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1758, 11
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MERCURE
1
DE FRANCE ,
DÉDIÉ AU ROI.
NOVEMBRE . 1758 .
Diverfité, c'est ma devife. La Fontaine.
Cochin
Saus int
PapilionSculpe
A PARIS ,
CHAUBERT , rue du Hurepoir.
ROLLIN , quai des Auguftins.
Chez PISSOT , quai de Conty.
DUCHESNE , rue Saint Jacques
CELLOT, grande Salle du Palais.
Avec Approbation & Privilege du Roi,
RIELIOTHECA
REGIA
MONACENSIS.
AVERTISSEMENT.
LE Bureau du Mercure eſt chex M.
LUTTON , Avocat , & Greffier- Commis au
Greffe Civil du Parlement , Commis au
recouvrement du Mercure , rue Sainte Anne ,
Butte Saint Roch , à côté du Sellier du Roi.
C'est à lui que l'on prie d'adreffer , francs
de port , les paquets & lettres , pour remettre ,
quant à la partie littéraire , à M. MARMONTEL
, Auteur du Mercure.
Le prix de chaque volume eft de 36 fols.
mais l'on ne payera d'avance , en s'abonnant,
que 24 livres pour ſeize volumes , à raison
de 30 fols piece.
Les perfonnes de province auxquelles on
enverra le Mercure par la pofte , payeront
pour feize volumes 32 livres d'avance en s'abonnant
, & elles les recevront francs de port.
Celles qui auront des occafions pour le faire
venir , ou qui prendront les frais du port fur
leur compte , ne payeront , comme à Paris ,
qu'à raifon de 30 fols par volume , c'eſt-àdire
24 livres d'avance , en s'abonnant pour
16 volumes.
Les Libraires des provinces ou des pays
étrangers, qui voudront faire venir le Mercure
, écriront à l'adreſſe ci - deſſus.
A ij
On fupplie les perfonnes des provinces d'envoyerpar
la pofte , enpayant le droit , le prix
de leur abonnement , ou de donner leurs ordres,
afin que le paiement en foit fait d'avance au
Bureau.
Les paquets qui ne feront pas affranchis ,
refteront au rebut.
On prie les perfonnes qui envoient des Livres
, Eftampes & Musique à annoncer ;
d'en marquer le prix.
On peut fe procurer par la voie du Mercure
le Journal Encyclopédique de Liege ;
celui de Mufique , par M. de la Garde ;
ainfi que les autres Journaux , Eftampes ,
Livres & Mufique qu'ils annoncent .
Le Nouveau Choix fe trouve auffi au
Bureau du Mercure. Le format , le nombre
de volumes , & les conditions font
les mêmes pour une année,
MERCURE
DE FRANCE.
NOVEMBRE. 1758 .
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES
EN VERS ET EN PROSE.
L'AMOUR - PROPRE
ET L'AMOUR ,
FABLE.
On dit que de l'Amour , cet Enfant adorable ,
Dont on parle fans ceffe , en l'ignorant toujours ,
L'Amour-propre , tyran barbare , inéxorable ,
Dès long-temps menaçoit les jours .
A iij
MERCURE DE FRANCE.
Tant qu'il fut chez un couple tendre ,
De qui le fentiment formoit feul le lien ;
L'Amour- propre , à regret , fut obligé d'attendre ,
Pour faire un coup tel que le fien .
Mais , chez une Coquette & chez un petit -Maître ,
Par malheur l'Amour fut loger :
N'étoit- ce pas jouer à fe faire égorger
L'Amour-propre l'y prit en traître ;
On le trouva mort dans ſon lit …………
Sur fa tombe , en pleurant , on lit :
Cy gît le tendre amour qui touchoit à la gloire
Pour laquelle , fans doute , il étoit deſtiné ,
Lorfque par l'Amour- propre il fut affaffiné :
Amans , gardez - en la mémoire ;
Qui n'aime que pour foi , n'a jamais bien aimé.
. Par M. P ***
VERS
A Mademoiſelle de *** , au Couvent de la
C. de *** , le jour de fa Fête & de fa
Naiffance.
C'EST aimable Reclufe , pour vous ,
Qu'aujourd'hui l'encens va brûler.
Je vois tous les Amours voler
Des bords enchantés de Vauclufe ,
Lieux où Pétrarque foupiroit
Ces beaux vers que Laure infpiroit ;
NOVEMBRE. 1758 .
Climats plus fortunés encore ,
Quand fous l'olive & l'oranger ,
Ils ont vu vos charmes éclorre.
Mais depuis qu'un ciel étranger
S'embellit par votre préfence ;
Les Amours , loin de la Provence ,
Ont pris plaifir à voyager.
Ils viennent en foule affiéger
Le parloir de votre cellule :
Pourquoi n'eft-ce qu'au veftibule
Qu'on leur permet de voltiger ?
Quel trifte & rigoureux fcrupule
S'oppose à leur dévotion !
Hélas ! j'en connois un qui brûle
De faire fa profeffion :
Mais c'eft vainement qu'il poftule ,
On rit de fa vocation.
Craint-on que d'une regle auſtere ;
Il ne pût foutenir le poids ?
On n'a qu'à lui donner des loix ,
Il fubira la plus févere .
Avant de paroître en ces lieux ,
Il a fait preuve de conftance ;
Il a le bandeau fur les yeux ,
Symbole de l'obéiſſance.
Du myftere & de la pudeur ,
Il porte le voile timide ;
Et du pur zele qui le guide ;
Son Aambeau peint la vive ardeur.
A iv
MERCURE DE FRANCE .
Faut-il dans une paix profonde
Près de vous oublier le monde ?
Vous l'y trouverez diſpoſé.
Renoncer à fon héritage ?
Le facrifice eft bien aifé ;
Car il n'eut jamais en partage
Qu'un arc que vous avez briſé ,
Un carquois par vous épuisé ,
Des traits dont il vous fit hommage.
Eft-ce un vain fexe qui défend
Le cloître à ce faint perfonnage ?
Mais un amour n'eft qu'un enfant :
Eft-on dangereux à fon âge ?
Craint-on qu'il ne foit libertin ?
Il a d'un Ange le langage ;
Mais quand ce feroit un lutin ,
Vous ne le rendrez que trop fage.
LES fix premieres Lettres d'un Recueil
intitulé : Lettres d'une jeune Veuve à un
Chevalier de Malte..
Voici l'Avant propos de l'Editeur , fuppofé
qu'il s'en faffe une édition.
LE‚E Chevalier , à qui ces Lettres ont été
adreffées , perdit , par un coup précipité ,
la veuve aimable qui les écrivit. Peu de
NOVEMBRE . 1758 . ༡
3
temps après il quitta le fervice & la Cour
pour aller finir fes jours à Malte . Les originaux
font raffemblés fous le titre de Lettres
an Chevalier de ***. Ce n'eft que depuis
fix mois que nous fommes enfin parvenus
à en avoir une copie complette. Le Commandeur
qui nous l'a confiée , affure qu'il
n'y a pas le moindre changement ; j'aurois
même voulu , dit- il , pouvoir avec bienféance
conferver les fautes d'ortographe
.
Nous avons marqué par des efpaces
ponctués les fuppreffions que nous avons
eru néceffaires quand il ne s'agiffoit que
d'affaires domeftiques ou de quelque anecdote
qui ne pouvoit devenir publique fans
indifcrétion .
Lettre premiere.
Non , mon aimable Chevalier , je vous
ai dit que je ne ferois point de réponſe : je
n'en ferai point. Votre amour propre veut
favoir, je le vois bien, fi je vous trouve aimable
; eh bien , je viens d'en convenir ,
& c'eft de bonne foi : mais encore un coup,
je n'aurai point l'honneur de vous écrire :
il est bien ici queftion d'honneur , allezvous
dire ; eh ! c'est parce que je vous entends,
que je fuis bien votre fervante.
Lettre II
Voilà , je crois , le feptieme billet que
A. v
10 MERCURE DE FRANCE:
vous m'envoyez par le même meffager
que voulez - vous qu'il penfe : & que doisje
penfer moi- même de votre obftination ?
Je vous répete plus férieufement que jamais
, oh , mon Dieu , oui , plus que jamais
! que je ne vous ferai point de réponfe.
Si votre beau coufin , fi des * * * m'écrivoit,
je répondrois à ces doux Meffieurs
fans héliter ; eh pourquoi ne leur répondrois-
je pas ?
Lettre 111.
J'ai juré de ne pas vous faire de répon
fe mais je veux vous écrire par intérêt
pour votre réputation . En vérité , Chevalier,
vous êtes fur un ton dans le monde;.
& je vous confidere trop pour négliger de
vous avertir d'un ridicule que vous vous
donnez de gaieté de coeur . Peut - on être
affez dupe , affez dépourvu de fens commun
pour s'amufer un jour entier avec une
Préfidente plus fotte , plus méchante ,
plus maigre , plus vaporeufe , & plus .
Ne me faites pas parler. Pourquoi ne pas
voir les chofes comme tout le monde les
voit ? J'ai promis enfin de vous avertir du
du vilain tort que vous vous faites , en
vous jettant à corps perdu dans un tout
auffi bourgeois que l'affemblage bigarré de
la Préfidente : aimez-là , fi vous en avez
tort ,
NOVEMBRE. 1758. II
envie , qui vous en empêche ? mais , s'il eſt
poffible , cachez vos tendres feux , & n'allez
pas croire qu'il faille faire gloire d'un
triomphe auffi plat. Pardon , Chevalier :
vous me trouverez , fans doute , trop fincere
; mais enfin je fuis fincere.
Lettre IV.
Oh ! je ne m'attendois par à celui - là.
Comment ? vous ne trouvez pas la Préfi
dente ridicule ? & vous ofez l'écrire ! N'a
vez-vous jamais rencontré fur votre che
min une Danoiſe à fourcil blanc fur poil
noir ? la démarche déhanchée , & l'aboyement
glapiffant d'une vieille petite
chienne qui s'appelle Follette ; voilà votre
divine Préfidente : elle a été jeune fans
doute ; & mille petites manieres enfantines
lui alloient peut-être alors : mais au
jourd'hui ? je voudrois ne pas vous fâcher ;
mais aujourd'hui fon difcours découfu , fes
minau deries étudiées , fa façon de rire fans
rire , tout cela ne va pas mieux à ſon via
fage & au fon de fa voix que le nom de Folette
à l'efpece de Danoife dont je vous
parle. Et degrace ,pourquoi cette femme qui
raconte toujours, veut elle toujours contrefaire
en racontant ?Et pour Dieu , ma chere
Madame, n'effayez point d'être plus ridicu
le que vous l'êtes : vos traits fe refuſent aux
A vj
12 MERCURE DE FRANCE.
originaux que vous voulez rendre. L'Abbé
F ***, dont vous parlez , a la face ronde ,
& les yeux grands ; & pour le contrefaire ,
votre vifage s'allonge , & vos petits yeux
s'enfoncent : le ridicule que vous vous don
nez , fait oublier celui que vous cherchez à
donner aux autres. Que je vous rappelle , je
vous prie, un de les meilleurs propos ; car,
Dieu merci , j'en eus hier ma fuffifance. Il
s'agiffoit du petit Marquis dont Madame
de *** a voulu ... ah mon Dieu ! je
m'apperçois que je deviens femme , je me
hais, je me fuis; Chevalier , où en fuis- je ?
Seroit-il poffible ? j'en rougis ; non ne le
Croyez pas , je fuis jaloufe.
*
Lettre V.
Vous vous juftifiez avec trop de foin
pour qu'il me refte le moindre foupçon . Eh
bien , cette femme que je haïffois , dont
le nom feul me tournoit la tête , cette femme
fi ridicule , fi fortement Préfidente , je
me la vois plus fi haïffable : elle m'a appris
cependant ce que je craignois tant de favoir
, ce que je me diffimulois , ce que je
voulois ignorer toujours. J'en ai trop dit ,
Chevalier; mais quelle que foit l'obligation
que j'ai à cette Préfidente , au nom de
Dieu , ne lui parlez pas fouvent , je me
charge feule de la reconnoiffance auprès
NOVEMBRE. 1758. 13
d'elle.Y auroit- il de l'injuftice à vous prier
de n'aller plus la voir ?
Lettre VI.
Vous êtes trop extravagant auffi . Quoi ?
je vous quitte dans le moment , j'ai paffé
cinq heures avec vous ; & de fang froid il
faut que j'écrive ici que je vous aime !!
mais que dis-je , de fang froid ? Le trouble
qui m'agite , mon ame toute entiere
qui coule au bout de ma plume , tout cela
fetfait-il de fang froid ? Ah ! quel aveu !
Pourquoi , en me livrant à vous ,me donnet'il
tant de plaifir ? c'eft vous dire , mon
cher Chevalier , que je fais gloire de vous
être foumife ; mais foyez vainqueur géné
reux.
LE
RUISSEAU ,
IDILLE par M Panard , le Lafontaine dis
Vaudeville , & le pere du Vaudeville moral .
On reconnoit ici le jeu des idées & la facilité
du tour qui font le charme de fes poésies .
RUISSEAU UISSEAU , qui baignes cette plaine
Je te reffemble en bien des traits :
Toujours même penchant t'entraîne
Le mien ne changera jamais.
*
14 MERCURE DE FRANCE
Tu fais éclorre des fleurettes ;
J'en produis auffi quelquefois :
Tu gazouilles fous ces coudrettes ,
De l'Amour j'y chante les loix.
Ton murmure flatteur & tendre ,
Ne caufe ni bruit , ni fracas ;
Plein du fouci qu'Amour fait prendre ,
Si j'en murmure , c'eft tout bas.
Rien n'eft , dans l'empire liquide ,
Si pur que l'argent de tes flots ;
L'ardeur , qui dans mon fein réfide ,
N'eft pas moins pure que tes eaux.
Des vents qui font gémir Neptune ,
Tu braves les coups redoublés ;
Des jeux cruels de la fortune ,
Mes fens ne font jamais troublés.
Je reffens pour ma tendre amie
Cet amoureux empreffement ,
Qui te porte vers la prairie ,
Que tu chéris fi conftamment .
Quand Thémire eft fur ton rivage ,
Dans tes eaux on voit fon portrait :
Je conſerve auſſi ſon image ,
Dans mon coeur elle eft trait pour
Tu n'as point d'embûche profonde ;
Je n'ai point de piege trompeur :
trait..
NOVEMBRE. 1758.
15
St
On voit jufqu'au fonds de ton onde ,
On lit jufqu'au fond de mon coeur.
Au but prefcrit par la nature
Tu vas , d'un pas toujours égal ,
Jufqu'au temps , où par fa froidure ,
L'hyver vient glacer ton cryſtal.
Sans Thémire , je ne puis vivre ››
Mon but à fon coeur eft fixé.
Je ne cefferai de la fuivre ,
Que quand mon fang fera glacé.
A M. le Franc-de Pompignan.
vous approuvez , Monfieur , les ob
fervations que je fais fur mes lectures ,
ainfi que vous me le marquez , vous ne
ferez pas fâché d'être vous-même en ce
jour l'objet de mes réflexions , & vous ne
défavouerez pas pour vous 'ce tribunal que
vous avez agréé pour les autres.
Vos Odes facrées m'ont pénétré d'un
enthouſiaſme lyrique , & je ne parle plus
qu'en cadence.
Votre difcours préliminaire eft un traité
accompli fur la maniere dont on doit rendre
en notre Langue les faintes vérités ;
en quoi vous avez joint l'exemple au précepte.
16 MERCURE DE FRANCE.
Vous vous défiez bien de vos lumieres
lorfque vous femblez craindre dans cer
Ouvrage que votre ftyle ne fe reffente de
la Province que vous habitez , ainfi que
celui des anciens Auteurs fe reffent du
mauvais langage de leur patrie.
Tite- Live fut condamné
Pour avoir , dit-on , profané
Par un étranger latinifme ,
Son ftyle d'ailleurs fi prôné :
Le bon Santeuil fut foupçonné
D'avoir fouvent abandonné
Les Vaugelas du paganiſme ,
Et préféré le galliciſme
A leur langage furanné .
L'art à l'ufage eft enchaîné :
Le feul Chantre du Calvinisme ,,
Vieillard du temps du Roi René ,
Contre nos pronoms déchaîné ,
Nous fait goûter fon marotiſme..
Mais notre Apollon fortuné ,
Près du caftel . farrafiné,
S'eft garanti du gafconifme :
Des mains des Graces couronné ,.
De Touloufins environné ,
Vous écrivez fans barbariſme ;
Dans ce difcours bien raiſonné ,,
J'aime votre chriftianifme :
Il fait combattre le Déifme
1
NOVEMBRE . 1758. 17
D'un peuple mal moriginé ,
Qui puife chez l'Anglois damné
Son incrédule catéchisme.
Toute ma crainte , c'eft que dans un
tranfport de piété vous n'ayez facrifié ces
fruits de votre génie & de votre jeuneſſe ,
& tant de manufcrits précieux aux Gens
de Lettres.
Depuis que l'Efprit- Saint defcendit fur votre ame,
Saifi d'un vain ſcrupule , avez - vous déchiré
Ces tendres vers où l'on fe pâme ?
Sur un bûcher cruel , pere dénaturé ,
Avez-vous de nouveau livré
La pauvre Didon ( 1 ) à la flamme.
Epargnez au moins la Tragédie la mieux
écrite.Depuis le célebre Racine , perfonne
n'a mieux caractérisé les paffions que vous ,
& quoique l'amour ne porte plus aujourd'hui
les femmes à fe tuer , depuis que
nous ne fommes plus fi cruels , cette cataftrophe
n'eſt pas moins touchante.
Ma jeune épouſe , à qui votre Princeffe arrache
Plus d'un affectueux foupir ,
S'enivre , en vous lifant , de joie & de plaifir ,
Et contre moi par fois fe fâche
De n'avoir point , hélas ! de main à vous offrir.
(1) Tragédie de M. le Frana
18 MERCURE DE FRANCE.
Ne vous laffez donc jamais de donner
au Public des chef - d'oeuvres : vous lui
devez rendre un compte exact de vos loifirs
, & faire peu de cas de la pruderie
des gens
1fans goût.
Laiffez tenir un diſcours plat :
Vous vous devez plus à vous-même ,
Qu'à la place de Magiftrat.
J'eftime fort un grand Prélat ,
Votre frere , la vertu même ;
Mais j'honore encor plus Didon , ce beau Poëme}
En dépit de l'épiſcopat .
Je viens de relire avec un nouveau plaifir
votre voyage de Provence : tout ce que
vous racontez des amours de Laure & de
Pétrarque , m'auroit attendri en effet , fi
je ne m'étois prémuni depuis long- temps
par de folides réflexions contre tout ce
qui s'appelle galanterie .
Les poéfies de Pétrarque font pleines de
délicateffe :
Mais il m'excede par fes larmes ,
Comme Laure , par fa rigueur ;
Croyez-vous que fon chafte coeur
Etoit infenfible aux alarmes
Qu'infpire un amour ſéducteur ?
Elle devoit fair fon vainqueur :
Pour vaincre , il n'eſt point d'autres armes,
NOVEMBRE. 1758. 18
Ne me vantez point la conftance de
leurs amours : eft - il bien afſuré que
conftance foit une vertu ?
Donnons à la fidélité
Un nom plus vrai , plus légitime ;
Sans un contrat bien cimenté,
La fidélité n'eſt qu'un crime.
la
Et lorfque dans votre itinéraire , vous
avez exalté la tendre durée de leurs amours ,
vous n'étiez pas encore profterné devant
l'Arche avec David.
Lorfqu'en voyage l'on s'amufe ,
L'on eft par ci par là tenté.
Des fleurs , un gazon enchanté ,
Un clair ruiffeau , tout nous abufe
Penfâtes-vous , en vérité ,
Quand vous dinâtes à Vauclufe ,
A votre Bénédicité a
Il eft temps de finir cette Lettre , déja
trop longue , avec le compliment ordinaire
, mais plus amical & moins refpectueux
que le vôtre.
Me refpecter , c'eſt me honnir :
A peine l'on refpecte Pope .
Je rifque de m'enorgueillir ,
Comme la grenouille d'Efope.
Recevez donc , pour enchérir
Mon Epitre avec enveloppe
20 MERCURE DE FRANCE.
LE RETOUR
D'UNE AME A DIEU ,
OD E.
PRÉCIEUX effet de la grace ,
Trouble heureux , falutaire horreur ;
Toi , par qui le péché s'efface ,
Repentir , viens brifer mon coeur.
De mes cuifans regrets redouble l'amertume ,
Et joins de nouveaux feux au feu qui me confume:
Mes fens en feront abattus ;
Mais j'en connoîtrai mieux toute l'horreur du
vice ,
Et par des actes de justice ,
Je m'approcherai des vertus.
Qui fuis-je ? ou tend mon efpérance ?
Tiré des ombres du néant ,
A qui dois-je mon exiſtence ?
Qui m'a fait un être vivant ?
Vil limon , qu'anima l'Auteur de la nature ,
'Au fortir de ſes mains , rébelle créature
Eft-ce à toi d'enfreindre fes loix ?
Ofes-tu , dans l'accès d'un délire funefte ,
Ingrat à la faveur célefte ,
Trahir ton devoir & fon choix ?
NOVEMBRE . 1758. 21
Le jour qu'une onde falutaire
Imprima fur mes jeunes ans
L'ineffaçable caractere ,
Qui défigne tes vrais enfans ,
Je te jurai , Seigneur , un éternel hommage ;
Un coeur fincere & pur , un amour fans partage,
Le ferment fut fait en mon nom ;
Mais bientôt , ô forfait ! j'en perdis la mémoire ,
Et l'injure faite à ta gloire ,
Fut l'ouvrage de ma raiſon .
Le terme vient ; bientôt fans doute
La mort , d'un vol précipité ,
Ouvrira devant moi la route
Qui conduit à l'éternité.
A mes yeux chaque inſtant du paffé ſe retrace ;
Aveugles paffions , fource de ma diſgrace ;
O défefpérant fouvenir !
Quoi ! je touche au moment où le borne mon
être ,
Et je commence à me connoître ,
Quand je fens que je vais finir ?
Du Ciel l'arrêt irrévocable
M'appelle au facré tribunal ,
Où , devant un juge équitable ,
Sont pefés le bien & le mal.
Des céleftes bienfaits difpenfateur fidele ,
Il donne à fes Elus une place immortelle :
Qu'ai-je fait pour la mériter
22 MERCURE DE FRANCE.
Il tient les réprouvés fous de pefantes chaînes ;
Ils fouffrent d'éternelles peines ;
Qu'ai-je fait pour les éviter !
Quelle horreur au fonds de mon ame
Vient tout-à-coup de s'élever ?
Quel objet & quel trait de flamme
Vient à l'inftant de s'y graver ?
Quels terribles accens , quelle voix menaçante
Portent dans mon efprit le trouble & l'épou
vante ?
Je crois voir le livre éternel ;
Et frémiffant du fort des coupables victimes ,
Avec le nombre de mès crimes ,
J'y lis l'arrêt du criminel ,
Arrête , Dieu vengeur , arrête :
Sous tes coups dois -je fuccomber ?
Sufpends celui qui fur ma tête
De tes mains eft prêt de tomber.
En ta bonté fuprême , eft- ce en vain que j'efpere ?
Des rigoureux effets de ta jufte colere
Rien ne peut-il me garantir ?
Ai-je par mes forfaits épuifé ta clémence
Ah ! ta miféricorde immenſe
Pardonne tout au repentir.
L
Doux attraits , flatteuſe eſpérance ,
Recours fi cher au malheureux
Don du ciel , fainte confiance
Succede à mes troubles affreux : .
>
>
NOVEMBRE. 1758. 25
Chaffe de mon efprit , de mon ame obſédée ,
D'un cruel défefpoir la criminelle idée,
Succomberai-je à fes efforts ?
Non , porte loin de moi ces finiftres préfages ,
Diffipe ces noires images :
C'en eft affez de mes remors,
Oui , puifqu'il en eft temps encore ,
Je briferai d'indignes fers :
Pour fléchir le Dieu que j'implore ,
De fûrs moyens me font offerts.
rend déja le calme à mon ame alarmée ;
Son courroux est éteint , ſa main eſt défarmée ,
Et tout mon crime eft effacé.
Je lens que jufqu'à lui , mon foible efprit s'éleve ,
Et que mon repentir acheve
Ce
que la grace a commencé .
Mais , Seigneur , foutiens ma foibleffe
Contre un ennemi furieux.
Des pieges qu'il me tend fans ceffe ,
Fais moi fortir victorieux .
Dans mon ame à jamais viens graver ta loi fainte ,
Et qu'en voyant briller cette divine empreinte ,
Le noir efprit foit confondu :
Brife , détruis l'autel , anéantis l'idole ,
A qui , par un attrait frivole ,
J'offris un encens qui t'eſt dû,
24 MERCURE DE FRANCE.
GENGISKAR ,
Hiftoire Orientale par Madame de St .. Ma..
Au Midi de la France , eſt une Iſle renommée
par la douceur duclimat , & par
les moeurs des Habitans. L'humanité , la
bonne foi , la candeur , la probité y ont
fixé leur féjour ; on n'y connoît , on n'y
révere que la vertu ; on y cultive les Lettres
, on y exerce l'hofpitalité , on y craint
les Dieux : l'équivoque , la médifance , les .
riens , même les jolis , n'ont point d'accès
dans les cercles ; la raifon préfide aux entretiens
, l'efprit les éclaire , le fentiment
les affaifonne ; la difpute n'a rien de défagréable
, rien d'aigre , rien d'emporté ; elle
ne fert qu'à éclaircir les idées ; la trahifon
, le parjure , l'hypocrifie , les fauffes
amitiés , ont été à jamais bannis de cette Ifle
fortunée ; c'eft peut-être le feul endroit où
l'on connoiffe les douceurs de l'amour ;
partout ailleurs on aime par intérêt, par air ,
par efprit de débauche ; ici l'on aime uniquement
pour le plaifir d'aimer ; les femmes
n'ont à redouter ni l'indifcrétion d'un
petit maître , ni les caprices d'un étourdi ,
ni les propos d'une rivale ; l'hymen couronne
NOVEMBRE . 1758. 25
ronne les feux des amans ; mais il ne les
éteint pas : on fe fait un plaifir , on fe fait
une gloire d'aimer ſa femme,
C'eft dans ce lieu charmant que la tempête
jetta l'infortuné Gingiskar , roi de
Perfe: la fortune lui avoit laiffé ce qu'elle
n'avoit pu lui ôter ; l'air & la taille d'un
héros , un caractere doux & liant , beaucoup
d'efprit naturel , des fentimens dignes
de fa haute naiſſance.
Inftruit de fes malheurs , les Habitans
de l'Ifle mirent tout en ufage pour les
adoucir. Il fut logé magnifiquement ; on
lui compofa une maiſon ; on lui affigna fur
le tréfor public une penfion affez confidérable
pour fournir à fon entretien. Le Prince
fentit comme il le devoit les procédés des
Infulaires ; s'il fouhaitoit quelquefois de
remonter fur le trône , ce n'étoit que dans
la vue de leur témoigner fa reconnoiffance,
Le dernier coup que lui avoit porté la fortune
ne l'avoit que très-peu touché ; fon
coeur étoit encore tout rempli de la perte
qu'il venoit de faire. La belle Sophie lui
avoit été ravie , par le plus cruel des malheurs,
le jour même qu'il devoit l'époufer ;
ce malheur l'avoit rendu comme infenfible
à la perte de fon Royaume . Le temps , maître
des fentimens les plus vifs , n'avoit pu affoiblir
fa douleur . L'aimable Sophie étoit tou-
B
26 MERCURE DE FRANCE:
jours préfente à les yeux ; il la voyoit parée
de tous fes charmes,elle lui fourioit tendrement;
elle leprioit de modérer fon affliction ;
le pouvoit- il ? Il ne l'avoit jamais tant aimée
: il éprouvoit tous les jours la vérité de
cette maxime , qu'on ne connoît bien le prix
d'une chofe que lorfqu'on l'aperdue . En vain
cherchoit- on tous les moyens de le diffiper
dans les fêtes les plus brillantes , dans les
repas les plus fomptueux , dans les cercles
les plus enjoués ; au jeu , au bal , aux fpectacles
, il portoit un fonds de trifteffe qui
perçoit toujours ; elle le fuivoit dans fon
cabinet , à peine pouvoit- il donner quelques
momens à l'étude des belles lettres ;
quoique Prince il les cultivoit , & avec fuccès.
Il fe trouva un jour dans une maison où
l'on annonça la Marquife de Maurfaint ;
il en avoit entendu parler comme de la plus
aimable femme de l'Ifle ; il ne l'avoit jamais
vue ; elle étoit à la campagne lorfqu'il
y arriva. Quelle fut fa furpriſe lorfqu'en
l'envifageant il apperçut dans la Marquife
tous les traits de l'aimable Sophie . Elle
avoit, comme Sophie , de grands yeux noirs ,
un teint admirable , une phyfionomie qui
fouffroit le détail , & dont l'enſemble
charmoit , un air de langueur qui la rendoit
encore plus touchante ; en un mot il
NOVEMBRE. 1758 . 27
n'y eut jamais de reffemblance auffi parfaite
; c'étoit le même air , la même taille , le
même port , les mêmes graces.
Le Prince eut toutes les peines du monde
à modérer ſes tranfports. Combien de
fois ne fut- il pas fur le point de fe jetter à
fes genoux ! Il fe retint pourtant ; mais fes
foupirs , la rougeur de fon vifage , fes regards
tantôt vifs , tantôt languiffans , toujours
fixés fur le même objet , marquoient
affez fon extrême agitation : tout le monde
s'en apperçut.
La Marquife trop modefte pour attribuer
ce qu'elle voyoit à l'effet de fes char--
mes , & trop vertueufe pour y donner la
moindre attention, après une courte vifite,:
fe retira chez elle. Le Prince en fit dès ce
moment l'objet de tous fes foins : il la
cherchoit partout ; fe trouvoit- il dans une
affemblée où elle n'étoit point , fon inquiétude
paroiffoit vifiblement. Apeine l'annonçoit-
on qu'on voyoit fon teint s'animer par
degrés; l'aimable enjouement prenoit la place
de ce fonds de trifteffe qui dominoit chez
lui depuis la perte de Sophie. La fatisfaction
de fon efprit fe communiquoit à fes moindres
paroles , l'envie de plaire lui fourniffoit
une infinité de chofe jolies , mais naturelles
: l'efprit étoit l'interprete du fentiment.
La Marquife étoit trop tendrement
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
aimée pour l'ignorer long-temps. Tout lui
parloit d'unepaffion que fondevoir condamnoit
; elle avoit des principes , elle avoit
de la vertu , mais elle avoit de l'amour
propre ( c'eft un fentiment fi naturel à une
jolie femme qui a de l'efprit ) : elle avoit
le coeur tendre ; ( eft- ce un défaut ? eft - ce
un mérite ? ) L'amour du Prince la flattoit,
fa douceur , fes graces la toucherent , elle
devint fenfible ; il n'en fut pas plus heureux
; au contraire ne pouvant fe rendre
maîtreffe des mouvemens de fon coeur, elle
réfolut au moins de fe conduire de façon à
ne donner aucune prife à la médifance.Renfermée
dans fon domestique, elle évita , toutes
les occafions de voir Gengiskar ; elle
redoubla de foins, d'attentions, d'empreffement
pour fon mari ; elle auroit voulu
l'aimer ; mais eft -on le maître de fes fentimeas
? ils n'alloient pas au-de- là de l'eftime
; le Prince feul poffédoit fon coeur.Il
étoit trop près d'elle , elle craignoit toujours
qu'il ne trouvât le moyen de la voir ,
& de lui arracher fon fecret ; ce fut ce qui
la détermina à aller paffer quelque tems à
la campagne avec fon mari.
Que devint le Prince à cette nouvelle !
Quelque retirée que fût la Marquife , il l'a
voyoit quelquefois ; il habitoit les mêmes
lieux , il refpiroit le même air ; il la cherNOVEMBRE.
1758 . 29
choit fouvent fans fuccès , tou- partout ,
jours avec un certain plaifir inféparable de
l'eſpoir de la trouver tous ces riens ont
leur prix aux yeux d'un amant tendre &
délicat. La maifon de campagne de la Marquife
n'étoit qu'à quelques journées de la
ville. Gingiskar ne pouvant fupporter fon
abſence, ſe rendit fécrétement dans un hameau
voifin, accompagné d'un feul ami qui
étoit le confident de fes feux ; ils alloient
fouvent fe promener dans un petit bois
qui fermoit l'avenue de la demeure de la
Marquife. Les malheurs du Prince , fa paf-
-fion , les charmes de celle qu'il adoroit , fa
parfaite reffemblance avec l'aimable Sophie
faifoient le fujet ordinaire de leurs entretiens
.
Un jour que Gengiskar étoit forti feuf ,
quelques affaires ayant retenu fon ami ,
infenfiblement fa rêverie le conduifit à la
porte d'un jardin,qui céda fans peine à fes
premiers efforts . Il fut enchanté du ſpectacle
qui s'offrit à fes yeux : des allées à perte
de vue, une quantité de petits ruiffeaux qui,
après avoir fait plufieurs détours , fe réuniffoient
pour aller fe perdre dans un vaſte
baffin de marbre blanc , des ftatues fans
nombre, une prodigieufe variété de fleurs ,
qui recevoient un nouvel éclat du plus beau
jour du monde , tout cela formoit un coup
d'oeil charmant.
B iij ..
30 MERCURE DE FRANCE.
Après s'être promené quelque temps , le
Prince s'approcha d'un cabinet , où il crut
appercevoir une femme ; c'étoit la Marquife
elle- même , fon coeur le lui apprit ,
avant qu'il fût à portée de la reconnoître.
Elle rêvoit profondément ; fa tête languiffamment
penchée portoit fur fes deux mains ;
elle avoit les yeux baiffés ; quelques larmes
couloient lentement le long de fes joues.
Dans cet état , que le Prince lui trouva de
charmes ! Il fe plaça de façon à ne pas perdre
le moindre de fes mouvemens.
Mes malheurs ne finiront- ils jamais ,
s'écria cette aimable femme après quelques
inftans de filence ? mais les ai- je mérités ?
Qu'ai-je à me reprocher ? N'ai -je pas tout
mis en ufage pour furmonter un penchant
malheureux ? N'eft ce pas pour en triompher
, que j'ai quitté des lieux qui avoient
pour moi tant de charmes ? Cruel devoir
que ton joug eft rigoureux ! Que le facrifice
que je tai fait me coûte cher ! Et vous , trop
aimable & trop infortuné Prince , vous ſefiez
bien vangé fi vous faviez ce que je
fouffre pour vous avoir traité avec tant de
rigueur. Comment exprimer les divers
mouvemens dont le Prince fut agité ? Ne
pouvant fe rendre maître du premier tranfport
, il entre précipitamment dans le cabinet
, & s'élance aux genoux de la Marquife.
NOVEMBRE. 175S . 31
Dans la premiere furpriſe où lajetta la vue
du Prince , elle ne put dire que ces mots :
Ah ! Prince , c'est vous ! Gengiskar s'étoit
faifi d'une de fes belles mains qu'il mouilloit
de fes larmes. Quoi ? Madame , lui
difoit- il de cet air qui perfuade fi bien ,
avec ce ton que la paffion feule fait prendre
, vous feriez fenfible à mes maux , tant
d'amour vous auroit touchée ? Je ferois
trop heureux , Madame ; puis -je regretter
la couronne de Perfe ? J'ai retrouvé Sophie,
mais Sophie embellie de mille charmes
nouveaux . Y fongez- vous Prince , répondit
la Marquife , quand vous me tenez ce
langage ? favez-vous que les loix de l'honneur,
du devoir , de la Religion me défendent
de l'écouter ? favez - vous que je ne
puis , que je ne dois aimer que celui à qui
le deftin m'a liée ? Vous le favez , Prince , &
vous ne craignez pas de m'affliger .. Voulez
-vous me rendre malheureuſe ? voulezvous
me rendre méprifable ? Plaignez-moi ;
mais fi mon repos , fi mon honneur , fi ma
réputation vous font chers , évitez à l'avenir
toutes les occafions de me voir : tâchez
même de m'oublier ... Quel ordre ! qu'il eft
rigoureux ! Moi , ceffer de vous aimer ! moi,
vous oublier ! Le puis - je , Madame la
vertu doit- elle nous faire renoncer à l'humanité
: L'amour doit- il s'attendre à faire
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
naître la haine? ...Je ne vous hais pas, vous
ne le favez que trop ... Vous ne me haïffez.
pas , & vous me défendez de vous voir.
Que feroit le plus cruel de mes ennemis ?
Mais quoi vos beaux yeux fe mouillent
de larmes , & c'est moi qui les fais
couler ! ... Oui , c'eſt vous , Prince ! votre
état me touche , je fens ce que vous me dites
, peut- être plus que je ne devrois . J'étois
tranquille , j'étois heureuſe avant de
vous connoître ; pourquoi êtes- vous venu
troubler mon repos ? Vous voyez toute ma
foibleffe , je n'ai pas craint de vous en
rendre témoin : j'ai dû vous faire un aveu
qui ne fera que m'affermir dans la réfolution
où je fuis de ne plus vous voir . En finiffant
ces mots la Marquife fe leva , &
laiffa Gengiskar dans un état plus aifé à
imaginer qu'à décrire . Après quelques momens
il reprit triftement le chemin du hameau
. Que je fuis malheureux , dit- il , à
fon ami ! on m'aime , on n'a pu me le cacher;
mais dois- je m'en applaudir, puiſque
c'eft cet amour qui caufe tous mes maux?
Si on n'avoit pour moi que de l'indifférence
, je verrois au moins librement ce que
j'aime , je chercherois à plaire , j'y réuffirois
peut- être , ou je triompherois d'une
paffion malheureuſe.
Gengiskar étoit retourné à la ville : il y
NOVEMBRE. 1758. 33
reçut de Perfe les nouvelles les plus favorables
; le mauvais gouvernement ,la cruauté
de l'ufurpateur avoient révolté tous les
efprits accablés d'impôts , véxés , tourmentés
de toute maniere , les malheureux
Perfans n'avoient même pas la liberté de
fe plaindre le moindre murmure , le moindre
diſcours , étoit puni de mort : le ty
ran avoit fait dreffer des échaffauts dans
prefque toutes les villes de fa domination :
combien devictimes infortunées y expioient
tous les jours leur zele pour la patrie , &
leur amour pour le Prince légitime ! Pour
être à l'abri des fureurs de l'Ufurpateur ,
il ne fuffifoit pas d'avoir fubi le joug fans
murmute ; c'étoit être criminel que d'avoir
du bien , rien ne pouvoit fatisfaire fon
infatiable avarice. Il avoit porté le deuil &
la défolation dans les plus illuftres familles
du Royaume : une conduite fi violente
avoit produit l'effet qu'elle devoit naturellement
produire ; quelques amis de Gengiskar
s'étoient affemblés dans le deffein
d'être les libérateurs de leur patrie ; leur
nombre avoit groffi infenfiblement ; ils fe
virent bientôt à la tête d'un parti confidérable
qui ôta au tyran le trône & la vie.
La couronne avoit peu d'appas pour Gengiskar
fans la Marquife ; mais il fe devoit à
tout un peuple qui foupiroit après fon
By
34 MERCURE DE FRANCE.
retour : il ne fongea qu'à prendre les der
nieres mefures pour fon départ; le jour étoit
déja fixé lorsqu'il apprit que la Marquife
venoit de perdre fon mari ; il ne fut plus
queftion de partir; il fit demander à l'aimable
veuve la permiffion de l'aller voir : pouvoit
elle le refufer ! Sous fes lugubres habits
qu'il la trouva charmante ! La blancheur
de fon teint en recevoit un nouvel
éclat, & les yeux , pour être moins vifs qu'à
l'ordinaire , n'en étoient que plus touchans.
Le Prince eut affez. de retenue pour ne
point parler de fes fentimens ; il la vit
plufieurs fois , fans lui dire un mot
qui eût rapport à fa paffion. Pouvoit - il
en donner une plus forte preuve ? La Marquife
n'y étoit que trop fenfible ; rien ne
l'empêchoit de fuivre les mouvemens de
fon coeur elle crut cependant devoir les
combattre. Ce qu'elle devoit à la mémoire
de fon mari , les déchiremens de coeur , la
jaloufie , les larmes , le defefpoir , toutes
les fuites malheureufes d'une démarche
imprudente fe préfenterent à fon efprit ,
& furent des armes pour fa vertu.
:
Le Prince fut traité avec une froideur
qui le défefpéroit. Il ne favoit à quoi attribuer
ce changement. Eft - ce Madame de
Maurfaint qui m'accable ainſi , difoit- il à
fon ami ? Eft-ce elle qui , par le plus étonNOVEMBRE.
1758. 35
hant des caprices , a paffé tout d'un coup de
l'amour le plus tendre à l'indifférence la
plus cruelle ? elle m'aimoit , je ne puis en
douter ; cet amour auroit fait tout le bonheur
de ma vie ; pourquoi faut il qu'elle
ait changé Ah ! devois-je m'y attendre
on vantoit partout fon humeur bienfaifante
, la douceur de fon caractere , fon extrême
fenfibilité : la reconnoiffance eft , diton
, fa vertu favorite ; je crois qu'elle en
doit aux fentimens que j'ai pour elle .
La Marquife continuoit à traiter Gengiskar
de la même maniere , il ne fe rebutoit
point ; la certitude de n'avoir point de
rival lui laiffoit un refte d'eſpoir : les nouvelles
qu'il recevoit de Perfe preffoient fon
retour ; il tâcha d'avoir une explication
avec la Marquife , réfolue de partir immédiatement
après. Une des femmes de Madame
de Maurfaint , qu'il avoit mis dans
fes intérêts , l'introduifit dans fon appartement
; elle étoit alors feule , occupée à faire:
de la tapifferie le Prince l'aborda avec
cette timidité inféparable du vrai amour ,
il la regarda , il foupira , il bégaya quel
ques mots ; elle l'entendit ... elle fut touchée
... pouvoit- elle ne pas l'être ? Le fentiment
fe préfentoit à elle fous la forme la
plus féduifante 5 un regard , quelques lar
Bvj
36 MERCURE DE FRANCE.
mes dévoilerent au Prince l'intérieur de la
Marquife ... Serois- je heureux , Madame ,
lui dit-il , en tombant à fes genoux ..
Vous ne répondez rien , Madame ... ah !
Prince , mon filence ne parle - t'il pas affez ?
Mais enfin , ajouta cette aimable femme ,
à quoi nous menera cet amour ? .... A
tout Madame , interrompit le Prince ;
n'eft- ce pas l'amour qui fait la félicité des
coeurs fenfibles ? Chaque inftant de notre
vie fera marqué par un nouveau plaifir ;
affife fur mon trône vous donnerez des loix
à tous mes fujets ; je ne me diftinguerai
d'eux que par ma promptitude à exécuter
vos moindres volontés ... Qu'ofez- vous
dire Prince ? fuis-je d'un fang à prétendre
à un rang auffi illuftre ... La naiffance eft
de chofe , Madame ; votre beauté ,
vos graces , votre vertu , votre efprit vous
rendent digne de commander à tout l'univers
... Mais , Prince , vos fujets ne murmureront-
ils pas ? n'eft- il pas à craindre
qu'ils fe révoltent , & que , les armes à la
main,ils ne renverfent un trône qui me paroît
encore bien chancellant ... Mes fujets
font fais pour m'obéir ; quand ils vous connoîtront
; ils loueront mon choix : d'ailleurs
qu'ai - je à craindre en combattant
pour vous, Madame : on peut compter fur la
victoire ; ne me refufez donc pas une grace
fi peu
1
NOVEMBRE . 1758. 37

doù dépend le bonheur de mes jours ... Et
ce que je dois à la mémoire de mon mari? ..
Exige t'il de pareils facrifices ? vous en
tiendra-t'il compte ? ... Et ce que je me
dois à moi- même , le comptez- vous pour
rien ? ...Quoi ? Madame , faut- il , parce
que vous avez eu le malheur de perdre votre
mari, que vous vous enfeveliffiez toute
vivante : à votre âge, avec autant de charmes,
ne peut-on , fans crime , contracter un
nouvel engagement ? Je ne parle pas d'une
Couronne qui éblouiroit toute autre , &
dont l'éclat difparoît auprès de vous ; mais
voulez-vous défefpérer un amant qui ne
vit que pour vous , qui borne toute fa gloire
, tout fon bonheur à vous plaire , qui ne
veut remonter fur le trône que pour vous y
faire affeoir ? Ah ! Madame , eft- ce la mémoire
de votre mari ? eft- ce votre devoir
qui vous preſcrivent un ordre auffi cruel ?
eft- ce-là le prix que vous réferviezà l'amour
le plus tendre ... C'en eft fair , cher Prince
, vous m'avez perfuadée , je me rends' ;
nous étions nés l'un pour l'autre , je l'éprouve.
Que je ferai heureuſe, fi votre bonheur
égale le mien .
Ils furent mariés peu de jours après. Gen--
giskar emmena fa femme dans les Etats ; la
joie de fes fujets éclata par les témoignages.
les plus marqués ... La beauté , la vertu
38 MERCURE DE FRANCE.
de la Reine lui gagnerent tous les coeurs
adorée de fon mari , adorée de fes fujets ,
elle fut auffi heureufe qu'elle méritoit de
l'être.
Nota. J'ai reçu de la même main une
Lettre fur la Nobleffe commerçante , que
des confidérations particulieres ne me per
mettent pas de publier.
ODE
Sur la défaite des Anglois , à Saint Caſt' »›
près de Saint Malo.
Ius difoient dans la folle ivreffe ,
Et les tranfports d'un vain espoir :
France , reconnois tá foibleffe >
Et redoute notre pouvoir :
Bientôt des fruits de nos conquêtes® ,
Enfanglantés par tes défaites ,
Tu verras nos vaiffeaux chargés :
Sous tes murs & devant tes portes ,
A nos triomphantes cohortes
Tes tréfors feront partagés.
Peuples des plaines Armoriques ,
Revoyez , plus grands qu'autrefois
Revivre de vos Ducs antiques
Les noms , & le fang , & les droits
NOVEMBRE. 1758. 19
La Bretagne enfin reconquife-
Des Souverains de la Tamife
Va fubir le joug glorieux.
Maîtres de vos fuperbes Villes
Nous rentrerons dans ces afyles
Que pofféderent nos Ayeux..
Ainfi les féduifoient , & l'orgueil , & la haine';.
Quand , fur l'aîle des vents , la fureur les ramene
Sous les murs qu'ils ont menacés.
Déja pour les abattre , ils rallument la foudre ;
Mais aux pieds de ces murs qu'ils veulent mettre
en poudre
Eux-mêmes feront terraffés.
Emporté fur le char de l'ardente victoire ,
Aiguillon vole aux bords où la voix de la gloire
Appelle fon noble courroux :
Son glaive menaçant dans les airs étincelle :
Il arrive ; le fang de toutes parts ruiffelle ,
L'Anglois difparoît fous les coups .
Intrépide Aiguillon , rivaux de ton courage ,
D'Auvergne , Polignac renverſent fur la plage:
Ces Infulaires orgueilleux.
Et nos braves Guerriers fur tes traces fanglantes-
Immolent , à l'envi , les Légions tremblantes
De ces Pirates odieux.
En vain chercheront - ils leur falut dans la fuite,
La mer arrêtera leurs pas
40 MERCURE DE FRANCE.
Là, pourſuivis par nos foldats
Dans des gouffres profonds la peur les précipite.
Effroyable deftin , mais trop bien mérité !
Albion dans les flots voit rouler leurs cadavres ,
Et les vents indignés ne pouffent dans fes Havres
Que cet horrible prix de fa témérité.
Où font ces Bataillons , de qui les mains vaillantes
Devoient cueillir tant de lauriers !
Leurs Chefs , pour les fauver de nos foudres bru
lantes ,
Et de nos glaives meurtriers ,
Ont , dans le fein obfcur de leurs nefs chancellantes
,
Caché leur honte & leurs Guerriers.
Confufe , immobile , éperdue ,
Leur flotte , à l'aſpect de nos bords,
Gémit & maudit les tranfports
De fon audace confondue :
Ofe- t'elle fur nos remparts
Porter encore les regards ?
Elle voit , quel nouvel outrage !''
Son fang , fes dépouilles , fes morts .
Lui reprocher les vains efforts
De fon orgueil & de fa rage.
Inftruits par vos malheurs , preffez votre retour ,
Anglois : les Aquilons fufpendent leurs haleines ¿
Revolez vers votre séjour
A travers les liquides plaines
NOVEMBRE. 1758. 41
Allez de vos fuccès amers
Reporter la douleur au fein de la Tamife :
Elle , qui prétendoit à l'empire , des mers ,
Déja frémit d'une entrepriſe
Que fuivent les mépris , la honte & les revers.
DE SAULX , Chanoine de l'Eglife de
Rheims , Chancelier de l'Univerfité.
Nota. J'ai retranché quelques ftrophes
de cette Ode , & j'efpere que l'Auteur ne
le défaprouvera pas.
DU BONHEUR.
Le bonheur eft , pour la plus grande par-
>
tie des hommes , un état chimérique dont
ils parlent fans ceffe , après lequel ils foupirent
, & auquel ils ne peuvent jamais
parvenir. En voyant les vains efforts qu'ils
font pour obtenir cette félicité fi defirée
on feroit tenté de croire que l'homme n'eft
ici bas que pour vivre dans la douleur &
l'amertume. Je crois cependant qu'il ne
tiendroit qu'à nous d'être heureux autant
que nous pouvons l'être. Pour nous convaincre
que nous fommes nous -mêmes la
caufe de cette inquiétude qui nous accompagne
partout , & qui prefque toujours
42 MERCURE DE FRANCE.
verfe fur nos plaifirs fon funefte poifon
réfléchiffons fur nos moeurs & fur notre façon
de penfer : peut- être trouverons - nous
que c'est là ce qui nous prive de cette fatisfaction
intérieure , dont les maux con.
tinuels que nous éprouvons , ne nous laiffent
qu'une foible idée , mais que nous
defirons avec d'autant plus d'ardeur , que
les obftacles qui fe préfentent font plus
difficiles à furmonter.
Le bonheur , tel que je l'entends ici , eft
un bien être durable & conftant ; c'est
cette fituation heureufe dans laquelle nous
nous trouvons quelquefois : nous y tendons
de toutes nos forces , & c'eft là le but
de tous nos travaux. Mais nos efforts font
inutiles , nous ne goûtons que des plaifirs
paffagers , auxquels fuccedent des maux
beaucoup plus durables . Si les hommes
euffent fuivi les intentions de la nature ,
& qu'ils fe fuffent contentés de ce qu'elle
leur offroit , je fuis certain qu'ils feroient
beaucoup plus heureux , fans defits , fans
inquiétudes : leurs jours feroient purs &
fereins ; exempts de la plupart des paffions
qui nous tyrannifent , & qui ne contribuent
pas peu à nous rendre malheureux ,
ils pafferoient leur vie dans une délicieufe
tranquillité.
Les Sauvages , avant de connoître les au
NOVEMBRE. 1758.
43
tres Nations qui , en les voulant policer ,
leur ont communiqué leurs défauts , n'étoient-
ils pas plus heureux
que nous ? Vi.
vans tous en commun des fruits que la
terre produifoit , la paix & l'union régnoient
chez ces peuples ; l'injuſtice , l'ambition
, l'intérêt , vices fi communs parmi
nous , y étoient inconnus. Je conviens
qu'ils avoient , ainfi que nous , à foutenir
les maux auxquels la nature nous affujettit;
mais ils étoient beaucoup moins fujets aux
maladies : nous en avons accru le nombre,
& nous les avons rendues plus dangereufes
par notre façon de vivre. L'efprit tranquille
& nullement agité par tous les chagrins
qui nous obfedent , ils fupportoient
leurs maux avec fermeté ; la médecine ,
aujourd'hui fi néceffaire , leur étoit inconnue
, & ils parvenoient cependant jufqu'à
une extrême vieilleffe . Comparons les
moeurs de ces peuples avec les nôtres ,
nous verrons bientôt les obftacles qui nous
empêcheront toujours de parvenir au bonheur
; nous y courons tous par des chemins
différens , mais qui , bien loin de nous y
conduire , ne font au contraire que nous
en éloigner.
Les uns amaffent des richeffes , s'imaginant
qu'ils feront heureux lorfqu'ils auront
accumulé tréfors fur tréfors : ils le
44 MERCURE DE FRANCE.
feroient peut - être , s'ils pouvoient borner
leurs defirs ; mais ils ferment les yeux fur
ce qu'ils poffedent , & ne les ouvrent que
fur ce qu'ils n'ont pas. La fortune de leurs
voifins eft une fource inépuifable de chagrins
qui diminuent le prix des richeffes
qu'ils ont amaffées . D'autres n'eftiment les
richeffes que lorfque les honneurs les accompagnent
: pêtris de vanité , ils ne fe
croient heureux qu'autant que les autres
hommes leur rendent des hommages qu'ils
fe croient dûs ; ils font jouer tous les refforts
imaginables pour occuper quelque
place qui les éleve au deffus du refte des
humains : mais ne croyez pas que le fuccès
de leur entrepriſe les comble de félicité , &
que l'encens & les louanges d'un grandnombre
d'adulateurs , leur faffent goûter
cette fatisfaction intérieure en quoi je fais
confifter le véritable bonheur . Ils ne font
pas plutôt parvenus au but où ils tendoient ,
qu'il fe trouve quelque fâcheux contretemps
qui corrompt leur joie : il faut
de chofe pour répandre de l'amertume fur
nos plus grands plaifirs.
peu
Ce courtifan élevé au faîte de la gloire
& de la fortune , n'eft pas plus heureux
que le refte des hommes ; il eft même fouvent
plus malheureux que ceux à qui , d'un
commun accord , on donne ce funefte tiNOVEMBRE
. 1758. 45
tre : efclave du maître qui le favoriſe, dans
quelle dépendance ne vit- il pas ? quelles
peines ne faut- il pas qu'il fe donne pour fe
conferver dans ce glorieux efclavage ? Il a
toujours au deffus de fa tête une épée fufpendue
par un fil qui peut fe rompre à chaque
inftant : un moment l'a vu s'élever , le
moment qui fuit peut le voir tomber , &
faire une chûte d'autant plus funefte , qu'il
ne peut fouvent trouver en lui- même de
reffource contre ce revers : un fourire
adreffé à tout autre qu'à lui, fuffit pour l'inquiéter
, & lui faire fentir combien fon
bonheur eft fragile.
Celui qui cherche fa félicité dans les
plaifirs , bien loin d'y trouver la fatisfaction
qu'il fe promet , n'y trouve au contraire
que des chagrins qu'il s'efforce de cacher
aux autres , mais qu'il ne peut ſe dérober
à lui- même : ils le fuivent partout ,
& portent le trouble dans fon coeur. Sa
confcience alarmée lui reproche toujours
fes défordres ; de quelque côté qu'il tourne
, il ne trouve point cette joie pure &
tranquille que produit l'innocence .
D'autres enfin font confifter leur bonheur
dans l'immortalité de leur nom ; ils
paffent leurs jours dans une étude continuelle
, pour obtenir des fuffrages qui les
immortalifent. Cependant , après bien des
46 MERCURE DE FRANCE.
peines , des veilles & des travaux , ils
éprouvent des contradictions qui les rendent
malheureux pendant leur vie , fouvent
fruftrés, après leur mort , de la gloire qu'ils
efpéroient . Les différens états que les hommes
embraffent , contribuent encore à les
rendre malheureux , car il n'en eft preíque
point qui foient contens de leur condition ;
& cela n'eft pas furprenant. Avant que
d'embraffer un état , il faut en connoître
tous les défagrémens , pour fçavoir fi on
les pourra fupporter ; il faut de plus s'étudier
foi-même , & voir fi on eft propre
l'état auquel on fe deſtine : mais les hommes
ne font point toutes ces réflexions , ou
s'ils viennent à les faire , c'eſt lorsqu'il n'eft
plus temps. Ils embraffent un parti fans
examen & avec précipitation ; ils agiffent
dans ce choix important comme dans les
moindres affaires de la vie . Mais en condamnant
les premiers , plaignons du moins
ceux qui , pour fatisfaire l'ambition de parens
dénaturés , embraffent un état totalement
contraire à leur inclination : ces victimes
malheureufes de l'ambition & de
Finjuftice , paffent leurs jours dans la douleur
, leur vie eft un fupplice continuel .
Il paroît , par ce que je viens de dire ,
que prefque tous les hommes s'éloignent
de cet état heureux vers lequel fe portent
NOVEMBRE. 1758. 47
tous leurs defirs ; toujours flottans entre la
joie & la trifteffe , l'inquiétude & les plaifirs
, ils font dans une agitation continuelle
, fans pouvoir jamais fe fixer ; occupés
de bagatelles dont ils font leurs principales
affaires , qui les amufent fans les
intéreffer , ils négligent tout ce qui pourroit
contribuer à les rendre plus heureux ;
mécontens du préfent , toujours inquiets
de l'avenir dont ils veulent fonder la profondeur
, ils ne jouiffent point de la vie ,
la mort les furprend occupés de projets
vaftes & éloignés. Il eft cependant certain
que l'homme feroit beaucoup plus heureux
, s'il vouloit travailler férieuſement à
l'être : car de tous les maux qui nous affiégent
, je n'en connois que de deux fortes ,
les maux réels & les maux imaginaires ;
les maux réels peuvent être partagés en
deux claffes , ceux auxquels la nature nous
affujettit , & ceux qui nous viennent de la
fortune. Quant aux maux de la nature
quoiqu'il ne foit point en notre pouvoir
de nous en garantir , nous pouvons cependant
adoucir le chagrin qu'ils nous caufent
, & qui eft un fecond mal preſque
auffi dangereux que le premier. De quelque
maladie que nous foyons attaqués ,
imaginons- nous qu'il y a des gens qui , accablés
d'infirmités continuelles , s'eftime48
MERCURE DE FRANCE.
roient trop heureux dans notre état , & qui
ne peuvent voir fans envie la condition de
gens que nous regardons comme malheureux
; mais bien loin d'employer nos foins
pour calmer nos douleurs , nous les irritons
au contraire par les réflexions triftes
que nous faifons ; nous nous plaifons même
fi fort dans ces idées fombres & mélancoliques
, que nous fçavons mauvais gré à
ceux qui nous en veulent retirer : je ne
dis pas pour cela , que nous devions être
infenfibles à nos maux. C'étoit le fentiment
de ces fameux Philofophes de l'antiquité ,
qui foutenoient que rien n'étoit capable
de les ébranler : mais c'eft un orgueil infenfé
, de vouloir faire accroire aux autres
qu'on eft invulnérable.
A l'égard des revers de fortune , ils nous
toucheroient beaucoup moins , fi nous ne
portions pas trop loin notre vue , & fi nous
ne prenions les richeffes que pour ce qu'elles
valent , nous fupporterions avec plus
de courage ces malheurs qui de l'opulence
mous tranfportent au fein de la mifere.
Privés des richeffes que nous aurions amaffées
, nous trouverions en nous - mêmes des
motifs de confolation ; mais accoutumés
à n'enviſager , comme heureux , que ceux
qui , dans l'abondance , jouiffent de tous
les plaifirs , nous regardons la pauvreté
comme
NOVEMBRE . 1758. 49
comme le plus grand de tous les malheurs.
Mais fi , dépouillant les richeffes de la félicité
que nous leur attribuons , nous euffions
pris du bonheur des idées plus juftes
& plus ſenſées , la perte de nos biens ne
nous jetteroit pas dans la confternation &
le trouble.
Mais ce ne font pas les maux réels qui
nous affligent le plus : l'homme , toujours
ingénieux à fe tourmenter, s'en crée qui le
perfécutent fans relâche , & ce font ceux
qui l'affectent le plus vivement. Les uns
jouiffant d'une fanté parfaite , ſe perfua- .
dent qu'ils font malades , & le deviennent
effectivement ; ils viennent à bout de détruire
leur fanté par les foins inutiles qu'ils
prennent pour la confervation. D'autres
favorifés de la fortune , & jouiffant de richefſes
immenfes , fe rendent malheureux
par la crainte de les perdre ; les yeux fixés
fur leurs tréfors , ils craignent à tout moment
qu'on ne vienne les leur enlever. Le
voluptueux avide de plaifirs nouveaux ,
n'en trouve point qui puiffent le fatisfaire ;
fon imagination qui va toujours beaucoup
au-delà du préfent , le rend infenfible à
ceux qui lui font offerts . Mais abandonnons
ces chimeres , pour ne nous attacher
qu'à la réalité. Nous pouvons en quelque
forte contribuer à notre bonheur : conten-
C
fo MERCURE DE FRANCE.
tons-nous d'une fortune médiocre , renonçons
à ces plaifirs tumultueux que le monde
recherche avec avidité , fçachons borner
nos defirs ; moins ils feront étendus ,
plus il nous fera facile de les fatisfaire :
mais furtout foyons bien avec nous- mêmes
; c'eſt le moyen le plus fûr de mener
une vie tranquille : car où il n'y a point de
il ne peut y avoir de véritable vertu ,
bonheur.
Par M. DARTOIS.
Au château de Moléans.
REMERCIMENT de M. de Relongue-
de la Louptiere , à l'Académie des
Arcades de Rome.
COURONNÉ des faveurs de la docte Arcadię ,
Que ne puis- je en ſon ſein confacrer mes tranfports
!
Et fur les pipeaux du génie
Immortalifer mes accords !
Vous , qui de l'âge d'or embelliffez l'image ,
Temple, qui rafflemblez les plus rares efprits ,
Temple fameux dont j'obtiens le fuffrage ,
De vos parfums je fus toujours épris.
NOVEMBRE. 1758.
53
Tel
que les jardins d'Epicure ,
On vous voit au milieu d'une augufte cité
Reſpirer la volupté pure ,
Les beaux arts & la vérité.
Le renom de tant de merveilles
Du plus noble defir enflamme mille auteurs :
Les Saphos vous offrent leurs veilles ;
Votre choix les éleve au faîte des honneurs,
Un Berger connoît peu la gloire ,
Je n'ofois à fa voix abandonner mon coeur :
Ce jour est mon oracle , il m'ordonne de croire
Que j'ai mérité mon bonheur.
Pour le culte de vos bocages ,
Le nom de Cléonide eft commis à ma foi ;
Je veux par mes travaux le rendre cher aux fages,
Qui le porteront après moi.
ON
EPITRE
A M. D.V.
N t'a dit vrai , mon cher V *** ; je
fuis tombé malade à Tibur , & mon mal
dont je ne faifois que rire , m'a conduit
tout en riant jufqu'aux frontieres de l'au--
tre monde ; mais j'en fuis revenu fain &
fauf, à une petite pâleur près qui me reſte
Cij
52 MERCURE DE FRANCE.
fur le vifage . Au refte , ce n'eft ni Apollon ,
ni Efculape qui m'a garanti , c'eſt l'amour ;
oui , l'amour.
J'avançois à grands pas vers les funeftes bords ;
Où l'on n'éprouve plus ni trifteffe , ni joie.
Comme un loup qui traîne fa proie ,
La fievre m'entraînoit dans l'empire des morts.
Mon ame étoit déja fur mes levres errante ;
Mais le Dieu de Paphos , le grand Dieu des A
mours ,
Pour ranimer un peu ma force languiffante ,
Fait accourir Sylvie à mon fecours .
'Sylvie , en ces momens de criſes & d'alarmes ,
Crut dans fes bras voir mourir fon Amant ;
Ses grands yeux noirs , fes yeux fi pleins de
charmes ,
Sur mon fein expirant
Ont daigné répandre des larmes :
Quelles larmes , grands Dieux
l'amour !
que celles de
Beauté fenfible & fage , adorable Sylvie ,
A ma gloire je le publie ,
C'eft à toi que je fuis redevable du jour :
Tes larmes m'ont rendu la vie ;
Elles ont pénétré juſqu'au fonds de mon coeur ,
Et mon ame affoiblie ,
A fenti tout-à-coup revenir fa vigueur,
Ainfi dans les jardins de Flore ,
Un jeune oeillet qu'a flétri la chaleur ,
NOVEMBRE. 1758 . 53
Lorſqu'il eft humecté des larmes de l'Aurore ,
Reprend bientôt fa premiere fraîcheur.
Sous mes pieds , cher ami , la tombe s'eft ouverte
,
Et la faux de la mort a paffé près de moi ;
Mais le ciel n'avoit pas déterminé ma perte ,
Et je revis enfin pour Sylvie & pour toi.
L'Amour aux genoux de Sylvie
Me fait paffer d'agréables momens ;
Mais tu manques encore au bonheur de ma vie
Ta préfence rendroit mes plaifirs plus touchans.
:
Es-tu donc fi attaché à ton petit pays ,
que tu ne le puiffes quitter un feul jour ?
viens un peu te promener à la campagne ,
viens à Tibur paffer quelque temps avec
nous j'efpere que quand tu auras vu les
jardins de Monfieur le Comte , tu ne feras
pas tenté de regretter ceux du petit Verfailles
( 1 ) . Sçache d'ailleurs que nos vins
d'Arbois & d'Aubigny valent bien ceux
de Bourgogne , & qu'ils ne font pas moins
propres à échauffer la verve .
Viens en faire l'effai dans ces beaux jours d'automne
;
Mais apporte avec toi ton luth & tes chanfons ,
Ce luth qui dans tes mains fi tendrement réſonne ,
Que le coeur le plus dur s'attendrit à fes fons.
(1) Petite maifon de plaisance d'un particulier.
Ciij
54 MERCURE DE FRANCE.
Apporte nous cette gaîté charmante
Qu'on voit régner en tes écrits ;
Viens eſcorté de la troupe brillante
Des beaux arts , des jeux & des ris .
Pour avoir abjuré l'empire de Cythere ,
Tu ne renonces pas à celui d'Apollon :
Tu viendras d'une main légere
Cueillir encor des fleurs dans le facré vallon.
De la mufique & de la poéfie
Tu chériras toujours les plaiſirs innocens ;
Et jufqu'au fein de la philofophie ,
Les Dieux du goût & du génie
Auront toujours tes voeux & ton encens,
A Tibur , le 12 Juillet 1758 .
LETTRE
A L'AUTEUR DU MERCURE.
AVIGNON eft charmant : fi vous connoiffiez
cette Ville , Monfieur , vous n'en voudriez
jamais habiter d'autre. Un ciel ferein
, des gens affables , un peuple gai &
des ortolans ! la nation eft trop vive pour
que les femmes y connoiffent l'art , & les
hommes la fourberie.
Nous fommes aujourd'hui dans un temps.
de fêtes , elles doivent durer trois jours :
c'eft
pour l'élection du Pape. Te Deum ,
NOVEMBRE . 1758.
SS
illuminations , feux d'artifices , tout cela
eft felon les regles; je trouve plaifant les dan-
Les établies dans toutes les rues. Mais ce qui
m'a le plus amufé , c'eft une fête hors la
ville, où j'allai il y a huit jours. La ville eft
enfermée de murailles admirables ; ces murailles
font entourées d'allées , bordées par
un ruiffeau d'une eau claire & vive , qui
forme des cafcades naturelles , & qui arrofe
des prairies immenfes . Toute la ville
étoit dans une de ces allées pour y voir la
fère qui commença par une courfe de vingt
filles vêtues d'un corfet & d'un jupon
blanc orné de rubans. Celle qui gagna le
prix, fe trouva un garçon déguifé , comme
la gloire eft la récompenfe du vainqueur ,
la honte fut la punition du traître.
La courſe recommença , & une très jolie
fille remporta le prix ; je lui aurois don
né celui de la beauté : les tambours , les
trompettes , les fifres & les hautbois célé
brerent fon triomphe , qui fut fuivi des
acclamations publiques. Après la courfe
des filles vint celle des garçons , celle des
chevaux & des ânes ; enfuite la lutte : un
athlete eft obligé d'en terraffer trois pour
gagner le prix ; ils font mille tours d'adreffe
& de force , amufans pour le fpectateur.
Ces fêtes champêtres font plus agréables
que celles dont le luxe fait l'agrément.
Civ
$ 6 MERCURE DE FRANCE:
Voilà un long récit de nos plaifirs . Pendant
que tout eft en mouvement & en joie pour
la fête du Pape , un de mes plus grandsplaifirs
eft de m'occuper de vous , & de
vous affurer de tous les fentimens que je
vous ai voué pour ma vie.
Hier il y eut une proceffion générale ,
elle commença par deux mille enfans , qui
crioient de toute leur force : Vive le Pape &
fa mouillé. Mouillé veut dire femme : voilà
ce que j'ai trouvé de plus plaifant.
LETTRE à Mademoiselle *** , fur
J'AP
l'Ennui.
'APPROUVE avec vous , Mademoiſelle ,
le parti que vient de prendre le Chevalier
de ...notre ami , de quitter Mahon pour
venir nous rejoindre. Nos Dames effrayées
des dangers auxquels il s'expofe , croyent
déja le voir aux prifes avec les Corfaires ,
ou lutter contre les flots : toutes fe récrient
fur fon imprudence. Pour vous , Mademoifelle
, dont l'amitié eft auffi vive , mais
plus éclairée , vous prétendez qu'on ne
doit point le blâmer fans connoître exactement
le degré d'ennui qu'il éprouve , &
qui pourroit bien être tel , qu'il vaudroit
beaucoup mieux s'expofer à tout , que de
NOVEMBRE. 1758. 57
l'endurer plus long- temps. Vous me demandez
à cette occafion , ce que c'eft que
l'ennui ? vous voulez que je vous en explique
les effets , & que je concilie les contrariétés
qu'éprouvent , ou femblent éprouver
ceux qui font attaqués de cette maladie
J'admire avec quelle attention votre Philofophie
embraffe tous les objets , avec quel
difcernement elle en faifit les différens rapports
, & avec quelle fineffe elle en obferve
les contradictions. Vous ferez obéie , Mademoiſelle
, mais fûrement mal fervie.
Pour réuffir dans une differtation de cette
nature , il faudroit vous oublier en vous
écrivant , & ma Philofophie n'eft point à
l'épreuve de ces fortes d'abſtractions.
L'ennui a deux caufes dont les effets ne
font point également dangereux : le repos
& le mouvement. Dans le premier état , qui
eft le plus infupportable , l'ame n'étant avertie
de fon exiftence par aucune fenfation ,
tombe dans une forte d'inaction , dans une
langueur , qui fe communique au corps
qui tient d'elle fon activité. Si cet état eft
permanent , « la machine , dit M. de Mon-
"
tefquieu , dont les forces motrices fe trou-
»vent à tout moment fans action , eſt laſſe
d'elle-même ; l'ame ne fent point de dou-
» leur,mais une difficulté de l'existence. La
>> douleur eft un mal local , qui nous porte
Cy
SS MERCURE DE FRANCE.
و و
» au defir de voir ceffer cette douleur ;
» mais le poids de la vie eft un mal qui n'a
» point de lieu particulier , & qui nous
» porte au defir de voir finir cette vie ; »
furtout fi nous ne trouvons pas de moyens
qui puiffent , en nous tirant de cette fituation
, nous en procurer une autre qui vaille
la peine de vivre. Vous voyez , Mademoifelle
, qu'il n'eft pas difficile de concevoir
ce qui détermine les gens ennuyés à tout
entreprendre pour fortir de l'état dans lequel
ils font plongés ; mais ce qu'il n'eft
pas auffi aifé de comprendre , c'eft comment
l'ame fort alors de cet état de langueur
, & devient capable des chofes les
plus hardies , & les plus pénibles . D'où lui
vient certe efpece de réfurrection ? le voici.
Il vient un inftant où l'imagination ennemie
déclarée du repos , & qui fouffre
par conféquent auffi de l'état actuel de l'ame
, ramaffe tout ce qui lui refte d'activité
pour fe peindre avec force tous les dégoûts
qu'elle a eus à effuyer , & la fituation préfente
de toute la machine : plus elle conÇ
ir vivement , plus elle s'échauffe , plus
elle s'irrite ; fon mouvement alors a affez
de force
pour porter jufqu'à l'ame , qui
tirée par là de fon état d'anéantiffement
fe réveille avec étonnement , conçoit l'horreur
de fon état précédent , & employe
fe
NOVEMBRE . 1758. 59
toutes fes facultés pour en fortir. C'eſt
une liqueur alkaline fur laquelle on verfe
une goutte d'eau forte : toutes les parties.
auparavant dans la plus grande tranquillité
, font agitées d'un mouvement fi violent
, qu'il y a lieu de craindre pour le vafe
qui la contient , fi l'orifice trop étroit l'empêche
de fe répandre au dehors . ( 1)
Il ne fuffit point à l'ame d'être dans un
état de mouvement pour être à l'abri de
l'ennui , un mouvement trop uniforme l'y
replonge bientôt d'une façon moins vio
lente à la vérité. Quelque beau que foit un
fon, il devient ennuyeux par la continuité.
Les fibres trop uniformément agirées , reportent
à l'ame cette monotonie faftidieufe;
le mouvement qu'elle éprouve eft par fon
uniformité & la continuité , une espece
de repos. De là vient fans doute que nous
fommes plus affectés du défordre de la nature,
que de la fymmétrie d'un jardin ; la variété
des objets occafionne une grande quantité
de fenfations , qui récréent l'ame en
( 1 ) Suicide , défaut de courage qui fait que l'on
aime mieux finir fes jours , que de fe donner la
peine de mettre en oeuvre les moyens de relever
l'ame de fon affaiffement , ou défaut d'efprit qui
empêche de les trouver. On fent bien qu'il n'eft
pas ici queftion du fuicide occafionné par le défefpoir
qui eft un mouvement aveugle ; mais de celui
qui a pour caufe l'ennui , le dégoût de la vie , &
qui eft raifonné. C vj
to MERCURE DE FRANCE.
exerçant fes facultés fans la fatiguer (2).
Ce goût néceffaire pour la variété , cette
efpece d'inconftance de l'ame , le croiriezvous
, Mademoifelle eft chez les amans'
le principe de la conſtance dans un objet aimé
: les yeux de l'amour favent appercevoir
des chofes qui échappent à ceux pour qui
ce même objet eft indifférent ; ce font des graces
nouvelles, des qualités que l'on n'avoit
pas encore apperçues , qui produifent fans
ceffe des fenfations nouvelles , ou excitent
des fentimens nouveaux . L'ame livrée à des
mouvemens dont la fucceffion n'eft pas affez
rapide pour la fatiguer , ni affez lente
pour lui permettre de s'appefantir , éprouve
cette extafe , ce raviffement , qui femblent
la déplacer & vous forcer , pour ainfi
dire , de la porter fur les levres d'une maîtreffe.
Le feu d'un amant commence t'il a
fe rallentir fi vous n'avez rien à vous
reprocher d'ailleurs, foyez fûre que ne lui
offrant plus rien de nouveau , vous ceffez
de faire fur lui de vives impreffions. Alors
l'ennui n'eft pas loin je vous en avertis ,
donnez lui fon congé , fi vous ne voulez
pas en faire un déferteur. Selon moi , le
grand art de plaire eft l'art de détailler
fes agrémens ; toute femme qui veut plaire
(1) Voyez la Théorie des fentimens , ch. 2 & 3
NOVEMBRE . 1758. Gr
long- temps, doit favoir ménager les détails
de façon qu'ils puiffent fournir tout le
temps que doit durer fon commerce , & y
répandre cette aimable variété , feul préfervatif
de l'ennui . Voilà , Mademoiſelle ,
ma façon de penfer fur l'ennui : en cherchant
à le définir , je n'ai peut- être que
réuffi à le faire fentir. Je fuis , &c.
B. C. & V.
trop
De Rheims , ce 9 Septembre 1758 .
Li mot de l'Enigme du fecond volume
du Mercure d'Octobre eft l'Imagination .
Celui du Logogryphe eft Caftramétation ,
dans lequel on trouve Céfar , Arcas , Nectar
, Neftor , Ifaac , Titon , Troye , Socrate ,
Ariftote , Catinat , Afie , Ifocrate , Marion
( de Lorme ) , Samarcan , Caftriot ( George ),
furnommé Scanderberg , Simon & Timea.
ENIGME.
QUAN UAND je nais loin de ces climats ,
Mon pere, ami Lecteur , eft d'une étrange forme :
Vafte Géant , Coloffe énorme ,
Sa valeur autrefois brilloit dans les combats.
Héritier de fon caractere
62 MERCURE DE FRANCE.
A certains ennemis je fais auffi la guerre ;
C'eft pour cela qu'à tes regards
J'offre communément un double rang de dards .
Toutefois ne crois pas qu'à ce feul exercice
Je borne mon utilité ;
Dans certain réduit enchanté ,
Solitaire témoin des charmes de Clarice ,
Pour me dédommager de ma captivité ,
L'uſage a fixé mon ſervice.
Prêter foir & matin mes talens au caprice ,
Voilà mon principal emploi ;
Peu d'humains fe paffent de moi ,
Parce qu'il n'en eft pas que mon art n'embelliffe.
Le fer m'arme en naiffant d'utiles aiguillons :
Malheur à moi fi tu les romps ,
Il y va de mon exiſtence ;
Car avec eux perdant mon prix ,
Je ne fuis déformais qu'un objet de mépris ;
De mes bienfaits paffés , telle eft la récompenfe..
Je m'en confole , hélas ! car affez fréquemment,
A qui n'eft plus utile , on en fait tout autant.
Blandurel-de S. Juft , près Beauvais.
LOGOGRYPHE.
GÉNÉREUX ÉNÉREUX mouvement de l'ame des Héros ;
Je fçais braver la mort , la fortune , les maux.
J'ai fept lettres. Mon chef te préfente l'hommage
NOVEMBRE. 1758. 63
Qu'on fait aux Rois , que la beauté partage ;
Et de plus , les beaux lieux qu'orneront déformais
Du plus aimé des Rois les héroïques traits .
Ma derniere moitié t'offre une aff eufe image.
Ma fin , riche autrefois , & de fer pour toujours ,
Devient encor l'écueil des vulgaires amours.
Cherche , en me difféquant , ce don de la nature
Qui charme tous les coeurs fans regle & fans effort ;
Ce métal , qui du peuple , eft l'appât le plus fort ,
Cet éclat étranger qu'enfanta l'impofture ,
Qui dévore en fecret ce qu'il femble embellir ;
L'inftrument dont j'entends la forêt retentir ;
Une conjonction qui caufa grand tapage ;
Un bien qu'en chirurgie on fait mieux que jamais;
Ce qui de mon Serin fait la gêne & la paix ;
Un élément ; l'écueil qui borde fon rivage ;
L'arme d'un petit Dieu plus dangereux qu'urs
grand ;
Un chemin fréquenté , le cri qui m'y furprend ;
Un attribut de la fortune ,
Qui me choqua toujours, joint au char de Neptune;
Un tréfor envié , gardé foigneufement
Pour un cher & fidele Amant.
Par unejeune Demoiselle de Briffac en Anjou.
64 MERCURE DE FRANCE.
CHANSON.
BERGERIE ,
Duo de voix égales. Par M. B ****
L. D. R. dilettante Lyonefe.
Labeau mirtil, au fonds de nos retraites ,
Tend fes filets , pour prendre des Oiseaux :
Où courez-vous ? aveugles que vous êtes !
Ce ne font point les Pinçons , les Fauvettes
Qu'il veut tenir dans fes panneaux ;
C'eft aux Bergeres indifcretes
A fe garder de fes réſeaux.
Bergerie.
Gracieuxsanslentour.
217
Le beau Mirtilaufond de nos retraites
Le beau Mirtil aufond de nos retraites
W
Tend ses filetspourprendre des Oiseaux: seaux
Tend sesfiletspourprendre des Oiseaux: seaux
+
Ou courés vousaveuglesque vous êtes? Ce ne sont
Ou courés vousaveuglesque vous êtes? Ce ne sont
W +
point lespinçons lesfauvettesQu'ilveuttenir d: sespan
Spointlespinçons lesfauvette. Qu'ilveuttenird'ses,
span
neaux C'estaux bergères indiscretes Asemefier.
+
neaux ,C'estauxbergères indiscrètes A se méfier.
de
W
sesreseaux C'estaux bergères indiscretes
de ses réseaux,C'estaux bergères indiscrètes
A se meher de ses réseaux, seaux.
-
A se méfier - de ses réseaux. seaux.
NOVEMBRE. 1758 .
5
ARTICLE II.
NOUVELLES LITTERAIRES.
L'IMMORTALITÉ DE L'AME ,
Ode qui a remporté le prix de Poésie , de
l'Académie Françoise en 1758.
Le
E plan de cette Ode eft à peu près celui
du Monologue de Caton dans la Tragédie
d'Adiffon.
L'homme , pour croire à l'immortalité
de l'ame , n'a qu'à confulter fa raiſon &
fon inſtinct.
Ce qui n'eft point matiere , eft immortel en moi.
Les attributs & l'origine de fon ame ,
font encore les preuves de fon immortalité.
Non , Seigneur , de tes dons ce brillant aſſem¬
blage ,
Ne fçauroit être ton image ,
S'il ne fort de tes mains immortel comme toi.
Lui périr ! lui grand Dieu ! par qui l'eſpace im
menfe
Dans un inftant eft embraffé
66 MERCURE DE FRANCE.
Lui, qui , d'un prompt effor, dans l'avenir s'élance,
Lui , qui fait d'un regard revivre le paſſé ? &c.
Qu'est- ce donc que la vie , fi l'homme
doit mourir tout entier ? Ici l'Auteur expofe
le tableau de nos miferes. Mais ne
femble-t'il pas avoir oublié ce qu'il vient
de dire de l'étendue de nos idées , lorfqu'il
avoue que nous n'appercevons qu'une
ombre vaine de la vérité.
Il fe compare à l'infecte , & fi fon ame
eft mortelle , il trouve l'infecte mieux partagé
que lui ?
Eit ce donc pour un être mortel , pourfuit-
il en s'adreffant encore à Dieu , que
tu as tiré l'univers du cahos ? Le mal phyfique
& moral eft pour l'homme une
épreuve qui lui annonce un avenir.
du vice ;
Mais fi tout l'homme meurt , je cherche ta juftice,
Quels objets m'offre l'univers
La pourpre eſt trop fouvent le partage.
Celui de la vertu , la pouffiere ou les fers.
Applaudi , redouté , l'ufurpateur habile ,
De la dépouille du pupile ,
Au mépris de la foudre , éblouit tous les yeux.
La foule , qui le voit infultant ſes victimes ,
S'enivrer du fruit de fes crimes ,
Doute s'il eft encore un vengeur dans les cieux.
Il conclut qu'il doit y avoir dans une
NOVEMBRE. 1758. 67
autre vie des récompenfes pour l'homme
vertueux , & des peines pour le coupable.
Le jufte doit être heureux , dit Caton' ;
mais où, & quand ? Ce monde eft fait
pour Célar.
La marche de cette Ode eft noble &
rapide , la poéfie foible de coloris , mais
forte de raifons , & les termes philofophiques
y font heureufement tranfplantés
dans le langage poétique. Il y a quelques
expreffions que je n'approuverois pas, comme
la faim effrénée qui fuit de près la foif
de connoître , les ardeurs confufes dans lefquelles
on reconnoît la voix de Dieu : mais
il ne m'appartient pas d'être plus difficile
que nos maîtres.
HISTOIRE & Commerce des Antilles
Angloifes , où l'on trouve l'etat actuel de
leur population , & quelques détails fur
de commerce de contrebande des Anglois
avec les Efpagnols dans le Nouveau- Monde.
On y a joint l'Hiftoire des loix principales
qui concernent les Colonies Angloifes
, établies tant dans les Ifles , que
fur le continent de l'Amérique.
Si quelques Nations nous préviennent
dans la recherche de l'utile & du vrai , il
en eft peu qui nous devance dès que nous
fommes dans la voic ; & le proverbe , il
68 MERCURE DE FRANCE.
n'y a que le premier pas qui coûte , femble
fait
pour caractériſer le génie des François.
La Philofophie fyftématique , la Phyfique
, qu'on appelle générale , c'eft- à - dire,
la fcience d'un tout dont nous entrevoyons
à peine quelques parties fuperficielles ,
cette fcience à jamais interdite à l'homme ,
& par l'immenfité de fon objet , & par
la
foibleffe même de l'efprit humain , n'a pas
laiffé d'occuper nos fpéculations pendant
des fiecles . L'étude des faits relatifs à nous,
& les feuls qu'il nous fut important de
connoître , la Phyfique expérimentale ,
l'Hiftoire naturelle , les Méchaniques , & c.
étoient négligées , & tandis qu'on s'épuifoit
dans nos écoles à difputer fur des
mots , la fcience des chofes étoit dans l'oubli
. Dès que l'on s'eft apperçu que ces difputes
n'étoient que des jeux d'enfans , on
a rougi de s'y être livré. Les Philofophes
fe font demandé à eux- mêmes , quid urile ?
quid non ? L'Aftronomie a mefuré les longitudes
; les Méchaniques ont éclairé l'induftrie
& tendu la main à tous les Arts ;
la Botanique s'eft afſociée aux travaux de
l'Agriculture ; l'Hiftoire des lieux a fervi
de guide au commerce , & dans celle des
temps & des hommes , l'on n'a cherché
que des leçons. On a donc raifon de
nommer ce fiecle le fiecle philofophique ,
NOVEMBRE. 1758. 69
non parce qu'on y difpute encore quelquefois
fur la nature de l'ame , fur l'effence
de la matiere & fur quelques autres
points de métaphyfique auffi incompréhenfibles
pour nous que pour nos peres ,
& pour nos neveux que pour nous ; mais
parce que l'attention des meilleurs efprits
s'eft enfin dirigée vers les objets effentiels
à
l'humanité, c'est - à-dire , vers les moyens
de rendre l'efpece humaine plus nombreufe
& plus heureuſe en même temps .
L'économie politique eft aujourd'hui la
fçience à la mode. Les livres qui traitent
de
l'Agriculture , de la population , de
l'induftrie , du commerce & des finances ,
font dans les mains d'une infinité de perfonnes
qui , na guere , ne feuilletoient que
des Romans .
Nous fçavions ce mot , répété tant de
fois , & dont on a tant de fois abufé : La
France a bien des reffources ; mais ce mot
tranfmis de bouche en bouche , ne nous
préfentoit tout au plus qu'une idée captieufe
& vague. Nous l'avons déterminée ,
développée , approfondie : nos reſſources
nous font connues ; nous fçavons qu'elles
peuvent être inépuiſables ; nous fçavons
auffi qu'elles peuvent tarir , & fans nous
repofer,ni fur la fertilité de nos campagnes,
ni fur l'heureufe pofition de nos côtes , ni
70 MERCURE DE FRANCE.
fur la richeffe de nos Colonies , ni fur
l'induftrie & l'activité naturelle aux François
, nous avons étudié les moeurs , les
arts , la conduite de nos voifins , de nos
rivaux , de nos ennemis eux - mêmes , & ,
comme les Romains , nous avons pris partout
les bons exemples fans rougir.
C'est ainsi qu'on a étudié la nouvelle
méthode des Anglois pour la culture des
terres ; c'eft ainfi qu'on a développé les
principes de leur Gouvernement pour le
maintien & la profpérité de leur commerce
, pour l'établiffement & le progrès de
leurs Colonies dans le Nouveau Monde.
1
Parmi un grand nombre d'excellens li
vres qui nous ont éclairés fur ces objets ,
il en parut un en 1755 , intitulé Hiftoire
& Commerce des Colonies Angloifes dans l'Amérique
feptentrionale. Le même Auteur
vient de donner , à la fuite de cet ouvrage
, l'Hiftoire des Antilles Angloifes ; &
comme l'objet en eft le même , je ne crois
pas devoir préfenter le fecond tableau fans
avoir remis le premier fous les yeux de
mes lecteurs .
Dans l'Hiftoire des Colonies Angloifes ,
le but que l'Auteur s'eft propofé , a été ,
comme il l'annonce lui- même , de faire
connoître au vrai la force & les reflources
de cette partie des domaines BritanniNOVEMBRE.
1758. 71.
ques , & par quels refforts un Royaume
auffi peu étendu que l'Angleterre, eft par
venu à une puiffance égale à celle des
Etats les plus vaftes. Il a obſervé les vues
fecrettes des Anglois fur toute l'Amérique
feptentrionale , la jalousie avec laquelle
ils regardent le voisinage des François , &
les mefures par lefquelles ils tendent à fe
rendre feuls maîtres de ces immenſes contrées.
En parcourant les Colonies Angloifes
il s'eft attaché à montrer leur population
, leurs productions naturelles ,
leurs débouchés , les marchandiſes qu'on
y importe , leur correfpondance mutuelle ,'
mais furtout les formes variées de leur
Gouvernement combiné & modifié diverfement
pour chacune de ces Colonies.
Cette Hiftoire comprend la Baie d'Hudfon
, l'Ifle de Terre- Neuve , l'Acadie ou
Nouvelle- Ecoffe , la Nouvelle - Angleterre,
la . Nouvelle Yorck , le Nouveau - Jerſey ,
la Penfilvanie , la Virginie , le Maryland ,
la Caroline & la Nouvelle- Georgie .
La Baie d'Hudson ne donne guere que
des peaux de caftors ; cette Colonie eft peu
nombreuſe.
Terre-Neuve a la pêche de la morue ,
dont le bénéfice net monte à 3 , 174 , 000 l .
par an. Les habitans de cette Ifle font au
nombre de 6000 ; elle manque abfſølu2
MERCURE DE FRANCE.
ment de tout , & néglige tout pour fa
pêche , qui lui procure , en échange , les
chofes de premiers befoins.
Le commerce de l'Acadie eft principalement
en bois de conftruction , en fourrures
& en poiffons. Ses productions naturelles
en bled , fruits , légumes , & c.
fuffifent à la fubfiftance. En 1749 , il
s'embarqua pour l'Acadie 3750 perfonnes.
Cette peuplade y a bâti la ville d'Alifax ,
qui , la même année , avoit 350 maiſons,
Les fommes , avancées par le Parlement
pour
l'établiffement de cette Colonie , depuis
1749 jufqu'en 1751 , montent à
3484621 liv.
La Nouvelle-Angleterre , qui comprend
huit Colonies , eft fous l'autorité abfolue
du Roi depuis 1684 elle a perdu fa liberté.
On lui en a cependant laiffé quelques
traces dans fes privileges , & furtout
dans l'affemblée générale de la Colonie.
Dès l'année 1648 elle étoit peuplée de 24
à 25000 ames ; elle avoit so villes ou
villages bien bâtis . Ses richeffes , sinfi que
fa puiffance , font aujourd'hui portées à
un point qui donne de la jaloufie à l'Etat
dont elle tire fon origine. La ville de
Boſton a 3 à 4 mille maifons , & un des
plus beaux ports de l'univers. La Nouvelle-
Angleterre produit une grande quantité
de
NOVEMBRE . 1758. 73
"
de bois de toute efpece , & d'excellens
bois de conftruction ; les mêmes fruits ,
les mêmes grains , les mêmes beftiaux que
nos climats , & de plus des caftors , des
élans , des martres , &c. dont la peau eft
un objet confidérable de commerce. Ces
bois , ces grains , ces pelleteries , la chair
falée , & les poiffons , furtout la morue
verte & feche, font la bafe de fon commerce
, tant avec l'Angleterre , qu'avec fes
Colonies. La monnoie du pays eft en billets
de crédit , il y en circule pour
14536000 liv. Du 25 mars 1735 juſqu'au
23 mars 1736 , il entra dans les ports de
la Nouvelle- Angleterre 961 bâtimens , &
l'on fuppofe qu'il en fortit plus de 1000 .
Le climat de la Nouvelle - Yorck eft
plus doux
celui de la Nouvelle- Angleterre.
Cette province eft diviſée en dix
Comtés , qui contiennent plus de 50000
colons. Sa capitale a au moins 1000 maifons
& près de 7000 habitans. Tout ce
qui croit dans la Nouvelle Angleterre
vient avec la même abondance dans la
Nouvelle-Yorck. Le bled y rapporte cent
pour cent , dit l'Hiftoriens cent pour cent
eft une faute d'impreffion , & l'on doit
lire cent pour un. On y a découvert une
mine de cuivre fort riche ; l'étendue de
fon commerce , qui a les mêmes corref
que
D
}
74 MERCURE DE FRANCE.
pondances que celui de la Nouvelle - Angleterre
, la met au rang des plus belles
Colonies Angloifes. En échange de fes
fourrures & de fes caftors , elle emporte
de la Grande - Bretagne pour 3450000 liv .
de marchandifes. Sa monnoie eft en billets
de crédit. Du 25 mars 1735 au 25
mars 176 , il entra dans les ports de la
Nouvelle-Yorck 211 bâtimens , & il en
fortit 222. La facilité des tranfports &
le voifinage des Indiens , donne à cette
Colonie , dans fon commerce , un grand
avantage fur le Canada ; mais fon commerce
avec les Sauvages fe fait tout par le
lac Ontario , & on peut lui rendre cette
communication difficile.
Le Nouveau Jersey , divifé en oriental
& occidental , n'eft point peuplé. La capirale
du premier ne contient qu'environ
250 familles , la capitale du fecond en a
autant . L'état de langueur de cette Co- ,
lonie , malgré la douceur de fon climat
vient , dit l'Auteur , de ce qu'elle a été
abandonnée aux Ecoffois & aux Quakers ,
qui n'ont pas toujours eu des Pen à leur
tête. Les deux Jerfey réunies en une province
depuis 1702 , comptoient avant la
paix d'Utrecht 16000 habitans , parmi .
lefquels il y avoit 3000 hommes en état ..
de porter les armes. Le nombre s'en eft
NOVEMBRE. 1758. 75
accru depuis avec l'agriculture & le commerce.
La monnoie courante eft en bil-›
lets , & la malfe en eft de 1380000 liv.
La Penfilvanie , afyle des Quakers ,"
fous la conduite de Guillaume Pen , en
1681 , au même degré de latitude que
Montpellier & Naples , eft un des plus
beaux pays du monde connu , & l'une des
plus riches Colonies de la domination
Britannique. Tout y vient en abondance .
Le bled y produit 40 , 50 , 60 pour un.
On affure qu'un grain d'orge y a produit
70 épis. Philadelphie , capitale de cette
province , le difpute en beauté aux villes
les plus confidérables du Nouveau- Monde
, & en richeffes aux places les plus
commerçantes des Colonies Angloifes . En
1731 elle avoit 12240 habitans. Du 25
mars 1735 au 25 mars 1736 , il entra
199 bâtimens dans fon port , & il en fortit
212. En 1730 il n'en étoit entré que 161 ,
& il n'en étoit forti que 171. Le Gouvernement
en eft républicain , & fa conftitution
eft un chef- d'oeuvre de fageffe . On
eftime que la Penfilvanie , outre fes productions
naturelles , remer tous les ans à
la Grande - Bretagne 138c000 liv . en efpeces
, qu'elle tire de fon commerce avec
la Virginie , le Maryland , l'Efpagne , le
Portugal , les Canaries , les Ifles Françoi
Dij
76 MERCURE DE FRANCE.
fes & Hollandoifes . Sa monnoie intérieure
eft en billets de crédit comme dans
toutes les Colonies que nous venons de
parcourir.
La Virginie & le Maryland ne formoient
qu'une même province avant que
le Lord Baltimore çût obtenu de Charles I,
en 1631 , la partie fupérieure , qu'il appella
Maryland , du nom de la Reine
Henriette- Marie de France. L'industrie &
le commerce de ces deux Colonies fe bornent
prefque à la culture du tabac. Il n'y
a point de villes confidérables. Les Colons
aiment mieux demeurer au milieu de
leurs plantations. On fait monter le nombre
des habitans de la Virginie à 140000 ,
& ceux de Maryland à 40000 , fans compter
les Negres. Le pays eft très - fertile ; il
produit abondamment toutes les chofes néceffaires
à la vie & à la vie délicate , mais
on y manque de tout ce qui en fait les
commodités , meubles , vêtemens , uftenfiles
, &c. Leur culture & leur commerce
n'enrichit que la Grande- Bretagne. Il n'y
a point de fabrique en Angleterre qui n'y
envoie quelques marchandifes. Le Gouvernement
de ces colonies fut modelé dans
fon inftitution , fur celui de l'Angleterre ;
elles font aujourd'hui fous l'autorité d'un
Gouverneur,
NOVEMBRE. 1758. 77
Le commerce de la Virginie & du Matyland
, occupoit 200 vaiffeaux vers l'année
1736. Le produit net du tabac importé
en Angleterre , en échange de marchandifes
de toute efpece , étoit alors de
plus de 4 , 500, 000 ; en 1740 , on croyoit
que l'envoi du tabac étoit augmenté ddee 4 ,,
c'est-à-dire de 60 à 76 mille boucauts ; &
en 1750 , il montoit à 100 , ooo , dont
moitié confommée en Angleterre , & moitié
vendue à l'étranger. Celle - ci rendoit
9 , 200 , 000. L'Auteur fait à ce fujet une
réflexion bien importante fur l'avantage
que nous trouverions à tirer cette plante
de nos colonies Françoifes.
>
Pour foutenir le prix de fon tabac , le
Maryland brûle quelquefois une partie de
la récolte. « Le moyen de rendre ces co-
" lons moins hardis , feroit , dit l'Hifto-
» rien , d'entrer en concurrence avec eux ,
» pour la culture de cette herbe. » L'efpece
en argent , a cours dans le Maryland &
dans la Virginie : mais ils préferent l'échange
en denrées pour leur commerce
intérieur.
Lès Conftitutions fondamentales de la
Caroline dreffées par le fameux Locke ,
en faifoient un gouvernement républicain
fous la domination du Roi d'Angleterre
, comme toutes les Colonies dont
D iij
78 MERCURE DE FRANCE.
>
que
je viens de parler. En attendant la
Colonie fût parvenue à un certain accroiffement
, on établit des loix provifoires qui
en firent un gouvernement defpotique
fous l'autorité arbitraire d'un Palatin ; mais
en 1689 les conftitutions fondamentales
furent mifes en vigueur , & la Colonie eſt
aujourd'hui fous le gouvernenient immédiat
du Roi d'Angleterre. LaCaroline jouit
d'un air fain & d'un fol très-fertile. Le
froment n'y réuffit pas bien ; mais le riz
y croit en abondance , & fait la partie da
plus confidérable de fon commerce. On
tente , mais en vain jufqu'à préfent , d'y
cultiver la vigne & d'y élever les vers - àfoie.
La caroline méridionale fait un commerce
très- avantageux avec les Sauvages ,
dont elle tire les pellereries qu'elle envoye
en Angleterre. C'eft une des plus floriffantes
Colonies des Anglois en Amérique .
>
On eftimoit en 1740 que le riz de la
caroline qui fe débitoit en Europe , faifoit
lui feul entrer dans la Grande Bretagne
, 840 , 000 liv. y compris le fret &
la commiffion. En 1723 , l'importation de
cette Colonie compofée de 14000 blancs
& de 32000 Efclaves , éroit de 2 , 760 ,
ooo liv. & fon exportation en Angleterre
-de 4 , 600 , 000 liv . les Anglois gagnoient
donc à cet échange 1 , 877000 liv, aujour-

NOVEMBRE. 1758. 79
-d'hui que la Caroline renferme 40 , 000
noirs & 24000 blancs , & qu'elle charge
de fes productions plus de deux cens voiles
on peut juger , dit l'Hiftorien , combien
ce commerce doit être plus confidérable.
Quoique les efpeces de France &
d'Efpagne ayent cours dans cette Colonie
la monnoie en billets de crédit y monte à
6 , 946 , 000 liv .
La Nouvelle Georgie détachée de la Caroline
méridionale en 1732 , pour être le
refuge des pauvres de la Grande- Bretagne,
n'a point profpéré jufqu'à préfent : le peuple
y eft comme en efclavage fous l'autorité
defpotique des Magiftrats ; auffi de
5000 perfonnes qui y avoient débarqué en
1732 , il en reftoit à peine un cinquieme en
1741.L'Hiftorien obſerve que ce n'eft point
le commerce de cette Colonie qui touche le
gouvernement d'Angleterre , mais bien le
voifinage du Miffiffipi l'objet de la jaloufie
& de l'ambition des Anglois , ainfi que
l'acheminement vers les côtes du Mexique,
où ils fouhaitent d'avoir un port , afin de
dominer fur le Golphe , & en maîtriſer la
navigation.
J'ai cru devoir parcourir rapidement un
Ouvrage , qui ayant paru depuis quelques
années , eft déja très- connu par lui - même ;
D iv
So MERCURE DE FRANCE:
mais je puis dire que l'Auteur n'a rien négligé
pour fuivre la marche des Anglois
dans leur politique ambitieufe , & pour
faire voir à quel degré de puiffance ils
feroient capables de s'élever , fi les Puiffances
intéreffées négligeoient d'y mettre
obſtacle.
La fuite au volume prochain.
PRINCIPES difcutés pour faciliter l'intelligence
des Livres Prophétiques , & fpécia
lement des Pfeaumes relativement à la
Langue Originale.
TEL eft le titre d'un Ouvrage dont les
RR. PP. Capucins , éleves de M. l'Abbé
de Villefroi , ont donné quatre volumes
en 17 54 , & dont ils viennent de faire paroître
quatre volumes nouveaux . Ils annoncent
dans leur premier volume , cinq
parties divifées en différentes fections .
La premiere partie qui doit être la plus
étendue par le détail immenfe des différens
principes qu'ils ont à pofer , eft divifée
en deux fections ; la premiere fection
doit fervir à établir le fens littéral des Can.
tiques facrés , relativement à l'ancien Ifraël
. La feconde eſt deſtinée à examiner
ceux des Pfeaumes qui regardent uniqueNOVEMBRE.
1758. 8 I
ment Jésus-Chrift . Je vais commencer par
analyfer les deux premiers volumes de cet
excellent Ouvrage. Pour en donner un
Extrait fuivi , le public me fçaura gré de
lui expofer les beautés d'un travail dont les
Journaux ont tous parlé avec éloge , & qui
fait la gloire de M. l'Abbé de Villefroi &
de fes dignes éleves .
que
Une des premieres difficultés qu'ils ont
à vaincre , c'eft le préjugé . Le lecteur , accoutumé
depuis tant de fiecles à fuivre
aveuglément le fentiment des anciens interpretes
dans ce qu'il croit entendre , ou
à fe renfermer refpectueufement dans l'obfcurité
de ce qu'il n'entend pas , fe refufe à
la lumiere qu'on lui préfente. Il fuffit
ce foit un plan nouveau , pour lui infpirer
la défiance . Cependant , comme ils
l'ont remarqué d'après S. Jean Chryfoftome
, une chofe n'eft pas fauffe par cette
ráifon qu'elle eft nouvelle ; & d'ailleurs ,
comme ils l'annoncent , l'objet de leur recherche
n'a aucun rapport à la foi , & partout
où fes intérêts n'entrent point , on eft
libre de propofer un fentiment nouveau ,
furtout lorfqu'il peut avoir , s'il eft fondé ,
quelque utilité importante.
Leur premier objet eft de fixer le fens
fittéral des Pfeaumes , relativement à l'ancien
Ifraël . Ils ne regardent point ces di-
Dv
82 MERCURE DE FRANCE.
vins Cantiques comme des poéfies détachées
, & qui n'ont entr'elles aucune liaifon
: ils les envifagent tous comme ayant
un fens littéral , primitif , déterminé , qui
appartenoit à la nation , & dont l'Eglife
Chrétienne est l'objet principal caché fous
ce premier fens. Leurs raifons à cet égard ,
me paroiffent fans replique. On fent dès
lors ce que deviennent à leurs yeux les
différentes applications faites par les autres
interpretes à David , ou à tel autre qu'ils
ont jugé à propros de choisir pour l'objet
de ces Cantiques. Davii , pendant le cours
de fa vie , a éprouvé fans doute les viciffitudes
les plus marquées : errant , perfécuté ,
triomphant , pécheur , pénitent , tantôt au
faîte de la gloire , tantôt dans un abyfine
de malheurs , fes jours n'ont été qu'un mêlange
continuel de bonheur & d'infortune.
Mais eft ce à dire qu'il foit l'objet de
Cantiques où il eft queftion fars ceffe d'exil
, de perfécurion , de pénitence & de
larmes ; & l'Eglife , pendant trois mille
ans , n'aura t'elle chanté que les malheurs
ou les tranfports de joie de ce Prince ? Les
RR. PP. Capucins combattent avec force
un fyftème auffi ftérile , & il n'eſt pas poffible
de fe refufer à l'évidence de leurs
raifons. C'eft l'Eglife d'Ifraël qu'ils fuivent
dans toutes les démarches , & qu'ils font
NOVEMBRE. 1758. $ 3 .
à jufte titre l'objet de prefque tous les
Pleaumes ( excepté ceux qui regardent
uniquement Jésus - Chrift ) . Ils y trouvent
dépeints fous les plus vives couleurs , les
bienfaits dont Ifraël a été comblé , la cons
duite que le Tout-puiffant devoit tenir à
l'égard de ce peuple , les châtimens que
fes révoltes multipliées , & fon idolâtrie
lui attirereroient , le fleau de la captivité ,
fes fentimens de douleur & de pénitence ,
enfin la prophétie mille fois répétée d'une
liberté & d'un retour qui devoient tarir
fes larmes , & être la fource de fa joie.
Dès lors David ceffe d'être l'Auteur de ces
imprécations continuelles contre fes ennemis
qu'on effaye en vain depuis tant de
fiecles d'excufer dans la bouche d'un fi
grand Roi : dès - lors tout rentre dans l'ordre.
On ne voit plus dans leur plan , aucun
dérangement de faits ; tout y eft fuivi ,
tout y eft lié , & l'objet une fois faifi , devient
le centre où fe rapportent y d'euxmêmes
& fans effort , tous les verfets d'un
Cantique.
Après avoir prouvé folidement que l'application
des Pleaumes au corps entier de
l'Eglife , d'Ifraël , eft plus fimple & plus
naturel que tout autre nos Auteurs en
donnent pour exemple les Pfeaumes 41 ,
Heb. 42 , Quemadmodum defiderat cervus ,
Dvj.
S4 MERCURE DE FRANCE.
& c. & le 42 , Hebr. 43 , Judica me, Deus,
&c. dont ils ne font qu'un feul . Ils endonnent
le double argument
, c'eft - à- dire
le fens littéral de l'ancien
Ifraël , & le fens
littéral
du nouveau . On y voit avec une
fatisfaction
mêlée de furprife , ces deux
fens marcher
d'un pas égal & foutenu
, &
les idolâtres
du nouvel
Ifraël , auffi aifés à
reconnoître
que les Chaldéens
de l'ancien
.
Je n'entre
point dans le détail des obfervations
qui fuivent
cette verfion
ellesfont
du reffort des Hébraïfans
, mais elles
paroiffent
fondées
, & fur une grande
intelligence
de la Langue
Hébraïque
, & fur
les preuves
les plus folides
& les plus refpectables
.
:
Nos Auteurs traitent enfuite de l'harmonie
des Livres prophétiques : c'eft fur
cet objet qu'ils s'étendent avec plus de
force & d'énergie. S'ils ont fenti d'un
côté la néceffité de l'établir , de l'autre ils
n'en ont point ignoré la difficulté . Un préjugé
de tant de fiecles n'eft pas aifé à détruire
, & l'incertitude où l'on a toujours.
été de l'objet primitif de chaque Pfeaume ,
a fouvent contraint les interpretes de recourir
à l'axiome : Spiritus ubi vult fpirat .
" L'efprit fouffle où il veut. » Mais ils font
voir combien peu cet axiomé eft applicable
au cas préfent,
NOVEMBRE . 1758. 81
"3
« Si c'eft un Juif à convertir , difent-
» ils ( 1 ) , ou feulement une perfonne rai
» fonnable à convaincre , on doit s'atten
dre à en être traité avec mépris , comme
» un homme qui veut abufer de la crédulité
des autres. Quoi ! est - il en droit de
» vous dire , Vous exigeriez de moi , dans
» une matiere de fcience profane , que
» tout fût fi artiftement lié , que rien ne
parût fe démentir ; l'on eft fi convaincur
» que l'harmonie , dans tout Ouvrage fé-
» rieux & de bon fens , eft la marque la
plus certaine de fa folidité , que c'eft
» furtout ce que l'on exige pour en porter
» un jugement favorable ; vous- même, vous
» croiriez avoir raifon de me reprocher
» un défaut de fens commun , fi , après
» avoir fait un mêlange confus de faits qui
» n'auroient aucune liaiſon les uns avec
» les autres , je prétendois impofer filence-
CC
à votre critique , en vous renvoyant à
» un certain efprit poétique qui me feroit
» ainſi déraiſonner ; & cependant vous ef
pérez me convaincre que telle eft la conduite
de l'Auteur même de l'harmonie .....
» Vous flattez- vous de pouvoir me con-
» tenter par un axiome où l'ignorance &
» la pareffe font les feules à trouver leur
compte ? »
23
( 1) Page 1931-
86 MERCURE DE FRANCE.
Je fouhaiterois pouvoir rapporter en entier
leurs raifonnemens fur une matiere
auffi grave : ils font frappans , & on voit
avec plaisir renaître dans les Livres faints
une harmonie & une liaifon que les diffi
cultés paroiffoient avoir totalement anéanties
.
Les RR. PP. Capucins , après avoir prouvé
l'existence & la néceffité de l'harmonie
, entament & traitent l'article du double
fens littéral des Pfeaumes. Ils agitent
deux queftions ; la premiere , fi l'on peut
admettre dans l'Ecriture un double fens
proprement appellé littéral ; la feconde , fi
l'on doit admettre la multiplicité des fens
littéraux dans toute l'Ecriture ou du
moins dans la plus grande partie , ou bien
s'il n'y a que quelques endroits qui en
foient fufceptibles .
>
La premiere queſtion ne leur paroît
point équivoque , pour l'affirmative ; ils
citent à ce fujet les fentimens de S. Thomas
& de S. Auguftin , & d'une foule des
plus fçavans Théologiens qui fe font fait
gloire de fuivre les traces de ces deux
faints Docteurs. Et pourquoi , difent- ils
» enfuite ( 1 ) , ce double point de vue ?
C'eſt que tout devoit ſe rapporter à Jélus-
(1 ) Page 263 , & fuiv.
NOVEMBRE. 1758. .87
"3
35
"
ود
"
"
و د
33
» Chriſt, comme à celui en qui tout devoit
s'accomplir.... C'eft ce double accompliffement
, objet avoué par toute la tradition
, ainfi que le remarque l'Auteur
» des Conférences de Lodeve , qui fait le
point de vue & le deffein de notre Ouvrage
double objet que nous appellons
» littéral , parce qu'il eft prophétique . Car
» ne pas reconnoître un fens prophétique
» pour littéral , c'eft renoncer à fe faire
» entendre , & confondre les notions les
plus claires & les plus certaines . Un fens
prophétique réfulte de la fignification
» des termes pris dans un fens naturel , ou
» dans un fens métaphorique. Telle eft
l'idée que les plus fçavans Interpretes
» nous donnent d'un fens littéral. De plus
» un fens prophétique fait preuve en théologie
, perfonne n'en difconvient ; or ,
» felon la doctrine de S. Thomas & de
» bien d'autres , il n'y a qu'un fens littéral
qui puiffe faire preuve en théologie : un
»fens prophétique eft donc un fens lit-
» téral » D'où ils concluent que le fens
prophétique de la nouvelle alliance , eft
vraiment un fens littéral , & non point
un fens fpirituel , myftique , fublime ,
comme on fe contente ordinairement de le
ور
ود
33
nommer.
e
La feconde queftion leur paroît plus
S MERCURE DE FRANCE.
-
épineufe ; mais pour la mettre dans tour
fon jour , & en donner une décifion folide
, ils établiffent cinq regles pour difcerner
fi le fens littéral qu'on préfente n'eft
point arbitraire ; je ne les rapporterai point
ici : le détail en excéderoit les bornes qui
me font prefcrites. Je remarquerai feulement
que fur la quatrieme regle , ils pofent
un principe qui paroît très intéreffant :
c'eft la diftinction que l'on doit faire entre
la lettre de l'Ecriture & le fens littéral.
« La lettre , difent - ils ( 1 ) , n'eft autre
» chofe que le fens des termes pris gram-
» maticalement , & dans leur fignification
» naturelle ; mais le fens littéral porte fes
» vues beaucoup plus loin : il pénetre juf-
" ques dans l'intention de l'Auteur , foit
» que le Prophete s'exprime d'une maniere
fimple & naturelle , foit qu'il emploie ,
» pour orner fon diſcours , des tours & des
expreffions figurées. Delà il arrive fou-
» vent , furtout dans les Prophetes , que le
fens de la lettre n'eft point du tout le
» fens littéral , parce que les Ecrivains fa-
» crés parlent prefque toujours à mots
" couverts , & fous des emblêmes métaphoriques
& énigmatiques : alors c'eſt la
penfée qui eft renfermée fous ces expref-
ود
ל כ
27
"
(1 ) Page 288
NOVEMBRE . 1758. 89
fions , qui conftitue le fens littéral , &
" non pas l'idée qui eft attachée naturelle
ment à la métaphore & à l'énigme.
Cette diftinction mérite une attention
finguliere , & faute de l'avoir faite , on a
fouvent confondu la lettre & le fens littéral.
Ces cinq regles que nos Auteurs pren
nent , difent-ils , pour leur bouffole , une
fois établies , ils répondent aux queftions
qu'ils fe font propofées. Ils établiffent d'abord
qu'en général ils n'entendent le double
fens littéral que fur des prophéties ,
parce qu'ils penfent qu'il eft peu de paffages
dans l'Hiftoire ou dans les Livres mo-
Faux , qui foient fufceptibles de plufieurs
fens de cette efpece ; encore parmi les prophéties
en diftinguent- ils plufieurs qui ne
regardent uniquement que Jéfus- Chrift
& qui par conféquent n'ont qu'un feul fens
littéral. Dans toutes les autres ( foit qu'elles
fe terminent aux intérêts de l'ancien Ifraël
, foit qu'elles aient en vue les différens
peuples ennemis des Juifs dont elles annoncent
les deſtinées ) , ils admettent un double
fens appellé proprement littéral , dont
le premier a pour objet l'ancien Ifraël , &
le fecond le nouveau. Ils appuient leur
fentiment de plufieurs paffages des Peres
& des Interpretes , qui ne donnent aucun
98 MERCURE DE FRANCE .
lieu de douter de la jufteffe & de la vérité
de leurs principes.
Mais pour en faire fentir la folidité , &
donner une idée de leur maniere de travailler
, & du fruit que l'on peut en re
cueillir , ils ont choifi le Pleaume 71 ,
Heb. 72 , Deus judicium tuum regi da , dans
lequel ils regardent Cyrus comme l'objet
du premier fens littéral , & Jéfus Chrift
comme l'objet du fecond. On y voit ces
deux fens ſe foutenir parfaitement juſqu'au
bout , & une harmonie conftante régner
dans toute cette piece , une des plus difficiles
à bien entendre dans les verfions an
ciennes. Il n'y a qu'une lecture réfléchie
de ces morceaux d'érudition , qui puiffe
convaincre de la beauté de ce plan , & du
travail immenfe de nos Auteurs.
La fuite an prochain Mercure.
J. J. ROUSSEAU , citoyen de Geneve , à
M. d'Alembert de l'Académie Françoiſe ,
&c. fur fon Article Geneve , dans le feptie
me volume de l'Encyclopédie , & particu
liérement fur le projet d'établir un théâtre
de comédie dans cette ville . A Amfterdam,
chez Marc- Michel Rey.
Celui qui a regardé les Belles - Lettres
comme une caufe de la corruption des
moeurs , celui qui celui qui , pour notre bien , eût
NOVEMBRE. 1758. 9༥
1
voulu nous mener paître , n'a pas dů approuver
qu'on envoyât, fes concitoyens à
une école de politeffe & de goût ; mais fans
nous prévenir contre fes principes , difcutons
les de bonne foi.
93% 33
C'eft pour Geneve qu'il écrit. « Juſtice
» & vérité , voilà les premiers devoirs de
» l'homme. Humanité , patrie , voilà fes
premieres affections. Je paffe fous filence
le premier article de fa Lettre : la Théologie
n'eft pas de ma fphere , mais qu'il
me foit permis de m'étendre un peu fur
l'article des fpectacles , qui en eft le fujet
principal . M. d'Alembert qui eſt Philoſophe
& qui n'eft point fauvage , a propofé aux
Genevois d'avoir un théâtre de comédie.
« Voilà , dit M. Rouſſeau , le confeil le plus
dangereux qu'on pût nous donner ; du
» moins tel eft mon ſentiment , & mes rai-
» fons font dans cet écrit. »
"
De ces raifons les unes font générales ,
les autres particulieres à la conftitution de
Geneve. Impatient de donner à M. R. les
éloges qu'il mérite , je commence par où
il a fini , c'est- à - dire par la feule partie de
fa Lettre , que je trouve concluante .
Je fens tout l'avantage que lui donne
fur fes critiques le ftyle & le ton qu'il a
pris . Indépendamment de la févérité impofante
de fes maximes , il eft peu d'Ecrivains
91 MERCURE DE FRANCE.

qui réuniffent à un haut degré l'abondance
, la fimplicité , la vigueur , la précifion
& l'harmonie du ftyle , & quoiqu'il
en dife , on ne s'apperçoit pas que , pour
vouloir être clair & fimple , il fe trouve lâche
diffus. Il me femble qu'il a parlé contre
les fpectacles , avec plus de chaleur qu'il
ne falloit & avec autant d'éloquence
qu'il étoit poffibles mais tout ce qui porte à
faux , fût il écrit par un Démofthene , n'eſt
que de la déclamation . Effayons d'abord
de démêler le vrai. Vous ferez , dit- il à
» M. d'Alembert , le premier Philofophe
qui ait jamais excité un peuple libre ,
» une petite ville & un état pauvre , à fe
charger d'un fpectacle public. » Il fait
voir que Geneve eft hors d'état de foutenir
un fpectacle fans un préjudice réel :
1°. par le petit nombre de fes habitans :
2º. par la modicité de leur fortune : 3 ° . par
la nature de leurs richeffes qui n'étant pas
le produit des biens fonds , mais de l'induftrie
& du commerce , exigent d'eux
une application continuelle : 4° . par le goût
exceffif des Genevois pour la campagne
où ils paffent fix mois de l'année. Il ajoute
qu'il eft impoffible qu'un établiffement fi
contraire aux anciennes maximes de ſa pa-
-trie , y foit généralement applaudi . « Combien
de généreux citoyens verront ,
dit-il
ور
:
NOVEMBRE. 1758.
93 .
93
avec indignation , ce monument du luxe
» & de la molleffe , s'élever fur les ruines
» de notre antique fimplicité ! ... Suppofons
cependant , pourfuit il , fuppofons .
» les comédiens bien établis dans Geneve ,
» bien contenus par nos loix , la comédie
» floriffante & fréquentée ; le premier effet
» fenfible de cet établiffement , fera , comme
je l'ai déja dit , une révolution dans
» nos ufages , qui en produira néceffaire-
» ment une dans nos meurs. Cette révo-
» lution fera - t'elle bonne ou mauvaiſe ?
» c'est ce qu'il eft temps d'examiner . »
30.
t
Au lieu de fpectacles , Geneve a des cercles
ou fociétés de douze ou quinze perfonnes
qui louent à frais communs un ap- ,
partement commode , & où les affociés fe
rendent toutes les après- midi. « Là, chacun
» fe livrant aux amufemens de fon goût ,
» on joue , on caufe , on lit , on boit , on
» fume ; les femmes & les filles fe raffem-
» blent de leur côté tantôt chez l'une , tan-
» tôt chez l'autre ; les hommes , fans être
» fort févérement exclus de ces fociétés , "
ود »s'ymêlentaffezrarement....Maisdès
» l'inftant qu'il y aura une comédie , adieu
» les cercles , adieu les fociétés . Voilà , dit
» M. Rouffeau , la révolution que j'ai pré-
,, dite..... Il avoue que l'on boit beaucoup
, & que l'on joue trop dans les cer
""
94 MERCURE DE FRANCE.
cles ; mais il foutient avec fon éloquence
intrépide , qu'il vaut mieux être ivrogne
que galant , & croit l'excès du jeu
très facile à réprimer , fi le Gouvernement
s'en mêle. Il convient auffi que les femmes,
dans leur fociété , fe livrent volontiers au
plaifir de médire , mais par là même , elles
tiennent lieu de cenfeurs à la République .
" Combien de fcandales publics ne retient
» pas la crainte de ces féveres obferva-
» trices . " Tout cela peut paroître ridicule
à Paris , quoique très fenfé pour Geneve ,
& M. Rouffeau a fur nous l'avantage de
mieux connoître fa patrie.
Il eft vraisemblable qu'en deux ans de
comédie tout feroit bouleversé , c'est- àdire
qu'on n'iroit plus à l'heure du ſpectacle
, fumer , s'enivrer & médire dans les
cercles , & qu'en effet l'agréable vie de Paris
prendroit à Geneve la place de l'ancienne
fimplicité. M. Rouffeau fe plaint déja
qu'on y éleve les jeunes gens à la Françoife.
« On étoit plus groffier de mon
dit - il , les enfans étoient de
» vrais poliffons , mais ces poliffons ont
» fait des hommes qui ont dans le coeur
» du zele
pour fervir la patrie , & du fang
» à verfer pour elle . » M. R. croit être à
Lacédémone. Mais Geneve , ne lui déplaife
, a de meilleurs garans de fa liberté
">
temps ,
t
t
.
NOVEMBRE. 1758. 95
4
que les moeurs de fes citoyens , & grace à
la conftitution de l'Europe , elle n'a pas
befoin d'élever des dogues pour fa garde..
Cependant que le goût du luxe , inféparable
de celui du fpectacle , que fes maximes
de nos tragédies , la peinture comique
de nos moeurs , le filence même & la
gêne qui regnent dans nos aſſemblées , &
qu'il regarde comme indignes de l'efprit
républicain ,, que tous ces inconvéniens.
foient tels qu'il les envifage par rapport à
Geneve , il eft plus en état que nous d'en
juger. Qu'il choififfe à fa patrie les fêtes ,
les jeux , les fpectacles qui lui conviennent
; c'eſt un foin que nous lui laiffons.
Nous applaudiffons à fon zele , nous admirons
ce Patriotifme éclairé , vigilant ,
courageux ; cette éloquence noble & fimple
, qui n'a rien d'inculte & rien d'étudié,
où la douceur & la véhémence , les ima-.
ges & les fentimens , le ton philofophique
& le langage populaire font mêlés avec
d'autant plus d'art , que l'art ne s'y fait
point fentir. Telle eft la juſtice que j'aime
à rendre aux intentions & aux talens de
M. Rouffeau ; & s'il fe fût borné à ce qui «
étoit effentiellement de fon fujet , il n'eût
reçu de moi que des applaudiffemens ; je
n'aurois pas même examiné , pour le louer ,
s'il avoit raifon de s'alarmer du confeil
2
.
96 MERCURE DE FRANCE.
de M. d'Alembert . Un Citoyen qui croit
voir les moeurs de fa patrie en danger , eft
excufable d'être trop timide. Mais que ,
pour détourner les Genevois de l'établiffement
propofé , il leur préfente le théâtre
le plus décent de l'univers comme l'école
du crime , les Poëtes comme des corrupteurs
, les Acteurs comme des gens non
feulement infames , mais vicieux par
état ;
les fpectateurs , comme un peuple perdu ,
& à qui le fpectacle n'eft utile que pour
dérober au crime quelques heures de leur
temps ; c'eft ce que l'évidence de la vérité
peut feule rendre pardonnable. Je crains
bien que M. Rouffeau n'ait écrit toutes
ces chofes dans cette fermentation qu'il
croit appaifée , & qui peut- être ne l'eſt
pas affez . Quoi qu'il en foit , d'autres imiteront
, en lui répondant , l'amertume de
fon ftyle , & croiront être auffi éloquens
que lui , quand ils lui auront dit des injures.
Pour moi , je confi lere qu'il a voulu efftayer
fes concitoyens , & qu'il a oublié Paris
pour ne s'occuper que de Geneve. « Si je
»me trompe dans mon fentiment , dit- il ,>
cette erreur ne peut nuire à perfonne . » Si
elle ne nuit pas à tant de gens qu'il va décrier
, il n'en fait pas moins ce qu'il peut
pour leur nuire : mais il n'a penfé qu'à
Geneve ;
NOVEMBRE . 1758. 97
1
Geneve , du moins j'aime à le croire ainfi :
Je vais donc le fuivre pas à pas , fans humeur
& fans invective.
e
Il confidere d'abord le ſpectacle comme
un amuſement . « Or , dit-il , tout amuſe-
» ment inutile eft un mal pour un être dont
» la vie eft fi courte , & le temps fi pré-
» cieux . » 1 °. Il avouera que ce mal exifte
à Geneve fans le fpectacle , à moins que
boire , jouer & fumer , ne lui femblent des
occupations utiles . 2 °. Un amufement qui
délaffe & confole la vie laborieufe ,qui occupe
& détourne du mal la vie oifive
& diffipée , n'eft pas fans quelque utilité.
3 °. Peut- être y a- t'il des devoirs pour tous
les inftans de la vie , peut- être une heure
de diffipation eft elle un larcin fait à la fociété.
Mais à qui le perfuaderez-vous ? Et
fi la fociété fe relâche elle- même de fes
droits ; fi elle vous dit : J'exige moins, pour
obtenir plus fûrement , plus librement ce
que j'exige ; fi les hommes , pour n'être ni
tyrans , ni efclaves les uns des autres , ſe
permettent par intervalles cet oubli mutuel
& paffager ; s'ils vous répondent enfin
qu'ils ne vivent enfemble que pour être
heureux , & que le délaffement eſt un befoin
de leur foibleffe ; avez - vous à leur
répliquer que vous êtes hommes comine
eux, & que tous vos momens font pleins ?
E
98 MERCURE DE FRANCE.
Je fais qu'il n'y a que l'homme qui broute,
dont la fociété n'ait rien à exiger ; mais
elle n'attend de perfonne une fervitude
affidue. Promenez- vous donc fans remords
deux heures du jour à la campagne , randis
qu'à Paris nous les paffons à entendre
Athalie ou Cinna , le Mifanthrope ou le
Tartufe .
ی د
Un Barbare à qui l'on vantoit la magnificence
du Cirque , & des Jeux éta-
» blis à Rome , demanda : Les Romains
» n'ont-ils ni femmes ni enfans ? le Barbare
» avoit raiſon. » ;
Ce Barbare ne favoit pas que le premier
befoin d'une fociété eft d'être en paix avec
elle -même ; qu'il y avoit à Rome dans les
efprits un principe de fédition , qui ne fe
diffipoit que dans les fêtes , & que lorfqu'un
peuple n'eft pas content , il faut
tâcher de le rendre joyeux. Ce Barbare
auroit condamné les cercles de Geneve
comme les fpectacles de Rome , & il auroit
eu tort.
« Je n'aime point qu'on ait befoin
» d'attacher fon coeur fur la fcene , comme
» s'il étoit mal au dedans de nous. >>
pas
Une bonne confcience fait qu'on ne
craint la folitude , mais ne fait pas
qu'on s'y plaife toujours. Il eft peu d'hommes
qui s'aiment affez pour jouir continuellement
d'eux-mêmes fans langueur &
NOVEMBRE . 1758. 99
fans ennui. L'on a beau être à fon aife au
dedans de foi , l'on y fait fouvent de la
bile. Il n'y a que Dieu dont on puiffe dire,
fefuo intuitu beat ; encore , felon notre foible
maniere de concevoir , a- t'il pris plaifir
à fe répandre.
J'aurois dû fentir , reprend M. Rouf-
" feau , que ce langage n'eft plus de faifon
" dans notre fiecle , tâchons d'en prendre
» un qui foit mieux entendu ... Les fpec-
» tacles font faits pour le peuple , & c'eft
» par leurs effets fur lui , qu'on peut déter-
» miner leurs qualités abfolues... Quant à
l'efpece des fpectacles , c'eft néceffaire-
» ment le plaifir qu'ils donnent , & non
» leur utilité qui la détermine.
"
C'eſt au Poëte à rendre l'utile agréable ,
& tous les bons Poëtes y ont réuffi : les
détails en vont être la preuve.
399
D
39
La fcene en général eft un tableau
» des paffions humaines dont l'original
eft dans tous les coeurs ; mais fi le Peintre .
» n'avoit foin de flatter ces paffions , les
fpectateurs feroient bientôt rebutés , &
» ne voudroient plus fe voir fous un af-
» pect qui les fit méprifer d'eux- mêmes.
Que s'il donne à quelques unes des cou-
» leurs odieufes , c'eft feulement à celles
qui ne font point générales & qu'on hait
» naturellement... Et alors ces paffions de
È ij
100 MERCURE DE FRANCE.
29
rebut font employées à en faire valoir
» d'autres, finon plus légitimes , du moins
plus au gré des fpectateurs. Il n'y a que
» la raifon qui ne foit bonne à rien fur la
» fcene. Un homme fans paffions , ou qui
» les domineroit toujours , n'y fçauroit in-
" téreffer perfonne ... Qu'on n'attribue
pas au théâtre le pouvoir de chan-
» ger des ſentimens ni des moeurs qu'il ne
» peut que fuivre & embellir . ».
ور
donc
La fcene eft un tableau des paffions
dont le germe eft dans notre coeur : voilà
le vrai ; mais l'original du tableau eft dans
le coeur de peu de perfonnes. S'il n'y avoit
à la cour que des Narciffes , Britannicus
n'y feroit point fouffert ; s'il n'y avoit que
des Burrhus , Britannicus y feroit inutile ;
mais il y a des hommes vaguement ambitieux
& irréfolus encore , ou mal affermis.
dans la route qu'ils doivent fuivre ; c'eft
pour ceux-là que Britannicus eft une leçon ,
& n'eft point une infulte.
Il y a partout des paffions nationales &
conftitutives de la fociété; tel étoit l'amour
de la domination chez les Romains , l'amour
de la liberté chez les Grecs , l'amour
du gain chez les Cartaginois ; tel eft parmi
nous l'amour de la gloire ou du moins
celui de l'honneur. Il eft certain que le
théâtre doit ménager , flatter même ces
NOVEMBRE . 1758. 101
paffions , s'il veut gagner la faveur du
Public ; rien n'eft plus naturel ni plus jufte .
Quelqu'un eût-il réuffi à crier au milieu
de Sparte , que la fervitude étoit le renverfement
de tous les droits de la nature , &
qu'il étoit horrible de chaffer , de tirer aux
Ilotes comme aux bêtes fauves ? L'apôtre
d'une morale oppofée au génie , au caractere
, au gouvernement d'une Nation en
eft communément , ou le jouet , ou le martyr
. On le bafoue , fi on le méprife ; on le
chaffe , fi on le craint ; on le punit , s'il
s'obſtine à troubler l'ordre : fi la fociété
lui déplaît , c'eſt à lui de s'en éloigner. Il
eft fenfé que ce qui conftitue les moeurs
nationales d'un peuple , convient à ce peuple
; nul homme privé n'a droit de lui en
demander compte ; & fi l'on donne à ce,
peuple des leçons douces & modeftes , ce
n'eft qu'autant qu'il le veut bien . Mais
toute paffion qui ne tient point à ce caractere
général , eft livrée à la cenfure du
théâtre. La haine , la vengeance , l'ambition
perfonnelle , la baffe envie , l'amour
effréné , l'orgueil tyrannique , toute ce qui
attente à la fociété , tout ce qui lui nuit ,
tout ce qui peut lui nuire les vices les
plus répandus , les travers les plus à la
mode , tout cela peut être attaqué fans ménagement.
Plus la peinture en eft vive , &
E iij
102 MERCURE DE FRANCE.
la fatyre accablante , plus le fpectacle eft
applaudi.
Il eft une paffion contre laquelle il feroit
abfurde de fe déchaîner fans réſerve
c'eft la paffion de l'amour ; & e'eft la feule
dont M. R. ait pu dire qu'on la fait valoir
au théâtre au dépend de celles qu'on y
peint avec des couleurs odieufes. Nous
aurons lieu d'examiner dans la fuite quant
& comment l'amour eft intéreffant fur la
fcene , & pourquoi il y eft protégé.
Il en eft des goûts , des opinions , des
ridicules nationaux , qui ne font en euxmêmes
ni bien , ni mal , comme des paffions
nationales dont je viens de parler.
La fociété qui les adopte , fe les rend perfonnels
, & il n'eft pas raifonnable de voudoir
qu'elle foit la fable d'elle - même..
Ainfi , par exemple , celui qui , au milieu
de Pekin, iroit ſe moquer de l'architecture
Chinoife , & traiter d'imbécilles tous ceux
qui habitent fous ces toits fans fymmétrie
& fans proportion ; celui- là , dis-je , ne
feroit pas fage : il auroit peut-être raifon
partout ailleurs ; mais à Pekin , il auroit
tort.
Ainfi tout n'eft pas du reffort du théâtre
; c'eſt l'école des citoyens , & non cellede
la république . Voilà , ce me ſemble ,
quelle eft la diftinction réelle entre les.
NOVEMBRE. 1758. 103
moeurs que l'on doit ménager fur la fcene ,
& celles qu'on y peut cenfurer. Si la
conftitution politique eft mauvaife , fi les
moeurs fondamentales font altérées ou
corrompues dans leur maffe , le théâtre n'y
peut rien , je l'avoue ; mais en attaquant
les vices épars & les paffions naiffantes ,
le théâtre ne peut- il pas affoiblir le poiſon
dans fa fource ne peut- il pas arrêter ou
ralentir la contagion de l'exemple ? C'eſt
ce qui reste à examiner.
M. Rouffeau attribue à Moliere & à
Corneille des ménagemens auxquels je fuis
bien convaincu que ni l'un , ni l'autre
n'avoient penfé. Ils ont écrit Pour
fiecle , fans doute ; ils en ont confulté
les moeurs & le goût : c'eft à-dire qu'ils
ont pris dans l'opinion de leur fiecle les
moyens de l'affecter , de l'intéreffer à leur
gré. Par exemple , quoiqu'il foit vrai
qu'Electre puifoit de l'eau & qu'Achile
faifoit griller fes viandes ; comme l'un &
l'autre répugne à l'idée que nous avons
d'un Héros & d'une Princeffe , le Poëte
s'accommode à nos moeurs en s'éloignant
des moeurs anciennes , & nous fait voir
Achile & Electre , tels à peu près que
nous les imaginons . Corneille , en expofant
aux yeux des François le fujet de Théodore
, avoit perdu de vue cette regle des
E iv
104 MERCURE DE FRANCE.
convenances , & lui - même il l'a reconnu.
Voilà quelle eft la condefcendence que ces
Poëtes ont eue pour les moeurs de leur
fiecle .
Mais quel eft le vice qu'ils ont menagé ?
quelle eft la paffion qu'ils ont flattée ? Si
Moliere avoit eu la timide circonfpection
qu'on lui attribue , eût - it jamais démafqué
l'hypocrite ? Dans le Cid , Corneille
autorife le duel ; mais dans un fils qui
venge fon pere , & qui réduit à l'alternative
de deux devoirs oppofés , préfere le plus
inviolable. Ce n'eft pas la vengeance , c'eſt
la piété qui fe fignale dans le Cid , & qui
enleve les applaudiffemens .
Le duel et un uſage barbare ; mais ,
l'ufage établi , l'honneur de Don Diegue
mortellement offenfé , il n'étoit pas plus
permis au Cid de pardonner l'infulte faite
à fon pere , que de lui enfoncer lui même
le poignard dans le fein. C'eſt donc un
acte de vertu , & le devoir le plus facré de
la nature , qui eft recommandé dans cette
Tragédie , l'une des plus morales & des
plus intérelfantes qui ayent paru fur aucun
théâtre du monde.
Si quelque chofe peut faire fentir la
barbarie du point d'honneur , c'eſt l'affreufe
néceffité où ce préjugé réduit le
Cid ; mais il eft aifé de voir pourquoi
NOVEMBRE . 1758. 105
T
Corneille a refpecté dans les Efpagnols ,
& devant les François , une opinion adhérente
au principe fondamental de la monarchie.
" Si les chef d'oeuvres de ces Auteurs
» ( Corneille & Moliere ) étoient encore
» à paroître , ils tomberoient infaillible-
» ment aujourd'hui , dit M. Rouffeau , &
» fi le public les admire encore , c'eft plus
»par honte de s'en dédire , que par un
" vrai fentiment de leurs beautés. »
M. Rouffeau a- t'il pu croire , a-t'il voulu
nous perfuader que nous faifons femblant
de rire , de pleurer , de frémir à ces fpectacles
? Et le public , pour fçavoir s'il s'amufe
ou s'il eft ému , fera-t'il obligé de
demander comme ce jeune étranger à fon
Mentor : Mon Gouverneur , ai - je bien du
plaifir ? M. Rouffeau mérite qu'on lui réponde
plus férieufement ; mais faut - il
auffi nous réduire à prouver que Cinna ,
Polieucte , le Mifanthrope , le Tartufe
&c. nous intéreffent & nous enchantent.
Quand même l'impreffion en feroit affoiblie
, combien de caufes peuvent y contribuer
, qui n'ont rien de commun avec les
meurs L'affertion eft laconique ; la difcuffion
ne le feroit pas.
S'il eft vrai que fur nos théâtres la
meilleure Piece de Sophocle tomberoit
E v
o MERCURE DE FRANCE:

tout à plat , ce n'eft point par la raiſon
qu'on ne fçauroit fe mettre à la place de
gens qui ne nous reffemblent point. Car
au fonds toutes les meres reffemblent à Jocafte
, tous les enfans reffemblent à dipe
, en ce qui fait l'intérêt & le pathétique
de la tragédie de Sophocle , & je ne
penfe pas qu'on nous foupçonne d'avoir
moins d'horreur que les Grecs pour le parricide
& l'incefte.
39
Ce n'est donc pas le fonds , mais la fuperficie
des moeurs qui a changé , & c'eft
en quoi le Poëte eft obligé de confulter
le goût de fon fiecle : mais ceci demandes
roit encore un long détail pour être expli
qué. «Il s'enfuit de ces premieres obfer
» vations , dit M. Rouffeau , que l'effet
général du fpectacle eft de renforcer le
» caractere national , d'augmenter les in-
» clinations naturelles , & de donner une
»> nouvelle énergie aux paffions. Cette
conclufion a trois parties ; la premiere eft
vraie dans un fens : le théâtre ménage ,
favorife les moeurs nationales , les fortifie ,
& c'eft un bien. Car les moeurs nationalés
tiennent à la conftitution politique ,
& celle-ci fût- elle mauvaiſe , tout citoyen
doit concourir à en étayer l'édifice , en attendant
qu'il foit reconftruit. Si Tunis ne
pouvoit fubfifter que par le pillage , la pi-
23
NOVEMBRE. 1758. 107
+
raterie devroit être en honneur fur le
théâtre de Tunis : mais fi par les moeurs
nationales , on entend des habitudes étrangeres
ou nuifibles au génie du Gouvernement
& au maintien de la fociété , je
n'en vois point , comme je l'ai dit , que le
théâtre favorife ; je n'en vois point que le
public ne permette de cenfurer . Toutes les
inclinations pernicieufes font condamnées
au théâtre , toutes les paffions funeftes y
infpirent l'horreur , toutes les foibleffes
malheureuſes y font naître la pitié & la
crainte. Les fentimens qui , de leur nature,
peuvent être dirigés au bien & au mal ,
comme l'ambition & l'amour , y font peints
avec des couleurs intéreffantes ou odieufes
, felon les circonftances qui les décident
ou vertueux , ou criminels. Telle eft
la regle invariable de la fcene tragique ,
& le Poëte qui l'auroit violée , révolteroit
tous les efprits c'eft un fait que je vais
rendre fenfible dans peu , par les exemples
même que M. Rouffeau a choifis.
22
Сс
:
Je fçais , dit- il , que la poétique du
théâtre prétend faire tout le contraire ,"
» & purger les paffions en les excitant ;
» mais j'ai peine à bien concevoir cette
regle. Seroit-ce que pour devenir tem-
» pérant & fage , il faut commencer par
> être furieux & fou ? "
Evj
108 MERCURE DE FRANCE.
+
M. Rouffeau étoit de bonne foi : je n'en
doute pas . Mais n'étoit- il pas trop animé
du zele patriotique , en écrivant ces chofes
étranges ? Perfonne ne fçait mieux que
lui , qu'à Sparte , pour préferver les enfans
des excès du vin , on leur faifoit voir des
efclaves dans l'ivreffe. L'état honteux de
ces efclaves , infpiroit aux enfans la crainte
ou la pitié , ou l'une & l'autre en même
temps ; & ces paffions étoient les préfervatifs
du vice qui les avoit fait naître . L'arti
fice du théâtre n'eft autre chofe , & M.
Rouſſeau en est bien inftruit. Dira- t'il que
pour rendre leurs enfans tempérans & fales
Spartiates les rendoient furieux &
ges
fous ?
ود
сс« Il ne faut , dit il , pour fentir la mau-
» vaife foi de ces réponfes , que confulter
» l'état de fon coeur à la fin d'une tragé
» die. " Hé bien , je choifis les trois Pieces
du théâtre où la plus féduifante des
paffions eft exprimée avec le plus de chaleur
& de charmes , Ariane , Ines & Zaïre:
je de nan le à M. Rouffeau s'il croit
que l'impreffion qui en refte foit une difpofition
à ce que l'amour a de vicieux ?
Que feroit ce fi je parcourois les tragédies
où la jaloufie fombre & cruelle , où la vengeance
atroce , où l'ambition forcenée ne
paroiffent qu'entourées de furies , & déNOVEMBRE
. 1758. 109
chirées de remords ? M. Rouffeau a- t'il
confulté fon coeur à la fin de Polieucte ,
de Cinna , d'Athalie , d'Alzire , de Mérope
: Eft- ce le goût du vice , où l'amour de
la vertu , que ces fpectacles y excitent ?
J'attefte M. Rouffeau lui -même , en fuppofant
, comme de raiſon , qu'il ne fe croit
pas plus incorruptible que nous.
Mais voici bien un autre paradoxe .
« Toutes les paffions font foears ; une feule
» fuffic pour en exciter mille , & les com-
» battre l'une par l'autre , n'eft qu'un
» moyen de rendre le coeur plus fenfible à
ود
» toutes. »
Obfervons d'abord qu'il s'agit de la terreur
& de la pitié , qui font les refforts
du pathétique. Ainfi tout ce qui excite en
nous la pitié , nous difpofe à la vengeance;
ainfi la crainte que nous infpirent les
forfaits de l'ambition , les lâches complots
de l'envie , les projets fanglans de la haine,
cette crainte , dis- je , eft elle- même le germe
des paffions qui la font naître. Eft- ce
dans la tête d'un Philofophe que tombent
de pareilles idées ? La fenfibilité fans doute
eft la bafe des affections criminelles ;-
mais elle l'eſt de même des affections vertuenfes.
Tout ce qui l'excite la rend féconde
, mais elle produit des baumes ou
des poiſons , felon les femences qu'on
FIO MERCURE DE FRANCE.
jette dans l'ame , & s'il eft des ames qui
corrompent tout , ce n'eft pas la faute du
théâtre.
و و
« Le feul inſtrument qui ferve à les pur-
" ger ( les paffions ) , c'eſt la raiſon , &
j'ai déja dit que la raiſon n'avoit nul
» effet au théâtre. » Voilà deux affertions >
également dénuées de preuve , & qui toutes
deux en avoient grand befoin . Je demande
à M. Rouffeau , fi la raifon ellemême
a quelque moyen plus fûr de contenir
une paffion , que de lui oppofer pour
contrepoids la crainte des dangers , & des
remords, qui l'accompagnent ? Eft- ce par
des calculs géométriques ? eft - ce par des
définitions idéales que la raifon corrige les
moeurs ?
1
Quant au fait que M. Rouffeau
avance
pour la feconde fois , qu'il nous dife s'il
regarde le rôle de Caton , dans la tragédie
d'Adiffon , comme déplacé au théâtre ? Ce
rôle fi intéreffant
& fi beau , eft la raifon
& la vertu même . Il eft auffi calme qu'il
eft pathétique , & fi l'héroïfme en étoit
moins tranquille , il feroit beaucoup moins
touchant. Mais pourquoi recourir au théâ
tre Anglois ? Toutes les vertus , fur la fce--
ne Françoife , n'ont elles pas leurs maximes
pour regle ? n'y voit - on que des furieux
ou des fanatiques ? L'humanité , la
NOVEMBRE. 1758.
r
grandeur d'amé , l'amour de la patrie ,
L'enthousiasme même de la religion , n'y
font- ils pas auffi éclairés , auffi raifonnés
qu'ils peuvent l'être fans froideur ? M.
Rouffeau ne fe fouvient- il plus d'avoir entendu
Zopire , Alvarès , Polieuce , Burthus
, & c. ?
99
« Qu'on mette , dit- il , pour voir , fur
» la fcene Françoife , un homme droit &
>> vertueux , mais fimple & groffier... qu'on
» y mette un fage fans préjugés , qui ayant
reçu un affront d'un fpadaffin , refuſe
» de s'aller faire égorger par l'offenfeur ;
» & qu'on emploie tout l'art du théâtre
pour rendre ces perfonnages intéreffans .
comme le Cid au peuple François , j'au
» rai tort fi l'on réuffit.
و د
On ne réuffira point , & vous aurez
tort : 1 ° . la groffiéreté n'eft bonne à rien ,
nous la rejettons de la fociété & du théâ
tre : 2°. le fage eft un perfonnage fort refpectable
, mais la bravoure eft une de ces
qualités nationales que le théâtre François
doit honorer. Si le fage eft un Thémiftocle
, nous l'admirerons ; s'il n'eft que patient
ou timide , il n'eft pas digne d'occu
per la ſcene. En un mot , l'homme fans:
préjugés attaquera les nôtres , & il en eft:
que l'on doit refpecter. Mais indépendam--
ment de ces convenances , l'intérêt doie:
112 MERCURE DE FRANCE.
naître de l'émotion or un caractere que
rien n'émeut , ne fçauroit nous émouvoir ,
à moins qu'il ne foit dans une fituation pareille
à celle de Caton : Colluctantem cum
aliquâ calamitate. D'ailleurs la pitié , ce
fentiment fi naturel & fi tendre , nous touche
plus que l'admiration : ainfi quelque
empire qu'ait fur nous la raifon , il ne
s'enfuit pas qu'elle doive être auffi pathé
tique , auffi théâtrale que l'amour combattu
par l'honneur , tel qu'il nous eft
peint dans le Cid .
La conféquence que M. Rouffeau déduit
de tout ce que l'on vient de lire , eſt
que « le théâtre purge les paffions qu'on
» n'a pas, & fomente celles qu'on a . Ne
» voila t'il pas , ajoute - t'il , un remede
» bien adminiftré ? » Si fes principes
étoient bien établis , la conféquence en feroit
évidente ; mais heureuſement pour
nous , ni les Auteurs , ni le théâtre ne font
auffi méchans qu'il le croit.
و
"3
« Mais en fuppofant les fpectacles auffi
parfaits , & le peuple auffi bien difpofé
qu'il foit poffible , encore , dit M. Rouf-
"feau , ces effets fe réduiroient- ils à rien ,
» faute de moyens pour les rendre fenfi-
»bles. Je ne fçache que trois inftrumens
» à l'aide defquels on puiffe agir fur les
» moeurs d'un peuple ; fçavoir , la force
NOVEMBRE . 1758. 113
» des loix , l'empire de l'opinion , & l'at-
» trait du plaifir : or les loix n'ont nul ac-
» cès au théâtre... L'opinion n'en dépend
point... Et quant au plaifir qu'on y peut
prendre , tout fon effet eft de nous y ra-
» mener plus fouvent . »
ود
ود
Suivons s'il eft poffible , le fil de ces
idées , & voyons d'abord quelle eft la fuppofition
le fpectacle auffi parfait qu'il peut
l'être , c'est-à- dire fans doute , l'innoncence
& le crime , le vice & la vertu , les bons
& les mauvais exemples préfentés fous le
point de vue le plus moral. Le peuple auffi
bien difpofe , c'est- à- dire au moins avec ce
goût général de la vertu , & cette averfion
pour le vice , qui préparent le coeur
humain à recevoir les impreffions de l'une,
& à repouffer les atteintes de l'autre
quand la vertu lui eft préfentée avec fes
charmes , & le crime avec fon horreur,
Cela pofé, qu'eft- il befoin de la force des
loix , & de l'empire de l'opinion , pour
lui faire goûter des peintures confolantes
pour les bons , & effrayantes pour les méchans
? L'attrait d'un plaifir honnête ne lui
fuffit- il pas pour le ramener à un ſpectacle
, felon fon coeur , où la vertu qu'il
aime , eſt comblée de gloire, où le vice qu'il
hait, ne fe montre que chargé d'opprobre ,
& malheureux même dans fes fuccès ?
114 MERCURE DE FRANCE.
Parmi les inftrumens à l'aide defquels on
peut agir fur les moeurs , M. Rouffeau a
obmis le plus puiffant , qui eft l'habitude.
Des affections répétées naiffent les inclinations
, & celles - ci décidées au bien ou au
mal , conftiruent les moeurs bonnes ou
mauvaiſes. Tel eft l'infaillible effet des
émotions que le théâtre nous caufe , quelques
paffageres qu'elles foient , il en refte
au moins une foible empreinte , & les mêmes
traces approfondies , fe gravent fi
avant dans l'ame , qu'elles lui deviennent
comme naturelles : mais eft- il befoin de
prouver quel eft l'empire de l'habitude ,
& M. Rouffean lui - même peut - il fe le
diffimuler ?
ور
ود
Il attribue , en paffant , aux Acteurs de
Opera , un reffentiment un peu vif de
l'ennui qu'ils lui ont caufé. «Néron , chan-
» tant au théâtre , faifoit égorger ceux qui
» s'endormoient.... Nobles Acteurs de
l'Opera de Paris , ah ! fi vous aviez joui
» de la puiffance impériale , je ne gémirois
pas maintenant d'avoir trop vécu . »
Il faut que M. Rouffeau attache à fon fommeil
une prodigieufe importance , ou qu'il
ne lui en coûte guere pour imaginer des
affaffins.
"
" Le Théâtre rend la vertu aimable ...
opere un grand prodige de faire ce
NOVEMBRE. 1758. 115
que
la vertu & la raifon font avant lui.
» Les méchans font haïs fur la fcene ; fontils
aimés dans la focié:é ?
J'obferve 1°, que fi tous les hommes aiment
la vertu , & déteftent le vice de cet:
amour actif & de cette haine véhémente
que l'on refpire au Théâtre , tous les hommes
ont de bonnes moeurs ; & fi M. Rouffeau
peut me le perfuader , j'aurai autant
de plaifir que lui à le croire. 2°. Que ficet
amour & cette haine font afſoupis dans l'ame
, les impreffions du Théâtre font un
bien en les réveillant. 3 ° . Que fi l'on n'aime
la vertu , & fi l'on ne hait le vice que
dans autrui , comme il le fait entendre ,
le grand avantage du Théâtre eft de nous
ramener en nous - mêmes par la terreur & la
pitié; de nous mettre à la place du perfonnage
dont les égaremens nous effrayent , ou
dont nous plaignons les malheurs ; en un
mot de nous rendre perfonnels cette haine
& cet amour que le vice & la vertu nous
infpirent quand nous les voyons dans autrui
.
30
7
Je doute que tout homme à qui l'on
expofera d'avance les crimes de Phedre
» & de Médée, ne les détefte plus encore au
» commencement qu'à la fin de la piece ; &
» fi ce doute eft fondé , que faut-il penfer
de cet effet fi vanté du Théâtre ? :
و ر
116 MERCURE DE FRANCE.
Ce ne font pas les crimes , ce font les
criminels que l'on détèfte moins à la fin de
la piece l'art du Théâtre les rapproche
de nous , en les conduifant pas à pas , & par
des paffions qui nous font naturelles aux
forfaits monftrueux dont nous fommes
épouvantés : & c'eſt en cela même que ces
exemples du danger des paffions nous deviennent
perfonnels . Une mere qui égorge
fes enfans , une femme inceftueufe & adultere,
qui rejette fur l'objet vertueux de cet
amour déteſtable , toute l'horreur qu'elle
doit infpirer, ces caracteres, feulement annoncés
, font auffi éloignés de nous , que
celui d'une lionne ou d'une vipere. Il n'eſt
point de femme qui appréhende de tomber
dans cet excès d'égarement ; mais quand
les gradations en font bien ménagées ,
quand on voit l'ame de Phedre ou de Médée
agitée des mêmes fentimens qui s'élevent
en nous , fufceptible des mêmes retours
, combattue des mêmes remords ,
s'engager peu à peu , & fe précipiter enfin
dans des crimes qui révoltent la nature ,
nous les plaignons comme nos femblables,
& ce retour fur nous - mêmes,qui eft le principe
de la pitié , eft auffi celui de la crainte.
«Que toutes ces vaines prétentions approfondies
font puériles & dépourves de
» fens , s'écrie M. Rouffeau ! Quant à moi
??
NOVEMBRE. 1758. 117
, dût-on me traiter de méchant encore
» une fois,pour ofer foutenir que l'homme
» eſt né bon ; je le penfe , & je crois l'a-
» voir prouvé. La fource de l'intérêt qui
» nous attache à ce qui eft honnête , &
nous infpire de l'averfion pour le mal ,
» eft en nous , & non dans les pieces.
C
39
Oui , fans doute , la fource en eft en
nous , mais l'art du Théâtre la purifie & la
dirige par la terreur & la pitié. L'homme
eft né bon , je le crois , mais a- t'il confervé
ce caractere? Si les traits en font altérés ,
affoiblis , effacés par des habitudes vicieuſes
; quelle morale plus vive , plus fenfible
, plus pénétrante que celle du Théâtre
, peut en renouveller l'empreinte ? Si
cette morale eft faine & pure , elle n'eſt
donc pas infructueufe ? L'homme eft né bon ;
& c'estpour cela même que les bons exemples
lui font utiles , ils n'auroient point de
prife fur fon ame fi la nature l'avoit fait
méchant. En un mot ou toute inftruction
eft fuperflue , ou celle, du Théâtre , comme
la plus frapante , doit être auffi la plus falutaire
; telle étoit du moins la prétention
de Corneille toute vaine & puérile que M.
Rouffeau la fuppofe : peut être mieux approfondie
,, y eût - il trouvé plus de bon
fens ? 1
Le coeur de l'homme eft toujours droit
18 MERCURE DE FRANCE.
و د
fur ce qui ne fe rapporte pas perfonnelle
ment à lui ... c'eft quand notre intérêt
s'y mêle , que nous préférons le mal qui
nous eft utile , au bien que nous fait ai
» mer la nature . Que va donc voir le méchant
au fpectacle ? précisément ce qu'il
» voudroit trouver partout : des leçons de
vertu pour le Public dont il s'excepte ,
» & des gens immolant tout à leur devoir ,
» tandis qu'on n'exige rien de lui . »
J'avoue que pour ce méchant déterminé
il n'y a de bonne école que la greve . Mais
ce méchant eft plus jufte que M. Rouſſeau
dans l'opinion qu'il a du Public , puifqu'il
jouit au fpectacle du plaifir de voir former
d'honnêtes gens dont la probité lui ſera
utile.
Quand à l'intérêt perfonnel , il n'éclipfe
jamais totalement les faines lumieres de la
confcience ; & plus l'homme eft exercé à
difcerner le jufte & l'injufte dans la cauſe
d'autrui , moins il eft expofé à s'y méprendre
dans la fienne. Pour celui qui eft injufte
avec pleine lumiere, ou fa corruption
eft fans remede , ou l'habitude du Théâtre
doit réveiller dans fon ame l'effroi ,
la honte & les remords . Je ne pense pas du
refte que M. Rouffeau fuppofe dans le
commun des fpectateurs une fcélérateffe
tranquille ; je lui demanderois où il auroit
pris cette idée de l'humanité ?
+
NOVEMBRE, 1758. 119
یو
ور
Quelle eft cette pitié, dit- il, en parlant
de celle qu'infpire la Tragédie ? Une émo-
» tion paffagere & vaine , qui ne dure pas
plus que
l'illufion qui l'a produite ; un
" refte de fentiment naturel étouffé bientôt
par les paffions ; une pitié ſtérile qui
» fe repaît de quelques larmes , & n'a ja-
» mais produit le moindre acte d'humanité,
»
"
25
C'eft comme fi je difois que la difcipline
de Sparte ou de Rome n'a jamais produit
aucun acte de valeur. N'eft- ce pas dans l'un
& dans l'autre cas , une impreflion habituelle
qui modifie l'ame , & nous fait contrafter
infenfiblement le caractere qui lui
eft analogue ? Si la fréquentation du Théâtre
n'influe pas fur les moeurs , il doit en
être de même du commerce des hommes ;
& dès- lors que devient tout ce qu'on nous
dit de la force de l'exemple ?
« Au fonds , quand un homme eft allé
admirer de belles actions dans des fa-
« bles , & pleurer des malheurs imaginaires
, qu'a t'on encore à exiger de lui
» N'eft- il pas content de lui- même ? Ne
s'applaudit-il pas de fa belle ame ? Ne
» s'eft- il pas acquitté de tout ce qu'il doit
à la vertu par l'hommage qu'il vient de
lui rendre ? Que voudroit- on qu'il fît de
plus? qu'il la pratiquât lui-même ? il n'
33
39
120 MERCURE DE FRANCE.
point de rôle à jouer ; il n'eſt pas Comé-
» dien.
ود
Sur qui tombe cette ironie infultante ?
Eft-ce à Paris que M. R. a trouvé tous les
devoirs de l'humanité réduits à l'attendriffement
qu'on éprouve au ſpectacle ? Il fait
que le peuple y eft doux , humain , ſecoucourable,
autant qu'en aucun lieu du monde
; il doit favoir que les honnêtes
gensy
ont le coeur affez bon pour tolérer , plaindre
& foulager ceux même qui les calomnient
, & il auroit pu attribuer à la fréquentation
duThéâtre quelques nuances de
ce caractere généreux & compâtiſſant qu'il
a reconnu dans les François.
« On ſe croiroit , ajoute- t'il , auffi ri-
» dicule d'adopter les vertus de fes Héros ,
» que de parler en vers , & d'endoffer un
» habit de théâtre . » Encore un coup , où
a- t'il vu cela ? Se croiroit- on ridicule d'être
humain comme Alvares , & vertueux
comme Burrhus .. M.Rouffeau le penfe- t'il?
Eft-ce à lui de nous croire des monftres ? Le
gigantefque qui eft ridicule au Théâtre , le
feroit dans la fociété ; j'en conviens. Mais
ceux qui ont excellé dans la Tragédie , ont
peint la nature dans fa vérité , dans ſa
beauté fimple & touchante , & la réalité en
eft auffi révérée que la fiction en eft applaudie
.
« Tout
NOVEMBRE. 1758. 121
«Tout fe réduit à nous montrer la ver
» tu comme un jeu de Théâtre , bon pour
» amufer le Public ; mais qu'il y auroit de
la folie à vouloir tranfporter férieuſement
» dans la fociété. O vous ! qui regardez la
justice & la vérité comme les premiers devoirs
de l'homme , êtes vous jufte & vrai
dans ce moment ? vous , pour qui l'humanité
& la Patrie font les premieres affections
, oubliez- vous que nous fommes des
hommes ?
Il y auroit de la folie à une mere d'avoir
les entrailles deMérope ; à une époufe,
d'avoir les fentimens d'Inès ! De quel Public
nous parlez- vous ? Si je connoiffois moins
les gens vertueux que vous avez fréquentés ,
vous- m'en donneriez une idée effroyable ..
Ce font là cependant les faits d'après leſquels
vous décidez, «que la plus avantageu-
»fe impreffion des meilleures Tragédies eft
» de réduire à quelques affections paffage-
" res , ftériles & fans effet tous les devoirs
» de la vie humaine.
"
» On me dira , pourfuit M. R. que dans ces
pieces le crime eft toujours puni , & la
» vertu toujours récompenfée ». On ne lui
dira pas cela , mais on lui dira que le crime
y eft toujours peint avec des couleurs
odieufes & effrayantes , la vertu avec des
traits refpectables & intéreffans. Si quel-
F
122 MERCURE DE FRANCE .
pour
quefois cette regle a été violée , c'eſt une
difformité monftrueufe que le Public ne
pardonne jamais. M. Rouffeau avoue
qu'il n'y a perfonne qui n'aimât mieux
etre Britannicus que Néron mênie après
la cataſtrophe. Voilà tout ce qu'exige la
bonté des moeurs théâtrales. Je lui abandonne
tous les exemples vicieux & reconnus
tels ; mais de cent Tragédies il n'y en
a pas une où l'intérêt foit le crime.
Je dis plus , il n'y en a pas une feule au
Théâtre qui ait réuffi avec ce défaut . Pourquoi
donc en inférer : « Tel eft le goût
qu'il faut flatter fur la fcene , telles font
les moeurs d'un peuple inftruit ; lefavoir,
l'efprit , le courage ont feuls notre admi-
>> ration ; & toi , douce & modefte vertu ,
tu reftes toujours fans honneur . >> Remarquez
que c'eft après s'être plaint que l'on
a avili le perfonnage de Ciceron pour
flatter le goût du fiecle , que M. Rouſſeau
s'écrie que l'efprit & le favoir ont feuls notre
admiration. Qu'elle fe préfente , Mon
fieur , cette vertu douce & modefte & fur
le Théâtre , & dans la fociété ; nos hom
mages iront au devant d'elle : nous la ref
pectons dure & farouche ; indulgente &
fociable , elle obtiendra nos adorations.
33
"
Les obfervations judicieuſes que fait M.
Rouſſeau fur la Tragédie de Mahomet, des
NOVEMBRE . 1758. 123
voient fuffire , ce me femble , pour détermi
ner dans fon efprit les vrais principes des
moeurs théâtrales. Mais comme il n'en veut
rien conclure d'oppofé à fon fyftême , il tâche
d'affoiblir l'idée d'utilité qu'elles préfentent
naturellement. « Le fanatifme , dit-
» il , n'eft pas une erreur , mais une fureur
>> aveugle & ftupide, que la raifon ne retient
» jamais ... Vous avez beau démontrer à
» des fous que leurs chefs les trompent , ils
» n'en font pas moins ardens à les fuivre . »
Auffi le but moral n'en eft- il pas de guérir
les peuples du fanatifme , mais de les en
garantir, en leur démontrant , non pas qu'on
les trompe
, mais comment on peut les
tromper. L'erreur eft mere de cette fureur
aveugle , & c'eft dans fa fource que l'attaque
la Tragédie de Mahomet . En un mot
cet exemple épouventable des horreurs de
la fuperftition n'en feroit pas le remede ,
mais il peut en être le préſervatif.
« Je crains bien , ajoute M. Rouffeau ,
qu'une pareille piece jouée devant des
» gens en état de choifir, ne fît plus de Ma
homets de Zopires que .

33
Je le crois : auffi l'inftruction n'eft - elle
pas pour le petit nombre des Mahomets
mais pour la foule des Séides.
M. Rouffeau , en louant le goût anti que
dans le rôle deThiefte,demande avec raifon
Fij
124 MERCURE DE FRANCE .
que l'on daigne nous attendrir quelquefois
pour la fimple humanité ſouffrante ; & c'eſt
à quoi l'on devroit confacrer ce genre fi
naturel & fi touchant , dont l'Enfant prodigue
eft le modele , & que les gens qui
ور
ne réfléchiffent fur rien, ont tourné en ridicule.
Mais j'aurai lieu d'examiner dans peu
pourquoi les perfonnages , comme celuide
Thiefte , font fi rarement employés au
Théâtre. Cependant le goût des Grecs fûtil
en cela préférable au nôtre ; M. Rouf
feau ne peut- il nous offrir la vérité que
fous une face infultante ? « Les anciens ,"
» dit - il , avoient des Héros , & mettoient
» des hommes fur leurs Théâtres ; nous,au
» contraire , nous n'y mettons que des Hé-
» ros, & à peine avons nous des hommes. »
Il rappelle un mot d'un vieillard qui avoit
été rebuté au fpectacle par la jeuneffe
Athénienne , & auquel les Ambaſſadeurs
de Sparte avoient donné place auprès
d'eux. « Cette action fut remarqué de tout
» le Spectacle , & applaudie d'un batte-
» ment de main univerfel. Hé ! que de
» maux , s'écria le bon vieillard d'un ton
>> de douleur ! Les Athéniens favent ce qui eft
» honnête ; mais les Lacédémoniens le prati»
quent. Voilà la Philofophie moderne , &
» les moeurs anciennes » obferve M. Rouffeau.
NOVEMBRE. 1758. 125
Ici je retiens ma plume : il ne feroit pas
généreux d'oppofer la perfonnalité à la fatyre.
J'avoue donc qu'il y a à Paris comme
à Athenes des étourdis fans décence &
fans moeurs. Mais la jeuneffe Athénienne
rebutoit un vieillard qui vraisemblablement
n'infultoit perfonne , & M. Rouffeau
fait bien que nous n'en fommes pas encore

»
Il revient à fon objet : « Qu'apprend- on
» dans Phédre & dans dipe , finon que
l'homme n'eft pas libre , & que le Ciel le
punit des crimes qu'illui fait commettre?
Qu'apprend- on dans Médée , fi ce n'eft
jufqu'où la fureur de la jaloufie peut ren-
» dre une mere cruelle & dénaturée ?
·20
ود
»
Voilà deux exemples forts différens , &
qu'il eft bon de ne pas confondre. La caufe
des événemens tragiques peut être ou perfonnelle
, ou étrangere , & celle- ci ou naturelle
ou furnaturelle , c'eft- à-dire , ou
dans l'ordre des chofes ; ou , pour parler le
langage de la Poéfie, dans la volonté immédiate
des Dieux. Les Tragédies de ce derdier
genre font toutes tirées du Théâtre
ancien, Je ne fais quel intérêt pouvoient
avoir les Grecs à frapper les efprits du
fyftême de la fatalité ; mais il eft certain
qu'ils faifoient de l'homme un inftrument
aveugle dans la main des deftinées.
1
F iij
126 MERCURE DE FRANCE.
>
J'avoue que tout le fruit de ces Tragédies
fe borne à entretenir en nous une fenfibilité
compâtiffante pour des crimes involontaires
, & pour des malheurs indépendans de
celui qui en eft accablé comme dans
Edipe & dans Phedre. On y joint l'avantage
de faire fentir à l'homme fa dépendance
; mais comme il en résulte plus
d'horreur que de crainte des Dieux , je
crois la morale de ces Tragédies pernicieufe
à cet égard. Heureufement elles font
en petit nombre , & l'idée de la fatalité
s'évanouit avec l'illufion théâtrale . Le fecond
genre eft celui où la caufe des événemens
eft dans l'ordre naturel , mais indépendante
du caractere des perfonnes. Pär
exemple , en ne fuppofant à Andromaque
& à Mérope que les fentimens naturels.
d'une mere , c'en eft affez du danger de
leurs fils pour les rendre malheureuſes &
intéreffantes . La feule utilité de cette forte
de fpectacle eft de nourrir , & d'exercer en
nous les fentimens d'humanité qu'il réveille
; car je compte pour très - peu de
chofe la prudence qu'il peut infpirer. Le
troifieme genre place dans l'ame des Acteurs
tous les refforts de l'action & du pathétique
, & c'est là , felon moi , le plus
moral & le plus utile. Le crime & le
malheur y font les effets des paffions ; &
.
NOVEMBRE. 1758. 127
plus le crime eft odieux , plus le malheur
eft déplorable , plus la paffion qui en eft la
fource, devient effrayante à nos yeux. Tout
cela demanderoit à être développé , &
rendu fenfible par des exemples. Mais je
ne fuis déja que trop long. Il fuffic d'étudier
Corneille pour voir la révolution qui
s'eft faite dans l'art de la Tragédie , lorfqu'abandonnant
les deux premiers genres,
où les perfonnages , comme Thiefte , n'avoient
pas befoin de caracteres décidés , il
y a fubftitué celui qui prend fa force pathétique
& morale dans le combat des paffions
& dans les moeurs des perfonnages.
33
ود
"
" Les actions atroces préfentées dans la
Tragédie , font dangereufes , dit M. R.
» en ce qu'elles accoutument les yeux du
peuple à des horreurs qu'il ne devroit
»pas même connoître , & à des forfaits
qu'il ne devroit pas fuppofer poffibles.
1°. Le fait démontre que fi les yeux du
peuple s'y accoutument , fon coeur ne s'y
accoutume pas. M. Rouffeau reconnoît le
peuple François pour le plus doux & le
plus humain qui foit fur la terre. Il y a
cependant bien des années que ce peuple
voit Horace poignarder fa foeur, Agamem
non immoler fa fille , & Orefte égorger fa
mere. 2 ° . Au lieu de prendre l'inutile foin
de cacher au peuple la poffibilité des ac-
Fiv
128 MERCURE DE FRANCE.
> tions atroces il faut qu'il fçache que
l'homme dans l'excès de la paffion eft capable
de tout , afin de lui faire détefter
cette paffion qui le rend féroce. Voilà quel
eft le but & l'objet de la Tragédie ; & quoi
qu'en dife M. Rouffeau , tous les grands
Maîtres l'ont rempli.
"Il n'eft pas même vrai , dit- il , › que le
» meurtre & le parricide y foient toujours
odieux. A la faveur de je ne fçais quelles
» commodes fuppofitions, on les rend per-
» mis ou pardonnables. »
Dans les exemples qu'il cite , voici
quelles font ces fuppofitions. Dans Iphigénie
, Agamemnon immole fa fille pour
ne pas défobéir aux Dieux & deshonorer
la Grece. Orefte égorge fa mere fans le
fçavoir , & en voulant frapper le meurtrier
de fon pere : Horace poignarde Camile
dans un premier mouvement de fureur ,
exciré par les imprécations qu'elle vomit
contre la patrie , & dès ce moment il eſt
dérefté. Agamemnon lui - même devient
révoltant dès qu'il s'occupe de fa grandeur
& de fa gloire. Orefte fort du théâtre déchiré
par les Furies pour un crime aveuglement
commis. Voilà les fuppofitions commedes
qui nous rendent ces perfonnages intéreffans
. Je demande fi fur de tels exemples
on eft fondé à écrire qu'il n'est pas
NOVEMBRE. 1758. 129
vrai que fur notre théâtre le meurtre & le
parricide foient toujours odieux .

Ajoutez que l'Auteur, pour
faire parler
»chacun felon fon caractere , eft forcé de
» mettre dans la bouche des méchans leurs
» maximes & leurs principes revêtus de
tout l'éclat des beaux vers , & débités
d'un ton impofant & fentencieux , pour
» l'inftruction du parterre. »
Il est vrai que Fun dit ,
Et pour nous rendre heureux , perdons les mifé→
rables.
L'autre ,
Tombe fur moi le ciel , pourvu que je me vange-
L'autre ,
J'embraſſe mon rival , mais c'eft pour l'étouffer .
Celui - ci s'endurcit contre les cris de la
nature ; celui - là foule aux pieds tous les
droits de l'humanité. Il n'y a pas un mé
chant au théâtre qui dans l'intimité d'une
confidence , ou dans quelque monologues
ne fe trahiffe , ne s'accufe , ne fe préfente
aux ſpectateurs fous l'afpec le plus odieux,
& les Auteurs ont porté cette attention au
point de facrifier fouvent la vraisemblance
à l'utilité morale. Je ne dis rien ici dont
tout le monde ne foit témoin ; & M. R.
qui a vu affidument fix ans de fuite ce
Fv
130 MERCURE DE FRANCE.
fpectacle , devroit fe rappeller ces faits.
Non, dit- il , je le foutiens , & j'en attefte
» l'effroi des Lecteurs , les malfacres des
» Gladiateurs n'étoient pas fi barbares
que
» ces affreux fpectacles.On voyoit du fang,
»il eft vrai ; mais on ne fouilloit pas fon
imagination de crimes qui font frémir la
"
23
» nature. »
Cette opinion fuppofe dans celui qui la
foutient une imagination bien vive ; mais
pour le commun des hommes
j'ofe
aflurer fi l'on verfoit réellement une
que
goutte de fang au théâtre , la fcene tragique
feroit tout au plus le fpectacle de la.
groffiere populace. Tel fe plaît à frémir
en voyant Mérope le poignard levé ſur
fon fils , & Orefte ou Ninias venant d'affaffiner
fa mere ; tel , dis - je , foutient ces
fictions , qui jetteroit des cris de douleur
& d'effroi à la vue d'un malheureux que
l'on tueroit fur fon paffage. La Mothe a
très-bien obfervé que l'illufion théâtrale
n'est jamais complette , & que le fpectacle
cefferoit d'être un plaifir , fans la réflexion
confufe qui en affoiblit le pathétique , &
qui nous confole intérieurement . Quant à
Fimagination fouillée , c'eſt un mal , file
crime y eft peint avec des couleurs qui
nous féduifent ; mais c'eft un bien & un
très-grand bien, fi les traces qui en reftent,
NOVEMBRE. 1758. IZI
infpirent l'horreur & l'effroi . Les arrêts
qui flétriffent ou qui condamnent les criminels
fouillent l'imagination du peuple ;
faut- il ne pas les publier ?
C'en eft affez , je crois , fur l'article de
la Tragédie. J'approfondirai dans la fuite
qui regarde la Comédie , les moeurs des
Comédiens , & l'amour , ce fentiment fi
naturel & fi dangereux , qui eft l'ame de
nos deux théâtres. Je l'ai déja dit , l'affertion
eft rapide & tranchante , la difcuffion
eft ralentie à chaque inftant par les détails ;
mais j'examine , & ne plaide point : il ne
me feroit que trop aifé d'être moins froid
& plus preffant.
HISTOIRE de la vie de Jules- Céfar , fuivie
d'une Differtation fur la liberté , où
l'on montre les avantages du Gouvernement
monarchique fur le républicain ; dédiée
à Madame la Marquife de Pompadour
, par M. de Bury , en deux volumes
in- 12 . A Paris , chez Didot l'aîné , rue Pavée
, près du quai des Auguftins , à la Bible
d'or.
« En écrivant les traits héroïques dont
la vie de Céfar eft femée , je me fuis
flatté , dit l'Auteur dans fon Epitre , de
contribuer à l'éducation de cette jeune
» Nobleffe , dont la réunion à l'Hôtel Mi
F vj
132 MERCURE DE FRANCE:
litaire , forme un des plus glorieux mo
» numens de notre fiecle. En voyant briller
à chaque inftant le courage de fes an-
» cêtres ( les Gaulois ) , elle apprendra à
» fe fortifier dans l'amour de fon Roi , &
la défenfe de fa patrie. »
› >
Cet Ouvrage eft écrit d'un ftyle noble ,
clair & fimple : un choix judicieux des
autorités , un fidele expofé des faits , un
détail net & rapide des circonstances qui
précedent , qui accompagnent , qui fuivent
les événemens ; des caracteres bienfaifis
, bien développés & bien peints , furtout
celui de Céfar , préfenté avec la candeur
de l'Hiftoire ; tout me femble digne
d'éloge dans ce tableau intéreffant . La
vie de Céfar , par Suétone n'eft pas
affez détaillée : celle que nous a donnée
Plutarque , fe reffent de la partialité de
Auteur Grec pour Alexandre. Ni l'une
ni l'autre n'eft fatisfaifante ; mais elles
ont fervi de matériaux à celle - ci . Les
Ecrits de Ciceron , & furtout fes Lettres
à Atticus pour la partie politique , les
Commentaires de Céfar , pour la partie militaire
; l'Abbé de S. Réal , l'Abbé de Vertot
, Boffuet , &c. pour les réflexions &
les détails , tout ce qu'on a écrit de mieux
fur le même fujet , a contribué à l'enri
chir. Mais filon confidere le fujet en luiNOVEMBRE.
1758. 133
même , fon importance & ſa beauté , n'eſtil
pas étonnant que perfonne encore n'ait
entrepris ce que M. de Bury vient d'exécuter
? Quelque familiers que nous foient
dès l'enfance , les principaux événemens
de la vie de Céfar , quelques réflexions
qu'on ait faites fur la conduite & la fortune
de cet homme prodigieux , l'efprit
ne peut s'y accoutumer. Cet affemblage de
toutes les vertus civiles , militaires & politiques
, de tous les talens de l'homme de
lettres , de l'homme de guerre , de l'homme
d'état , ce contrafte de l'audace & de
la prudence , de l'ambition & de la modeftie
, de l'humanité & de la valeur , de
la clémence envers fes ennemis , & de là
févérité envers les troupes , du goût vo
luptueux des plaifirs , & d'une conftance
infatigable aux travaux ; ce contraſte , disje
, d'un extrême à l'autre , a quelque
chofe de fi merveilleux , qu'il faut , pour
nous le perfuader, toute l'autorité de l'Hif
toire ; & après s'en être convaincu , l'on
gémit de voir un mauvais citoyen dans le
plus grand de tous les hommes. CommeCéfar,
dans fes Commentaires , a parlé de lui .
même avec beaucoup de modeftie , & qu'il
n'y a donné que des détails militaires , fon
Hiftorien , en abrégeant ceux - ci , a ſupplée
à tout le refte , & les traits, qu'il a recueil,
134 MERCURE DE FRANCE.
li's , forment un tableau complet. La com
duite de Céfar dans le premier Triumvi
rat, & les portraits de Pompée & de Craffus
, m'ont paru dignes d'attention ( tome
1 , p. 48) . Le caractere des Gaulois ( p. 74. )
doit flatter d'autant plus leurs defcendans ,
qu'ils peuvent encore s'y reconnoître .
Nous laiffons aux Militaires à décider
fi l'Auteur a décrit au quatrieme livre
avec affez d'intelligence , la campagne qui
fut terminée par le fiege de la ville d'Aliffe,
& qui a été la plus brillante , la plus fçavante
& la plus glorieufe de toutes celles
que Céfar a faites dans les Gaules : c'eft
elle qui a donné lieu à l'Auteur de faire ,
(p. 305 du premier volume ) , la comparaifon
du Prince Eugene , du Maréchal de
Villars , du Maréchal de Saxe , & du Général
Comte de Daun , avec Céfar, Il obferve
que tous ces grands hommes ont
mis fes leçons en pratique ; par exemple
que la campagne du Maréchal de Saxe ,
en 1748 , avoit pour modele celle de Céfar
en Efpagne , contre Afranius & Pétréjus
, Lieutenans de Pompée. Les grands
hommes , dit l'Hiftorien , font les feuls
qui fcachent rapprocher la diftance qu'il
ya entre la théorie & la pratique , malgré
les différences qui fe trouvent entre
les caracteres des nations qu'ils condui
2
NOVEMBRE. 1758. IFF
fent , la maniere de faire la guerre , les
armes dont on fe fert aujourd'hui , & les
circonftances qui ſe préſentent.
Dans la conjuration contre la vie de
Céfar , l'Auteur a développé avec beaucoup
de vérité les moeurs des principaux
Romains de ce temps là , & les différens
caracteres de leur ambition , de leurs vertus
& de leurs vices ( volume 2 , pages 245
344. ) La mort de Caton ( p. 181 ) , le
pardon de Ligarius , arraché à Céfar par
l'éloquence de Cicéron ( p. 194 ) , la dif.
pute littéraire entre Céfar & Cicéron ( p.
214) , & la digreffion fur les augures ( page
265 ) , font des morceaux intéreffans.
L'Auteur les a peut - être trop abrégés ,
mais il a craint les épiſodes.
A l'égard de la Differtation fur la liberté
, qui eft jointe à la vie de Céfar , tout
François ( & moi-même comme un autre)
eft un juge prévenu . Notre opinion n'eſt
pas plus impartiale en faveur de la monarchie
, que ne l'étoit celle des Romains &
des Grecs , pour le Gouvernement répu
blicain. Croyons - en l'Auteur de l'Eſprit
des Loix : le meilleur des Gouvernemens
eft celui qui fe conduit le mieux fuivant fes
principes.
MÉMOIRES pour fervir à l'hiftoire géné
ale des Finances , par M. Dion- de Beauw
136 MERCURE DE FRANCE!
mont, 2 vol. in- 12. A Londres , chez Louis
Pierre Mortier , à la Belle- Image.
L'ART de peindre à l'efprit , ouvrage
dans lequel les préceptes font confirmés
par les exemples tirés des meilleurs Orateurs
& Poëtes François , dédié à Monſeigneur
le Duc de Bourgogne , 3 vol . in 12.
A Paris , chez Auguftin - Martin Lottin ,
l'aîné , rue S. Jacques , près Saint Yves ,
, au Coq.
HISTOIRE naturelle , civile & géographique
de l'Orénoque , & des principales
rivieres qui s'y jettent ; dans laquelle on
traite du gouvernement , des ufages , &
des coutumes des Indiens qui l'habitent ;
des animaux , des arbres , des fruits , &c:
qui naiffent dans ce pays. Par le R. P. Gumilla
, de la Compagnie de Jefus , Supé
rieur des Miffions de l'Orénoque ; traduite
de l'Eſpagnol fur la feconde édition , par
M. Eidous , ci - devant Ingénieur des Armées
de S. M. C. 3 vol. in- 12 . Se vend´à
Paris , chez Defaint & Saillant , rue Saint
Jean de Beauvais , & à Marseille , chez
Jean Moffy.
Nota. Je fuis obligé de réferver pour le
volume de Décembre l'extrait de l'Hiftoire:
d'Hercule .
NOVEMBRE. 1753. 137
ARTICLE II I.
SCIENCES ET BELLES - LETTRES.
HISTOIRE SACRÉE .
RÉPONSE à la Lettre adreffée par M.
Coleffe , à M. l'Abbé Hardy , fur la fina
tion du lieu d'où les Hébreux partirent en
quittant l'Egypte , & fur le jour où ils
pafferent la mer Rouge.
Vous m'avez fait l'honneur , Monfieur ,
de m'adreffer , par la voie du Mercure de
Mai , une lettre , dans laquelle vous me
propofez des doutes , principalement fuz
l'époque à laquelle j'ai fixé le trajet de la
Mer Rouge par les Hébreux. La certitude
de cette époque doit d'autant plus m'inté
reffer , qu'elle est un des fondemens fur lefquels
j'ai établi la preuve du miracle de la
Mer Rouge , ( 1 ) déduite des feules loix de
( 1 ) Effai phyfique fur l'heure des marées dar
la mer Rouge , comparée avec l'heure du paffage
des Hébreux , in- 12 , 1755. Chez Lambert , rue
de la Comédie , à Paris.
138 MERCURE DE FRANCE .
la nature. Permettez- moi , pour l'intelligence
de ce qui va fuivre , de retracer en
deux mots aux yeux du Lecteur le plan que
j'avois fuivi . Je m'étois propofé de faire
voir , indépendamment de l'autorité infaillible
( 1 ) de l'Ecriture , que la Mer fut miſe
à fec devant les Hébreux , non par un effet
naturel du reflux ordinaire , mais par une
vraie fufpenfion des loix de la nature .
Voici comment j'y avois procédé .
L'expérience nous apprend que le re-
Aux maritime fe fait conftamment à la même
heure fur une côte , tel jour donné dans
chaque lunaifon : par exemple , fi le reflux
arrive à minuit , le dix -feptieme de la lune
, fur telle côte de la Mer Rouge , il doit
y avoir régné , & il y régnera à la même
heure , le dix- feptieme de toutes les lunaifons
paffées , préfentes & à venir. Donc fi
on eft certain , d'un autre côté , que les
Hébreux ont paffé la Mer le dix-feptieme
de la lune à telle côte ( comme je l'ai avancé
) , on pourra même à préfent s'affurer ,
(1 ) Toutes les fois que j'en appelle au témoignage
de Moïfe , je ne regarde plus en ce moment
fon témoignage comme étant la parole infaillible
de Dieu même ; mais comme le fimple
rapport d'un Hiftorien. La nature de la queſtion
m'y oblige , puifqu'il ne s'agit ici que de preuve
de raifon .
NOVEMBRE . 17588. 139
par
fes propres
yeux , que leur paffage
a
été miraculeux
. Car tout homme
qui fçait
que le trajet s'exécuta
le 17 , peut obferver
le 17 d'une autre lunaifon
quelconque
, à quelle heure le reflux regne fur la
côte d'où ils defcendirent
dans la mer. Il
peut enfuite
comparer
l'heure
obfervée
du
reflux avec l'heure
connue
du paffage . Par-
-là il verra aisément
que l'inftant
du trajet
n'a point concouru
avec l'inftant
du reflux ,
comme
je l'ai prouvé
par les obfervations
déja faites fur les marées
de cette mer. Il
verra donc que le defféchement
de la mer ,
en cette occafion
célebre
, ne peut être réputé
l'effet d'un reflux qui n'y régnoit
pas
alors ; mais d'un prodige
opéré par des
voies connues de Dieu feul .
Les difficultés que vous m'avez propo
fées , Monfieur , roulent prefque toutes fur
l'époque de l'arrivée des Hébreux au bord
de la mer , que j'ai fixée au dix- feptieme de
la lune. Ce n'eft pourtant pas que je me
fois permis de fixer ainfi cette époque arbitrairement.
Je fçais trop qu'un Ecrivain
ne doit pas avancer un fait ancien & important
, fans produire les témoins , & qu'il
doit même les tirer du fein des monumens
de l'antiquité. Ce feroit ici le lieu de vous
citer mes garans : mais comment la délicateffe
desLecteurs pourroit- elle foutenir plus
140 MERCURE DE FRANCE.
d'༔ une page , hériffée de citations en langue
morte , & quelquefois en grec ? Vous me
réduiriez prefque à la néceffité de ne pouvoir
leur en faire grace. Voici donc les autorités
qui m'ont déterminé à conclure
que les Hébreux arriverent au bord de la
mer le dix-feptieme de la lune.
Jofephe dit en propres termes que les
Hébreux étant partis de Rameffé le 15 de
la lune, Antiq. Jud . l. 2 , c . f , vinrentcamper
le troifieme jour de leur marche ( par
conféquent le 17) à Béelfephon , fitué ſur la
Mer Rouge. Ib. c. 6. l'Hiftorien Artapane
plus ancien que Jofephe ( Roy . Eufeb . prap.
Evang. l. 9, c. 17. ) & la grande Chronique
des Juifs , nommée Seder- Ollam , c. 5 .
p. 15. atteftent cette même particularité ,
qu'i's gagnerent la mer en trois jours . Le
récit de Moyfe y eft évidemment conforme.
Il ne leur fait faire que trois marches
depuis le quinzieme du mois jufqu'à la
mer. Num. c. 33 , v. 1. & feq , Profecti de
Rameffe quindecimâ die ... caftrametani funt
in Socoth , & de Socoth venerunt in Etham :
inde.... venerunt contra Phihabiroth
refpicit Beelfephon . Ce Phihahiroth étoit fur
le bord de la mer , comme Moyfe le dit
ailleurs , fuper mare : Exod. c. 13 , V. 3..
Les Hébreux partis de Rameffé le 15 ,
felon
Moyfe , fe trouverent donc au bord
que
NOVEMBRE.. 1758. 141
de la mer à la fin de leur troifieme marche ,
c'est- à-dire , le 17. Auffi n'avoient - ils demandé
à Pharaon que la permiffion de s'éloigner
à la diftance de trois journées. Ibimus
viam trium dierum : Exod. c. 3 , v . 18.
Moyfe ne dit pas formellement que le départ
ait été le IS de la lune , & dit feulement-
le quinzieme. Mais j'ai prouvé dans
mon Effai Phyfique , par le texte Hébreu ,
que cet Hiftorien comptoit par mois lunaires
.
Vous voyez , Monfieur , que je fuis autorifé
, par la dépofition de quatre Hiftoriens
, à fixer au dix -feptieme de la lune ,
l'arrivée des Hébreux fur le bord de la
mer. Examinons préfentement à l'amiable ,
fi les difficultés que vous oppofez à leur témoignage
peuvent le rendre fufpect d'erreur.
On peut réduire à trois chefs vos objections.
> 1º . Il n'eft pas poffible , dites-vous
qu'une multitude immenfe comme les Hébreux
, ait fait en trois jours tout le che
min qu'il y a de Rameffé juſqu'à la Mer
Rouge. 2 ° . Les Hébreux , qui arriverent
à Phihahiroth le troifieme jour de leur
marche , furent atteints avant le trajet de
la Mer par les Egyptiens , & ceux - ci camperent
après eux à Phihahiroth . Les Hébreux
s'étoient donc enfoncés affez avant
142 MERCURE DE FRANCE.
dans les défilés , en quittant Phihahiroth ,
pour que les Egyptiens y vinflent prendre
pofte à leur place. Ils ont donc fait une ou
deux marches au moins , depuis leur troifieme
, & cela , avant que de paffer la mer.
Il faut donc qu'ils l'ayent paffée plus tard
que le 17 de la lune. 3. Pharaon qui ne
fut averti de la fuite des Hébreux qu'au
commencemenr de leur troifieme marche ,
eut le temps de les rejoindre avant qu'ils
euffent paffé la mer. Le fait eft certain. Or
ce Prince n'auroit jamais eu le temps de
les atteindre avec fon armée avant le
trajet , s'ils l'euffent fait dès la nuit qui
fuivit leur troifieme marche. Par conféquent
ils n'ont point paffé la mer le 17 de
la lune.
Voilà , Monfieur , le précis des difficultés
que vous me faires ; je les expofe fidelement
, & je n'en diffimule point la force.
J'efpere cependant que vous trouverez fatisfaifantes
les réponſes que j'y vais faire
par articles.
Examinons d'abord s'il eft impoffible ,
comme vous le croyez , que les Hébreux
ayent fait en trois jours le chemin de Rameffé
à la Mer Rouge.
La diftance de Rameffé à la Mer ne pouvoit
être que de vingt- cinq petites , ou 20
grandes lieues. On peut le déduire de la
NOVEMBRE. 1758. 1-43
diſtance connue de Tanis à la même mer.
Tanis , bâtie fur le bras Tanitique du Nil ,
fubfiftoit dès le temps de Moyfe ; il en fair
mention , Num. c . 13 , v . 2 3. Elle étoit dès
lors la réfidence des Rois , puifque Moyfe ,
qui opéra fes prodiges en préfence de Phataon
, eft dit ailleurs les avoir opérés dans
les plaines de Tanis , in campo Taneos. Or
Rameffé étoit voifine de Tanis , & même
plus proche de la Mer Rouge. Car Moyfe ,
qui naquit dans la terre de Geffen , habitée
par les Hébreux , dont Rameffé faifoit
partie ; Moyfe fut expofé fur les eaux du
Nil, & porté, par le courant du fleuve , vers
le lieu où réfidoit la Cour , par conféquent
vers Tanis. Là il fut apperçu par la fille
du Roi , & la mere de Moyfe , qui fut appellée
pour lui fervir de nourrice , fe trouvafur
le lieu tout auffi -tôt . La terre de Geffen
, habitée par les Hébreux , dont Rameffé
faifoit partie , étoit donc voifine de
Tanis , au- deffus de celle- ci , par rapport
au courant du fleuve , & par conféquent
plus proche de la Mer Rouge. Or la dif
tance de Tanis à la Mer Rouge n'eft que
de vingt- une lieues deux tiers. Dans ma
réponse à Dom Calmet , que vous avez lue ,
Monfieur , je n'ai point contredit ce fçavant
homme fur la diftance qu'il affigne
entre Tanis & la Mer Rouge. Je n'ai pas
144 MERCURE DE FRANCE.
même examiné pour lors ce point- là . La
chofe m'étoit indifférente , puifqu'il me
fuffifoit que Dom Calmet s'accordât avec
moi fur la diftance de vingt- cinq petites :
lieues , que j'admettois entre Rameffé &
la Mer Rouge. Mais fi on veut s'affurer au
jufte de ce qui en eft ; il n'y a point , à mon
avis , d'autorité à laquelle on doive plus
déférer qu'à celle de l'Aftronome Prolomée
; puifqu'il a pris fur les lieux la latitude
des places principales. Il fixe celle de
Tanis à 30 d. so m. & celle du fond de la
Mer Rouge à 29 d. 45 m. ( voyez tabula
tertia Africe. ) La différence eft de 1 d.
sm. ou de 21 lieues , deux tiers . Rameffé
ne pouvoit donc être éloignée de la mer
Rouge , que d'environ 20 grandes ou 25
petites lieues ; ce qui , divifé en trois marches
, donne à peu près 7 lieues par jour.
Ce font donc , Monfieur , ces marches
7 lieues par jour , que vous trouvez
trop fortes pour les Hébreux. « Cette dif-
>>> tance , dites - vous , épouvante encore
'de
bien des gens . Comment une multitude
>> innombrable , qui traînoit après elle ,
femmes , enfans , vieillards , beftiaux
» put- elle faire en trois jours tant de che-
» min , prefque toujours à travers des dé-
» filés & des montagnes ?
Je réponds
qu'une traite d'environ 7 lieues par jour
و د
n'étoit
NOVEMBRE. 1758. 145
par
n'étoit point exceffive pour des gens accoutumés
aux plus durs travaux de l'efclavage
; pour des gens qui afpiroient à ſe
dérober à tant de maux par la célérité de
leur marche. Ils pouvoient d'autant plus
aifément faire ces 7 lieues par jour , que
rien ne les forçoit de marcher à la file , ni
des routes étroites comme celles de ce
pays-ci ; il leur étoit libre de marcher côte
à côte dans un vafte défert de fables fermes
, où ils ne pouvoient être embarraffés
de leur propre multitude . Ils traînoient
après eux des femmes , des enfans , des
vieillards , des beftiaux , oui : mais d'abord
l'Ecriture remarque qu'ils n'avoient
pas un feul malade dans toutes leurs tribus
: Non erat in tribubus eorum infirmus ,
Pf. 104. Enfuite veut - on me permettre
de deſcendre dans un détail qu'on regarde
comme ignoble ? Je dirai que les troupeaux
de moutons & de boeufs , qu'on mene
d'un marché à l'autre , ne font pas
moins de 7 à 8 lieues par jour communément.
Enfin les montagnes & les défilés ne
dûrent point retarder les Hébreux dans
leur courfe : ils n'en rencontrerent fur
leur route qu'à leur troifieme marche. M.
Maillet qui a demeuré dans l'Egypte 20
années , en qualité de Conful de Fran e ,
nous apprend que tout le terrein qui ft
G
146 MERCURE DE FRANCE.
entre la capitale & le bout de la mer Rou
ge , n'eft qu'une plaine de fables très-fermes
, & des plus commodes pour les voitures.
Defcript. de l'Egypte , page 79 , tome
25, in- 12.
A. la vérité les Hébreux qui ne s'acheminoient
pas directement vers Suès , au
bout de la mer Rouge , trouverent au commencement
de leur troifieme marche , un
défilé dans lequel ils s'enfoncerent en partant
d'Etham : mais ce défilé exifte aujourd'hui
, & on a pu le mefurer. Vous allez
voir , Monfieur , qu'il étoit affez large
pour ne pas les gêner dans leur courfe.
C'eft la feule ouverture par où on puiffe
pénétrer du défert à la mer ( à moins que
de gagner lifthme de Suès ) ; car la mer
Rouge eft bordée , du côté de l'Egypte ,
par une chaîne de montagnes qui s'éten
dent depuis Sues vers le fud , pendant l'efpace
d'environ 20 lieues , fans autre interruption
qu'en cet endroit- là. Les voyageurs
qui ont paffé fur les lieux , font una
nimes là- deffus. Ce fut donc néceffairement
par ce même défilé , indiqué dans
Jofephe , 1.2 , c. 6 , que les Hébreux parvinrent
à la mer. Granger qui l'a examiné
fur les lieux en 1721 , a trouvé qu'il a
une lieue de largeur des fon entrée du
côté de l'Egypte , deux lienes vers le miNOVEMBRE.
1758. 147 :
lieu , trois lieues vers le bord de la mer,
où il fe termine par une plaine qu'on
nomme Bedeah. Voyage de Granger , en
Egypte , p. ', P. 173, in 12 , Paris 1733. Puifque
le défilé de Bedeah avoit une lieue de
largeur dans l'endroit où il eft le plus
étroit , les Hébreux purent y marcher prefqu'avec
autant de vîteffe que dans le vafte
défert d'où ils fortoient.
En effet on peut , Monfieur , prouver
directement qu'ils firent 7 lieues exactement
le jour qu'ils marcherent entre les
montagnes de ce défilé , beaucoup mieux
qu'on ne le prouveroit pour les deux journées
précédentes. Voici comment : Moïfe
nous apprend que les Hébreux étant partis.
d'Etham , arriverent à Phihahiroth à la fin.
de leur troiſieme journée de marche , Num.
c. 33 , v. 7. Moïfe ajoute d'un côté , que.
Phihahiroth étoit au bord de la mer , Supermare
, Exod. c. 14, v. 2 ; de l'autre.
que
Etham étoit à l'extrêmité du défert de l'Egypte
, Num. 336. Or juftement notre défilé
de Bedeah s'étend depuis le défert
jufqu'à la mer , felon Granger : c'eſt la
feule ouverture , comme on a dit ,
› par

on puiffe pénétrer du défert à la mer Rouge
, & il a 7 lieues de longueur , fuivant
le même voyageur. Il commence donc a u
lieu nommé Etham par Moïfe , & le che
1
Gij
148 MERCURE DE FRANCE.
min d'Etham à la mer eft de fept lieues,
Puifque Moïfe nous affure donc que les
Hébreux , à leur troifieme marche , partirent
d'Etham , & arriverent au bord de la
mer , il eft , pour ainfi dire , prouvé que
ce jour- là du moins ils firent lieues entre
deux montagnes ; & pourquoi voudroit-
on qu'ils n'en euffent pu faire autant
les deux journées précédentes , dans
un défert vafte , ferme & uni ?

7
Voyons préfentement fi les Hébreux
arrivés à Phihahiroth à la fin de leur troifieme
journée ( liv . 17. ) , ont fait depuis.
une ou deux marches avant que de paffer.
la mer
comme vous le fuppofez. « Depuis
que les Hébreux eurent pris poſte à
» Phihahiroth , dites-vous , les Egyptiens
» vinrent camper- à ce même endroit , &
» cela avant que les premiers euffent tra-
» verfé la mer. » Les Hébreux s'étoient
donc enfoncés affez avant dans le défilé ,
en quittant Phihahiroth , pour que ceuxci
y vinffent camper à leur place. Mouvement
qui ne put s'exécuter dans des défilés
par une multitude immenfe en moins
de deux jours , d'où vous concluez , Monfieur
, que les Hébreux ont paffé la mer
quelques jours plus tard que le dix- fept de
la lune.
Je conviens que les Egyptiens vinrent
NOVEMBRE. 1758. 149
Camper à Phihahiroth avant que les Hébreux
traverfaffent la mer ; mais la chofe
fe fit fans que les Hébreux euffent fait
pour cela aucun mouvement , ni aucune
marche précédente. Pourquoi ? parce que
les Hébreux , une fois arrivés à la vue de
Phihahiroth , n'avoient plus de chemin à
faire pour gagner la mer , dernier terme
de leurs efpérances . Ils étoient dès-lors fur
fes bords : In confpectu ejus caftra ponitis
fuper mare , Exod. 14 , 3. Pourquoi encore
? parce qu'ils ne quitterent les environs
de Phihahiroth , fuivant le témoignage de
Moïfe , que pour entrer immédiatement
dans le lit de la mer. Profectique de Phihahiroth,
tranfierunt per medium mare . Num.
33.
Mais comment fe fit - il donc que les
Egyptiens vinffent camper à Phihahiroth ,
fans que les Hébreux euffent quitté le
pofte qu'ils y avoient pris : Cela fe fit ,
Monfieur , parce qu'il n'eft point vrai que
les Hébreux euffent jamais campé à Phihahiroth
même ; mais feulement aux environs
: Eregione Phihahiroth , Exod . 14. 2 .
A la vue du lieu : In confpectu ejus , ibid.
Auprès de l'endroit : Contra Phihahiroth ,
num. 37. Les Egyptiens purent donc pren.
dre pofte à Phihahiroth même , fans que
les Hébreux euffent quitté leur premiere
G iij
150 MERCURE DE FRANCE.
pofition . Auffi étoient-ils fi bien reftés dans
leur pofte à la vue de Phihahiroth , quand
les Egyptiens vinrent camper à Phihahiroth
même , que les Hébreux les apperçurent
tout de fuite fur leurs derrieres . Levantefque
oculos filii Ifraël , viderant Egyptios
poft fe. Exod . 13. 10 .
Vous voyez donc , Monfieur , que les
Hébreux n'ont point fait d'autre marche
depuis leur arrivée fur les bords de la mer,
avant que de la traverfer. Ils y étoient
conftamment arrivés à leur troifieme marche
, c'est- à- dire le 17 de la lune. Rien ne
les empêcha donc de la traverfer la nuit
fuivante , qui fut celle du 17 au 18 , comme
j'ai prouvé ailleurs , qu'ils le firent en
effet .
Jobferverai ici , par forme de digreffion,
que dans ce texte de l'Exode , c. 14 , v. 2 .
Reverfi caftrametentur è regione Phihahiroth
, le terme reverfi de notre Vulgate ,
a paru impropre à plufieurs fçavans Commentateurs.
En effet , il n'y a nulle apparence
que les Hébreux , dans le deffein de
s'évader par une marche rapide , foient retournés
fur leurs pas , comme l'infinue le
terme reverfi ; au contraire , ils dûrent
tourner de droite à gauche , pour s'approcher
de l'ifthme de Suès ; ( ce que le terme
converfi exprimeroit plus heureufement. )
NOVEMBRE. 1758. 155
Car ce ne peut être qu'à l'occafion d'un
femblable détour , qu'on courut dire à
Pharaon qu'ils s'enfuyoient. Eût- on pu les
accufer de s'enfuir , s'ils fuffent retournés
en arriere ? Bien loin de fuir en ce cas , ne
fe feroient - ils pas rapprochés du centre
des états de Pharaon , & ce Prince ſe ſeroit-
il cru dans la néceffité de les pourfuivre
?
29.
"
Venons à la plus grave de vos objections
: c'eft celle où vous croyez , Monfieur
, pouvoir inférer de l'arrivée de Pharaon
à la vue des Hébreux , que ceux- ci
ont paffé la mer plus tard que le 17 de la
lune. « Pharaon , dites -vous , qui n'apprit
qu'au commencement de leur troifieme
marche , qu'ils s'enfuyoient , les rejoignit
avant qu'ils euffent traverfé la mer.
»Or s'ils l'euffent paffé dès la nuit qui
» fuivit leur troifieme marche , comment
» Pharaon auroit - il eu le temps dans un
jour , de raffembler une armée capable
» de faire tête à 600 mille.combattans ,
» de la fournir de vivres , & de la faire,
trouver le même jour à Phihahiroth ,
» c'est -à - dire à plus de 20 lieues de l'endroit
d'où elle dût partir ? »
"
33
Cette difficulté , Monfieur , fe préfente
fi naturellement , qu'elle ne m'a point
échappé , non plus que la premiere de
Giv
51 MERCURE DE FRANCE
celles que vous venez de me propofer ,
lorfque j'ai donné mon premier Ouvrage
fur la matiere préfente . Mais vous rendez
celle- ci incomparablement plus preffante ,
en obfervant une circonftance capitale , à
laquelle, ni moi , ni les autres Auteurs qui
ont traité cette question , n'avoient point
fait attention : c'eft que Pharaon n'a reçu
l'avis de la fuite des Hébreux , qu'à leur
troifieme journée de marche. Eft- il croyable
, apres cela , qu'il ait pu rejoindre les
Hébreux , avec toute fon armée , avant la
fin du même jour ? Peut- on le faire arriver
en leur préfence le 17 , fans lui donner
des aîles , ainfi qu'à toute fon armée ?
Je penfe , Monfieur , que Pharaon fe
trouva à la vue des Hébreux avec fon armée
, le même jour qu'il reçut la nouvelle
de leur fuite , fans faire autre choſe que
ce qu'on fait communément en pareil cas.
Le départ de deux millions de fes fujets
réunis en corps , lui avoit paru une affaire
de trop grande importance à l'Etat ;
il s'y étoit trop hautement & trop conftamment
oppofé ; il prévoyoit & craignoit
trop leur évafion , pour qu'il eût manqué
de leur donner des guides & une eſcorte ,
afin de les obferver de loin ou de près. II
dût avoir difpofé des relais fur la route
dont ils étoient convenus , pour être à tout
NOVEMBRE. 1758. 153
moment informé de leurs démarches par
des couriers. Suppofons d'abord qu'il fût
à Tanis , fa capitale , lorfqu'il reçut la
nouvelle de leur fuite , il aura encore eu le
temps de fe tranfporter au bord de la mer
avant la fin du jour. Le courier dût partir
pour lui donner cet avis , dès que les Hébreux
, en quittant Etham , s'écarterent de
la route des déferts , pour tourner vers
l'ifthme de Suès . Tanis eft à 21 lieues &
un peu plus , de la mer Rouge ; Etham eft
7 lieues en-deçà de la même mer. Il n'y
avoit donc d'Etham à Tanis , qu'environ
14 lieues ? Un courier , en pofte , les peut
faire en 4
heures. Pharaon put donc être
averti de la fuite des Hébreux , 4 heures
après le lever du foleil , ou vers 10 heures
du natin . Une fois averti , il ordonne
qu'on attele fon char fur le champ , &
part une heure après , parce qu'il étoit
préparé à l'événement , & qu'il s'y attendoit
: je vais le prouver tout à l'heure. Son
char pouvoit égaler en viteffe nos chaifes
de pofte ; les chevaux Arabes , en ufage
dans le pays , font plus légers & plus infatigables
que les nôtres ; nos chaifes de
pofte font 4 lieues
lieues par heure ; dans la faifon
de l'équinoxe où ceci fe paffa , les jours
font de 12 heures. Pharaon , averti fur les
dix heures , parti à onze , put donc, en
Gv
54
MERCURE DE FRANCE.
faifant fes 4 lieues par heure en pofte , arriver
fur less heures après-midi à la vue
des Hébreux ?
Mais croyez-vous , Monfieur , qu'il n'ait
commencé à s'avifer de raffembler des troupes
qu'au moment où il apprit la fuite des
Hébreux ? L'Egypte entretenoit en temps
de paix 400000 hommes au rapport d'Hérodote
, lib. 2 , C. 164 & 168. En falloit- il
tant pour écrafer , humainement parlant ,
une multitude mal armée , & affûrément
indifciplinée. L'Egypte dont la fageffe &
le bon gouvernement étoient dès - lors en fi
haute eſtime ; l'Egypte qui a donné des leçons
aux plus fameux Législateurs , aux Licurgues
, aux Solons , aux Pythagores , aux
Platons , à Moife lui- meme , comme l'E-
¿criture en fait foi : ( Eruditus eft omni fapientia
Egyptiorum , Act . 7 , 23. ) l'Egypte
fe feroit-elle endormie au point de refter
infenfible à la vue d'un attroupement de
deux millions d'hommes , qui menaçoit
l'Etat d'une convulfion dangereufe ? Ne fe
feroit- elle réveillée pour raffembler une
armée , que quand le projet de la fuite des
Hébreux s'exécuta , c'eft-à-dire , quand il
n'étoit plus temps ? Eft- il même croyable
que Pharaone, qui avoit éventé de bonheur
ce projet , n'ait fait fortir de fa capitale
les troupes à la tête.defquelles il paNOVEMBRE
. 1758. 455
rut à la vue des Hébreux , que le jour où
il apprit qu'ils n'avoient plus que quelques
heures de marche à faire pour être hors de
fes Etats ? Ceci eft- il dans les regles de la
prudence la plus commune ? Pour moi ,
Monfieur , je fuppofe qu'on trouve dans
tous les temps , chez les peuples éclairés ,
à peu près le même degré de bon fens &
d'intelligence. Or , que fait - on de nos jours
lorfqu'on prévoit quelque foulévement
dans une Province , ou quelque rupture
de la part des voifins 2 Le Monarque attend-
il que l'orage ait éclaté tout à fait
pour raffembler autour de lui dans fa capitale
des armées formidables , & pour les
traîner enfuite avec lui d'un bout du
Royaume à l'autre Non ; mais au premier
foupçon d'hoftilité , on fair filer continuellement
des troupes du côté d'où l'on
eft menacé ; on approvifionne les places
frontieres ; on forme des camps d'obfervation.
L'ennemi qu'on foupçonnoit.commence-
t'il à faire des mouvemens qui décelent
fes deffeins ? Au premier avis le
Monarque part en pofte , s'il juge fa préfence
néceffaire , & fe trouve fur les lieux
avant qu'on frappe les coups décififs . Souvent
même en tems de guerre déja déclarée ,
les chofes ne fe paffent point autrement .
Ainfi Louis le Grand partoit à la veille
Gvj
156 MERCURE DE FRANCE.
d'un fiege ou d'une bataille ; ainfi le Comte
de Saxe partit du centre du Royaume pour
fe trouver à l'ouverture de la tranchée devant
Bruxelles , où l'armée l'avoit devancé
en exécution de fes ordres.
Pharaon en ufa fans doute de même ,
furtout puiſqu'il avoit très-judicieuſement
& de bonne heure pénétré le deffein de la
fuite des Hébreux J'ai promis d'en donner
la preuve , je la donne. « Comment vou-
» lez - vous que je vous laiffe aller à ce fa-
» crifice , leur avoit- il dit quelques jours
avant leur départ ? Quomodo ego dimit-
» tam vos & parvulos veftros ? Exod. c. 10 ,v.
» 10.Vous me demandez à y mener jufqu'à
»vos beftiaux , vos petits enfans & vos
» femmes. v. 9 , ibid. qui peut douter en
» ce cas que vous n'ayez de très mauvaiſes
» vues ? Cui dubium eft quod peffimè cogi-
» tetis ? v. 10. Certes je n'ai garde de vous
ale permettre : non ita fiet , v. 11 : à la bonheur
que les hommes y aillent tous feuls.
» Ite tantùm viri , ibid. Mais laiffez ici
( en ôtage ) vos beftiaux. Oves veftræ &
» armenta remaneant , v . 24 ; à condition
»cependant que vous n'irez pas bien loin.
Verumtamen ne longiùs abeatis , ibid c. 8 ,
» v . 29. » Pharaon , comme vous voyez ,
Monfieur , preffentoit l'évafion des Hébreux
; & dans les chicanes qu'il leur fit au
NOVEMBRE. 1758. 157
fujet du facrifice qu'ils vouloient aller
faire , il n'avoit d'autre but que de les empêcher
de déferter de fes Etats. Il fut à la fin
obligé de leur permettre d'aller faire une
efpece de pélerinage. Mais il y auroit de la
contradiction à fuppofer qu'après avoir
prévu leur évafion , événement qu'il crai
gnoit tant , il n'ait pas pris des mesures
pour l'empêcher. Le coeur de l'homme n'eft
point inconféquent jufqu'à ce point là : &
on voit bien que Pharaon , pour être un
Tyran , n'en étoit pas moins un politique
éclairé. Il ne manqua donc pas de remplir
de troupes & de magafins les places frontieres
de l'Ifthme de Sués , qui étoit le feul
endroit par où ils puffent lui échapper. H
dût faire côtoyer les Hébreux par des camps
volans nombreux , avec ordre de fe réunir
pour leur barrer le chemin de l'Iftme
& de les envelopper s'ils en tentoient le
paffage.
Les chofés ainfi difpofées , Pharaon pré--
paré à recevoir l'avis de leur évafion , apprend
qu'effectivement au commencement
de leur troifieme marche , ils ont quitté la
route des déferts où ils avoient demandé à
aller facrifier , & qu'ils fe font rapproché
de la mer pour gagner l'Ifthme de Sués , en
fe coulant le long des montagnes. Il part
en pofte , & arrive fans magie & fans mi
158 MERCURE DE FRANCE.
racle, à la vue des Hébreux avant la fin du
même jour ; nous avons vu que la choſe
étoit poffible. J'ai bien voulu fuppofer avec
vous , Monfieur , que Pharaon étoit dans
fa capitale , lorfqu'il reçut avis de la fuite
des Hébreux. Cependant Moïfe ne le dit
point ; & rien ne nous empêche de croire
qu'il s'étoit lui -même porté en avant à le
tête d'un détachement , pour obferver de
loin leur marche. La perte de deux millions
de fes fujets , perte par lui prévue , & regardée
comme un objet important , méri
toit bien qu'il prît cette peine. Peut -être
n'étoit- il qu'à quelques lieues d'eux lorfqu'il
accourut pour mettre obftacle à leur
évafion. Quoi qu'il en foit, à fon arrivée il
ne fit apparemment que rapprocher les différens
corps de fes troupes pour refferrer
davantage le peuple fugitif. Il remit , dit
Jofephe , le combat au lendemain , fans
doute à caufe de la proximité de la nuit.
Mais , direz vous , fi Pharaon a dû faire
partir fes troupes long-temps avant lui ,
pour prévenir la fuite des Hébreux , il ne
s'enfuit pas qu'il l'ait fait réellement , &
Moïfe dit pofitivement le contraire. Car
en nous racontant le départ de ce Prince ,
il s'exprime ainfi : « Pharaon fit atteler
» fon char , & prit avec lui ( affumpfit fe-
» cum , Exod. 14 , 7. ) tout fon peuple ,
NOVEMBRE. 1758. 159
» tout ce qu'il y avoit de chariots enEgypte,
» & les chefs de toute fon armée . » Il partit
donc à la tête de fon armée : le terme fecum
eft formel , & il ne put faire toute la diligence
que vous fuppofez qu'il fit , en partant
en pofte & prefque feul.
Je veux que Pharaon ait pris toute fon
armée en marchant contre les Hébreux ;
mais où la prit-il étoit-ce en partant de fa
capitale ? non , fans doute , il la prit fur fa
route , dans les lieux où il la trouva poftée
, & non loin du camp des Hébreux . Il
eft , à mon avis , phyfiquement, impoffible
que la chofe fe foit paffée autrement ,
& vous en conviendrez peut- être vous-même
, Monfieur , fi vous voulez bien réfléchir
un moment avec moi fur les circonftances
du temps & des lieux.
Pharaon n'apprit la fuite des Hébreux
qu'au commencement de leur troifieme
journée de marche . Il favoit que d'Etham ,
où ils commencerent à prendre la fuite , ils
n'avoient que fept lieues à faire pour ga
gner la mer. Il favoit donc qu'ils arriveroient
le même jour ( comme ils y arriverent
en effet . ) Il n'ignoroit donc pas qu'il
ne tiendroit qu'à eux de traverfer pendant
la nuit fuivante , au clair de la lune , le
bras de mer qui n'a qu'une lieue de large
en cet endroit , ou de fe couler le lende160
MERCURE DE FRANCE.
main matin entre les montagnes & le bord
de la mer , jufqu'à l'Ifthme de Sués . Le défilé
où ils fe trouvoient, n'en eft éloigné que
quatre lliieeuueess ,, felon Granger ( p. 173 »
Nouv. voy. d'Egypte , in 12. ) : c'étoit l'affaire
d'une demi- journée.
de
Si donc Pharaon n'eût commencé à faire
partir de la capitale fon armée pour pourfuivre
les Hébreux , que le jour où il apprit
leur fuite , comment eût-il pu efpérer
de retrouver encore , dans l'enceinte de fes
Etats , des fugitifs qui étoient déja au bord
de la mer , & qui n'avoient qu'une lieue
de traversée à franchir pour la mettre entre
eux & lui Il falloit à fon armée trois
jours ou tout au moins deux pour arriver
de Tanis à la mer. Devoit- il donc préfumer
que des fujets qui avoient déja commencé
à fuir , refteroient immobiles pendant
plufieurs jours , comme pour attendre
tranquillement fon arrivée , eux, qui n'avoient
plus qu'un pas à faire pour fe mettre
en liberté, eux, qui connoiffoient l'opiniâtreté
de Pharaon à vouloir les retenir ,
eux, qui ne devoient pas douter qu'au premier
bruit de leur fuite , il n'accourût après
eux plus terrible & plus tyran que jamais ?
Je dis plus . Si les troupes de Pharaon
n'euffent pas été déja campées à la portée
des Hébreux , quand ceux - ci prirent
NOVEMBRE. 1758. 161
fuite , le miracle de la mer Rouge n'eut
probablement jamais été opéré . Pourquoi ?
parce que Dieu ne prodigue point les miracles
fans néceffité , & que celui- là eûr
ceffé d'être néceffaire . En effet , lorfque:
les Hébreux partirent d'Etham, fi les Egyp
tiens n'euffent pas été déja poftés de maniere
à leur couper le chemin de l'ifthms
de Suès , rien n'eût empêché Moïfe de s'y
tranfporter avec tout fon peuple , pour
entrer de plain- pied dans les déferts de
l'Arabie. Etham , d'où ils commencerent à
prendre la fuice , ne devoit être qu'à une
demi-journée de Suès ; car le défilé qui
commence à Etham , & fe termine à Bedeah
, n'eft éloigné , vers fon extrêmité
maritime , que de quatre lieues de la ville
de Suès , felon Granger. Donc , en fuppofant
qu'il ferpente un peu de droite à
gauche , fon extrêmité qui eft à Etham
ne peut être éloignée du même Suès , que
d'environ cinq ou fix lieues. Il étoit bien
plus naturel & plus facile de continuer à
fuivre la route du défert , encore cinq ou
fix lieues jufqu'à Suès , que de s'enfoncer
dans un défilé pour en faire fept , & de
s'engager à traverſer un bras de mer. Ce
ne put être que la certitude de trouver
une armée ennemie poftée fur la route ordinaire
de l'iſthme , qui força Moïfe à une
162 MERCURE DE FRANCE.
manoeuvre fi critique , & , à parler humai
nement , fi défefpérée. Il ne vit plus de
jour à s'échapper , qu'en traverfant la mer
Rouge. Il s'y détermina par confiance en
la protection du ciel , & l'événement ne
trompa point fon attente . Mais eft- il croyable
qu'il fe fût mis dans la néceffité d'être
tiré de l'Egypte par un miracle , s'il n'eût
trouvé des obftacles infurmontables fur la
route ordinaire qui conduit en Arabie ?
Et quel autre obftacle pouvoit- il y trouver,
qu'une armée formidable , à laquelle il eût
falla paffer fur le ventre ?-
Les troupes de Pharaon étoient donc infailliblement
déja poftées auprès des Hébreux
, quand ceux - ci tenterent de s'échapper
en s'enfonçant dans le défilé qui les
conduifit à la mer. On ne peut donc pas
inférer ni du campement de Pharaon à
Phihahiroth , ni de fon arrivée en préfence
des Hébreux , que ceux-ci aient paffé la
mer plus tard que la nuit du 17 au 18 de
la lune.
Ce n'eft point ici le lieu de rappeller
fur quoi je me fuis fondé dans un autre
Ouvrage , pour prouver que ce fut cette
nuit-là même que le trajet s'exécuta. Il
fut achevé aux premiers rayons de lumiere
, comme dit Moïſe : primo diluculo . Or
le foleil fe leve vers fix heures , les preNOVEMBRE.
1758. 163
miers jours d'après l'équinoxe . Ce fut donc
vers fix heures qu'il fut achevé . J'ai conclu
d'une obfervation de Diodore , fur les marées
de cette mer , que le 17 de la lune,
le flux ou la haute mer regne vers la côte
de Bedeah (où le paffage s'exécuta) , depuis
minuit trois quarts, jufqu'à fix heures trois
quarts. Donc , fuivant le cours de la nature
, les Hébreux dûrent trouver le flux
dans fa force au moment qu'ils traverferent
cette mer. Ce ne fut donc point à un fimple
reflux qu'ils furent redevables du defféchement
de la mer , mais à une fufpenfion
expreffe des loix de la nature.
Au refte , quand même les Hébreux auroient
paffé la mer dans le temps du reflux,
fon effet n'auroit pas été fuffifant pour la
mettre à fec à leur approche. J'ai fait voir
par le témoignage de Bernier , qui a voyagé
fur les lieux , & par les navigations du
Bacha Soliman , & de l'Amiral Juan de
Caftro , qui tous deux ont fait fonder la
mer vers ces lieux là, que pendant le temps
du reflux , il refte entre 15 & 20 pieds
d'eau en profondeur dans le lit de la mer ,
circonftance qui n'a jamais été aſſez remarquée
jufqu'ici.
Il m'a été facile de m'appercevoir , Monfieur
, que mon premier Ouvrage fur cette
matiere n'est jamais parvenu jufqu'à vous,
164 MERCURE DE FRANCE.
mais feulement ma réponſe à Dom Calmer,
que la République des Lettres vient de
perdre . Vous n'euffiez pas manqué , fi vous
en cuffiez eu connoiffance , de combattre
les réponfes que j'avois déja données à
quelques-unes des difficultés que vous me
propofez. S'il tombe jamais entre vos
mains , je ne doute pas que votre pénétration
n'y trouve de quoi donner matiere
à de nouveaux éclairciffemens . Je m'y
prêterai toujours avec plaifir , furtout
quand on y apportera autant de modération
& de jufteffe que vous en faites paroître.
J'ai l'honneur d'être , & c.
HARDY , Curé de S. Maurice , Diocese de
Chartres.
GEOMETRIE.
LETTRE à l'Auteur du Mercure.
MONSIEUR , vous allez fans doute être
furpris de la grace extraordinaire que je
vous demande ci - deffous. Je cede enfin à
un ancien defir de faire qu'on fe moque
bien fort de moi , & d'apprendre que j'y
aie réuffi ; & pour parvenir à ce double
but , je prends la liberté de vous prier d'inNOVEMBRE.
1758. 165
férer la préfente lettre dans votre prochain
Mercure Par cette voie le Public algé
brifte & géometre fera informé que ( Dieu
aidant ) j'entreprends de démontrer que les
racines des équations du troifieme degré
dans le cas qu'on a nommé irréductible ,
font toutes trois imaginaires, au lieu d'être
routes trois réelles , comme on prétend en
Algebre & en Géométrie qu'elles le foient,
Il eft clair que je ne parle que des équations
qui n'ont aucune racine rationnelle ,
mais du premier coup d'oeil plufieurs ne
verront pas que la Géométrie eſt une fauffe
fcience, & cependant c'eft une conféquence
de ma démonftration que je poffede depuis
1731. Voici en peu de mots , Monfieur ,
une ample matiere de railleries , de brocards
& de lardons fur mon compte : mais
loin que je craigne d'en recevoir du chagrin,
j'ofe affurer que plus on fe fera égayé
a me tourner en ridicule , plus on en
fçaura mauvais gré à foi- même après que
je me ferai expliqué . Je vous fupplie donc
de ne point écarter de moi , par le filence
de votre Mercure , des rifées qui ne pourront
que vertir à mon avantage , fi tous
riches qui m'auront jugé digne de l'accompliffement
du defir énoncé plus haut , me
récompenfent eux- mêmes dignement d'avoir
travaillé à les maintenir en bonne
166 MERCURE DE FRANCE.
fanté , ou à les y rétablir en leur procurant
de la dilatation de coeur & de l'épanouiffement
de rate ; car d'ailleurs quot in me dicte
ria , tot mihi triumphi , & je voudrois bien
fincérement être certain de vivre commodément
à l'avenir , comme je le fuis de ce
que j'avance. Du refte , fi je me trompois
dans mon annonce , je trouverois ma confolation
en ce qu'elle n'eft pas capable de
me faire perdre la moindre partie imagina
ble d'un grain de probité , & que les loix
divines & humaines permettent d'errer fur
ces matieres, lors même qu'on a des moyens
de fe tirer d'erreur. Ainfi j'efpere que vous
ne me refuferez pas la grace que j'attends
de vous , & que vous me rendrez la juftice
de croire que j'ai l'honneur d'être , & c.
LE MONNIER , Affocié de l'Académie des
Sciences , Belles Lettres & Arts de Rouen.
Au Pont - de - l'Arche , le 28 Septembre,
- 1758.
NOVEMBRE. 1758. 167
GRAMMAIRE.
LETTRE de M. le Roux , Principal du
College de Nogent fur- Seine , à l'Auteur
du Mercure , au sujet d'une Nouvelle
Méthode pour apprendre les Langues , &
particulièrement la Latine , annoncée dans
le Mercure du mois de Juillet 1758.
MONSIEUR , le Public , à qui vous
annoncez une nouvelle Méthode , qui doit
non feulement faciliter & abréger beaucoup
l'étude de la Langue Latine , mais la
rendre encore agréable & amufante , la
croit d'autant plus volontiers excellente,
que , connoiffant vos talens & votre goût
pour les Sciences , il fe perfuade que , fi
vous en êtes le panégyrifte , fa bonté fans
doure répond à vos lumieres. Par tont ce
que vous en vous en dites , Monfieur , il eſt évident
qu'elle ne peut être que le fruit de.
l'expérience
, d'une pratique confommée,
& d'une profonde érudition , qui attireront
à fon Auteur l'eftime , l'admiration
& la
reconnoiffance.univerfelle
de ceux qui en
feront ufage . Plufieurs fe. font efforcé de
parvenir à ce but ; quelques uns en ont ap168
MERCURE DE FRANCE.
proché , mais ils nous ont toujours laiffé
quelque chofe à defirer fur ce point. Maintenant
il y a tout lieu d'efpérer que l'Auteur
anonyme mettra le comble à tous nos
fouhaits par cette découverte , qui doit
être auffi glorieufe pour lui , qu'elle fera
avantageufe pour le Public. C'est là un
des plus importans fervices que puiſſe lui
rendre un Sçavant , & l'on ne peut par
conféquent marquer trop de joie , ni trop
d'empreffement pour jouir d'un Ouvrage
fi utile & fi précieux . J'aurois fouhaité
avoir un fort également heureux dans la
compofition d'une Méthode que je vais
mettre au jour fur le même fujer . Cet Ouvrage
, quoique beaucoup inférieur à tous
égards à celui de ce Sçavant , femble par
fon titre avoir quelque chofe de commun
avec le fien; car c'eft ainfi qu'il eft intitulé,
Systême Nouveau , par lequel on peut apprendrefans
maire,fans étude & fans peine,
les principes de la Langue Latine , & les
regles néceffaires pour la bien traduire , ou
Nouvelle Méthode pour apprendre le Latin
de trois manieres différentes , divifee en trois
Livres , dont le prémier enſeigne cette Langue
par raisonnement , ce qui tient lieu de maître;
le fecond, par maniere dejeux de divertiſſemens,
ce qui tientlieu d'étude ; & le troifieme,
par forme d'entretien , &par lefecours d'ex-
*
plications
NOVEMBRE. 1758. 169
plications familieres , qui rendent les chofes
très intelligibles , ce qui exempte de peine : dédiée
à Monfeigneur le Duc de Filtz- James ,
Pair de France , Evêque de Soiffons .
J'ai ainfi divifé cette Méthode en trois
Livres , afin qu'étant propres & relatifs
aux trois claffes , dans lefquelles il paroît
affez naturel de divifer tous les hommes
par rapport à l'étude des Langues , ils
puiffent leur fournir à tous des moyens
& des fecours proportionnés à leurs divers
âges , fexes , befoins & difpofitions
différentes , & qu'ils foient fuffifans pour
les faire parvenir tous , fans exception , à
la connoiffance de la Langue Latine . Ne
m'étant propofé dans cet Ouvrage d'autre
but que l'avantage du Public , fi quelqu'un
a mieux trouvé que moi ( ce qu'il eſt trèsfacile
de croire ) , je dois m'en réjouir comme
d'un plus grand bien . Quoi qu'il en
foit , comme abondance de bien , dit- on
ne nuit pas, je hazarde toujours de le préfenter
au Public. S'il a le bonheur d'en
être reçu favorablement , il pourra lui être
utile au moins jufqu'au temps que paroîtront
les Ouvrages des perfonnes infiniment
plus éclairées que moi , qui travaillent
fur le même fujet. Je pourrai dans
peu en procurer l'acquifition commodé-
H
170 MERCURE DE FRANCE.
ment & à peu de frais à ceux qui feroient
curieux de l'avoir.
J'ai l'honneur d'être , & c.
LE ROUX , Ecclefiaftique & Principal de
Nogent -fur- Seine.
PRIX propofés par l'Académie Royale des
Sciences , Infcriptions & Belles - Lettres de
Toulouse , pour les années 1759 , 1760 ,
& 1761.
A La ville de Toulouſe , célebre par les
prix qu'on y diftribue depuis long-temps à
Eloquence , à la Poéfie & aux Arts , vou-
Jant contribuer auffi au progrès des Sciences
& des Lettres , a , fous le bon plaifir
du Roi , fondé un Prix de la valeur de cinq
cens livres , pour être diftribué tous les
ans par l'Académie royale des Sciences ,
Infcriptions & Belles Lettres , à celui qui ,
au jugement de cette Compagnie , aura le
mieux traité le Sujet qu'elle aura propofé.
Le Sujet doit être alternativement de
Mathématique , de Médecine & de Littérature.
L'Académie avoit propofé pour le Sujet
du Prix triple de 1758 L'Etat des Sciences
& des Arts dans le royaume de Toulouſe ,
:
NOVEMBRE. 1758 .. 171
Tous les Rois Vifigots , & quelles y furent les
loix & les moeurs fous le Gouvernement de
ces Princes .
Entre les pieces préfentées pour ce Prix ,
quelques- unes auroient paru le mériter ,
files Auteurs euffent également étendu
leurs recherches à ce qui concerne tant les
habitans naturels du pays , que les Vifigots
; s'il avoient tiré de ce travail tous les
avantages qui peuvent en réfulter , & s'ils
euffent traité avec le même foin les différentes
parties du Sujet . Mais comme ces
conditions , qui font toutes remplies féparément
dans divers Ouvrages , ne fe trouvent
réunies dans aucun , l'Académie s'eft
déterminée à réferver encore le Prix , & à
le joindre à celui de 1761 , qui fera de
2000 liv. & pour lequel elle propoſe le
même Sujet.
Les Auteurs qui compoferont pour ce
Prix , doivent s'attacher à rendre fenfibles
les changemens que la domination des Vifigots
a produits dans le pays que renfermoit
le royaume de Toulouſe.
L'Académie propofa l'année derniere ,
pour le Sujet du Prix de 1760 , Les moyens
de reconnoître les contre coups dans le corps
humain , & d'en prévenir les fuites.
·9
Quant au Prix de 1759 , qui éft triple ,
& qui a pour Sujet de déterminer la direc-
Hij
172 MERCURE DE FRANCE.
tion & la forme la plus avantageuse d'une
digue , pour qu'elle réfifte avec tout l'avantage
poffible , à l'effort des eaux , en ayant
égard aux diverfes manieres dont elles tendent
à la détruire , les Auteurs doivent le
rappeller qu'ils ont été avertis que l'Académie
a principalement en vue les digues ,
ou les épis deſtinés à changer le cours des
rivieres , & les principes de Dynamique ,
relatifs à la folution de ce problême.
Les Auteurs qui ont déja remis des ouvrages
fur les fujets des prix réfervés ,
pourront les préfenter de nouveau , après
y avoir fait les changemens qu'ils jugeront
convenables.
Les Sçavans font invités à travailler fur
ces fujets , & même les Affociés étrangers
de l'Académie. Ses autres Membres font
exclus de prétendre au prix .
Ceux qui compoferont font priés d'écrire
en François ou en Latin , & de remettre
une copie de leurs ouvrages , qui
foit bien lifible , furtout quand il y aura
des calculs algébriques.
Les Auteurs écriront au bas de leurs ouvrages
, une fentence ou devife ; mais ils
n'y mettront point leur nom. Ils pourront
néanmoins y joindre un billet féparé &
cacheté , qui contienne la même fentence
ou devife , avec leur nom , leurs qualit
NOVEMBRE. 1758. 173
& leur adreffe : l'Académie exige même
qu'ils prennent cette précaution , lorfqu'ils
adrefferont leurs écrits au Secretaire. Ce
billet ne fera point ouvert , fi la piece n'a
remporté le prix .
Ceux qui travailleront pour le Prix ,
pourront adreffer leurs ouvrages à M. l'Abbé
de Sapte , Secretaire perpétuel de l'Académie
, ou les lui faire remettre par quel
que perfonne domiciliée à Toulouſe. Dans
ce dernier cas , il en donnera fon récépiffé
, fur lequel fera écrite la fentence de
l'ouvrage , avec fon numero , felon l'ordre
dans lequel il aura été reçu .
Les paquets adreffés au Secretaire , doivent
être affranchis de port.
Les ouvrages ne feront reçus que jufqu'au
dernier Janvier des années pour le
prix defquelles ils auront été compofés.
L'Académie proclamera dans fon affemblée
publique du vingt- cinq du mois d'Août
de chaque année , la piece qu'elle aura
couronnée .
Si l'ouvrage qui aura remporté le prix ,
a été envoyé au Secretaire à droiture , le-
Tréforier de l'Académie ne délivrera ce
prix qu'à l'Auteur même qui fe fera connoître
, ou au porteur d'une procuration
de fa
part.
S'il y a un récépiffé du Secretaire , le
Hiij
174 MERCURE DE FRANCE.
prix fera délivré à celui qui le repréfens
terá.
L'Académie , qui ne prefcrit aucun fyftême
, déclare auffi qu'elle n'entend point
adopter les principes des ouvrages qu'elle
Couronnera.
Nota. En rendant compte de la Séance publique
de l'Académie de Rouen , on a omis ,
parmi les Ecoles que cette Société protege , &
auxquelles elle diftribue des prix dans cette
Séance , celle des Mathématiques , dont le·
premier prix a été remporté par M. le Tellier,
de Rouen; lefecond par M. Roland, de Villefranche
en Beaujolois ; & le troifieme par M.
de Jore , de Rouen.
NOVEMBRE. 1758. 175
ARTICLE IV.
BEAUX- ARTS.
ARTS UTILES.
CHIRURGIE.
RÉPONSE de M. Chastanet , Maître
en Chirurgie à Lille en Flandre , à la
Lettre de M. Boucher , Médecin de la
même Ville , inférée dans le Mercure du
mois de Novembre 1757.
J'AI 'AI lu , Monfieur , la lettre que vous avez
fait inférer dans le Mercure de France ,
mois de novembre 1757 , & j'y ai vu avec
une extrême furprife , que vous vous infcriviez
en faux contre l'hiftoire de la maladie
de Jean Plancque , que j'ai fournie à
M. Bagieu , & dont il a fait ufage dans le
fixieme des mémoires que contient fon
nouvel ouvrage. Je croyois mériter plas
d'égard de votre part : je croyois für- tout ,
que la prévention la plus outrée n'étoit
J
Hiv
176 MERCURE DE FRANCE.
point capable de s'échapper , jufqu'à donner
atteinte à ma probité .
C'est l'unique point qui m'engage à
prendre la plume. J'ai même eu de la peine
à m'y déterminer ; perfonne n'aime moins
que moi la tracafferie. D'ailleurs , quand
nous fommes deftinés au public , & que
le
public nous honore de quelque confiance
le devoir & la reconnoiffance nous engagent
à lui confacrer tous nos inftans . Mais
enfin je n'ai pu me refufer d'entreprendre
la défenfe d'un fait dont mon honneur eft
garant.
Du reſte écrivez , difcourez , imprimez ,
pour perfuader les gens de l'art , que dans
le traitement de la gangrene procédant de
caufe interne , il ne faut jamais incifer ni
amputer , à moins que la nature n'indique
Popération par une ligne profonde & circulaire
de féparation entre le mort & le
vivant , vous ne trouverez plus en moi de
contradicteur. A quoi cela ferviroit- il ?
Vous avez envoyé à l'Académie Royale de
Chirurgie vos réflexions fur ce fujet ; de
mon côté j'y ai fait parvenir les miennes.
Ainfi vous me permettrez de tenir ferme
dans mon opinion , jufqu'à ce que cette
fçavante Compagnie , qui eft faifie de notre
différend , ait prononcé fur cette ma
tiere importante.
NOVEMBRE . 1758. 177
Toujours attendre que la nature foit
victorieufe , fans employer le fecours de
l'art , je pense que c'eft avoir trop de conconfiance
dans les forces de l'une , & trop
de défiance des reffources de l'autre. Appeller
à propos , & avec précaution , l'art
au fecours de la nature , eft , fuivant moi ,
le fage milieu qu'il faut prendre.
Jean Plancque , habitant de Sainghin en
Weppe , étoit accidenté de la gangrene .
feche , qui a régné dans les environs de
Lille en 1749. La nature abandonnée à ellemême
, avoit eu la force de tracer deux
lignes de féparation , l'une au deffous du
genou , l'autre au deffus de l'articulation
du pied. Dans cet état de la maladie j'amputai
la jambe. Suivant vos principes ,
Jean Plancque devoit guérir. Il mourut
cependant , & voilà ce qui vous donne.
d'autant plus d'humeur , que la mort de
Jean Plancque fe trouve à côté de la guérifon
de la fille d'Hocron , à qui je coupai.
la jambe dans la propagation de la
grene. Mais il me paroît , Monfieur , que
fans fufpecter la fidélité de mon rapport ,
vous auriez pu aifément vous tirer d'embarras
, en difant que vous ne prétendiez
pas que l'amputation foit toujours fuivie
de guérifon , quoique la nature l'ait rendue
moins dangereufe , en prenant la peine
gan-
Hv
178 MERCURE DE FRANCE:
d'arranger d'avance la circulation , & de
tablir la fuppuration dans le moignon.
Par là vous m'auriez épargné la douleur de
me voir taxer de fauffeté , & à vous-même
le défagrément d'être convaincu ou d'imprudence
, ou de manege , ou de mauvaiſe
foi. Vous deviez bien le prévoir , Monfieur
, avant de m'attaquer. Nos armes
font extrêmement inégales ; j'ai vu , &
vous n'êtes point forti de votre cabinet.
Cependant vous commencez par infinuer
à M. Bagieu , que les perfonnes qui lui
ont fourni ces obfervations ( les miennes ) ,
n'ont peut- être point autant mérité la confiance
du public que les Paré , les Delamotte ,
les Quefnay. Cela eft vrai , Monfieur , je
n'ai point l'abfurde vanité de me comparer
à ces grands hommes . Mais faut- il être
doué d'un génie fupérieur , pour rendre
compte de ce que l'on a vu ? La vérité d'un
fait n'a certainement rien de commun avec
le rare mérite de ceux qui ont illuftré la
Chirurgie.
1
Après ce prélude , tout -à -fait inconféquent
, vous frondez l'obfervation de Jean-
Plancque , & voici ce que vous avez recueilli
de plus fort contre la certitude d'an
fait , duel vous n'aviez point lieu de
douter. Vous fuppofez d'abord , que Jean
Plancque n'étoit point attaqué de gangrene.
NOVEMBRE . 1758. 179
feche ; que la chûte des chairs qui entouroient
les os de la jambe , où il y avoit un
ulcere , donnoit plutôt lieu de foupçonner
une gangrene avec pourriture ; qu'au furplus
le malade étoit affoibli , épuifé , manquant
de tout , ayant d'ailleurs deux trous
fiftuleux qui pénétroient dans le genou.
Philibert Ramette , Chirurgien de campagne
, qui n'a jamais approché Jean Plancque
pendant fa derniere maladie , eft votre
premier garant ; il vous a informé de tout.
Vient enfuite à fon fecours la veuve du défunt
; & pour donner plus de poids à fon
témoignage , vous lui faites paffer un acte
pardevant Notaire & quatre témoins , dont
deux Médecins & deux Chirurgiens de
Lille. Cette femme affure que fon mati
avoit un ulcere au bas de la jambe , fuite
d'une plaie faite par un éclat d'une grolle
gaule , fur laquelle il avoit gliffé en voulant
l'arracher de fon potager. Après cela
reparoît Philibert Ramette , pour dire que
les tendons avoient été en partie coupés
par cette groffe gaule . Un éclat de gaule
n'eft pourtant guere propre à couper en
tout ou en partie , des tendons . Je m'en
rapporte à vous , Monfieur , qui faites profeffion
de connoître ces organes . Les tendons
font-ils d'une texture affez ) foibles ,
pour être entamés par un corps auffi
peu
1
H vj
180 MERCURE DE FRANCE.
tranchant ? Enfin la veuve déclare , que je
fus conduit chez elle par le Curé de la
paroiffe ; que je fis l'amputation fur le
champ , & que fon mari mourut le lendemain.
Eft- ce tout ce que vous avez à dire ,
Monfieur ? Je fuis confus pour vous ,
vous , de
vous voir ainfi jouer la vérité , ou être les
jouet de ceux que vous confultez fur les
circonftances de la maladie de Jean Plancque.
Le Curé du lieu a pu fi peu me conduire
chez le malade lors de l'amputation ,
qu'il étoit lui-même au lit pour caufe d'une
fiftule à l'anus , dont je lui avois fait l'opération
quelques jours avant , en préſence
de M. Dirat , Médecin à Lille, Jacqueman,
Maître Apothicaire de la même ville , &
Diffaux , Chirurgien de Sainghin. Mais ce
n'eft point le feul endroit du certificat que
vous préfentez de la veuve Jean Plancque ,
qui fe trouve faux. La date de mon amputation
, l'ulcere gangreneux , les deux trous
fiftuleux pénétrans dans le genou , tout eſt
l'ouvrage de la fuppofition.
Trouvez bon , Monfieur , que je com
mence par vous oppofer des preuves puifées
dans la même fource que celle d'où
Vous avez tiré les vôtres.
A peine la veuve Jean Plancque étoitelle
échappée de vos mains , qu'elle crus
NOVEMBRE. 1758. 181
devoir mettre fa confcience en fûreté par
un acte réfléchi , & qui contient exactement
la vérité , lequel me fut envoyé quel
ques jours après que vous en avez extorqué
le certificat dont vous vous parez.
Cette femme déclare que le 8 feptembre
1747 , fon mari fut bleffé à la jambe droite
par un ramier de feves , & que la plaie
n'eut point de fâcheufes fuites ; mais que
vers le mois d'octobre 1749 , il commença
à reffentir les atteintes de la maladie régnante
, qu'on appelloit le feu Saint Antoine.
Les douleurs augmenterent , & le
pied fe noircit. Le mal gagna , fe communiqua
à la jambe , & s'arrêta enfin au deffous
du genou , où il fe fit une plaie circulaire
. Il s'en fit une autre au deffus de la
jointure du pied. Les chairs compriſes entre
ces deux plaies circulaires tomberent ,
& laifferent les os de la jambe abſolument
nuds . La plaie du genou fuppuroit ; celle
du pied ne fuppura pas , elle refta noire ,
auffi bien que le pied , qui fe deffécha fans
donner aucune mauvaiſe odeur. Que le S
décembre fuivant , M. Chaftanet , Chirurgien
à Lille , étant audit Sainghin , eut la
charité de voir fondit mari , accompagné
du fieur Diffaux , Chirurgien audit Sainghin
; que ledit fieur Chaftanet lui coupa la
jambe au deffous du genou ; que malgré le
182 MERCURE DE FRANCE.
courage & le bon tempérament de Plancque
, il mourut cinq à fix jours après l'opé
ration .
La déclarante dépofe encore , que fon
mari fut vifité , quelques jours avant l'opération
, par deux Chirurgiens Majors &
un Médecin de Lille ( 1 ) , envoyés audit
Sainghin par ordre de M. l'Intendant ; déclarant
au furplus , que jamais d'autres
Chirurgiens , que ceux ci-devant nommés,
n'ont vu fondit mari .
Certifie de plus , que le mercredi Saint
dernier elle fut demandée à Lille , où étant
arrivée , on la conduifit chez un Notaire ,
qui écrivoit ce qui lui étoit propofé par le
nommé Boucher qui l'interrogeoit , &
qu'elle étoit fi diftraite , qu'elle ne fçavoit
prefque pas ce qu'elle difoit ; qu'elle fe
rappelle néanmoins avoir dépofé lors , à
Lille , que fon mari étoit mort le lendemain
de l'opération , mais qu'elle déclare
préfentement être très- mémorative , qu'il
(1 ) Meffieurs Plancque , Chirurgien- Major des
Hôpitaux Militaire de Lille ; Bouquié, Aide-Major
defdits Hôpitaux , & Chirurgien-Major de l'Hôpi
tal Militaire de S. Amand en Flandre , actuelle
ment Confeiller- Chirurgien du Corps de S. A. R.
M. le Duc Charles de Lorraine , & Maître en
Chirurgie à Bruxelles , & Schepper , Docteur en
Médecine de Montpellier , pour lors Médecin à
Lille , actuellement à Bruxelles,
NOVEMBRE. 1758. 183
vécut encore cinq à fix jours après ladite
opération (1).
Vous voyez , Monfieur , que ce récits
fincere de la femme Jean Plancque , quadre
parfaitement avec mon obfervation ,
& que tout fe rapporte au détail que j'en
ai donné. Comment aurois -je pu me tromper
? Je tenois dans ce temps - là un journal
exact de tout ce qui étoit relatif à l'é- -
pidémie régnante ; journal que je conferve
, & qui me dirigea lorfque j'envoyai
à l'Académie royale de Chirurgie des faits
que je communiquai depuis à M. Bagieu :
c'eft par -là que je m'annonçai à cette illuftre
Compagnie . La maladie de Jean
Plancque , figure dans le premier Ouvrage
que j'eus l'honneur de lui envoyer ; jugez
fi je dus me piquer d'exactitude . J'étois
alors bien éloigné de croire qu'un jour
viendroit où l'on répandroit des doutes
fur un fait auffi certain , auffi public , &
que je ferois réduit à la condition toujours
trifte , de travailler à ma juftification.
/ Heureufement un chacun s'eft empreffé
de concourir à ma défenſe : le fieur Dif-
(1 ) La déclaration de cette femme a été faite™
pardevant un Notaire royal , en préſence de quatre
témoins , qui ne font ni Médecins , ni Maîtres )
Chirurgiens de Lille , parce que cela a paru fort
inutile.
184 MERCURE DE FRANCE:
faux , Chirurgien ordinaire de Jean Planc
que , attefte l'avoir panfé en Septembre
1747 , d'une égratignure à la jambe droite,
occafionnée par un ramier de feves , laquelle
fut peu de chofe ( 1 ) ; mais que
dans le mois d'Octobre 1749 , il reffentit
les avant- coureurs de la gangrene régnante
; que peu après le pied noircit , & le
fphacele fe communiqua brufquement à la
jambe , de façon cependant que la gangrene
s'arrêta à la tubérofité du tibia , où
il fe fit une ligne circulaire de féparation .
Il s'en fit une autre au deffus de l'articufation
du pied , & toutes les chairs comprifes
entre ces deux lignes de féparation ,
tomberent , laiffant les deux os à nu ;
qu'enfin le fieur Chaftanet , Maître en
Chirurgie à Lille , ayant vu le malade ,
opina pour l'amputation , qu'il fit , préfent
ledit dépofant , le 15 Décembre 1749 ;
qu'enfuite ledit fieur Chaftanet mit ladite
jambe amputée dans une boîte , pour l'emporter
à Lille. Mais quoique ledit Jean
Plancque fût d'un tempérament vigou-
(1 ) Cela ne s'accorde pas avec ce que dit M.
Boucher , p . 143. Il n'eft point queſtion d'ulcere
avec pourriture. C'eft une égratignure qui fort
promptement guérie . Il n'eft pas plus queſtion des
deux fiftules pénétrantes dans le genou . M. Bou
cher eft toujours mal informé
NOVEMBRE . 1758. 185
reux , & que la plaie fuppurât après l'amputation
faite , il mourut cinq à fix jours
après ladite amputation."
Ce n'est point tout. M. Vacheux , Curé
de Sainghin , certifie qu'il eft de fa connoiffance
que deux Chirurgiens & un Médecin
fe font rendus dans fa paroiffe , dans
les premiers jours du mois de Décembre
1749 , par ordre de Monfeigneur de Sechelles
, Intendant de Flandres , à effet de
prendre connoiffance d'une maladie épidé
mique qui infectoit plufieurs cantons
mais principalement la paroiffe dudit Sainghin
, maladie appellée vulgairement Feu
Saint-Antoine , & que lefdits députés reconnurent
être une gangrene feche dont
Jean Plancque fut attaqué au mois d'Octobre
de ladite année 1749 ; & qu'il eft de
fa connoiffance que le 15 Décembre fuivant
, le fieur Chaftanet , Maître en Chirurgie
, & Chirurgien aide- major des hôpitaux
militaires de Lille , lui amputa la
jambe droite , laquelle jambe amputée lui
fut préfentée par ledit fieur Chaftanet &
Diffaux ; & que ledit Jean Plancque vécut
encore cinq à fix jours après ladite opération
, n'étant décédé que le 21 dudi tmois
de Décembre.
Etes- vous actuellement diffuadé , Monfieur
? Vous refte- t'il encore des doutes
186 MERCURE DE FRANCE.
& pouvez - vous espérer de foutenir ce que
vous avez avancé fans autres preuves qu'un
acte notorial que vous avez furpris d'une .
pauvre villageoife étourdie de fe voir
inopinément mife à la queſtion ? Pourquoi
ne vous êtes-vous point donné la peine
de vous informer de la vérité du fait des
perfonnes qui étoient autant & plus à même
de vous en inftruire , du Curé du lieu
du Chirurgien ordinaire du malade ? Avezvous
craint de reconnoître le vrai , ou
n'avez-vous travaillé que pour vous procurer
un prétexte d'attaquer ma réputa
tion ? Si cela eft , Monfieur , que vous
êtes répréhensible ! Vous avez fait le perfonnage
d'un homme dangereux dans la
fociété.
Sans doute que le coeur y a eu moins de
part que la préoccupation de l'efprit. L'ardeur
avec laquelle vous défiriez , pour
l'honneur de votre fyftême , que mon obfervation
de Jean Plancque fe trouvât fauffe
, vous aura fait faifir fans réflexion
tout ce qui s'eft préfenté fous votre main ,
pour la combattre. Je fais perfuadé que
dans toute autre occafion , vous euffiez agi
avec plus de prudence & moins de préci
pitation.
Je vous parle , Monfieur, fur le ton d'un
homme qui eft fûr de fon fait , & qui n'ap
NOVEMBRE. 178. 187
préhende point que le public balance entre
nous. Ce n'eft point fans raifon : j'ai
encore des preuves d'une autre force , qui ,
au befoin , défarmeroient les plus pyrrhoniens
de vos partifans.
Je , fouffigné , Chirurgien aide- major des
armées du Roi de France , de l'hôpital de
Lille , Chirurgien major de l'hôpital militaire
de Saint-Amand en Flandre , Confeiller-
chirurgien du corps de Son Alteffe
Royale Monfeigneur le Duc Charles de
Lorraine , & maître en Chirurgie à Bruxelles
, certifie que dans les premiers jours
du mois de Décembre 1749 , je fus nommé
par M. de Secheiles , Intendant en
Flandre , pour prendre connoiffance , conjointement
avec Meffieurs Schepper , doc.
reur en Médecine , & Plancque , Chirurgien
major de l'hôpital militaire de Lille ,
d'une maladie finguliere , qui exerçoit ,
difoit- on , de grands ravages fur les habitans
de plufieurs villages de la châtellenie :
de Lille. En effet , nous vîmes plufieursperfonnes
attaquées de la maladie régnante
, que les payfans appelloient le Feu
Saint-Antoine. Le premier malade chez
qui nous fûmes conduit , étoit le nommé:
Jean Plancque , habitant du village de
Sainghin en Weppe ; cet homme nous découvrit
fon pied droit , que nous trouvâ
0
188 MERCURE DE FRANCE.
mes noir , froid , fans fentiment ; il nous
dit que cette maladie s'étoit d'abord fait
fentir dans le gras de la jambe , du même
côté, par une douleur gravative , qui ceffa
au bout de quelques jours ; mais qu'alors
la douleur fe fit très- vivement fentir au
gros doigt du pied , où il parut au mêmé
inftant une phlictaine platte. Il en déchira
l'épiderme au deffous duquel il trouva lá
peau noire & fans fentiment. Cette noirceur
fit des progrès rapides ; les doigts voifins
s'affecterent de même fort brufquement
; la douleur ceffa vîte , & dans peu
de jours tout le pied fe trouva noir , & la
peau fort endurcie . Au refte Jean Plancque
nous affura qu'il dormoit , qu'il ne
manquoit point d'appétit ; de forte qu'il
paroiffoit être dans une grande fécurité fur
fa maladie.
Tous ces différens fymptômes nous firent
connoître évidemment le caractere de
cette maladie , de maniere que nous n'hé
fitâmes point à prononcer que c'étoit une
gangrene feche ; & comme nous vîmes
que cette maladie avoit attaqué plufieurs
perfonnes en même temps , à différens
ages & en différens villages , nous convinmes
que cette gangrene étoit une efpece
d'épidémie.
Voilà un détail que je dois à la vérités
NOVEMBRE . 1758 .. 189
je rapporte ce que j'ai vu , ce que l'on m'a
dit , & je protefte que le fufdit Jean Planc
que n'a accufé que la maladie ci - deffus.
mentionnée. La jambe de cet homme étoit,
lorfque je l'ai vue , dans fon état naturel,
Depuis ce temps , j'ai appris , par M. Chaftanet
mon confrere , les progrès rapides
de la maladie de Plancque. Après l'extirpation
de la jambe , il me montra cette
partie dans l'hôpital de Lille : j'y vis les os
peronnés & le tibia dénués , & le pied qui
étoit reſté dans fa fituation naturelle , étoit
noir , fec comme une momie , & fi dur
qu'un inftrument des plus tranchans avoit
peine à y entrer.
En foi de quoi j'ai délivré à M. Chaftanet
la préfente atteftation , pour lui fervir
& valoir. Fait à Bruxelles , &c,
Signé , P. P. BovQUIE'.
Nous , Chirurgien major des hôpitaux
militaires de Lille , certifions qu'au commencement
du mois de Décembre 1749 ,
je fus envoyé , par ordre de M. de Séchelles
, Intendant en Flandres , pour
prendre connoiffance , conjointement avec
MM. Schepper , Docteur en Médecine
& Bouquié , Chirurgien major de l'hôpital
militaire de Saint- Amand , en Flandres ,
& aide- major de celui de Lille , d'une ma
490 MERCURE DE FRANCE.
A
ladie qui caufoit de grands ravages fur les
habitans de plufieurs villages voifins &
éloignés de Lille . Nous vîmes en effet une
grande quantité de perfonnes attaquées de
cette affreufe maladie , qui étoit une vraie
gangrene feche. Entre plufieurs malades
que nous vifitâmes à Sainghin, en Weppe,
Jean Plancque fe fit fingulièrement remarquer.
Cet homme nous découvrit fon pied
droit , que nous trouvâmes noir , froid
fans fentiment , enfin abfolument ſphacelé.
L'ayant interrogé , il nous dit que cette
maladie s'étoit annoncée par de grandes
douleurs dans le gras de la jambe , & qui
changerent de place en peu de jours ,
qu'elles fe fixerent au pouce , où il éprouva
les fouftrances les plus aiguës & les plus
atroces ; que là il fe fit une phlictaine qu'il
déchira , &
& que la peau au deffous fe
trouva noire ; que cette noirceur eut bientôt
gagné les autres doigts ; que la douleur
fe calma alors : mais cela n'empêcha pas
qu'en peu de jours tout le refte du pied
ne fubît le même fort , je veux dire qu'il
devint noir , & la peau fort endurcie . Le
malade nous parut cependant être dans une
grande fécurité fur fon état ; il nous dit
qu'il avoit de l'appétit , & qu'il dormoit
paffablement.
Le détail que je viens de faire eft finNOVEMBRE
. 1758. 191
cere & vrai ; je ne rapporte que ce que j'ai
vu & ce que l'on m'a dit , & je proteste
que Jean Plancque n'a fait mention d'aucune
autre maladie. La gangrene , lors de
notre viſite , n'attaquoit que le pied ; la
jambe étoit en bon état , mais peu de jours
après j'appris par M. Chaftanet , mon aidemajor
, les progrès rapides de la maladie
de Plancque ; & ce Chirurgien s'étant déterminé
à l'amputation , il porta la jambe
amputée à Lille ; il nous la fit voir à M.
Bouquié & à moi , dans la Chirurgie de
l'hôpital de Lille , & nous trouvâmes les os
péronnés & le tibia entiérement dénués des
parties environnantes , le pied dans fon
entier , mais parfaitement defféché , noir ,
fec & fi dur , qu'à peine un inftrument des
plus tranchans pouvoit y entrer.
Fait à Lille , & c. Signé PLANCQUE.
Ces deux dernieres pieces font bien décifives
; données par des perfonnes refpec- .
tables & diftinguées dans notre art , elles
ne laiffent aucun nuage fur la fidélité de
mon rapport. Pourriez- vous , vous - même,
vous refufer , Monfieur , à l'entiere conviction
qu'elles préféntent ? Je ne l'imagine ,
pas , furtour après le trait fuivant de votre
lettre Je vous affurai , dites- vous à M.
Bagieu , queje n'hésiterois pas un moment de
192 MERCURE DE FRANCE.
paffer publiquement condamnation fur moimême
, fi je venois à reconnoître que je me
fuffe trompé ou que j'euſſe été induit en erreur.
Nous verrons , Monfieur , fi vous tiendrez
parole ; je vous crois affez généreux pour
l'efpérer.
J'ai l'honneur d'être , & c.
L. CHASTANet.
ARCHITECTURE.
ES Les Ruines des plus beaux Monumens de
ouvrage divifé en deux pat- la Grece ,
ور
ties, où l'on confidere, dans la premiere,
» ces Monumens du côté de l'Histoire , &
» dans la feconde , du côté de l'Architecture
, par M. le Roi , ancien penſion-
» naire du Roi à Rome , & de l'Inftitut de
Bologne
" "",
Ce titre feul annonce la beauté de l'entreprife,
& quelque idée avantageufe qu'on
en conçoive , j'ofe dire d'après de grands
maîtres , que l'exécution la remplit .
La partie hiftorique eft traitée avec les
lumieres d'un Sçavant , & le goût d'un
homme de Lettres. La partie de l'art ne
laiffe rien à défirer , ni du côté de l'Obfervateur
, ni du côté du Deffinateur . Les détails
NOVEMBRE. 1758. 193
tails en font d'une netteté merveilleufe ;.
la gravure d'une beauté digne des deffeins.
M. le Roi a fauvé pour jamais des outrages:
du temps les reftes mutilés, mais précieux ,
de cette Grece , aujourd'hui moitié déferte,
& moitié barbare.
Quel devoit être le génie de cette nation,
dont les ruines font, encore l'admiration
de l'univers ? Je crois voir les arts pleurant
fon naufrage , en ramaffer les débris flot-.
tans fur le vafte Océan des fiecles. Un
buſte briſé , un tronçon de colonne élevent
le génie des Artiftes , en développant en
eux le fentiment inné du beau ; car je ne
puis me perfuader que ce beau qui nous
ravit , qui nous enflamme , qui fait des
enthouſiaſtes de tous les hommes qui ont
l'imagination vive & l'ame fenfible , que
ce beau foit un compofé fantastique , &
décidé beau par la feule opinion . La Philofophie
elle- même , en remontant aux
principes du goût , ſe rend raiſon de l'exceffive
fenfibilité des admirateurs des Anciens
, & les beautés d'Homere juftifient le
fanatifme qui adore juſqu'à fes de fauts . Il
n'eſt pas moins naturel qu'on fe paffionne
pour les débris de la Sculptore & de l'Architecture
Grecque. Tous les objets des
fens ont avec les organes un rapport qu'on
ne peut méconnoitre ; les mêmes odeurs,
I
194 MERCURE DE FRANCE.
اي
les mêmes faveurs, les mêmes fons produifent
partout , & prefque fur tous les hommes
, des fenfations pareilles , à quelques
nuances près. L'effet de ce que nous appellons
les belles proportions , n'eft pas moins
conftamment le même. Que tout un peuple
foit enchanté de la colonnade du Louvre ,
& patle froidement devant telle autre façade
du même palais , il n'y a là ni mode ,
ni prévention , ni caprice , & il feroit ridicale
de prétendre que tout un peuple fe
fût donné le mot . Il en doit être ainfi des
Monumens recueillis dans ce bel Ouvrage
de M. le Roi. Pour moi , j'avoue que je
n'ai pu
les parcourir fans une vive émotion.
Mais revenons au plan qu'il a fuivi.
Sa divifion telle que le titre l'annonce , lui
procure un double avantage. Les détails
» d'Architecture étant féparés de la partie
hiftorique , elle en deviendra moins languillante
, & des mêmes détails étant
rapprochés les uns des autres dans celle
» qui concerne particulièrement l'Archiitecture
, & comme réunis fous un même
point de vue , rendront les comparaifons
> plus faciles à faire & à faifir » .
د و
99
ן כ
30
Ainfi dans la premiere partie il a ramaſſe
tout ce qui nous refte d'hiftorique fur ces
monumens, Ce récit eſt mêlé de quelques
particularités du voyage de l'Auteur dans
NOVEMBRE. 1758. 199
la Grece , & varié par la defcription des
lieux où les monumens font fitués . La plus
intéreffante de ces digreffions eft celle qu'il
fait fur l'origine d'Athenes , fur fes divers
accroiffemens fous Théfée , Thémistocle ,
Adrien, fur la conftruction de fes ports , &
fur fon état actuel , ainfi que fur celui de
l'ancienne Sparte.
"
Dans la feconde partie il a raffemblé les
places , les façades & les coupes des inonumens
, avec toutes leurs mefures . Il y
joint des remarques non -feulement fur les
différentes particularités que l'on y obferve
, & qui nous indiquent les progrès de
l'Architecture en Grece , mais encore fur
les rapports que leurs principales dimenfions
, ou celles de leurs parties , ont entre
elles , ou avec quelques monumens Romains
très- eftimés . Enfin ces monumens
Grecs jettant un très - grand jour fur plufieurs
paffages très -obfcurs de Vitruve , altérés
par Perault , M. le Roi a cru devoir les
éclaircir, & en rétablirle fens . Tel eft le plan
de cet Ouvrage. C'eft une partie de la préface
que je viens de tranfcrire non pour
épargner mon travail, mais dans l'impoffibilité
d'expofer le deffein de l'Auteur plus précifément
& plus fidélement que lui- même.
Hl rend à M. le Bas la juftice que lui rendra
le Public en admirant fes gravures.
I ij
196 MERCURE DE FRANCE.
Je me propofe de développer les détails
de cet Ouvrage dans les volumes fuivans.
J'ai fait voyager mes Lecteurs , avec M,
Cochin , dans les Ecoles de Peinture d'Italie
, je crois qu'ils n'auront pas moins
de plaifir à voyager avec M. le Roi à travers
les ruines de l'ancienne Grece ; en attendant
je vais leur faire part du jugement
d'un des plus célebres Architectes de l'Europe
fur l'ouvrage de M. le Roi ; car dans
les chofes dont je n'ai que des idées fuperficielles
, je ne rougis point de demander
aux plus habiles Maîtres que je puis confulter
, ce que j'en dois penſer & dire.
« Le livre des anciens monumens de la
» Grece eft l'ouvrage d'un homme qui , par
des études fuivies , des réflexions pro-
» fondes fur les édifices des anciens & des
modernes , & fur les livres qui traitent
» de l'Architecture , s'eft acquis de grandes
» connoiffances de la théorie & de la prati-
» que de cet Art .
33
Ces études l'ont mis en état de fe ren-
» dre agréable à tous les Lecteurs , & très-
» utile aux Architectes qui aiment à s'inf-
» truire par les faits de l'origine , des principes
& des progrès d'un Art que l'on n'a
» dû d'abord qu'au befoin .
33
» L'exactitude avec laquelle l'Auteur
-nous a repréfenté dans des planches ex
NOVEMBRE. 1758. 197
ور
cellemment gravées, les vues des reftes
précieux de ces monumens que la Grèce
» Horiffante éleva avec tant de magnif
» cence & de goût , & la maniere dont il
» en parle , nous donnent des moyens plus
» fûrs que ceux que nous avions d'affeoir
» un jugement folide fur la grandeur des
» idées des Architectes Grecs. La précifion
» avec laquelle il a donné les plans , les
» élévations & les mefures , tant des maffes
principales que des petites parties, procu-
» rent la connoiffance très - utile des diffé-
>> rentes proportions que les temps , les lu-
» mieres & les circonftances ont fait emiployer
fucceffivement. Enfin fes réfle-
» xions judicieufes nous prouvent que fi
» l'amour du mieux a occafionné des fuc-
» cès, il a auffi éloigné quelquefois du vrai .
>> Des livres comme celui de M. le Roi font
» très- propte à y ramenet.
ود
"
Il eft dédié à M. le Marquis de Marigni
à titre de Directeur des beaux Arts , &
particuliérement de Reftaurateur du Louvre.
J'aime à voir l'Hiftorien des Monumens
de la Grece parler avec admiration
de ce monument du fiecte dernier . J'aime
à voir les Arts s'empreffer à reconnoître
dans M. le Marquis de Marigni l'intérêt
qu'il prend à leur gloire . J'ai eu l'honneur
d'être pendant cinq ans le confident de fon
Liij
198 MERCURE DE FRANCE.
amour pour eux , & leur reconnoiffance
m'affecte d'autant plus que je fais mieux
combien elle jufte.
ARTS AGRÉABLES.
GRAVURE.
MOYREAU ,
OYREAU , Graveur du Roi en fon Académie
Royale de Peinture & Sculpture. ,
vient de mettre au jour une nouvelle Eftampes
qu'il a gravée d'aprés le tableau original
de PhilippeWouvermens , qui a pour
titre , Délaffement de Troupes, du cabinet de
Monfieur Crofat , Baron de Tiers : c'eft le
n°. 86 de fa fuite. L'Auteur demeure toujours
rue des Mathurins, la quatrieme porte
cochere à gauche en entrant par la rue de
la Harpe.
NOVEMBRE. 1758 YI
ARTICLE V.
SPECTACLES.
OPERA.
L'ACADÉMIE Royale continue de donner
les Surprises de l'Amour , & fe prépare à
remettre au théâtre l'Opera de Proferpine.
11
COMEDIE FRANÇOISE.
On a donné à ce théâtre , pour la premiere
fois , le famedi 21 Octobre , · une
Comédie en trois actes , & en vers , intitulée
, Les Noms changés. L'intrigue roule
fur des méprifes , & l'on fait que les méprifes
font les fources du comique. Auffi
cette piece a - t'elle amufé , quoiqu'elle
manque de vérité dans les moeurs , d'arc
dans le tiflu des événemens , d'harmonie
& d'enſemble dans la compofition des ca
racteres. Voici quel en eft à peu près le
plan.
Léandre , homme froid & abfolu , veut
I iv
100 MERCURE DE FRANCE.
marier Valere fon neveu , avec une Ara
minte , riche héritiere d'Oronte fon oncle,
mais que Valere ni Léandre n'ont jamais.
vue. Valere aime fabelle , & en eft aimé.
Ifabelle n'a en partage qu'une naiffance
diftinguée , & une rare beauté. Valere attend
fa fortune de fon oncle , & n'ofe
lui avouer une inclination oppofée à fes
deffeins. Cependant on n'attend que l'arsivée
d'Araminte , pour conclure un hymen
qui fait le malheur de Valere & d'lfabelle.
Frontin , valet & confident de Va
lere , savife d'un expédient hardi , mais
dont il ofe garantir le fuccès . Il s'agit de
faire paffer , aux yeux de Léandre , Iſabelle
pour Araminte : elle fe refufe d'abord à ce
honteux ftratagême , mais Léandre va s'expofer
à perdre l'amitié & l'héritage de fon
oncle , plutôt que de confentir à l'hymen
réfolu . I preffe , il conjure , il menace ;
Ifabelle enfin fe. laiffe perfuader il ne
manque plus à la fauffe Araminte , qu'un
oncle fuppofé , qui paffe pour Oronte . Crif
pin le préfente fort à propos ; Frontin &
lui , après une reconnoiffance telle qu'on
peut imaginer entre deux fripons , vont
concerter leur fourberie .
3
Léandre , inquiet de l'éloignement qu'il
a cru entrevoir dans fon neveu , pour le
mariage qu'il lui a propofé , interroge fon
NOVEMBRE. 1758. 201
Valet Frontin fur les fentimens de fon Maître.
Frontin avoue que Valère , à l'exemple
de fon oncle , a craint jufqu'à ce jour un
engagement férieux ; mais il affure qu'il
eft bien changé. « Mes confeils , dit- il , &
» mon éloquence , ont difpofé fon coeur à
» l'amour. Et » dans ce moment il brûle
d'impatience d'être l'époux d'Araminte. Valere
arrive & confirme le rapport de Fron
tin , par les difpofitions les plus décidées
à aimer celle qu'on lui deftine . Son oncle,
étonné de ce changement , ne conçoit pas
que l'on puiffe être fi avantageufement
prévenu pour une perfonne qu'on n'a ja
mais vue : Valere attribué tout au defir de
plaire à fon oncle. Arrive la fauffe Ardi
minte , préfentée par Crifpin déguifé . Le
début de cet oncle prétendu , calqué fur
le role de Crifpin , rival de fon maître ;
mais avec beaucoup moins de fel , fon
début , dis - je , interdit Léandre qui cependant
ne fe doute de rien. A l'égard d'Ifabelle
, Crifpin ne lui donne pas le temps de
parler dans cette premiere entrevue , &
l'Auteur s'eft fauvé de l'embarras où l'au
roit mis l'entretien de Léandre avec elle ,
en le rejettant dans l'entre- acte . Dans l'Acte:
fuivant, elle fe plaint à Valere du rôle
qu'elle eft obligée de jouer , & qu'elle
ne fauroit foutenir. Léandre de fon côté
Lys
202 MERCURE DE FRANCE .
1
l'a trouvée exceffivement bête ; il lui a par
lé de fa famille , elle bégayoit , rougiffoit ,
& ne favoit que lui répondre mais elle
eſt riche , c'eſt le grand point. Comme on
eft au moment de conclure , la véritable
Araminte paroît avec ſa ſuivante : un accident
arrivé à leur voiture les a obligées de
mettre pied à terre à quelque diftance du
château , & d'y précéder Oronte. Il eft inutile
d'obferver l'indécence de cette arrivée ; c'eft
la faute d'un commençant. Araminte ſe trouve
avec Iſabelle , & lui dit , en fe nommant,
le fujet qui l'amene . Le trouble & la confufion
d'Ifabelle au nom d'Araminte, préparent
l'éclairciffement : Ijabelle fait l'aveu de fon
amour , de fa douleur & de l'artifice auquel
le défefpoir de Valere l'a obligée à recourir.
Araminte émue de pitié , & renonçant au
deffein d'époufer un homme qui en aime
une autre, entre dans les intérêts de fa rivale,
& par un double déguiſement , va fe donner
pour Ifabelle. Léandre la rencontre ,
& fa vue fait tout à coup fur lui l'impref,
fion la plus vive. Cet homme froid &
dédaigneux , qui méprife les femmes , &
qui , dans le premier acte , a pris un
valer pour confident de tout le mal qu'il
penfoit d'elles , ne balance pas un mo
ment à fe rendre aux charmes de celle - ci.
La feinte fabelle fe plaint de l'infidélité
NOVEMBRE. 1798. 201
que lui fait Kalere , & confie à Léandre
l'amour que fon neveu trahit. Celui - ci arrive
, & Leandre lui fait des reproches
amers fur la diffimulation . Quoi ? lui ditil
, vous êtes aimé de cette charmante perfonne
, & vous avez pu confentir à vivre
pour une autre qu'elle ? Ifabelle avoit votre
coeur , & vous acceptez la main d'Araminte
? Léandre confondu , protefte qu'il
ne connoît point la perfonne qui est préfente
à fes yeux , & il l'en prend à témoin
elle-même. Araminte qui veut s'amufer ,
lui foutient qu'il eft un ingrat , un
parjure , un infidele , qu'ifabelle a fa foi ,
& qu'il fait fon malheur en époufant Ara
minte. Fort à propos on vient dire à Léan
dre qu'on le demande pour ordonner les
préparatifs de la nôce. Sa fortie laille à
Araminte la liberté de s'expliquer avec
Valere, & le fecond Acte finit par cet éclair,
ciffement . On prévoit bien qu'il reste encore
la rencontre des deux Orontes , Elle
produit une fcene de bas comique qui reffemble
en quelque choſe à celle des deux
Sofies , & qui finit de même par les coups
de bâton que reçoit Crispin, Le véritable
Oronte va trouver fa niece qui le met de la
confidence , & tout le monde s'entend pour
entretenir l'erreur de Léandre jufqu'au dénouement.
Il fe paffionne de plus en plus
I vj
204 MERCURE DE FRANCE.
pour la prétendue Ifabelle ; il fouhaite ar--
demment d'être fon époux , & il n'eft plus
retenu que par l'idée qu'elle aime encore
Valere tout infidele qu'il eft. Araminte qui
l'a vu s'enflammer , & qui veut l'amener à
la concluſion , feint de prendre congé de
lui , & Oronte preffe leur départ. Léandre
veut les retenir . ils ſe refuſent à ſes inf
tances : enfin il déclare ſa paffion , & fait
l'aveu de fes inquiétudes. Que votre coeur
n'est- il dégagé , dit- il à Araminte ! elle l'af
fure que
fon coeur eft libre. S'il eſt vrai , -
dit - il , je vous offre ma main. Quand tout
eft bien arrangé entre eux , Araminte & Ifa--
belle reprennent leurs noms , fe font connoître
, & Araminte finit par un trait de
générofité qui ne coûte rien auThéâtre. En
croyant époufer Ifabelle fans fortune , vous
donniez, dit- elle, à votre neveu le quart de
votre bien ; vous êtes en état, Léandre, de
lui en céder la moitié , en époufant la
la riche Araminte. Léandre y confent , 82.
ils font tous heureux .
Dans cette piece inégalement écrite , il y a
des morceaux qui annoncent le vrai talent
des vers & du ftyle comique. Les fcenes de
Valet ont le défaut de celles de Regnard
elles en ont auffi la gaieté. A l'égard des
moeurs , il eft aifé de fentir qu'elles ne font
pas prifes dans ce qu'on appelle la claffe:
NOVEMBRE. 1758.
209
des honnêtes gens , qui eft cependant l'é
tat des perfonnages de la Piece. Jamais
honnête femme ne confentit à être de moitié
dans la fourberie d'un Valet pour fe
faire époufer fous le nom d'une autre ; .jamais
homme fenfé ne propofa un ftratagême
auffi indécent & auffi hazardé à une
femme eftimable ; jamais fille bien née en
venant de conclure un hymen bien réfolu ,
ne débuta par changer de nom , & par
prendre le rôle de complaifante de fa rivale
, & par fe jouer de la famille de fon'
futur , & de fon futur lui- même ; jamais
oncle ne fe prêta à une pareille imprudence
de fa niece pour fervir les amours de deux
inconnus. Tout cela paroît bon au Théâ
tre Italien ; tout cela eft déplacé fur la
fcene comique Françoife. Ainfi le rôle
des deux femmes eft peut-être dans la
nature , mais non pas dans la bienséance ;
& le caractere de Léandre manque de
vraisemblance, parce qu'il manque d'unité. -
En un mot cet effai donne des efpérances ,
foit par la vivacité du dialogue , le naturel
du ftyle , & le nombre des vers heureuxdont
la Piece eft femée,foit par l'intention ,
quelquefois remplie , d'amener des fitua,
tions plaifantes , intention que tout Poëte
comique doit prendre pour bouffole dans
la compofition de fes plans : mais l'Auteur,
206 MERCURE DE FRANCE.
pour arriver au point où fon talent peut
afpirer, a befoin encore d'étudier avec foin
Moliere , le théâtre & le monde.
COMÉDIE ITALIENNE.
Le Jeudi , 19 Octobre , on joua , pour
la premiere fois , la Métamorphose fuppofée,
très -petite Piece en un acte & en vers , dont
voici le fujet.
Une jeune Fille intimidée par fa Gouvernante
, aime & n'ofe l'avouer. Un Jardinier
confeille à fon Amant de ſe cacher;
vient annoncer fa mort , & perfuade à la
jeune innocente qu'il a été changé en fleur.
Cette fleur eſt un oeillet ; le Jardinier le
cueille & le lui préfente , en lui difant que
fon Amant ne fera rendu à la vie , que
Jorfqu'elle aura prononcé : J'aime Almanfor.
Elle eft charmé de l'oeillet ; elle en refpire
Podeur , en admire la beauté , fe laiffe attendrir,
prononce en fin les mots qui doivent
finir la métamorphofe. Almanfor paroît, &
ils font unis. Cette Piece n'a point de fuccès.
On donna fur le même théâtre , le Samedi
zi , la premiere repréfentation de la
Sibyllle , parodie ou imitation de l'un des
actes des fêtes d'Euterpe. Quelques jolis
airs , & le jeu de Mile Favard , font l'aNOVEMBRE.
1758. 207
grément de cette parodie : encore a - t'elle
peu
réuffi.
COMPLIMENT pour la clôture de la Foire
Saint Laurent , 1758.
Tous les Acteurs arrivent enfemble.
1. M. DELISLE.
Air Tout roule aujourd'hui.
Au Public ici tous enſemble , U
Nous accourons pour rendre honneur
C'eſt le zele qui nous raffemble ,
Notre hommage eft celui du coeur.
Notre vive reconnoiffance
Va s'exprimer ingénûment ,
Nous comptons fur votre indulgence ,,
Meffieurs , jufqu'au dernier moment .
II. Mlle VILLEMONT.
Air : Tout confifte dans la maniere.
Un compliment ne flatte guere
S'il eft l'ouvrage du talent ;
Quand c'eſt le coeur qui le fuggere ,
Le moindre mot femble excellent :
Tout confifte dans la maniere ,
Dans le goût ;
Et c'eft la façon de le faire
Qui fait tout.
III. Mlle P RUDHOM ME
Air : Ma Maitreffe eft une blonde.
Chaque jour de la ſemaine
Nous danfons pour vos plaifirs ,
Jamais on ne plaint fa peine
Pour contenter vos defirs.
o MERCURE DE FRANCE
Zifte , zeſte , voilà comme il faut
Pouvoir être pour vous plaire ,
Toujours prête à faire lanlaire ,
Toujours prête à faire le faut.
IV. M., B OUR E T.
Air : Mineur
Tous nos regrets , en vous quittant ,
Partent d'un coeur fincere
Meffieurs , en penſez - vous autant ?
Daignez ne pas le taire ;
Mais pour bien nous prouver cela ,
Il ne faut que ce gefte- là ,
lalalala.
Il ne faut que ce gefte- là ,
lala.
oh oh oh , ah ah ah ah !
Le bon adieu que ce fera
lala..
V. Mlle LUZY.
2
Air : Damon calmez votre colere.
Quoique je fois fillette encore ,
De vos bontés j'aime à jouir.
Comine la fleur qui vient d'éclorre ,
Je fens mon coeur s'épanouir ,
Mes fentimens font votre ouvrage ,
J'en voudrois faire vos plaifirs ; -,
Mais je forme de vains defirs ,
Hélas ! quand on eſt à mon âge
On fait ce qu'on peut ,
Et non pas ce qu'on veut,
:
Nota. J'ai retranché de ce Compliment
les Couplers qui ne peuvent être bons
qu'au Théâtre.
NOVEMBRE. 1758 . 200
ARTICLE VI.
FRANC E.
Nouvelles de la Cour , de Paris , &c.
LE 18 Octobre , M. le Marquis de Conflans ,
Meftre de Camp du Régiment d'Orleans , a ap
porté au Roi le détail de la bataille de Lutzelberg ,
gagnée par l'armée de Sa Majefté , commandée
par M. le Prince de Soubiſe.
La divifion de M. de Chevert , compofée de
vingt- cinq bataillons & dix- huit efcadrons , des.
Huffards de Berchiny , de la Légion Royale , & des
Volontaires de Flandre , arriva le 8 au camp fous
Caffel. 3
#1
Le 9 , celle aux ordres de M. le Duc de Filtz-
James , compofée de dix bataillons & de douze
efcadrons ; paffa la Fulde à la fuite de toute l'armée
. ¡ ་ "
M. le Prince de Soubife deftina la divifion dë
M. de Chevert à attaquer la gauche des ennemis ,
& M. le Marquis de Voyer fut détaché avec vingt
compagnies de Grenadiers , vingt Piquets , quatre
cents cinquante Carabiniers de la cavalerie , la Légion
Royale , les Volontaires de Flandre , & lé
corps de M. Fifcher , pour faire l'avant- garde de
cette divifion .
M. le Prince de Soubife fe propofant de faire
paffer à toute l'armée le ruiffeau de Benthenlagen ,,
& de la faire camper au- delà , chargea M. le Mar
210 MERCURE DE FRANCE.
quis de Voyer de faire fes difpofitions pour atta
quer le village d'Heligenrode ; mais les mouvemens
de l'ennemi déciderent M. le Prince de Soubife
à le faire tourner par fa gauche , & M. le Marquis
de Voyer fe porta en conféquence jufques fur
les hauteurs qui dominent le village d'Halem. Il
fut renforcé pendant la nuit de dix compagnies de
Grenadiers , de la Brigade des Palatins , & de celle
de Dauphin , cavalerie.
Le 10 , à la pointe du jour , on s'apperçut que
l'armée ennemie abandonnoit fon camp , pour occuper
une pofition plus reculée , fur des hauteurs
& dans des bois , qui couvroient également fon
front & fon flanc gauche , M. le Marquis de Voyer,
à la tête de fon avant- garde , palla dans ce même
inſtant le ravin de Dalem , & gagna les hauteurs
de Fifchenſtein ; il fit attaquer , par les Troupes
legeres , le hameau de Breck , & un bois de hautefutaye
qui eft en avant , dans le deffein d'avoir une
connoiffance exacte de la nouvelle pofition des
ennemis : il y eut un feu de moufqueterie fort vif,
& M. le Comte de Chabot repouffa Pennemi.
M. le Prince de Soubife , après avoir fait fes dif
pofitions , fit déboucher toutes les troupes. M. le
Duc de Broglie , à qui il avoit donné l'avant - garde
à commander , canonna l'armée ennemie & la
força de fe mettre en bataille.
x
5
Les troupes , qui avant l'arrivée de M. de Che
vert & de M. le Duc de Filtz James , compofoient
l'armée de M. le Prince de Soubife , fu ent defti¬
nées à attaquer le front de l'ennemi , tandis que
M. le Duc de Filtz- James en attaqueroit la gaus
che , & que M. de Chevert en tourneroit
flanc.
Toutes les troupes étant arrivées à leur point
de déboucher , les avant- gardes de M. le Duc de
NOVEMBRE. 1758. 217
Broglie , & de M. le Marquis de Voyer , rentrerent
dans les colonnes.
A deux heures trois quarts après midi , M. de
Chevert donna , par quatre coups de canon , le
fignal de l'attaque générale , ainfi qu'il en avoit
reçu l'ordre de M. le Prince de Soubife , & il dé❤
boucha en même temps pour marcher à l'ennemi.
Toutes les colonnes s'ébranlerent enfemble ; mais
ayant eu plus de chemin , ou plus d'obſtacles à furmonter
, le plus grand effort du combat fe fit à la
divifion de M. de Chevert.
Les ennemis le voyant entré dans le bois qui
couvroit leur flanc , & craignant , avec raiſon ,
pour leurs derrieres , dégarnirent leur droite , &
porterent la plus grande partie de leurs troupes
en équerre de ce côté là.
Ils fe préfenterent en force à la fortie du bois ,
que les troupes de M. de Chevert avoient traverfé
fur trois colonnes , dont deux d'infanterie , & la
cavalerie dans le centre.
Les ennemis fe voyant preffés par cette difpofition
, pritent le parti de faire avancer une colonne
nombreuſe , pour nous attaquer , & nous
empêcher de déboucher dans la plaine.
M. de Chevert , après l'a oir fait canonner par
fon artillerie , qui a été fervie pendant tout le courant
de la journée avec la plus grande vivacité &
le plus à propos , donna ordre à M. le Marquis de
Voyer , & à M,le Comte de Bellefont , qui étoient
à la tête de la Cavalerie , de charger cette colonne
; dans le moment elle fut attaquée & culbutée .
C'eſt à cette charge que M. le Marquis de Voyer
a été bleffé.
Il y avoit à la tête de chacune de ces colonnes
d'infanterie , une avant- garde de dix compagnies
de Grenadiers , commandée , fgavoir , celle de la
212 MERCURE DE FRANCE.
gauche , par M. le Comte de Salm , & celle de la
droite , par M. le Vicomte de Belfunce. Ce dernier
ayant été dangereufement bleffé , fut remplacé
par M. le Chevalier de Groflier.
La cavalerie , après ce premier combat , déboucha
dans la plaine, & s'y mit en bataille, pour
faire face à celle des ennemis , qui s'avançoit en
bon ordre , afin de favorifer la retraite de la colonne
d'infanterie , & de rétablir le combat ;
cette cavalerie fut bientôt pliée , & tant que la
bataille a duré , elle a toujours eu le même fort
à plufieurs repriſes différentes. Pendant ce temps,
M. le Comte de Luface , à la tête des Saxons ,
qui formoient la colonne de la gauche , attaqua
un gros corps d'ennemis poftés fur une hauteur ,
où ils avoient placé pluffeurs batteries , d'où ils
dominoient la plaine par laquelle nos colonnes
débouchoient. M. le Comte de Luface chargea
M : le Baron d'Hirne de prendre la hauteur à re
vers , tandis qu'il attaqueroit les ennemis de
front. La réfiftance de ceux-ci fut très - opiniâtre ;
mais M. le Comte de Luſace manoeuvra aveċ
tant d'habileté , & preffa l'attaque fi vivement ,
qu'il fe rendit maître de la hauteur , & du canon
que les ennemis y avoient établi . Alors la victoire
ne fut plus balancée , quoique les ennemis
fiffent encore plufieurs tentatives pour nous arrêter
, & favorifer leur retraite. Ils ont pris la
fuite par le village de Lutzelberg , & n'ont fauvé
les débris de leur armée , qu'à la faveur de la nuit.
Au premier moment de l'attaque de M. de Che
vert , M. le Prince de Soubife marcha de front à
l'ennemi , à la tête de fon armée , & la mit , par
la célérité de fes mouvemens , à portée de faire
un feu d'artillerie très-vif & très - fuivi fur l'àr
mée ennemie , qui fut contrainte de ſe jetter ,en
NOVEMBRE . 1758. 215

défordre , dans les bois qui bordent la Véra. Ce
Général fit marcher plufieurs détachemens de la
gauche de l'armée , qui ont pourfuivi les ennemis
jufqu'à trois heures du matin .
On ne peut encore rien dire de certain fur
leur perte, qui ne peut être moindre que de trois
à quatre mille hommes. Les troupes de notre
droite ont pris onze pieces de canon , & les Huf
fard de Berchiny , qui étoient fur le flanc gauche
de l'armée , en ont pris treize , avec plufieurs
drapeaux & étendards , & beaucoup de
bagages.
On ne fçait pas encore au jufte le nombre des
prifonniers ,, parce qu'on en amene à tous mo
momens , parmi lefquels il y a des Officiers de
tout grade. Notre perte ne paroît pas confidérable
on ne compte jufqu'à préfent qu'environ
cinq à fix cents hommes tués ou bleſſés . Les ennemis
fe font enfui dans le plus grand défordre ;
lorfqu'ils ont traverfé Munden , leur cavalerie
étoit confondue avec leur infanterie , & ils n'avoient
pas une feule piece de canon > ce qui fait
croire , qu'ils ont abandonné dans les bois ce qui
leur en reftoit.
Ce détail a été fait trop promptement , pour
pouvoir nommer tous ceux qui fe font diftingués
dans cette journée . On peut dire en général , que
toutes les troupes ont montré , à l'envi , une ardeur
& une fermeté digne des Saxons , des Palatins
, & des François ; tous les Commandans
généraux & particuliers leur ont montré l'exemple.
M. le Marquis de Crillon a été détaché avec
trois Brigades d'infanterie , & les troupes légeres
, pour fuivre les ennemis dans leur retraite,
Il s'eft porté jufqu'à Munden , où il a déja fait
quatre cents prifonniers. On ne fçauroit trop
. 114 MERCURE DE FRANCE.
louer les difpofitions générales de M. le Prince
de Soubife .
Monfeigneur le Duc de Bourgogne , âgé de fix
ans onze mois , a préſenté au Roi un Livre des
Problêmes de Géométrie , qu'il a conftruit luimême
, & mis au trait. Il y a ajouté le premier
trait d'un exagone fortifié avec le tracé dù foffé ,
du chemin couvert & du glacis . Ce Livre forme un
un petit in-4°.
Il feroit difficile de fe perfuader, vu l'exactitude
& la netteté avec laquelle ces Problêmes font exécutés,
qu'ils font abfolument l'ouvrage d'un Prince
à peine âgé de fept ans , fi l'on n'avoit des témoins
qu'on ne peut récufer . Monfeigneur le Duc de
Bourgogne , qui avoit travaillé à former ce petit
Ouvrage , dans le deffein de le préfenter au Roi ,
le lui a dédié. L'Epitre Dédicatoire eft de fa compofition
, & elle eft écrite de ſa main .
Ilya long- temps qu'on fçait que ce jeune Prince
s'amule beaucoup de la Géométrie. On a fçu lui
faire une espece de jeu des premieres opérations de
cette ſcience . Les marques fingulieres de jugement
& de pénétration qu'il donne dans un âge anffi
tendre , en font concevoir les plus flatteufes efpérances.
APPROBATION.
J'ai lu ,par ordre de Monfeigneur le Chancelier,
le Mercure du mois de Novembre , & je n'y ai
rien trouvé qui puiffe en empêcher l'impreffion .
A Paris , ce 27 Octobre 1758. GUIROY.
215
TABLE DES ARTICLES.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES EN VERS ET EN PROSEJ
FABLE . L'Amour- propre , & l'Amour , page 5
Vers à Mademoiſelle de ***, au´ Couvent de la C.
de *** , le jour de fa Fête & de fa naiſſance , 6
Les fix premieres Lettres d'un Recueil intitulé ,
Lettres d'une jeune veuve à un Chevalier de
Malthe ,
Le Ruiffeau , Idylle par M. Panard ,
A M. Lefrahc-de Pompignan ,
Le Retour d'une ame à Dieu , Ode ,
8
13
15
20
Gengiskar , Hiftoire Orientale , par Madame de
St. Ma....
24
Odefur la défaite des Anglois , à Saint- Caft , près
de Saint- Malo ,
Du Bonheur ,
38
4I
Remerciement de M. Relongue-de la Louptiere , à
l'Académie des Arcades de Rome ,
Epitre à M. de V.
Lettre à l'Auteur du Mercure ,
Lettre à Mademoiſelle *** fur l'ennui › ,
50
SI
54
56
Explication de l'Enigme & du Logogryphe du
fecond volume du Mercure d'Octobre ,
Enigme ,
Logogryphe ,
Chaifon ,
61
ibid.
62
64
ART. II. NOUVELLES LITTERAIRES.
L'Immortalité de l'ame , Ode qui a remporté le
prix de poéfie de l'Académie Françoife , 65
Hiftoire & Commerce des Antilles Angloifes , 67
Principes difcutés pour faciliter l'intelligence des
Livres prophétiques , &c.
89
J. J. Rouffeau , Citoyen de Geneve , à'M , d'Alem216
bert , de l'Académie Françoiſe , & c. fur fon article
Geneve , dans le 7e Volume de l'Encyclopédie
, & particuliérement
fur le projet d'établir
un Théâtre de Comédie dans cette ville ,
Hiftoire de la Vie de Jules Céfar , &c.
Mémoires pour fervir à l'Hiftoire générale des Finances
,
L'Art de peindre à l'efprit , & c .
90
135
ibid.
136
Hiftoire Naturelle , Civile & Géographique de
l'Orénoque , & des principales Rivieres qui s'y
jettent , &c. ibid
137
ART. III. SCIENCES ET BELLES LETTRES.
Réponse à la Lettre adreffée par M. Coleffe , à"
M. l'Abbé Hardy , & c .
Géométrie. Lettre à l'Auteur du Mercure , 164
Grammaire. Lettre de M. le Roux , à l'Auteur du
Mercure , &c.
Prix propofés par l'Académie Royale des Sciences
, Infcriptions & Belles-Lettres de Toulouſe ,
I
167,
170
ART. IV. BEAUX-ARTS.
Chirurgie. Réponſe de M. Chaftanet , Maître en
Chirurgie à Lille en Flandres , à la Lettre de
M. Boucher , Médecin de la même Ville , 175
Architecture. Les Ruines des plus beaux Monumens
de la Grece , & c.
Opera ,
ART. V.
Comédie Françoiſe ,
Comédie Italienne
Opera Comique ,
192
SPECTACLES.
1.99
ibid.
206
207.
209
ARTICLE VI.
Nouvelles de la Cour , de Paris , &c ,
La Chanson notée doit regarder la page 64.
De l'Imprimerie de Ch. Ant. Jombert,
Qualité de la reconnaissance optique de caractères
Soumis par lechott le