronologyques
de l'Hiftoire de la Chine , &
comme l'ouvrage d'un fçavant Chinois ,
n'eft autre chofe que le Catalogue de
quelques Rois de la Chine & des années
de leur règne , copié fur des Livres de
leur Hiſtoire par un nommé Nien-y-yao
Douanier à Hoai - ngan, qui n'eft pas
AOUST. 1759%
même en état , dit le P. Parrenin , d'écrire
un Mémoire fans aide. C'eft d'après ce
beau Manufcrit que le Pere Fouquet a
avancé que tous les régnes antérieurs à
ceux qui font compris dans le Catalogue
de Nien , font fabuleux ; comme fi un
Chinois qui auroit voyagé en France pu
blioit dans fa Patrie un Catalogue fair
par un Bourgeois de Paris pour l'inftruction
de fes enfans , des règnes de nos Rois
depuis Charlemagne jufqu'à Louis XV,
& donnoit ce Catalogue pour preuve que
Charlemagne eft le Fondateur de la Monarchie
Françoife . Notez que M. Fouquer
traite de fabuleufes toutes les Hiftoires
de la Chine avant l'Ere Chrétienne , &
dit pofitivement qu'un de leurs Ecrivains
mêmes & des plus habiles , nommé
Nien-y-yao , qui a difcuté la queftion
de leur antiquité ou de leur véritable
époque , la fixe & la réduit à 424 ans
avant Jefus Chrift. Il ne manqué à
tout cela que d'être vrai , dit le P. Parrenin.
Cet exemple & une infinité d'au
tres doivent nous rendre défians fur les
autorités qui viennent de fi -loin .
-
A la Lettre de ce Miffionnaire étoit
joint un magnifique préfent qu'il faifoir
au fçavant Académicien , des fix Kims
ou Livres hiftoriques Chinois , avec une
F vj
132 MERCURE DE FRANCE.
notice page à page de ces fameux Livres ,
qui font en quelque forte pour les Chinois
ce que la Bible eft pour nous , &
que M. de Mairan conferve encore dans
fa Bibliothèque. " On voit , dit M. de
Mairan, » par la Table des Matières ajou-
» tée à chacun des fix Kims , que les Inſtituteurs
de la Chine ont toujours eu en
" très- grande recommandation l'Aftrono-
» mie , le Calendrier , la culture des ternres
, le cérémonial tant civil que reli.
gieux , & jufqu'aux habits par lefquels
» chaque Ordre de l'Etat devoit être diftingué
; la forme , le nombre & l'objet
» des Tribunaux ; la Mufique & fes inf-
» trumens ; ceux de la Danfe , & c. Peu
» de Réglemens fur la guerre. ».
">
»
"
Dans la troifiéme Lettre M. de Mairan
revient àfon idée fur l'origine des Chinois.
Il n'ofe décider auquel des deux Peuples
appartient le droit d'aîneffe , mais tout
femble concourir à le donner aux Egyptiens.
Je ne vois dit M. de Mairan
» aucun des Rois de la Chine qui foit
forti de fon Pays avec une puiffante
» armée , qu'il foit venu vers nous & juf-
» qu'à nos mers nous fubjuguer ; tandis
» que je trouve en Egypte des Séfoftris qui
»ont pouffé leurs conquêtes jufqu'à l'Océan
Oriental ... Etfi Séfoftris ne paroît
AOUST. 1759. r37
pas affez ancien , Ofiris , qu'on dit avoir
» de même pénétré jufqu'à l'Océan Orien-
» tal , nous fournit une antiquité tout-à-
» fait illimitée. »
La conjecture de M. de Mairan fur
Séfoftris eft appuyée de l'autorité de Diodore
de Sicile , qui dit , d'après les monumens
qui reftoient encore en Egypte , que
» ce Conquérant ne foumit pas feulement
tous les Pays fubjugués après lui par
» Alexandre , mais qu'il paffa le Gange ,
» & qu'il parcourut toutes les Indes juf-
» qu'à l'Océan . »
Ici M. de Mairan fe rapproche du
moyen dont s'eft fervi M. de Guignes :
» Une des plus importantes piéces du pa-
» rallelle , eft dit- il , fi je ne me trompe ,
» la manière d'écrire par des caractères
» qui expriment des chofes , fans exprimer
» des mots & des fons ; cette langue qui eft
lue & non parlée , en un mot , les hicro-
> glyphes. » C'étoit auffi ce qui avoit furtout
déterminé M. Huet à attribuer une
origine Egyptienne aux Chinois ; mais ni
Fun ni l'autre n'a touché au point capital
, qui étoit la décompofition & l'ana--
lyfe des caractères .
M. de Mairan revient fur quelques.
autres points de fon parallèle ; mais un
trait: de reffemblance dont il n'a point
134 MERCURE DE FRANCE
"
encore parlé , c'eft le trait du Dragon ,
qui fe trouve être également l'enfeigne
» des Rois & des armées de la Chine , &
» de l'ancienne Egypte . » Ce Dragon à
quatre pieds , quoiqu'infenfiblement défiguré
par les Chinois , pourroit bien n'être
que le Crocodile , ajoute M. de Mairan,
Or il n'y a point de Crocodiles à la Chine;
l'image en eft donc venue d'ailleurs, & l'on
fçait qu'en Egypte ce monftre étoit adoré.
M. de Mairan trouve auffi dans le Fom
hoam des Chinois le Phénix des Egyp
tiens , & un fiécle d'Or dans les Annales
de la Chine , comme dans celles de l'Egypte.
Une grande partie de cette fçavante
Lettre roule fur la Chronologie de la
Chine & fur l'ancienneté du Monde, qu'il
croit bien plus vieux qu'on ne penfe ; &
à ce propos il s'élève avec raiſon contre
le faux zèle de ceux qui fur des faits purement
hiftoriques ou phyfiques , compromettent
l'autorité des Livres faints.
» La Cour de Rome , dit - il, s'eft bien
» moins déclarée contre l'Antiquité du
>> Monde que contre le mouvement de la
» Terre ; & j'oferois prédire cependant
» qu'à la fin elle fera contrainte de nous
» laiffer tourner.
Sa Lettre contient beaucoup d'au
AOUST. 1759. 135
tres détails intéreffans , mais qui n'ont
point de rapports à l'origine des Chinois
. Les remarques qu'il y a jointes font
très-étendues & très-curieufes. Elles roulent
pour la plupart fur les connoiſſances
des deux Peuples dans les Arts &
dans les Sciences fpéculatives , & tout
concourt à fortifier l'induction que M.
de Mairan a tirée du parallèle qu'il en
a fait.
Qu'on me permette de terminer cet
Extrait par une réfléxion fur l'efprit phi
lofophique dont les uns font honneur à
notre fiècle , & que d'autres lui diſputent
avec affez de mauvaife humeur. Le
vrai fyftême Phyfique & Aftronomique
du Ciel eft certainement connu ; la figure
de la Terre eſt déterminée , jamais
on n'a pénétré fi avant dans fa conformation
intérieure ; la théorie des Arts utiles
occupe ce qu'il y a de meilleurs efprits
en Europe ; l'hiftoire des hommes , des
lieux & des temps fe développe de jour
en jour ; la chaîne des faits que la barbarie
avoit brifee fe réunit de toutes parts ;
la paix , l'abondance , la population font
reconnues & proclamées pour les feuls objets
de la politique , la modération , la juſtice
, l'humanité pour les premieres vertus,
deshéros, les préjugés pernicieux,les vieil116
MERCURE DE FRANCE.
les erreurs , les faux fyftêmes , reconnoiffent
& fubiffent l'afcendant de la raifon
; & les frivolités enfin n'occupent
plus que les efprits frivoles. Tel eft le
point de vue fous lequel j'envifage le
fiécle préfent , & je ne crois pas qu'il y en
ait un dans les Annales du Monde auffi
digne , à beaucoup près , du nom de Siéc'e
Philofophique.
LES FRAGMENS Héroïques , Baller
nouveau , représenté pour lapremièrefois
par l'Académie Royale de Mufique , le
Vendredi 20 Juillet 1759. A Paris ,
chez la Veuve Delormel & Fils rue du
Foin.
CE Ballet eft compofé de trois Actes ;
Fe premier intitulé Phaëtufe , eft pris des
amours déguifés de feu M. Fufelier. C'eft
Farnour déguifé en haine.
Le Théâtre repréſente le Temple du
Soleil ; on voit la mer dans l'éloignement.
Diomede & fes Compagnons en revenant
du Siége de Troye ont fait naufrage
dans une Ifle où régne Phaetufe , fille d'Apollon
Protecteur des Troyens . Phaëtufe
a réfolu de les immoler à fon pere ;, mais
AOUST. 1759. 137
avant de les livrer aux mains des Sacrificateurs
, fa haine a pris plaifir à leur faire
goûter tous les charmes de la vie , afin de
leur rendre la mort plus cruelle .
Entre les Captifs , le feul Diomede a
para infenfible aux trompeufes douceurs
de Phaëtufe ; mais fa Confidente s'apperçoit
que le dépit qu'elle en a conçu n'eft
rien moins que de la haine.
Les Captifs font tous amenés à l'Autel,
à l'exception de Diomede : Phaëtufe invite
les Miniftres du Soleil à lui immoler
ces victimes. Elle appelle à ce facrifice les
mânes des Troyens qu'ils ont fait périr.
PHAETHUSE.
Infortunés Troyens ô vous ombres célèbres ,
Sima voix peut deſcendre aux rivages funèbres ,
Apprenez de ces Grecs le fupplice & l'effroi.
Leur fang va laver votre offenfe.
O Mânes irrités ! partagez avec moi
Le doux plaifir de la vengeance !
Dans ce moment Diomede paroît , arrêre
le bras du Sacrificateur levé fur Fun
de fes compagnons , & dit que c'eſt à
lui feul de mourir . On fçait que Diomede
au Siége de Troye, en combattant contre
Enée , ofa braver Apollon : c'eft relative138
MERCURE DE FRANCE.
ment à ce trait de la Fable qu'il dit ici
aux Prêtres de ce Dieu.
Hâtez-vous , c'eft mon fang que vous devez répandre
;
Ne vengez que fur moi le plus brillant des Dieur :
Je l'offenfe plus dans ces lieux
Que fur les rives du Scamandre.
PHAETUSE tremblante.
1
Eh , quel crime nouveau venez - vous déclarer ›
Ce crime eft d'aimer Phaëtufe ; il le
déclare , elle en paroît offenſée.
PHAETHUSE.
Oubliez- vous mon rang , ma haine , ma fierté ♬
DIOMEDE.
Se fouvient- on du rang quand on voit la beauté?
Le grand Sacrificateur preffe Phaërule
d'ordonner le fupplice de Diomede , &
lève fur lui la hache facrée.
PHAETUSE.
Arrête.
LE GRAND SACRIFICATEUR.
O Ciel que faites-vous !
!
PHAETUSE.
Arrête ! La pitié fuccède à mon courroux.
Barbare,
AOUST. 1759. 139
à Diomede.
L'Amour nous trompoit l'un & l'autre':
A quoi m'expofoit- il par fon déguiſement ?
le n'ai connu mon coeur qu'au funefte moment
Où je voulois percer le vôtre.
L'Acte est terminé par une Fête comsofée
des Nymphes , compagnes de Phaëufe
, & des habitans de fon Ifle .
Le fecond Acte a pour titre Zémide
left de M. le Chevalier de Laurès , déjà
connu par plufieurs morceaux de Poefie
ouronnés à l'Académie Françoife.
La Scéne eft à Scyros . Le Théâtre reréfente
le bord de la mer , & fur l'un
les côtés la façade d'un Palais . Zémide ,
leine de cette Iſle a reçu de Pallas une
gide impénétrable aux traits de l'Arnour,
Ce Dieu vient au fecours de Phafis , Amant
le Zémide : l'égide même ne l'étonne
'as.
L'AMOUR.
En vain la haine ou le caprice
Voudroient me difputer un coeur.
Je deviens enfin fon vainqueur
Par la force ou par l'artifice.
Phafis s'éloigne en voyant venir Zénide
, & l'Amour feint de s'endormir
armi des rochers qui fe couvrent de
140
MERCURE
DE FRANCE
.
Zémide au milieu de fa Cour , célèbre
les charmes de la liberté : tout-à- coup
appercevant l'Amour , elle veut prendre
la fuite ; mais elle change de deffein.
Approchons , enlevons les armies :
Enchaînons l'Amour.
L'Amour fe laiffe enchaîner , & les
Nymphes chantent victoire. Ce mouve
ment théâtral fait un tableau très- agréa
ble. Tout-à- coup il feint de s'éveiller ,
redemande à Zémide fes armes qu'il voit
dans fes mains. Zémide l'accable de repro
ches. Phaſis vient demander grace à Zémide
en faveur de ce Dieu.
Reine, contre l'Amour quel tranfport vous anime
Il répandit fur vous fes plus cheres faveurs :
Moi feul , hélas ! moi feul j'éprouve les rigueurs ;
Vous êtes fon ouvrage , & je fuis fa victime.
Zémide eft inexorable , mais l'Amour
s'aviſe enfin de tendre un piége à fa vanité.
Je fuis ce Dieu qui fais brûler pour vous
Un coeur tendre , ſoumis , & chéri de la gloire.
Ah , vous adoreriez mes noeuds & ma victoire
Sans ce préfent fatal , fans cette égide , hélas!
Dont vous arma la févère Pallas .
ZEMIDE.
L'Amour eft dans mes fers,je la quitte fans crainte
AOUST. 1759. 141
Elle jette fan égide , l'Amour brife fa
chaîne , s'élance & frappe Zémide d'un
trait qu'il avoit caché.
ZEMIDE.
Du penchant qui m'entraîne , eh comment me
défendre ?
Amour,fi tu pouvois me forcer à me rendre ,
hafis pouvoit lui feul me faire aimer ta loi.
L'Amour change ces bords fauvages en
les jardins enchantés , & les Peuples de
icyros célébrentfon triomphe par une fête
qui termine l'Acte.
La Mufique de ces deux premiers Aces
eft de M. Ifo : quelques perfonnes y
nt cherché la preuve de fes prétentions
ur les Ouvrages de M. de la Garde; mais
te n'eft pas certainement le même ſtyle.
La troifième Entrée , ( Apollon , Berzer
d'Admete , ) eft un Acte du triomphe
le l'harmonie , dont la Mufique eft de
eu M. Grenet.
Silvanire , jeune Bergere , eft aimée du
Dieu Pan, & d'Apollon déguifé en Berger
fous le nom d'Iphis. Elle avoue à
Daphné , fon amie , qu'elle préfere le
Berger au Dieu.
Les Satires annoncent l'arrivée de Pan.
Silvanire veut fe retirer , mais ils la retiennent:
Pan lui-même paroît & fe plaint
142 MERCURE DE FRANCE,
que les Bergers abandonnent fon culte .
Et vous auffi , vous fuyez , Silvanire !
La Bergere avoue qu'elle imite fon inconftance
& qu'elle lui préfére un Berger
Pan & les Satires fe difperfent dans la
campagne , & mettent le feu aux ha
meaux d'alentour. Silvanire revient éper
due avec Apollon , qu'elle ne connoit
point encore. A la voix d'Apollon le ra
vage ceffe , la campagne fe couvre de
fleurs & de fruits ; les Mufes , les Bergers
& les Bergeres s'affemblent : le Dieu des
bois paroît auffi environné des Satires.
Enfin
PAN.
par fon trépas je vais me fatisfaire.
Approche , Berger téméraire.
IPHIS.
Ouvre les yeux , reconnois- moi.
PAN.
Dieu des Arts , c'est vous que je voi !
PAN à Silvanire.
En faveur d'Apollon l'inconftance eft permiſe :
Votre amour devoit m'outrager ,
Quand d'un fimple Mortel je vous croyois éprile;
Mais je pardonne au Dieu le crime de Berger.
(Voyez l'Article Spectacle . )
AOUST:
1759.
143
ORIGENIS Opera omnia ; quæ græce
vel latine tantum exftant , & ejus nomine
circumferuntur , ex variis Editionibus &
manu exaratis , Gallicanis , Italicis , Germanicis
& Anglicis collecta , recenfita ,
latine verſa , atque
Annotationibus illuſtrata
, cum copiofis indicibus , vitâ Auctoris
, & multis
Differtationibus : operâ
& ftudio Domini Caroli Delarue , Prefbyteri
& Monachi
Benedictini è Congregatione
S. Mauri. Parifiis , apud Joannem
Debure Bibliopolam , ad ripam PP . Auguftin.
1759. 4 vol. in fol.
Dans un Profpectus latin de cette Collection
des Ouvrages d'Origêne on annonce
qu'après s'être fait defirer & attendre
pendant ving- cinq ans , elle paroît enfin
complette , en 4 vol . in fol. qui coûteront
150 liv. en papier commun , & 200 liv.
en grand papier. Si quelqu'un veut acheter
le quatriéme volume en particulier ,
il lui coûtera so liv. en papier commun
& en grand 63 liv. Le Libraire avertit le
Public qu'il ne diftribuera le quatrième
volume féparément qu'au mois de Juillet.
de l'année 1760 .
LE Philofophe Moderne , ou l'Incrédule
condamné au tribunal de fa raifon.-
144 MERCURE DE FRANCE.
Par M. l'Abbé de M. D. G. A Paris , chez
Defpilly Libraire rue Saint Jacques à la
Vieille Pofte.
HISTOIRE Univerfelle Sacrée & Profane
, compofée par ordre de Meſdames
de France, Tome XI & XII . A Paris chez
Guillaume Defprez , Imprimeur du Roi &
de Mefdames de France , rue S. Jacques.
STORIA Univerfale Sacra e Profana ,
compofita d'ordine delle Reali Principele
di Francia ; dal Sign. Giacomo Hardion ,
Cuftode de Libri del Gabinetto del Re
Criftianiffimo , Precettore , e Bibliotecario
delle Reali Principeſſe di Francia e
Socio dell' Academie Francefe , e Reale
delle Belle Lettere , tradotta dalla Lingua
Francefe nell'Italiana. Tom . I. II . III.
& IV. In Torino nella Stamperia Reale,
Il eft à préfumer que cet ouvrage , fi digne
de fon objet , fera traduit de même
dans toutes les langues de l'Europe .
DISSERTATION fur l'ancienne Infcrip
tion de la Maiſon carrée de Nifmes , par
M. Seguier , de l'Académie Royale de
Nifmes , de celle de Bologne , Palerme
& Verone , Correfpondant des Acadé
mies des Sciences de Paris , Touloule &
Montpellier. A Paris , chez N. M. Til
Liard , Libraire , quai des Auguftins , à
I'Image S: Benoît,
ARTICLE
AOUST. 1759. 145
ARTICLE III.
SCIENCES ET BELLES-LETTRES. *
MEDECINE.
a
LETTRE de M. GAULLARD , Médecin
ordinaire du Roi ; pour fervir de réponfe
à celle de M. de la Condamine , inférée
dans le Mercure du mois de Juin
1759 .
ENFIN , NFIN Monfieur , la réponse à ma
Lettre inférée dans le Mercure du mois de
Février dernier , vient de paroître dans
celui de Juin ; cet efpace de temps fait
trop d'honneur à une Lettre qui m'a
couté quelques heures de travail ; votre
amitié pour moi vous fait trembler de
me voir aux prifes avec un Adverfaire.
auffi redoutable que M.de la Condamine :
mais raffurez- vous , on eft bien fort quand
on a la vérité pour foi ; tout mon art
pour la défendre fe réduit à écarter les .
nuages qui peuvent l'obſcurcir ; mon feul
G
146 MERCURE DE FRANCE
embarras eft de renfermer dans les bornes .
d'une Lettre le précis de ce que j'aurois à
dire ; dú refte je ne vous demande pas plus
de grace qu'à tout Lecteur impartial ; faites
abſtraction des titres d'Académicien &
de Géomètre , oubliez que je fuis Médecin
, pefez nos raifons , & jugez- nous .
M. de la Condamine débute par trois
queftions.
"
PREMIERE QUESTION,
Pourquoi M. Gaullard contredit- il le
» rapport de quatre Médecins & la Lettre
≫ de M. Hofty ?
SECONDE QUESTION,
» Pourquoi ces Meffieurs ne répondent-
» ils point à M. Gaullard ?
TROISIEME QUESTION.
» Enfin n'y a -t-il rien à lui répondre ?
La réponſe que M. de la Condamine
fait à la premiere queftion eft courte, mais
elle renferme beaucoup de fens : » Je pa-
» rois , dit-il , convaincu d'avoir décidé
légérement de la maladie d'un enfant
» que je n'ai vu qu'une fois ; le Jugement
» de quatre de mes Confreres qui femblent
» Le conſtituer mes Juges en ne me priant
# pas de figner leur rapport , n'a pas dû
»
39
AOUST. 1759 . 147.
me fatter , s'ils euffent eu cette com-
» plaiſance , je n'aurois pas cru mon honneur
intérellé à foutenir mon premier
» jugement , ma lettre n'ex ſteroit point ,
& on feroit privé d'une nouvelle défi-
» nition de la petite vérole ; telle eſt , ſe-
» lon lui , l'origine de ma lettre.
33
J'ai été bien léger , dit M. de la Condamine
, dans ma décifion , parce que je
n'ai vu le Malade qu'une fois , & je fuis
convaincu par quatre Médecins qui ne
l'ont point vû du tout dans fa maladie : il
faut avouer qu'un témoin oculaire convaincu
par quatre témoins qui n'ont
point vû le fait contefté , eft convaincu
plus légérement qu'il n'a jugé.
D'un autre côté fi mes Confreres ne
m'ont pas prié de figner leur rapport , la
raifon en eft fimple ; c'eft qu'ils étoient
d'un avis & moi d'un autre ; par conféquent
ils étoient trop fenfés pour me
prier d'avoir la complaisance de figner le
contraire de ce que je penfois ; ils ont
jugé à propos de faire part au Public de
leur fentiment , j'en ai fait de même ; nous
ayons tous ufé de notre droit : à quel def
fein M. de la Condamine infinue t-il que
ces Meffieurs fe font conftitués mes Juges
? Je trouve leur procédé juſte & fimple
, ils paroiffent n'avoir pas défapprouvé
le mien. Gij
148 MERCURE DE FRANCE.
Quant à ma définition de la petite vérole
, le ton ironique de M. de la Condamine
ne la réfute pas , à moins que pour
lui une ironie ne foit une raifon : plufieurs
de mes Confreres affez bons connoiffeurs
m'ont dédommagé par leur fuffrage de
la perte de celui de M. de la Condamine :
il la trouveroit peut-être de fon goût fi
elle eût été faite pour étayer l'inocula- .
tion : quoiqu'il en foit , ma lettre n'a dû
fon origine qu'à l'amour de la vérité , de
l'humanité & du bien public ; je crois que
le même motif anime M. de la Condamine
; s'il me prête des vues moins pures &
moins nobles que les fiennes , j'en fuis fâché
pour lui , & je crains que le Public n'en
tire une conféquence qui lui foit défavantageufe.
» Par rapport à la feconde queftion , mes
» Cenfeurs , dit M. de la Condamine , ont
» autre chofe à faire que de me repliquer ;
و ز
leur avis eft fondé fur des raifons que je
» n'ai pas même effleurées , la Lettre de
M. Hofty renferme des preuves convain-
» quantes fur la maladie du jeune M. de la
» Tour , & je ne réponds rien à tout cela.
Il me fuffit pour le préfent de repliquer
que je fuis tenté de croire que M. de la
Condamine n'a pas lû ma Lettre , il écrit
ici
AOUST. 1759. 149
du moins comme s'il ne l'avoit pas lue :
quant au terme de Cenfeur , je me trouverois
offenfé de cette épithéte , fi on me
Jadonnoit vis- à- vis de mes Confreres ; je
fuis perfuadé qu'ils ont la même délicatelle
par rapport à moi.
» M. de la Condamine ajoute que MM.
>>Petit & Vernage , l'un par fes оссира-
» tions, l'autre parce qu'il y a renoncé, lui
» ont laiffé le ſoin de me répondre.
Aucune raifon n'auroit balancé l'intérêt
public qui engageoit ces Meffieurs à me
répondre s'il y avoit eu lieu ; ils ont fait
leur rapport & n'y ont rien mis qui ait
pû me bleffer ; j'ai fait le mien & j'ai
parlé d'eux avec les égards que je leur dois;
quelle conteftation peut - il donc y avoir
entr'eux & moi ? Nous avons tous expolé
notre fentiment aux yeux du Public , c'eft
à lui de nous juger ; & tout feroit dit fi
M. de la Condamine ne prenoit pour lui
un mot qui s'eft gliffé dans ma premiere
lettre , fçavoir que je voudrois qu'il ne
fût permis qu'aux Médecins de traiter
cette matière. Sur cela il m'offre une fatisfaction
; mais il eſt juſte que je lui en
donne une à mon tour : le fait eft que je
parlois dans cet endroit d'une lettre affez
fingulière ; M. Marmontel m'a engagé à
Lupprimer la lettre & le nom de l'Auteur,
G iij
150 MERCURE DE FRANCE.
par- là il a fait prendre le change à M. de
la Condamine à qui je n'avois pas Phonneur
de penfer , & qui , du moins pour
cet Article , doit convenir que je n'ai pas
le tort qu'il me croyoit.
Nous voici à la troifième queftion .
M. de la Condamine la partage en deux ,
divifion affez inutile , & qui , dans le cas
P. éfent eft hors de faifon.
ور
Quelle étoit la maladie du fils de M.
» de la Tour ?
» La maladie de cet enfant prouve-
» t elle quelque chofe contre l'inocula-
» tion ?
» C'eft aux Médecins , dit M. de la
» Condamine , de prononcer & de juger
» du nom d'une Maladie quatre Méde
» cins donnent à la maladie du fils de M.
» de la Tour , le nom d'éruption cryſtalli-
» ne ; mais M. Gaullard la nomme petite
» vérole : à qui nous en rapporterons nous
» fur le nom de cette maladie , ou au té-
» moignage de plufieurs Médecins , ou à
» l'avis d'un feul ?
Sans contredit , toutes chofes égales
d'ailleurs , plufieurs degrés de probabilité
d'un côté , doivent l'emporter fur un degré
de probabilité de l'autre ; pour donner
plus de poids à cette forte de calcul ,
M. de la Condamine prétend que n'ayant
AOUST. 1759.
•
vû le Malade qu'une feule fois , je n'ai pû
juger en connoiffance de caufe. » M. Gaul-
» lard , dit- il , eſt convenu qu'il auroit
» fallu fuivre régulièrement la maladie.
Quoi , parce que je n'ai vû le Malade
qu'une fois , je n'ai pû juger de fa maladie
en connoiffance de caufe ? Certes un Médecin
praticien qui du premier coup d'oeil
ne connoît pas une petite vérole , & l'efpéce
dont elle eft , lorfque l'éruption eſt
faite , et un ignorant parfait , au jugement
duquel il ne faudroit pas s'en rapporter
à la dixiéme vifite plus qu'à la
premiere ; c'eſt donc parce que j'ai vû le
Malade une fois , que je fuis plus croyabie
avec des lumières médiocres , que vingt
· Médecins avec des connoiffancés plus étendues
, mais qui n'ont point vû le Malade
- pendant ſa maladie .
3
Il est vrai que M. de la Condamine a
l'adreffe d'appuyer l'avis des Médecins
- par celui du Chirurgien qui a vu & ſuivi
: le Malade : mais où va - t-il puifer le témoi
- gnage d'un Chirurgien ? c'eft dans le rapport
même des Médecins : qu'on rapproche
ici les Certificats de ce même Chirurgien
, rapportés à la fuite de ma Lettre
: du mois de Février dernier , & qu'on cal-
´cule , fi les degrés de probabilité qu'on
m'oppofe , pefés dans la balance de l'équité
Giv
-152 MERCURE DE FRANCE.
& de la droite raifon , doivent l'emporter
fur le degré de probabilité qui eft pour
moi je fuis convenu qu'il auroit fallu
fuivre régulièrement la maladie pour répondre
aux chofes de fait avancées dans la
Conférence tenue au Palais Royal , mais
cet aveu de ma part tronqué par M. de la
Condamine , & préfenté fous une face différente
, doit- il l'autorifer à conclure que
j'ai décidé du nom de la maladie précipitamment
& fans avoir examiné fuffifamment
le Malade ?
Une autre obfervation à faire , eft que
M. de la Condamine ne me croit pas fur
ce que j'avance de contraire à fon opinion ,
& il veut bien s'en rapporter à moi lorfque
je dis que le Malade n'avoit pas de
fièvre lors de ma viite : mais que fert
mon fuffrage fur cet article , fi mon témoimoignage
eft récufable fur le refte ? il eſt
plus aifé de fe tromper ſur la fièvre que fur
la petite vérole , & je ne me connois peutêtre
pas plus à l'une qu'à l'autre ; mais tout
témoignage eft bon à M. de la Condamine
lorfqu'il croit en pouvoir tirer parti :
il cite jufqu'à celui de l'anonyme , qui le
premier a annoncé la maladie du jeune M.
de la Tour , quoiqu'il traite d'ailleurs cet
anonyme avec tout le mépris que mérite
un homme qui met le mafque fur fon
AOUST. 1759. 153
vifage pour ofer dire la vérité : il invoque
même celui d'un jeune homme de quinze
ans , pour oppofer au Chirurgien & à moi ,
& nous prouver que l'enfant malade ne
P'étoit plus le quatrième jour de ſa maladie
; celui du Chirurgien étoit d'un grand
poids dans le rapport des Médecins , mais
il y trouve de la contradiction dans les
deux Certificats qu'il m'a donnés ; il cite
même celui qu'il a obtenu de ce Chirurgien
: mais il ne fuffit pas de dire qu'il l'a
û à l'Académie , il falloit le rapporter
afin que le Public le confrontât avec les
deux que j'ai mis tout au long au bas de
ma Lettre enfin il difpute encore fur ma
vifite qu'il prétend n'avoir été faite que le
fecond jour de la maladie , quoique dans la
vérité elle ait été faite le troféme jour ,
comme li cela faifoit une difference effentielle
; mais à quoi fervent toutes ces minuties
? Laiffons - là tous les témoignages ,
& réfumons le fait en quatre mots : de
´quoi eft - il queſtion ? je l'ai déjà dit dans
ma premiere Lettre , ce n'eft pas de fçavoir,
s'il y a , s'il exifte une forte de pet te vérole
qu'on nomme Crystaline , mais de
fçavoir fi c'est cette eſpèce de petite vérole
dont le jeune de la Tour a été attaqué :
nous convenons tous que cette forte de petite
vérole ne dure que quatre jours , més
Gy
154 MERCURE
DE FRANCE.
Confreres qui ont vifité le Malade & fes.
Camarades , atteftent qu'ils avoient tous.
une maladie uniforme , & que quelquesuns
avoient encore des croutes de petite
vérole le dix -feptiéme jour de leur maladie
, qui étoit celui de leur vifite..
Donc cette maladie n'étoit pas finie le
quatrième jour ..
Donc le quatrième jour les boutons
n'avoient pas difparu.
Donc ce n'étoit pas une éruption cryftalline
.
Donc c'étoit une vraye petite vérole.
Donc le témoignage du Chirurgien &
le mien , font de fur - érogation ,
M. de la Condamine infifte , & foutient
que MM. les Médecins ont jugé dans leur
rapport que la maladie du fils de M. de la
Tour n'étoit qu'une éruption Cryſtalline.
J'en demande pardon à M. de la Condamine
, mais je fuis obligé de lui dire
qu'il le trompe , & fans le vouloir il trom:
peroit le Public ; ces MM. n'ont eu garde
de juger , comme je l'ai encore obſervé
dans ma premiere lettre , ils ont décidé
fagement qu'ils conjecturoient or cop
jecturer n'eſt pas juger ; mais M. de la
Condamine prétendoit dès le commence..
ment de fa , Lettre que ces Meffieurs s'étoient
conftitués mes Juges , il les a enfuite
AOUST. 1759 : 155
qualifiés de mes Cenfeurs , ici il continue
de leur faire dire plus qu'ils ne difent euxmêmes.
Le fait une fois difcuté , M. de la Condamine
paffe aux conféquences qu'il copie
dans la Lettre de M. Hofty : l'inoculation
ne garantit point d'une éréfipelle , d'une
rougeole , du pourpre, de la pefte & c . Mais ,
ajoute-t- il avec affez d'amertume , » quand
» j'aurois la complaifance exceffive de préférer
votre avis fingulier à celui de tous :
les autres , j'avouerois feulement qu'un
» enfant inoculé n'eſt pas infailliblement
préfervé d'une espèce de petite vérole qui
» dure quatre jours , qui n'eft pas dange--
reufe , & je dirois que , dans ce cas mê-
» même, l'inoculation met la vie en fureté.
Mais penfez- vous , dirai- je à M. de la :
Condamine , que fi vous adoptez mon
avis malgré fa fingularité , 1 ° . ce n'eft plus
une maladie de quatre jours , c'eſt unės
vraie pétite vérole à laquelle l'inoculé fe:
trouve expofé malgré l'inoculation. 2° . Ce
n'eft plus une queftion de nom , comme
vous le difiez plus haut ; ce n'eft pas le
nom , c'eſt l'eſpèce , c'eſt le caractère d'une
maladie dont il faut que vous conveniez ;;
3. c'eft à tort que vous prétendez que l'inoculation
change quelque chofe au carac
tere de la petite- vérole naturelle qui vientt
G-vjj
156 MERCURE DE FRANCE.
enfuite , puifque les Camarades du jeune
M. de la Tour , qui n'avoient pas été inoculés
, n'ont pas eu une autre efpéce de pe
tite vérole que la fienne , & n'ont pas été
plus en danger que lui; ainfi tout l'avantage
de M. de la Tour eft d'avoir eu l'inoculation
de plus ; & c'eft gratuitement que
vous lui accordez le privilége de rendre
moins dangereufe la petite vérole naturelle
qui vient enfuite.
» Quel peut être le but de M. Gaullard,
dit M. de la Condamine ? eft- ce de pri
» ver de tout fecours les malades de petite
» vérole ? C'est à quoi tend la nouvelle
» doctrine.
J'avoue que je ne prévoyois pas cette
objection ; la raison en eft que les fenti
mcns d'humanité font plus forts chez
moi que la crainte de la contagion de teb
le efpéce qu'elle foit , & je penfois qu'il es
étoit de même de tous les hommes: mai
vous , Monfieur , dirai je à mon tour à
M. de la Condamine , avez- vous pour ob.
jet de hafarder , fans raifon & fans néceffi
té , les têtes les plus chéres à leur famille,
& les plus précieufes à l'Etat , en les expolant
à un danger de récidive que vous
cachez, ou que vous ne connoiffez past
Au furplus M. de la Condamine présend
que je fuis piqué ; je ne fai pas pour
AOUST. 1739. 157
quoi , ni contre qui je dois l'être ; je ne
croyois pas que le ton de ma premiere
Lettre pût faire feulement foupçonner
qu'elle étoit dictée par la paffion ; pour
s'y laiffer emporter il faut être prévenu
pour ou contre l'inoculation plus que je
ne le fuis : il m'eſt bien permis d'avoir
mon fentiment , mais je n'en fuis point
affez entêré pour le donner pour une décifion.
M. de la Condamine me trouve
fingulier ; mais j'ai encore une fingular té
qu'il ne me connoît pas , c'eſt de préférer
à la fcience de mefurer des furfaces & des
lignes celle de mefurer mes expreffions ;
ainfi fi la chaleur de la difpate m'entraînoit
, ce feroit pour l'intérêt de la vétité
fans qu'il y entrât du perfonnel . S'il
ne faut donc que mon aveu à M de la
Condamine , pour qu'il puiffe donner
mon nom à telle eſpèce de petite vérole
- qu'il voudra , je le lui accorde bien vo-
· lontiers ; peut- être ignore- t- il que fan
nom à lui même & celui de l'inoculation
font devenus fynonymes:
Il femble que la difpute auroit dû finir
ici , mais voici encore trois nouvelles Propofitions
que M. de la Condamine va prouver
à fa façon , & fur lefquelles je vais jetser
un coup d'oeil rapide , en abrégeant
autant que je le pourrai..
58 MERCURE DE FRANCE..
PREMIERE PROPOSITION.
» Il n'eft nullement prouvé qu'on ait deux
» fois la petite vérole, & il y a de grandes
» raifons d'en douter.
"
SECONDE PROPOSITION.
Quand il feroit prouvé qu'on peut la
» prendre deux fois naturellement , il ne
» s'enfuivroit pas qu'on pût la reprendte
après l'inoculation .
ກ
39:
TROISIEME PROPOSITION.
» Enfin quand il y auroit quelque exem-
» ple d'un inoculé attaqué d'une feconde
petite vérole , il ne faudroit pas en con
clure que l'inoculation eft inutile.
Pour prouver la première Propofition ,
>M. de la Condamine dit , » que depuis
» 1200 ans on difpute pour fçavoir fi on
peut avoir deux fois la petite vérole , &
» de- là il conclut qu'on ne peut l'avoir
» deux fois ; ou par une conféquence qu'il
» veut bien adoucir , que le cas eft extrê
» mement rare.
C'eft à - peu près comme fi je difois , on
a cru pendant 2000 ans que la nature
abhorroit le vuide , donc il faut encore le
: croire aujourd'hui , ou du moins à préfent
que le contraire eft démontré, il eft en
AQUST. 17591
core permis de douter des faits , de difpu
ter fur les expériences , de faire des exceptions
, & de diminuer autant qu'on le
peut la force des preuves d'une vérité démontrée.
De-là M. de la Condamine paffe aux:
calculs : il meurt , dit- il , 20000 perfonnes
à Paris année commune , dont la
quatorzième partie , ( plus de 1428 )
» meurt de la petite vérole : c'est le réful-
» tat d'un dépouillement fait des Liftes
» mortuaires de Londres : par d'autres cal-
" culs auffi faits en Angleterre , de fept
» malades de la petite vérole naturelle , il
» en meurt un ; donc fept fois 1428 per--
fonnes , ou 10000 ont tous les ans
petite vérole à Paris : or fur ces 10000)
» une rechute de notoriété publique n'eft:
» pas encore arrivée , puifqu'on difpute
» encore du fait ; donc il n'arrive pas de
» dix mille fois une ..
3
33
J'ai cité dans ma Lettre du mois de Février
dernier deux Malades que je traitois
pour lors d'une feconde petite vérole naturelle
; M. Aftruc traitoit auffi M. de
Beaumont qui étoit dans le même cas :
qu'eft- il befoin de calculs , & de calculs
faits à Londres , pour prouver ou démentir
à Paris un fait fi fimple & à la portée
de tout le monde..
160 MERCURE DE FRANCE.
Si dans le Public on difpute encore fur
ce fait , & fi on veut chercher la raifon
des nuages qui en obfcurciffent la certitude
, il me paroît ridicule d'en rejetter
la caufe fur l'ignorance du Peuple , la
mauvaife foi des Gardes- malades , des
Chirurgiens , & des Apotiquaires , auffi
bien que fur l'impéritie des jeunes Médecins
; il eft plus fimple & plus naturel
de penfer que les Médecins , ceux même
qui ont le plus d'expérience , voulant diffiper
les frayeurs & les allarmes que cette
maladie imprime dans les efprits
ont
laiffé fubfifter , & ont même accrédité
l'erreur ou l'incertitude où l'on eft fur le
retour de cette maladie ; c'étoit fagelle
pour lors de raffurer le Public par un artifice
innocent : mais aujourd'hui qu'on
veut tirer avantage de cette erreur qui
eft fans conféquence , pour en autorifer
une qui peut être dangereuſe , toute la
fociété doit le réunir pour attefter qu'il y
a des exemples fréquens de gens qui ont
eu plufieurs fois la petite vérole naturel
le : je pourrois accabler M. de la Condamine
par la foule des témoignages de
ceux qui dans Paris en fourniroient des
exemples ; mais puifqu'il ne lui faut qu'un
exemple de notoriété publique , je me
borne à quelqu'un du métier , M. Taf
AOUST. 1759 . 161
fard Apothicaire très -connu , a chez lui
dans la perfonne de fon fils la preuve
vivante du retour trop certain de la petite
- vérole naturelle chaque famille peut
i mieux donner des preuves de cette vérité
que chaque Médecin même le plus en vogue
; la raison en eft que rarement un
Médecin fuit le même homme dans l'enfance
, l'adolefcence & l'âge mûr ; mais
les hommes en général paffent leur vie
dans leur famille, du moins chaque famille
eft inftruite des événemens intéref
fans qu'effuye chacun de fes parens , quelqu'éloignés
qu'ils foient , & une maladie
auffi grave que la petite vérole , eft un de
ces événemens.
Une telle évidence paroît frappante ;
ce n'eft cependant que par grace que M.
de la Condamine veut bien accorder un
fur dix mille qui ait la petite vérole na-
" turelle deux fois ; mais cela ne prouve
» rien contre l'inoculation ; comme elle a
» le privilége d'être la fauve- garde de la
»beauté & de la vie , elle a auffi celui de
» préſerver du retour de cette fâcheufe
» maladie.
Si le retour de la petite vérole naturelle
n'eft pas une preuve , au moins eft- il
un furieux préjugé contre l'inoculation :
l'exemple du fils de M. de la Tour n'eft
" 162 MERCURE DE FRANCE.
pas capable de convaincre M. de la Condamine
; mais j'ai cité dans ma premiere
Lettre un fecond exemple d'un Hollan
dois traité & guéri par M. de la Saône ,
d'une petite vérole naturelle , deux ans
après avoir reçu cette maladie par infertion
: fi M. de la Condamine a befoin
d'un troifiéme exemple , il peut fe rappeller
celui du Mylord Anglois inoculé à
Londres , traité & guéri depuis à Rheinis
d'une petite vérole naturelle très forte ,
par M. Jofnet fameux Médecin de cette
Ville ; ce fait eft avéré , authentique &
incontestable.
·
Mais tous ces exemples font des chimeres
pour M. de la Condamine ; & par
des calculs auffi juftes que les précédens , il
prétend couvaincre un pere de la néceffité
de faire inoculer fes enfans , s'il n'eft an
barbare , un pere dénaturé , un homme
enfin qui déraisonne , ou qui ne raiſonne
plus , depuis que les exemples rapportés
lui ont ouvert les yeux fur le danger , au
du moins fur l'inutilité de cette opération
je ne dis pas expreffément le danger
, il faudroit pour cela rappeller l'événement
funefte de l'inoculation faite à
Mile Chatelain rue de Ventadour ; cinq
Médecins avoient vu la Malade , deux
avoient préfidé à l'opération , & le mérite
A.OUST. 1759. 163'
du Chirurgien qui avoit opéré , lui a déja
fait une réputation qui le met au- deffus
de la critique : il faudroit auffi difcuter les
caufes de la mort du fils de M. de Caze ,
inoculé & mort à Chaillot le mois dernier.
Je ne fuis pas chargé d'approfondir
ces faits , ils mériteroient bien que le
Miniftere public ufât du droit qu'il a de
parler & d'agir.
Au refte je ne penfe pas que le Corps
des Théologiens & celui des Médecins reconnoiffe
la compétence de M. de la Condamine
fur le droit qu'il s'arroge d'affigner
les bornes de ces deux Jurifdictions
Fégard de la queftion préfente.
PREMIER PROBLEME.
» C'eſt un Problême , dit M. de la Condamine
, de fçavoir fi l'inoculation en
général eft utile & falutaire.
J'aurois cru pouvoir faire de cette
queftion une Thèſe de Médecine , & non
un Problême d'Algébre ; plus on a fait
d'effais heureux ou malheureux fur certe
Méthode , plus il appartient aux Médecins
d'en examiner & d'en difcuter les effets
& les fuites , & c'eft aux Médecins feuls ,
de droit , à prononcer fur l'affirmative ou
fur la négative de cette question.
164 MERCURE DE FRANCE
SECOND PROBLEME.
» Voici encore un autre Problême : le-
» quel des deux court un plus grand tifque
» de la vie , ou de celui qui attend en
pleine fanté que la petite vérole le fai
» fiffe , ou de celui qui la prévient en ſe
faifant inoculer ? Cette queftion , dit M.
» de la Condamine , n'appartient ni à la
Théologie , ni à la Médecine.
>>
93
:
M. de la Condamine paffe malheureufe
ment le but , & cela arrive fouvent aux
gens qui ont le plus d'efprit : de bonne
foi le croit-il en état de voir l'inoculation
fous toutes les faces & tous les rapports?
A peine l'envifage- t-il d'un côté il ne
s'apperçoit pas que dans fes calculs il n
confidere que l'avantage des Inoculés ; i
ne fait pas la plus légère attention aux rif
ques qu'il fait courir à tous ceux qui pren
droient la petite vérole , par la contagion
des Malades qui auroient reçu cette malamê
die
par infertion ; de forte que quand me
me il auroit géométriquement prouvé que
fur 10000 Malades inoculés il n'en meurt
aucun , & qu'aucun n'eft expofé à une fe
conde petite vérole , fes calculs n'en fe
roient pas moins en pure perte , & l'inoculation
n'en devroit pas moins être pro
crite , s'il ne prouve de plus que le préten
AOUST. 1759.
165
u bien qu'il procure à 10000 , doit l'em-
Forter fur le mal réel qu'il feroit à 100000
n leur communiquant une maladie que
ous les Inoculateurs conviennent être conagicule
, & dont il eft certain que la
ontagion , quelques mesures qu'on puiffe
rendre , eft beaucoup plus dangereufe que
elle qui vient par une petite vérole naurelle.
Mais que doit- on penfer fi tous les caluls
de M. de la Condamine partent d'un
aux principe ? C'est ce qu'il eft aiſé de
ui prouver. Il pofe pour bafe de tous les
alculs , la mort d'un fur fept , de ceux
qui font attaqués de la petite vérole naurelle
; or ce principe eſt faux , & abſoument
faux : je plaindrois bien un Médein
qui feroit affez mal adroit , ou aſſez
nalheureux dans la pratique pour perdre
e feptiéme de fes Malades de petite véole
naturelle , & je plaindrois encore
bien plus les Malades qui tomberoient
entre fes mains : mais je vais plus loin , &
e foutiens que quand même cette allertion
de M. de la Condamine feroit vraie ,
fes calculs n'en feroient pas moins vicieux
: Que le Médecin , dit- il , décide fi
tel Sujet eft propre à l'inoculation ; donc
tous les Sujets n'y font pas propres mais
i l'on retranche ( comme le veulent en ef-
2
166 MERCURE DE FRANCE
fet les Inoculateurs ) du nombre de ceux
qui feront inoculés , tous les enfans qui
ont un vice dans le fang , on
ne choifit
pour l'inoculation que ceux qui guériroient
d'une petite vérole naturelle : ainfi
pour juftifier par des calculs les fuccès de
Pinoculation , il faudroit avoir inoculé
les mauvais Sujets par préference aur
bons , ou du moins les uns & les autres )
indifféremment , on ne l'a pas fait , & on
n'a eu garde de le faire ; donc toutes les
conféquences de M. de la Condamine par
tent d'un principe faux ; donc tous les
avantages de l'inoculation doivent d fpa
roître ; donc les rifques de l'inoculation
font en pure perte , bien loin de diminuer,
ou de prévenir ceux qu'on court à attendre
La petite vérole naturelle.
TROISIEME PROBLEME,
» De deux riſques inégaux , dont l'un
» eft inévitable , eft- il permis de choisir le
» moindre ? »
C'est encore un autre Problême de M.
de la Condamine , mais ce Problême eft
un pur fophifme : il n'eft pas vrai que
de ces deux rifques l'un foit inévitable ;
feu M. Molin a été une preuve qu'on peut
vivre près d'un fiécle , même au milie
de la contagion , fans avoir la petite ve
AOUST. 1759. 167
ole ; on peut même affurer qu'il y a des
Familles entieres qui en font exemptes.
D'un côté on exagere jufqu'à l'hyperéle
le nombre de ceux qui meurent de
a petite vérole naturelle , & par un excès
oppofé on réduit prefqu'au néant le nombre
de ceux qui toute leur vie font exempts
de cette maladie ; de l'autre on nie le retour
fréquent & avéré de cette maladie
foit naturelle , foit artificielle ; on publie
& on vante les fuccès de l'inoculation ,
mais on met tout en oeuvre pour en déröber
les malheurs à la connoiffance du
Public : cependant on accufe de mauvaiſe
foi ceux qui s'oppoſent à l'inoculation , on
Héur reproche même de s'y oppofer par
intérêt , objection fi abfurde qu'il feroit
ridicule de la réfuter ; tout le monde fent
qu'il fuffit de rétorquer cet argument.
Les calculs de M. de la Condamine
fairs en Angleterre fur les inoculations
feront vrais où faux ; je laiffe à qui voudra
le foin d'aller les vérifier ; pour moi qui fuis
François , qui vis en France , qui écris
pour mes Compatriotes , voici mon calcul :
je connois 80 , mettons pour la facilité
du calcul , cent Inoculés à Paris ; fur ce
nombre j'en ſçai au moins deux morts , &
j'en ai cité trois qui ont eu la petite vérole
naturelle après l'inoculaton ; done un
168 MERCURE DE FRANCE.
e 20 au moins des inoculés meurt dans l'inoculation
, ou a des retours de petite
vérole naturelle après l'inoculation fate ;
donc les calculs de M. de la Condamine
qui font peut - être bons en Angleterre , ne
font pas juftes pour Paris , donc le Public
s'abufe en fe laiffant féduire par les démonstrations.
J'ai encore un autre calcul & court
& fimple ; je le propofe à tous les peres
qui voudront faire inoculer leurs enfans :
qu'ils fupputent d'un côté la fomme de
leurs juftes regrets s'ils perdent un enfant
par la petite vérole naturelle ; que de l'autre
ils calculent la mefure du défeſpoir
affreux auquel ils doivent être livrés toute
leur vie fi ce même enfant leur eft enlevé
par la petite vérole donnée par l'ineculation
; je penfe qu'ils ne trouveront
nulle proportion dans cette alternative .
C'eft fous cet afpect qu'il faut préfenter
l'inoculation aux Théologiens ; mais quand
je dis les Théologiens , je ne parle pas d'un
petit nombre féduits par les Apologiſtes de
l'inoculation , j'entends les Théologiens en
Corps, affemblés pour décider fur une nou
veauté fi grave , fi importante, & qui in
téreſſe la vie des Citoyens.
M. de la Condamine dans fon voyage
de Rome avoit mis daus le parti de l'inoculation
AQUST. 1759. 169
noculation quelques Cardinaux refpectables
; c'eût été pour lui un grand triomphe
d'apporter en France un bref du Pape pour
autorifer l'inoculation ; les lumières duSaint
Pere le mirent à l'abri de la féduction des
calculs ; il tint bon contre toutes les tentatives
du Géométre , & en lui accordant
l'eftime perfonnelle qu'il mérite , il refuſa
fon fuffrage à une méthode qui doit être
rejettée fi dans le fonds elle eft illicite : il
doit en être de cette opération comme
de l'ufure ; en vain on me démontreroit
par des calculs l'avantage que tout ufurier
tire de l'argent qu'il prête : en vain on me
citeroit l'exemple des Peuples & des Nations
entieres qui auroient adopté ou toléré
l'ufure ; je ne croirai jamais qu'on puiffe ,
encore bien moins qu'on doive la confeiller
ou la prefcrire , tant que la Théologie
& la Jurifprudence me diront que c'eſt
un crime. Il doit en être ainfi de l'inoculation
par rapport à la Théologie & à
la Médecine . C'eſt donc aux Théologiens
& aux Médecins à décider ; permis après
cela à MM. les Géométres de faire leurs
calculs : M. Clairaut s'immortalife par
les fiens qu'il fçait appliquer à des objets
qu'il connoît & qui font de fon reffort ,
M. de la Condamine peut en faire de
même.
H
170 MERCURE DE FRANCE.
Au furplus je n'ai pas l'honneur d'être
de la Faculté de Médecine de Paris , felon
la remarque judicieufe de M. de la Condamine
, qui par-là veut faire entendre qu'avec
ce titre honorable , j'aurois apparemment
& plus de lumières & plus de droits
en Médécine : M. Molin , l'Efculape de notre
fiécle , étoit dans le même cas : MM . Chirac
& Chycoineau y étoient auffi , M. Senac
leur digne Succeffeur n'eft pas non plus
dans la Lifte de la Faculté ; il en eft de
même de MM . de la Caze , Faure , Raulin,
Petit pere & fils ; mais cela fait- il quelchofe
à l'inoculation ? Quoique je ne
fois pas Membre de la Faculté , je n'en fuis
pas moins fon Elève , c'eſt à elle de revendiquer
fes droits ufurpés par M. de la Condamine
; il s'ingere de venir moiffonner
dans un champ qui lui eft étranger ; c'eft
à la Faculté elle-même que j'en appelle ,
c'est à elle de prononcer : je me ferai
gloire de me foumettre à fon jugement :
M. de la Condamine refufera- t- il d'en faire
autant ?
que
Au refte M. de la Condamine peut fous
fon nom , ou fous celui de tel Inoculateur
qu'il voudra , me faire replique fur replique
; il eft aifé de voir dans l'hiftoire qu'il
fait de l'inoculation , le mépris infultant
avec lequel il traite tous ceux qui ont
AOUST. 1759. 171
parlé contre , & les éloges qu'il prodigue
à tout Auteur qui penfe , parle ou écrit
en faveur de cette méthode , un Médecin
Inoculateur fe fait des amis , des protecteurs
, on le prône , on le vante ; un Médecin
au contraire qui s'oppofe à l'inoculation
, eft un efprit foible , un petit génie
, un homme qui n'a pas affez de lumières
, ou de forces pour le mettre audeffus
du préjugé du vulgaire : M. de la
Condamine prétend qu'il lui a fallu bien
du courage pour rompre la glace & prêcher
Pinoculation , mais il en faut bien davantage
à un Médecin pour s'oppofer au tor-
´rent de la nouveauté. M. Hofty & M. de
la Condamine m'ont forcé à entrer en lice ;
ces fortes de difputes polémiques dégénè
rent ordinairement en perfonnalités indécentes
quand elles font pouffées trop loin :
ainfi je laiffe le champ libre à tous les Inoculateurs
; je renonce à toute difpute , &
j'attendrai tranquillement que le Corps
de la Médecine décide un Procès qui eft
en état d'être jugé .
Quoiqu'il en foit j'accorderai volontiers
à M. de la Condamine que la plupart , &
même s'il le veut , tous mes raisonnemens
portent à faux , mais pour les chofes de
fait il faut qu'il en convienne .
Les exemples que j'ai cités de MM .
Hij
172 MERCURE DE FRANCE.
Montjay , Kerlerec , Beaumont & Taffard ,
prouvent invinciblement qu'on peut avoir
la petite vérole naturelle deux fois , & que
le fait n'eft pas rare.
Les exemples du fils de M. de la Tour ,
du Hollandois traité par M. de la Saône ,
& du Mylord Anglois traité à Rheims par
M. Jofnet , prouvent également qu'on
peut avoir la petite vérole naturelle après
l'avoir eue par infertion .
Ces deux points étoient l'objet effenticl
de notre difpute ; fi M. de la Condamine
ne fe rend pas à la force & à l'évidence de
mes preuves , il ne lui refte qu'un moyen
de me perfuader de fa bonne foi ; c'eſt de
confentir que je l'inocule moi - même ;
mais s'il fe foumet à cette épreuve , je l'a
vertis que je fuis prefque phyfiquement
certain de lui donner la petite vérole ,
quoiqu'il l'ait eue naturellement auſſi bien
que moi , il eft l'Apôtre de l'inoculation ,
il ne doit pas craindre d'en être le Martyr.
A Paris , le 16 Juin 1759. Signé GAULLARD ,
Médecin ordinaire du Roi.
En attendant la réponſe de M. de la
Condamine , je puis annoncer que s'il y
alloit du bien de l'humanité ; fi, par exem
ple , il ne tenoit qu'à l'épreuve que M.
AOUST. 1759. 173
Gaullard lui propofe que l'Inoculation ne
fût établie aux Enfans- trouvés de Paris ,
M. de la Condamine fe feroit inoculer
non pas une fois , mais toutes les femaines
, & fous les yeux mêmes de M. Gaullard.
Voici ce qu'on penfe à Stokolm de la
méthode de l'Inoculation.
COPIE de la Lettre écrite par M. le
Sénateur Baron DE SCHEFFER
à M. DE LA CONDAMINE.
MONSIEU
Stokolm , 15 Juin 1759.
ONSIEUR ,
•
>
J'ai reçu la Lettre que vous m'avez
fait l'honneur de m'écrire avec le Mémoire
qui y étoit joint , & je m'empreffe de
vous en témoigner ma reconnoiffance . La
Médaille frappée à l'honneur de Madame
de Géer eft bien décrite : le courage de
cette Dame & les progrès de l'Inoculation
dûs à fon exemple , méritoient bien l'honneur
que vous lui avez fait de parler d'elle
en cette occafion. On a inoculé cette
année en ce Pays -ci un grand nombre
d'enfans de qualité & beaucoup de ceux
du peuple , fans qu'aucun mauvais fuccès.
H iij
174 MERCURE DE FRANCE.
ait décrédité une méthode qui commence
à ne plus trouver de contradicteurs parmi
nous. La lecture de ce fecond Mémoire
que je vais d'abord faire traduire en Suédois
, ainfi que le premier l'a été , achévera
de convaincre les Incrédules s'il y
en a encore. Je ne puis affez vous dire ,
Monfieur , combien en bon Patriote je
fens l'obligation que ce Pays- ci vous aura
un jour ; car il eft certain que la diminution
des ravages de la petite vérole eft
déjà vifible , & que ce bonheur fi important
pour notre population , eft uniquement
votre ouvrage.
J'ai l'honneur d'être , &c.
Signé le Sénateur Baron DE SCHEFFER.
EXTRAIT d'une Séance publique de la
Société Littéraire d'Arras , tenue leg
Avril 1759 .
Mr.R. l'Abbé Delys , Directeur en exereice
, ouvrit cette Séance par une Differtation
, oùil examine les avantages &
les inconvéniens qui peuvent réfulter de
F'augmentation confidérable des fermages.
Après avoir amplement difcuté & balancé
A OUST. 1759. 175
les raifons pour & contre , il conclut que
non feulement cette augmentation eſt
préjudiciable aux Particuliers qui ne poffédent
aucun biens- fonds , & aux Cultivateurs
, mais auffi qu'elle ne fçauroit fe
concilier avec les vrais intérêts du Propriétaire
des biens de campagne ; qu'elle
empêche même les progrès de l'agriculture
, enfin qu'elle nuit au bien de l'Etat
& des Finances du Royaume.
M. le Chevalier de Couturelle , Chancelier
de la Société , lut un Difcours fur
l'excellence de notre Langue , dans lequel
il fait envifager combien il eft utile à la
plupart des hommes de les pofféder parfaitement.
Enfuite M. Bayard le cadet , nouvel
Affocié , prononça fon remercîment , auquel
répondit le Directeur.
M. Harduin Avocat , Secrétaire perpé--
tuel de la Société, donna la premiere Partie
d'un Mémoire Hiftorique , tiré des
Regiftres de la Ville d'Arras , concernant
les Joutes, Tournois , & autres pareils.
exercices , qui fe firent dans cette Ville
au quinziéme fiécle , du temps de Philippe
le Bon , Duc de Bourgogne & Comte
d'Artois. Il rapporta entr'autres événemens
, le détail des faits d'armes qui le
pafferent à Arras entre le fameux Pottron
Hiv
176 MERCURE DE FRANCE.
de Saintrailles , & Lyonnel de Wandonne :
Gentilhomme de Boulonnois, fous les yeux
de će Duc en 1423 .
Le P. Lucas Jéfuite lut des Réflexions
critiques & phyfiques fur le fykême d'un
Auteur anonyme touchant la nature du
fel marin , & du fel gemme , & fur celui
d'un Philofophe adepte par rapport aux
mêmes fels.
La Séance fut terminée par la lecture
d'un Difcours de M. l'Abbé Jacquin , Affocié
honoraire , fur la connoiffance &
l'application des talens. Il établit premièrement
dans ce Difcours que tous les hommes
naiffent avec quelques difpofitions
pour une Science ou pour un Art . Il indique
après cela les moyens de connoître
ces difpofitions , & expofe enfin de quelle
manière on doit les cultiver.
PROGRAMME de l'Académie Royale
des Belles - Lettres de Caen .
D
ANS la Séance du 7 Juin, l'Académie
a propofé pour Sujet du Prix qu'elle doit
diftribuer à ſa rentrée qui fe fera le Jeudi
fix Décembre prochain , cette queftion
: S'il n'eft pas plus nuifible qu'avantageux
de planter en Normandie des Pommiers
à cidre dans une bonne terre ?
AO UST. 1759. 177
Les Differtations fur cette queftion ſeront
faites en Profe & d'une demie heure
de lecture au plus ; on demande qu'elles
foient écrites en caractères bien lifiblés
; au bas de la Differtation il y aura
une Sentence , & l'Auteur mettra dans
un billet féparé & cacheté la même Sentence
avec fon nom , fes qualités & fon
adreffe.
Les paquets feront affranchis & adreffés
à M. Maffieu de Clerval , Secrétaire
de l'Académie ; ils ne feront reçus que
jufqu'au dernier jour d'Octobe .
Le Prix eft une Médaille d'or de la valeur
de 300 liv. L'Académie de Caën , célébre
même avant les Lettres Patentes
que le feu Roi lui accorda en 1705 , a
toujours confervé fon éclat par la réputation
des Membres illuftres qui la compofent
fans aucun des motifs d'émulation
dont jouiffent les autres Académies. C'eſt
la première fois que celle de Caen propoſe
un Prix , & l'utilité du Sujet choifi fait
affez connoître que le don part d'une
main qui travaille fans ceffe au bonheur
de la Province.
*
* M. de Fontette Intendant de la Généralité
de Caen, Vice- protecteur de l'Académie & l'ami
des beaux Arts qu'il cultive fans perdre de vue
les fonctions pénibles de ſon état.
Hv
178 MERCURE DE FRANCE.
ARTICLE IV.
BEAUX ARTS.
ARTS UTILE S.
LETTRE concernant quelques obfervations
fur diverfes efpices de Cataracte , écrite
à M. Daviel , Chirurgien ordinaire &
Oculifte du Roi , Affocié de l'Académie
Royale de Chirurgie & de l'Académie
des Sciences & Belles- Leteres de
Dijon &c. Par M. Hoin , Chirurgien à
Dijon , & des mémes Académies & c.
MONSIE ONSIEUR ,
Vous avez acquis tant de droits fur l'opération
de la Cataracte par l'ingénieufe
méthode que vous avez publiée dans le
fecond volume des Mémoires de l'Acadé
mie Royale de Chirurgie , fur les moyens
de faire fortir de l'oeil le cryftallin cataracté
; que quand même l'amitié ne
m'engageroit point à vous communiquer
une obfervation finguliere que j'ai faite fur
AOUST. 1739. 179
cette maladie , le premier motif fuffiroit
feul pour m'y forcer , puifque cette obfervation
préſente un inconvénient peu
connu , à ce que je penſe , de l'abattement
de la Cataracte & qu'elle fournit par- là une
raifon de plus de donner la préférence
à l'extraction...
Au commencement du mois de Janvier
1759 , une femme âgée d'environ foixante
ans & qui paroiffoit convalefcente , me
confultadans la falle des Malades du grand
Hopital de Dijon , au fujet de la diminu--
tion de fa vue. J'examinai fes yeux.
La prunelle de l'oeil droit confervoit fa
rondeur naturelle , mais elle étoit confidérablement
rétrécie : elle paroiffoit coupée
en deux parties égales par un filet tranfverfal
, blanchâtre & de l'épaiffeur d'envi
ronun quart de ligne : le refte de la prunelle
avoit fa couleur ordinaire , ou plutôt n'ent
avoit aucune : Piris étoit dans une parfaite
immobilité. La Malade ne voyoit abſolu→
ment rien de cet oil , fur lequel en 1749
un Oculifte étranger avoit fait en ma
# préfence l'opération de la Cataracte au
moyen de fon aiguille ronde & très-fine.
Il n'y avoit plus lieu d'efpérer le réta
bliffement de cette organe je paffai à
l'examen de l'oeil gauche,
J'y apperçus une Cataracte ordinaire qui
H vj
180 MERCURE DE FRANCE.
n'étoit pas affez opaque pour empêcher
cette femme de diftinguer les gros objets
& les couleurs vives : Quoiqu'elle ne fut
point encore dans ce degré de maturité
que l'on exige lorfqu'on veut l'abattre ,
elle étoit affez avancée pour que l'on pût
fe promettre un heureux fuccès de fon
extraction , furtout les mouvemens de
l'iris s'exécutant comme de coutume.
Je propofai à cette femme d'extraire fa
Cataracte felon votre méthode , telle que
vous eutes la complaifance de me la faire
pratiquer il y a quelques années fous vos
yeux dans le même Hôpital , & telle que
je l'ai fuivie quelquefois avec fuccès depuis
ce temps : La Malade y conſentit. L'état
de langueur où fa fiévre l'avoit jettée ne
me le permit pas , & cette fiévre qui revint
la femaine fuivante la conduifit bientôt
au tombeau .
J'examinai de nouveau les yeux de cette
femme après fa mort . La dilatation de la
prunelle me parut auffi confidérable dans
P'oeil gauche attaqué de la Cataracte , qu'elle
a coutume de l'être fur les cadavres . Fouvris
cet oeil avec de grandes précautions :
toutes les parties étoient dans leur état ordinaire
, à la réſerve du cryſtallin , qui fans
être entièrement opaque , avoit déjà beaucoup
perdu de la tranſparence & même de ſa
AOUST. 1759. 181
molleffe. Il étoit remarquable principalement
pas un très-grand nombre de filers
blanchâtres en forme de fibres radiées qui
partoient d'une espèce de petit noyau
central de la même couleur & qui s'étendoient
jufqu'à la circonférence de ce corps
en perdant peu- à- peu de leur blancheur.
Ces filets paroiffoient avoir plus de folidité
à proportion qu'ils étoient plus blancs ;
ils pénétroient toute l'épaiffeur du cryſtal
lin : Auffi viſibles à fa face poftérieure qu'à
l'antérieure, ils l'étoient encore à la fuperficie
de chaque fection que je faifois .
Aucun de ces filets , ou plutôt de ces
lames épaiffies n'étoient circulaires : tous
avoient conftamment une direction longitudinale
& perpendiculaire aux deux faces .
Repréfentez- vous , Monfieur , les rayons
de la couronne ciliaire , prolongez - les
jufqu'au centre du cryftallin , faites - les
pénétrer de la fuperficie antérieure de cetté
lentille jufqu'à la poftérieure ; vous connoîtrez
la véritable fituation des lames ou
des filets blanchâtres que j'y ai vûs : placez
à préſent dans l'intervalle qui les fépare
une fubftance gélatineufe trouble , quoiqu'encore
un peu tranfparente , épaiſſe
mais plus molle que les filets , & vous aurez.
une idée nette de la différente confiftence
de ce cryftallin imparfaitement cataracté.
182 MERCURE DE FRANCE.
Je devrois préfumer que je prends trop
de foin pour vous décrire une espéce de
Cataracte que vous avez vraiſemblablement
rencontrée plufieurs fois , furtout
depuis que vous faites l'extraction du cryftallin
: il y a lieu de croire que dans le
grand nombre de celles que vous avez
tirées de l'oeil , il s'eft trouvé quelques
Cataractes radiées : mais comme vous n'a
vez pas encore publié les obfervations
curieufes que vous avez eu fi fouvent occafion
de faire fur les maladies des yeux , je
ne fuis pas fûr que cette efpéce de Cararacte
le foit préfentée à vos recherches
& je ne me rappelle pas de l'avoir vû décrite
dans aucun Auteur . Il eft vrai qu'elle
ne fait point une claffe particulière
&.
& qu'on la doit ranger dans celle des Ca-:
taractes variées. Mais ce n'eft point là le
fait fingulier que je vous ai promis ; avant
de vous l'expofer , permettez
, Monfieur
,
que je m'arrête encore un inftant à l'autre ;
je n'ai plus qu'un doute à répandre fur un
point de théorie peut - être trop généralement
reçu .
On croit que le cryftallin formé de différentes
couches appliquées les unes fur les
autres dans le même arrangement que cel
les d'un oignon , s'épaiffit toujours felon,
l'ordre de les couches pour former une cas
AOUST. 1759. 18,
taracte foit que l'opacité commence par les
couches intérieures après l'épaiffiffement
du noyau , foit qu'elle s'empare d'abord
des extérieures ou des corticales. Vous fçavez
qu'on ne manque pas d'exemples qui
autorifent cette opinion : je ne cherche
point à la détruire . Je ne doute pas que
beaucoup de Cataractes ne ſe forment par
l'épaiffiffement gradué & alternatif des couches
du cryſtallin ; mais la même maladie
ne fuit par toujours la même marche . La
Cataracte radiée que j'ai vue , toutes celles.
que d'autres ont pû obferver , démontrent
que le cryftallin ne devient pas toujours
opaque felon l'ordre de fes couches difpofées
comme des efpéces de fphères concentriques
& que ce corps s'épaiffit quelquefois
par des lames divergentes du centre à
la circonférence , à - peu - près comme le
Pariétal s'offifie dans le fetus . Je m'écar-¹
terois de mon principal objet fi je cherchois
à vous prouver ici que cette remarque
peut porter un nouveau jour ſur la
ftructure de la lentille oculaire : j'abandonne
le tout à vos réflexions & je décris
ce que l'oeil droit me préſenta de fingulier .
Je vous ai déjà fait obſerver , Monfieur ,
que fa prunelle étoit fort rétrécie : elle s'étoit
montrée fur le vivant toujours également
étroite à différens degrés de lumiere :
84 MERCURE DE FRANCE.
fon diamètre fe trouva le même fur le cadavre.
J'extirpai l'oeil ; je fis une fection
circulaire à la parrie moyenne du globe :
le corps vitré avoit toute la tranfparence
qui lui eft propre ; il étoit convexe en devant
comme en arriere ; on n'y voyoit plus
de chatton parce qu'il n'y avoit plus de
cryftallin pour le remplir. Je n'apperçus
aucune ligne opaque , aucune déperdition
de fubftance , aucune inégalité fur la portion
du corps vitré qui avoit été déchiré
par l'aiguille dix ans auparavant ; & je ne
pouvois pas douter qu'il ne l'eût été alors ,
puifqu'une partie de la couronne ciliaire
manquoit en cet endroit ; ce qui en reſtoit
avoit la figure d'un croiffant dont les cornes
étoient tournées du côté externe ou
correſpondoient au petit angle de l'oeil.
Par cet état du corps vitré , j'acquis une
nouvelle preuve de votre opinion fur fa facilité
à fe régénérer ou à ſe réunir , fans
-s'obſcurcir même dans les points de réunion.
La derniere opération que vous avez faite
à Mademoiſelle Joly , m'en avoit déjà
fourni une . Vous vous rappellez fans doute
qu'elle jetta fa tête en arrriere lorfque
vous eûtes fini la fection de la cornée &
que par la précipitation de ce mouvement
inattendu le cryftallin fut expulfé avec une
portion du corps viré. Je fus témoin
>
AOUST. 1759. 185
alors de votre fécurité ; vous levâtes
mes doutes fur le fuccès de l'opération
& vous m'apprêtes que plufieurs exemples
de cette espéce vous avoient raſſuré
fur l'évènement : en effet malgré fon grand
âge , Mlle Joly voit de cet oeil , comme fi
l'intégrité du corps vitré n'eût jamais été
altérée.
Je vous ai déjà dit qu'il n'y avoit ni
chatton , ni cryſtallin dans l'oeil droit du
cadavre. Cependant il reftoit une portion
de ce corps placée en forme d'anneau irrégulier
dans prefque tout le contour du cercle
de l'uvée à laquelle elle étoit adhérente .
Cette espéce d'anneau repréfentoit un petit
ver rond , roulé ſur lui- même, & dont
les parties étoient d'un volume inégal . Ce
corps en quelque forte cylindrique , commençoit
par une groffe extrémité fituée à
la partie inférieure de l'uvée du côté de
l'angle externe de l'oeil , y faifoit un coude
& montoit circulairement en diminuant
de volume , c'étoit dans fa partie fupérieure
qu'il en avoit le moins ; il groffiffoit en
deſcendant du côté de l'angle interne : parvenu
vis à - vis le coude de fa groffe extrémité
, au lieu de fuivre pour s'y joindre le
contour circulaire qu'il n'avoit point quitté
dans fon travet , il formoit un ſecond coude
en remontant , & bientôt après il don186
MERCURE DE FRANCE.
noit naiffance à un allongement tranſverfal
beaucoup plus mince , étranglé en deux
endroits c'étoit la feule portion de ce
corps que l'on vit à travers la prunelle de
la femme vivante ou morte. L'allongement
s'appuyoit fur le premier coude , y
en faifoit un troifième pour remonter le
long du bord concave de cet anneau , &
après avoir fouffert deux nouveaux étranglemens
, il fe terminoit en haut & du côté¨
de l'angle externe par une petite extrémité
arrondie.
Ce corps avoit beaucoup de reffemblance
avec le cercle offeux de l'oreille du foetus :
mais afin de vous le mieux repréſenter ,
fuppofez le cercle plus épais du double ,
recourbez fes deux extrémités , faites- leur
foutenir la corde du timpan qui vous don
nera une idée de l'allongement tranfverfa!
auquel vous ajouterez fa branche montante
& les quatre étranglemens. N'oubliez
pas de faire abftraction de la membrane
du tambour ; l'anneau irrégulier
dont je parle avoit un grand trou dont la
partie fupérieure étoit cachée par l'iris ,
tandis que l'inférieure répondoit à la portion
fupérieure de la prunelle : il y avoit
auffi une échancrure bornée en haut par
l'allongement , de côté par le premier &
le fecond coude , & fituée vis à- vis le feg--
ment inférieur de la pupille.
AOUST. 1759 . 187
Cet anneau étoit attaché par la plus
grande partie de fon bord convexe avec
prefque tout le croiffant qui reftoit à la
couronne ciliaire ; mais cette union étoit
fi foible , qu'en inclinant peu-à - peu la
portion antérieure du globe de l'oeil pout
en faire fortir le corps vitré , l'anneau refta
joint à l'uvée avec laquelle il avoit contracté
de plus fortes adhérences par fa face
antérieure , & furtout par la petite extré
mité arrondie de fa branche montante.
L'immobilité que j'avois reconnue à l'iris
pendant la vie de cette femme , dépendoit
de cette cohéfion . Certainement l'humeur
aqueufe n'avoit point ici de chambre
poftérieure : le corps vitré , convexe en
devant, comme je vous l'ai fait remarquer,
occupoit le grand trou de l'anneau , & fe
prolongeoit fans y être attaché jufqu'à
elui de la prunelle .
Toutes les parties de ce corps n'avoient
ni la même couleur ni une confiftence
égale : la portion montante de l'allongement
étoit plus blanche & plus dure que
la portion tranfverfe ; j'eus peine à l'écrafer
entre deux doigts ; le cercle moins opaque
approchoit plus de la couleur grife &
n'avoit pas autant de folidité : on reconnoiſſoit
que les étranglemens étoient formés
par une fubftance membraneufe.
188 MERCURE DE FRANCE.
Lorfque je brulai ce corps à la chandelle ,
il fe gonfla , répandit l'odeur fétide de
l'huile animale , & fe convertit en charbon
à-peu- près femblable à celui de la foye.
Il est évident , Monfieur , que cet anneau
fingulier étoit une portion du cryftállin
opaque reftée en place malgré l'opération
pratiquée dix ans auparavant. La
Cataracte avoit fans doute peu de confiftence
lorfqu'elle fut attaquée par l'Ocu
lifte étranger , qui , au lieu de porter l'inſ
trument au-deffus du cryftallin pour l'a
baiffer , le perça par la partie moyenne
postérieure , le déchira par un tournoye
ment d'aiguille qui lui étoit ordinaire , &
crut avoir terminé heureuſement fon entreprise
, quoiqu'il n'eût fait d'une Cataracte
pleine qu'une Cataracte fenétrée. Il
eft certain que le bord inférieur du cryſ.
tallin fut abattu fans être féparé du tout ;
mais en fe relevant cette portion forma
l'allongement tranfverfal dont la branche
montante appartenoit au corps du cryf
tallin , & dont la petite extrémité arrondie
étoit le noyau central reconnoiffable
à fa folidité. Il n'eft pas moins moins fûr que la
capfule fût déchirée en devant comme en
arrière , que l'uvée fût auffi bleffée par l'ai
guille , & qu'à la fuite d'un tel délabrement
cette partie a contracté avec la
AOUST. 1759. 189
portion reftante de la Cataracte l'adhérence
qui occaſionnoit l'immobilité de l'iris .
Mais toutes ces chofes ne fuffifoient pas
pour que la Malade perdît entierement la
vue de ce côté. Cependant comme elle
refta borgne , malgré l'ouverture faite au
cryftallin , on ne put reconnoître dans cet
accident que l'effet d'une inflammation ing
terne furvenue à la fuite de l'opération.
Ce n'eft pas ici la premiere fois que j'ai
eu occafion de faire voir que cet inconvé
nient pouvoit dépendre de la méthode de
l'Oculifte qui a opéré fur l'oeil de cette
femme., Mais ce que je vous ai dit fouvent
& ce que je ne me laſſe point de vous
répéter , c'eſt qu'après vos fuccès , rien ne
m'a mieux démontré la fupériorité de votre
méthode d'extraire la Cataracte fur celle de
l'abbaiffement , que la guérifon manquée
ou imparfaite d'un grand nombre de Malades
que j'ai vu le foumettre avec confiance
à l'aiguille d'un Oculifte qui la manioit
avec une dextérité admirable & fi
peu commune , qu'il enlevoit prefque les
applaudiſſemens des Connoiſſeurs .
Quel effet produit en Chirurgie un brillant
coup de main , s'il n'eft point porté
à propos ? Il éblouit , il furprend ; mais il
ne guérit pas . Si l'extraction eût été pratiquée
fur cet oeil, il y a tout lieu de croire
190 MERCURE DE FRANCE.
que fes anciennes fonctions ſe fulſent réta•
blies : la molleffe du cryftallin fi peu favorable
à l'abbattement , eût facilité fon
paffage à travers la prunelle. Eût- il man
qué de confiftence pour fortir entièrement ?
La curette en eût enlevé fans doute les
débris , & l'iris n'en cût point été fatiguée
. Peut-être le manuel moins prompt
quoique plus ingénieux , auroit - il moins
étonné les Spectateurs : mais l'oeil malade
qui les vit alors pour la dernière fois , auroit
pû les revoir pendant les dix années
qu'il a été privé de la lumière à la fuite
d'une belle opération .
J'ai trouvé dans les papiers de feu mon
Pere une Obfervation affez curieufe au
fujet d'une Cataracte dont il reconnut la
molleffe par l'aiguille en voulant l'abattre
le 20 Avril 1735 dans l'oeil droit du nommé
Souvernier , alors âgé d'environ 64 ans.
Quand mon Pere s'apperçut que la Cataracte
étoit trop molle pour être abaiſſée ,
il la fendit perpendiculairement par le
milieu avec la pointe de fon aiguille ; les
deux fragmens s'écarterent d'environ une
demie-ligne ; le Malade crut voir par cette
ouverture : mais fon oeil étoit trop fatigué
pour diftinguer les objets & les couleurs
: un corps rouge qu'on lui préſenta
lui parut bleu .
Le lendemain pendant fon panfement
AOUST. 1759. 191
le
il diftingua un objet de couleur rouge .
furlendemain il reconnut fa femme & plufieurs
autres perfonnes ; mais huit ou dix
jours après les deux fragmens de la Cataracte
fe raprocherent & Souvernier ne vit
-plus rien. Au mois d'Octobre fuivant , les
fragmens s'écarterent d'eux - mêmes & le
Malade vit clair pendant tout l'hyver ;
au Printemps ils fe réunirent comme ils
l'avoient déja fait, Mon Pere prit alors le
parti d'abattre cette Cataracte : il fit l'opération
au mois de Mai 1736 , & ce ne
fut
ར
pas fans peine qu'il parvint à affujettir
au bas de l'oeil ces deux portions cataractées
cependant il réuffit . Souvernier a
recouvert fi parfaitement la vue de cet
eil, quoiqu'il eût été bien fatigué par cette
feconde opération , qu'il en diftingue encore
aujourd'hui les objets , malgré fa
grande vieilleffe.
Je conviens qu'il y a des Cataractes
molles dont avant l'opération la confiftence
n'eft point équivoque : mais puifqu'il
en eft d'autres dans lefquelles il n'eft
pas toujours permis au Chirurgien de la
diftinguer , n'eft - il pas naturel qu'il préfére
l'extraction déja recommandable à
bien des égards , à une méthode oùfouvent
le Malade rifque de voir pour dernier objet
la main qui travaillant à détruire une cécité
de quelques mois ne la fait ceffer un inf
192 MERCURE DE FRANCE
tant que pour lui en fubftituer une perpétuelle.
J'ai l'honneur d'être & c.
Signé HOIN.
【A Dijon. )
ARTS AGRÉABLES.
GRAVURE.
M. de Lorraine vient de donner au Public
une Eftampe repréfentant un Joueur de Mufette .
Les vers qui font au bas annoncent que c'eſt le
Portrait de M. Chanville de la Comédie Italienne.
Elle eſt d'après le tableau de M. de Lorme ,
Peintre de S. A. S. M. le Duc d'Orléans . Elle fe
vend à Paris chez le Graveur , rue du Fouare, ch÷z|
un Papetier , & chez Buldet , rue de Gefvres , au
Grand- Coeur.
SCULPTURE.
M.Challe vient de placer uue Chaire dans
P'Eglife Paroiffiale de S. Hippolite , dont le deffein
eft d'une Architecture fage enrichie d'ornemens
taillés dans fes moulures. Au lieu de Figures , les
panneaux qui la décorent font des trophées. Celui
du milieu repréſente l'Evangile triomphant ; fur
les côtés font la Foi & l'Espérance. Entre les deur
confoles du milieu font repréfentés le Sérpent de
l'Héréfie terraffé par l'Evangile. Le plafond d
couronnement eft chargé d'une Gloire qui eft
feule dorée entre tous les ornemens. La fimpl
cité de ce Morceau d'Architecture n'en exigent
pas davantage. Manufacture
AOUST. 1759. 193
-
IL
MANUFACTURE.
L'a été établi à la Charité fur Loire une Manufacture
de Quincaillerie Angloife fous la protection
du Gouvernement.& fous le nom d'Alcok,
Frenais & Compagnie.
On y fabrique, à la Maniere Angloife toutes
fortes de boutons dorés , d'or & d'argent doublé ,
d'étain pur & d'étain argenté , le tout monté fur
buis ou'lur os . Trois habiles Graveurs uniquement
occupés à inventer de nouveaux deffeins , font en
état d'exécuter ceux qui leur feroient commandés.
On y fabrique auffi des boucles en argent &
cuivre doré , & Pon fe difpofe à y faire par la fuite
différentes fortes d'ouvrage de Quincaillerie Angloife.
Le Magafin général eſt établi à Paris chez le
fiear Everst Marchand Mercier , rue Montorgueil ,
vis-à- vis la rue Beaurepaire. On peut auffi s'adref
fer directement à la Manufacture même , furtout
pour les groffes parties de commande . On les a
dans la quinzaine .
ARTICLE V.
SPECTACLES.
LE
OPER A.
E Vendredi zo Juillet, on repréfenta pour la
premiere fois Les Fragmens héroiques dont j'ai
donné une idée , page 136 de ce Volume. Dans
une faifon auffi peu favorable aux Spectacl s , le
Public ne peut être attiré que par quelque chofe
de très- piquant; & en général ce Ballet ne l'eft
pas allez.
I
194 MERCURE DE FRANCE
*
On fe prépare à remplacer un de ces Actes par
celui d'Ifmene , dont les paroles font de M. de-
Moncrif, & la mufique de MM. Rebel & Francoeur.
COMEDIE FRANÇOISE.
O N avoit annoncé Iphigénie en Aulide pour
le Lundi 16 du mois dernier , on ne l'a donnée que
le 18. Le Public a couru en foule à cet effai des
trois Débutantes , & il a vu avec autant d'indulgence
que d'empreffement les efforts qu'a fait leur
emulation pour mériter les fuffrages. Toutes les
trois , en lailfant bien des choſes à defirer, ont foutenu
les espérances que leur début avoit données.
Le même jour Mlle Foffonnier , âgée de 8 ans
& trois mois , a danfé fur ce Theâtre avec tout le
fuccés que peut avoir un enfant. Elle eſt Ecoliere
de Mlle Carville , la digne Elève de M. Dupré.
Mlle Durancy, âgée de treize ans , & deux mois
débuta le 19 juillet dans les rôles de Soubrette,
par celui de Dorine dans le Tartuffe. Les applaudiffemens
qu'elle a obtenus ne font pas l'effet de
l'indulgence qu'on a pour une Actrice de fon âge.
Son jeu n'eft ni copié , ni communiqué ; il eſt à
elle. Une action vive , naturelle , aiſée , beaucoup
d'intelligence dans les détails , tels font les
talents qu'elle a fait paroître , mais furtout dans
la Soubrette des Folies amoureufes. Ce qui marque
un fuccès bien décidé dans ſon début , c'eft
que n'ayant été encouragée par aucun applaudiflement
en entrant fur la Scène , elle les à tous
réunis . On ne doit pas lui diffimuler cependant
qu'elle ne ménage pas affez la voix , qu'elle négli
ge un peu trop les nuances , & qu'il manque
l'extrême vérité qu'elle met dans fes rôles une
certainegentilleife qui eft furtout dans le caractère
à
AOUST.
1759.
195
d'une
Soubrette de fon âge. Mlle Durancy eft
fille de l'Actrice connue fous le nom de Mlle Darimat
., la meilleure que nous ayons en France
pour ce qu'on appelle dans le Comique les rôles
de Caractère.
COMEDIE
ITALIENNE.
LE 19 Juillet , on a donné la
premiere Repré-
Lentation des Oifeleurs , Ballet Paſtoral & Pantomime
de la compoſition du fieur Pitrot. Mlle Catinon
, que le Public voit toujours danſer avec un
nouveau plaifir , ſe diſtingue encore dans ce Ballet
par l'expreffion naïve & la grace qu'elle met dans
fon action . On n'a point épargné la dépenſe pour
rendre ce Ballet aufli brillant qu'il étoit poffible.
OPERACOMIQUE.
LEE 24 on a donné à ce Spectacle la premiere
Représentation du Mariage du Diable , ou l'Ivrogne
Corrigé. Le fond en eſt pris d'une des Fables
de la Fontaine .
Les deux tiers de cet Opéra-Comique ont obtenu
les plus vifs applaudiffemens , mais la fin a
paru froide ; une Scène bien corrigée en décideroit
le fuccès . Les Rôles des deux Ivrognes ont
été remplis à merveille , furtout celui du fieur
Bouret ; la Mufique a été généralement goûtée;
deux Ariettes que chante Colette , font faites avec
goût , & ont été exécutées avec beaucoup d'exac ·
ritude & de préciſion.
On prépare l'Amant Statue. Dans quelques
jours on va donner les Fêtes Picardes , Ballet
Pantomime.
1 ij
196 MERCURE DE FRANCE.
ARTICLE VI.
NOUVELLES POLITIQUES.
DE VIENNE , le 30 Juin.
L224 8 24 de ce mois le feu prit fur les huit heures
du matin a la majfon du Comte de Starhemberg,
qui eft fituée à l'entrée du Fauxbourg de Wieden,
vis - à - vis la porte d'Italie. Les prompts Lecours
qu'on y porta ne purent arrêter le progrès de
l'incendie. Ce vafte édifice fut réduit en cendres.
Les flammes pouffées par un vent impétueux de
Nord-Oueft , fe communiquerent aux maiſons
vo fines , dont deux furent brûlées , & quelques
autres fort endommagées. Le feu parvint jufqu'i
un magafin de fourages , & à des écuries fituées
auprès du jardin du Prince de Schwartzenberg ;
F'embrafement y fut fi rapide qu'on eut beaucoup
de peine à fauver les voitures , les chevaux
& les mulets. Les flammes fuivant toujours la direction
du vent , confumerent plufieurs petits
bâtimens en avant de ces écuries. Elles furent
portées jufqu'au Fauxbourg de Landſtraſſ , où
elles brûlerent cinq ou fix mailons. La force du
-vent les entraîna jufqu'au village d'Erbergen près
du Danube , & trente - deux maifons de ce Village
furent entiérement confumées. Ce terrible incendie
qui avoit commencé le 24 au matin , n'a
fini que le lendemain .
Du 6 Juillet.
Le 2 de ce mois le Comte de Choifeuil , Amballadeur
du Roi Très- Chrétien , eut la premiere
audience de l'Empereur. Il y fut conduit par le
Comte de Kevenhuller , Grand Chambeilan , &
il préfenta fes Lettres de créance. Il fut admis
AOUST. 1759. 197
enfuite à l'audience de l'Impératrice Reine.
De Paderborn , le 11 Juillet.
II y a eu les de ce mois du côté de Halle une
efcarmouche très-vive entre un détacheinent des
troupes Françoifes & un corps nombreux des
Alliés. Le Comte de Broglie qui vouloit reconnoître
avec exactitude la pofition du Prince Ferdinand
, avoit formé le projet de s'emparer de
Halle qui étoit occupé par deux cens Hanovriens.
Il chargea de cette entreprife le fieur de Commeyras
, Colonel des Volontaires de Clermont ,
qui y marcha avec fon régiment. Il fe fit précéder
par un détachement de fes Volontaires
aux ordres du fieur de Romans. Celui-ci s'avança
près du village de Halle , & n'eut pas plutôt
achevé fa difpofition qu'il apperçut une nom
breuse colonne d'Infanterie qui fe déployoit pour
lui faire face. Il fondit fur elle avec tant d'impétuofité
, qu'il la força de rentrer dans le Vil
lage où il l'attaqua ; & elle fut contrainte de
l'abandonner . Le fieur de Commeyras arriva
dans ce moment avec le refte de fa troupe , &
pouffa le corps Hanovrien jufques fous le canon
de Ravenfberg. Ce corps eluya dans fa retraite
le feu de quatre cens Volontaires de la None
qui s'étoient embufqués dans les bois de Ravenfberg.
Mais ayant reçu un renfort de Grenadiers
& de, Cavalerie détaché du camp du Prince
Ferdinand , il fit reculer ces quatre cens Volontaires.
Le feur de Commeyras , pour favorifer
leur retraite , dirigea fi à propos le feu de fon
canon fur les Hanovriens , qu'ils prirent la fuite
en défordre. Ce combat , qui a duré depuis huit
heures du matin jufqu'à quatre heures après m dì,
a coûté aux Alliés la perte de plus de qub rẻ
cens hommes. Les François ont perdu beaucoup
moins, & font reftés maîtres de -Halle .
I iij
198 MERCURE DE FRANCE
DE HANOVRE , le 30 Juin.
On compte que l'armée des Alliés a le fonds
de foixante- quinze mille hommes , dont trentesing
mille Hanovriens , vingt mille Heſſois , fepè
mille Brunſwickois , huit mille Anglois , deux
mille Pruſſiens , & environ trois mille de Buckenbourg
& de Saxe- Gotha ; avec toutes ces
forces réunies le Prince Ferdinand pourroit agir
d'une maniere moins timide vis-à-vis des François,
DE MADRID , le 28 Juin.
Don Sebaſtien de Slava d'Eguillor , Chevalier
de l'Ordre de S. Jacques , Gentilhomme de la
Chambre de Sa Majefté , Capitaine Général de
fes Armées , Secrétaire d'Etat au Département
de la Guerre , mourut ici te 21 âgé de ſoixantequinze
ans. Il étoit Viceroi de la Nouvelle Gremade
lors du fiége de Carthagene par les Anglois
. On fut redevable à ſon zéle & à ſa bonne
conduite de la confervation de cette Place impor
tante. Ce Miniftre eft ici généralement regretté,
DU HAVRE , le 7 Juillet.
Le 2 de ce mois on apperçut de cette Ville
trois Frégates Angloiſes. Le 3 à fix heures du matin
la flotte Angloife parut : les Ennemis tirèrent
cinq bombes pour en effayer la portée. Le 4 ils
s'approchèrent à la pointe du jour avec leurs tro
bombardes , dont l'une fut établie vis - à-vis de la
jettée , & les deux autres en face du Chantier où
Ï'on conftruit les batteaux. Ils commencèrent à
trois heures & demie du matin à jetter des bombes
de tous côtés. Plusieurs tombèrent dans la
Ville & dans la Citadelle fans caufer de dommage.
Ils tirèrent jufqu'à minuit ; mais pendant
cet intervalle , leur feu fe rallentiffoit de temps
à autre. Ils recommencerent à tirer les à trois
heures du matin : leur feu continua juſqu'à ſept
heures du ſoir. A neuf heures ils appareillerent ,
·A·OUST. 1759. 199
& ils replièrent la moitié de leur ligne fur leur
gauche. A onze heures du foir ils recommencerent
leur fen, & ne jettèrent pendant la nuit qu'environ
une douzaine de bombes , fans beaucoup de
fuccès. Leur feu cella entièrement le 6 au matin.
A midi on apperçut qu'ils faifoient beaucoup de
mouvemens. Les Ennemis ont gardé leur pofition
jufqu'au ſept à neuf heures du matin , ayane
leur droite à la hauteur du Cap de la Have , &
fans jetter aucune bombe. Les Ouvriers ont repris
le travail fur le chantier , & l'on doit mettre
l'eau aujourd'hui trois nouveaux bateaux calfatés.
Les Anglois ont appareillé à dix heures du matin .
Le vent fait juger qu'ils tiennent route de départ.
A trois heures après midi ils étoient déja à quatre
lieues , faifant route vraisemblablement pour rentrer
dans leur ports . Le dommage n'a pas été ,
à beauconp près , autfi confidérable qu'il auroit.
pû l'être , eu égard à la quantité prodigieufe de
bombes qu'ils ont jettées. Le feu a été éteint avec
la plus grande promptitude par les troupes &
les Ouvriers de la Marine. On évalue à très- peu
de choſe la perte cauſée par le feu de l'Ennemi
dans les chantiers de conſtruction . Elle a été
réparée fur le champ . Il eft à préfumer que les
bombardes des Ennemis ont été miſes hors de
combat , tant par le feu qu'elles ont effuyé de
nos batteries , que par les efforts de leurs propres
mortiers, qui étoient chargés de trente à
trente-fix livres de poudre.
De Londres , le 13 Juillet.
Le bruit s'étoit répandu que l'Amiral Rodney
avoit rempli avec le plus grand fuccès l'objet de
fa miſſion . On afſuroit que les chantiers du Havre
avoient été entièrement détruits par nos bombes
, que les bateaux plats étoient brulés , & que
toute la Ville étoit en feu . Mais il s'en faut bien
I iv
200 MERCURE DE FRANCE.
que l'entrepriſe de cet Amiral ait fait à nos En
nemis le tort que nous efpérions. Il a ramené fon
Elcadre dans nos Ports , & l'on dit qu'il a perdu
deux de fes galiotes , dont l'une a été écraſée par
une bombe lancée du Havre , & l'autre a péri
par l'ébranlement que l'explofion trop forte de
nos mortiers lui a caufé. Cet Amiral avoue luimeine
que les bombes n'ont pas eu beaucoup
d'effet , parce qu'elles partoient de trop loin. Il
a pourtant vu le feu qui avoit pris dans plufieurs
endroits de la Ville , mais qui a été bientôt éteint.
FRANCE.
Nouvelles de la Cour , de Paris , &t.
DE VERSAILLES , le 12 Juillet.
LES
*
E 8 de ce mois , le Chevalier de Floriac ,
Exempt des Gardes du Corps , prêta ferment entre
les mains du Roi pour le Gouvernement de
la Haute & Bafle Marche.
Le 9 Sa Majesté tint le Sceau.
Le 10 , l'Archevêque de Rouen prêta ferment
entre les mains du Roi ,
Du 19.
Le Roi a nommé Miniftre d'Etat le fieur de
Silhouette , Contrôleur- général de fes finances ,
qui a pris en cette qualité téance au Confeil de Sa
Majefté le 18 de ce mois.
Du Journal de l'Armée aux ordres du Maréchal
de Contades , le 6 Juillet.
Le Maréchal de Contades ayant mandé au
Comte de Melfort de fe relèporter
à Bock pour
ver les poftes qu'occupoit
le Régiment
d'Huf
AOUST. 1759. 201
fards de Berchiny , le Comte de Melfort s'y rendit
le 29 du mois dernier à onze heures du matin,
à la tête de la brigade qu'il commande ; & ayant
fait toutes fes difpofitions , il envoya un détachement
à Bock de l'autre côté de la Lippe , compofé
de Volontaires de Flandre & de Volontaires
Liégeois , qui a pouffé & mis en faire toutes les
Troupes Ennemies qu'il a rencontrées : il s'en eft
peu fallu que le Prince Héréditaire de Brunfwick
n'ait été pris. La vigueur de fon cheval Fa tiré
de ce péril. Les Volontaires de Flandre & les
Volontaires Liégeois ont combattu avec beaucoup
d'intépidité. Le fieur de Larre , fils du Lieutenant
Colonel des Volontaires de Flandre , & le fieur
de la Morliere , neveu du Maréchal de Camp de
ce nom , fe font fort diftingués.
Il paroît une Ordonnance du Roi , du ro Mars
1759 , portant Création d'un Etabliffement fous
le titre du Mérite Militaire , en faveur des Officiers
des Régimens Suiffes & Étrangers ' qui , faifant
Profeffion de la Religion Proteftante , ne peuvent
être admis dans l'Ordre Royal & Militaire de
Saint Louis. *
Il paroît auffi une Déclaration du Roi , du 8
Juillet fuivant , portant augmentation du Tarif
des Ports de Lettres , & Établillement d'une Poſte
de Ville à Paris .
LA
M ORTS.
ACQUES-Claude-Marie - Vincent , Seigneur
de Gournay , Confeiller honoraire au Grand'
Confeil İntendant honoraire du Commerce
mourut à Paris le 27 Juin , âgé de 47 ans.
?
L'Hiftoire qui fe glorifie de célébrer les Hommes
illuftres , néglige trop les hommes vertueux :
LaV
202 MERCURE DE FRANCE
elle prodigue fouvent aux qualités éclatantes l'en
cens qui eft dû aux qualités utiles ; & l'humanité
gémit de voir des trophées élevés à la mémoire
de je ne fçai quels Héros qui lui ont été au moinsinutiles
, tandis qu'on foule avec une dédaigneuſe
ingratitude la cendre des bons Citoyens. De ce
nombre fut M. Vincent de Gournai. Il étoit né à
S. Malo, au mois de Mai 1712 , de Claude Vincent,
l'un des plus confidérables Négocians de cette
Ville & Secrétaire du Roi. Le jeune Vincent def→
tiné au Commerce , fut envoyé à Cadix dès l'âge
de dix-fept ans. L'étude , les travaux de fon état
firent dès lors tous les plaifirs. L'activité de fon
efprit le dirigea vers le commerce.
Tout occupé de fon objet il parcourut l'Efpagne
en obfervateur Philofophe. De retour en France
en 1744 il futconnu de M. le Comte de Maurepas,
alors Miniftre de la Marine , qui fentit tout ce
qu'il valoit. Pour étendre les lumières qu'il avoit
recueillies en Espagne , il employa quelques an
nées à voyager en Hollande , en Allemagne , en
Angleterre. Partout il recueilloit des Obferva
tions , des Mémoires fur l'état du Commerce &
de la Marine. Ce n'étoit point un Négociant ,
c'étoit un homme d'Etat qui étudioit le génie
les facultés , les befoins , les relations des diffé
rens peuples de l'Europe.
Comparer entr'elles les productions de la Nature
& des Arts dans les différens climats , leur
valeur refpective , les frais d'exportation & les
moyens d'échange ; embraffer dans toute fon
étendue & fuivre dans fes révolutions l'état des
productions naturelles , celui de l'induftrie , de
la population , des richeffes , des finances , des
befoins & des caprices mêmes de la mode chez
toutes les Nations que le commerce réunit , pour
appuyer fur la connoiffance approfondie de tous
AOUST. 1759. 203
ces détails des fpéculations lucratives ; c'est étudier
le commerce en Négociant . Mais découvrir
les cauſes & les effets cachés de cette multitude
de révolutions ; remonter aux refforts fimples
dont l'action toujours combinée , & quelquefois
déguilée par des circonftances locales , dirige tou
tes les opérations du commerce ; s'élever juſqu'à
ces loix uniques & primitives fondées ſur la nature
même , par lesquelles toutes les valeurs
exiſtantes dans le commerce fe balancent entre
elles & ſe fixent à une valeur déterminée , faifir
ces rapports compliqués par lefquels le commerce
s'enchaîne avec toutes les branches de l'cconomie
politique ; appercevoir la dépendance
réciproque du commerce & de l'agriculture , l'influence
de l'un & de l'autre fur les ticheſſes , fur
la population & fur la force des Etats , fa liaifon
intime avec les loix , les moeurs & toutes les opérations
du Gouvernement , furtout avec la difpenfation
des finances , les fecours qu'il reçoit de
la Marine Militaire & ceux qu'il leur rend , le
changement qu'il produit dans les intérêts refpectifs
des Etats , & le poids qu'il met dans la
balance politique ; enfin démêler dans les hazards
des événemens & dans les principes d'adminiſration
adoptés par les différentes Nations del'Europe
, les véritables cauſes de leur progrès &
de leur décadence dans le commerce : c'eſt envifager
le commerce en Philoſophe & en homme
d'Etat.
Si la fituation où fe trouvoit M. Vincent lę
déterminoit à s'occuper de la ſcience du commerce
fous le premier de ces deux points de
vue , l'étendue & la pénétration de fon efprit ne
lui permettoient pas de s'y borner. Aux lumières
de l'expérience & de la réflexion il joignit celles.
de la lecture. Les Traités du célébre Jofas Child
I vi
204 MERCURE DE FRANCE.
qu'il a depuis traduits en François , & les Me
moires du grand Penfionnaire Jean de Wit ,
faifoient fon étude affidue. On fçait que ces deux
grands hommes font regardés ,, l'un en Angle
terre , l'autre en Hollande , comme les légiflateurs
du commerce ; que leurs principes font
devenus des principes nationaux , & que l'obfervation
de ces principes eft regardée comme
une des fources de la prodigieufe ſupériorité que
Ces deux Nations ont acquile dans le commerce.
M. Vincent plein de ces fpéculations s'occupoit'
à les vérifier dans la pratique d'un commerce
étendu , fans prévoir qu'il étoit deftiné à en répandre
un jour la lumière en France , & à mêriter
de fa Patrie le même tribut de reconnoif
fance que l'Angleterre & la Hollande rendent à
la mémoire de ces deux bienfaicteurs de leur
nation & de l'humanité . Mais comme fés talens
& fa probité lui avoient concilié l'eftime de tous
les Négocians de l'Europe , ils lui acquirent bientôt
la confiance du Gouvernement. M Jamets de
Villebare fon affocié & fon ami , mourut en 1746,
& le fit fon légataire univerfel : alors M. Vincent
quitta le commerce , & prit le nom de la terre
de Gournai qui faifoit partie de cette fucceffioni
M. de Maurepas lui confeilla de tourner les vues
du côté d'une place d'Intendant du Commerce !
M. de Machault à qui le mérite de M. de Gournai
étoit aufli très - connu , lui fit donner celle qui
vacqua en 1751 par la mort de M. le Tourneur.
Ce fut dès- lors que fa vie devint celle d'un homme
public. Son entrée au Bureau du Commerce
parut être l'époque d'une révolution. Il ne put
voir fans étonnement les entraves qu'on avoit
données au commerce & à l'induftrie ; par exemple
, que le travail d'un Ouvrier fût exposé à des
rifques & à des frais dont l'homine oifi éroir
AOUST. 1759. 205
exempt qu'une piéce d'étoffe fabriquée fit un
procès entre un Fabriquant qui ne fçait pas lire
& un Infpecteur qui ne fçait pas fabriquer ; que
l'Infpecteur fût cependant l'arbitre fouverain de
la fortune du Fabriquant.
Ces Statuts qui déterminent jufqu'au nombre
des fils d'une étoffe , qui interdifent aux femmes
le travail de la fabrication , &c ; ces Statues
dont la rigueur ne tend qu'à décourager l'induſtrie
, & à lier les mains à des malheureux
qui ne demandent qu'à travailler , lui parurent
auffi oppofés aux principes de la juſtice & de
T'humanité qu'à ceux de l'adminiſtration oeconomique.
Il n'étoit pas moins étonné de voir le Gouvernement
s'occuper à régler le cours de chaque
denrée , interdire un genre d'induſtrie pour en
faire fleurir un autre , affujettir à des gênes particulières
la vente des provifions les plus nécef
faires à la vie , défendre de faire des magasins
d'une denrée dont la récolte varie tous les ans ,
& dont la confommation eft toujours à- peu- près
égale , défendre la fortie d'une denrée fujette à
tomber dans l'aviliffement , & croire s'affurer
Pabondance du bled en rendant la condition du
laboureur plus incertaine & plus malheureuſe
que celle de tous les autres citoyens .
M. de Gournai ne prévoyoit pas qu'on le prendroit
pour un homme à ſyſtême , lorſqu'il ne
feroit que développer les principes que l'expérience
lui avoit enfeignés , & qu'il ne regardoit
que comme les maximes les plus fimples du fens
commun : ils fe réduifoient tous à celui-ci , Que
dans le commerce abandonné à lui - même , il
n'eft pas poflible que l'intérêt particulier ne concoure
pas avec l'intéret général , & que le Gouvernement
ne doit s'en mêler que pour lui ac206
MERCURE DE FRANCE.
corder au befoin fa protection & fes fecours. Tel
eft le fyftême qu'il a développé dans les écrits ,
& qu'il a foutenu avec la fermeté la plus coura
geufe jufqu'à la fin de fa vie ; mais ce fyftême
tout inconteftable qu'il eft , au moins à l'égard
des productions intérieures & de l'induftrie qui
les met en valeur , n'a jamais été fans contradiction.
Le haut intérêt de l'argent , la multiplicité des
taxes & des droits impolés fur le commerce , lyi
fembloient des obftacles pernicieux à fes progrès
; & de ces idées lumineuſes développées par
les circonstances , il s'étoit fait un plan d'admi
niſtration politique dont il ne s'écarta jamais.
Son éloquence fimple , & animée de cette
chaleur intéreſſante que donne aux difcours d'un
homme vertueux la perfuafion intime qu'il foy
tient la caufe du bien public , n'ôtoit jamais rien
à la folidité de la difcuffion ; quelquefois elle
étoit affaifonnée par une plaifanterie fans amer
tume , & d'autant plus agréable qu'elle étoit
toujours une raiſon. Auffi incapable de prendre
un ton dominant que de parler contre la pensée ,
la manière dont il propoſoit ſon ſentiment n'étoit
impérieufe que par la force des preuves. S:
quelquefois il étoit contredit , il écoutoit avec
patience , répondoit avec politeffe , & difcutoit
avec le fang froid & la candeur d'un homme
qui ne cherche que le vrai. Si quelquefois il
changeoit d'avis , fa première opinion ne fembloit
jamais retarder ni affoiblir l'imprellion fubire
que la vérité offerte fait naturellement fur un
efprit jufte.
C'eft à la chaleur avec laquelle il cherchoit
à tourner du côté du commerce & de l'oeconomie
politique tous les talens qui l'approchoient
c'eft-lurtout à la facilité avec laquelle il con
AOUST. 1759. 107
muniquoit toutes les lumières qu'il avoit acquifes,
qu'on doit attribuer cette heureufe fermentation
qui s'eft excitée depuis quelques années fur ces
objets importans , & qui nous a déja procuré
plufieurs Ouvrages remplis de recherches laborieufes
& de vmes profondes.
Quelque peine qu'on eût à adopter fes principes
dans toute leur étendue , fes lumières , fon expé
rience , l'eftime générale de tous les Négocians,
pour perfonne , la pureté de fes vues au- deſſus
de tout foupçon , lui attiroient néceſſairement la
confiance du Ministère , & le refpect de ceuxmêmes
qui s'obftinoient à combattre fon opinion,
Son zéle lui infpira le deffein de vifiter le
Royaume , pour y voir par lui-même l'état du
commerce & des fabriques ; & depuis le mois de
Juillet jufqu'au mois de Décembre 1753 , il par
courut la Bourgogne , le Lyonnois , le Dauphiné,
la Provence , le haut & bas Languedoc . En 1755
il vifita la Rochelle , Bordeaux , Montauban , le
reſte de la Guienne jufqu'à Bayonne. En 1756 il
fuivit le cours de la Loire depuis Orléans juſqu'à
Nantes. Il vit auſſi le Maine & l'Anjou , ſuivit la
côte de Bretagne depuis Nantes jufqu'à S. Malo ,
& s'arrêta à Rennes pendant la tenue des Etats
de 1756. Par tout il trouva de nouveaux motifs
de fe confirmer dans ſes principes , & de nouvelles
armes contre les préjugés qui lui réſiſtoient.
Les fruits des voyages de M. de Gournai furent
la réforme d'une infinité d'abus , une connoiſſance
de l'état des Provinces plus füre & plus capable
de diriger les opérations du Miniſtère , une ap¬
préciation plus exacte des plaintes & des demandes
, la facilité procurée au peuple & au
ſimple artiſan de faire entendre leurs voix fouvent
étouffées par des hommes intéreſſés , de qui
ces malheureux dépendent ; enfin l'émulation
nouvelle que M. de Gournai fçavoit répandre par
268 MERCURE DE FRANCE.
1
fon éloquence perfuafive , par la netteté avec
laquelle il rendoit fes idées , & par l'heureuſe
influence de fon zéle patriotique .
C'eſt à fon féjour à Rennes en 1756 qu'on doit en
partie l'existence de la Société établie en Bretagne
de l'autorité des Etats , & fous les aufpices de M.
le Duc d'Eguillon , pour la perfection de l'agriculture
, du commerce & de l'induftrie ; Société
qui eft la première de ce genre dans le Royaume ,
& qui mérite bien de fervir de modèle . Mais un
talent fans lequel fon zéle eût été infructueux ,
étoit celui de ménager l'orgueil & les prétentions
des autres , d'écarter tous les ombrages de la
rivalité & tous les dégoûts d'une inftruction humiliante.
Il lui eft arrivé fouvent de faire honneur
à des hommes en place des vues qu'il leur
avoit communiquées. Il lui étoit égal que le bien
qui s'opéroit vint de lui ou d'un autre.
(
Il a eu le même défintéreffement pour les
Manufcrits qui font reftés de lui , & l'on y voir
fon indifférence pour toute réputation littéraire ;
mais ils n'en font pas moins précieux , même à
ne les regarder que du côté de la compofition.
Une éloquence naturelle , une précifion lamineufe
dans l'expofition des principes , un art fingulier
de les préfenter fous toutes les faces & de
fes rendre fenfibles par des applications juftes ,
& fouvent piquantes par leur jufteffe même , une
politeffe toujours égale , & une logique pleine
de fagacité , enfin un ton de patriotilme & d'hemanité
qu'il ne cherchoit point à prendre & qu'il
n'en avoit que mieux , caractérifoient fes écrits
comme la converſation.
Prellant jufqu'a l'importunité lorfqu'il s'agiffoit
du bien public , aucun de nos Colons n'a loilicité
avec autant de zéle que lui la liberté du commerce
des vailleaux neutres dans nos Colonies
pendant la guerre : fes follicitations étoient d'au
AOUST. 1759. ༣༠༡ ་
tant plus vives qu'il ne demandoit rien pour lui.
Il est mort fans aucun bienfait de la Cour. Les
pertes qu'il effuya fur les fonds qu'il avoit laillés
en Elpagne ayant dérangé fa fortune , il fe détermina
en 1758 à quitter fa charge d'Intendant
du Commerce. Des perfonnes en place lui
propoferent de folliciter pour lui les graces du
Roi ; il répondit qu'il avoit toujours regardé de
pareilles graces comme étant d'une conféquence
dangerenfe , furtout dans les circonstances où
l'Etat fe trouvoit , & qu'il ne vouloit pas qu'on
eût à lui reprocher de s'être prêté à des exceptions
en fa faveur. Il ajouta qu'il ne fe croiroit
pas difpenfé par fa retraite de s'occuper d'objets
utiles , & il demanda de conferver la féance au
Bureau du Commerce avec le titre d'honoraire
qui lui fut accordé.
M. de Silhouette qui avoit pour M. de Gournal
un eftime qui fait l'éloge de l'un & de l'autre ,
ne fut pas plutôt Contrôleur Général , qu'il réfolut
d'arracher à la retraite un homme dont les
talens & le zéle étoient fi propres à feconder
fes vues mais M. de Gournai étoit déja attaqué
de la maladie dont il eft mort.
Le nom d'homme à fyftéme eft devenu une
efpéce d'arme pour les perfonnes prévenues ou
intéreffées à maintenir quelqu'abus , & l'on n'a
pas manqué de donner ce nom à M. de Gournai ;
mais fi fes principes font jamais pour la France
comme ils l'ont été pour la Hollande & l'Angleterre
une fource d'abondance & de profpérité ,
nos defcendans fçauront que la reconnoiffance
lui en eft due. Quoiqu'il en foit , une gloire bien
perfonnelle à M. de Gournai eft celle d'une vertu
à toute épreuve l'ombre même du ſoupçon n'en
a jamais terni l'éclat . Appuyée fur un fentiment
profond de juftice & de bienfaifance , elle a fait
de lui un homme doux , modefte , indulgent
210 MERCURE DE FRANCE.
dans la fociété ; irréprochable & même auftere
dans fa conduite & dans fes moeurs ; mais auftere
pour lui feul , égal & fans humeur à l'égard
des autres. Dans la vie privée , attentif à rendre
heureux tout ce qui l'environnoit ; dans la vie pu
blique, uniquement occupé des profpérités & de la
gloire defa Patrie & du bonheur de l'humanité . Ce
fentiment étoit un des motifs qui l'attachoient le
plus fortement à ce qu'on appelloit fon fyftême;
& ce qu'il reprochoit le plus vivement aux prin
cipes qu'il attaquoit , étoit de favoriler toujours
la partie riche & oifive de la Société, au préjudice
de la partie pauvre & laborieufe.
Juflitia cultor , rigidi fervator honefti ,
In commune bonus . LUCAN . PHARS. Lib. I.
Meffire Jofeph de la Motte - Guerin , Maréchal
des Camps & Armées du Roi , Gouverneur de
Philippeville , nommé pour commander en Hainault
, mourut à Orly le 22 de Juin , âgé de foixante-
fix ans.
Sa Majesté a difpofe de ce Gouvernement en
faveur du Marquis de Jumilhac.
Marie - Gabrielle - Charlotte Louiſe de Melun,
fille de feu Jean-Alexandre de Melun , Meftre de
Camp , commandant le Régiment Royal - Cava
lerie , & de Louife- Elifabeth de Melun , mourut à
Verſailles le 14 Juillet dans la fleur de fon âge,
Les vertus dont elle étoit douée l'ont faite regre
ter de toute la Cour.
mou Eftienne , Comte de Tiercelin de Broffe ,
rut le 9 de ce mois dans fon Château de Beau
cour en Picardie. La Maiſon de Tiercelin de
Broffe eft éteinte par fa mort. Il ne laiffe qu'une
fille mariée au Comte de Riencourt , ci-devant
Capitaine de Cavalerie.
Meffire Louis- Céfar de Combault d'Auteuil ,
AOUST. 1759. 217
ཤ
Ecuyer du Prince de Condé, mourut à Paris le rs
gé de quatre vingt dix-fept ans.
Pierrette Dubois , née à Belleville- lez-Paris ,
Jeuve de Pierre Finot , eft morte en cette Ville
ers , dans la cent cinquième année de fon âge.
HOPITAL
DE M. LE MARÉCHAL DE BIRON.
Dix-huitième Traitement depuisfon Etabliſſement
LE nommé Laréjouiffance , Compagnie de
ronteroy , entré le 8 Février , & forti le 6 Mars.
arfaitement guéri.
Le nommé Lecocq , Compagnie de Guer, entré
18 Février , & forti le 27 Mars , parfaitement
uéri.
> 23
)
Le nommé Beaufire , Compagnie d'Obfouvil
entré le de Novembre , & forti les Juin
arfaitement guéri. Il a été guéri de .... au bout
le deux mois , & le refte du temps il eft demeuré
ans l'Hôpital pour le faire traiter d'une autre
naladie.
Na Le nommé Beaufoleil , Compagnie de Lannoy ,
ntré le 15 Février & forti le 24 Avril , parfairenent
guéri.
Le nommé Demolle , Compagnie de Guer , enré
le 8 Mars & forti le 10 Avril , parfaitement
uéri.
Le nommé Enot , Compagnie de Bouville , enré
le 8 Mars , & forti le 24 Avril , parfaitement
guéri.
Lenommé Malherbe , Compagnie de Latour ,
Entré le 8 Mars & forti le 24 , parfaitement guéri.
Le nommé Azefnard , Compagnie de Cheva
212 MERCURE DE FRANCE.
lier , entré le 15 Mars & forti le 1 Mai , parfaite
ment guéri.
Le nommé Vincent , Compagnie de Viennay,
entré le 15 Mars & forti le 24 Avril , parfais
ment guéri.
Le nommé Flamand , Compagnie de Nolivos ,
entré le 22 Mars , & forti bien guéri le 8 Mai
Le nommé Maubange , Compagnie de Duranzas
, entré le 29 Mars & forti le s Mai , parfaitement
guéri.
Lenommé S. Hilaire , Compagnie d'Apremont,
entré le 29 Mars & forti le 8 Mai , parfaitemen
guéri.
&
Je fouffigné , Chirurgien - Major de la feconde
Compagnie des Moufquetaires & Inspecteur de
PHôpital du Régiment des Gardes Françoifes
certifie avoir examiné par ordre de Monfieur le
Maréchal dé Biron les douze Soldats ci - deflus
nominés , en avoir.vâ & fuivi les traitemens ,
qu'ils font fortis tous bien guéris. Je certifie de
plus qu'il ne leur eft arrivé aucune espéce d'aco
dens quelconques , & que depuis la fin de 1756,
que cer Hôpital eſt établi , je n'en ai vu arriver
aucun. A Paris le 14 Juillet 1759.
Lfeur Keyfer a l'honneur de prévenir leP
blic , qu'ayant été attaqué de nouveau dans un
Livre , qui a pour titre , Traité des Tumeurs &
Ulceres , de la façon la plus injufte & la pl
légere , il vient d'y répondre par un écrit part
culier qui fe trouve chez le fieur Delornel Mar
chand Libraire , rue du Foin ; il le ſupplie de lit
attentivement les objets de défenſes , d'obfervet
la vérité & l'autenticité des Certificats qu'il a pro
duit , & d'être perfuadé qu'il n'y a rien avant
qu'il ne foit en état de prouver aux yeux de tou
l'Univers : il n'a jufqu'ici combattu tous fes Ad
verfaires qu'avec les armes de la vérité ; il cre
être au moment de les faire taire pour toujours ,
AOUST. 1759. 213
& l'Académie des Sciences , qui veut bien être ſon
Juge , prononcera bientôt fur la compofition de
fon remède , fur les effets & fon efficacité ; cette
Académie ayant déja nominé pour cela des Commiffaires
dont les talens , les lumières & la haute
réputation ne lui laiſſent rien à defirer. En atten- ´
dant il croit devoir donner ici l'Extrait court &
fuccinct de la dernière attaque qui lui a été faite
de la part de l'Auteur anonyme du Traité des
Tumeurs , & celui de la réponſe qu'il a faite.
Premièrement , fon Aggrelleur foupçonne ,
préfume , & quoiqu'il n'en convienne point ,
conclut même qu'il doit entrer du Sublimé corrofif
dans la compofition de fon remède. Il rapporte
pour appuyer les conjectures & les foupçons
une expérience frivole ; il donne les raisons les
plus fuperficielles ; il cherche à perfuader , & par
conféquent il effraye injuftement le Public.
A cela le fieur Keyſer répond par des analyſes
aurentiques faites à Paris & dans les Provinces par
les plus habiles Gens de l'Art . Tous atteſtent n'avoir
trouvé dans la décompofition de fon reméde ,
aucun atôme de Sublimé. Par conféquent l'imputation
tombe d'elle- même. On a fçu meme depuis
que l'Anonyme s'en étoit affuré par fes propres
expériences , & qu'il étoit convenu qu'il n'y avoit
point de Sublimé.
Secondement , l'Anonyme fe déchaîne contre
les effets du reméde. A le croire ce ne font que
nauſies , vomiſlemens , coliques , inflammations ,
effets pernicieux , funefles &c.
A cela le fieur Keyſer répond en offrant de
-préfenter à l'Anonime ( ne pouvant citer mille au❤
tres malades qu'il a traités , qu'il a bien guéris ,
& qui fe portent à merveille j 400 Soldats guéris
dans l'Hôpital de Monfi ur le Maréchal de Biron
; il produir les Certificats les plus autentiques
de Paris , & de la Province. Tous les Gens
£ 14 MERCURE DE FRANCE.
de l'Art qui les ont donnés atteſtent après avoit
traité avec fon reméde les uns to Malades,
les autres 30 , ainſi du reſte , n'en avoir jamzi
vû réſulter le moindre accident. Par conséquen
F'Anonyme qui ne connoît point le reméde , qui
n'a jamais traité avec , qui n'a même vû traiter
perfonne , a feul vû tous ces mauvais effets. Que
répondre à cela ? Le Public jugera fi les témoigna
ges de plus de cent perfonnes habiles dans l'Ar
de la Médecine , & de la Chirurgie , connues pour
les plus honnêtes gens , peuvent avoir été toutes
gagnées pour s'accorder à dire un bien général
d'une chofe auffi dangereufe , & furtout lorfque
l'on prouve qu'il n'eft pas mort en feul homme
far quatre cens. D'ailleurs comme il vient d'être
démontré dans l'Article précédent qu'il n'y a pas
de Sublimé corrofif , il eſt clair que les effets da
reméde ne peuvent être tels que l'Anonyme les
fuppofe.
Troifiémement , l'Anonyme ne s'en tient pas
là , il veut encore que le reméde foit infuffifant,
que les cures prétendues ne foient que palliatives,
& qu'il faut en revenir aux frictions & c.
A cela le fieur Keyſer offre encore de préfente
fes 400 Soldats pour fubir l'examen de l'Anonyme
lui-même , il produit les Certificats de perfonne
habiles qui atteftent qu'il s'en eft fait chaque an
née depuis quatre ans une revue générale , que
les guérifons fe font trouvées conftantes & folides
que les Soldats jouiffent de la meilleure
fanté. Tous les Correfpóndans du feur Keyſer qui
ont traité une multitude de Malades , difent la
même choſe ; perfonne ne vient le plaindre d'avoir
été manqué.
M. le Maréchal de Biron , fi connu par fon
amour pour la vérité , pour la juftice & pour le
bien public , veut bien appuyer toutes ces preuves
AOUST. 1759. 211
de fon témoignage. Il a en main les originaux de
tous les Certificats ; il va les dépofer de la part
du Roi entre les mains de l'Académie. Enfin le
feur Keyſer offre à l'Anonyme de traiter ſous les
yeur douze Malades qu'il choifira lui - même , &
de ne pas leur donner une ſeule dragée qu'en ſa
préſence : il ſupplie l'Académie de nommer des
Commiflaires pour en faire autant fous leurs yeux .
Que peut-il faire de plus ? & comment ſe refuſer
à des preuves de cette force ?
Fautes à corriger dans le II. Vol. de Juillet.
Page 118 , ligne 9 : les bras , liſez le bras.
J'*AArr lluu,, par ordre de Monſeigneur le Chancelier,
le Mercure du mois d'Août , & je n'y ai rien
trouvé qui puiſſe en empêcher l'impreſſion . A
Paris , ce 31 Juillet 1759. GUIROY.
TABLE DES ARTICLES.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES EN VERS ET EN PROSE.
LE Je E Je ne fçai quoi , Epître à Madame
de ***.
Sur la mort d'un Ami.
Imitation de l'Ode d'Horace :
Quid dedicatum pofcit Apollinem vates ?
La Nailfance d'Adélaïde.
Page 3
Quel prodiges n'opére pas l'Amour ! Anecdote
par M. de M *** , Officier au
Régiment de Breſſe.
Epitre fur la folitude à Madame M. F***.
Suite des Penſées fur la Morale.
II
13
16
18
43
12
216 MERCURE DE FRANCE
Fragment fur les Bienséances.
Enigmes.
Logogryphes & Chanfon.
66
77
78
ART. II. NOUVELLES LITTÉRAIRES,
Actes de Notoriété donnés au Châtelet de
Paris &c.
Inftruction pour les Ventes des Bois du Roi.
Suite des Mélanges de Littérature.
Lettre de M. de Mairan au R. P. Parrenin.
Les Fragmens héroïques , Ballet nouveau.
Annonces des Livres.
ART. III . SCIENCES IT BELLES-LETTRES.
MÉDECIN E.
Lettre de M. Gaullard , pour fervir de réponſe
à celle de M. de la Condamine, inférée
dans le Mercure de Juin 1759 .
Lettre de M. le Baron de Scheffer , à M. de
la Condamine.
Société Littéraire d'Arras,
96
99
ΚΟΙ
122
136
143
146
171
174
Académie Royale des Belles- Lettres de Caën. 176
ART. IV. BEAUX - ARTS.
ARTS UTILES.
Lettre à M. Daviel , Oculiſté du Roi &c. par
M. Hoin.
ARTS AGRÉABLES.
Gravure & Sculpture.
Manufacture.
ART. V. SPECTACLES.
Opéra .
Comédie Françoife.
Comédie Italienne.
17!
191
191
Ibid.
19
I
Ibid
196
201
Opéra- Comique ."
ART. VI. Nouvelles Politiques.
Mort & Eloge de M. de Gournai.
Hôpital de M.le Maréchal de Biron.
La Chanfon notée doit regarder lapage So.
De l'Imprimerie de SBBASTIEN JORRY ,
211
MERCURE
DE FRANCE ,
DÉDIÉ AU ROL
SEPTEMBRE. 1759 .
Diverfité , c'eft ma devife. La Fontaine.
Chez
Cochin
fbus im
Pay Scalp.
A PARIS,
CCHAUBERT, rue du Hurepoix.
JORRY , vis- à vis la Comédie Françoife
PISSOT , quai de Conti .
DUCHESNE , rue Saint Jacques.
CAILLEAU , quai des Auguftins.
CELLOT , grande Salle du Palais.
Avec Approbation & Privilége du Roi,
AVERTISSEMENT.
LE Bureau du Mercure eft chez M.
LUTTON , Avocat , Greffier Commis au
Greffe Civil du Parlement , Commis au
recouvrement du Mercure,rue Sainte Anne,
Butte Saint Roch , à côté du Sellier du Roi.
C'est à lui que l'on prie d'adrefer, francs
de port , les paquets & lettres
tre , quant à la partie littéraire , à M.
MARMONTEL, Auteur du Mercure.
Le prix de chaque volume eft de 36 fols ,
mais l'on ne payera d'avance en s'abonnant
, que 24 livres pour feize volumes
à raison de 30 fols piéce.
,pour remet-
Les perfonnes de province auxquelles on
enverra le Mercure par la pofte , payeront
pour feize volumes 32 livres d'avance en
s'abonnant , & elles les recevront francs
de port.
Celles qui auront des occafions pour le
faire venir, ou qui prendront les frais du port
fur leur compte , ne payeront comme à
Paris , qu'à raifon de 30 fols par volume ,
c'est- à-dire 24 livres d'avance , en s'abon
nant pour 16 volumes .
Les Libraires des provinces ou des pays
étrangers qui voudront faire venir le
Mercure , écriront à l'adreffe ci defus.
,
A
OnSupplie les perfonnes des Provinces
d'envoyer par la pofte , en payant le droit
Le prix de leur abonnement , ou de donner
Leurs ordres , afin que le payement enfoit
fait d'avance au Bureau .
Les paquets qui ne feront pas affranchis ,
refteront au rebut.
On prie les perfonnes qui envoient des
Livres , Eftampes & Mufique à annoncer ,
d'en marquer le prix.
On peut fe procurer par la voie du
Mercure le Journal Encyclopédique
&
celui de Mufique , de Liége , ainfi que
Les autres Journaux , Eftampes, Livres &
Mufique qu'ils annoncent.
Le Nouveau Choix de Piéces tirées des
Mercures & autres Journaux , par M.
Marmontel , fe trouve auffi au Bureau
du Mercure . Le format , le nombre de
volumes & les conditions font les mêmes
pour une année.
Il prie Meffieurs les Abonnés du Mercure
de vouloir bien prendre cette qualité
en fignant les Avis & les Piéces qu'ils lui
envoyent,
MERCURE
DE FRANCE.
SEPTEMBRE. 1759 .
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES
EN VERS ET EN PROSE.
LES BIGARREAUX ET LE CONVIVE
L'UN
FABLE.
' UN de ces hommes délicats ,
Qui des chofes font peu de cas
Dès que le moindre objet les bleffe ,
Sybarites voluptueux ,
Que le pli d'une rofe altère , rend fâcheux ,
Et feroit tomber en foibleffe ;
A iij
6 MERCURE DE FRANCE.
L'un de ces hommes , dis-je , ayant, dans un Jardin
Sur des fleurs qui venoient d'éclore
Vû des chenilles , maudit Flore ,
Et ne regarda plus fes dons qu'avec dédain .
Dans un repas , autre infortune :
On le preffe , on l'importune
Pour gouter certains Bigarreaux
Que Pomone elle-même auroit jugés très- beaux .
Il en ouvre un ; par avanture
Un maudit ver s'y rencontra ,
Qui trouvoit dans ce fruit , graces à la Nature ,
Son logis & fa nourriture.
On juge de l'humeur que notre homme montra,
Quelqu'un lui dit : Crois- tu qu'un bonheur fans
mêlange
Ait été pour toi fait exprès ?
Parce que l'Epine eſt auprès ,
Faut - il laiffer la Rofe ? On perdroit trop an
change.
Le bonheur ne veut pas être vu de fi près.
L'obfcurité fuccéde à l'aurore qui brille
Le printems fait place à l'hyver .
Chaque fleur a fa chenille ,
Et chaque fruit a fon ver.
SEPTEMBRE. 1759.
EPITRE
A
MADAME DU BOCCAGE.
LOIN de O IN de ces Villes Muſulmanes
Où le beau fexe infortuné
A la fageffe condamné ,
Gémit fous des Amans prophanes ;
Il eft fur des bords plus heureux
Une Ville immenfe & polie ,
Séjour des Beaux- Arts & des Jeux ,
Ouvrage bizarre & pompeux
De Minerve & de la Folie.
C'est là qu'Arbitre fouverain ,
Dans une activité frivole ,
On voit le peuple féminin
Décider le fort incertain
D'un monde dont il eft l'idole ,
Et gouverner le genre humain .
O toi qu'on redoute & qu'on aime
Beauté , l'éclat du Diademe
Céde à l'éclat de tes attraits .
Les Rois ont un pouvoir fuprême ;
Obeauté tu n'as que toi-même ,
Les Rois font tes premiers Sujets.
Des rubans forment fa couronne ;
A iv
3 MERCURE DE FRANCE
Des fophas lui fervent de trône ;
Elle a pour feeptre un éventail ,
Pour tréfor fon coeur & fes charmes ,
Pour fafte des magots d'émail ,
Et des regards pour feules armes.
Ces fiers vengeurs de nos États ,
Ces Guerriers qui dans les combats
Portent un visage intrépide ,
Eux qui bravent des bataillons
Hérifiés d'un fer homicide ,
Eux que le bruit de cens canons
Jamais n'étonne ou n'intimide ;
Ces Renauds aux pieds d'un Armide
Viennent abaiffer leur fierté ;
Aux femmes tremblent de déplaire ₺
Et viennent , pleins d'aménité ,
Plier leur mâle caractère
Aux caprices de la Beauté.
Vieillis dans les champs de Bellone ,
Vénus a leurs derniers momens ;
Ils feignent des empreffemens
Même au- delà de leur automne.
Ils adouciffent leur regard
A travers leurs doubles lunettes ,
Applaudiffent des Ariettes ,
Et pour Chaulieu quittant Follard ,
Changés en héros de toilettes ,
Ils expirent fous l'étendard
SEPTEMBRE 1759 . "
Ét des prudes & des coquettes.
Nos Magiftrats impérieux
De qui les ames peu communes
Partageant le pouvoir des Dieux ,
Règlent d'un ton fententieux
Et nos deſtins & nos fortunes ,
Ces Sénateurs facétieux
Mêlent pour plaire à deux beaux yeux?
A l'antique jargon du Code
Les propos fins , les jolis traits ,
Et le ton léger de la mode
Au ton empelé des Arrêts.
Aux Dames par eux encenſées
Ils offrent les tributs flateurs
De leur ambre , de leurs odeurs ,.
Et les boucles entrelaffées
De leurs cheveux longs & flottans ,
Et de leurs phraſes compafiées
Les infipides agrémens ,
Et des ardeurs toujours glacées.
D'un air léger mais occupé
Ils vont , ils parlent en cadence.}
Ils plaifantent à l'audience ,
Ilsopinent dans un foupé.
Que dis-je? Un Créfus imbécille
Qui ne fçait compter que par mille ,
Qui ,fier d'un Hôtel-fomptueux ,
De fes grands Laquais dédaigneur ,
A v
to MERCURE DE FRANCE.
Des fots hommages du vulgaire ,
Traîné dans un char faftueux
Ne daigne point toucher la Terre :
Ce Dieu des avides Mortels
Defcend de fos riches Autels ;
Il s'empreffe à foumettre aux Belles
Qui le flattent d'un oeil malin ,
Ses chars qu'a verniſſés Martin ,
Ses gros galons & fes dentelles ,
Les bijoux qu'étale ſa main ,
Ses précieuſes bagatelles ,
Ses Architectes , fes Brodeurs ,
"
Toutes les rifibles hauteurs ,
Son faſte , fes fauffes grandeurs ,
Ses amis que fon or éveille ,
Les Dédicaces des Auteurs ,
Et fes ancêtres de la veille.
Ainfi maître abſolu des coeurs ,
Le beau Séxe avec un fourire
Commande tout ce qu'il defire.
Par des danfes , des chants vainqueurs ,
Par des caprices féducteurs
Il fçait régler , il fçait profcrire
Les modes , les goûts & les moeurs ;
N'aime , ne répand que les fleurs ,
Communique un brillant délire ,
Orne le frivole & le faux ,
Reçoit l'encens des Madrigaux ,
Et foumet tout à fon empire ,
SEPTEMBRE. 1759. I
Les Grands , les Sages & les Sots .
Mais je vois des maifons riantes ,
Temples de ces Divinités .
Que leurs douces voix font puiffantes !
On vole aux ordres reſpectés ,
Que donnent ces têtes charmantes.
Le nombre , la pompe des chars ,
L'or qui le céde à la Peinture ,
Une élégante Architecture
Arrêtent mes premiers regards.
Plus loin fur la toile docile
Dans un fallon voluptueux ,
De Boucher le pinceau facile
A des Amours tracé les jeux .
De la Moire l'onde incertaine ,
Les riches tapis des Perfans,
Les marbres & la porcelaine
Décorent ces appartemens ;
Et le cryſtal poli des glaces
Des Belles répéte les graces ,
Et l'éclat de mille ornemens.
Tout reſpire ici l'abondance,
La parure , le doux loifir.
Ah ! fans doute on ne voit qu'en France
Les Dieux du goût & du plaisr
Amis du Dieu de l'opulence .
L'efpoir de la félicité ,
A l'aspect de tant de merveilles
A vj
42 MERCURE DE FRANCE
A faifi mon coeur enchanté:
J'ouvre les yeux & les oreilles .
Obferver l'effet d'un pompon ,
Et méconnoître un caractère ;
Applaudir un joli Sermon ,
Et réformer le miniftère ;-
Rire d'un projet falutaire ,
Et s'occuper d'une chanfon ;
Immoler les moeurs aux manieres ,
Et le bon fens à des bons mots ;
Dire gravement des misères ,
Et plaifanter fur des fleaux ;
Siffler l'air fimple d'un héros ,
Et chérir des têtes légeres .
Se flétrir dans la volupté ,
S'ennuyer d'un air de gaîté ,
N'avoir de l'efprit qu'en faillie ,
Paroître poli par fierté ,
Ferfide par galanterie ,
Généreux fans humanité ;
Sans être aimé fe voir gouté ,
Louer par fade idolâtrie ,
Ou par defir d'être flattéz
Médire par oifiveré ,
Quelquefois par méchanceté ,
Plus fouvent par coquetterie ;
Quitter Cléon par fantaiſie ,.
Aimer un Duc par vanité ,
Un jeune Fat par jalouſiej
SEPTEMBRE. 1759.
211
Tel eft ce monde tant fêté ,
Telle eſt la bonne compagnie.
Quoi ! faut-il chercher le bonheur,
Sans ceffe éloignés de nous - même ?
Ignorer le plaifir extrême
De s'éclairer , d'avoir un coeur ?
Quoi ! fur le théâtre bizarre
Du bruit , dur luxe , de l'erreur ,
Un Sage aimable eſt - il ſi rare ?
Et l'art , le don de l'agrément ,.
Ce don futile mais charmant ,
Du François premier appanage ,
Seroit- il l'unique avantage
D'un Sexe enchanteur & puiffant ?
Non Paris voit une Mortelle :
Simple par goût , belle fans fard,
Fine fans air , vive fans art ,
Et toujours égale & nouvelle.
Comme Vénus elle föurit ,
Comme l'Amour elle nous bleffe ,
De Minerve elle a tout l'efprit ,,
Hélas ! & toute la fageffe.
Mais elle unità des appas
Une ame fenfible & fublime,
L'art difficile de la rime
Aux traits faillans ou délicats.
C'eſt elle dont la voix touchante
A fait retentir für nos bords
14 MERCURE DE FRANCE
Les fons nombreux , les fiers accords
De ce Milton que l'Anglois vante;
Elle qui dans de nouveaux airs ,
A chanté , rivale d'Homere ,
Ce Génois , ce vainqueur des mers,
Qui d'un vaſte & riche Hémiſphére
Aggrandit pour nous l'Univers.
Aufli dans les champs d'Italie ,
Pour le chantre de fon Héros ,
Gènes des lauriers de Délos
Mêlés aux myrthes d'Idalie ,
A formé des feftons nouveaux.
Afon afpect , des Cardinaux
L'ame altière s'eft adoucie;
Enfin le Pape l'a bénie.
Mais vingt fiècles auparavant
Le doux Tibulle en la voyant
Eût , je penfe , allarmé Délie ;
Virgile eût mieux peint Lavinie ;
Et fon Augufte affurément
N'eût jamais couronné Livie.
Chère aux Scavans , chère à Cypris ,
Illuftre & belle Du BOCCAGE,
L'honneur & l'amour de Paris ,
Jouiffez du plus beau partage ,
Goûtez la gloire au fein des ris.
Lesgrands Poëtes & les Belles
De l'envie excitent les cris.
SEPTEMBRE. 1759. 15
Vous étonnez les beaux efprits ,
Vous faites mille Amans fidèles ;
Mais vous n'avez point d'ennemis.
Votre Séxe , qui vous envie ,
En faveur de votre génie
Pardonne vos charmes brillans ,
Tandis qu'en faveur de ces charmes ,
Le nôtre , qui vous rend les armes ,
Vous pardonne tous vos talens.
L'HONNEUR ,
POEME , par , par le Docteur Brown , adreffe
au Lord Vicomte Lonsdale.
Hic manus , ob Patriam pugnando vulnera paſſi -
Quique Sacerdotes cafti , dum vita manebat :
Quique pii vates & Phabo digna locuti :
Inventas aut qui vitam excoluere per artes :
Quiquefui memores alios fecere merendo :
Omnibus hic niveâ cinguntur tempora vitta.
OUI
Virg. Æn. L. VI
UI , Mylord , tout ufurpe le beau
nom de l'Honneur ;mais les droits de tous
ceux qui y prétendent font auffi frivoles
qu'ils font différens : l'Avare groffit fans
ceffe fon immenfe tréfor , & ne redoute
que l'horrible fcandale d'être pauvre 5
16 MERCURE DE FRANCE.
fon héritier plus fage fe mocque du vieiflard
infenfé , & prétend par fes profu
fions acheter la réputation.Souvent l'honneur
refplendiffant fur un fein décoré d'un
ruban , infulte à la Juftice impuiffante , &
défie fes Arrêts. If habite triomphant fur
la langue des Rois. Il excite les Mufes
à prendre l'effór , le Soldat le voit au
bout d'un fer brillant & meurtrier , &
le Pédant au milieu des fatras dont il
charge fa cervelle .
L'honneur peut quelquefois fournir
des prétextes à la trahifon , & porter un
ami à plonger fans remords fon épée dans
le fein d'un ami. Un orgueil imaginaire
eft fon trône , & nous le voyons fouvent
élevé fur le tombeau de la vérité & de
l'honnêteté. Fats , pédans , courtifans , ef
claves , fourbes , patriotes , tous croyem
entendre & fuivre la voix de l'honneur.
Où le fixerons- nous donc ; puifque
chacun fe vante de le pofféder ? Parlez.
Le véritable honneur eft-il partout , ou
n'eft-il nulle-part ?
La vérité , Mylord' , eft claire; ... quoi
que l'orgueil impie s'adore & fe deifie
foi-même ; quoique les Sots , féduits par
la paffion ou l'amour-propre , fe prof
ternent , l'encenfoir à la main , aux pieds
des idoles qu'ils ont créées , la Déeffe
SEPTEMBRE . 1759. 17
fous fa forme divine , brille toujours d'un
éclat fupérieur , & éclipfe ces vains phantômes
de l'imagination ; revêtue d'une
majefté durable , elle eft connue dans
tous les climats & dans tous les fiècles ,
toujours une & invariable .
Mais comment la découvrir ? Prenez
la raifon pour guide , écartez le voile de
l'amour-propre ; ne la regardez pas avec
les yeux malades de l'orgueil ; furtout
ne jugez pas d'une vue téméraire & précipitée
de ce qui eft jufte ou injufte ,
faux ou vrai. Les objets qui font trop
près trompent l'oeil de l'Obfervateur . It
faut nous mettre à une certaine diſtance
de ceux que nous voulons examiner.
L'harmonie d'un bel édifice s'apperçoit
difficilement du milieu des colonnes majeftueufes
& des ornemens qui le décorent
. Mais éloignez- vous , & dirigez votre
vue vers cet objet ; à mefure que fa
grandeur diminue , l'harmonie fe déve-
Toppe , de nouvelles beautés frappent vos
yeux étonnés , & un beau tout le montre
dans de juftes proportions. Ainfi les vraies
proportions de l'honneur font mieux apperçues
, quand l'intervalle convenable
des fiécles eft entr'elles & nous. Le temps
fépare l'orgueil de la grandeur , l'apparence
du mérite ; il découvre les faulfes
18 MERCURE DE FRANCE
beautés , & fait fortir les graces réelles ;
il indique ce qui eft digne de louange &
de blâme ; il plonge dans l'obfcurité , ou
éléve à l'Immortalité. Cherchons donc
dans les exemples paffés ce qui fait naître
la haine où le mépris , l'eftime ou
l'amour.
La grandeur peut-elle donner le véritable
honneur ? Eft - ce la dépenfe , le
luxe , la magnificence ? Non. Le projet
feroit infenfe , & l'entrepriſe feroit vaine.
C'est une vile Proftituée qui voudroit
acheter une bonne réputation du prix de
fon infamie. La grandeur & les dignités
étalent en vain leur fafte & leur éclat ;
l'or puiffant ne peut conduire à l'honneur.
Pyramides , qui jadis menaciez les Cieux,
tours ambitieufes , maffes énormes qui
alliez vous perdre dans les nuages , paroiffez
, annoncez à ces Siècles éloignés
l'orgueil de votre Fondateur ; rappellez
la grandeur du Tyran , dites fon
nom : mais quoi ? ... la brique a trompé
fon attente , & la pierre calcinée eft
réduite en poudre : ces titres pompeux
ne font plus ; les trophées de l'orgueil
.ont été détruits par les flots dévorans du
temps. Il ne refte pas même une Infcription
pour nous dire où ils exiftoient autrefois.
Mais quand ils auroient lutpu
SEPTEMBRE. 1759. 19
ter avec la Nature & défier les coups du
temps , que nous rappelleroient- ils , que
le vice ou la vanité?
La vraie gloire eft à l'homme de
génie dont le nom eft inconnu , mais
qui a enfeigné à cet arc à fe courber , à
la pierre à s'élever , non à celui qui faifoit
obéir les beaux Arts à la voix de la
folie & de la vanité.
L'orgueil & le vice ne font que plus
vils au fein des grandeurs , & leur ignominie
n'en a que plus d'éclat . En vain
ô St.. d .. y tes forêts orgueilleufes s'étendent
; en vain tes tours dorées élèvent
leur tête ; en vain ton Maître commande
aux eaux de fe précipiter dans ce
baffin , en vain il prolonge cette vue
riante , & il creufe un lit à ce canal uni ;
le noir cortège du crime fe promène avec
lui dans ces allées qui en furent les complices
, & les cris des orphelius le pourfuivent
jufques fous ces ombrages. Homme
infenfé ! Prétendre à la réputation
par des forfaits ! Cette gloire imaginaire
fa conduit à une honte réelle . Le méchant
fe hait-il donc lui-même , d'élever
ainfi des monumens qui éternifent fon
opprobre & fon infamie ? Les Siècles qui
ne font pas nés ne verront ces fpectacles
coupables qu'avec un vertueux mépris .
20 MERCURE DE FRANCÊ.
Voyons enfuite le Héros dans les
champs de Mars ; le laurier des conquetes
produit- il le fruit du véritable honneur
? Nous trouvons celui - là feul digne
de la gloire & de notre amour , qui com
bat , non pour détruire , mais pour fauver
les hommes . La furie du fils de Pélée
peut exciter notre admiration ; mais le
divin Hector eft le Héros que nous aimons.
Voyez l'épée de Guillaume défatmer
la main d'un tyran. Parlez ; lefquels
font les amis ou les ennemis de l'humanité
? Qui peut ne pas détefter ceux - ci ,
& ne pas aimer ceux - là ? Des conquêtes
injuftes ne peuvent jamais arracher les
applaudiffemens de la postérité . Ce n'eſt
pas la victoire qui nous féduit , mais la
caufe. Céfar même voudroit envain prendre
le mafque d'un Patriote ; fes fauffes
vertus ne peuvent couvrir le poifon qui
ronge fon coeur . Mais les lauriers viennent
eux-mêmes ceindre ton front , ô toi
généreux Guftave , dont la voix éveille la
liberté du fond des mines fauvages ! Oui
celui - là eft vraiment glorieux & uniquement
grand , qui conquiert ou qui verfe
fon fang pour la liberté.
Vifitez maintenant toutes les cellules
aëriennes de l'efprit , parcourez les labyrinthes
obfcurs de la fcience , fouillez
SEPTEMBRE. 1759 27
dans les retraites profondes de l'intelligence
, & voyez fi le véritable honneur
y eft renfermé. Hélas ! ni l'eſprit ni la
fcience ne peuvent fe flatter de le produire
ils font trop fouvent mêlés d'erreurs
& fouillés par le vice . Paffagères &
brillantes comme ces bulles qui vivent
un moment , & s'évanouiffent auffitôt ,
les modes du bel efprit & des fciences
difparoiffent tour à -tour. Voyez Rabelais,
autrefois l'idole de fon fiècle , & fon Livre
impur aujourd'hui abandonné. Voyez
de quelle hauteur est tombé ce Deſcartes
, fi fameux autrefois ; toute fa gloire
s'eft diffipée avec les tourbillons. Voyez
l'efprit corrompu par la folie , & la fcience
ternie par la foibleffe . A quoi ont fervi
l'efprit & la fcience à Bacon ? Le vice
gâte fouvent ce que la raifon & le talent
ont embelli ; il obfcurcit l'éclat du vers
le plus brillant , & fouille les écrits de
Driden & de Congrede ; l'un efclave de
la mode , & l'autre efclave du bel- efprit.
En vain un beau génie fait germer le laurier
, un ver impitoyable le ronge à la
racine ; fa piquûre mortelle flétrit la couronne
la plus fraîche , & tout l'honneur
du Poete s'évanouit. Auffi promptement
que les feuilles d'Automne , les lauriers
22 MERCURE DE FRANCE.
-
fe fanent & meurent fur la tête de Ra
chefter & d'Otway.
Où donc trouve-t-on le véritable honneur
? Interrogez , Lonſdale , interrogez
votre coeur , il y règne. Oui , il eſt dans
la vertu , qui feule peut donner l'honneur
durable & faire vivre la renommée : fur
la bafe de la vertu feule la réputation
peut s'élever , réſiſter au torrent du
temps & atteindre aux Cieux. Les Arts ,
les conquêtes , la grandeur éprouvent les
coups du deftin , fuccombent bientôt &
trahiffent le poids qu'ils foutiennent. Le
temps voit avec mépris ces frêles appuis
, & enfevelit fous les ruines de l'édifice
les infenfés qui l'élevoient. C'eft la
vertu feule qui peut infpirer un Poëte ,
& verfer dans fon ame tranfportée un feu
intariffable. Frappé d'un trait céleste , fes
vers jettent au loin mille rayons lumineux
; la vertu entretient toujours ce feu
divin ; partout où elle paffe elle laiſſe des
traces brillantes d'une lumière immortelle.
Ces traits de lumière répandent
l'éclat fur tous les noms confacrés à l'Immortalité
; ils donnent à Spencer cette
flamme brillante , & allument la flamme
rapide de Shakeſpear ; ils portent jufqu'aux
Cieux les vers brillans de Milton ,
& excitent le feu impétueux de Yolang ;
SEPTEMBRE. 1759 . 23
ils dorent les vers modeftes du fage Gay ,
ils aiguifent les traits perçans de Swift ,
ils brillent doucement dans les chaftes
écrits d'Adiffon , & s'embrafent dans les
vers immortels de Pope.
Le Sage doit fonder fa gloire fur la
vertu ; la vérité doit le foutenir , ou fa
gloire fe flétrit. La vérité & la vertu ne
different que de nom , comme la lumière
& la chaleur qui , quoique diſtingués , ne
font qu'une même chofe.
La vérité conduit toujours à la vertu ;
un courant d'eau faine indique une fontaine
pure : nous effayons fouvent en vain
de remonter à la fource , elle eſt profonde
, la chaîne de la raifon eft trop
courte ; mais nous fçavons que tout ce
qui coule dans le canal de la vertu eſt
une émanation de la vérité. L'erreur entreprend
en vain de nous tromper par
un groffier déguiſement , elle eft toujours
reconnue à l'amertume qu'elle emprunte
du vice. Chaque goutte nuifible
qui empoifonne le bonheur , eft tirée des
fources impures du menfonge.
Les maigres fophifmes de Gordon ,
les pages bourbeufes de Tindal , le fiel
de Morgan , & la rage furieufe de Wool-
Lon , les flots empoifonnés qui coulent
de la plume de Toland , & les abfur24
MERCURE DE FRANCE.
dités de Hobbes & de Mandeville , noms
déteftables , mais condamnés à ne jamais
mourir , & arrachés par l'infamie du
tombeau de l'oubli.
Un rayon de folie fait éclorre ces opinions-
infectes qui s'échauffent un jour au
rayon qui leur a donné des aîles ; mais la
vérité , ce Phénix immortel , ſi elle meurt,
renaîtra de fes cendres avec une vigueur
nouvelle.
Voyez combien la réputation de ce
fage Athénien brille à travers la longue
obfcurité de tant de Siècles ! La vertu
feule a pu jetter des rayons fi loin &
couronner la tête d'une gloire durable.
Voyez Newton chaffer la lumière foible
& incertaine de la conjecture pour
éclairer la Nature d'une lumière certai
ne. Il marche dans les labyrinthes im
menfes & jufques-là inconnus de la création,&
trouve la main d'un Dieu dans chaque
atome . O couples fans rivaux , guidés
par la vérité & la vertu, dont la vie confir
ma tout ce que leur raiſon avoit enfeigné,
qui joignirent de grandes vues à de brillans
exemples , pour éclairer à la fois &
perfuader les hommes ! Noms faints &
révérés que le temps & la vérité annonceront
àjamais comme les premiers & les
plus beaux dans la lifle des réputations !
C'eſt
SEPTEMBRE. 1759 2
:
C'eft ainfi que les Rois , les hommes
d'Etat , les Citoyens s'élèvent à la gloire
leur réputation eft fondée fur la vertu
, ou bientôt elle meurt. Mais entée ſur
ce tronc vigoureux , le temps lui donne
plus d'éclat , & elle croît dans une fraî
cheur éternelle. L'orgueil , la folie , le
vice peuvent fleurir pendant une heure ,
entretenus par un foleil fabuleux & une
rofée poctique ; mais ces foibles rameaux
nourris par la main de la flatterie , demandent
un foin infatigable & de promts
fecours accrus fubitement par une cha-
Eleur artificielle , le fouffle brulant de la
vérité les fait languir , & le moindre vent
les ébranle ; leurs couleurs fe flétriffent ,
ils fe fechent , tombent & meurent. La
vertu feule croître avec le temps ,
vivre dans tous les âges , fe répandre dans
tous les climats . Voyez ces Citoyens femblables
aux Dieux , généreux , fages &
bons , fe tenir fur la bréche , & s'oppofer
au torrent de la fuperftition. Voyez
ces Evêques martyrs expirer à un poteau ,
Tire fur le bucher & défier les flammes.
Combien grands n'ont pas été Hyde &
Ciceron dans l'exil ! Quel éclat les vertus
d'Alfred n'ont- elles pas répandu fur
fon trône ! C'eft d'un mérite femblable
au fien
que coule une gloire permife ; il
peut
B
26 MERCURE DE FRANCE.
ne demande ni éclat emprunté , ni rayon
de fortune ; les ténébres de l'affliction ne
le rendent que plus brillant , comme une
lampe claire brille davantage dans la nuit.
Ainfi différens honneurs décorent différens
Etats , comme les aftres différens
brillent avec une gloire différente : leurs
orbes font d'autant plus grands , que
leur fphère eft plus élevée , mais tous partagent
le même feu céleſte .
Voyez donc la bonté infinie du Ciel,
& avouez qu'on trouve dans la vertu la
réputation & le bonheur. Voyez la folie
des hommes , qui méprifent le bien , &
n'embraſſent dans le vice que la peine &
l'infamie.
Il n'en eft pas ainfi de l'homme qui
conduit par les loix de la vertu , fe ref
fecte lui-même , & mérite mais ne cher
che pas l'applaudiffement ; dont les vues
concentrées tendent toutes à la vertu ;
qui ne fait de la vraie gloire que fon fe
cond but ; toujours guidé par ce qui est
convenable, juſte ou vrai ; qui rend à tous
ce qui leur eft dû ; qui lorfque les perles
revêtiffent l'habillement infenfé de la fédition
, arrache les plus grandes louanges
, & n'eft d'aucun parti ; qui , tandis
que les patriotes tournent tout autour,
fe dirige invariablement vers la vérité
SEPTEMBRE. 1759. 27
comme vers fon pole ; qui méprife également
ce que les factions louent ou blâment
; audeffus , de l'orbite étroit du bruit
public il vole à la renommée ; inébranlable
tandis que la malice aboye & que
l'envie hurle , il marche ferme à la vertu
au travers des railleries des fous : aucun
favori ne le flatte ni ne l'affujettit
à fes vues d'intérêt perfonnel ; ami de
foi - même , de fon Roi , de fon pays ,
de l'humanité , la vertu le couronne de
guirlandes qui ne fe flétriffent jamais , &
la gloire l'environne d'une lumière fans
fin.
Tel eft celui qui enracine profondément
fa réputation dans la vertu , &
tel dans tous les fiécles fera le nom dè
Lonſdale .
VERS
A Mlle de V. qui a bien voulu m'appren
dre que Jeudi dernier étoit la veille de
fa fête. Par M. ***
VOUS
ous me l'expliquez ce beau fonge
Dont je fuis encore enchanté,
Et fous les voiles du menfonge.
J'y trouve la réalité.
Bij
28 MERCURE DE FRANCE
La nuit , dans un profond filence ,
Oui , la nuit même de Jeudi ,
Je dormois du brulant midi
J'avois fenti la violence.
Tout à-coup mon ame s'élance ,
Je crois m'élever dans les airs ,
J'entends de célestes concerts ,
Je vcis un Temple magnifique ,
Je m'avance , & fur le portique
Je lis: Le Palais de l'Amour.
J'y veux porter un pié timide ;
Je ne fçai quel Garde intrépide
Veille à la porte nuit & jour.
Pour fléchir fon humeur rigide ,
Las d'ufer envain de détours ,
Je demande au moins qu'il m'enſeigne
Les beaux lieux ou l'Amitié régne :
C'eft dit- il , loin de ce féjour.
>> Vois-tu ces colonnes d'ivoire ;
» C'eſt la le trône de fa gloire :
Elle y tient fa paifible cour..
Je vais , j'approche ; un veftibule
D'un gout noble , fimple & correct,
Imprime d'abord le refpect .
A l'entrée un pur encens brule :
Mon coeur s'emeur à cet afpect.
Je deniande s'il eft poffible
D'aller à la Divinité
Offrir un coeur tendre & fenfible?
SEPTEMBRE. 1759. 19
›› Oui , pour vous elle eft acceffible , »
Me dit d'un air plein de bonté
Sa Prêtreffe , la Vérité .
Elle m'introduit dans le Temple.
La can feur , la fidélité ,
La franchife , l'égalité ,
Sont les vertus qu'on y contemple.
La Déeſſe y voit les Mortels
A l'envi fe donner l'exemple
Du zèle à fervir les Autels.
Leurs voix la célébrent fans ceffe.".
Leurs coeurs lui préſentent des voeux :
Comme l'amour elle a fes feux ,
Mais tempérés par la fageffe.'
Son Sanctuaire étoit orné
De noeuds de fleurs , & de guirlandes ,
Son Autel entouré d'offrandes ,
Sea front de rofes couronné .
Je me proſterne , je l'a lore ,
Epris de fes charmes fecrets ,
Même avant d'avoir vu ſes traits
Qu'un voile me cachoit encore.
O Divinité que j'implore !
Découvre à mes yeux tant d'attraits .
Elle m'exauce , & fon vilage
Se dévoile dans ce moment .
Jugez de mon raviſſement
Quand je reconnus votre image.
Bij
50 MERCURE DE FRANCE.
C'est bien alors que mon hommage
Fut le tribut du fentiment.
Oui,
VERS
A Mademoiſelle B***.
U1 , tu me rends à moi , jeune & tendre
Climène :
Je cède au charme féducteur
Qui , m'arrachant à ma douleur ,
A tes loix aujourd'hui m'enchaîne.
J'ai perdu , tu le fais , l'objet de tous mesvoeux.
S*** (*) mérita ma tendrelle :
L'eftime , la délicareſſe ,
L'amour , avoient formé ces noeuds :
Mais au fein des regrets où la perte me livre ,
Tu plains l'état où tù me vois ,
Tu m'appelles encor pour m'inviter à vivre ;
Je m'éveille au fon de ta voix ,
Je te segarde , ... & je t'adore.
Un nouvel Univers va renaître pour moi ,
Je retrouve S*** en toi.
Je l'aimai , je la pleure encore.
Que l'aveu que j'en fais n'allarme point ton coeur,
C'eſt à toi de tarir la fource de mes larmes :
( * ) Voyez les Vers fur la mort de Mademoiſelle de
S*** inférés dans le Mercare de Juin de cette année ,
par le même Auteur
SEPTEMBRE. 1759 31
En retrouvant les mêmes charmes ,
J'aurai toujours la même ardeur.
Je dois mes jours à la tendreffe ,
Qu'elle les file déformais ;
Je veux me remplir à jamais ,
Amour , de ton aimable ivreffe.
Depuis le funefte moment
Qui déroba S*** aux voeux de ſon Amant ;
Une affreuse mélancolie
Sembloit me rapprocher du terme de ma vie ;
J'allois être privé peut- être pour toujours
Des droits que donne la jouneſſe ;
Et les glaces de la vieilleffe
Avoient déjà flétri le printemps de mes jours ;
Mais l'amour de nouveau m'engage ,
Jefens de nouveaux feux dans mon coeur allumés
Mes fens éteints font ranimés ,
Et je reviens à mon bel âge.
Par M. BICQUILLEY , de Toul,
*
B iv
32 MERCURE DE FRANCE.
EXTRAIT d'un Difcours fur le Conmerce
, lu dans l'Affemblée publique de
l'Académie des Sciences , Belles- Lettres
& Arts de Lyon , le t . Mai 1759.
Par M. LEPOIVRE , Nouvellement
admis dans ladite Académie , Corref
pondant de celle des Sciences de Paris ,
& qui a été attaché pendant plufieurs
années au fervice de la Compagnie des
Indes.
APRÉS le compliment de réception ,
l'Académicien entre en matière par un
préambule fur les avantages du Commerce
en général.
33
33
» Depuis que l'Europe entiere a re
» connu que la balance du Commerce
faifoit celle de la puiffance , les Peuples
qui l'habitent ont également
» tourné toutes leurs vues du côté du
» commerce , & il en a réfulté de grands
» biens. Les progrès de l'induftrie ont
» été rapides , les lumieres ont pénétré
» partout avec l'efprit de calcul , les préjugés
deſtructeurs tombent chaque jour,
la barbarie diminue , les moeurs s'a-
» douciffent, les droits de l'humanité font
» mieux connus.
">
SEPTEMBRE . 1759 . 33
» Les intérêts des Peuples négocians
» font plus étroitement liés à ceux des
» Souverains qui les commandent, parce
» que le commerce qui fournit l'abon-
» dance aux uns eft l'aliment de la puif-
» fance des autres . Ces intérêts enfin
» font devenus la baſe des Traités qui ont
» lié les différens Etats de l'Europe.
ود
» Dans les fiécles barbares qui ont
précédé l'établiſſement du Commerce ,
» les Princes ne faifoient guére de con-
» ventions entr'eux que pour leur gloire
» & leur avantage particulier , comme
» s'ils euffent été feuls fur la Terre ;
leurs fucceffeurs traitent aujourd'hui
» pour le commerce de leurs Sujets &
ftipulent pour le bonheur des hom-
» mes... En un mot l'Hiftoire du Com-
: » merce est heureuſement devenue la
plus belle partie de l'Hiftoire des Na-
» tions.
"
Il examine enfuite l'utilité du Commerce
maritime , auquel il prétend que
nous devons la plus grande partie des
avantages qu'il a d'abord attribué au
Commerce en général .
Après avoir parcouru rapidement les
différentes branches de notre Commerce
maritime , l'Académicien s'arrête au déail
de celui que nous faifons aux Indes
Orientales, B v
34 MERCURE DE FRANCE
•
Il explique le nombre de vaiſſeaux
que ce Commerce employe , celui des
hommes de terre & de mer qu'il occupe ;
il y joint l'hiftoire abrégée de nos éta-
-bliffemens aux Indes , avec le détail tant
des marchandiſes que nous retirons de
chaque endroit pour les tranfporter en
Europe , que de celles que nous tran(-
portons de l'Europe'aux Indes.
Il examine féparément le Commerce
que nous faifons d'un Port de l'Inde à un
autre Port de l'Inde , de la Côte Coro-
* mandel dans les Ports de la mer Rouge
& du Golfe Perfique , de Pondichery
au Pegou , aux Philippines , à la Cochinchine
, & de ce dernier endroit à Surate ,
de Bengale à la prefqu'Ifle de Malaca ,
& aux Ifles Malaifes & c.
» Ce Commerce fe fait ordinairement
» par Négocians particuliers établis dans
» les Indes fous la protection de la Com-
» pagnie. Il nous eft très -avantageux en
» ce que nous tirons fur une Nation In-
» denne le profit des Manufactures d'une
"
autre Nation Indienne. Nous faifons
» ainfi le Commerce pour les Indiens , &
» nos François répandus de toutes parts
» dans cette vafte contrée, ramaffent aux
» dépens de l'Inde des richeffes étrangè
» res qui augmentent annuellement la
و د
SEPTEMBRE. 1759. 35
maffe de notre fortune publique.
» Nous gagnons fur le Peuple de Su-
» rate le bénéfice des fucreries de la
» Cochinchine , & nous changeons à
» notre profit l'opium , qui eft le produit
» des terres de Bengale , contre l'or que
» les habitans de la prefqu'Ifle de Ma-
" laca & de Sumatra tirent de leurs
ophirs . Ophir , en langue Malaife , veut
» dire une montagne qui renferme des
» mines d'or , telles qu'il s'en trouve plu-
» fieurs fur l'Ifle de Sumatra , qui portent
» ce nom . »
Il finit le tableau de notre commerce
Indien par une réflexion générale für la
nature de ce commerce.
» Les Peuples avec leſquels nous com-
»merçons dans l'Indouftan , font des Peu-
» ples doux , amis des hommes , ennemis
» de la guerre qui les détruit ; indifférens
» aux révolutions qui arrivent dans leur
» Pays , & qui ne font jamais des révolu-
» tions que pour ceux qui commandent ,
» ils voyent prefque fans intérêts de nou-
» veaux ufurpateurs fuccéder à des tyrans,
» & fans prendre part aux querelles de
» leurs Maîtres , ils obéiffent toujours au
» plus fort. Voilà , je crois , la raifon qui
» à mis dans tous les temps le commerec
B.vj
36 MERCURE DE FRANCE.
ور »desIndesau-deffusdesévènemensles
plus deftructeurs . »
" Ces Peuples , que la guerre ne détruit
pas , multiplient beaucoup ; ils
» vivent fous un climat heureux qui
» donne peu de befoin ; ils habitent un
Pays fertile qui produit affez réguliè-
» rement deux récoltes par année , fans
» que les terres fe repofent jamais : les
denrées y font par conféquent à un très-
››
?? bas
prix. Ils ont des moeurs frugales &
» confomment peu ; leur Religion leur
» défend de rien manger de ce qui a eu
» vie du riz , des légumes & de l'eau ,
» font leur nourriture ordinaire . La plu-
» part vont nuds , & ceux qui s'habillent
» s'enveloppent le corps de la pièce de
» toile qu'ils portent vendre au marché ,
» s'eftimant heureux de pouvoir rentrer
» nuds chez eux. Lents maifons font de
» petites cabanes de terre couvertes de
paille, qu'ils n'habitent guères que pen-
» dant la nuit & dans les temps de pluye:
» leurs meubles répondent à la fimplicité
» de leur logement ; ils couchent fur des
» nattes de jonc étendues par terre . Leurs
» métiers fimples & leurs fabriques font
» en plein champ , ou dans les rues de
» leurs hameaux , à l'ombre de quelques
» arbres ; ils n'y occupent autant qu'ils
37
33
و د
SEPTEMBRE. 1759. . 37
» peuvent que des enfans. On conçoit
qu'avec de telles moeurs & de tels
» ufages , le falaire de l'ouvrier doit être
» médiocre. En général un Indien fe
» contente de gagner fix fols par jour .
» Ceft donc la modicité du prix de la
» main d'oeuvre qui rend le commerce
» des Indes avantageux à toutes les na-
» tions , &c.
Le refte du Difcours traite du commerce
particulier de la Chine. » Ce
» commerce eſt le plus utile de ceux
» dont notre Compagnie eft en poſeſ-
» fion . Il n'exige aucuns frais d'établiſſe-
» ment & de comptoir . Les Chinois , qui
» n'ont pas une opinion bien avantageufe
» des Peuples de l'Europe , n'ont jamais
» permis qu'aux Portugais de s'établir
» fur leurs terres , & ils fe font fouvent
repentis de leur avoir accordé cette
» permiffion … …… »
"
» Il eſt vrai que le commerce de la
» Chine comme celui des Indes , ne fe
» fait qu'avec de l'argent. Nous y por-
» tons annuellement des matières pour
près de deux millions , & nous n'en
" rapportons que du thé , des foies écrues
» & travaillées , de la porcelaine & des
drogues : mais ces marchandifes ne ſe
» conſomment qu'en très -petites parties
38 MERCURE DE FRANCE.
2 chez nous . Le thé , qui eft fans compa-
» raifon le plus grand objet de nos achats
» à la Chine , nous eft enlevé par les
ود
"
"
étrangers qui viennent à nos ventes de
» l'Orient. Les comptes de ce commerce
» étant foldés , il fe trouve qu'en dernière
opération il nous a rapporté plus d'ar-
» gent qu'il n'en avoit d'abord fait for-
» tir , & que la partie de thé qui eſt né-
» ceffaire à notre confommation , nous
» refte encore en pur profit .
» Le commerce de l'Europe avec la
» Chine fe fait dans la rivière de Canton....
Nous y fommes aujourd'hui
» très-refferrés , parce que les premiers
» Européens qui ont fréquenté la Chine
» ont abufé de la liberté qui leur avoit
» d'abord été accordée. Nous fommes
relegués dans un fauxbourg , & l'entrée
de la Ville nous eft interdite.
و د
Le gouvernement Chinois voit d'un
» côté avec plaifir les Européens apporter
» annuellement des fommes immenfes
» dont la circulation ne peut que favori
»fer l'induftrie & le commerce du Peu-
» ple ; de l'autre côté , il craint extrê-
" mement la contagion de nos moeurs
» & de nos manières , & il a mis entre
» nous & la nation qui fait l'objet de ſes
» foins , la barrière la plus forte qu'ih a
pu imaginer.
SEPTEMBRE . 1759. ༣༠
» Ce Gouvernement foumis à des loix
immuables , ne confie jamais l'autorité
» publique qu'aux Sages de la Nation
fans égards à la naiffance qu'il penfe
» être la même chez tous les hommes. Il
> ne s'occupe que de la protection qu'il
» doit aux moeurs , à l'agriculture , au
-commerce , & à l'induftrie. Ces quatre
>>points font l'objet de fon étude , de
» fes délibérations , & de toute fa puif-
» fance . Nous ne devons donc pas nous
» étonner de ce que les relations des
» Voyageurs nous apprennent de la prof-
» périté d'un Peuple fi fagement gou
:
» verné.
» Je peux , Meffieurs , vous en parler
» comme témoin : je l'ai vû avec admi-
» ration ce Peuple heureux qui n'obéit
» qu'aux loix de la raiſon , qui jouit li-
» brement de les terres , de fes ports , de
fes rivieres , & de fan induftrie.
» Lorfque j'ai jetté les yeux fur les
» campagnes qu'il m'a été libre de voir
dans cette belle contrée , j'y ai trouvé
l'agriculture floriffante , & perfection-
· » née au-delà de ce qui.ſe voit dans le
refte du monde , & il n'y a rien en cela
» qui doive nous furprendre. Le laboura-
» ge étant à la Chine comme ailleurs la
profeffion la plus utile , y eft auffi la
40 MERCURE DE FRANCE.
» plus encouragée & même la plus hono-
» rée. Les Empereurs Chinois l'exercent
» de leurs mains , & fe font gloire d'être
» les premiers laboureurs de leur Empire.
99» Lorfque je fuis entré dans ce Canton,
» j'y ai vu un Peuple innombrable qui
» couvre la terre & la riviere , un Peu-
» ple actif , doux , poli , induſtrieux , re-
» cherché dans fes ouvrages . Partout on
y voit l'induftrie libre , & le Commer-
» ce protégé , faire circuler l'abondance.
; » La Chine doit ce bonheur à la fageffe
de fes loix & à l'humanité de fes
» Souverains qui dans tous les temps ont
dépofé la qualité de Maîtres pour ne
" prendre que celle de Peres , & qui fe
» conduifans comme tels , font adorés
» comme les fils du Tien , c'est-à-dire , du
» Ciel dont ils font l'image.
33
"
332
Je me propofe , Meffieurs , de vous
faire part dans vos affemblées particulières
des recherches que j'ai eu occa-
» fion de faire fur les différentes branches
» de l'induftrie des Chinois , fur leurs
» teintures , fur la méthode qu'ils fuivent
» dans la culture du mûrier , & pour l'é-
» ducation des vers à foie , fur certaines
» précautions qu'ils prennent dans le
» premier devidage , d'où il m'a paru que
dépendoit cette blancheur éclatante
و ر
"
"
SEPTEMBRE 1759. 4·1
" que nous admirons dans les foies de
Nan- king. En un mot , je me ferai un
» devoir de vous rendre compte de tout
» ce qu'il m'a été permis d'obferver dans
» ce beau pays , qui paroît être le féjour
» naturel de l'indufrie & du commerce.*
23
33
Malgré ce que j'ai dit précédemment
» de l'état de gêne & de contrainte dans
lequel les loix de la Chine retiennent
» les étrangers , on peut cependant avec
quelques précautions y fatisfaire fa
» curiofité. Un Européen qui fe conduit
fagement & fe conforme aux ufages
» du Pays , y trouve des facilités pour
» s'inftruire. Le Chinois n'a d'éloigné-
» ment pour l'étranger que lorfque l'é-
" tranger eft barbare. »
39
* Je fouhaite que l'Académie veuille bien me
confier ces Morceaux intéreЛlans.
L'AMOUR DE LA GLOIRE ,
ÉPITRE
A M. DE CHALAMONT DE LA
VISCLEDE, Secrétaire perpétuel de l'Académie
des Belles- Lettres de Marfeille.
Immenfum gloria calcar habet. Ovid,
LE vice auroit fans doute infecté les mortels ,
Si le monde aux vertus n'eût promis des Autels.
42 MERCURE DE FRANCE.
Que que talent qu'on air , tu vois que le mérite
Par des prix , Lavifclede , a befoin qu'on l'excite.
Les fçavans n'ont écrit qu'à l'aſpect des lauriers.
La pompe du triomphe enfante les guerriers .
Cet amour fi brûlant , cet amour de la gloire
A fait tous les Héros que nous vante l'Hiſtoire.
Des Grecs contre l'Afie il a tourné les dards ,
Ses mains ont à l'Empire élevé les Céfars ,
Et dans les temps paflés , comme au fiécle où nous
fommes ,
La Provence fans lui n'auroit point de grands
hommes.
Rome doit à fes foins ce qu'elle a fait de beau,
D'Apelles dans Athéne il guida le pinceau.
Hinfpiroit Corine , & c'eft par lui qu'Homere
D'Achille aux bords du Xante a chanté la colère.
Il régne avec éclat dans le Louvre des Rois.
Ses feux fe font fentir fous les plus humbles toits.
La gloire a desfaveurs où chacun peut prétendre.
Le Brun eft dans fon temple à côté d'Alexandre
Mais c'est peu d'y courir , il faut encor fonder
Quel eft le chemin für qui peut nous y guiler.
Tu fçais qu'on y reçoit les enfans de Bellone.
Le Peintre & le Graveur y trouvent leur couronne.
On admet dans fes rangs l'homme dont la vertu
Sous les pieds de Thémis met le vice abbattu ,
Et l'on y voit auffi ceux par qui la Sculpture
Sur le marbre ou l'airain anime la Nature;
SEPTEMBRE. 1759.
45
Mais pour s'y maintenir , de ces emplois divers
Le plus fûr , Lavifclede , eft l'art fameux des vers.
Mille Princes dans l'Inde ont porté le tonnerre.
Leur trône avec leur nom a péri fur la Terre.
Du temps qui briſe tout la faulx a mis à bas
Les tableaux de Zeuxis , les buftes de Scopas ** .
Les Arcs ont diſparu , les vaſtes collifées
Ne m'offrent que débris , que voûtes écrasées.
Le Temple de Diane a trouvé fon déclin :
Rhodes n'admire plus fon Coloffe d'airain.
L'Egypte a vu tomber les hautes Pyramides;
Les fécles ont détruit les bornes des Alcides.
Iln'en eft pas ainfi des ouvrages en vers ;
Ils doivent en durée égaler l'Univers.
Virgile orne les champs , & du Tibre à l'Euphrate
On entend fes pipeaux , & fa trompette éclate.
Les vers galants d'Ovide ont encor leur beauté
L'oubli ne cache point ce qu'Horace a chanté.
Apollon vit toujours . La gloire du Parnaffe
Ne trouvera jamais une nuit qui l'efface.
Quelques- uns qu'avec toi le Public peut compter,
Sur cette double cime ont l'honneur de monter.
C'eſt un feu tout divin qui t'embraſe & m'étonne.
Ce feu ne s'acquiert point : c'eſt le Ciel qui le
donne .
Quand tu veux l'augmenter , pour modèles cer
tains ,
* Fameux Peintre d'Héraclie .
** Célèbre Sculpteur . Il étoit de l'ifle de Paros
44 MERCURE DE FRANCE.
Tu fuis dans tous tes plans les Grecs & les Latins ;
Mais tu n'as pas pour eux des reſpects trop timides
On peut les égaler : ce ne font que nos guides.
Tout n'a pas été dit , & fans trop nous flatter ,
La France a dès longtemps la gloire d'inventer.
Sur le Pinde où l'on voit des palmes toutes prêtes ,
Nos Auteurs ont en foule étendu leurs conquêtes,
Là font de vaſtes champs qu'aucun n'a pu borner.
Dautres même après nous y viendront moiffonner;
Mais qui veut y briller , il faut qu'il ſe figure
Que les vers pafferont à la race future.
On nous condamne en vain. Ce n'eſt point vanité,
De vouloir plaire un jour à la postérité .
Notre efprit ne produit que de foibles ouvrages ,
Si du jufte avenir il n'attend les fuffrages.
Voilà ce qui forma les Romains & les Grecs.
C'eft à ce noble efpoir qu'ils doivent nos reſpects.
Pour moi qui jeune encor , dans l'ardeur qui
m'entraîne ,
Erre au piel des cô: eaux qu'arrofe l'Hypocrène ,
J'efpere que mes vers feront affez heureux
Pour recevoir aufli l'encens de nos nevéur.
Ton fuffrage à ma Muſe infpire cette aulace.
J'aurai part quelque jour aux lauriers du Parnaſſe,
Mes voeux feront comblé ;; mes écrits & mes
chants
Vontfurvivre à ma cendre , & t iompher des ans,
SEPTEMBRE. 1759. 45
VERS à Madame D *** nouvellement
reçue à l'Académie des Arcades , fous le
nom de BERENICE .
A.INSI quittant notre hémisphère ,
L'Aftre qui par tout l'Univers
Répand fa brulante lumière ,
Fait place à mille Aftres divers ,
Dont la clarté plus modérée
Embellit la voute azurée ;
Telle Rome de fa fplendeur
Se plaît à rappeller l'image
Ce n'eft plus fa fureur , la rage
De toutfoumettre à fa valeur :
C'eſt un autre genre de gloire
Qui captive fes fentimens :
Chercher en tous lieux les talens ,
En éternifer la mémoire ;
C'est là få noble ambition.
Un Sexe auffi qui fur fes traces
Senible n'entrainer que les graces ,
Occupe fon attention ;
A Gnide , à Paphos , à Cythere
Il fçait badiner , il fçait plaire ;
D'une injufte éducation
Il a fçu vaincre le délire ,
MERCURE DE FRANCE
Il fçait penser , fentir , écrire ;
Aux feux trop ardens de l'Amour
Sapho mêla ceux du génie ;
Dans les vallons de l'Arcadie
On a couronné tour-à- tour
Dorichlée après Emilie ;
Aujourd'hui les mêmes accens
Sur le Tibre fe font entendre ;
Bérénice devoit s'attendre
A fe voir offrir cet encens;.
Avec plaifir depuis longtemps
Le Public eſpéroit l'apprendre.
Pourquoi n'ai-je pas ces talens ,
Cette verve énergique & tendre
De ce favori d'Apollon
Qui par fa brillante impofture
A confacré la chevelure
D'une Reine du même nom ?
Je pourrois à plus jufte titre
Lui donner l'Immortalité ;
Mais eft-ce à moi d'être l'arbitre
De ce prix fi bien mérité ?
Non , non , elle n'a rien à craindre
Des regrets qui font dans mon coeur ,
Le fentiment peut bien ſe plaindre
De ne pas réuffir à peindre
L'expreffion de fon ardeur :
J'abandonne à la renommée
SEPTEMBRE. 1759.
47
Le fuccès de fa deſtinée;
Le foin d'annoncer en tous lieux
Que fur ces rivages heureux
Eft une mortelle adorée ,
Faite pour les ris , pour les jeux,
Mais par Minerve réſervée
Pour une gloire moins ailée.
Elle fçait trouver le bonheur
Dans une aimable folitude ,
Conferver au fein de l'étude
Ce fentiment , cette douceur
Dont la vertueuſe habitude -
Fait les délices de fon coeur.
Elle plaît aux Sçavans , aux Sages ,
Aux Grands , à la Société ;
Que peut-on dire davantage
Qui fçait chérir l'humanité
De l'Univers à le fuffrage.
De Bordeaux.
SUR les moeurs de l'Ile d'Ouefant.
OUESSANT , Ifle de France dans l'Océan
fur les côtes de Bretagne , à l'oppofite du
Conquet. Elle a trois lieues de tour &
renferme plufieurs hameaux & un château
dans fon enceinte. Elle eft entourée par
48 MERCURE DE FRANCE.
quelques autres Ifles moins grandes qu'on
appelle les Illes d'Oueffant. Longit...
12. 28. Latit. 48. 30.
L'âge d'or , cette chimère ingénieuſe
plus propre à exciter nos regrets que nos
efpérances , que l'imagination chérit , &
dont le fentiment de la mifere humaine
s'irrite , ce contrafte de l'âge véritable
qui déchire l'ame après avoir amufé l'ef
prit , ce conte philofophique enfin échapé
à la bienfaifance & à la vertu dans l'ardeur
de ſes fouhaits pour la félicité des
hommes ; l'âge d'or s'eft prefque réalifé
dans ce petit coin de la terre. La loi de
tous les coeurs , la loi naturelle d'un côté ;
& la loi des coeurs choifis , le Chriftianif
me de l'autre,forment les liens d'une har
monie éternelle entre fes habitans , &
diffipent fars aigreur & fans bruit par la
voix de la fageffe ces petits nuages infeparables
du tien & du mien. La probité y
eft une richeffe commune , mais fi néceffaire
que celui qui ne la poffède pas ef
profcrit fans retour par un Arrêt général.
La chafeté n'eft pas l'unique dor , mais
l'effentiel de la dot des filles dans ce
canton ignoré ; celle qui fe feroit mile
hors d'état de la porter à fon époux feroit
bannie avec la même févérité que
de voleur. Car ces hommes imples , c'eftà
- dire
SEPTEMBRE. 1759. 49
à- dire fages , penfent que la perte de la
chafteté eft un vol fait à la fociété conjugale
. Quand les Philoſophes ont voulu
faire un Peuple d'hommes vertueux , ils
ont étalé des péculations pompeuſes ,
édifices majestueux élevés par le génie
mais rofeaux fragiles , qui n'ont pu foutenir
les tempêtes des grandes fociétés.
La fimplicité de la Nature eft un cercle
étroit qui ne convient qu'à un petit nombre
d'hommes qui s'impofent à tous la
pratique de la vertu, parce qu'ils font fans
ceffe obfervés partout. Ils y goutent un
bonheur que les colifichets philofophiques
de Platon & de Morus ne procurent
point. Le Peuple obfcur & conféquemment
heureux dont je parle , a dans
fon fein depuis le commencement de
cette guerre , des défenfeurs qui pourrcient
bien lui faire payer trop cher leur
protection ; les troupes.... Je tremble
pour lui quand je fonge que la licence
militaire eft le poifon des moeurs civiles.
Par le Solitaire de Bretagne.
so MERCURE DE FRANCE
EPITRE
A une Dame de Vienne en Autriche , ſur
la mort defon Singe. Par M. D .***
BIRTE ERTRAND n'eft plus , Bertrand , ce charlatan
agile ,
Qui par cent jolis tours charmoit votre loiſir ,
Bertrand , qui grugeoit à plaiſir ,
D'une dent friande & fubtile ,
Ces petits dons fucrés que votre main facile
Lui prodiguoit abondamment.
Hélas ! dans ce même moment
Il erre fur la rive fombre ;
Ou bien ſur ſes deux pieds il s'affied triſtement
En faisant la moue à quelqu'ombre.
Chacun remplit fon fort ; le fien fut trop heureux.
Tous les jours careflé de votre main charmante ,
Rien ne dut manquer à fes voeux.
Qu'eût obtenu de plus l'ardeur la plus conftante !
Vous cherchez , dires-vous , la cauſe de ſa mort ;
Vous la croyez prématurée.
Eh ! ne voyez-vous pas , en fongeant à ſon ſort¡
A combien de périls ſa vie étoit liyrée ?
Il avoit des rivaux. Oui , ce font vos faveurs
Qui contre les beaux jours ont ſoulevé l'envie,
Songez qu'une de vos douceurs
Ne peut fe difputer qu'aux périls de la vie,
SEPTEMBRE. 1759 :
VERS de Thisbé , petite Chienne de
S.A. S. Madame la Princeffe de Conty
Ан ! H! que le jour qui m'a vù naître
Eſt un jour bien cher à mon coeur ,
Puifque je datte mon bonheur.
De l'inſtant qui me donna l'être !
Le deftin , qui fe propoſoit
De m'admettre à la Cour d'une augufte Princeffe
Employa toute fon adreffe
A mettre en moi ce qui plaifoit ;
Il me forma de la mignone eſpèce ,
Il me doua d'un air de gentilleffe s
Il y mêla cet enjoûment ,
Source de tout amuſement :
Il y joignit une humeur careffante ,
Une voix douce , intéreffante ,
Un coeur de tendreſſe animé ,
Un abord toujours agréable ;
En faut-il plus pour être aimable?
En faut-il plus pour être aimé ?
J'ai réuffi , GRANDE PRINCEssis
Que le coeur de Thiſbé devroit être content !
Mais je porte ma vue au-delà du préſent:
Lorſque le temps détruira ma jeuneſſe ,
Aurez-vous pour Thilbé cette même tendreffe?
Cij
32 MERCURE DE FRANCE 1
Ah ! fi les Dieux ne font pas fourds
Aux voeux ardens que j'ole faire ,
Je finirai mes heureux jours
Avant de ceffer de vous plaire.
Emportant vos triftes regrets
De vos bras dans la tombe on me verra deſcendre ,
Vos pleurs répandus fur ma cendre
Seront le fceau de vos bienfaits .
Par M. PINET , de Lyon .
SUITE des Penfées fur la Morale , & fur
l'Homme en général , par M. l'Abbé
TRUBLET .
PLUS LUSIEURS des Réfléxions qu'on
va lire , rouleront encore fur la question , fi
la plupart des hommes font auffi méchans
& auffi vicieux que l'ont dit quelques Philofophes
Moralifies. Sans être de leur opinion
, je conviens de la force de quelquesunes
de leurs raifons , & je ne les diffimule
rai point, duffai je les laiffer fans réponſe.
Je feais ce que la Religion nous enfeigne
fur la corruption de l'Homme , & je fuis
bien éloigné de vouloir y donner la moindre
atteinte. Mais je ne parlerai ici des hom-
*
* Pour ne pas me répét r , je renvoye aux obfervations
que j'ai faites fur l'Apologie du Genre
humain par M. le Chevalier d'Arc , dans le Jour
nal Chiétien de Février 1758 , page 74 & luiva
SEPTEMBRE. 1759.
53
mes que relativement aux devoirs que la
fimple humanité leur impofe & leur dicte
envers leursfemblables . Je combattrai Hobbes
& non M. Pafcal. Tous les deux ont
paint l'homme , & ne l'ont pas peint en
beau. Cependant leurs portraits font bien
differens ; leurs intentions , en lepeignant ,
étoient plus différentes encore.
XXV.
LES Hommes veulent être heureux , &
ils veulent l'être de telle ou telle manière ,
par la poffeffion de telles ou telles chofes ,
par la jouiffance de tels ou tels plaiſirs ,
relativement à leurs différens caractères
& à leurs paffions particulières. Or ces
paffions font plus ou moins vives dans
les uns que dans les autres. De plus , les
hommes y joignent tous , plus ou moins
de vertus naturelles ou acquifes . Comme
la capacité humaine eft bornée , ceux qui
ont plus de paffions, ont moins de vertus,
& ceux qui ont plus de vertus, ont moins
de paffions ; voilà l'ordinaire. Cependant
il y a quelques hommes dont l'ame plus
vafte & plus forte réunit tout , vertus &
paffions , & dans un haut degré. D'autres
n'ont , proprement , ni paffions ni vertus.
Les bons caractères font ceux qui aiment
C iij
34 MERCURE DE FRANCE.
la vérité , la juftice , la bienfaiſance & c.
& ils font bons à proportion du degré de
cet amour. Les méchans caractères font
ceux qui n'ayant point cet amour , ou
ne l'ayant que dans un foible degré , n'ont
au contraire que peu ou point de répugnance
pour la fauffeté , l'injuftice & c . en
forte que pour fatisfaire leurs plus foibles
defirs , ils font fans peine faux , injuftes ,
cruels même, Ils ne font fenfibles ni au
bien ni au mal d'autrui. Au refte , cette
infenfibilité pour autrui fe rencontre fou
vent dans des gens fans paffions.
XX V I.
L'amour de nous - mêmes eft fouvent
aveugle & injufte ; il faut donc l'éclairer
& le régler. Mais d'où fe tirera la lumiè
re? De la connoiffance des vrais biens &
des vrais maux , de l'intérêt bien entendu.
D'où fe tirera la règle ? Du commandement
qui nous eft fait d'aimer les autres
hommes ; car il s'enfuit de ce commandement
qu'il ne nous eft pas permis de
mous aimer à leurs dépens. Mais ce qu'il
y a de bien avantageux en ceci , c'est que
l'amour de nous - mêmes fera d'autant
plus éclairé , qu'il fera mieux réglé. On ne
fçauroit s'aimer plus utilement qu'en ai
mant les autres.
Ceft furtout en matière d'amour de
SEPTEMBRE. 1759.
55
foi-même , d'amour-propre , ( j'entends
ici la même chofe par ces deux mots )
qu'il importe infiniment à notre bonheur
que la réfléxion éclaire le fentiment. Il ne
feroit pas befoin de tant d'efforts , fi on
avoit plus de lumières. Il en coûteroit
beaucoup moins pour être vertueux , fi
on connoiffoit bien tous les motifs &
tout l'intérêt qu'on a de l'être. En faifant
du bien ou du mal aux autres , on
s'en fait prefque toujours à foi- même .
On ne voit que foi en tout , on rapporte
tout àfoi , on ne s'intéreffe aux événemens
que relativement à foi , & cela
par bornes de coeur & d'efprit. L'efprit
étendu étendroit le coeur. S'ils font petits
l'un & l'autre , s'ils font bornés , ils bornent
abfolument à foi- même. De là l'Egoïsme
moral .
Au refte ces deux propofitions : Il n'eft
jamais de notre intérêt de faire du mal à
autrui , & il est toujours de notre intérêt
de lui faire du bien ; ces deux propofi
tions , dis-je , ne font exactement & rigoureuſement
vraies que pour ceux qui
croyent une autre vie où le mal fera puni
& le bien récompenfé. Il eft donc trèsimportant
pour la Société , que cette
croyance s'y conſerve & s'y affermiſſe de
plus en plus ; & par conféquent les Li-
Civ
56 MERCURE DE FRANCE
vres où il est évident qu'on a cherché à
l'affoiblir & à la détruire , ne doivent pas
être tolérés.
XX VII.
L'efprit humain étant toujours très-limité,
s'il eft fortement affecté d'une idée ,
comme il arrive lorfqu'on eft dominé par
quelque paffion , il en fera prefque entièrement
rempli , & perdra alors la faculté
de bien juger , parce qu'elle exige
la comparaifon entre plufieurs idées , &
que l'homme paffionné ne peut la faire
qu'imparfaitement. Il ne peut apprécier
avec jufteffe les objets préfentés par ces
idées & leur donner leur jufte valeur. On
fe trompe dans cette appréciation & fur
cette valeur , foit par ignorance , foit
par paffion. Ainfi les faux jugemens en
matière de Morale , viennent ou de défaut
d'efprit , ou , fi cela fe peut dire ,
d'excès de coeur.
XXVIII.
On dit tout court : En vouloir à quel
qu'un , pour dire lui vouloir du mal.Ċette
façon de parler ne viendroit- elle point
de ce qu'il eft bien plus ordinaire de vouloir
du mal aux autres , que de leur vouloir
du bien , & par conféquent de la
SEPTEMBRE. 1759. $7
méchanceté humaine ? Voilà une objection
à réfoudre.
XXIX.
pren-
Toute vertu tenant à quelque défaut ,
ou même à quelque vice , & tout défaut,
tout vice à quelque vertu , il y a des
précautions à prendre contre les unes , &
un uſage à faire des autres. Il faur
dre garde que nos vertus ne nous jettent
dans les défauts dont elles font voifines ,
& il faut nous fervir de nos défauts pour
rendre plus parfaites celles de nos vertus
qu'ils favorifent . Par là , le bien ne
produira point le mal , le mal produira
le bien , & celui- ci fera plus parfait.
D'un défaut , on pourroit quelquefois
faire ailément une vertu . Ce qu'il y a peutêtre
de plus difficile , c'eft d'empêcher les
vertus de devenir des défauts , & la difficulté
fera d'autant plus grande que ces
vertus feront plus près du point de perfection.
Les Moraliſtes difent aux hommes :
studiez vos défauts pour les corriger. Il
faudroit ajouter , & pour en faire des
verius.
X X X.
Il y a des hommes dont les vices ne
CV
58 MERCURE DE FRANCE.
font affoiblis que par leurs défauts. Ils
feroient méchans , s'ils n'étoient pas foibles
; fripons , s'ils n'étoient pas fots.
A force de combinaiſons , la Nature
fépare & réunit tout. Les qualités bonnes
ou mauvaiſes qui paroiffent le plus fe fuppofer
, s'amener les unes les autres , tenir
les unes aux autres , font quelquefois féparées
dans le même homme ; & celles
qui femblent le plus s'exclure , y font
réunies. Cela eft également vrai des qualités
du coeur & de celles de l'efprit , mais
peut- être encore plus des premières. Ainf
on a de l'efprit & on n'en a point ; on eft
brave & poltron , avare & prodigue , bon
& mauvais. Comme ces féparations & ces
anions font pourtant rares, on a raifon de
ne les pas croire aifément,du moins fur le
rapport d'autrui ; mais comme elles font
poffibles, il ne faut pas non plus fe rendre
trop difficile à les croire. Il faut les voir
où elles font , & les croire quand on les
voit , fans quoi on ne connoîtroit les hommes
qu'à la maniere du vulgaire , à qui ,
comme dit M. Pafcal , ils paroiffent tous
à-peu-près les mêmes. *
* » A mesure qu'on a plus d'efprit , dit M.
» Pafcal , on trouve qu'il y a plus d'hommes
» originaux. Les gens du commun ne trouvent
pas de différence entre les hommes. Chapitre
31. Penfées diverfes.
SEPTEMBRE. 1759 59
Par exemple , un caractère violent , &
un caractère faux & artificieux , ne font
pas incompatibles , & ils fe réuniffent
quelquefois dans le même homme. Alors ,
felon les circonftances , la violence &
l'artifice fe remplacent , fe fuppléent , ou
s'appuyent l'une l'autre.
XXXL
Les enfans , dit-on , fe plaifent à faire
du mal aux animaux ;; cela les divertit. Ils
en feroient même aux hommes , s'ils le pou
voient impunément. On en conclut qu'ils
font cruels , & qu'ainfi l'homme l'eft na
turellement.
Voici une remarque qui du moins modifie
beaucoup cette conféquence . Les enfans
, faute de raifon & d'expérience , ne
fçavent pas tout le mal qu'ils font à ces
animaux qu'ils paroiffent fe plaire à tourmenter.
En général , ils ne fçavent point
fe mettre à la place de ceux qu'ils voyent
fouffrir ,,
parce qu'ils n'ont point encore
éprouvé de pareilles fouffrances , & que
fouvent même ils ne les ont pas vu
éprouver à d'autres. Par-là leur manque
le grand principe de la compaffion , l'expérience
perfonnelle des mêmes maux
Cvj
60 MERCURE DE FRANCE :
felon le beau vers que Virgile met dans la
bouche de Didon.
Non ignara mali , miferis fuccurrere difco ..*
La compaffion augmente donc avec
l'âge , ( j'entends la vraie compaſſion ,
celle qui fait plaindre ceux qu'on voit
fouffrir , & non la compaffion purement
machinale ) parce qu'avec l'âge on a plus
de raifon & de connoiffances ; & de là
vient que les perfonnes d'un âge mûrfont
en effet plus compatiffantes que les enfans,
dans le fens que je l'ai expliqué . Ainſ
tombe , ou du moins s'affoiblit beaucoup ,
la preuve qu'on tire de la prétendue
cruauté de l'enfance , pour foutenir que
l'homme eft naturellement cruel, puifque
cette preuve n'eft fondée que fur une fuppofition
fauffe ou du moins exagérée .
La compaffion , dit - on quelquefois ,
n'eft qu'une foibleffe.
Cela eft vrai tout au plus de la compaffion
purement machinale , de celle qui
ne vient que du corps , & qui fouvent s'y
termine ; non de la compaffion éclairée ,
& qui vient d'un jugement & d'un ſentiment
de l'ame , ou qui les produit.
* M. Duclos a traduit ou plutôt imité trèsheureuſement
ce vers par celui- ci .
Mes malheurs m'ont rendu l'ami des malheureux .
SEPTEMBRE. 1759. Gr
On peut répondre encore , en appliquant
à cette dernière forte de compaffion
ce que Quinault a dit de l'amour ; que f
c'eft une foibleffe, c'est la foibleffe des grands
coeurs, du moins des bons coeurs qui valent
bien mieux que les grands. Mais communément
les grands caurs font de bons
coeurs ; les belles ames font bonnes , &
les Héros font humains.
XXXII.
Les paffions implorent le fecours de
la raison pour arriver à leur but . Souvent
elle commence par le refufer , & dit que
ce but eft illégitime ; qu'il n'eft pas même
de leur intérêt d'y arriver ; que fi c'eſt
l'intérêt de la paffion dominante ou de
celle qui eft actuellement excitée, ce n'eft
pas celui des autres paffions , & que s'il
eft impoffible qu'elles n'ayent pas des
intérêts différens , il faut néanmoins pour
l'intérêt commun, tâcher de les concilier,
en forte qu'une paffion ne fouffre pas trop
de la fatisfaction d'une autre paffion . Enfin
la raifon repréfente la difficulté ou
même l'impoffibilité du fuccès , le danger
d'échouer , & quelquefois celui même
de réuffir. Mais la paffion infifte , la raifon
céde ; fouvent , à la vérité , plutôt
entraînée & en quelque forte forcée que
62 MERCURE DE FRANCE.
féduire , quelquefois auffi très- perfuadée ;
& à la fin elle trouve tout juste , tout
poffible, tout facile , & travaille pour les
paffions . Celles - ci l'aident à leur tour de
leur activité , & lui donnent même plus
de lumière qu'elle n'en auroit fans leur
feu ; mais fouvent auffi elles dérangent
fes meſures par leur précipitation , leur
imprudence , &c.
Sans les paffions , la raifon n'entrepren
droit jamais certaines chofes ; fans la
raifon , les paffions échoueroient preſque
toujours dans ce qu'elles lui font entre
prendre. Cependant elles réuffiffent quel
quefois par leur feule ardeur , ou par de
purs hazards , fans aucune habileté , &
contre toute prudence.
XXXIII.
Il est très- ordinaire d'avoir mauvaiſe
opinion des hommes , & l'on juge volontiers
des autres par foi même. Voilà , j'en
conviens , une objection contre le fenti
ment que le plus grand nombre des hommes
n'eft pas celui des méchans.
Qui juge les autres bons , eft fürement
bon ; mais qui les juge méchans
peut
> n'eft
être très- pas méchant pcur cela ; il
bon , & en jugeant des autres hommes
par lui-même , il les jugeroit bons auffi à
SEPTEMBRE. 1759.
mais la connoiffance qu'il a de leur nature
, jointe à l'expérience , l'empêche d'en
penfer auffi favorablement.
Croire facilement le maf , ne vient
quelquefois que de peu d'eſprit & de trop
de crédulité. On croit le mal comme le
bien & par le même principe , parce qu'on
croit tout ce qu'on entend dire. Mais le
croire difficilement , fuppofe toujours de
la bonté : on n'auroit pas grande peine à
y ajouter foi , fi l'on s'en fentoit capable ,
ou fi l'on fouhaitoit qu'il fût vrai.
Il y a un Proverbe Provençal qui dit :
Penfa mau & devineras ; Penfe mal , &
tu devineras. J'aime mieux que ce Proverbe
foit Provençal que Breton ; mais
j'aimetois bien mieux encore qu'il ne
fût d'aucun Pays.
La Maxime ou Sentence , que l'oifiveté
eft la mere de tous les vices , eft un des
Proverbes les plus anciens & les plus univerfels
, parce que c'eft un des plus utiles
& des plus vrais . Mais quelle trifte vérité ,
& que pourroit on dire de plus fort contre
l'homme ! Il a en lui-même le germe de
tous les vices , fi l'oifiveté en eft la mere.
Les Anglois ont bien renchéri fur cette
Maxime. Lorfqu'un homme eft à rien
faire , diſent- ils , on peut parier qu'il fait
du mal.
64 MERCURE DE FRANCE.
Il y a fans doute de l'exagération dans
le Proverbe Auglois , auffi bien que dans
le Provençal ; mais il n'en vaut que mieux.
Il en eft plus plaifant , & par- là peut
plus utile.
XXXIV.
être
On ne fçauroit avoir trop préfentes les
maximes de morale devenues triviales par
leur grande vérité: 1 °. Il feroit alors plus
aifé de fe conduire en conféquence de ces
maximes. 2 °. Les occafions d'en faire l'application
à tout ce qui ſe paffe , reviennent
fans ceffe , & il eft agréable de la faire.
Malheureuſement on la fait quelquefois
avec injuſtice & malignité; mais on abufe
de tout.
» Toutes les bonnes maximes font dans
» le monde dit M. Pafcal , il ne faut
» que les appliquer. »
"
,
Si les maximes corrigeoient le monde ,
il y en a plufieurs qui depuis longtemps
ne feroient plus vraies ; mais elles le feront
toujours , parce qu'elles ne corrigeront
jamais que le plus petit nombre des
hommes.
·
XXXV.
Ufez en avec les autres comme vous
fouhaitezqu'ils en uſent avec vous ; & ainfi
SEPTEMBRE. 1759
ق و ف
ne leur faites point de mal &faites - leur du
bien. Soyez jufte & bienfaifant. Chacun a
intérêt qu'on obferve ces deux loix à ſou
égard ; mais on a , ou du moins on croit
quelquefois avoir intérêt de ne les pas
obferver à l'égard des autres ; & voilà
pourquoi on dit , tantôt qu'il y a une
morale , & tantôt qu'il n'y en a point.
De ce que je ne veux pas qu'on me
faffe du mal , je conclus qu'il eft injufte
d'en faire aux autres ; & de ce que je
veux leur en faire , je tire une conféquence
oppofée. Ainfi l'intérêt propre établia
& détruit tour-à-tour la morale.
XXXVI.
On ne peut changer les hommes ; euxmêmes
ne peuvent fe changer entièrement.
Il faut donc les prendre comme ils
font , s'attendre à en fouffrir , les ménager
pour en fouffrir moins , & , autant
qu'il eft poffible , fe changer foi-même.
Mettre dans les autres plus de raiſon,
ou en mettre en foi , cela reviendroit au
même ; mais le fecond eft plus court, plus
facile , du moins plus honorable.
Quand on pourroit corriger quelques
hommes , on ne peut les corriger tous ;
mais en fe corrigeant foi-même , on ſe
met en état de vivre avec tous , & c'eſt
76 MERCURE DE FRANCE.
comme fi on les avoit tous corrigés.
Il faut dans la folitude fçavoir ne point
s'ennuyer & fçavoir s'ennuyer , fçavoir
prévenir l'ennui & fçavoir le fupporter.
De même il faut dans la fociété , favoir
ne point fouffrir des hommes & favoir
en fouffrir ; être prudent & patient .
XXXVII.
Plus on furpaffe les autres hommes en
efprit , en richeffes , en pouvoir , &c.
plus il eft important de les ſurpaſſer auffi
en bonté , en vertu &c. & cela pour fon
propre bonheur.
Ceft une terrible chofe, quand qui peut
le plus , vaut le moins ; & cela eft vrai de
toute forte de pouvoirs ; du pouvoir que
donnent l'eſprit & les talens , auffi bien
que de celui que donnent les richeſſes ,
la grandeur , la Royauté.
XXXVIII.
Chaque homme a fon caractère natu
rel ; & chaque profeffion , chaque état a
auffi le fien , en bien & en mal. Lor
que ces caractères s'accordent & qu'un
homme embraffe une profeffion , choifit
un état , avec les vertus ou avec les vices
& les défauts que cette profeffion & cet
état favorifent , l'union du phyfique & du
SEPTEMBRE. 1759 67
moral fait qu'il porte fort loin ces vertus
ou ces vices. Si le caractère naturel
ne s'accorde point avec celui de l'état ,
c'eft ordinairement le premier qui domine
, & quelquefois au point qu'un Religieux
, par exemple , aura le caractère ,
les manières , prefque les moeurs d'un
Militaire , & celui-ci ceux d'un Religieux.
L
DE L'ETUDE.
' OISIVETÉ dans laquelle vivent la plu
part des jeunes gens, & leur ignorance qui
en eft une fuite néceffaire , m'engagent à
leur rappeller les avantages de l'étude.Prefque
tous la regardent comme un temps
mal employé, & ne veulent dérober aucun
moment à leurs plaifirs : entraînés par le
monde qui leur offre tous les jours de
nouveaux amuſemens , ils oublient qu'il
eft un temps dans la vie où ces plaifirs
fi flatteurs deviennent infipides , où dégoûté
du monde on le cenfure fans pouvoir
s'en détacher , où connoiffant les
avantages de l'étude il n'eft plas poffible
de s'appliquer. Pour éviter ces regrets tar
difs & inutiles , il faut de bonne heure
68 MERCURE DE FRANCE
cultiver les Sciences , parce qu'à un coetain
age , femblable à un Courfier indomté
qui ne peut fouffrir qu'on lui mette
un frein , l'efprit accoutumé à pafler rapidement
d'objets en ob'ets , ne peut plas
de fixer , le travail lui eft pénible & fou.
vent infructueux.
Il me femble que l'opprobre dont l'ignorant
eft couvert , & les éloges flatteurs que
le Public accorde aux Sçavans , devroient
porter les jeunes gens à l'étude , & les
faire méprifer ces amufemens frivoles qui
leur enlèvent un temps d'autant plus précieux
que la perte en eft irréparable. L'-
gnorant a fouvent lieu de rougir lorfque
forti de ces fociétés où des mots vagues
& vuides de fens fuffifent pour être applaudi
, il fe trouve dans un cercle d'hommes
accoutumés à réfléchir , & dont les
folides études font l'entretien ; alors
obligé de garder le filence , il craint à
chaque inftant qu'on ne le décele : que ne
fouffre- t- il point , lorfqu'étant interrogé
il eft forcé de convenir de fon ignorance!
Trifte fituation pour un homme qui eft
fenfible & qui compte encore pour quel
que chofe l'eftime des gens fenfés ! Les
ignorans , je le fçai , affectent fouvent de
méprifer ceux qui par leur travail , font
SEPTEMBRE. 1759. 69
leurs efforts pour s illuftrer , ils tâchent
de tourner en ridicule la confuite des
Sçavans mais le Pub.ic , Jug intégre du
merite & des talens , n'apprécie point les
grands hommes ,felon le jugement de ceux,
à l'éloge & à la fatyre defquels on doit
être infenfible. Le Sçavant au contraire
utile à fa Patrie par fes découvertes , cftimé
des autres Nations auxquelles il communique
fes lumières , devenu , pour ainfi
dire , le Précepteur du genre humain
eft en vénération chez tous les Peuples
qui cultivent les Sciences ; fes Ouvrages
traduits dans toutes les Langues , paffent
jufqu'à la postérité la p'us reculée , & lui
allurent l'immortalité . Avec quel respect
ne parlons nous pas des grands hommes ?
Avec quel foin ne confervons nous pas le
fruit de leurs veilles & de leurs travaux ?
Quel plaifir ne goûtons - nous pas en lifant
leurs Ouvrages ? Si nous avons de l'amour
pour la gloire , ne fommes- nous pas enflammés
du defir de les fuivre ? Mais ce
defir eft malheureutement fi foible dans la
plupart des hommes , qu'il ne peut rompre
les chaînes qui les retiennent dans
l'oifiyeté s'ils font quelques efforts pour
fortir de leur lethargie , ils y retombent
auffitôt. Cependant l'étude a des avantages
fi flatteurs , qu'il faut être infenfible
:
o MERCURE DE FRANCE
pour lui préférer des occupations inutiles ;
quelquefois même ridicules. Nous trouvons
une reffource contre l'ennui , cette
maladie cruelle qui abforbe notre ame &
la prive de tout plaifir . Celui qui aime
l'étude ne s'ennuye jamais . Tranquille dans
fa retraite , à l'abri des orages qui fe for
ment fans ceſſe , dans le monde il jouit
d'un calme heureux . Les Sciences lui pro
curent un amuſement réel qui le fatisfait :
bien différent de ces plaifirs tumultueux
que l'inquiétude accompagne prefque toujours.
Il apprend à connoître fes devoirs ,
à connoître fes femblables , il apprend enfin
à fe connoître lui-même ; connoiffance
plus utile encore que toutes les autres .
Mais l'homme défoeuvré fuyant la folitude
où il ne trouve que les horreurs de l'ennui
, fe jette dans le tourbillon du monde,
paffe les jours à donner & à rendre des
visites , s'agite , fe donne du mouvement
pour exciter en lui des impreffions nouvelles
qui le réveillent. Combien cependant
y en a - t- il qui , s'ils étoient de bonne
foi , avoueroient que leurs plaifirs & leurs
Occupations ne rempliffent point leurs
defirs , & qu'il y a des momens où ils
fentent tout le poids de cet état languiffant
qu'ils voudroient éviter ? Mais l'étude
non feulement nous procure une fatisfac
SEPTEMBRE . 1759. 71
tion continuelle , elle contribue encore à
nous rendre vertueux. L'homme ſtudieux
eft rarement débauché ; uniquement occupé
de fon travail , tout ce qui pourroit
l'en détourner lui eft odieux. Si tout
le monde cultivoit les Sciences , nous
verrions la vertu , qui n'ofe prefque plus
paroître aujourd'hui , triompher du vice
& régner dans tous les coeurs. L'oifiveté
eft la fource de tous les défordres ; femblable
à ces eaux bourbeufes & croupif
fantes qui , répandant au loin des vapeurs
malignes , infectent l'air , elle produit la
corruption dans tous les lieux où elle réfide.
C'eft à elle que nous devons attri
buer ces débauches effrénées dont la jeu
neffe corrompue a l'impudence de fe glo
rifier. Car l'homme qui veut s'arrachera
l'ennui cherche des occupations utiles , ou
s'adonne aux plaifirs , & les plaifirs ont
pour la jeuneffe quelque chofe de plus
attrayant que l'étude . Celle-ci demande
une application affidue qui eft incompati
ble avec les amuſemens que les jeunes
gens chériffent. L'efprit occupé de frivo
lités ils font incapables de la continuité
d'attention néceffaire pour faire quelques
progrès dans les Sciences . Je conviens que
l'étude a des commencemens pénibles &
que ce n'est que par l'habitude , ou par
ت ا ي ا ل ا TOUTE
2 MERCURE DE FRANCE.
un grand amour des Sciences qu'on s'ac
coutume à méditer fur des fujets qui exigent
une grande attention d'efprit . Mais
a ces ennuyeux commencemens fuccédent
des
plaifirs que d'autres que les gens ftudieux
ne peuvent
imaginer
. Il y en a même
qui , nés avec un amour
vif pour les
Sciences
, ne connoiffent
point de difficultés
, ou s'ils en trouvent
, bien loin de
ralentir
leur ardeur , elles ne font au contraire
que l'augmenter
. Ce fut cet amour
qui rendit Démofthêne
le modèle
des Orateurs
, en lui faifant
vaincre
les obftacles
que la Nature
elle-même lui oppofoit
. Ce
fut cet amour
qui conduifit
Platon , Licurgue,
Pytagore
, & d'autres
Philofophes
,
dans les pays les plus éloignés
pour puifer
dans la Doctrine
des différens
Peuples
les précieufes
connoiffances
dont ils venoient
enfuite
enrichir
leur patrie . Ce fut
cet amour
qui engagea
Pic de la Mirandole
à quitter fa Principauté
pour fe livrer
entièrement
à l'étude , & qui de nos jours
entraîna
M. de Tournefort
fur les mon.
tagnes
du Dauphiné
& fur les Pyrenées
au milieu des précipices
, & des voleurs
qui le dépouilloient
fouvent
& le laiffoient
dans l'indigence
la plus cruelle. Il eſt vrai
que ceux qui ne travaillent
que pour
fe fouftraire
à l'ennui
ne font pas des
progrès
SEPTEMBRE. 1759. 73
ne font pas des progrès auffi rapides que
ceux qui font nés avec l'amour de l'étuie.
Nos paffions nous font agir avec force ;
c'est un reffort qui nous remue avec plus
d'activité que l'ennui qui nous fait avancer
à pas lents , jufqu'à ce qu'une autre
cauſe venant à s'y joindre , nous devenions
paffionnés . Mais on ne cultive pas longtemps
les Sciences fans reffentir pour elles
un amour violent. Elles s'emparent fi fortement
ducoeur de l'homme ftudieux , qu'il
ne quitte plus le travail fans un grand
defir d'y retourner auffitôt : ce n'eft plus
la crainte de l'ennui qui l'anime , elle s'eft
transformée en plaifir ; alors il aime l'étude
avec autant d'ardeur qu'il marquoit
pour elle d'indifférence. J'en attefte tous
les gens lettres ; quelques- uns ont furement
éprouvé ce que j'avance , car il y
en a peu qui foient nés avec un goût décidé
pour les Sciences . Prefque tous les hommes
tendent naturellement vers le repos ,
& ils y refteroient continuellement fi quel
que chofe ne les en arrachoit .
Quoique je ne me fois propofé d'abord
que de guider les pas des jeunes gens vers
les Sciences , & de leur en faire connoître
toute l'utilité , je ne puis cependant
m'empêcher de plaindre le fort de cette
aimable moitié du genre humain qu'on
D
74
MERCURE DE FRANCE .
élo gne de l'étude de l'étude par l'éducation
qu'on
lui donne , & par les fentimens qu'on lui
infpire. Je vois avec regret les Dames confacrer
leurs jours à des bagatelles , lorf
qu'elles pourroient en les confacrant à des
travaux utiles , marcher d'un pas égal avec
les grands Hommes . La vivacité de leur
efprit & la fineffe de leur goût font de
fûrs garants de leurs fuccès . Les hommes
empreffés à leur plaire , rougiroient alors
de ne les pas imiter . Une noble émulation
régneroit entre les deux fexes , & fourni
roit à l'état une multitude de Citoyens &
de Citoyennes illuftres . L'ignorant, deshonoré
partout , ne trouveroit plus d'afyle
où il pût marquer fon mépris pour la
fcience & pour les Sçavans .
Mais tout Art a des régles , l'étude elle.
même n'en eft pas exempte . Celui qui étu
die fans méthode , charge fa mémoire
d'une infinité d'idées qui n'ayant entr'elles
aucune liaifon ne peuvent s'y graver : peu
de jours fuffifent pour en effacer l'empreinte.
Celui qui veut tout apprendre
pour briller dans les fociétés dont il fait
partie , refte toujours dans la médiocrité.
Les travaux fuperficiels ne lui acquièrent
qu'un vain nom qui ne peut le tirer de
l'obfcurité. Semblable à ces décorations
de Théâtre qui de loin charment le yeux
SEPTEMBRE. 1759. 75
des fpectateurs , mais dont la beauté difparoît
à mesure qu'ils en approchent ,
l'homme univerfel ne peut foutenir le
moindre examen : pour peu qu'on pénètre
on rencontre auffitôt le tuf. Ne formons
jamais le projet d'être univerfels , il eſt
orgueilleux & ridicule. La foibleffe de nos
lumières , & le temps qui nous entraîne
avec précipitation vers le tombeau , ne
nous permettent pas de cultiver toutes
les Sciences . Il eft permis , dit un Auteur
de voir les plus belles Villes du monde ,
mais il ne faut être Citoyen que d'une
feule.
J'ai l'honneur d'être &c.
LEE mmoottde la premiere Enigme du Mercure
précédent eft Moulin à vent ; le mot
de la ſeconde eſt Miroir. Le mot du Logogryphe
François eft Montefquieu , dans lequel
fe trouvent Mont , Sot , Sion , Minos
, fon. Celui du premier Logogryphe
Latin eft Somnia , ôtez la tête , l'S , il
refte omnia. Le fecond eft Collector , ôtez
Col , il reſte Ledor.
Dij
76 MERCURE DE FRANCE
ENIGM E,
LECTE ECTEUR , voici ton compagnon ,
Oui , ton compagnon de voyage.
Au bord du Simoïs , du Gange , ou du Lignon ,
Je te fuivrai partout , trifte ou gai , fol ou fage ,
Même dans le Pays des Etres de raiſon ,
Si le fommeil ou la fatigue
Te fait repofer en chemin ,
Je t'attends jufqu'au lendemain,
Au milieu d'un combat,d'un projet,d'une intrigue,
Je me tiens dans le pofte où m'a placé ta main.
Simple & folitaire mondain ,
L'Eglife m'enrichit & couronne ma tête :
J'ai les bras longs chez elle , & dans un jourde
fête
On court à moi comme au Devin.
LOGOGRYPHE,
BIEN QU IEN que partout ailleurs je fois affez d'uſage ,
Aucun Peuple du monde autant que le François
A ma gaîté piquante , à mes brillants attraits
Ne rendit jamais fon hommage.
Veux-tu pour te guider quelques - uns de me
traits,
THE
NEW
YORK
PUBLIC
LIBRARY.
ASTOR,
LENOK
AND
TILDEN
FOUNDATIONS.
+
Egle sous un ombra -gefrais Soup
roit se croyant seulette, Deux tour
relles tout aupres Se contoient tend
ment Fleurette: Aussitot elle
s'écria. Avec une joue un
quiet- te Hélas qu'est ce donc que
100
Hélas! qu'est ce done que
cela .
SEPTEMBRE. 1759. 77
De mes fept pieds trois renferment mon être;
Décompofe le tout , & tu verras paroître
Une carte , un refus , un Amiral Anglois ,
Un inftrument terrible , un figne de ſurpriſe ,
Ce qui vient à pas lents blanchir la barbe grife,
Et ternir le tein le plus frais.
LOGO GRYPHU S.
PARVUL ARVULA theca licet , condo quid latius orbe.
Diffindar medium ; tum vitæ fons & origo
Exilit , hed donec perimat pars altera totum .
Nunc mea fi variè focies elementa ; vel ipfam
Connubio junges natam mihi , vel mihi grata
Pabula , quæ ipfe horres , paffim comedenda relinques.
CHANSON.
EGLE, fous un ombrage frais ,
Soupiroit , fe croyant. feulette :
Deux tourterelles tout auprès
Se contoient tendrement fleurette ;
Auffi tôt elle s'écria
Avec une joye inquiette ,
Hélas ! qu'eft- çe donc que cela ! ( bis. )
Parmi les fleurs lorfque je vois
Rouler le ruiffeau qui ferpente ,
1
D iij
78 MERCURE DE FRANCE
Je rêve bientôt malgré moi ,
Je foupire , je me tourmente.
Je ne fçai quoi que je fens là
Fait que je fuis trifte ou contente.
Hélas &c.
Si j'entends quelques airs touchants
Sur la mufette de Silvandre ,
Mon coeur eft ému de fes chants ,
Je me hâte de les apprendre ;
Je les répete... Ah ! le voilà ,
Fuyons... Mais il a l'air fi tendre.
Hélas &c .
Silvandre amoureux & foumis
Se jette aux genoux de la Belle ,
Il ofe demander le prix
Que mérite une ardeur fidèle ;
Avec tranfport il la preffa.
Que me veux- tu , s'écria-t-elle ?
Hélas &c .
L'Amour caché là tout auprès
Perça le coeur de la Bergère.
Comment réfifter à ſes traits
Lancés dans l'ombre & le mystère 2
Eglé tendrement ſoupira
Et dit en quittant l'air ſévère :
Que n'ai-je fçu plutôt cela !
Que n'ai-je fçu plutôt cela !
SEPTEMBRE. 1759. 79
ARTICLE II.
NOUVELLES LITTERAIRES.
EXTRAIT de l'Eloge du Maréchal D E
SAX E , qui vient de remporter le Prix
d'Eloquence à l'Académie Françoife.
CEST 'EST bien mal connoître la Nation
Françoife que de lui attribuer dans les
chofes féricufes une eftime exclufive pour
elle- même. Les François aiment leur Patrie
; ils ont une haute opinion du génie
& du caractère qui les diftingue. Ils fe
regardent comme capables des plus grandes
chofes , quand on fçait donner l'impulfion
à leurs talents & à leurs vertus ,
l'émulation & l'honneur les premiers
refforts de leurs ames . Mais il n'y a pas
fur la terre un Peuple qui rende avec plus
de franchiſe & de générofité à fes rivaux
à fes ennemis même , la juftice qui leur
eſt dûe. On ne connoît parmi nous ni ce
fanatiſme national , ni cette baſſe envie
qui , chez quelques - uns de nos volfins ,
ufurpent le nom de Patriotifme & le dèshonorent.
par
Div
80 MERCURE DE FRANCE.
Quelques hommes préfomptueux ,
comme il y en a partout , ont bien pû fe
croire fupérieurs à tout ce qu'admiroit
l'Europe , & reprocher à l'Etat d'avoir
cherché quelquefois dans des étrangers
des talens qu'il trouvoit en eux ; mais ce
n'eft point là ce qu'on appelle la voix du
Peuple. Plus éclairé , plus équitable , fans
prévention , fans jaloufie , le Peuple ,
c'eft-à- dire , la plus faine partie de la Nation
, voit les hommes en eux-mêmes.
Le Héros qui nous défend , quelle que
foit fa Patrie , eft le plus cher de nos
Concitoyens ; l'Etat fe confole en l'adoptant
du malheur de ne l'avoir pas fait
naître ; & tandis que l'envie perfonnelle
cenfure tout bas fes actions , la reconnoiffance
publique les confacre par un ,
hommage folemnel . Sa voix impérieufe
impofe filence à l'envie , & donne le ton
à la renommée . A cette acclamation de
la Patrie fe joint le concert des talens &
des Arts , le feul qui foit entendu aux
extrémités de l'Univers , & qui retentiffe
dans tous les âges .
Ce n'eft point la mort de Maurice ,
Comte de Saxe , qui nous a éclairés fur le
mérite de ce grand Homme ; nos éloges
ont été auffi finceres pendant fa vie que
nos.regrets après fa mort . Le monument
SEPTEMBRE. 1759 . 81
élevé à fa gloire n'a été que l'expreffion
de nos fentimens pour un Héros qui nous
étoit cher ; & il femble que l'Académie
Françoife ait recueilli les voix de
la Nation lorfqu'elle a propofé l'Eloge de
MAURICE pour fujet du Prix d'Eloquence.
Le Difcours dont je me hâte de donner
une idée , a été couronné par acclamation
: il eft de M. Thomas , Auteur du
Poëme de Jumonville . Je ne crains pas
de dire que l'Académie depuis fa fondation
, a couronné peu d'ouvrages de cette
beauté. Il femble que la majefté du Sujet
fe foit communiquée au ftyle & au génie
de l'Auteur. L'harmonie & la nobleffe de
fa profe ne le cèdent en rien à la pompe
de fes vers ; & l'on reconnoît le Poëte
dans l'Orateur au coloris de fes images ,
à l'élévation de fes idées , à la hardieffe ,
à l'énergie , à la richeffe de fes expreffions
, à la fierté & à la rapidité de fa
marche .
» Un grand Homme , dit - il , eft un
" ouvrage long & pénible de la Nature.
» Cette mère féconde de tant d'êtres
» qu'elle crée en fe jouant , femble ne
produire celui- ci qu'avec une réflexion
» profonde & lente . Qui fçait fi nous ne
» pourrions pas l'aider dans cette produc
Dv
82 MERCURE DE FRANCE.
92
tion fublime , » par l'admiration & par
les hommages que nous accorderions à
ces hommes rares ? .. » Il en eft un que
» nous avons admiré longtemps , qui de-
» venu notre Concitoyen par choix , a
» été notre vengeur & notre appui. A ces
»mots nous rappellons l'idée de Maurice,
» Comte de Saxe. »
و ر
C'eft peu du Maufolée que la reconnoiffance
de la Nation a élevé à la gloire
de fon Héros , l'Académie veut lui confacrer
une autre eſpèce de monument plus
durable que le marbre & que l'airain.
L'Auteur fe tranfporte dans cette Aſſemblée
, où il croit voir une foule d'Orateurs
fe difputant l'avantage d'avoir le
mieux célébré un grand Homme. » Et
» moi je viens auffi , dit - il , prononcer
» d'une voix foible quelques mots au pié
» de ſa ſtatue. Si je n'ai pas la gloire de
» l'emporter fur mes rivaux , du moins
» j'aurai celle d'avoir rempli les devoirs
facrés de la reconnoiffance ; & fi je ne
réuffis point comme Orateur , je m'applaudirai
comme Citoyen d'avoir ho-
» noré autant qu'il étoit en moi le Dé-
» fenfeur de mon Pays . Ne flattons point,
ajoute-t- il , » celui qui dans fa vie n'a
» jamais flatté . Le feul mérite qui ait
manqué àMaurice , c'eft celui de percer
و ر
99
20
ر د
SEPTEMBRE. 1759. 83
la foule pour s'élever ; car je ne puis
» diffimuler qu'il étoit né du fang des
»Rois. Mais comme une grande naiffance
» eft auffi un pefant fardeau, parce qu'elle
» impofe la néceffité d'être grand , il eut
» du moins le mérite de foutenir par fes
vertus ce poids immenfe de gloire. "
و د
Il femble que l'Orateur démente ce
ron philofophique qu'il a pris dans font
début , en louant fon Héros par les talens-
& les vertus militaires , c'eft-à- dire , par
les qualités qui font le plus fouvent le
malheur des Peuples. Mais il faut bien
diftinguer ici le Guerrier qui protége l'hu--
manité , du Conquérant qui l'opprime.
En confidérant la guerre comme un'
fléau inévitable , ceux que la Nature a
doués des talens & des vertus qu'elle
' exige , doivent être regardés comme less
Confervateurs & les Vengeurs des Na--
tions ; & c'eft fous ce point de vue qu'ils
font dignes des cloges du Philofophe le
plus auftère. Les malheurs de la guerre ne
font des crimes que pour les Souverains .
ambitieux , qui en font les injuftes moteurs
. C'eſt une réflexion que j'ai dû fairepour
écarter tout reproche d'adulation:
du digne Eloge de Maurice.
Le penchant qui le portoit aux armess
D vj
84 MERCURE DE FRANCE.
étoit donc l'ambition de fe rendre utile
à la terre par de grandes chofes.
» La Nature , qui l'avoit deſtiné à être
» un de ces Hommes qui étonnent le
» monde , pour le diftinguer en tout , lui
» avoit donné une force de corps telle
» que les fiécles héroïques l'admiroient
» dans leurs Hercules & leurs Théfées.
"
» Avec cette ame généreufe & ce corps
robufte , Maurice ne tarda point à jetter
» les fondemens de fa réputation . L'Eu-
» rope , dans une guerre fanglante , opi-
» niâtre & compliquée , difputoit à la
»France les dépouilles de la Maifon d'Au-
» triche , & la gloire de donner un Maî-
» tre à l'Espagne. Eugène & Malborough
» fiers de l'honneur d'abaiffer un Roi qui
» avoit été la terreur de l'Europe , tantôt
» unis , tantôt féparés , fouvent vainqueurs,
toujours redoutables , fecondoient par
la force de leur génie la jaloufie des Ña-
» tions , prenoient des Villes , gagnoient
» des batailles , arrachoient de tous côtés
» les barrières de la France & donnoient
» à leur parti la même fupériorité que les
» Condés & les Turennes avoient autre-
» fois donnée à LOUIS. Ce fut fous ces
» deux hommes célèbres que Maurice fit
» le noble apprentiffage de la guerre.
O révolution ! O refforts fecrets & ca-
»
و د
و و
SEPTEMBRE. 1759 85
chés des Empires ! Ainfi les deux Enne-
» mis les plus redoutables de la France ,
» donnèrent les premières leçons de la
- » victoire à celui qui devoit un jour en
» être l'appui ! Et les mains qui ébran-
» loient le trône de Louis XIV, guidèrent
» les premieres au combat le Héros qui
» devoit affermir un jour le trône de
» Louis XV. François , que ce fameux
"
Curchill vainquit à la journée de Mal-
» plaquet , du moins en cédant à votre
» deſtinée , vos grands coeurs euffent été
» confolés de leurs difgraces fi vous aviez
"
ود
fçu que dans l'armée de vos Ennemis ,
» fur ce même champ de bataille , com-
» bâttoit un jeune Héros qui devoit un
» jour vous venger , & effacer la honte
» de votre défaite par une victoire célèbre
» dans tous les fiècles. ( Fontenoy. )
ל כ
» Le fentiment intérieur des forces de
»fon ame fembloit apprendre à Maurice
» que les grands Hommes feuls étoient
ود
capables de le former. Peut- être, ajoute
l'Orateur , ce puiffant reffort de la Na-
» ture qui fait graviter les aftres les uns
» vers les autres , agit- il auffi fur les gran-
» des ames , & fait qu'elles s'attirent mu-
» tuellement dans leur fphère. »
Le Czar Pierre , Charles XII , le Prince
Eugéne , font les modèles que Maurice
86 MERCURE DE FRANCE.
و د
"
"
étudie dès fa plus tendre jeuneffe ; &
T'Orateur les peint avec les traits les plus
frappans. » Charles XII étoit forti de fa
» retraite de Bender , & tout le Nord
allarmé fe réuniffoit pour accabler ce
lion à demi terraffé , avant qu'il eût pu
» reprendre fes forces. Maurice brigue
»avec empreffement l'honneur de l'aller
» combattre. Déjà il fe fent digne d'un
» fi grand Ennemi. On eût dit que fon
» ame , à l'approche de Charles XII , eût
» reçu un nouveau dégré d'activité. L'i-
» mage de ce Héros , le fouvenir de fes
» trophées , la vive impreffion de fa gloire,
»pourfuivoient partout le génie de Mau-
» rice , le réveilloient dans le repos , l'a-
» nimoient dans les combats , le foute-
» noient dans les fatigues , le guidoient
» au milieu des dangers. C'étoit à une
» ame telle que la fienne à connoître & à
» admirer Charles. Il ne peut le voir que
» dans un combat. Ce moment defiré
» arrive ; il s'avance , il le cherche des
» yeux la chaleur de la mêlée lui- apprend
où il doit le trouver. Il y vole...
» Il ne vit point autour de lui la pompe
» & la majeſté du trône , mais il y vit la
valeur, l'intrépidité, la grandeur d'ame ,
» des Etats conquis , & neuf années de
» victoire. Ce grand fpectacle infpira au
"
و د
SEPTEMBRE. 1759. 87
"
jeune Maurice pour le Héros Suédois
» une vénération profonde qui le fuivit
» juſques dans le tombeau. » Mais c'eſt
particulièrement fous le Prince Eugéne
que Maurice apprend le grand Art de la
guerre .
32
و د
و د
23
» Comme il fentoit en lui - même cette
» fupériorité qui donne le droit de commander
aux hommes , dans le tempsqu'il
combattoit en Soldat il obfervoit
» en Philofophe. Un champ de bataille
» étoit pour lui une écôle où , parmi le
» feu , le carnage , le bruit des armes , let
» tumulte des Combattans , tandis que
» la foule des Guerriers ne pensoit qu'à
» donner ou à éviter la mort , fon ame
tranquille embraffant tous les grands
» objets qui étoient fous fes yeux, étudioit
» l'art de faire mouvoir tous ces vaftes
» corps , d'établir un concert & une har-
» monie de mouvement entre cent mille
» bras , de combiner tous les refforts qui
» doivent concourir enſemble , de cal-
» culer les degrés de force & le temps
de l'exécution , d'ôter à la fortune fon
» afcendant , & de l'enchaîner par la
prudence , de s'emparer des poftes &
» de les défendre , de profiter de fon
» terrein, & d'ôter à l'Ennemi l'avantage
» du fien , de ne fe laiffer ni étonner par
"
و د
39
ود
88 MERCURE DE FRANCE.
»
>>
ور
le danger , ni enyvrer par le fuccès , de
»voir en même- temps le mal & le re-
» mède ; de fçavoir avancer , reculer ,
changer fon plan , prendre fon parti fur
» un coup d'oeil ; de faifir avec tranquil-
» lité ces inftans rapides qui décident des
» victoires , de mettre à profit toutes les
» fautes , & de n'en faire foi-même au-
» cune , ou , ce qui eft plus grand , de les
réparer ; d'en impofer à l'Ennemi jufques
dans fa retraite , & , ce qui eft le
» comble de l'Art , de tirer tout l'avantage
qu'on peut tirer de fa victoire , ou
» de rendre inutile celle de fon Ennemi.
» Telles étoient les leçons fublimes qu'Eugéne
donnoit à Maurice . L'un méritoit
la gloire de les donner , l'autre celle de
» les recevoir , & ces deux hommes
» étoient également dignes l'un de l'au-
و د
» tre. »
Dans la paix , l'Orateur peint Maurice
occupé des profondes fpéculations de
l'Art de la guerre ; c'eft en France qu'il
vient l'exercer. » Cet afcendant de répu-
» tation & de gloire que Louis XIV, Col-
» bert & les Arts lui avoient donné ( à la
France ) & que dix années d'orages &
» de malheurs n'avoient pu lui faire per-
» dre,fe confervoit encore fous la régence
» d'un Prince qui cultivoit , honoroit ,
1
89
SEPTEMBRE
. 1759.
» jugeoit tous les Arts , favoit connoître les
» hommes , & à qui il n'a manqué dans
» fes grandes vues que de fçavoir s'arrêter
» avant le point où commence l'excès.
» La réputation de Maurice l'avoit
» dévancé à la Cour de Verfailles ; le
génie de Philippe connut bientôt qu'il
» la méritoit & qu'il la furpafferoit un
» jour. Maurice fut donc attaché à la
» France par un grade qui excita la ja-
» loufie des Courtifans ; mais ils ne
voyoient en lui qu'un jeune étranger
» ami des plaifirs , & le grand Homme
» leur échappoit. Philippe jugea Maurice
» en homme d'Etat , & Maurice juſtifia
Philippe.
و د
.وو
Tandis que la France formoit ce
Héros , elle fut menacée de le perdre.
» Certe République du Nord compofee
» d'un Roi dépendant , d'une Nobleſſe
guerrière & d'un Peuple efclave , & ce
» vafte Empire qui d'un côté touche à la
Pologne , & de l'autre aux frontières de
» la Chine , fe difputoient le droit de
protéger , c'est-à-dire , d'affervir la Curlande.
Cet état foible , mais libre , qui
» avoit befoin d'un grand Homme pour
» conferver fon indépendance , élut Mau-
» rice pour fon Souverain.
و د
"
Il fuccomba , mais en grand Homgo
MERCURE DE FRANCE.
me & cette diforace ; » fi c'en eſt une ,
» dit l'Orateur Philofophe , que d'être
déchargé du fardeau de gouverner les
» hommes , l'attacha de plus en plus à
»la France . »
;
Ce fut dans ces circonftances qu'il redigea
par écrit fes Obfervations fur l'Art
militaire , ouvrage digne de Céfar ou de
Condé & bientôt vint le temps de
mettre ces réflexions en pratique . La mort
du Roi de Pologne troubla une paix de
vingt ans. » Ainfi , ajoute l'Orateur , le
» droit d'élire fes Rois , le plus beau pri-
» vilége des Peuples , & qui conferve au-
» jourd'hui une foible image de la liberté
primitive des hommes , eft lui - même
pour le genre humain , une fource fé
conde de divifions & de malheurs.
ود
Maurice apprit à l'Europe qu'il avoit
choifi la France pour fa Patrie , en préférant
l'honneur de fervir dans les Armées
Françoiles à celui de commander
les Armées d'un Souverain auquel il étoit
attaché par les liens les plus étroits du
fang. On le charge de conduire les François
au- delà du Rhin ; & l'habileté avec
laquelle il remplit ce projet , juſtifie le
choix qu'on a fait de lui. » Que n'ai-je ,
dit l'Orateur , » la plume de cet homme
éloquent qui s'eft élevé au- deſſus de lui-
33.
SEPTEMBRE. 1759. 91
»
» même en célébrant Turenne , ou de
cet Orateur plus fublime encore , dont
le génie s'eft trouvé de niveau avec
» l'ame du grand Condé ! je tracerois le
tableau de ce que Maurice a fait de
grand dans les champs d'Allemagne
C'est par ces travaux qu'il parvina
grade de Lieutenant- Général. Il ne le-
» dut point à ces manoeuvres fourdes , à
» ces intrigues obfcures qui aviliffent les
» honneurs , & peut- être celui qui les
» obtient ; il laiffa ces moyens honteux à
» ceux qui joignent la baffeffe à l'orgueil .
» Tandis que d'indignes rivaux formoient
des complots contre lui , il traçoit des
plans de campagne. Il ne fit fa cour
» que fur des champs de bataille ; fes
partifans furent les Soldats qu'il commandoit
, les ennemis qu'il avoit vain-
» cus la gloire fut fa protectrice.
22
و ر
» Il ne lui manquoit que de trouver
» un rival digne de lui. La fortune lui en
» oppofe un c'eft Eugéne. Déjà il mena-
» ce de paffer le Rhin & de porter la défolation
dans la France. O Prince, qui
» étois né être l'amour & le vengeur
dont tu as été la terreur , nous
" ne redoutons plus ton fatal génie :
» Villars nous a appris à Denain que tu
ม pouvois être vaincu , & toi-même tu as
و د
d'un
pays
pour
92 MERCURE DE FRANCË.
» pris foin de former un Héros capable
» de te combattre ... Eugéne reconnat &
» admira fon Difciple ; il s'avona vaincu
» dans fon art ; & le fucceffeur de Louis
»XIV connut alors quil avoit auffi fon
» Turenne.
»
La paix eft rendue aux Nations , &
Maurice reprend fes études laborieufes ;
mais la mort de Charles VI ne tarde pas
à replonger l'Europe dans les diffenſions
dont elle fortoit à peine. » Telle eft, dit
P'Orateur , l'influence des Rois fur la
deftinée de ce globe : ils gouvernent le
monde pendant leur vie & l'ébranlent
encore après leur mort . L'Orateur fuit
fon Héros en Bohême fur les murs de
Prague & d'Egra ; dès ce moment , dit-il ,
les Nations curent les yeux fixés fur Maurice
& le regarderent comme un de ces
hommes néceffaires au deftin des Empires
, faits
pour ébranler ou pour foutenir
les Etats.
ر د &
La haine de l'Angleterre & l'ambition
de la Sardaigne fecondent la politique de
l'Autriche. La France voit fans s'allarmer
groffir le nombre de fes ennemis ;
» tandis que Louis , par fes conquêtes
rapides fait connoître à la Flandre
l'arriere- petit-fils de Louis XIV , Mau-
» rice , par une inaction fçavante & me-
93
SEPTEMBRE . 1759. 93
» ſurée , contient l'Ennemi au- delà de l'Ef
» caut , couvre le fiége des Villes &
» oppofe aux Alliés un rempart impéné-
» trable.
Le coup le plus terrible menace l'État.
Louis eft aux bords du tombeau. Nos
Ennemis faififfent pour nous accabler ce
moment de confternation . » O ma Pa-
» trie , quels dangers t'environnent ! s'écrie
l'Orateur . O fortune de la France ,
» fur qui maintenant vas- tu t'appuyer ?
» Maurice : c'eft lui qui fera ton foutien;
c'est lui qui , la tête de quarante mille
» hommes , en arrête foixante- dix mille.
» Ménager les forces de l'Etat & foute-
» nir ſa réputation ; couvrir nos conquê-
» tes paffées & empêcher l'Ennemi d'en
» faire aucune ; fe tenir près d'eux pour
» éclairer leur conduite , & fe placer
» dans des poftes où ils ne peuvent le
» forcer à combattre ; obferver tous
» leurs projets & leur dérober les fiens ;
» pénétrer par les mouvemens qu'il voit
» ceux qui lui font cachés ; ne failſer ja-
» mais échapper ni un moment favorable
» ni un poſte avantageux ; joindre la har-
» dieffe à la précaution ; agir tantôt par
» des réflexions profondes , tantôt par
» ces illuminations foudaines qui font les
» élancemens du génie ; avoir de la viva94
MERCURE DE FRANCE.
cité fans précipitation & du fang froid
» fans lenteur ; enfin éviter les batailles
» qui décident trop rapidement du deſtin
» des États , & faire la guerre fans rien
» donner au hazard : tel eft le grand art
» que Maurice déploye dans cette cam-
> pagne où il fit connoître au monde la
» fupériorité que le génie a fur la force ;
» campagne égale à celles de Fabius en
Italie , & de Turenne en Allemagne, &
qui un jour fervira elle-même de leçon
» à la postérité.
»
» Cependant le nombre de nos Enne-
» mis augmente encore. Ce peuple actif,
» commerçant & laborieux , refpectable
par fa liberté , puiffant par fes richeffes ,
vainqueur de la mer qu'il a fçu affervir
par fes flotes & dompter par fes digues,
» emporté par le tourbillon qui agite
» l'Europe , s'arme pour fes anciens Õppreffeurs
, pour les rivaux de fon com-
» merce , contre la Nation qui l'avoit
» autrefois aidé à briſer fes fers & qui
lui offroit alors fon alliance.
Tournai eft inveſti. L'Angleterre, l'Autriche
, Hanovre & la Hollande , réuniffent
leurs forces pour défendre cette
place. Maurice a formé le projet audacieux
d'en continuer le fiége, de livrer une
bataille. Louis accourt avec fon fils ,
SEPTEMBRE. 1759. 95
» il vient partager avec fes Sujets la
gloire & le danger de cette fameufe
» journée . O Champs de Fontenoy , vous
» allez enfin décider cette grande querel-
» le ! C'eſt dans cet eſpace étroit qu'eſt
» renfermée la deftinée de quatre Empi-
» res . Que ceux qui veulent fcavoir juf-
» qu'où peut aller la force & l'activité
» d'une grande ame , s'arêtent ici pour
» contempler Maurice. Il eft expirant ,
» & c'est lui qui eft dépofitaire du fort
» de la France. Ce font des mains mou-
» rantes qui foutiennent ce fardeau
» immenfe. On diroit que les loix de l'hu-
» manité ne font pas faites pour lui , &
» que fon ame guerriere eft indépendante
» du corps qu'elle habite . Son génie ſem-
» ble s'élever davantage parmi les rui-
" nes de ce corps qui s'écroule . Ange
» tutélaire de la France , veille ſur lui.
» Déja il a meſuré d'un oeil rapide toute
» l'étendue du terrein , il a vu tous les
» avantages ou à prendre ou à donner ; iÏ
» a pénétré les projets des Ennemis ; il a
» choiſi tous fes poftes , combiné les rap-
» ports de toutes les pofitions , fixé tout
» pour l'attaque , tout prévu pour la dé-
» fenfe ; il a diftribué aux Héros qui le
fecondent le détail de l'exécution , &
» s'eft réfervé pour lui la partie la plus
96 MERCURE DE FRANCE.
» fublime , celle d'attendre les hazards &
» de les maîtrifer. Tout s'ébranle , ces
grands corps fe heurtent & s'entrecho-
» quent. Maurice tranquille au milieu de
» l'agitation , obferve tous les mouve-
» mens avec le fang froid du génie, prend
» confeil des événemens , diftribue des
fecours , donne des ordres , répare les
» malheurs ; fa tête eft auffi libre que
» dans le calme de la fanté . Il brave
» doublement la mort . Il fait porter
» dans tous les lieux où l'on combat
» ce corps foible qui femble renaître
» & fe multiplier par l'activité de fon
» ame. C'eſt de ce corps mourant que
» partent ces regards perçans & rap.des
qui réglent , changent & fufpendent
» les événemens , & font les deftins de
» cent mille hommes. La fortune combat
» pour nos ennemis. Une utile terreur a
» formé cette colonne dont les effets ont
» été regardés comme le chef-d'oeuvre
» d'un Art terrible & profond. Toujours
» ferme , toujours inébranlable , elle s'a-
»
vance à pas lents , elle vomit des feux
» continuels , elle porte partout la def-
» truction. Trois fois nos guerriers atta-
» quent ce rempart d'airain , trois fois
» ils font forcés de reculer . L'Ennemi
» pouffe des cris de victoire ; le deftin de
» la
SEPTEMBRE. 1759- 97
la France chancele , la Nation tremble
» pour fon Roi . Maurice voit encore des
» reffources où l'Armée entière n'en voit
plus. Au milieu de cette confufion &
» de ce trouble il ramaffe toutes les forces
de fon ame. Une triple attaque eft
» en même temps formée für un nouveau
» plan. La colonne eft rompue , le génie
» de la France ſe raffure , & Louis eft
vainqueur. O Maurice ! puifque tu n'es
plus , permets au moins qu'un Citoven
» obfcur mais fenfible s'adreſſe à ta cendre.
Reçois pour ce grand bienfait les
hommages de mes Concitoyens & lés
miens. La postérité te doit fon admira-
➜tion ; mais nous , nous te devons un
» fentiment plus tendre , nous devons
» chérir & adorer ta mémoire.
Je ne fuivrai point l'Orateur dans le
cours des travaux & des triomphes de
Maurice , je paffe à celui de fes exploits
qui a couronné tous les autres .
» Rois , Peuples , Guerriers , foyez at-
❤tentifs au dernier fpectacle que Maurice
» vous prépare. Quel est ce nouveau pro-
» jet qu'il a formé ? Que fignifient tous
» ces mouvemens combinés , ces marches
fçavantes? Quel fera le point de réunion
» de tous ces corps de troupes divifés ?
» Sur qui doit tomber l'orage qui gronde ?
E
S MERCURE DE FRANCE.
» Trois Villes fe croyent menacées en
» même temps ; les Alliés incertains
» ignorent quel eft le pofte qu'ils doivent
» abandonner & celui qu'ils doivent dé-
» fendre ; ils s'agitent , ils fe troublent ;
la foudre les éclaire en tombant. Maf-
» tricht ett enveloppé. Quatre- vingt mille
» hommes qui font préfens ne peuvent
» arrêter Maurice & font réduits à l'ad-
» mirer. C'en eft fait , tant de fuccès ont
» décidé du fort de la guerre. Louis Con
quérant acccorde la paix aux Nations
» par humanité , & fes Ennemis l'ac
» ceptent par befoin. Les victoires de
» Maurice ont donné le repos au monde.
» Il femble que Maurice ne devoit
» exifter que pour faire de grandes cho
» fes
ou que fon deftin rapide n'eût
» été fufpendu que pour la France. Dès
» qu'il a ceffé de vivre , il difparoît de
» la Terre ; il meurt , & celui qui avoit
» été élu Souverain par un Peuple libre ,
"
>
qui avoit été comblé de tant d'hon-
» neur, qui avoit gagné tant de batailles,
» qui avoit pris ou défendu tant de Villes
, qui avoit vangé ou vaincu les
» Rois , qui étoit l'amour d'une Nation ,
» & la terreur de toutes les autres , com
pare en mourant ſa vie à un fonge.
L'Orateur peint le deuil de la France
SEPTEMBRE. 1759. 99
à la nouvelle de cette mort , & il finit
l'éloge de ce grand homme par un trait
fublime dans fa fimplicité..
» Vous , Guerriers, qu'il conduifoit dans
» les batailles ; vous que tant de fois il a
» menés à la victoire , quels furent alors
>> vos fentimens ? Pour les peindre je n'aurai
pas recours aux vains artifices de
» l'éloquence : les grands mots expriment
» foiblement les grandes douleurs . Je
» voudrois ſeulement pouvoir graver fur
» l'airain une action que l'Univers doit.
» apprendre & dont la poftérité doit con-
» ferver le fouvenir. Après que le corps
de Maurice eut été transporté dans la
Capitale de l'Alface , deux Soldats qui
» avoient fervi fous lui , entrent dans le
» Temple où étoit dépofée fa cendre ,
ils s'approchent en filence , le vifage
» trifte , l'oeil en pleurs ; ils s'arrêtent au
pied du tombeau , le regardent , l'arro-
»fent de leurs larmes , alors l'un d'eux
tire fon épée , l'applique au marbre de
» la tombe , comme pour en aiguifer le
tranchant ; animé du même fentiment,
>> fon compagnon imite fon exemple ;
» tous deux enfuite fortent en pleurant ,
» l'oeil fixé fur la terre & fans proférer
»une feule parole. S'il eft un homme à
» qui cette action ne paroiffe pas l'ex-
E ij
Too MERCURE DE FRANCE
» preffion la plus fublime du,fentiment
» dans les ames fimples & guerrières , lą
» Nature lui a refufé un coeur.
Les traits que l'on vient de lire juftifent
affez l'éloge que j'ai fait de ce Difcours
; mais je dois à l'Auteur ce témoignage
que je n'ai mis aucun Art dans le
choix . Si tout n'eft pas également frappant,
ce n'eft pas que le ftyle & le coloris
de l'Orateur ne foient partout les
mêmes : l'avantage de quelques morceaux
fur les autres n'eft jamais que celui du
fond. Il me femble même que les endroits
les moins favorables à l'éloquence
font ceux où les reffources du génie de
l'Auteur paroiffent avec le plus d'éclat . Le
tableau de la bataille de Fontenoy demandoit
peut- être moins de talent pour
être peint avec fuccès , que le détail des
études d'un Général , pour être développé
avec cette éloquence lumineufe & fenfible
qui , en louant , inftruit elle- même,
de l'exemple fait une leçon.
SEPTEMBRE. 1759. for
SOCRATE , Ouvrage Dramatique traduit
de l'Anglois.
Je n'effayerai point de juftifier l'inten-
E
tion de l'Auteur de ce Drame : Un Ouvrage
de cette nature n'eft pas fufceptible
d'une apologie raiſonnée, & je ne connois
pas de défenſe férieuſe à oppoſer aux
allufions. Du refte mon deffein n'eft pas
d'en donnner un extrait , mais d'en recueillir
quelques traits de caractère, quelques
preceptes de morale qui n'ont rien
que d'édifiant , & qu'il feroit bon de répandre
, dans quelque fource qu'on les
eût puifés.
Socrate vient de dotter la fille d'un
ami qui en moutant la lui a confice ; il
confent qu'elle épouſe un jeune homme
qu'elle aime & qui n'a pas de bien. Xantipe
, femme de Socrate , lui en fait des
reproches .
XANTIPPE à Socrate.
Vraiment vous venez de faire la un
beau chef- d'oeuvre ! Par ma foi , mon
cher mari , il faudroit vous interdire....
Vingt mille dragmes ! Juftes Dieux !
vingt mille dragmes ! n'êtes - vous pas
E j
102 MERCURE DE FRANCE.
honteux ? De quoi vivrez-vous à l'âge de
foixante-dix ans ? Qui payera vos Médecins
quand vous ferez malade vos Avocats
quand vous aurez des procès ? .. Le
Ciel confonde les Philofophes & la Philofophie
& ma fotte amitié pour vous !
Vous vous mêlez de conduire les autres ,
& il vous faudroit des lifieres ; vous raifonnez
fans ceffe , & n'avez pas le fens
commun ; fi vous n'étiez pas le meilleur
homme du monde , vous feriez le plus
ridicule & le plus infupportable. Ecoutez,
il n'y a qu'un mot qui ferve ; rompez dans
l'inftant cet impertinent mariage ; & faites
tout ce que veut votre femme.
SOCRATE.
C'est très - bien parler , ma chere Xantipe
, & avec modération ; mais écoutezmoi
à votre tour. Je n'ai point propofé
ce mariage ; Sophronifme & Aglaé s'aiment
& font dignes l'un de l'autre . Je
vous ai déjà donné tout le bien que je
pouvois vous céder par les loix : je donne
prefque tout ce qui me refte à la fille de
mon ami ; le peu que je garde me ſuffit.
Je n'ai ni Médecin à payer , parce que
je fuis fobre , ni Avocats , parce que je
n'ai ni prétentions ni dettes. A l'égard
de la Philofophie que vous me reprochez,
SEPTEMBRE . 1759 . 103
elle m'enfeigne à fouffrir vos injures , &
à vous aimer malgré votre humeur.
(Ilfort. )
ΧΑΝΤΙΡΕ.
Le vieux fou ! il faut que je l'eftime
malgré moi ; car après tout , il y a je ne
fçai quoi de grand dans fa folie. Le fangfroid
de fes extravagances me fait enrager.
J'ai beau le gronder , je perds mes
peines. Il y a trente ans que je crie après
lui , & quand j'ai bien crié , il m'en impofe
, & je fuis toute confondue. Eft- ce
qu'il y auroit dans cette ame- là quelque
chofe de fupérieur à la mienne ?
La même Xantipe dit de Socrate : C'eſt
un imbécille , je le fçais bien ; mais dans
le fond c'eft bien le meilleur coeur du
monde. Cela n'a point de malice ; il fait
toutes les fottifes poffibles fans y entendre
fineffe , & avec tant de probité , que cela
défarme d'ailleurs il eft têtu comme une
mule ; j'ai
paffé ma vie à le tourmenter ,
je l'ai même battu quelquefois : non feulement
je n'ai pu le corriger , je n'ai même
jamais pu le mettre en colère.
Ce caractère de Xantipe eft dans la
nature , & femble pris d'après l'idée qu'on
nous donne de la fervante de Lafontaine.
E iv
104 MERCURE DEFRANCE.
Socrate dit de fa femme : » Il faut lui
complaire , puifqu'on ne peut la corri-
» ger. C'eft le triomphe de la raifon de
» bien vivre avec les gens qui n'en ont
» pas » : maxime qu'on a fouvent lieu
de fe rappeller dans la vie.
Socrate accufé devant l'Arcopage , eſt
traîné en prifon ; fa femme & les jeunes
époux fe défolent .
SOCRATE.
Cellez , ma femme , ceffez , mes enfans,
de vous oppofer à la volonté du Ciel , elle
fe manifefte par l'organe des loix. Quiconque
réfifte à la loi eft indigne d'être
Citoyen. Dieu vent que je fois chargé de
fers ; je me foumets à fes décrets fans
murmure. Dans ma maifon , dans Athénes
, dans les cachots , je fuis également
libre ; & puifque je vois en vous tant de
reconnoiffance & tant d'amitié , je fuis
toujours heureux. Qu'importe que Socrate
dorme dans fa chambre ou dans - la
prifon d'Athénes ? tout eft dans l'ordre
éternel , & ma volonté doit y être.
ANITUS à Socrate.
Vertueux Socrate , le coeur me faigne
de vous voir en cet état. E
SEPTEMBRE. 1759 os .
SOCRATE.
Vous avez donc un coeur ?
ANITUS.
Oui , & je fuis prêt à tout faire pour
Yous.
SOCRATE.
Vraiment je fuis perfuadé que vous
avez déja beaucoup fait .
ANITUS.
Ecoutez , votre fituation eft plus dangereuse
que vous ne pensez : il y va de
votre vie.
SOCRATE.
Il s'agit donc de peu de choſe.
(Socrate paroit devant fes Juges. )
MELITUS.
Silence . Ecoutez , Socrate : vous êtes
accusé d'être mauvais Citoyen , de corrompre
la jeuneffe , de nier la pluralité
des Dieux & c . Répondez .
SOCRATE.
Juges Athéniens , je vous exhorte
être toujours bons Citoyens ,.comm eja
Ev
106 MERCURE DE FRANCE.
toujours tâché de l'être ; à répandre votre
fang pour la Patrie , comme j'ai fait dans
plus d'une bataille. A l'égard de la jeuneffe
dont vous parlez , ne ceffez de la
guider par vos confeils , & furtout par
vos exemples ; apprenez - lui à aimer la
véritable vertu & à fuir la miférable Philofophie
de l'Ecole. L'article de la pluralité
des Dieux eft d'une difcuffion un peu
plus difficile ; mais vous m'entendrez
aifément. Juges Athéniens , il n'y a qu'un
Dieu ; il n'y a qu'un Dieu , vous dis je :
fa nature eft d'être infini. Nul être ne
peut partager l'infini avec lui. Levez vos
yeux vers les globes céleftes ; tournez- les
vers la terre & les mers ; tout fe corref
pond , tout eft fait l'un pour l'autre :
chaque être eft intimement lié avec les
autres êtres ; tout eft d'un même deffein :
il n'y a donc qu'un feul Architecte , un
feul Maître , un feul Confervateur. Peutêtre
a-t-il daigné former des génies , des
démons plus puiffans & plus éclairés que
les hommes , & s'ils exiftent , ce font
fes créatures comme vous ; ce font fespremiers
Sujets & non pas des Dieux ;
mais rien dans la Nature ne nous avertit
qu'ils exiftent , tandis que la Nature entière
nous annonce un Dieu & un Pere.
Ce Dieu n'a pas befoin de Mercure &
SEPTEMBRE. 1759. 107
d'Iris pour nous fignifier fes ordres. Il n'a
qu'à vouloir , & c'eft affez. Si par Minerve
vous n'entendiez que la fageffe de Dieu ;
fi par Neptune vous n'entendiez que fes
loix immuables qui élèvent & qui abaiffent
les mers , je vous dirois , il vous eft
permis de révérer Neptune & Minerve,
pourvû que dans ces emblêmes vous n'adoriez
jamais que l'Etre éternel , & que
vous ne donniez pas occafion aux Peuples
de s'y méprendre.
Gardez-vous d'imputer à vos Dieux &
à vos Déeffes ce que vous puniriez dans
vos époux , dans vos fils , dans vos filles.
Si nos ancêtres ont dit que le Dieu fuprême
defcendit dans les bras d'Aleméne
de Danaé , de Semelé , & qu'ils en ont eu
des enfans , nos ancêtres ont imaginé
des fables dangereufes. C'eft infulter la
Divinité de prétendre qu'elle ait com
mis avec une femme , de quelque ma
niere que ce puiffe être, ce que nous appellons
chez les hommes un adultère. C'eft
décourager le refte des hommes d'ofer
dire , que pour être un grand homme
il faut être né de l'accouplement myfte
rieux de Jupiter & d'une de vos femmes
Miltiades, Cimon, Themistocles, Ariftide ,
que vous avez perfécutés , valoient biens
peut-être Perfee , Hercule & Bacchus.
E vj
108 MERCURE DE FRANCE.
n'y a d'autre manière d'être les enfans
de Dieu que de chercher à lui plaire &
d'être jufte.
MELITUS.
Socrate , vous vous mêlez toujours de
faire des raifonnemens , ce n'eft pas là
ce qu'il nous faut : répondez net & avec
précifion. Vous êtes-vous moqué du hibou
de Minerve ?
SOCRATE.
*
Juges Athéniens , prenez garde à vos
hibous. Quand vous propofez des chofes
ridicules à croire , trop de gens alors fe
déterminent à ne rien croire du tout. Ils
ont affez d'efprit pour voir que votre
doctrine eft impertinente ; mais ils n'en
ont pas affez pour s'élever jufqu'à la loi
véritable. Ils fçavent rire de vos petits
Dieux , & ils ne fçavent pas adorer le
Dieu de tous les Erres , unique , incompréhenfible
, éternel , & tout jufte comme
tout-puiffant..
MELITUS .
Ah le blafphémateur !
(Socrate eft condamné à boire la cigue. )
-SOCRATE , aux Juges.
Nous fommes tous mortels : la Nature
SEPTEMBRE. 1759 109
vous condamne à mourir tous dans peu
de temps , & probablement vous aurez
tous une fin plus trifte que la mienne.
Les maladies qui amènent le trépas font
plus douloureufes qu'un gobelet de cigue
. Au refte je dois des éloges aux Juges
qui ont opiné en faveur de l'innocence,
je ne dois aux autres que ma pitié.
L'UN DES JUGES en fortant.
Je fuis bien-aife de voir mourir un
Philofophe . Ces gens-là ont une certaine
fierté dans l'efprit qu'il eft bon de matter
un peu.
SOCRATE feul.
Depuis longtemps j'étois préparé à la
mort ; tout ce que je crains à préfent, c'eft
que ma femme Xantipe ne vienne troubler
mes derniers momens & interromla
douceur du recueillement de mon
ame. Je ne dois m'occuper que de l'Etre
Suprême devant qui je dois bientôt paroître.
Mais la voici , il faut fe réfigner
pre
à tout.
XANTIPE.
Hé bien , pauvre homme , qu'est ce
que ces Gens de Loi ont conclu ? ...Mon
Dieu ! que vous n'avez donné d'inquiétude
! Tâchez , je vous prie , que cela
n'arrive pas une feconde fois.
Tio MERCURE DE FRANCE.
SOCRATE.
Non , ma femme , cela n'arrivera pas
deux fois , je vous en réponds. Ne foyez
en peine de rien.
(Ses Difciples s'affemblent. )
CRITON.
Jufte Ciel ! faut- il voir Socrate chargé
de chaînes ?
SOCRATE.
Ne penfons point à ces bagatelles,
mes chers amis , & continuons l'examen
que nous faifions hier de l'immortalité
de l'ame. Nous difions , ce me ſemble ,
que rien n'eft plus probable ni plus confolant
que cette idée. En effet , la matière
change & ne périt point ; pourquoi
Fame périroit-elle ? Se pourroit il faire
que nous étant élevés jufqu'à la connoiffance
d'un Dieu , à travers le voile d'un
corps mortel , nous ceffaffions de le connoître
quand ce voile fera tombé ? Non ,
puifque nous penfons , nous penferons
toujours ; la pensée eft l'être de l'homme.
Cet être paroîtra devant un Dieu juſte
qui récompenfe la vertu , qui punit le
crime , & qui pardonne les foibleffes.
SEPTEMBRE. 1759. 1Tr
LE VALET des onze apportant la taffe
de cigue.)
Tenez , Socrate , voilà ce que le Sénat
vous envoye.
XANTIP E.
Quoi , maudit empoisonneur...
SOCRATE.
Mon cher ami , je vous demande par
don pour ma femme , elle a toujours.
grondé fon mari , elle vous traite de même.
Je vous prie d'excufer cette petite
'vivacité. Donnez.
( Un des Difciples. )
Quoi ! les criminels ont condamné le
jufte ! Les fanatiques ont profcrit le fage !
Vous allez mourir !
SOCRATE.
Non , je vais vivre ; voici le breuvage
de l'Immortalité. Ce n'eft pas ce corps
périffable qui vous a aimés , qui vous a
enfeignés ; c'eft mon ame feule qui a
vêcu avec vous , & elle vous aimera à
jamais .
Il feroit à defirer que l'on traitât ce
Sujet avec le férieux & le pathétique dont
il eft fufceptible : ce feroit une entrepriſe
digne de l'Auteur de Mahomet & d'Alzires
12 MERCURE DE FRANCE.
EXTRAIT de l'Hiftoire Générale des
Guerres , par M. le Chevalier d'Arcq.
AParis,de l'Imprimerie Royale. 1756.
ر ی
JE n'ai tardé fi longtemps à rendre
compte de cet Ouvrage fi digne de fa
réputation , que dans l'efpérance de trouver
quelque Militaire inftruit qui voulût
m'aider de fes lumières. Des foins plus
importans les occupent ; & au lieu d'une
analyſe raiſonnée que je me propofois de
donner , je fuis obligé de me réduire à
un fimple Extrait Littéraire.
Le premier volume de cette Hiftoire
contient les temps héroïques & les temps
hiftoriques de l'Arménie , les temps incertains
& les temps hiftoriques de la
Cappadoce. Le fecond , les Guerres de
Pont , de Paphlagonie , d'Heraclée , de
Bithynie , de Pergame , de Phrygie &
de Lydie. Ces deux volumes font les feuls
qui paroiffent , les autres les fuivront de
près.
Dans fon Difcours préliminaire , M. le
Chevalier d'Arcq rend compte de fes
études , & indique les fources ou il a
puiſé non feulement les principes de fa
SEPTEMBRE. 1759. 113
théorie , mais les exemples de pratique
fur lefquels il les a fondés.
"
» Epamimondas , dit- il , m'apprit com-
» ment & dans quel ordre un petit
» nombre de troupes peut combattre un
» Ennemi ſupérieur avec la certitude de
» vaincre. Fabius m'apprit de quelle manière
on rétablit la confiance dans le
» coeur des Soldats découragés , & com-
» ment on fe refufe au combat lorsqu'il
» ne peut être qu'avantageux à l'Ennemi .
» Sertorius m'apprit la Guerre des montagnes
; Maffiniffa celle des détache-
» mens. Je trouvai dans la conduite
» d'Annibal ce qu'on doit faire avant &
pendant le combat ; dans celle de
Pompée ce qu'on doit faire après ; dans
» celle de Scipion ce qu'on doit faire
» avant , pendant & après l'action ; Mi-
» thridate me fit voir comment on fair
» des projets de campagne ; Céfar me fit
» voir à la fois comment on les forme,
» comment on les fuit , comment on
» les fait prêter aux circonftances , enfin
comment on les exécute. »
"
"
On voit que Scipion & Céfar font à
fes yeux les deux plus grands hommes de
Guerre de l'antiquité.
L'Auteur donne enfuite le plan de fon
Ouvrage ; & comme il y a difcuté les
114 MERCURE DE FRANCE.
évén mens militaires en les racontant ,
on pent , dit-il , le regarder ſous deux
alpees ; comme un Abrégé Chronologique
de l'Hiftoire Militaire de l'Univers
, & comme une introduction , fuivie
de principes théoriques fur la ſcience
militaire. Il paffe à des confidérations
générales fur la Guerre jufte ou injufte ,
offenfive ou défenfive ; & il regarde
la défenſive comme la pierre de touche
des Généraux , quoique moins glorieufe
que l'offenfive dans l'opinion du vulgaire.
Il donne pour exemple de l'Art de la
guerre défenſive , la campagne de Fabius
contre Annibal , & celle du Maréchal de
Saxe à Courtrai. Mais fi les Romains furent
injuftes à l'égard de Fabius , il me femble
que les François ne l'ont pas été à l'égard
de Maurice. » La campagne de Courtrai ,
dit l'Hiftorien , » n'acquit peut- être pas
au Maréchal de Saxe toute la gloire
» qu'elle méritoit. » L'opinion a donc
bien changé depuis , car c´ l'entend citer
unanimement comme fa plus belle campagne
, & l'on en parloit de même avant
la mort de ce Héros.
L'Hiftorien attribue à l'invention de la
poudre & au changement quelle opéra
dans les armes , l'oubli où il prétend que
font tombés les vrais principes de la
SEPTEMBRE. 1759. IS
Guerre. Il infifte fur cette vérité , qu'on
ne peut faire la Guerre fans principes
& que l'expérience & l'exemple font des
guides fouvent trompeurs.
Il confidere la fcience de la Guerre
commedivifée en deux parties , dont l'une
concerne la difcipline , & l'autre les opérations.
Ces deux parties ont plufieurs
branches que l'Auteur a développées. La
difcipline fuppofe le choix des troupes ,
elle comprend la fubordination & l'exercice
; l'exercice a pour objets les évolutions
, le maniment des armes &
Phabitude à fupporter les fatigues de la
Guerre. Les opérations de la Guerre fe
réduisent à quatre points principaux :
marcher, camper , fubfifter & combattre ,
foit pour attaquer , foit pour défendre .
Ces quatre opérations fe fubdivifent à
l'infini ; mais l'Auteur ne fait ici que les
parcourir en général.
,
Dans l'Article de l'attaque , il donne
comme un axiome , que les corps qui
marchent à l'ennemi ne doivent jamais.
tirer , le feu ne pouvant qu'être nuifible à
leur impétuofité & par conféquent à leur
force . De cette maxime que je crois reçue
parmi nous , il conclut qu'il n'y a plus de
raifon à donner beaucoup de front aux
corps deftinés à l'attaque ; ce qui femble
16 MERCURE DE FRANCE.
décider en faveur de la colonne. Mais ,
ajoute M. le Chevalier d'Arcq , » autant
» la colonne eft propre à attaquer , autant
" elle eft peu propre à fe défendre , par la
» raifon que l'arme blanche qui ſeule con-
» vient pour l'attaque , n'eft pas celle
» dont il fe faut fervir lorsqu'on attend
» l'ennemi de pied ferme , & que l'ordre
de la colonne ne convient nullement à
» l'arme à feu , la feule qui foit propre
" pour la défenfe.
و د
Après avoir confidéré dans ce Difcours
ce que c'eft que la guerre , fon origine ,
fes progrès , de quelle manière elle eft devenue
une ſcience , comment on peut la
réduire à une théorie qui éclaire l'expérience
, & fans laquelle cette expérience
eft plus nuifible qu'utile ; après avoir développé
quelques - uns des principes fondamentaux
de cette fcience , il paffe à des
confidérations générales fur l'hiftoire qui
lui en a fourni les principes & les exemples.
» La fidélité de l'hiftoire porte fur
trois points principaux qui lui fervent
» de bafe , la connoiffance des temps ,
» celle des lieux, & le degré de croyance
qu'on peut accorder aux Auteurs qui
"rapportent les faits.
و ر
39
Réunir ces trois points importants n'étoit
pas une chofe aifée, & il a fallu au
SEPTEMBRE. 1759. 117
tant de courage pour l'entreprendre que
de talens pour l'exécuter.
L'Auteur a pris fa première époque au
Déluge , & il a fuivi dans fon Hiſtoire la
divifion de la Terre entre les trois fils de
Noé.C'est pour répandre plus de clarté fur
cette hypothèſe , qu'il a joint au Difcours
préliminaire une Introduction à l'Hiftoire
Générale des Guerres. Cette Introduction
roule fur la Création du Monde , fur le
Déluge Univerſel , fur le partage défigné
par Noć, & la difperfion qui en fut la fuite.
Il commence fon Hiftoire par les
Arméniens , qu'il place dans la postérité
de Japhet. » Selon Moife de Chorène , la
puiffance des Arméniens commença
avec la forme de gouvernement que
» leur donna Haïcus. Certe puiffance ne
» fit que s'augmenter dans fes fucceffeurs ,
» jufqu'au règne d'Araus furnommé le
Beat , qui fut vaincu par Semiramis
» dans une bataille où ce Prince perdit'
» la vie . »
Ce que l'Histoire nous a tranfmis de
ges temps fabuleux eft trop incertain
pour mériter notre confiance . M. le Chevalier
d'Arcq a pris de Moïfe de Chorène
quelques faits principaux fans aucun défail
, & il a paffé aux temps hiftoriques.
C'est là que des Ecrivains plus judicieux
118 MERCURE DE FRANCE.
Polybe ,
& plus dignes de foi , tels que
Strabon , Plutarque , Diodore de Sicile ,
Juftin , &c. viennent à ſon ſecours.
La partie la plus remarquable de l'Hif
toire Militaire d'Arménie , eft le régne de
Tigrane le Grand. Son pere l'avoit donné
en ôtage aux Parthes ; & pour obtenir
la liberté il avoit été obligé , après la mort
de fon pere , de leur céder foixante dix
vallées des plus fertiles de l'Arménie.
Mais à peine eft-il fur le trône , qu'il leur
enléve fa rançon. Il foumet la petite
Arménie, & tous les dynaftes particuliers
qui s'étoient élevés dans fes Etats .
Vainqueur d'Antiochus Pius , Roi de
Syrie , il s'empare de tout ce que les
Séleucides poffédoient en deça de l'Euphrate
jufqu'à l'Egypte & la Cilicie . Il
fe joint à Mithridate contre les Romains ,
époufe fa fille , & forme avec lui le projet
d'envahir la Cappadoce. Les conditions
du Traité étoient , Que les Pays conquis
refteroient à Mithridate , mais que les
prifonniers & les dépouilles feroient à
Tigrane. Il entre dans la Cappadoce, en
fait la conquête , & la cède à Mithridate
aux conditions du Traité. Les Syriens l'élifent
pour Roi ; Publius Servilius lui enléve
la Cilicie. Mithridate qui avoit perdu
la Cappadoce , lui propofe de la reSEPTEMBRE.
1759. 1-19
-"9
۔ و د
ןכ
prendre. » Tigrane écoutant plus fon orgueil
que fes veritables intérêts , raf
» femble une armée innombrable ; & au
» lieu de marcher droit vers la Cilicie qui
» devoit être pour lui l'objet le plus inté
» reffant , il s'avance vers la Cappadoce &
bloque, pour ainfi dire ce Royaume
de manière que perfonne n'en put
échapper. Il y fait trois cens,mille Pri-
» fonniers qu'il envoye en Arménie , leur
» donne des terres à cultiver , & rend
» la Cappadoce à Mithridate.
23.
»
,
» Le Blocus d'un Royaume , ajoute
» l'Hiftorien , eft une chofe affez extraor-
32. dinaire pour paroitre incroyable ; cependant
on y trouvera de la poffibilité
fi l'on fait attention que la Cappadoce
» étoit peu étendue , prefque environnée
» de montagnes ; qu'il ne falloit que peu
» de troupes dans les défilés de ces montagnes
ponr les garder , & que Tigrane
» avec des Etats immenfes pouvoit lever
» une armée aflez confidérable pour faire
» ce Blocus , furtout en y joignant les
» troupes de Mithridate : c'étoit réunir
» fur ce point prefque toutes les forces
» de l'Afie. » C'eft ainfi que M. le Chevalier
d'Arcq tire des circonftances des lieux
& des temps , une lumière qu'il fçait
répandre fur les faits hiftoriques les plus
120 MERCURE DE FRANCE.
incroyables en eux-mêmes. Voici un
fait qui méritoit bien qu'on en confervât
la mémoire ; il contient plus d'une leçon.
33
es :
» Mithridate envoye Métrodore à Ti-
" grane pour renouveller leur alliance ,
» & lui demander des fecours contre les
» Romains . Tigrane , que la crainte de
» s'attirer la haine de cette République
» formidable rendoit indécis , confulte
Métrodore , & lui demande fon avis
» de bonne foi. Celui- ci étoit Philofophe
» avant qu'il eût plu à Mithridate d'en
faire un Négociateur. Comme Ambaffa-
» deur , répondit- il à Tigrane , je vous le
confeille ; mais à titre d'homme que vous
confultez , je vous exhorte à n'en rien
faire. Cette réponſe fincère , mais dépla-
» cée couta la vie à Métrodore : Tigrane
» eut l'indifcretion de la révéler au Roi
» de Pont. Mithridate , auquel les crimes
» ne coutoient rien lorfqu'ils pouvoient
» fervir fes vues ou fes reffentimens .
» fit empoisonner le Philofophe lorſqu'il
s'en retournoit à la Cour. Tigrane lui
fit faire des obféques magnifiques , &
» crut réparer par-là une perte irrépara-
» ble. » M. le Chevalier d'Arcq a raison
de nommer ainfi la mort d'un homme qui
n'étoit coupable que d'un excès de bonne
foi. L'Hiftoire a peu d'exemples d'Ambaffadeurs
punis d'un tel crime. La
SEPTEMBRE. 1759 Y2r
La fidélité de Tigrane envers Mithridate
artira fur lui le poids des armes Romaines.
Ce Roi s'étoit réfugié auprès de
lui le Conful Lucullus lui fait demander
fièrement de le livrer , Tigrane le refufe
; Lucullus marche vers l'Euphrate.
Tigrane amolli par la profpérité & accoutumé
à n'entendre que la voix de fes
flatteurs , fit pendre celui qui vint lui
annoncer l'entrée des Romains dans fes
Etats. Cependant Lucullus s'expofa imprudemment
à être furpris par Mithrobarzane
que Tigrane envoya contre lui ; &
l'Hiftorien ne manque pas cette occafion
de faire fentir combien les précautions &
les mefures font effentielles à la conduite
d'un Général.Tigrane fe réveille de l'aſſoupiffement
où il étoit plongé; ilparcourt fon
Royaume pour en tirer de nouvelles troupes
, & revient fur le Mont Taurus qu'il
avoit indiqué pour l'Affemblée générale.
Mithridate confeilloit à Tigrane de fe tenir
fur le Mont Taurus ; Tigrane négligea
fes confeils , & voulut fecourir Tigranocer.
te, Ville opulente & affiégée , où étoient
fa famille & fes tréfors . Il fe mit en mar
che vers Lucullus . Celui - ci ayant laiffé
fix mille hommes pour continuer le fiége ,
vient camper fur le bord du Tigre , en
préſence de Tigrane , paffe le Fleuve ,
F
122 MERCURE
DE FRANCE.
attaque les Arméniens ; la terreur s'en
empare ; les Romains en font un horrible
carnage . Cent mille hommes d'Infanterie
& toute la Cavalerie Arménienne périrent
dans cette déroute . » Il y a peu de choſes
» à remarquer , dit l'Hiftorien , fur ce
grand événement du côté de Tigrane ;
» la conduite de ce Prince ne fut qu'un
» enchaînement
de fautes , » & il les fait
très -bien fentir .
و د
و ر
Tigrane reconnoiffant enfin que Mithridate
parfa valeur & fa prudence étoit feul
en état de réfifter aux armes Romaines ,
s'abandonna entièrement à les confeils ;
& dès-lors fes affaires qui fembloient défefpérées
, prirent une nouvelle force . On
reproche à Lucullus de n'avoir pas profité
de fa victoire. M. le Chevalier d'Arcq le
foupconne d'avoir voulu traîner la guerre
en longueur. » Le commandement des
troupes flatte d'autant plus , dit- il , la
» vanité d'un Particulier , qu'il eft l'image
» du pouvoir fouverain duquel il émane ,
» & auquel il a conduit plus d'une fois :
» d'ailleurs la confidération & les avan-
» tages dont jouit un Général pendant
furtout s'il réuffit , peuvent » la guerre ,
» avoir pour lui des attraits plus puiffans
» que l'efprit de Patriotiſme , qui fait tout
» céder à l'intérêt général : cet efprit qui
»
ور
SEPTEMBRE. 1759. 123
» diftingue le grand Homme du Héros ,
eft rare parmi les Républiquains , quoi-
» qu'il foit l'ame de leur gouvernement .
» Dans les Etats Monarchiques , la
confidération & la faveur qu'on accor-
» de à un Général, ne dépendent- elles pas
» trop du beſoin que le Souverain peut
» en avoir , pour qu'il ne cherche pas à
rendre fes talens nécéffaires le plus
» longtemps qu'il lui eft poffible ? Je ne
fçai s'il ne feroit pas d'une auffi bonne
» politique de régler le fort des Géné-
» raux , de manière que le bien public
devînt leur unique emploi , par l'égalité
» de leur traitement en temps de paix
» & en temps de guerre .
"
-- Lucullus livre une feconde bataille à
Tigrane fur le fleuve Arfanias ; & M. le
Chevalier d'Arcq en conjecturant d'après
les indications de l'Hiftoire , fait voir
comment & pourquoi Tigrane devoit
être battu , comme il le fut dans cette
journée .
La révolte des troupes de Lucullus ,
que les ennemis de ce grand Capitaine excitoient
continuellement, fit le malheur de
cette campagne. Pompèe fuccède à Lucullus
au Commandement de l'Armée , &
Tigrane effrayé de la défaite de Mithi
Fij
124 MERCURE DE FRANCE.
date , & preffé d'ailleurs par la révolte
de fon fils que Pompée avoit pris fous fa
protection , vient mèttre aux pieds du
Général Romain fa Couronne & fes États.
Phraate , Roi des Parthes , marche contre
Tigrane , & en même temps envoye des
Ambaffadeurs à Pompée . Cette Ambaſſade
eut fon effet. Pompée n'envoya point de
fecours à Tigrane ; mais le Roi des Parthes
ne vouloit pas écrafer celui d'Arménie
. Ces Princes , dit M. le Chevalier
d'Arcq , » étoient perfuadés que celui
» des deux qui feroit vainqueur, auroit af-
» faire aux Romains , & qu'affoiblis par les
» pertes que la victoire même entraîne , il
» ne lui feroit pas aifé de leur réfifter. Ces
confidérations facilitèrent l'accomode-
» mert , & les deux Rois firent la paix. »
Sur quoi l'Hiftorien obferve que ces
Peuples que les Romains , à l'imitation
des Grecs , ont voulu faire paffer pour
barbares , n'étoient rien moins dans les
opérations de guerre & de gouvernement;
& qu'il ne leur a manqué que d'avoir
eux - mêmes des Hiftoriens pour nous
tranfmettre leurs victoires.
L'époque de la mort de Tigrane eſt
ignorée. Il eft vraisemblable , dit l'Hiſtorien
, qu'il vécut toujours en bonne
intelligence avec les Romains , depus
SEPTEMBRE. 1759. 128
qu'il avoit été déclaré l'ami & l'allié de
cette République.
Eumenes, un des Généraux d'Alexandre,
& qui , après la mort de ce Conquérant
de l'Afie , avoit eu la Cappadoce en partage
avec la Paphlagonie , eft le perfonnage
le plus important de l'Hiſtoire des
guerres de Cappadoce. M. le Chevalier
d'Arcq fuit , en Obſervateur habile , la
conduite de ce grand Homme contre
Antigone fon digne Rival. Le tableau de
cette guerre eft une étude intéreffante.
"
" J'ai cru voir , dit M. le Chevalier
ď'Arcq , » dans Antigone & Eumenès ,
Turenne & Montecuculli fe difputer la
gloire d'être le plus grand Général; enfin
» j'ai cru voir le Maréchal de Saxe contre
» un Adverfaire digne de lui . Les batailles
frappent les gens médiocres , & nefont
» pas toujours impreffion fur les connoif-
» feurs ; mais un projet bien formé
» bien caché , bien fuivi , ceux de l'En-
» nemi découverts ; une marche faite à
»propos & bien combinée fur le terrein ;
» ce terrein difputé pied-à-pied , tandis
» que d'un autre côté l'entrepriſe s'é-
» xécute ; des piéges bien tendus & ce-
» pendant inutiles ; les refſources qu'un
» Général trouve dans fon génie pour réparer
fa faute lorfqu'il s'eft laiffé trom-
"
F iij
126 MERCURE DE FRANCE.
» per , &c. Telles font les manoeuvres qui
plaifent à ceux qui font un peu inftruits ,
» & qui caractériſent vraiment la ſcience
»militaire.
»
و د
ود
Eumenès fut trahi par les fiens & livré au
pouvoir d'Antigone . Celui-ci » craignant
» de voir dans Eumenès un homme plus
» grand que lui , quoique dans les fers , ne
» voulut point qu'on le lui préfentât ; &
lorfque le Préfet de la Garde lui deman-
»da de quelle manière on traiteroit ce
»Prifonnier , comme un lion furieux , répondit
- il , ou comme l'éléphant le plus
»farouche & le plus indomptable . Eumenès
» dans les fers , voyant qu'on ne décidoit
» rien fur fon fort , » dit à l'Officier qui
le gardoit , nommé Onomarchus : je m'étonne
qu'Antigone me garde Prifonnie
depuis trois jours ; cette conduite ne s'accorde
pas avec fa puiſſance ; qu'il me faffe
mourir , ou qu'il me renvoye. Puifque tu
as tant de courage , lui répondit Onomarchus
, que ne te faifois - tu tuer dans le com
bat plutôt que de te laiffer prendre & charger
de chaînes? Plus aux Dieux , répliqua
Eumenès , qu'il en fût arrivé ainfi , mais
je n'ai jamais trouvé perfonne qui pût me
réfifter , & ce n'est ni à leur force ni à leur
courage que mes ennemis me doivent , ce
n'est qu'à la lâcheté des miens , Cornelius
SEPTEMBRE. 1759. 127
Nepos prétend que les Gardes d'Eumenès
l'étranglèrent à l'infcu d'Antigone . Plutarque
dit au contraire qu'Antigone lui -même
envoya un homme pour le poignarder
dans la prifon.
"3
» Ainfi périt, dit M. le Chevalier d'Arcq,
» l'un des meilleurs Généraux d'un fiécle
» fi fécond en grands Capitaines .Toujours
fidèle à fes Souverains , il fufpendit
longtemps l'audacieufe & perfide ambition
des fucceffeurs d'Alexandre , qui
» n'oferent jamais prendre le titre de
Roi tant qu'il reftoit un Eumenès capable
d'arracher le fceptre des mains
des ufurpateurs. Il réunit les talens poli-
» tiques & militaires : perfonne ne connut
» mieux les hommes , perfonne ne fçut
» mieux s'en fervir ; trop grand pour
» écouter l'orgueil , il facrifia toujours le
»fafte du commandement pour conferver
fon autorité L'efprit de calcul lui
fourniffoit fans ceffe de fûrs moyens
» d'éxécuter ce qu'un génie vafte lui fai-
> foit concevoir , & la fortune ne fembla
» lui être contraire que pour manifeſter
» davantage fes talens & fes reffources.
Généreux , défintereffé , hardi jufqu'à la
» témérité , il ne lui falloit que des ayeux ,
» des troupes obéiffantes , & moins de
courage. Philippe l'avoit jugé ; Alexan-
Fiv
128 MERCURE DE FRANCE.
» dre en fentit le prix , & mit en oeuvre
»de figrands talens , en dépit de fa naif-
»fance qui fembloit le condamner à
» l'oubli. C'eft ainfi que les grands Rois ,
» en immolant de vains préjugés aux
» veritables intérêts de l'Etat , font éclor-
» re les grands hommes.
و د
SUITE des Mélanges de Littérature ,
d'Hiftoire & de Philofophie , par
M. Dalembert &c.
J
E terminerai l'analyfe de ces Mélanges
par le précis de deux Morceaux qui
n'avoient point encore été imprimés &
qui ne font pas la partie la moins intéreffante
de ce recueil. Le premier nous
offre des Réfléxions fur l'ufage & fur
l'abus de la Philofophie dans les matières
de goût. Il y a peu d'objets en Littéra
ture qui méritent mieux d'être traités
par un habile homme ; mais on ſent en
même temps combien cette difcuffion eft
délicate. Il n'eft pas aifé de prefcrire des
régles au goût & des bornes à l'efprit
philofophique ; beaucoup de petits Critiques
qui manquent de goût comme de
Philofophie , ne ceffent de répéter que
SEPTEMBRE. 1759. Ize
Pefprit philofophique a perdu la Littérature
; d'autres prétendent foumettre
les chofes même de fentiment à une analyfe
rigoureufe : les uns voudroient réduire
le goût à un inftinct aveugle , &
éterniferoient par - là l'enfance de la raifon
; les autres réfroidiroient l'imagina--
tion & donneroient des entraves au génie
: ces deux extrémités font également
vicieuſes & nuifibles au progrès des Arts.
Il est donc important de fixer la nature
du goût , les lumières qu'il peut tirer de
l'efprit philofophique , & la ligne que
doit féparer l'un de l'autre. Le goût n'eft
point arbitraire , c'eft une vérité inconteftable
; mais eft- il bien décidé que tou
tes les beautés dont les ouvrages de l'Art
font fufceptibles ne foient pas de fon
reffort, comme le prétend M. Dalembert
Il eft des beautés frappantes & fublimes ,
qui faififfent également tous les efprits ,
& dont par conféquent tous les hommes:
font juges ; ce genre de beautés , felon
M. D. n'ont point le goût pour arbitre
mais il en eft qni ne touchent que les ames
fenfibles ,& ce font celles- là qu'il regarde
proprement comme l'objet du goût : ainfi
il définit le goût le talent dé démêler danss
Les ouvrages de l'Art ce qui doit plaire aus130
MERCURE DE FRANCE
1
ames fenfibles & ce qui doit les bleffer,
Peut-être qu'on pourroit confidérer le
goût fous un point de vue plus étendu ,
plus général ; que les beautés fimples ,
fublimes , univerfelles , font auffi bien du
reffort du goût que les beautés plus déficates
; & que le talent de démêler celles-
ci n'eft qu'un goût plus fin , plus exercé.
Quoiqu'il en foit , dans les difcuffions
métaphyfiques , il n'eft question que de
fixer avec précifion les idées qu'on attache
aux mots dont le fens n'eft pas encore
bien déterminé la définition de
M. Dalembert préfente une idée nette &
précife de ce qu'il entend par goût ; l'acception
plus étendue qu'on pourroit donner
à ce terme ne changeroit rien aux réfultats
de fes principes.
Le goût eft fondé fur des principes , il
n'y a donc point d'ouvrages de l'Art dont
on ne puiffe juger en y appliquant ces
principes. La fource de nos fentimens eft
uniquement en nous ; c'eft donc en por
tant une vue attentive au dedans de
nous-mêmes que nous découvrirons des
régles générales & invariables de goût ,
qui feront comme la pierre de touche à
L'épreuve de laquelle toutes les produc
ions du talent pourront être foumifes
La recherche & l'analyfe de ces régles
SEPTEMBRE. 1759. r31
19
font l'objet de l'efprit philofophique ,
mais cette difcuffion doit avoir un ter
me. Il ne faut pas efpérer de pouvoir
remonter aux premiers principes. Vou
loir trouver la caufe métaphyfique de nos
plaifirs feroit un projet auffi chimérique
que d'entreprendre d'expliquer l'action des
objets fur nos fens. Les principes de goût
peuvent donc fe réduire à un petit nom--
bre d'obfervations inconteftables fur no
tre manière de fentir. C'eft jufques- là que
le Philofophe remonte , mais c'est là qu'il
s'arrête , & d'où , par une pente naturel
le , il defcend enfuite aux conféquences .
La jufteffe d'efprit ne fuffit pas , il
faut encore une ame fenfible & délicate ,
» & de plus , dit M. Dalembert , ne
» manquer d'aucun des fens qui compo-
» fent le goût. Dans un Ouvrage de Poc
» fie , par exemple , on doit parler tan
" tôt à l'imagination , tantôt au fenti
» ment , tantôt à la raifon , mais tou
» jours à l'organe ; les vers font une efpéce
de chant , fur lequel l'oreille eft
» fi inéxorable , que la raiſon même eſt
» quelquefois contrainte de lui faire de
légers facrifices. Ainfi un Philofophe
» dénué d'organe , eût-il d'ailleurs tous
» le refte , fera un mauvais Juge en ma
tière de Poëfie.
23
F vj
1152 MERCURE DE FRANCE.
Ce n'eft pas encore affez.d'avoir tous
les fens qui compofen: le goût , il faut
que ces fens ayent été exercés fur les
objets qui appartiennent au goût. Mal
lebranche ne fentoit point les charmes
de la Poefie , quoiqu'il eût les principales
qualités du Poete , l'imagination , le
fentiment & l'harmonie .
M. Dalembert examine enfuite quelles
font les caufes du faux jugement qu'on
porte fur les chofes de goût & il recherche
les moyens de les éviter. Il entre fur
cet objet dans une Métaphyfique trèsdéliée
qu'il n'eft pas aifé de développer
dans un Extrait. Il vange enfuite l'efprit
philofophique des reproches que la fottife
ou l'envie ont coutume de lui faire , &
il avoue que c'eft faire autant d'injure
aux Belles Lettres qu'à la Philofophie ,
de croire qu'elles puiffent fe nuire ou`
s'exclure réciproquement. » Et comment
» le véritable efprit philofophique ſeroitnil
oppofé au bon goût ? Il en eft au
» contraire le plus ferme appui , puifque
» cet efprit confifte à remonter en toat
» aux vrais principes , à reconnoître que
claque Art a fa nature propre , chaque
» ftuation de l'ame fon caractère, chaque
chofe fon coloris ; en un mot à ne
point confondre les limites de chaque
39
→
SEPTEMBRE . 1759.
genre : abufer de l'efprit philofophique
, c'est en manquer.
Je finirai l'analyfe de ce Morceau par
une réfléxion qui le termine & qui mérite
bien d'être recueillie . « Ceux qui poſſé-
» dent & qui connoiffent le moins l'efprit
philofophique en font parmi nous
» les plus ardens détracteurs , comme la
Poefie eft décriée par ceux qui n'ont
» pû y réuffir , les hautes fciences par
» ceux qui en ignorent les premiers prin-
» cipes , & notre fiècle par les Ecrivains
» qui lui font le moins d'honneur.
33
Le Morceau dont il me reſte à rendre
compte eſt intitulé : De l'abus de la Critique
en matière de Religion. Le but que
fe propofe M. Dalembert dans cet Ouvrage
, aufſi intéreſſant par fon objet que
par les circonstances dans lesquelles il
paroît , » eft de vanger les Philofophes
des reproches d'impiété dont on les
"
charge fouvent mal- à-propos , en leur
» attribuant des fentimens qu'ils n'ont
» pas , en donnant à leurs paroles des
» interprétations forcées , en tirant de
leurs principes des conféquences odieu-
» fes & fauffes qu'ils défavouent , en voulant
enfin faire paffer pour criminelles
ou pour dangereufes des opinions que
134 MERCURE DE FRANCE
le Chriftianifine n'a jamais défendu de
» foutenir .
Ce deffein eft digne d'un Philofophe
qui refpecte les vérités du Chriftianif
me , & qui fçait que la vraie Philofophie
& la vraie religion doivent toujours
marcher de front & fe prêter une force
& une lumière mutuelle. Vouloir les oppofer
l'une à l'autre , c'eft nuire à toutes
les deux. Ne nous brouillons point avec les
Philofophes , difoit un Théologien paifble
, modéré & très-religieux. M. Da
lembert ne peut fe diffimuler les progrès
de l'impiété & les attentats des Incrédules
contre la plus fainte des Religions.
» Le defir de n'avoir plus de frein
» dans les paffions , la vanité de ne pas
penfer comme la multitude , ont fait
plutôt encore que l'illufion des fophif-
» mes , un grand nombre d'Incrédules ,
qui felon l'expreffion de Montagne ,
» tâchent d'être pires qu'ils ne peuvent,
On ne peut trop louer le zèle de ceux
qui s'empreffent de vanger la Religion
contre les efforts de l'impiété , mais on
ne peut en même temps s'élever avec trop
de chaleur contre ce zèle prétendu qui
fert de mafque à l'ignorance , à l'orgueil ,
à l'efprit de parti , à des paflions plus
"
"
و د
SEPTEMBRE. 1759 F35
odieufes encore , & dont les méchans &
les fanatiques fe fervent pour allarmer
la piété & détruire la Philofophie.
Rien n'a été plus commun dans tous
les
temps que l'accufation d'irréligion intentée
contre les Sages par ceux qui ne
le font pas. M. Dalembert après avoir
rappellé l'hiftoire de Socrate , d'Anaxagore
, d'Ariftote , paffe à des faits plus
récens. Le Pere Hardouin , moins célèbre
encore par la profondeur de fon
érudition que par l'extravagance de fes
opinions , à fait un ouvrage exprès, pour
mettre fans pudeur & fans remords au
nombre des Athées des Auteurs très-religieux
dont plufieurs avoient folidement
prouvé l'existence de Dieu dans leurs
écrits. Sa folie , dit M. de Voltaire , ôta
à fa calomnie toute fon atrocité ; mais
ceux qui renouvellent cette calomnie dans
notre fiécle , ne font pas toujours recon
nus pour fous , & font fouvent trèsdangereux.
On a accufé Defcartes d'être un Athée
pour avoir dit : Donnez- moi de la matiè
re & du mouvement , & je ferai un monde
, comme fi cette penſée grande &
profonde ne fuppofoit pas la néceffité
d'un être intelligent pour donner l'exi
tence & le mouvement à la matière. On
136 MERCURE DE FRANCE
*
accufé le Newtoniafme de favorifer l'Athéifme
, quoiqu'il n'y ait aucune Philofophie
plus favorable à la croyance d'un
Dieu. La lifte des Philofophes fauffement
accufés d'irréligion eft très-nombreuſe :
jamais les prétextes n'ont manqué au fanatifme
pour fonder cette odieufe impu
tation ; mais en s'élevant contre l'impie
té , du moins ne faudroit- il pas fe méprendre
fur le genre d'impiété qu'on at
taque. On m'accufe de Matérialiſme , difoit
un Pirronien , c'eft à-peu-près comme
ft on accufoit un Conftitutionnaire de Janfenifme.
N'a-t-on pas vu M. de Montequieu
accufé dans le même libelle d'être
Déifte & Spinofiste ?
"
»
»Le nom de Matérialiſme , dit M. Da
lembert , eft devenu de nos jours une
efpéce de cri de guerre : c'eſt là quali-
»fication générale qu'on applique fans
» difcernement à toutes les efpéces d'In-
» crédules , ou même à ceux qu'on veut
» faire paffer pour tels. Dans toutes les
Religions & dans tous les temps le fa-
» natiſme ne s'eft piqué ni d'équité ni de
jufteffe . Il a donné à ceux qu'il vouloit
perdre , non pas les noms qu'ils méri
toient , mais ceux qui pouvoient leur
nuire le plus. Ainfi dans les premiers
fiécles , les Payens donnoient à tous
"
»
SEPTEMBRE. 1759. 137
les Chrétiens le nom de Juifs , parce
qu'il s'agiffoit moins d'avoir raiſon que
» de rendre les Chrétiens odieux.
»
M. Dalembert après avoir rapporté
plufieurs exemples d'imputations ridicules
dont la calomnie fous le nom de zéle a
chargé plufieurs Philofophes , recherche
pourquoi des défenfeurs de la Religion
la plus douce & la plus modefte ont eu
fi fouvent recours aux injures . Ils deshonorent
par- là la caufe qu'ils veulent défendre
, & ne font qu'aigrir & par conféquent
éloigner les efprits que la modération
auroit pu ramener. » Mais l'excès
» en toutes chofes eft l'élément de l'hom-
» me, fa nature eft de fe paffionner fur
tous les objets dont il s'occupe ; la mo-
» dération eft pour lui un état forcé , ce
» n'est jamais que par contrainte ou par
» réfléxion qu'il s'y foumet ; & quand
» le refpect qui est dû à la cauſe qu'il dé-
» fend , peut fervir de prétexte à fon
» animofité , il s'y abandonne fans retenue
& fans remords. Le faux zéle auroit-
il oublié que l'Evangile a deux pré-
" ceptes également indifpenfables , l'a-
" mour de Dieu & celui du prochain ? &
» croit- il mieux pratiquer le premier en
violant le fecond.
Si les accufations téméraires peuvent
18 MERCURE DE FRANCE.
nuire à la Religion, c'eft furtout lorfqu'elles
tombent fur des hommes fupérieurs
dont le nom feul peut donner du poids
aux opinions qu'on leur fuppofe.Qu'a- t - on
gagné à accufer avec tant d'acharnement
Filluftre Auteur de l'Esprit des Loix d'avoir
voulu donner atteinte aux principes
du Chriftianifme ? Les Incrédules fe font
glorifiés du chef qu'on leur donnoit fi
gratuitement , & fon nom leur a donné
plus de confiance que tous leurs fophifmes.
L'autorité eft le grand argument de
la multitude ; & l'incrédulité , difoit un
homme d'efprit , eft une espéce de foi pour
la plupart des impies.
M. Dalembert trace enfuite d'après
l'Hiftoire Eccléfiaftique un tableau court
& frappant des maux que le fanatisme a
produits chez nos ancêtres ; & il fait voir
par ce détail auffi effrayant qu'utile, com、
bien le gouvernement a intérêt de défendre
& d'appuyer les Gens de Lettres.
C'eft à eux que les Souverains doivent aujourd'hui
l'affermiffement de leur puiffance
, & la deftruction d'une foule d'opinions
abfurdes , nuifibles au repos & au
bonheur de leurs Etats.
Je finis cette analyſe par un trait bien
remarquable : » Il n'y a , ce me femble,
qu'un moyen d'affoiblir l'empire de
SEPTEMBRE . 1759 139
1
12
19
29
» l'Inquifition dans les contrées malheu
» reufes où elle domine encore , c'est d'y
» favorifer autant qu'il eft poffible , l'étude
des fciences exactes . Souverains
qui gouvernez ces Peuples , & qui vou→
lez leur faire fecouer le joug de la fuperftition
& de l'ignorance , faites naî
tre des Mathématiciens parmi eux ;
cette femence produira des Philofophes
avec le temps , & prefque fans
qu'on s'en apperçoive . L'orthodoxie la
plus délicate n'a rien à démêler avec
» la géométrie. Ceux qui croyoient avoir
n intérêt de tenir les efprits dans les té-
» nébres , fuffent-ils affez prévoyans pour
preffentir la fuite des progrès de cette
» fcience , manqueroient de prétextes
" pour l'empêcher de fe répandre. Bientôt
l'étude de la Géométrie conduira comme
d'elle - même à celle de la faine Phyfique
, & celle- ci à la vraie Philofophie
, qui par la lumière qu'elle répan-
" dra , fera bientôt plus puiffante que
» tous les efforts de la fuperftition ; car
» ces efforts quelque grands qu'ils foient ,
» deviennent inutiles dès qu'une fois la
Nation eft éclairée.
On trouve dans les deux Morceaux
dont je viens de rendre compte cette hardieffe
de pinceau , ce ton d'humanité &
140 MERCURE DE FRANCE
de Philofophie qui caractérisent les ou
vrages de M. Dalembert. On remarque
même dans le dernier un degré de force
& de chaleur qui peut être produit pa
l'importance & l'intérêt de la matière.
M. Dalembert y marche d'un pas ferme
entre deux fentiers très - gliffans , & fon
courage mérite la reconnoifance & les
éloges de ceux qui aiment fincérement le
véritable Chriftianiſme & la bonne Philofophie.
ESSAI Géographique fur les Illes Britanniques
; 2 vol. in 12 , dont le premier
contient une Defcriptiou de l'Angleterre ,
de l'Ecoffe & de l'Irlande , & les détails
particuliers des Provinces qui les compofent
; avec des Itineraires pour l'intérieur
du Pays : le fecond , le Portuland, avec
le détail particulier des Ports , rades ,
mouillages , & dangers que les Naviga
teurs doivent connoître ; pour joindre
la Carte de ces Hfles , en cinq grandes
feuilles. Par M. Bellin , Ingénieur de la
Marine. Le prix des deux vol. eft de 6
reliés , & des 1. brochés. A Paris , che
Nyon , Libraire , Quai des Auguftins ,
FOccafion.
MERCURE de Vittorio Siri , Tome
XVI..A Paris,chez Durand, rue du foi
SEPTEMBRE. 1759. - 141
ABRÉGÉ de la Grammaire Françoife.
'ar M. de Wailly. A Paris , chez Debure
ainé , Quai des Auguftins , & chez J.
farbou , rue S. Jacques.
FABLES de M. Gay , fuivies du Poëme
el'Eventail , le tout traduit de l'Anglois ,
ar Madame de Keralio . A Londres
fe trouvent à Paris chez Duchefne ,
e S. Jacques, au Temple du Goût. J'en
onnerai une idée dans le Mercure fuiint.
LETTRE fur l'Education , par rapport
ix Langues. A Amfterdam. J'en rendrai
mpte auffi dans le prochain Mercure.
LES Mélanges de Littérature de M.
alembert fe trouvent à Paris chez Lamrt
, Duchefne , Jombert , Deffaint &
aillant , & autres Libraires , & à Lyon,
ez Jean-Marie Bruyzet.
LES Elémens de Mufique du même
uteur , fe trouvent à Lyon chez le même
ibraire , & à Paris chez Jombert , rue
auphine.
Defprez , Imprimeur du Roi , rue S.
acques à Paris , qui a mis en vente le 1
uillet les Tomes XI. & XII . de l'Hiftoire
niverfelle, par M. Hardion , a quelques
142 MERCURE DE FRANCE.
exemplaires de la traduction Italienne di
même ouvrage , dont il y a actuellemen
4 volumes qui fe vendent 3 liv. bro
chés chaque volume . La fuite fe don
nera à mefure de l'impreffion que l'o
fait à l'Imprimerie Royale de Turin, ain
que le Livre intitulé : La Divozione ri
conciliata collo Spirito , operetta di Mon
fignor le Franc di Pompignano , Vefcov
di Puy , dal Francefe transportata p
la prima fiata nell' Italiana favella. I
Torino , 1758. nella Stamperia Reale .
LA Sainte Bible toute Françoife , com
tenant l'Ancien & Nouveau Teftament,
traduite fur la Vulgate , avec de courtes
Notes pour l'intelligence du fens littéral
& prophétique , en un feul volume in fol
ornée d'un Frontifpice en Taille - douce
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L'HISTOIRE abrégée de M. de Thou
par M. Remond de Sainte Albine, 10 vol
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UNE nouvelle Édition de l'Année
Chrétienne de M. le Tourneux , 13 vol
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SEPTEMBRE. 1759. 143
LETTRE écrite à Mlle de la Fontaine
par M. l'Abbé de Breteuil , Chancelier
de Monfeigneur le Duc d'Orléans.
Mlle. de la Fontaine voulant rendrefa
reconnoiffance publique , la lettre ſuivante
m'a été envoyée pour être inférée
dans le Mercure . Elle fait l'éloge du
Prince dont elle annonce les bienfaits ;
elle fait auffi l'éloge de celui qui a pris
foin d'attirer les regards du Prince fur la
famille infortunée de l'un des plus grands
Poëtes que la France ait vu naître. Des
marques de protection fi bien placées
font pour les Lettres d'un prix ineftimable
, furtout dans un temps où tout le
monde s'en amufe , & où fi peu de perfonnes
dignes de les encourager s'y intéreffent
véritablement.
J'AI appris , Mademoiſelle, par la voix
publique , que petite fille d'un homme
illuftre & précieux à la Nation , vous
étiez dans une fituation d'autant plus
malaifée que vos infirmités la rendoient
encore moins fupportable , j'ai cru devoir
propofer à Monfeigneur le Duc d'Or
léans dans les Domaines duquel vous
144 MERCURE DE FRANCE .
êtes de vous procurer des fecours que
tout le monde peut recevoir d'une main
auffi diftinguée. Ce Prince qui n'a befoin
que d'être inftruit des chofes décentes &
convenables pour defirer de les faire, m'a
chargé de vous envoyer une petite fomme
que M. l'Abbé de Fourqueux voudra
bien vous remettre de ma part , en attendant
que dans le travail que je ferai
l'année prochaine avec S. A. S. je puiffe
vous fairé mettre fur l'état des penfions.
Je m'estime très - heureux d'avoir pu vous
découvrir dans votre retraite & de pouvoir
vous y procurer un peu d'aifance.
Je ne connois rien de plus flateur pour
moi que de mettre le Prince qui m'hono
re de fa confiance à portée de faire paroître
les grandes qualités de fon coeur.
Vous ne devez fes bontés ni à vos follicitations
, ni à aucune protection , vous
ne les devez qu'à votre nom & à vos
vertus , & c'eſt la meilleure recommandation
qu'on puiffe avoir auprès d'un
Prince ne pour le bonheur de tous ceux
qui lui appartiennent ou qui peuvent en
être conuus.
J'ai l'houneur d'être , Mademoiſelle ,
avec les fentimens les plus refpectueux ,
yotre & c.
ARTICLE
SEPTEMBRE. 1759.
145
1
ARTICLE III.
SCIENCES ET BELLES-LETTRES.
GÉOGRAPHIE.
LETTRE à l'Auteur du MERCURE.
VOUDRIEZ - VOUS bien , Monfieur, aider
de vos lumières de pauvres Curés campagnards
, & décider par la voye de votre
Journal une conteftation très - grave
qui s'eft élevée entr'eux fur la meſure
géographique de la France , telle qu'elle
eft aujourd'hui ? Dans une de nos converfations
politico- critiques , l'un de nous
s'avifa de mettre en fait que la France ,
la Lorraine comprife , contenoit plus de
cinquante mille lieues de fuperficie , en
fuppofant les lieues de 25 au degré , ou
de 2282 toifes , ce que nous croyons
la même chofe. Un autre affura qu'elle
n'en avoit guères plus de 30 mille, & tout
au plus 32. Comme cette différence eft
confidérable , on s'échauffa, ( nous étions
au deffert ) on difputa , on paria , & qui
plus eft on configna les gageures ; nous
crumes tous que pour réfoudre la quef-
G
1
146 MERCURE DE FRANCE.
tion , il ne falloit que recourir à nos Livres
; & chacun ſe promit bien à fon retour
chez lui d'épuiſer fa très-mince Bibliothèque
, & le compas à la main de
mefurer fes Cartes. O curas hominum !
Nos recherches ont été vaines , & nos
opérations algébriques inutiles : nous n'avons
pu décider ; nous avouons notre
ignorance. Voici pourtant quel eſt le réfultat
de nos travaux.
Le Maréchal de Vauban a dit que ,
par le mefurage qu'il a fait fur les
» meilleures Cartes du Royaume, il trouve
» que la France contenoit 30 mille lieues
"
quarrées ou environ , de 25 au degré.
Mais cette autorité ne peut réfoudre la
queftion , parce que Vauban écrivoit en
1698 , immédiatement après le Traité de
Ryfwick ; or depuis ce temps , outre les
conquêtes que le Roi a faites par la force
de fes armes , & le fecours de nos
bonnes prieres , dans la Flandre & dans
les Pays- bas , la Lorraine a confidérablement
augmenté notre Domaine.
Le Dictionn. de Moreri, édit. de 1732,
que nous avons confulté , dit au mot
France , qu'elle s'étend depuis environ
le 42 ° degré de latitude jufqu'au 5 1º , &
depuis le 15 de longitude jufqu'au 29 ° ,
de forte qu'en longueur & en largeur elle
e
SEPTEMBRE. 1759. 147
peut avoir 200 ou 225 lieues. Cette manière
de s'exprimer eft bien vague deux
cens lieues en tout fens donnent 40 mille
lieues, & 225 en produisent plus de so
mille ; ce qui feroit bien l'affaire de l'un
de nos parieurs. Nous vous dirons même
en confidence qu'il y a longtemps que
nous nous appercevons qu'il n'a de Science
que celle qu'il a prife dans le Moreri :
au refte il n'eft pas le feul.
Nous avons encore ouvert le Dictionnaire
de Trévoux de la dernière édition
& nous y avons trouvé que » felon la
» Carte de la meſure de la Terre donnée
» par M. Caffini , la France a d'étendue
» 48400 lieues de vingt-cinq au degré. »
Rien ne paroît plus précis que cette
autorité , d'autant plus qu'elle eft fondée
fur des détails : cependant nous n'avons
pas cru devoir nous y foumettre ; car , en
oppofant M. de Caffini lui- même à l'énoncé
du Dictionnaire , nous trouvons
beaucoup à rabattre fur les 48 mille
lieues. Cet Académicien a donné en
1744 conjointement avec M. Maraldy ,
une Carte de la France levée avec beaucoup
de foin ( au moins le penfons - nous )
& connue fous le nom de Carte des triangles
. Or par le mefurage de cette même
Carte fait le plus exactement qu'il nous a
Gij
148 MERCURE DE FRANCE.
été poffible , ce qui n'eft pas trop dire ;
nous ne trouvons que 3 1 à 32 mille lieuës.
Bien plus , M. de Caffini nous a promis
un Atlas François très - détaillé , très- cher ,
dont on a déjà bon nombre de Cartes ,
avec un timbre qui porte Munificentia
Regis optimi , & qu'on nous vend pourtant
4 liv. la feuille. Suivant le Profpectus
, il y aura 174 Cartes particulières ; &
chacune fera de 40 mille toifes de l'Eſt à
l'Ouest , fur 25 mille du Nord au Sud ; ce
qui fait environ 192 lieues quarrées : mais
de ces 174 Cartes promifes, il n'y en aura
que 24 entièrement remplies par le terrein
de la France ; les so autres ( quoique
payées auffi cher ) ne le feront qu'en partie,
l'une au tiers , l'autre au quart, d'autres
à moins. Mais en les fuppofant l'une dans
l'autre à moitié, il s'en faut bien que nous
trouvions les 48400 lieues de fuperficie annoncées
par le Trévoux; car 124 cartes de
192 lieues chacune ne donnent que 23800
lieues , & so Cartes de 96 lieuës n'en produifent
que 4800. Total 28600. Ce qui
fait une différence de 20 mille lieuës,
L'autre parieur auroit donc gagné.
Nous avons encore fait d'autres recherches
très -pénibles , très -érudites , mais tout
auffi infructueufes. Nous en ferons grace
à vos Lecteurs. Nous avons confulté nos
SEPTEMBRE. 1759. 149
Voifins , nos Vicaires , nos Seigneurs , les
Baillifs de nos Villages , jufqu'au Magifter
, & quelques - unes de nos Servantes
; perfonne n'a pu nous inftruire. Nous
avons écrit à la Ville voifine ; les Bourgeois
n'en fçavent pas plus que nous. Notre gageure
eft donc reftée indécife , jufqu'au
prochain Mercure, où nous espérons trouver
la folution de ce problême . Nous ne
manquerons pas en buvant à la fanté du
Curé perdant , de boire à la vôtre, Monfieur
, de tout notre coeur , & à celle
des perfonnes qui voudront bien nous
éclairer.
Nous fommes avec refpect , &c.
RE'PONSE de l'Auteur du Mercure.
N n'a pu fçavoir de M. de Caffini ;
à qui cette Lettre a été communiquée ,
fur quel fondement on avoit fixé cette
étendue à 48400 lieues quarrées. Une
pareille détermination ne peut avoir lieu
qu'après qu'on aura levé en entier la
Carte géométrique à laquelle on travaille
à force de tous côtés. On efpère qu'elle
fera finie dans cinq ou fix ans au plus ;
jufques - là on ne peut rien dire de cer
G iij
aso MERCURE DE FRANCE.
tain fur le contenu des feuilles qui circonfcrivent
le Royaume , dont on n'a
encore levé qu'un petit nombre. Il faut
donc différer de quelques années la décifion
de la gageure fur laquelle on me
fait l'honneur de me confulter.
Le dernier article de la Lettre mérite
auffi une réponſe. L'Atlas François dont
il est question exige des dépenfes confdérables
qui ne peuvent rentrer de longtemps.
Celles qui ont été faites par l'Eta :
fous les règnes de Louis XIV & de Louis
XV , pour faire lever géométriquement
par différens Académiciens le canevas ou
chaffis de la Carte de 60 en 60 mille toifes,
ont donné lieu à la devife Munificentia
Regis optimi. Si ce premier travail qui
comprend les mefures du Méridien , des
perpendiculaires & parallèles à la Méridienne
, ainfi que la détermination des
côtes maritimes , & qui nous donne un
très-grand nombre de points , déterminés
avec toute la précifion poffible par des
Membres de l'Académie , pour affujettir
tous les autres points déterminés par nos
Ingénieurs ; fi ce travail , dis-je , n'avoit
point été précédemment exécuté aux
dépens du Roi, jamais aucune Compagnie
n'auroit pu tenter l'exécution d'une Carte
géométrique du Royaume, vû la longueur
SEPTEMBRE . 1759. 151
des opérations commencées en 1666 ,
terminées vers 1740 , & l'impoffibilité
d'en rejetter les frais fur la vente des
feuilles qui fuffit à peine pour payer le
tiers du travail actuel.
Un bon Ingénieur léve , calcule & deffine
une demi-planche par année ; on
lui paye chaque planche 4200 liv. y
compris 1000 liv. de gratification qui lui
font promifes fi fon ouvrage eft auffi exact
qu'il eft poffible. Il en coute 500 liv.
pour faire vérifier chaque planche par
un autre Ingénieur. La gravure des planches
revient à 1200 liv. les cuivres, l'impreffion
, & les faux-frais à 100 liv . par
planche. Il ne paroît pas une feuille entière
qu'il n'en ait couté 6000 1. à la Compagnie.
On a évalué enfemble toutes les
dépenſes , on en a divifé la totalité par
le nombre des planches , c'est-à- dire par
174 , pour fixer un prix moyen : autrement
il auroit fallu mettre des feuilles à
6 liv . d'autres à 5 liv . d'autres à 30 fols
& c. ce qui pourroit caufer beaucoup
d'embarras dans les détails. Le débit n'a
pas encore paffé soo exemplaires de chaque
planche , par conféquent il s'en faut
de beaucoup que la Compagnie ne tire
Les frais.
Giv
152 MERCURE DE FRANCE
MEDECINE.
REMEDES contre les morfures de chiens
enragés,piqûures & morfures de ferpens,
viperes &c. que le fieur MERLET donne
au Public.
Si quelque chofe peut flatter l'homme
I
dans cette vie , c'eft fans doute le plaifir
de foulager fes femblables ; un coeur véritablement
généreux en cherche l'occafion
, & l'embraffe avec plaifir ; à l'exemple
du Soleil qui éclaire tout le monde,
il étend fes largeffes & fes bienfaits fur
tous les hommes fans diftinction des bons
& des mauvais ; perfuadé que c'eft le vrai
moyen d'approcher du grand modèle de
perfection.
C'est donc manquer aux devoirs de l'humanité
que de refufer au Public les fecours
qui lui font néceffaires , furtout s'il eft en
notre pouvoir de les lui procurer. L'amour
de la Patrie, & cette amitié mutuelle qui
doit régner entre tous les hommes , & qui
doit faire le principal lien de la fociété civile,
ne doivent- elles pas nous y engager ?
Ce font elles qui m'ont fait naître l'idée de
SEPTEMBRE. 1759 . 153
rendre publique la véritable façon de
traiter la rage, les piqûures & morfures de
ferpens , viperes &c. Remedes prefqu'inconnus
jufqu'aujourd'hui.
Perfonne n'ignore le malheur de ceux
qui font atteints de ces maux ; les premiers
périffent d'ordinaire miférablement
faute d'être fecourus : les derniers ne
font pas moins à plaindre , & ne courent
pas moins de rifques , puifqu'en moins
de fix heures nous les voyons perclus. Le
venin qui fe communique au fang , circule
avec lui de veine en veine , & le
corrompt en un inſtant .
Il n'eft pas néceffaire pour remédier å
ces maux de confommer une partie de
fes jours dans un laboratoire ; nous n'avons
d'ailleurs befoin d'aucuns fecours
étrangers ; nous n'irons pas parcourir les
Pays lointains pour y chercher les remédes
qui nous font néceffaires ; notre Continent
nous en fournit abondamment ; la
terre cette bonne mere , nourrit & fait
fortir de ſon ſein de quoi nous foulager
c'eft d'elle que nous devons tirer ce dont
nous avons befoin ; les plantes & les fimples
fes dignes nourriffons que nous founous.
foulons
journellement aux pieds pour n'en pas
connoître tout le prix , nous fourniront
les fucs néceffaires pour nos opérations.
Gw
20
154 MERCURE DE FRANCE.
Pour la Rage.
Prenez une poignée de petites marguerites
blanches nouvellement cueillies ,
avec leurs racines que vous nettoyerez en
ôtant la terre fans les laver.
Une demie poignée de racine d'églantiers
les plus jeunes , que vous nettoyerez
comme les marguerites , & les fendrez
par petits morceaux pour qu'ils fe puiffent
piler plus facilement.
Une Racine de Scorfonnere , apprêtée
omme deffus.
Une pincée de Sauge.
Une demic gouffe d'ail mondé de fa
peau.
Deux ou trois feuilles d'herbes de la
Rue.
Une poignée de fel marin.
Vous pilerez le tout enſemble , & autant
que faire fe pourra dans un mortier
affez grand pour que le fuc dont on a befoin
ne fe répande point , & lorfqu'il
fera bien pilé , vous le mettrez dans un
pot de terre verniffé , & y mettrez pardeffus
environ deux bouteilles de vin
blanc ; vous laifferez infuſer le tout pendant
24 heures , vous en ferez boire au
Malade environ deux verres , ou un bon
gobelet tous les matins à jeun pendant
SEPTEMBRE. 1759. 155
huit jours confécutifs , obfervant de ne le
laiffer ni boire ni manger de trois heures
après ; il pourra enfuite prendre fon travait
& fes exercices ordinaires.
Pour les morfures de Serpens , Vipères, &c.
La perfonne qui aura été mordue ou
piquée , prendra la tête de l'animal , la
fendra en deux , & la mettra fur la piquûre
; enfuite elle prendra le ferpent ou
vipere , le fendra en deux le long du
ventre , prendra le foye , en ôtera le
fiel , enſuite il délayera ce même foye
dans une taſſe s'il en a , ou autre choſe
commode , même dans fon fabot , & enfuite
il l'avalera.
Mais comme il eft difficile de fe fervir
de ce reméde tant parce que celui qui
a été piqué ou mordu ne s'arrête pas à
regarder de quel côté fon ennemi tourne
la tête , que même la plupart des enfans
à qui ces accidens arrivent, ne déſignent
pas affez bien les endroits , on fe fervira
du reméde fuivant.
Prenez une demie poignée de racine
de bardane que vous ratiflerez bien , &
en jetterez le coeur.
Une poignée de racine de bouillon
blanc apprêtée comme la bardane.
Une poignée de peau de racine de
G vj
156 MERCURE DE FRANCE.
frefne la plus tendre & bien ratiffée.
Pilez le tout enfemble , & le faites
infufer dans une bouteille de vin blanc ,
& en faites boire au malade le matin à
jeun pendant l'espace de huit jours. S'il
arrivoit que le malade eût fait quelque
ligature pour empêcher la circulation
du venin , vous la lui ferez défaire fur
le champ , autrement il courroit riſque
d'être eftropié.
Le grand nombre de perfonnes de l'un
& l'autre fexe qui ont fait ufage de ces
remédes , & dont le bas Poitou fourmille
, ( pour m'exprimer ainfi ) eft une
affez grande preuve de leur efficacité , &
la meilleure atteftation que j'en puiffe
donner. Mon ayeul du côté maternel ,
que la mort a enlevé depuis peu d'années
, s'eft fait un plaifir de les adminiſtrer
pendant le cours d'une affez longue vie.
Ma mere à fon exemple , quoique d'une
fanté & d'un âge à faire croire qu'elle
touche au bout de fa carrière , rend aux
malades les mêmes foins en toute occafion.
Ce feroit donc commettre une injuftice
manifefte envers les hommes , d'emporter
avec moi en l'autre monde un
fecret auffi précieux , & dont je fçai
que le Public a tant de befoin . L'amour
SEPTEMBRE. 1759. 157
de la Patrie me dicte d'autres fentimens ,
& n'étant fenfible à rien plus qu'au plaifir
de foulager les malheureux , je laiſſe
à quiconque voudra à imiter cette eſpéce
de Monftres qui croyant n'être nés
que pour eux , fçavent renfermer dans
un cercueil , & priver le Public de pareils
tréfors , comme fi le Ciel leur en eût pour
eux feuls réfervé la connoiffance .
Le Public fera j'efpere affez judicieux ,
pour croire que ce n'eft pas dans des
vues d'intérêt que je lui fais part de ces
remédes ; je ne prétends pas faire de ma
générofité ( fi c'en eft une ) un des plus
infâmes commerces du monde ; je ne me
propofe pour récompenfe de mon bienfait
que le feul contentement que goute
ordinairement une belle ame à pouvoir
foulager fes femblables.
Ala Rochelle , ce huit Mai milſept cent trenteneuf.
G. MERLET.
Le College Royal de Médecine , dans
fon aſſemblée de ce jour, après une lecture
exacte , a approuvé le Mémoire ci-deffus :
composé par le fieur Merlet,formulé avec
les plantes les plus efficaces dans pareils
accidents ; elle l'a jugé digne de l'impreffion
pour l'utilité publique , d'autant
plus qu'ils ont été éprouvés avec fuccès
58 MERCURE DE FRANCE.
depuis plufieurs années par les Ancêtres
Pere & Mere dudit fieur Merlet qui en
fait préfent au Public. Délibéré à la Rochelle
le 8 Mai 1759. Signé GIRARD DE
VILLARS , Syndic du Collège Royal de
Médecine & Doyen réfident.
PROSPECTUs d'une Hiftoire de
la Milice Françoife .
NOTA. Ne pouvant donner ce Profpectus en
entier , je me borne à l'expofition du plan de
l'Ouvrage immenfe qu'il annonce.
PuUISQUE entraînés par le defir de
nous perfectionner dans la fcience des
armes , nous nous appliquons à connoître
parfaitement l'Hiftoire Militaire des Grecs
& des Romains , celle des François qui
nous offre un ſpectacle plus intéreffant &
plus varié , doit être auffi pour nous une
fource plus féconde d'inftructions .
Tous les événemens qu'elle renferme
ont contribué à la gloire de nos Ancêtres.
La plupart fe font paffés dans les lieux
mênics que nous habitons : il n'en eft
point qui ne fixe l'époque de l'illuftration
de quelqu'une de nos Maifons , & qui
ne nous rappelle un Héros de la Nation
SEPTEMBRE. 1759. 159
Les circonftances des faits mémorables ne
fe font point perdues avec leurs Auteurs :
de ceux- ci , elles ont paffé de bouche en
bouche jufqu'à leurs Defcendans les plus
éloignés , intéreffés pour leur propre gloire
à en perpétuer le fouvenir. Nous partageons
en quelque forte avec tous ces
Grands Hommes les honneurs dont ils
ont été décorés comme celui de leur
appartenir devient la honte de leur
postérité quand elle ne cherche point a
leur reffembler ; auffi n'eft-il point de
titre glorieux dans l'Etat , où malgré le
défaut de naiffance , on ne puiffe afpirer
en les imitant.
,
Il Y à deux manieres d'étudier & de
compofer l'Hiftoire Militaire de la Nation.
Dans la premiere , on s'attache feulement
à démêler depuis l'origine de la Monarchie
, tous les changemens arrivés chez
elle dans l'art de faire la guerre . On
recherche quelles furent les armes des
premiers François on en examine la
forme & les différentes efpéces . On veut
fçavoir fi la force des armes confiftoit
en Infanterie ou en Cavalerie ; quelle
partie de la Nation étoit deſtinée à
les armes ; quelle étoit la durée du Service
Militaire ; comment fe faifoit la levée
des Soldats ; quelles fortes de divifions
porter
160 MERCURE DE FRANCE.
on en formoit , & les Chefs qu'on leur
donnoit ; la maniere de combattre , de
camper , de fe retrancher ; les différens
ordres de Batailles ; les méthodes employées
dans l'attaque & dans la défenſe
des Places ; les moyens de pourvoir à la
fubfiftance & à la confervation des armées;
quelles étoient les peines & les récompenfes
militaires. On compte les Batailles
qui fe font données , on en détermine la
datte & le lieu ; on compare tout ce que
les Chroniques anciennes nous ont confervé
de ces temps reculés ; on cherche
dans la narration des faits connus , les
traits les plus propres à répandre la lu
mière fur toutes les parties de ce fujet..
A mesure qu'on avance dans la carrière,
on obferve plus attentivement les révolutions
que la Milice peut avoir éprouvées &
l'influence qu'elles ont eue dans le fyftême
général de la guerre : on fait une énumération
de toutes les fortes de Troupes
qui fe font fuccédées les unes aux autres ;
on détermine celles qui ont exifté en
même temps , leurs changemens & l'ordre
de leur fucceffion . On veut connoître les
dignités militaires , les Perfonnages illuftres
qui les ont remplies , les fonctions
qui s'y trouvoient attachées , leurs droits ,
leurs prérogatives ; en quel temps elles
SEPTEMBRE. 1759. 161
fe font éteintes , & les nouveaux grades
qui ont été fubftitués aux anciens .
Comme en approchant de notre temps
les moyens de s'inftruire fe multiplient ,
que les établiifemens des derniers Siècles
& leurs ufages ont des rapports moins
éloignés avec ceux que nous pratiquons ,
& qu'il s'en eft confervé plufieurs jufqu'à
nous , on peſe davantage fur les circonftances
des actions célèbres ; on raffemble
un plus grand nombre de faits , on les difcute
avec plus de préciſion ; & leur réunion
forme un flambeau , à la clarté duquel on
cherche à développer l'origine & les
caufes de la conftitution actuelle de notre
Milice de terre & de mer.
Il n'eft pas douteux que pour approfondir
ainfi l'Hiftoire Militaire de la Nation
, on ne foit obligé d'employer beaucoup
de temps & de peines , & de faire
des recherches immenfes : la matiere eft
noyée dans une prodigieufe quantité d'écrits
, anciens & modernes ; il faut en
extraire avec art les parties difperfées ,
les dégager de ce qui leur eft étranger
en compofer un tout , & le préfenter enfuite
fous le point de vue le plus propre à
intéreſſer un Lecteur.
Mais ce n'eft point affez qu'un ſemblable
ouvrage ſoit rempli d'érudition : dans
162 MERCURE DE FRANCE.
un traité militaire , la fcience doit être
toujours fubordonnée à l'inſtruction ; entaffer
les uns fur les autres une multitude
de faits ifolés , en les appuyant de beaucoup
de citations & d'autorités , c'eſt
charger la mémoire fans nourrir ni l'efprit
ni le jugement. L'homme de guerre a befoin
d'un aliment plus folide : offrons-lui
des faits , citons des exemples ; mais en
petit nombre , choifis avec foin & tellement
analyfés qu'il y trouve des principes
invariables d'action & de conduite .
Tel eft le but qu'on doit fe propofer en
écrivant fur l'Hiſtoire Militaire des François
; & ceft ce qui conftitue la feconde ,
ou fi l'on veut , la véritable maniere de
s'appliquer avec fruit à ce genre d'étude.
Cette méthode confifte à rechercher
dans la fuite des événemens que l'Histoire
met fous nos yeux , dans leurs cauſes &
dans leurs effets , les progrès tantôt lents ,
tantôt rapides de l'art de la guerre parmi
nous ; à le fuivre conftamment dans toutes
les viciffitudes qu'il a effuyées non pour fatisfaire
une vaine curiofité, mais pour dif
cerner dans chacun de fes changemens en
quoi on s'eft éloigné ou rapproché de fes
maximes fondamentales ; en un mot à
faire en forte que les époques même de
La décadence nous offrent des leçons auffi
SEPTEMBRE. 1759 . 163
utiles , que les temps
où il a paru
s'élever
le plus
près de la perfection
.
Les fiécles où la difcipline militaire a
été remife en vigueur dans les armées ,
exigent furtout une attention particulière.
Il eft important de faire obferver que fon
rétabliſſement a toujours changé la face
de l'Etat , & qu'il a été l'inſtrument de fa
gloire & de fa grandeur.
Il faut démontrer que la bravoure des
François ne les a jamais mieux fervis que
dans les conjonctures où l'ordre & la
fubordination en ont dirigé les efforts ;
que s'ils ont remporté des victoires.
par la feule fupériorité de leur courage ,
c'est qu'ils combattoient alors contre des
Adverfaires moins aguerris & moins exer→
cés qu'eux ; & qu'ils n'ont au contraire
éprouvé de certains revers que pour s'être
livrés aveuglément & fans régle à l'excès
même d'une valeur impétueufe : la connoiffance
des fautes commifes en ce genre,
fert du moins à nous précautionner contre
de pareils malheurs.
•
Ces vérités deviendront plus fenfibles
fi l'on s'arrête de temps en temps
à confidérer chez les ennemis de la
Nation tout ce qui peut avoir rapport à
la guerre
.
Leurs pratiques militaires étant miſes
en oppofition avec les nôtres , les prin164
MERCURE DE FRANCE.
cipes des grands événemens fe dévoilent
plutôt à nos yeux ; des fuccès éclatan
n'ont plus rien qui nous étonne ; & l'on
ceffe d'être furpris qu'après des défaites
multipliées , le vaincu fe foit relevé de
fes malheurs , & qu'il ait pu trouver jufques
dans fa foibleffe des reffources infaillibles.
Le gain & la perte des barailles
ne nous paroiffent plus que ce qu'ils font
réellement , les effets conftans & néceffaires
des mêmes caufes.
commerce conti-
Comme il le fait d'ailleurs entre des
Peuples voifins un
nuel d'idées , d'inventions & d'ufages ,
que l'un prend indifféremment chez l'autre
ce qu'il croit y appercevoir de bon , &
qu'il fe l'approprie en quelque forte , en
le
perfectionnant , il eft avantageux de
connoître ce que les François doivent aux
différentes Nations avec lesquelles ils ont
fait la guerre .
Quand ils pénétrèrent dans les Gaules ,
ils apprirent des Romains , foit comme
Stipendiaires , foit comme Alliés, les premiers
élémens de l'art militaire. Après
s'être formés fous eux à leurs exercices &
à leur difcipline , ils parvinrent à les vaincre
& ils élevèrent fur les ruines de leur
Empire une nouvelle domination.
Cet efprit d'ordre & de régle puifé dans
SEPTEMBRE. 1759. 165
les Camps Romains auquel les François
dûrent leurs premiers fuccès , s'affoiblit
fous les Deſcendans de Clovis . Les grandes
vues de Charlemagne le firent revivre,
mais il s'éteignit bientôt , & l'on n'en découvre
plus de veftige à la fin de la feconde
Race.
Après l'oubli général de l'art militaite
en Europe , lorfque nous recherchons dans
les fiécles poftérieurs le temps de fa renaiffance
, nous en trouvons les premières
traces chez les Peuples voisins , & nous
voyons qu'il n'en eſt aucun qui n'ait été
notre maître dans quelque partie de la
guerre .
Nous avons reçu des Anglois les premiers
exemples de l'ordre & de la difcipline
; les Allemands ont appris à notre
Cavalerie à combattre en Eſcadrons , &
défillé nos yeux fur la foibleſſe de la haye
fimple qu'on lui faifoit former auparavant
; le bon ufage & la force de l'Infanterie
ne nous font connus que d'après
les Suiffes & les Italiens , les Terces Ef
pagnols font le modèle de nos Régimens :
nous devons encore à cette Nation la
méthode de diftribuer les Soldats d'une
Compagnie par chambrées , établiſſement
dont les avantages font immenfes , quoique
l'habitude nous empêche d'y faire at
tention.
166 MERCURE DE FRANCE.
Les véritables régles de la Tactique &
la manière de varier les ordres de batailles,
fuivant le & la nature
du terrein , ne nous font connus que
depuis Alexandre Duc de Parme , le Prince
Maurice de Naffau , le Grand Guſtave .
genre
des troupes
Lofque l'imitation fe rapporte à des
objets effentiels , elle ne fçauroit être ni
trop prompte ni trop conftante. Cependant
par un effet ordinaire des alternatives
de zèle & des relâchemens fi communs
à la Nation , il n'eft point rare
que nous abandonnions quelquefois des
pratiques très-utiles avec la même vivacité
que nous les avions adoptées ; & qu'en
dépit de l'expérience , nous perfévérions
long-temps dans des ufages pernicieux.
Nos peres font tombés fouvent dans
cet abus de la raiſon ; peut-être n'en fommes-
nous pas tout -à-fait exempts ; ces
traits remarquables font encore une partie
effentielle de notre Hiftoire Militaire ,
& ne doivent point échapper à la juſteſſe
& à la folidité des réflexions d'un Ecrivain
.
Après avoir ainfi porté une vue gé
nérale fur toute les parties de la Guerre ,
on peut entrer dans l'examen des grandes
entrepriſes formées par la Nation :
rien n'eft plus fatisfaisant que de calcu
SEPTEMBRE. 1759. 167
ler tous les moyens mis en oeuvre dans
les conjonctures , & s'affurer que l'évènement
a répondu aux différens degrés
de prévoyance & d'activité dont on a
ufé.
Quand on voit , par exemple , Charles
VIII marcher à la conquête du Royaume
de Naples , n'ayant point d'argent
dans fes coffres , obligé d'en emprunter
gros intérêts de quelques Banquiers de
Gênes & de Milan, dénué enfin des chofes
les plus néceffaires pour une ſemblable
expédition , on ne doute nullement que
le défordre des Finances ne doive paffer
rapidement juſques dans l'Armée , & que
les fuccès les moins efpérés ne tournent
enfin au préjudice de l'Etat .
A ces connoiffances il en faut ajouter
une autre qui dépend des précédentes ,
& qui leur donne un nouveau degré d'utilité
c'eft celle des grands Hommes de
Guerre de la Nation , des exploits qui
les ont rendus célébres , de leur caractè
re , de leurs fuccès & de leurs fautes.
Les erreurs des perfonnages illuftres ne
font pas moins un fond d'inftruction pour
nous , que leurs actions les plus héroï
ques.
Les traités de Tactique François, dans
quelque temps qu'ils ayent été compofés ,
}
168 MERCURE DE FRANCE:
ainfi que tous les autres écrits que nous
avons fur la Guerre , appartiennent encore
à l'Hiftoire Militaire de la Nation ;
ce font autant de monumens précieux
qu'il faut rechercher avec foin , & dont
le fouvenir doit être confervé dans des
extraits fidèles : ils conftatent les progrès
de l'art bien mieux que des faits. Ceux- ci
peuvent être facilement altérés. L'adulation
ou l'envie les chargent fouvent de
leurs couleurs , mais le génie d'un Auteur
dogmatique fe manifefte dans fes
Ouvrages tel qu'il eft , & il eft à préſumer
que l'étendue de fes lumières dans la
matière qu'il traite , eft celle du fiécle où
il a vécu.
pas Les opérations Militaires ne font
pour un véritable homme de Guerre l'objet
unique de fon zèle & de fon application
: tout ce qui fans énerver la difcipline
& fans nuire à la fubordination
peut contribuer au bien être , à la confervation
, à la fanté du Soldat , doit l'affecter
vivement . Quelque profond qu'il
foit dans l'art des manoeuvres , il a peu
fait pour l'Etat , s'il n'apprend pas à ménager
la vie des hommes qui lui font confiés
, & s'il n'employe pas tous fes foins
pour en diminuer la confommation : les
moyens en font offerts en tous temps ,
SEPTEMBRE. 1759 169
il ne s'agit que de vouloir les pratiquer ,
ils font répandus dans ces fages Régle
mens qui ont été renouvellés de nos
-jours & que le zèle du bien public a dictés ;
leur connoiffance importe trop à l'Officier
pour qu'il puiffe la négliger : il eft
donc effentiel de lui rappeller à cet
égard toute l'étendue de fes devoirs , en
lui donnant un précis des Ordonnances
qui les renferment les avantages que
l'Etat en retire méritent auffi d'être confidérés.
Nous devons apprendre à quel
point la Patrie peut être redevable au
ministère de la Guerre , quand l'amour
éclairé de fon Chef eft fecondé par la
commune activité de tous fes Membres.
Nous croyons qu'une Hiftoire Militaire
de la Nation , travaillée fur le plan
dont ont vient de tracer une efquiſſe
réuniroit , fi elle étoit bien faite , les deux
objets d'agrément & d'utilité ; ce feroit
en quelque manière , un corps de fcience
complet , mais dépouillé de la féchereffe
d'un traité purement dogmatique : toutes
les parties de la Guerre s'y trouveroient
expliquées , & l'Officier pourroit y puifer
d'autant mieux les principes de fon
métier ,, que les préceptes étant toujours
appuyés fur des exemples , fon ame ſe
formeroit aux grandes actions , en même
H
1
170 MERCURE DE FRANCE.
temps qu'il orneroit fa mémoire de faits
curieux & intéreffans. Le fruit qu'on eft
en droit d'attendre d'un femblable Ouvrage
, furtout dans un temps où le defir
de s'inftruire commence à remplacer
chez l'Officier François le vuide & la
frivolité de fes anciennes ocupations ,
nous a vivement frappés , & l'envie de
confacrer nos veilles au bien de la Patrie,
nous a engagés à l'entreprendre : nous
nous y fommes déterminés auffi parce
que dans le nombre des Ecrits militaires
qui ont paru jufqu'à préfent , nous n'en
connoiflons point qui rempliffe l'idée que
nous avons conçue de celui-ci.
Le Pere Daniel eft le feul Auteur qui
ait traité en détail la même matière : fon
Hiſtoire de la Milice Françoiſe eft pleine
de recherches fçavantes , c'eft prefque
ane collection complette de tout ce que
les Annales anciennes & modernes nous
fourniffent en ce genre de plus certain ;
mais l'Auteur n'ayant prétendu qu'à la
qualité d'Hiftorien, s'eft contenté de compiler
des faits , & ne s'eft point propofé
de tracer des leçons ni de pénétrer
dans le fond de fon Sujet. Nous defiretions
avoir les talens néceffaires pour fuppléer
avec fuccès à ce qui manque à fon
SEPTEMBRE. 1759 171
Ouvrage ; mais nous n'ofons l'efpérer
qu'autant que nos Sçavans Militaires
voudrons nous aider de leurs confeils &
nous communiquer leurs lumières. Quelque
grande que foit l'entreprife , on peut
avec de pareils fecours , la tenter fans
être téméraire.
Nous nous propofons d'abord de paſſer
rapidement fur les objets de fimple curiofité
, & de ne nous fixer qu'à ceux qui
peuvent contribuer à l'inſtruction particu
Îière de l'Homme de guerre. Conféquemment
nous pensons qu'il fuffira de donner
dans un Difcours préliminaire en forme
de differtation hiftorique & critique , une
notion fuccinte , mais exacte , des ufages
militaires des François fous les Rois de
la première & de la feconde race. Nous
ferons en forte que rien d'effentiel au
Sujet ne foit omis , & qu'il y paroiffe
dégagé d'une vaine oftentation de fcience,
plus propre à rebuter le commun des
Lecteurs qu'à l'éclairer.
L'Ouvrage ne commencera véritable
ment qu'avec la troifième race ; depuis
cette époque nous tâcherons d'approfondir
les matières autant qu'elles paroîtront
l'exiger , & nous leur donnerons plus ou
moins d'étendue fuivant qu'elles auront
un rapport plus ou moins éloigné avec les
Hij
172 MERCURE DE FRANCE
ufages qui fubfiftent aujourd'hui parmi
nous ; chaque fujet fera pris dans fon
principe, fuivi dans ſes variations , & conduit
jufqu'à fon état actuel.
L'Auteur donne enfuite la diftribution des Chapitres
; & plus fon plan fe développe , plus on re
connoît l'étendue & l'importance de ſon objet.
MECHANIQUE.
TOUS ous ceux qui connoiffent la conftruction
des pompes , & qui ont fuffiſamment
réfléchi fur la proportion de toutes
les parties des pompes à bras qui font
menées par une manivelle accompagnée
d'un volant , auront pû remarquer que
pour que l'homme qui agit travaille le
plus aifément qu'il lui eft poffible, en employant
fa force le plus avantageufement,
il faut que la manivelle où font appliquées
les mains ait aux environs de 14
pouces 14 ou 5 pouces tout au plus ;
un moindre rayon ne lui donne pas affez
d'avantage , un plus grand rayon fait
trop élever les bras & baiffer le corps , &
met l'homme hors de fa véritable force.
On aura encore pu remarquer que
l'homme appliqué à une manivelle du
SEPTEMBRE. 1759 173
rayon que nous venons de dire être le
plus favorable , & en fuppofant le centre
du cercle qu'elle décrit à 37 ou 38 pouces
de terre , ou au niveau de fon nombril ,
qui eft la hauteur la plus commode , foit
pour une pompe foit pour un chapelet ;
on aura pu remarquer , dis-je , qu'il lui
fait faire de 40 à 48 tours par minute :
s'il en fait moins ou davantage , il fe fatigue
beaucoup plus & ne peut travailler
auffi long - temps fans fe repofer qu'en
faifant de 40 à 48 tours , en fuppofant
même que l'axe foit chargé d'un volant
qui foulage beaucoup l'agent , non en lui
donnant de la force , comme fe l'imaginent
les gens qui n'ont aucun principe ,
mais en rendant le mouvement plus uniforme
, fe chargeant de ce que la puiffance
a de force de refte dans certains inftans
du tour de la manivelle pour la reftituer
dans les inftans où l'agent én a le moins .
Cela pofé , on voit que toutes les fois
que la manivelle des piftons eft appliquée
au même axe que celle de la puiffance ,
comme cela eft prefque partout , il faut
que chaque pifton monte aux environs de
40 à 48 fois par minute, & qu'il defcende
autant , que chaque foupape s'ouvre &
fe ferme 40 à 48 fois par minute , que la
colonne s'arrête & foit remife en mou-
Hiij
174 MERCURE DE FRANCE
fe
vement autant de fois , ce qui ne peut
faire qu'aux dépens de ce que devroit
produire la puiffance qui eft obligée de
vaincre à chaque fois la force d'inertie
de la colonne d'eau par autant de petites
fecouffes prefque femblables à des coups
de marteau , d'autant plus violentes &
par conféquent d'autant plus contraires
au produit de la pompe , que les coups
de piftons font plus fréquens , ajoutant
que plus les coups de piftons font fubits
ou violens , plus les pièces font reffort ,
ce qui contribue encore beaucoup à diminuer
le produit de la pompe. On doit voir
enfin que les foupapes ne peuvent jamais
fe fermer affez promptement pour ne pas
laiffer redefcendre à chaque fois une partie
de l'eau qui étoit montée.
En voilà bien affez pour faire fentir
le défavantage qu'il y a à difpofer les
pièces qui font le mouvement d'une
pompe , de manière que les piftons jouent
auffi vite qu'ils le font à toutes ces fortes
de
pompes
.
Nous avons cependant fait obferver
ci-devant que l'agent fe fatigueroit davantage
s'il faifoit faire moins de tours à
la manivelle où il eft appliqué . Il eſt
donc néceffaire lorfqu'on voudra mieux
faire , d'employer un engrenage en metSEPTEMBRE.
1759. 175
tant une roue dentée à l'axe de la manivelle
des piſtons , & un pignon ou une
lanterne à l'axe de la manivelle de l'a-.
gent , de telle forte que cette dernière
faffe quatre ou cinq tours ou davantage
fi on veut, pour en faire faire un à la manivelle
des piftons.
Mais , dira-t-on , cet engrenage ang- .
mente la cherté de la pompe , tant par la
roue & le pignon , que par un axe d'augmentation
, par les poailliers , chappes &
boulons qu'il faut de plus , & par l'ajuftement
du total qui demande plus de
foins. Cela eft vrai ; mais lorsqu'on veut
avoir le mieux , il faut le payer : on en
eft dédommagé par le produit qu'on a de
plus , par la durée des pièces qui font
moins fatiguées , & par la fatisfaction
qu'il y a à avoir le mieux lorfqu'on eſt
capable de le fentir.
Le prix que couteroient la roue & le pignon
s'il falloit les faire faire par un Horloger
, a fait tenter un moyen pour avoir
ces pièces à un prix très- médiocre , étant
néanmoins très-ſolides & très- exactement
faites. On a penſé que cette roue & ce pignon
pouvoient être en fer fondu , fi on
avoit de bons modèles. On les a fait ces
modeles avec tout le foin qu'il étoit poffible
d'y apporter en fuivant les principes.
Hiv
176 MERCURE DE FRANCE .
expliqués dans le Cours de M. le Camus ,
& on les a envoyés à une forgé où l'on
s'applique avec foin à exécuter tout ce
qu'on demande & où la fonte eft des
moins aigres. Cela a très- bien réuffi , ces
piéces fortent fi proprement du moule
qu'il n'y a rien à réparer ; il fuffit de mettre
un peu de grès & d'huile dans l'engrenage
les premiers jours qu'on le fait jouer , &
en peu de jours les dents font beaucoup
mieux adoucies que celles d'un engrenage
fait à la lime.
Le fer fondu étant toujours un peu aigre
, de quelque bonne qualité que foit la
mine & quelque foin qu'on ait apporté à
bien nettoyer le deffus du bain , on a cru
qu'il étoit à propos de donner beaucoup
plus de force à ces piéces qu'il n'étoit néceffaire
; d'autant plus que quelques fortes
qu'elles foient , toutes leurs parties étant
à tout inftant en équilibre , leur excès de
force & de folidité ne fait que charger
un peu plus les poailliers , & n'augmente
que de très- peu le frottement des deux
tourillons qui les portent ; & encore ce
frottement n'a-t- il lieu que quand les
manivelles tirent de bas en haut. Par
toutes ces raifons , & afin qu'on puiffe
les employer fi on veut à d'autres efforts
beaucoup plus grands , on a mieux aimé
SEPTEMBRE. 1759. 177
pécher par excès que par défaut. La matière
étant des plus dures , comme on
fçait , les parties qui frottent prennent
un poli parfait ; & toutes les dents étant
telles par leur force & leur folidité qu'on
auroit de la peine à les caffer avec un
gros marteau , on doit s'attendre à les
voir durer des ficcles .
On trouve ces Piéces chez le fieur
Langlois Marchand au Coeur Royal , quai
de la Mégifferie . Le fieur Lacour , Serrurier
du Roi , rue Fromenteau , fuffifamment
connu pour la forte d'ouvrage
dont il eft ici queſtion , a déjà fait ufage
en plufieurs endroits de cette roue avec
fon pignon , entr'autres dans une pompe
qu'il indiquera aux perfonnes qui voudront
la voir , où les corps de pompes
afpirans & refoulans font difpofés tout
autrement de ce qu'ils font ailleurs ; plus
faciles à démonter & remonter en cas de
befoin. La cuvette ou bache ne tient
point aux corps de pompe afpirans ; on
à la liberté de l'ôter & de la remettre
comme on veut . Chaque pifton a fa tringle
féparément , afin que l'un ne gêne
pas l'autre , ce qui eſt très- difficile àéviter
dans la manière ufitée jufqu'à préfent
, & c'est cette gêne qui eft caufe
qu'il faut renouveller plus fouvent les
Hv
178 MERCURE DE FRANCE.
cuirs , & plus que cela , que les corps de
pompe fe rayent & fe gâtent. Il n'y a
point ici de bois qui occupe de la place ,
qui gêne & qui foit fujet à pourrir , le
tout s'ajuste à un chaffis de fer fcellé
dans la muraille , & par- là peut facile
ment être êtabli dans les puits , même
dans ceux de médiocre largeur.
Si on fait attention à la manière dont les
aîles du pignon font confolidées, on verra
que fi on en faifoit autant pour les dents
de la roue , on pourroit employer ces piéces
à foulever les plus grands fardeaux .
Cet Avis eft donné par un très - habile homme.
ACADÉMIE S.
ASSEMBLÉE publique de la Sociét
Royalé des Sciences de Montpellier ,
tenue dans la Grande Salle de l'Hôtelde-
Kille , le 8 Mars 1759.
Mr. le Maréchal Comte de Thomond , R.
Honoraire de la Société Royale, préfidoit
à cette Séance Académique. On fait que
l'amour des Lettres s'unit en lui à cette
valeur qui l'a rendu redoutable aux Ennemis
de l'Etat , à ces vertus aimables qui
lui ont gagné tous les coeurs dans la ProSEPTEMBRE.
1759 . 179
vince confiée à fon adminiftration .
M. de Ratte , Secrétaire perpétuel de
la Compagnie , ouvrit la Séance par la
lecture de l'Eloge de feu M. le Maréchal
Duc de Mirepoix. La vie de cet Homme
illuftre fournit plufieurs traits remarquables
qui feront gravés à jamais dans les
faftes de notre Nation
M. Lamorier, Académicien afſocié, lut
enfuite un Mémoire fur les organes propres
aux Dauphins & aux autres Poiffons
fouffleurs. C'eft à la force des poumons ,
à la figure finguliere du Larynx , à un
Aqueduc ou fitule fituée au bas du front ,
à un gros mufcle enfin qu'il appelle fterno
fiftulaire , qu'il a attribué l'action de fouffler
& de lancer l'eau en l'air avec bruit.
Il expliqua la différente direction de ce
jet , tantôt verticale , tantôt oblique , &
tantôt horisontale , fuivant que la tête de
ce poifon eft plus ou moins abbaiſſée
par la contraction de ce même muſcle.
M. Lamorier regarde ce jet d'eau
comme un arme offenfive & défenfive ;
en effet lorfque le Dauphin eft attaqué
par un autre poiffon l'une maffe énorme,
comme ont la plupart des Galeus ou
Chiens de mer , ou par un poiffon armé
d'une défenſe pointue , comme le Xiphias&
le Priftis , ou enfin par unpoiffen
HT
180 MERCURE DE FRANCE.
à dents larges , comme font les Carcha
rias , & c. n'ayant pour fe défendre que
de très -petites dents , il trouve une reffource
dans la faculté qu'il a de lancer
l'eau ; il baiſſe la tête , il dirige le jer
vers les yeux de fon ennemi , il le rend
aveugle pour un moment ; & par fon extrême
activité il échappe au danger qui
le menaçoit. Cette activité n'eft pas fuppofée
; elle est connue des Naturaliftes &
de la plupart des Marins qui ont vu les
Dauphins fauter avec viteffe même par
deffus les navires pour attraper leur
proye , furtout les poiffons qui volent ,
dont on affure , qu'ils font très- friands .
Il ya apparence que cette même activité
étoit auffi connue des Anciens ,
puiſque dans l'Hiftoire d'Arion on feint
que ce célèbre Joueur de Luth fut tranfporté
fur un Dauphin depuis Corinthe
jufqu'à Lacédémone. Sans doute que les
Mythologyftes
donnèrent la préférence
à ce poiffon , parce qu'ils le connoifoient
le plus propre à remplir le rôle auquel on
le deftinoit. On peur ajouter à cette fable
celle de l'amitié qu'il a pour les
hommes , celle du plaifir qu'il prend à
s'entendre appeller fimo , celle enfin d'avoir
été tranfporté depuis Montpellier
jufqu'à Lyon.
SEPTEMBRE. 1759. 181
Pour déterminer cependant la différence
qu'il peut y avoir de la force de
ce jet d'eau lancé dans l'air , à celle du jet
qui eft lancé dans l'eau même , M. Lamorier
jetta dans un grand baffin plein
d'eau une liqueur noire avec une groffe
feringue à tuyau courbe ; il obferva que
ce jet pouffé horisontalement fur la furface
de l'eau ne perdit qu'environ la moitié
du mouvement qu'il avoit eu ayant
été lancé en l'air , ce qui s'accorde avec
la théorie de M. Pitot * inférée dans fes
Réfléxions fur le mouvement des eaux.
On peut ajouter à cette expérience ce
que les Chirurgiens obfervent fort fouvent
lorfqu'ils faignent au pied les malades
qui ont une fiévre ardente , alors
le jet de fang traverſe le diamètre du baf
fin dans lequel le pied eft trempé.
par
M. Lamorier n'a pas pû s'affurer par
lui-même de la diftance la plus grande à
laquelle peut aller ce jet d'eau lancé
le Dauphin ; les Mariniers l'eftiment à environ
trois toifes lorfqu'il eft lancé en
l'air ; & quand même ce jet ne feroit pas
porté dans l'eau jufqu'au poiffon ennemi,
il fuffit que l'efpace compris entre les
deux combattans foit agité & troublé par
Mém. de l'Acad. des Sciences , Année 1730 .
182 MERCURE DE FRANCE
les bulles d'air mêlées avec l'eau lancée ,
pour que le combat finife.
M. Lamorier fe propoſe d'ajouter à fon
Mémoire l'Anatomie des organes deſtinés
à remplir l'action de fouffler , & la def
cription de quelques autres parties communes
aux poiffons fouffleurs , furtout du
coeur , de la langue, des parties génitales,
des mammelles , & c.
M. Montet Académicien afſocié, lût un
Mémoire fur le fel lixiviel de tamaris , On
a reconnu dans ces derniers temps que les
cendres de certaines plantes contenoient
outre l'alkali fixe , des fels neutres , tels
que le fel marin , ou le tartre vitriolé ,
mais il ne paroît point qu'aucun Chymifte
y ait encore démontré le fel de Glauber.
M. Montet prouve par un grand nombre
d'expériences que le bois & les feuilles de
tamaris en fourniſſent un parfait par l'in-.
cinération, fans qu'on puifle tirer le moindre
atome d'aucun autre fel des cendres
de cet arbriffeau. Voilà donc un moyen
de fe procurer à peu de frais du fel de
Glauber , furtout en Languedoc , où le
tamaris croit en abondance , & fur le
bord de la mer & dans latérieur des
terres. On fe difpenfera d'entrer dans un
plus grand détail fur ce fujet , ce Mémoire
de M. Montet devant être envoyé à l'ASEPTEMBRE.
1759 183
cadémie Royale des Sciences pour être
imprimé à la fin du Volume de 1758.
M. de Ratte, Sécrétaire perpétuel , lut
un Mémoire fur une Cométe qu'il avoit
obfervée en 1757 conjointement avec M.
Coulomb , Adjoint pour les Mathémati→
ques. Cette Cométe fat vue pour la pre→
mière fois à Leyde le 16 Septembre 1757.
Elle fut obfervée à Marfeille par le P.
Pezenas Jéfuite , Profeffeur Royal d'Hy→
drographie , & à Paris par M. Pingré ,
Bibliothécaire de Sainte Géneviève &
Membre de l'Académie Royale des
Sciences. MM. de Ratte & Coulomb la
fuivirent depuis le 29 Septembre 1757
jufqu'au 16 Octobre fuivant.
Les élémens de la théorie de cette Cométe
ont été déterminés par M. de Rat
te ; elle a fuivi une route fort différente
de celle qu'ont tenue toutes les autres
Cométes obfervées jufqu'à préfent. I
eft à remarquer que celle dont il eft ici
queftion , étoit d'une foible apparence,
quoiqu'elle fe foit approchée du Soleil.
prefque autant que Mercure dans fes
moindres diftances.
A l'occafion de cette Cométe , M. de
Ratte parle de celle dont les Aftronomes
attendoient le retour. I ignoroit
alors qu'on l'avoit obfervée à Paris an
184 MERCURE DE FRANCE.
mois de Janvier. Ce retour fi defiré n'eft
plus douteux aujourd'hui. M. de Ratte a
fait fur cette nouvelle Cométe un grand
nombre d'obſervations dont il publiera
les réſultats . Son Mémoire fur la Cométe
de 1757 fera imprimé à la fuite de ceux
de l'Académie Royale des Sciences pour
la même année.
La Séance fut terminée par la lecture
d'une Differtation fur l'organe de la vue.
M. Sarrau Adjoint Anatomiſte, Auteur de
cet Ecrit , prétend déterminer à la faveur
des connoiffances Anatomiques , quels
font les effets que les changemens du
globe de l'oeil peuvent & doivent occafionner
pour nous faire appercevoir diftinctement
les objets à des diſtances inégales
.
Après avoir expliqué ce qu'on entend
par oeil Myope & par oeil Presbyte, l'Auteur
du Mémoire , obferve 1. ° que l'oeil
le mieux conformé eft celui qui voir
clairement les objets à une diſtance
moyenne : 2. que cet oeil jouit encore
de la propriété de devenir tantôt myope ,
tantôt presbyte , pour que la repréfentation
des corps fitués à des diftances
inégales fe faffe toujours diftinctement .
Quelques Auteurs ont prétendu que
les feules variations de la pupille pou
SEPTEMBRE. 1759. 185
voient produire ces effets ; d'autres les
attribuent aux feuls mouvemens du cryftallin
produits par l'action du ligament
ciliaire. On convient que l'une de ces
deux caufes peut fuffire dans certains
cas ; qu'elles peuvent même concourir
toutes deux enfemble : mais on prouve
en même-temps , qu'il eft une infinité
de pofitions où plufieurs autres caufes
doivent fe trouver réunies.
Les changemens relatifs qui arrivent
au cryftallin dépendent- ils des mouvemens
dont on le croit fufceptible ? M.
Sarreau prouve le contraire , & explique
clairement ce qui felon lui doit produire
ces changemens . Les caufes dont il
s'agit de faire connoître le concours ,
font l'action réunie des muſcles droits ,
la réfiftance de la graiffe qui entoure
les nerfs optiques , l'effort de la couronne
ciliaire à la circonférence du cryftallin
, la dilatation de la prunelle . Les
effets de ces caufes font le raccourciffement
du globe , les variations du cryftallin
plus ou moins voifin de la cornće
& du fond de l'oeil ; l'applatiffement même
du cryftallin. On conçoit aifément
comment toutes ces caufes & les changemens
qu'elles produifent , qui font variés
à l'infini , peuvent accélérer ou re186
MERCURE DE FRANCE.
tarder la formation du point optique.
Sans s'arrêter à l'explication d'une fourle
de conféquences qui font la fuite néceffaire
des principes établis , l'Auteur
du Mémoire détruit le fentiment de ceux
qui prétendent qu'on peut reconnoître
au premier coup d'oeil le degré de vûe de
chaque individu. » Ce fyftême , dit-il , eft
» d'autant plus abfurde, que de toutes les
» cauſes qui rendent l'oeil plus ou moins
parfait , il en eft plus de cachées que
d'apparentes ; qu'il arrive très-fouvent
» qu'un vice de conformation extérieur
du globe eft compenfé par une conf-
» truction fingulière de fon intérieur, qui
corrige le défaut apparent , & qu'on no
peut conclure pofitivement que lorfque
le vice des yeux eft en quelque façon
»fenfible à tout le monde. »
M. Sarrau fe propofe de faire fervir
ces remarques à la connoiffance du cryftallin
; à celle des effets qu'il doit reffentir
de fa communication intime avec la
couronne ciliaire ; à l'explication des
caufes qui peuvent donner naiſſance à
la cataracte , & faire varier felon les circonftances
les remédes & les opérations.
Il approfondira cette importante matière
dans une autre Differtation à laquelle
l'effai dont on vient de parler fervira de
préliminaire.
SEPTEMBRÉ. 1759 . 187
SEANCE publique de l'Académie des
Sciences , Belles Lettres & Arts de
Lyon , du Mardi z Mai 1759 .
SUIVAN
UIVANT l'ordre établi par les Réglemens
, M. le Préſident de Fleurieu ,
Directeur , fit l'ouverture de la Séance
par un Difcours qui contenoit les Extraits
des Ouvrages des Académiciens , lûs dans
le dernier femeftre. Il fit enfuite part au
Public d'un plan dreffé par M. de la Tourrette
pour travailler à l'Hiftoire Naturelle
des trois Provinces du Gouvernement de
Lyon. Les Citoyens font invités de joindre
leurs recherches & leurs obfervations
au travail des Académiciens.
M. Poivre eft venu prendre Séance à
l'Académie , & après avoir fait un remerciment
fur fon admiffion , il a lu une
Differtation fur le Commerce en général ,
& fur celui des Indes & de la Chine . Voy.
page 32 de ce Mercure.
M. Ponteau a lû enfuite un Mémoire ,
dont l'objet eft l'ufage de l'huile d'olive
contre la morfure de la Vipere. Second
Mercure de Juillet , page 167.
M. le Chevalier de Bory a terminé la
188 MERCURE DE FRANCE
Séance par une Imitation en vers de l'Ode
31. du Livre d'Horace ,
Quid dedicatum pofcit Apollinem vates .
Voyez le Merc. précedent , page i3 .
REPONSE de M. de la Condamine an
défi de M. Gaullard.
Nota. Le nombre des Piéces compriſes
dans ce Volume ne m'ayant pas permis
d'y donner place à la replique de M. de
la Condamine à M. Gaullard , je n'ai pu
lui refufer d'y inférer du moins l'Article
de fa Lettre qui répond au défi que lui a
fait fon Adverfaire , de fe laiffer inoculer.
Le - refte de fa réponſe ſera dans le
prochain Mercure . Voici ce qui regarde le
défi.
M. Gaullard termine fa Lettre par ces
mots. Il ne reste à M. de L. C. qu'un
moyen de me perfuader de fa bonne foi.
C'eft de confentir que je l'inocule MOIMEME.
Mais s'ilfe foumet à cette opération
, je l'avertis que je fuis prefque phyfiquement
für de lui donner la petite vérole
, quoiqu'il l'ait eue naturellement auf
bien que moi. Il eft l'Apôtre de l'Inocu
lation , il ne doit point craindre d'en être
le Martyr.
SEPTEMBRE. 1759. 189
Γ'
M. Gaullard déclare ici fort clairement
qu'il eft perfuadé que je fuis de mauvaiſe
foi dans tout ce que j'ai dit de l'Inocu
lation. Au premier aſpect cette déclaration
m'avoit paru très-défobligeante ; mais
je me fuis rappellé que M. G... fe piquoit
de fçavoir mesurer fes expreffions & de
n'y rien mêler de perfonnel.
Avant que de répondre directement à
fa propofition , j'ai quelques obfervations
préliminaires à faire.
Le fils de M. de la Tour a été inoculé
en 1756 par M. Tronchin. Cet enfant
au mois de Novembre dernier eut un
accès de fiévre qui fe termina par une
éruption à la peau. M. G. prétend que
c'est une vraie petite vérole : je foutiens
le contraire avec tous les Médecins, M. G.
excepté je foutiens de plus , fondé fur un
grand nombre d'expériences, que l'Inoculation
met à l'abri d'une feconde petite
vérole. Tel eft le fujet de la difpute qui
s'eft élevée entre M. G. & moi. Pour la
terminer M. G. me propofe de me faire
inoculer. Cette expérience n'eft- elle pas
heureufement imaginée , & fort décifive
pour favoir fi l'Inoculation garantit du
retour de la petite vérole ?
1
Quel peut donc être le but de M. G ?
Le voici. Il fe fera dit à lui- même en
190 MERCURE DE FRANCE
examinant fa confcience : je me ſuis trop
avancé ; j'ai une mauvaiſe Thèfe à foutenir
; les raifonnemens me preffent , les
autorités m'accablent : donnons le change
aux Lecteurs dont un affez petit nombre
connoît l'état de la queſtion . Défions
M. de la C. de fe faire inoculer. La fingularité
de la propofition furprendra. On
oubliera que le fait conteſté ne peut être
éclairci par ce moyen. Si M. de la C. accepte
, je pourrai toujours dire , quel que
foit l'événement , qu'il ne prouve rien
quant au fait du petit de la Tour. Si
M. de la C. refuſe , j'aurai l'air d'avoir
fait à mon Adverfaire un défi qu'il n'ofe
accepter ; je mettrai par là les rieurs de
mon côté , & c'eft beaucoup en ce Paysci.
Sous ce point de vue le projet de
M. G. n'eft pas mal imaginé.
Mais , dira- t -on , fi cette expérience ne
décide rien quant au fait conteſté de la
poffibilité d'une feconde petite vérole
après l'Inoculation , elle peut du moins
nous apprendre fi l'infertion peut produire
une feconde petite vérole dans un
corps déja purgé de ce levain par la nature.
Oui , fi cette queftion n'étoit pas
toute décidée depuis plus de trente ans.
Si M. G. ne fait pas combien de fois l'expérience
qu'il propofe a été répétée en
SEPTEMBRE. 1759. rgf
Angleterre , il y a du moins tant à Londres
qu'à Paris trois exemples célèbres
qui ne peuvent être inconnus à un Médecin
qui écrit fur l'Inoculation.
Il n'ignore pas fans doute que des fix
criminels fur lefquels les premières expériences
furent faites en 1721 , le feul qui
avoit eu la petite vérole naturelle , fut aufſi
le feul qui ne la prit point par l'opération.
Il doit favoir que le Docteur Maty, Garde
de la Bibliothèque du Cabinet Britannique
, qui avoit eu la petite vérole à l'âge
de 22 ans , s'eft inoculé lui - même au
mois de Novembre 1754. Les Journaux
& les Mercures ont retenti de cette expérience
ainfi que de l'exemple de Mlle
d'Etancheau qui n'a pu prendre la petite
vérole à Paris fous nos yeux , quoiqu'inoculée
à pluſieurs repriſes ; & qui a découvert
depuis par les témoignages les
plus autentiques & les plus circonftanciés
, qu'elle avoit eu cette maladie dans
fon enfance au Couvent de la Madelaine
de Trefnel. Encore une fois M. G. ne
peut ignorer des faits de notoriété publique.
L'expérience qu'il propoſe n'ajouteroit
rien à tant de preuves multipliées
ni même à fa conviction. Sa propofition
eft donc illufoire , & je ne puis la regar
der que comme une plaifanterie.
192 MERCURE DE FRANCE.
M. G. parle- t-il férieufement ? Je vais
lui répondre de même. Je ne crains point
de me faire inoculer : je fuis fi convaincu
que cette opération ne produiroit aucun
effet fur moi , que je n'héfiterois pas à
m'y foumettre, fi quelqu'un à qui je prendrois
intérêt n'attendoit que mon exemple
pour mettre fa vie en fureté par cette
précaution , ou fi cette épreuve pouvoit
procurer quelque bien à la fociété. Mais
le motif de donner la Comédie à M.
G. celui même de le perfuader de ma
bonne foi , ne fuffifent pas pour me déterminer.
Que M. G. obtienne qu'on établiffe à
Paris dans l'Hôpital des Enfans -Trouvés
une pratique qui fauve tant de vies à Londres
, à Genève , à Stokolm , & par reconnoiffance
je lui donnerai la fatisfaction
qu'il defire . Dira -t-il que s'il fe rendoit
promoteur de l'Inoculation, il agiroit
contre fa confcience ? Je le ferois fouvenir
qu'il a déclaré dans fa première Lettre
( Merc. de Fév . p. 159 & 160. ) qu'on
auroit tort de conclure qu'il eft opposé à
l'Inoculation ; que quoiqu'elle ne préferve
pas infailliblement de la petite vérole naturelle
, il peut malgré cela trouver des
avantages à fe faire inoculer. .. qu'il en
Laiffera
SEPTEMBRE . 1759. 193
laiffera la liberté à fon fils .... qu'il n'eft point
un enthoufiafle , & n'a aucun intérêt à parler pour
ou contre cette méthode. Il peut donc fans fcrupule
folliciter un établiffement qui conferveroit
infailliblement chaque année la vie à plufieurs
centaines d'enfans , dont le plus grand nombre
femblent des victimes dévouées à la mort.
Mais pour ôter à M. G. jufqu'au prétexte du refus
, je ne mets pas mon confentement à fi haut
prix je ne lui demande que de feconder mes
efforts en donnant une preuve de zéle pour les
progrès de fon Art. Voici de quoi il s'agit .
Si nous avions depuis un fiécle en France comme
à Londres , & en quelques autres Villes de
l'Europe , des liftes mortuaires qui nous inftruififfent
non feulement du nombre des morts , mais
de leur âge & de la maladie à laquelle ils ont
fuccombé , outre les conféquences qu'on en pourroit
tirer pour réfoudre divers problèmes politiques
& moraux , il eft évident que la comparailon
de femblables liftes données en divers pays
nous apprendroit que telle ou telle maladie eft
plus ou moins commure en tel ou tel canton
plus ou moins dangereufe en tel autre , & que
nous tirerions de - là de nouvelles lumières fur
l'influence du climat , fur la nature des alimens ,
fur l'efficacité des différens remédes , & fur les
diverfes méthodes de traiter une même maladie
en différens lieux.
>
Pour obtenir tous ces avantages , il fuffiroit
d'ordonner que dans toutes les Paroiffes & les
Hôpitaux de Paris , il fût fait , en marge des extraits
de fépulture , une fimple mention de l'âge
du mort & de fa mala lie ; & cela feulement
quand celui qui figne l'extrait en feroit librement
& volontairement la déclaration ; condition qui
prévient toutes les difficultés. Cette propofition
I
194 MERCURE DE FRANCE:
avoit été agréée de M. le Lieutenant Général de
Police , de MM . lés Vicaires Généraux du Diocèſe,
de plufieurs de MM. les Curés de Paris. Des
objections qu'on n'a pas eu honte de faire , mais
que j'aurois honte de répéter ici , ont empêché
qu'elle ne paffat. Que M. Gaullard par la force
de les repréſentations & de celles de fes Confreres,
qui ne peuvent manquer d'avoir ici beaucoup de
poids , faffe lever des obftacles qui confpirent
contre les progrès de la Médecine , comme le
refus de livrer des cadavres à la diffection a longtemps
retardé les pas des Anatomifſtes : à ce prix
je m'engage à fatisfaire M. G.
Enfin pour qu'il ne m'accufe pas de lui impofer
des conditions qu'il ne dépend pas de lui
de remplir , voici un troifiéme moyen plus fimple
encore de rendre mon inoculation utile , & de
m'obliger à accepter fa propofition,
Si M. Gaullard ne fe joue pas du Public , le
défi public qu'il me faitdoit , fi je l'accepte , ter
miner notre difpute : c'eft allurément le moindre
fruit que je doive retirer de mon acceptation,
Je ne lui demande plus des chofes qui feroient
à la vérité plus utiles , mais dont l'exécution ne
dépend pas abfolument de lui . Je me reftreins à
une feule pour laquelle il n'a befoin du concours
de perfonne. Qu'il promette par écrit que fi je
ne prends pas la petite vérole artificiellement, que
fi l'inoculation ne produit aucun effet fur moi , il
rétractera folemnellement le jugement qu'il a
porté de la maladie du jeune de la Tour , &
toutes les conféquences qu'il en a tirées contre
l'inoculation. Sur cette promeffe, qui dépend uni
quement de M. Gaullard , j'accepte fon défi , &
je m'engage à me faire inoculer fous les yeuxi
mais fans employer fon miniftere : je ferai voontiers
, pour parler comme lui , le martyr de
SEPTEMBRE. 1759. 195
Tinoculation , je le diſpenſe ſeulement du rôle -
d'exécuteur qu'il s'étoit réfervé .
Au reste lui- même doit ſouhaiter que je ne
m'en rapporte pas à lui fur le choix de la matière
, autrement je pourrois l'accufer d'avoir
choifi celle d'une vérolette féreuse ou crystalline
pareille à celle du jeune de la Tour : maladie
dont je ne crois pas être exempt , & peut-être
communicable par l'inſertion . En ce cas M. G.
foutiendroit qu'il m'a donné une vraie petite
vérole , & notre dispute recommenceroit. Cette
inoculation d'une faulle petite vérole n'a pas
encore été faite de propos délibéré , mais elle
peut avoir eu lieu quelquefois par mépriſe . C'eſt
un fait a éclaircir par l'expérience . Telle avoit été
peut- être l'inoculation de l'Anglois traité d'une ſeconde
petite vérole a Rheims par M. Joſnet , &
du Hollandois traité à Paris par M. de la Sône.
C'est peut-être le moyen d'expliquer plufieurs autres
cas femblables.
Après avoir fait choifir la matière d'une vraie
petite vérole reconnue par des yeux experts &
par des témoins non fufpects , en préſence de
M. Gaullard , fi l'inſertion me donne la petite
vérole , je lui promets que ni moi ni perfonne
de ceux à qui le fait fera connu ne ſoutiendront
plus qu'on ne peut avoir deux fois cette maladie.
Je me charge même de convertir ſur ce
point les Médecins Anglois. Quant au point capital
de la difpute entre M. G. & moi , fçavoir fi
l'infertion de la petite vérole mèt à l'abri de reprendre
cette maladie naturellement , j'ai bien
du regret qu'il ne puiffe être éclairci par mon
inoculation , à moins qu'après la feconde petite
vérole dont M. G. compte me gratifier par cette
opération , il n'ait un moyen fûr pour m'en pro
curer une autre encore par la voye naturelle. .
1 jj
196 MERCURE DE FRANCE.
Peut-être doutera-t- il du fuccès de cette dera
niere tentative ; mais s'il reuffit à la premiere ,
je lui réponds de la feconde.
En attendant voici la déclaration que je pro ·
pofe à M. Gaullard de figner & de dépofer chez
un Notaire , ce qu'il ne peut refuſer après le
défi public qu'il m'a fait , fi fes intentions font
droites & pures , & s'il n'a d'autre but que de s'affurer
par une expérience autentique , s'il eft vrai
que les fujets qui ont eu la petite vérole ne peuvent
plus la reprendre par inoculation .
Si M. de la Condamine après avoir été inoculé
en ma présence , avec une matière priſe d'unepetite
vérole reconnue pour telle par deux Médecins de
la Faculté , & mife en dépôt jufqu'à ce qu'elle .
foit employée , ne contracte pas cette maladie par
Pinoculation , je promets de rétracter par un écrit
public le jugement que j'ai porté de la nature de
la maladie qu'a eue le fils de M. de la Tour au
mois de Novembre dernier de reconnoître avec
mes Confreres que ce n'étoit point une véritable
petite vérole , & de défavouer toutes les confé
quences quej'en ai tirées contre l'inoculation .
Que M. Gaullard figne & dépofe cette décla
ration , je fuis prêt de me faire inoculer . Ce n'eſt
pas à lui de dire que cette expériencè n'ajoutera
rien à la preuve qui résulte de tant d'autres faits
femblables & connus ; & qu'elle ne peut décider
la queftion de la maladie du jeune la Tour. C'eſt
M. G. qui m'a fait la propofition : je l'accepte :
s'il recule , le Public déciderà qui de nous deur
agit de meilleure foi. Je fuis , &c.
LA CONDAMINE
SEPTEMBRE. 1759. 197
LE
#2ARTICLE IV.
BEAUX ARTS.
ARTS AGRÉABLES.
GRAVURE.
E fieur l'Empereur , Graveur , vient de mettre
au jour une Eftampe dont le fujet eft la mort
de Pirame & de Thisbé , d'après le Tableau du
fieur Cazes. Cette Eftampe , qui feroit honneur
aux plus grands Maîtres , eft dédiée a M. Cochin
Garde des Deffeins du Cabinet du Roi.
L'accueil que le Public a fait dans différentes
expofitions au Salon du Louvre , à plufieurs petits
Tableaux peints par M. Jeaurat , repréſentant des
fujets du Peuple de Paris , a déterminé le fieur
Aliamet à les graver. Il á commencé par l'Eftampe
connue fous le titre de la Place Maubert. Pour
pendant à cette Eftampe, il vient d'en donner une
feconde repréfentant la Place des Halles. Les foins
qu'il a pris pour rendre cette nouvelle Eftampe
digne de la première , lui font efpérer qu'elle
n'aura pas moins de fuccès . Les talens & la délicateffe
du burin de cet Artifte font affez connus.
Sa demeure eft rue des Mathurins ..
L
GÉOGRAPHIE.
E fieur Robert de Vaugondy , Géographe ordinaire
du Roi , de S. M. Polonnoife Duc de Lorraine
& de Bar, & de la Société Royale de Nancy ,
Liij
198 MERCURE DE FRANCE.
vient de mettre au jour deux Cartes d'une feuille
chacune , fçavoir ,
1º . Les environs de Londres , qui comprennent le
cours de la Tamife & les Provi ces eirconvoisines ,
avec les routes ; cette Carte eft tirée de la
Carte d'Angleterre de Chrift. Browne.
grande
2º. Carte des Côtes de France , depuis l'embouchure
de la Garonne jufqu'à la Bretagne , qui comprend
les Gouvernemens d'Aunis , du Poitou , & de
Saintonge- Angoumois.
Ces deux Cartes font auffi bien gravées que les
autres du même Auteur que nous avons annoncées.
Elles fe vendent chez M. Robert , Géographe
ordinaire du Roi , Quai de l'horloge du Palais.
ARTICLE V.
SPECTACLE S.
L'ON
OPERA.
ON a remis à la place de l'Acte d'Apol
lon , Berger d'Admete , celui d'Ifmene , Paftorale
héroïque. Les paroles de M. de Moncrif ; la
Mufique de MM. Rebel & Francoeur.
Ifmene & Daphnis épris d'amour l'un pour
l'autre , ne fe font point encore expliqués , &
chacun d'eux veut fçavoir s'il eft aimé avant que
d'avouer qu'il aime. Ifimene , pour s'en éclaircir ,
vient confulter l'Oracle du Dieu Pan dans un bois
qui lui eft confacré . Daphnis s'y rend comme par
aventure ; & dans la Scène qu'ils ont enſemble ,
SEPTEMBRE. 1759. 199
ls cherchent à pénétrer mutuellement leur fe
cret.
IS MEN E.
Quel deffein vous attire en ce bois écarté ?
DAPHNI S.
J'y viens rêver en liberté.
Vous ! rêver!
ISMEN E.
DAPHNI S.
Je formois d'agréables chimères ,
C'eft ma feule félicité.
Daphnis feint que dans fa rêverie.il a cru entendre
un Berger célébrant les charmes d'une
Bergère.
ISMEN E.
N'auriez - vous point retenu fes chansons ?
DAPHNI S.
Sans peine je puis le redire.
Daphnis fous le nom de Lifis , chante la beauté
de Zélie , au nom de laquelle Ifmene lui répond.
Peu -à-peu ils viennent à s'entendre , & au milieu
de la Fête qui les a interrompus , Ifmene déclare
que Daphnis eft fon vainqueur.
Cette Scène , quoique mife en Mufique avec
beaucoup d'art & de goût , ne laiffoit pas que
d'être difficile à rendre. Elle exigeoit beaucoup
de fineſſe & de chaleur dans l'expreffion a demi
retenue d'un fentiment qui n'ofe paroître. Elle
exigeoit auffi beaucoup d'intelligence & d'accord
dans le jeu muet , une extrême attention à s'obferver
l'un l'autre , & un vif intérêt à fe deviner.
Mlle Lemierre & M. Larrivée l'ont rendue à
merveille on trouve feulement que celui -ci fe
livre trop dans certains momens : fa voix eft admirable
quand il la modere.
I iv
200 MERCURE DE FRANCE.
Mile. Dubois , qui a remplacé Mlle . Lemierre
dans le rôle d'Ifmene , y a été applaudie après
elle ; c'est un fuccès affez flatteur.
Les Airs danfans de cette Paftorale , dans le
gracieux & dans le léger , ont tout l'agrément
de ce genre.
On le difpofe à remettre au Théâtre le Ballet
des Fêtes Vénitiennes .
COMEDIE FRANÇOISE.
LETE Jeudi 30 Juillet , on a donné l'Indécis , Comédie
nouvelle en cinq Actes & en vers. Elle n'a
point eu de fuccès. Le caractère de l'Indécis ne
peut guères foutenir que l'intrigue d'un Acte.
On a remis au Théâtre la Tragédie de Sémiramis.
Jamais tout l'avantage des changemens qu'on
a faits à la Scène , n'avoient paru avec plus d'éclat
; jamais aufi les grands tableaux de cette
Tragédie fi théâtrale & pathétique , n'ont fi
vivement frappé les Spectateurs . Quoique les premiers
plans de la décoration ne foient pas aflez
d'accord avec le fond , le coup d'oeil général ne
laiffe pas que d'en être impofant ; & le moment
où Sémiramis environnée d'une Cour nombreufe
, defcend du Trône au bruit du Tonnerre , &
voit fortir du Tombeau l'ombre de Ninus fon
époux , forme le Spectacle le plus majestueux &
le plus terrible qu'on ait vu fur la Scène Françoife,
M. Brifart , qui dans Iphigénie , venoit de remplir
le Rôle d'Agamemnon , l'un des plus difficiles
de fon emploi , avec beaucoup de nobleffe
& d'entrailles , a joué celui du Grand - Prêtre dans
Sémiramis avec cette majefté fombre qui en fait
le caractère , & qui le diftingue de celui de Joad
C
SEPTEMBRE. 1759. 201
dans Athalie , dont le même Actur a fi bien
rendu l'enthoufiafme . Ces nuances obfervées avec
une intelligence & une vérité qui ne fe démentent
jamais , annoncent dans M. Brifart le talent
le plus décidé & le fuffrage unaniine du
Public le place au rang des premiers Acteurs de
ce Théâtre.
Mlle. Dubois a débuté dans le Comique par le
Rôle de Conftance du Préjugé à la mode . Son
talent n'eft pas encore auffi développé dans ce
genre que dans le tragique ; mais les endroits touchans
de fon rôle ont été bien rendus : & avec
une figure noble , un bel organe & une ame fenfible
, on n'a plus qu'à voir le monde & l'étudier
pour réuffir dans le Conique noble.
On a remis au Théâtre la Comédie de Turcaret.
Cette Pièce où le fel eft répandu à pleines mains,
quoiqu'elle ne foit plus le tableau des moeurs du
temps , ne laiffe pas d'avoir toujours un grand
fuccès : c'eft une de celles dont les moeurs font
mauvaiſes & dont la morale eft bonne. M. Préville
, qui craignoit de jouer le rôle de Turcaret
après feu M. Poiffon , y a été très applaudf.
M. Bellecour s'eft fignalé dans le rôle du Marquis
ivrogne.
COMEDIE ITALIENNE.
LEE Samedi 11 du mois , on a donné pour la
première fois le Carnaval d'été , Parodie du Carnaval
du Parnaffe , mêlée d'Ariertes , fuivics d'um
Divertiffenrent nouveau. Ce Spectacle a eu du
fuccès ; & le Ballet qui eft de la compofition du
fieur Pitro , a été fort applaudi.
It
202 MERCURE DE FRANCE.
LE
OPERA- COMIQUE.
E 30 Juillet on a exécuté pour la première
fois un Ballet pantomime intitulé les Fêtes Picardes
, dont la gaité , la vivacité , la variété , ont
obtenu les applaudiffemens du Public. La come
pofition en eft fi nette , que le Public n'a jamais
pu croire qu'il fût compolé de 5 s perfonnes.
Le 18 Août on a donné pour la première fois
l'Amant ftatue , Pièce en un Acte mêlée d'Ariettes.
La Mufique en eft agréable & facile à retenir.
Elle eft de la compofition du fieur de Luffe . Si
cette petite Piéce n'eft pas du ton de l'Opéra -Comique
, c'est parce qu'elle devoit être jouée à la
Comédie Françoife , & que le rôle principal étoit
fait pour feue Mile Guéant. Les Paroles font de
M.Guichard. (L'Extrait dans le Merc.. prochain.)
Le 20 , un Ballet intitulé la Récréation chame
pêtre , dans lequel la Demoiselle Prudhomme
danfe quatre Entrées de différent caractère , &
plaît également dans toutes.
"
Les Pièces de rempliffage ont été principalement
, Le Peintre le Savetier Blaife , les Aveux
indifcrets , le Coq de Village , les Bateliers de St.
Cloud , Nicaife , le Poirier , le Diable à quatre ,
Bertholde , le Magafin des Modernes , &c.
CONCERT SPIRITUEL.
LE 15 de ce mois , Fête de l'Aſſomption de la
Vierge , le Concert a commencé par une Symphonie
fuivie de Venite, exultemus , Motet a grand
Choeur de M. Davene , dans lequel Mlle. Lemiere
a chanté. M. Piffet a joué enfuite un Concerto de
fa compoſition. Mlle Villette a chanté un petit
SEPTEMBRE. 1759. 203
Motet de M. Rollet . M. Charp ntier a joué ſur
l'Orgue un Concerto de ſa compoſition . Mlle.
Fel a chanté un petit Motet pour la Fête du jour ,
& le Concert a fini par Exultate , Juli , Motet à
grand Choeur de M. Mondonville . Chaque partie
de ce Concert a eu les applau filemens , & le
Public a marqué la plus grande fatisfaction de
revoir & d'entendre Mlle. Fel .
ARTICLE VI
NOUVELLES POLITIQUES;
De l'Armée Autrichienne , le 26 Juillet.
LE 2 ; de ce mois les Ruffes ont attaqué les
23
Pruſiens à Zulicbau. Le feu a commencé à deux
heures après -midi , & a duré jufqu'à neuf heures
du foir. La victoire a été entièrement décidée en
faveur des Ruſſes. Ils ont pris tous les bagages &
toute l'artillerie , aina que la caille militaire. Le
carnage a été terrible . Les Ruffes n'ont voulu
faire quartier à perfonne , criant toujours gome
dorf à ceux qui le leur demandoient.
Le Prince de Deux- Ponts eſt entré le y de ce
mois dans la Ville de Léipfick . La garniſon , qui
étoit de quinze cens hommes , a obtenu les honneurs
de la guerre . Douze cens Saxons qui en
faifoient la plus grande partie , ſe ſont joints à
l'armée de l'Empire ; le refte s'eft retiré à Torgau.
Le Prince de Deux - Ponts y marche.
De l'Armée aux ordres du Maréchal de Contades ,
le 23 Juillet.
Le Marquis d'Armentieres ayant fait toutes les
I vi
204 MERCURE DE FRANCE.
ditpofitions pour le fiége de Munfter , & l'artille
rie étant arrivée de Caffel le 18 , il fit ouvrir la
tranchée en deux endroits , l'une devant la Ville
le 19 , & l'autre devant la Citadelle le z1 . On
poulla les ouvrages avec beaucoup de vivacité
& fans perte. La Garniton craignant d'être emportée
l'épée à la main , évacua la Ville , & fe
retira dans la Citadelle. On convint d'une neutralité
pour la Ville , & le Marquis de Goyon ,
Maréchal de Camp , y fut etabli pour y com
mander.
La Citadelle s'eft rendue le 25 à fept heures
du matin. La tranchée avoit été ouverte la nuit
du 21 au 22 , & les batteries avoient commencé
à tirer le 25 au point du jour. Par la Capitulation
, la Garnifon au nombre de trois mille quatre-
vingt- dix hommes , non compris les Off-
*ciers & commandée par le fieur Zoftrow ,
Lieutenant Général , eft prifonniere de guerre.
Elle a été conduite à Weſel.
Relation de ce qui s'eft paffé à l'action du premier
Août près de Minden , entre l'armée du Roi &
celle des Alliés .
La prife de Minden par le Duc de Broglie
ayant dérangé le projet que le Prince Ferdinand
avoit de fe retirer fous cette ville , & notre
armée s'y étant rendue le 15 Juillet , les ennemis
dirigèrent leur marche fur Petershagen ;
• ils s'avancèrent le 16 à Todenhaufen , & s'emparèrent
le 17 d'un bois qui n'étoit qu'à une deinie-
lieue de Minden.
Comme on pouvoit croire que l'ennemi cherchoit
à engager une affaire , & l'objet du Maréchal
de Contades n'étant que de conferver Minden
& de couvrir le fiége de Munſter , on fir
prendre à l'armée une pofition défenfive. Elle fe
SEPTEMBRE 1759. 205
couvrit d'un petit ruilleau & d'un marais regardé
comme impraticable , la droite appuyée à Minden
, la gauche à la montagne & a des bois.
Le Prince Ferdinand renonçant à nous attaquer
, s'occupa des moyens de nous refferrer
dans notre pofition , & de gêner l'arrivée de
nos convois . 11 fit auffi travailler à des retranchemens
en avant , & dans le bois qui débouchoit
dans la plaine de Minden.
Quand ce Prince crut la gauche affez formidable
pour réfifter à nos efforts , il fit faire à
fon armée un mouvement qui la raprocha du
marais. Son quartier général fut établi au village
de Hill ..
Le Prince héréditaire fut enfuite détaché avec
un corps de douze mille hommes fur Labbecké ,
d'où il s'avança au débouché de nos convois.
3
Ce mouvement engagea le Maréchal de Contades
à faire un détachement de trois mille
hommes aux ordres du Duc de Briffac , pour
protéger nos communications & couvrir les gros
équipages qui avoient été envoyés à Coesfeld.
Le détachement du Prince héréditaire de Brunf
wick ayant affoibli l'armée ennemie , dont le
flanc gauche paroiffoit fort étendu , le Maréchal
de Contades jugea que le moment éroit favorable
pour l'attaquer. L'ara će ennemie étoit derrière
le village de Hill , la gauche derrière celui
d'Holtzhaufen , & cette armée tenoit encore au
Wefer par un corps particulier campé entre le
village de Todenhaufen & celui de Petershagen.
C'eft fur ce corps particulier que le Maréchal
de Contades jugea néceffaire de faire fes premiers
efforts , dans le deffein de le culbuter & d'em➡
bratler enfuite le flanc gauche de l'ennemi.
Le Duc de Broglie avec les troupes de fa ré→
ferve fut chargé de cette attaque ; on la renforça
de huit Bataillons des Grenadiers de France
206 MERCURE DE FRANCE.
& Royaux , de fix piéces de canon de 12 livres
& de quatre obufiers , & il lui fut prefcrit dans
la difpofition générale d'attaquer l'ennemi vivement
& avec rapidité , pour ne pas donner le
temps au Prince Ferdinand d'arriver far notre
gauche qu'on avoit rendue moins forte en nombre
de troupes , parce qu'on vouloit faire le principal
effort par notre droite.
L'armée fe forma en bataille au point du jour ,
appuyant la gauche au marais , occupant le vil .
lage d'Hullem & les hayes qui l'environnent.
Quatre Brigades d'Infanterie aux ordres da
Marquis de Guerchy formoient la gauche de la
premiere ligne , foutenue en feconde ligne par
le corps des troupes Saxones aux ordres du
Comte de Luface.
Trois Brigades de Cavalerie aux ordres du Duc
de Filtz-James formoient le centre de la ligne
dans une grande bruyere qui eft entre le village
de Hullem & celui de Todenhaufen , & elles
étoient foutenues par trois autres Brigades de Cavalerie
en feconde ligne , aux ordres da Marquis
Dumefnil.
La Gendarmerie & fes Carabiniers étoient en
réferve en troifiéme ligne derriere le centre.
La droite de la ligne étoit compofée de quatre
Brigades d'Infanterie aux ordres du Chevalier de
Nicolay ; elle étoit placée à la droite de la Cavalerie
, & foutenue en feconde ligne par deux
Brigades d'Infanterie aux ordres du Comte de
Saint- Germain.
La réſerve du Duc de Broglie faifoit la droite
du tout ; & le Chevalier de Nicolay avoit ordre
de concerter les mouvemens avec ceux du Duc
de Broglie , & même de le foutenir , pour faire
dans cette partie un effort plus décifi£.
SEPTEMBRE. 1759. 107
L'action commença à cette droite à cinq heures
du matin par une canonnade fort vive entre les
troupes du Duc de Broglie , & le corps ennemi
qui s'étoit avancé au village de Todenhaufen.
Cette canonnade dura près de trois heures.
Pendant ce temps - là , fur l'avis que donna le
Duc de Broglie que les ennemis avoient plus
de troupes dans cette partie qu'on ne l'avoit jugé
la veille , le Maréchal de Contades fit marcher
deux brigades d'infanterie de la feconde ligne ,
pour renforcer encore cette droite ; mais l'attaque
ordonnée n'ayant pas eu lieu , le Prince
Ferdinand eut le temps de porter les troupes de
fa droite fur fon centre , & fit déboucher promptement
neuf bataillons fans canon fur la bruyere
vis-à - vis de notre Cavalerie; tandis que d'autres
troupes avec du canon attaquoient la gauche
aux ordres du Marquis de Guerchy , qui foutint
cette attaque avec beaucoup de fermeté.
Le Duc de Filtz James voyant déboucher
cette Infanterie vis - à- vis de lui , fit marcher fur
elle une partie de fa Cavalerie , qui fut repoulfée.
Le Maréchal de Contades dit alors au Duc
de Broglie de retourner à ſa réſerve & de fe
contenter de contenir la gauche des Ennemis ,
en attendant le fuccès du combat qui venoit de
s'engager.
Il ordonna en même temps au Marquis de
Beaupreau d'occuper avec les Brigades d'Infanterie
de Touraine & de Rouergue , & huit piéces de
canon de huit , quelques maifons entourées de
haies , qui étoient en avant de la droite de notre
Cavalerie , pour la protéger , & pour prendre
à revers l'Infanterie ennemie . Pendant que cer
208 MERCURE DE FRANCE.
'ordre s'exécutoit , quelques Brigades de Cavalerie
marcherent de nouveau fur l'Infanterie ennemie
qui foutint cette charge avec autant de fermeté
que la premiere . La Gendarmerie & les Carabiniers
firent avec peu de fuccès une troifiéme
charge. Le Marquis de Poyanne qui les commandoit
fut bleflé d'un coup de feu & de quelques
coups de fabre ; & la droite de la Cavalerie
commandée par le Marquis de Vogué, en fit une
quatriéme auffi infructueule que les autres.
Le Prince de Condé pendant toutes ces attaques
chargea à la tête de la Cavalerie avec une valeur
digne de fon fang & de fon nom .
Toute cette Cavalerie étant en déroute , le
centre fut percé. Les Brigades de Touraine &
de Rouergue qui n'avoient pas encore achevé
d'occuper les maiſons dont on vient de parler ,
furent attaquées par leur flanc droit par plu
fieurs Efcadrons de Cavalerie , & fouffrirent ertrêmement.
Le Marquis de Beaupreau qui les
commandoit fut bleffé de plufieurs coups de labre
, & le Marquis de Monty de deux coups de
feu. Elles fe replierent fur la Brigade d'Auvergne
& d'Anhalt , que le Maréchal de Contades plaça
à la hâte dans les haies en arrière de la bruyere.
L'Ennemi fe rendit maître de ces maifons & f
plaça du canon qui tira avec beaucoup de vivacité
fur nos troupes.
Tandis que ces différentes attaques ſe faifoient
au centre , l'Ennemi pouffoit avec beaucoup de
vivacité celle de notre gauche.
Le Comte de Luface foutint nos brigades de la
première ligne , & attaqua avec quelques baraillons
Saxons une tête de colonne d'Infanterie ennemie
qui débouchoit fur lui ; mais malgré les
efforts qu'il fit de fa perfonne , & avec les troupes
animées par fon exemple , les Brigades d'Aquitaine
& de Condé furent obligées de fe replier
SEPTEMBRE. 1759. 209
8
avec une perte confidérable , & le Marquis dé
Maugiron qui les commandoit fut bleffé de deux
coups de feu .
Dans ce défordre général , le Maréchal de
Contades ordonna la retraite , le Marquis de
Guerchy & le Comte de Luface replierent dans
le camp les Brigades d'Infanterie de la gauche.
Les troupes du Duc de Broglie firent leur retraite
fur la Ville de Minden ; & la Cavalerie entra
auffi dans le camp.
Ce fut dans le moment de cette retraite que le
Maréchal de Contades apprit que le Duc de
Briffac avoit été attaqué & battu auprès de Coovelt
par le corps du Prince héréditaire de Brunfwick
, & que ce Prince étoit maître du Pont de
Coovelt fur la Wera.
Il apprit en même temps par le Commandant
de l'escorte des gros équipages qui étoient à Remen
, que les Ennemis marchoient à lui , & que
pour s'en garantir il avoit fait bruler le Pont des
Salines de Remen.
Cer Pont de Coovelt occupé par l'Ennemi , &
celui des Salines brulé , qui devoient fervir a la
retraite de l'Armée , déterminerent le Maréchal
de Contades à lui faire paffer le Wefer pour fe
retirer fur Einbeck ; & l'ordre en fut donné aux
équipages , aux convois de pain qui étoient à
l'Armée , & aux troupes.
On n'a eu jufqu'à préfent que des détails imparfaits
de la perte qu'on a faite. Elle roule principalement
fur les quarante Efcadrons & les quatre
Brigades d'Infanterie qui ont eu le plus de
part a l'action .
L'Armée s'eft retirée vers Caffel. Je donnerai
dans le Mercure prochain le détail de cette marche
qui fait beaucoup d'honneur aux troupes &
aux Officiers Généraux qui les commandoient ,
270 MERCURE DE FRANCE
FRANCE.
Nouvelles de la Cour , de Paris , &..
LE
DE VERSAILLES , le 15 Juillet.
E fieur Vicaire , Recteur de l'Univerſité, a eu
l'honneur de préfenter au Roi , à Monfeigneur
le Dauphin & à Monfeigneur le Duc de Bourgogne
la lifte des noms des Ecoliers qui ont été couronnés
à la diftribution des Prix généraux de
l'Univerfité.
Du 2 Août.
Le Roi a donné l'Abbaye de Vaucelles , Ordre
de Cheaux , Diocèfe de Cambrai , à Dom Pierre
Ruffin , Prieur de la même Abbaye.
Du 16.
Le 10 de ce mois , Sa Majeſté tint le Sceau.
Le Roi a accordé au Comte de Jumilhac , le
Régiment de Royal - Marine , Infanterie , vacant
par la démiffion du Marquis de Mirepoix.
DE PARIS, le 4 Août.
Le Comte de Bretenil , Envoyé de l'Inde par
le fieur de Lally , Lieutenant Général des Armées
du Roi , qui y commande les troupes de Sa Majefté
, a apporté la nouvelle qui fuit. Le fieur de
Lally marchoit vers Arcatte , Capitale de la
Province du Carnate , avec les forces néceffaires
pour faire le fiége de cette Place. Le fieur de
Buffy le joignit en chemin , & dans la vue d'épargner
les frais confidérables d'un fiége dont le
fuccès pouvoit être incertain , il propofa au hieur
de Lally de l'envoyer en avant avec un corps de
troupes, pour ellayer de déterminer le Gouverneur
à fe rendre avant que l'Armée l'y contraiSEPTEMBRE.
1759. 211
gnit. Le fieur de Lally approuva la propofition.
Le fieur de Buffy fe mit en marche , & dès qu'il
fut à portée de la Place , il écrivit au Gouverneur
d'Arcatre pour le fommer de recevoir garnifon
Françoife. Celui- ci , au feul nom du fieur
de Buffy , qui s'eft rendu redoutable dans cette
partie de l'Inde , fe détermina fur le champ à lui
envoyer les clefs de la Ville d'Arcatte , en lui demandant
fon amitié & fa protection . Le lendemain
le Comte d'Eftein Brigadier des Armées du
Roi y entra à la tête d'un Détachement & en
*prit poffetiion .
+
>
On ne peut fe difpenfer de faire part au Public
d'une Lettre écrite au fieur de Lally par des
Officiers d'un grade fupérieur à celui du fieur de
Buffy , qui n'étoit alors que Lieutenant - Colonel .
Il eft aujourd'hui Brigadier. )
MONSIEUR ,
T
» L'eftime que nous avons pour M. de Buffy
» fon mérite , ce que nous voyons qu'il a fair ,
» la confidération qu'il a , l'utilité dont elle doit
» être , la néceffité de la lui conferver , & les
» avantages qu'elle produira en l'augmentant, font
les motifs qui nous engagent vous deman- 31
و و
>
» der qu'il faffe le fervice de premier Brigadier.
» Nous le defirons nous vous le demandons.
>> Une pareille démarche eft peut- être fans exemple
; fi elle eft flatteufe pour M. de Buffy, nous
» la croyons honorable pour nous. C'eft la plus
forte preuve que nous puiffions donner du zèle
» que nous avons pour le fervice du Roi . Elle
» étoit réfervée à des gens , qui tranfplantés au
> fond de l'Afie , ont déjà prouvé authentique-
> ment ce même zèle .
גכ »DifpenfateurdesgracesduRoi,c'eftàvous,
Monfieur , à juger fi ce que nous fouhaitons
>> vous eft poffible.
» Nous avons l'honneur d'être , Monfieur , &c .
212 MERCURE DE FRANCE
»D'Eſtein , Landivifiau , Brigadiers . De Breteuil ,
>> de Crillon , de Verdiere , Colonels .
Le Maréchal d'Eftrées Miniftre d'Etat , eft parti
pour aller concerter avec le Maréchal de Contades
les opérations du refte de la campagne
relativement aux circonftances préfentes.
Pro-
L'Académie Royale des Infcriptions & Belles-
Lettres , dans fon Affemblée du 10 Juillet élut
pour Académicien Aſſocié le fieur le Beau ,
fefleur d'Eloquence au Collège des Graffins , &
frere du fieur le Beau , Secrétaire perpétuel de
la même Académie , à la place du ſieur Bertin
qui a obtenu la vétérance.
Le Roi vient d'accorder des Lettres de Nobleſſe
au fieur Robert de Poitiers qui a fait des recherches
& découvertes fur l'art de fondre les mines de fer
relativement à leurs différentes eſpèces . Au mois
d'Octobre 1757 , le fieur Robert, par ordre de S.M.
réduifit cer Art en Méthode fous la protection de
M. le Comte de S. Florentin ; il la fit imprimer à
la fatisfaction des Maîtres de Forge de plufieurs
Provinces du Royaume qui s'en fervent avec ſuccès
: cette méthode eft le fruit des travaux que
la famille du fieur Robert fait exécuter dans les
Forges depuis près d'un Siècle.
à
Extrait d'une Lettre de M. Daran , Ecuyer, Confeiller,
Chirurgien ordinaire du Roi , fervantpar
quartier , & Maitre en Chirurgie de Paris ,
M*** Pour fervir de Réponse à un article du
Traité des tumeurs , où l'Auteur prétend que les
Bougies de M. Daran lui font connues , & croit
en donner la compoſition .
Quand une erreur eft fur le point de s'accréditer
fur un objet qui intéreſſe effentiellement
l'humanité , on ne fçauroit trop tôt la relever
pour en prévenir les fuites. L'Auteur anonyme
SEPTEMBRE . 1759. 213 .
du Traité des tumeurs & des ulcères , & c . annonce .
une manière de compofer des Bougies , avec ce
titre affirmatif : Bougies du Sieur Daran.
M. Daran protefte que ces Bougies ne font pas
les fiennes ; il affure qu'il n'entre pas dans les
fiennes un feul des ingrédients que l'Auteur de
ce Traité donne pour la compofition de celles
qu'il propofe. M. Daran n'a communiqué à perfonne
le fecret d'où dépend l'efficacité de fon
reméde. J'aurois cru être coupable , dit - il , de
garder le filence à ce fujet , n'ayant que trop
d'exemples du mal qu'a produit la confiance imprudente
de plufieurs malades aux promelles
dont on les a flattés à cet égard , & qui n'ont
été détrompés & guéris que lorsqu'ils fe font
adreffés directement à moi.
M. Fabre , Maître en Chirurgie , dans un effai
fur les maladies de ce genre , qui parut l'année
dernière , prétend que le topique des Bougies
étoit connu avant M, Daran ; & celui - ci n'en difconvient
pas , mais il nie que le fecret de la
compofition de fes Bougies ait été connu avant
lui : or l'efficacité de fon reméde dépend furtout
de fa compofition . M. Fabre prétend aufli que
M. Darand a confondu deux maladies , qui cependant
fe trouvent expreffément diftinguées dans
fon Traité de celles dont les Bougies font le reméde.
Il ne m'eft pas permis d'entrer dans un plus
grand détail , mais les différentes cures opérées
par M. Daran fuffifent à fon apologie.
MARIAGE.
Antoine , Duc de Gramont , Pair de France
Brigadier des Armées du Roi , Gouverneur de
la Haute & Baffe Navarre & du Bearn , veuf de
Marie- Louiſe-Victoire de Grammont , a épousé
le 16 Août , Béatrix , Conreffe de Choifeul de
Stainville , Dame & Coadjutrice de l'Eglife Col
214 MERCURE DE FRANCE.
légiale & Séculière de Notre-Dame de Bouxieres ,
fifle de François-Jofeph de Choifeul , Marquis de
Stainville , Chevalier de la Toifon d'Or , Grand
Chambellan de l'Empereur & Confeiller d'Etat
de leurs Majeftés Impériales , & de feue Marie-
Louiſe de Balompiere. La Bénédiction nuptialę
leur a été donnée dans la Chapelle de l'Hôtel de
Noailles par l'Archevêque d'Alby. Leur Contrat
de mariage avoit été figné le 11 par leurs Majeftés
& par la Famille Royale.
NAISSANCE.
Le 31 Juillet 1759 a été baptifée à S. Nicolas
des Champs , Damoiselle Louife Fortunée, fille de
Monfieur le Comte de Moy , Chevalier non-
Profez de l'Ordre de Malthe dont l'Epouſe eſt
Dame Marie- Anne- Therefe de Chamborant de
la Claviere , Dame de Compagnie de S. A. S.
Madame la Comtelle de la Marche , qui ainfi que
S. A. S. Monfeigneur le Comite de la Marche , ont
fait l'honneur de nommer l'Enfant en Perfonne,
MORT S.
Elifabeth-Ifabelle de Harville , veuve d'Eléonor.
François , Palatin de Dyo , Marquis de Monperoux
& de Roquefeuille , Lieutenant- Général des
Armées du Roi , & Meftre de- Camp Général de
la Cavalerie Légere de France , mourut à Paris
le 13 Juillet , âgée de 39 ans .
Jacques Carré, depuis 49 ans Secrétaire - Greffier
des Eaux & Forêts de France au Département de
Poitou , Aunis , Saintonge , Angoumois , Limofin,
Haute & Baffe Marche , Bourbonnois , Nivernois
& dépendances , eft mort le 26 Juillet âgé de
66 ans , & fort regretté par fon habileté , probité
& autres excellentes qualités .
Le célèbre M. de Maupertuis eft mort à Bâle,
le 27 Juillet , né à S. Malo le 28 Septemb . 1698 .
Faute à corriger dans ce Volume.
P. 155.ligne 20. le coeur , lifez l'écorce,
SEPTEMBRE. 1759. 215
AP PROBAT I O N.
J'Ar lu , par ordre de Monfeigneur le Chancelier,
le Mercure du mois de Septembre, & je n'y ai rien
trouvé qui puiſſe en empêcher l'impreſſion. A
Paris , ce ; 1 Août 1759. GUIROY.
TABLE DES ARTICLES.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES EN VERS ET EN PROSE.
Les Bigarreaux & le Convive , Fable. Page´s
ES
Epître a Madame du Boccage.
L'Honneur , Poëme.
Vers à Mlle de V , par M. ***.
*** . Vers à Mlle B. ***
Extrait d'un Difcours fur le Commerce.
L'Amour de la Gloire , Epître.
Vers à Madține D *** reçue à l'Académie
des Arcades , fous le nom de Bérénice.
Sur les moeurs de l'Ile d'OueЛfant.
Epitre à une Dame fur la mort de fon
Singe .
Vers de Thisbé , petite Chienne.
Suite des Penfées fur la Morale & fur
P'Homme.
De l'Etude.
Enigme & Logogryphe.
Logogryphus & Chaafon.
7
15
27
30
52
41
45
47
50
SĮ
12
67
76
77
ART. II. NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Extrait de l'Eloge du Maréchal de Saxe ,
par M. Thomas.
Socrate , Ouvrage Dramatique.
79
ΙΟΣ
Extrait de l'Hiftoire générale des Guerres. 11
216 MERCURE DE FRANCE .
128
Suite des Mélanges de Littérature , d'Hiftoire
, & de Philofophie .
Annonce des Livres nouveaux. 140 &fuiv.
Lettre écrite à Mlle de la Fontaine , par
l'Abbé de Breteuil.
ART. III . SCIENCES ET BELLES-LETTRES .
GÉOGRAPHIE.
Lettre à l'Auteur du Mercure fur l'étendue
de la France .
Réponſe de l'Auteur du Mercure.
MÉDECINE.
Remèdes contre la morfure des Chiens enragés
, piquûres & morfures des Serpens ,
Vipères & c.
Profpectus d'une Hiftoire de la Milice Françoife.
Méchanique des Pompes.
Académie de Montpellier.,
143
14 f
149
152
158
172
178
187
188
Académie de Lyon .
Réponse de M. de la Condamine au défi de
M. Gaullard.
ART. IV . BEAUX - ARTS .
ARTS AGRÉABLES .
ART. V. SPECTACLES.
Gravure.
Géographie.
Opéra.
Comédie Françoiſe.
Comédie Italienne.
Opéra-Comique.
197
Ibid.
398
200
201
202
Ibid.
103
213
Concert Spirituel .
ART. VI . Nouvelles Politiques.
Extrait d'une Lettre de M. Daran &c.
La Chanfon notée doit regarder lapage 78 .
De l'Imprimerie de SEBASTIEN JORRY ,
rue & vis-à-vis la Comédie Françoiſe.
Qualité de la reconnaissance optique de caractères