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MERCURE
DE FRANCE ,
DÉDIÉ AU ROI.
SEPTEMBRE. 1758.
Diverfité, c'est ma devife. La Fontaine.
Cochin
Filius inv
BouilionScutp. 1215.
A PARIS ,
CHAUBERT , rue du Hurepoix .
ROLLIN , quai des Auguftins.
Chez PISSOT , quai de Conty.
DUCHESNE , rue Saint Jacques.
CELLOT , grande Salle du Palais .
Avec Approbation & Privilege du Roi.
BIBLIOTHEC
REGIA.
MONACENSIS
AVERTISSEMENT.
LE Bureau du Mercure eſt chez M.
LUTTON , Avocat , & Greffier- Commis au
Greffe Civil du Parlement , Commis au
recouvrement du Mercure , rue Sainte Anne ,
Butte Saint Roch , à côté du Sellier du Roi.
C'est à lui que l'on prie d'adreſſer , francs
de port , les paquets & lettres , pour remettre ,
quant à la partie littéraire , à M. MARMONTEL
, Auteur du Mercure.
Le prix de chaque volume eft de 36 fols ,
mais l'on ne payera d'avance , en s'abonnant ,
que 24 livres pour feize volumes , à raiſon
de 30 fols piece.
Les perfonnes de province auxquelles on
enverra le Mercure par la pofte , payeront
pour feize volumes 32 livres d'avance en s'abonnant,
& elles les recevront francs de port.
Celles qui auront des occafions pour le faire
venir , ou qui prendront les frais du port fur
leur compte , ne payeront , comme à Paris ,
qu'à raifon de 30 fols par volume , c'est- àdire
24 livres d'avance , en s'abonnant peur
16 volumes.
Les Libraires des provinces ou des pays
étrangers, qui voudront faire venir le Mercure
, écriront à l'adreſſe ci - deſſus.
A ij
On fupplie les perfonnes des provinces d'envoyerpar
la pofte , enpayant le droit , le prix
de leur abonnement , ou de donner leurs ordres,
afin que le paiement en foit fait d'avance au
Bureau.
Les paquets qui ne feront pas affranchis ,
resteront au rebut.
Il y aura toujours quelqu'un en état de
répondre chez le fieur Lutton ; & il obfervera
de rester à fon Bureau les Mardi , Mercredi
Jeudi de chaque femaine , après midi.
On prie les perfonnes qui envoient des Livres
, Eftampes & Mufique à annoncer ,
d'en marquer le prix.
On peut fe procurer par la voie du Mercure
, les autres Journaux , ainsi que les Livres
, Estampes & Mufique qu'ils annoncent ,
On trouvera au Bureau du Mercure les
Gravures de MM . Feffard & Marcenay .
Le Nouveau Choix fe trouve auffi au
Bureau du Mercure. Le format , le nombre
de volumes , & les conditions font
les mêmes pour une année ,
Bayerische
Stuntsbibliothek
麻茶
MERCURE
DE FRANCE.
SEPTEMBRE. 1758.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES
EN VERS ET EN PROSE.
VERS
Sur la Mort de M. le Comte de Gifors.
QUELUEL lugubre appareil ? quels cris ſe font entendre
?
Un peuple de foldats & d'illuftres Guerriers ,
Par les pleurs qu'on lui voit répandre ,
Sur un tombeau couvert de fleurs & de lauriers ,
D'un Favori de Mars vient honorer la cendre ?
A iij
6 MERCURE DE, FRANCE.
Dépouillé d'ornement , le front ceint de cyprès
L'Amour , en gémiffant , la regarde , foupire ,
En accufant du fort les injuftes décrets.
Il femble qu'avec lui le tendre Hymen expire ;
La gloire & la vertu partagent fes regrets.
Quels revers imprévus annoncent tant de larmes
Et quel préfage malheureux
Répand dans tous les coeurs ces mortelles allarmes
?
D'un zélé Citoyen , d'un Guerrier généreux ,
Une infenfib'e cendre eft tout ce qui nous reſte ! ..
Cruel jeu du deftin ... que tes coups font affreux !.
Ojour marqué pour nous par le courroux célefte !..
J'adore avec refpect tes décrets rigoureux.
O Dieu d'un oeil armé d'audace & d'impru
dence ,
On ne me verra point , orgueilleux fcrutateur ,
Des fecrets de ta providence
Tenter de pénétrer la fombre profondeur ;
Je craindrois dans tes mains d'allumer le tonnerre
:
Mais en formant Gifors n'avois - tu dans fon
coeur
Verfé tant de vertus , placé tant de grandeur
Que pour le montrer à la terre ?
Ne fit elle pour lui que des voeux impuiffans
Tes mains pour tant d'autres avares ,
Avoient marqué fes jours naiffans
Par l'affemblage heureux des talens les plus rares.
SEPTEMBRE. 1758. 7
Malgré des préjugés le pouvoir dangereux ,
Des vices de la cour il fauva fa jeuneſſe ,
Et ne rougit jamais d'être né vertueux.
Par l'honneur arraché des bras de la molleffe ,
Et du fein des plaifirs qui corrompent les moeurs ,
Bientôt il eût atteint le faîte des grandeurs ,
Et rempli l'Univers du bruit de fa fageffe.
Ennemi d'un honteux & coupable repos ,
Un jour , enchaînant la victoire ,
Aux noms des plus fameux Héros
Il eût égalé fa mémoire,
Dans l'Olympe aujourd'hui tu l'as voulu placer ;
Toi , qui daignas former fes traits à ton image ,
Arbitre des humains , pour le récompenfer
De n'avoir qu'aux vertus confacré ſon bel âge ,
Au milieu des combats porté par fon courage ,
Gifors dans fon printemps voit moiffonner fes
jours !
Couverts d'un éternel nuage ,
Ses yeux à la clarté font fermés pour toujours.
Ce Héros ne vit plus ! ... mais Belle- Iſle reſpire.
Il vir pour fa patrie ; & fes foins déformais ,
Vont rappeller dans cet empire
L'harmonie & l'heureuſe paix ,
Où le plus grand des Rois afpire .
Par M. l'Abbé LEGIER DE JUSSEY.
A iv
8 MERCURE DE FRANCE.
Epitaphe de M. le Comte de Gifors , par
RE
M. Dorly .
EX, heroem ;
Miles, ducem ;
Patria, Spem ;
Europa , virum ;
Humanitas, amicum ș
Amor, conjugem ;
Chariorem filium
Luget chariffimus
Pater.
VERS
A Madame L. C. D. S. en lui envoyant une
Toilette.
Qui je regrette l'âge d'or !
L'homme étoit fimple ; il étoit fage.
La beauté n'avoit point encor
Appris à fe cacher fous un brillant nuage :
De fes graces , de ſes attraits ,
La nature faifoit les frais.
Que ne revient- il , ce bel âge !
Affife fur un gazon frais ,
D'un ruiffeau la glace argentine
Vous retraceroit tous vos traits .
Là , Flore , de ſa main divine ,
Dans vos cheveux femés de fleurs
SEPTEMBRE. 1758 .
9
Mêleroit fes parfums aux plus vives couleurs
Des Amours la troupe enfantine
Draperoit un voile léger ,
Que des Zéphyrs l'aîle badine
Feroit doucement voltiger.
Cette Toilette naturelle
Ne nous cacheroit rien ; vous en feriez plus
belle..
Mais l'âge d'or eft loin de nous ;
L'art veut tout déguiſer : il ré uit en méthode
Ce don fi flatteur & fi doux ,
Ce don de tout charmer , qui n'eft qu'un jeu pour
vous.
Contre une parure incommode ,
En vain la nature s'infcrit :
La laideur inventa la mode ,
Et la beauté même y foufcrit.
Il faut bien que je me ſoumette
A ce pouvoir frivole , & pourtant abſolu;
Recevez donc une Toilette
Comme un meuble très - fuperflu .
Vénus en avoit une , au moins on nous l'affure :
On dit que de s'orner , elle prenoit grand foin.
Je ne fçais fi Vénus eut befoin de parure ;
Mais vous n'en avez pas befoin.
Dans l'art de cacher la nature ,
Gardez-vous bien de l'imiter .
Comteffe , de Vénus euffiez- vous la ceinture ,
Onferoit trop heureux de vous la voir quitter
A Y
10 MERCURE DE FRANCE.
LA FÉE AUX TÊTES ,
CONTE.
Nous fommes dans le fiecle des incrédules
; j'entends tous les jours dire à des
efprits forts qu'il n'y a jamais eu de Fées ,
& nous en fommes entourés : nous les
voyons , nous les admirons , nous vivons
avec elles. Leurs preftiges frappent nos
yeux à tout moment ; elles changent à nos
regards la face des objets ; elles nous donnent
leurs idées , nous tranfmettent leurs
fentimens , nous font oublier ou chérir les
vertus , & nous métamorphofent en des
êtres nouveaux , étrangers à nous- mêmes.
Voilà ce qu'on attribuoit aux Fées ; voilà
ce qu'une jolie femme opere tous les
jours.
Toute jolie femme eft Fée ; malheur à
qui n'eft pas le ferviteur de quelqu'une ,
ce n'est pas pour lui que j'écris.
Ce préambule étoit néceffaire à mon
fujet j'en raconterai avec plus de confiance
l'hiftoire véritable de la Fée aux
Têtes.
Elle étoit voifine du Génie aux lorgnettes.
Celui - ci avoit la vue baſſe . Pour
juger des chofes , il falloit qu'il les vêt de
SEPTEMBRE . 1758 .
II
près. Lorfqu'il les voyoit bien, il ne fçavoit
qu'en penfer ; lorfqu'il vouloit parler , il
ne fçavoit que dire ; lorfqu'il vouloit s'amufer
, il ne fçavoit que faire : c'étoit une
efpece de grand Seigneur , & cela faifoit
un joli voifinage pour la Fée aux Têtes.
Cette jeune Fée , ainfi que bien d'autres
, ne portoit pas fon nom de famille ;
mais elle étoit condamnée à porter le nom
de ce que les femmes avoient coutume
d'être dans fa famille ; & comme elles
avoient toujours été ce qu'on appelle des
têtes , & qu'elle étoit une tête elle -même :
fon nom étoit la Fée aux Têtes.
Si l'on faifoit une loi de ne porter que
le nom de fon caractere , la vanité mettroit
peut-être la vertu à la mode .
La Fée n'avoit point été élevée par fa
mere : on l'avoit confiée à une vieille tante
qui ne voyoit pas clair , de forte qu'elle
alloit dans le monde fur fa parole . Elle
étoit vive , enjouée , aimable , fpirituelle ,
& trop diffipée pour ne pas être fage :
mais comme elle n'en avoit pas l'air , perfonne
n'ofoit rifquer avec elle un engagement
férieux .
Le Génie aux lorgnettes étoit le feul
affez hardi pour en concevoir le projet : il
eft vrai qu'il étoit le feul qui eût une connoiffance
exacte du caractere des fem-
A vj
12 MERCURE DE FRANCE :
mes. Quoiqu'il ne fût qu'un fot , il net
les méprifoit point . En voici la raifon :
fon grand - pere , génie illuftre dans la méchanique
, avoit enchanté une lorgnette
qui n'étoit faite que pour regarder les
femmes elle devenoit lunette d'éloignement
, fi la conduite de la beauté qu'on
obfervoit n'étoit pas irrépréhenfible ; fi là
vertu étoit fans tache , la lorgnette rapprochoit
l'objet. Les efprits mal faits penfent
peut-être qu'elle ne devenoit jamais
lunette d'approche : ils fe trompent.
Le Génie découvrit beaucoup plus de
fageffe qu'on ne fe l'imagine ; mais en
même temps il rencontra fort rarement de
la vertu . Če font deux chofes bien effentielles
à diftinguer. La fageffe confifte à
n'avoir point de foibleffes , la vertu confifte
à n'avoir point de défauts : l'une fe
contente de ne pas faire le mal , l'autre.
n'exifte que lorfqu'elle fait le bien.
Le Génie vit avec fa lorgnette une pro
digieufe quantité de femmes fages , qui
n'étoient pas vertueufes : il n'y eur que la
Fée aux Têtes qui étoit l'une & l'autre fans
que perfonne s'en douât.
Le Génie en étant convaincu , partit par
le confeil de fa mere la Fée Conftante ,
pour aller la demander en mariage . La
jeune Fée ne répondit que par des éclats
SEPTEMBRE . 1758. 13
de rire immodérés . Ma mere , dit il à la
Fée Conftante , dès qu'il fut de retour , ma
propofition a fait grand plaifir à la Fée :
elle n'a pas ceffé de rire. Il faut que je fois
bien amufant ; car je vois que tout le monde
me répond fur ce ton là. Patience ,
s'écria la Fée Conftante avec un air réfléchi
! patience , mon fils , elle y viendra !
La Fée aux Têtes plaifanta beaucoup fur
le Génie , avec la foule d'agréables qui lui
faifoient la cour.
Un jour qu'elle étoit feule , elle alla fe
promener , & porta fes pas vers un beau
champ d'oeillets dont elle fe plaifort fouvent
à refpirer l'odeur. L'haleine fraîche
de Zéphyre vint doucement agiter l'air :
elle vit les ceillers ébranlés par ce fouffle
léger , & diftingua clairement ces paroles :
Ah que d'attraits ! ah qu'elle eft belle !
Qu'il feroit doux de tenir la mort d'elle !
Qu'entend- je , s'écria la Fée ? Quoi ?
des oeillers qui parlent. Hélas ! dit l'ún
d'entr'eux , nous fommes des Amans volages.
La Fée Conftante nous a transformés
en fleur , afin de peindre dans cetre métamorphofe
les agrémens de la féduction , &
fon peu de durée. Quand nous étions fous
une forme humaine , nous éblouiffions &
nous trompions les belles : la Fée , par
34 MERCURE DE FRANCE.
un jufte retour , a voulu que fous cette
forme nous fervions à leur parure , & que
nous en foyons rejettés tout auffi-tôt que
nous ferons fanés.
Eh bien , reprit la jeune Fée avec dépit ,
je vais vous faire remplir votre deſtinée.
Elle en cueillit une grande quantité , &
en forma un gros bouquet. Elle ne l'eût
pas plutôt placé , qu'elle fentit fon coeur
treffaillir : c'étoit un tribut qu'elle payoit
à des Amans qui avoient été volages , mais
qui avoient été aimables , & le bouquet
répéta ces mots :
Ah ! que d'attraits ! ah ! qu'elle est belle !
Ah ! qu'il eft doux de tenir la mort d'elle !
Cette aventure mit la Fée aux Têtes en
garde contre les jeunes gens : mais en s'éclairant
elle devint injufte ; elle fe défia
de tout ce qui lui fembloit aimable : elle
fut plus que jamais inacceffible à l'amour.
Cependant la curiofité conferva des droits
fur elle, & c'eft où la Fée Conftante l'attendoit.
Elle voyoit plus fouvent le Génie : il
n'avoit pas l'air d'un Amant qui dût être
transformé en oeillet. Un jour la converfation
tomba fur les chofes merveilleuſes :
ce n'étoit pas de lui que l'on parloit, Il
fe vanta d'avoir dans fon cabinet une
SEPTEMBRE. 1758. 5
baguette magique , qui avoit la vertu de
rendre tranfparentes les têtes dans leſquelles
il n'y avoit rien. Seigneur , lui dit la
Fée , en avez - vous fait l'expérience fur la
vôtre Madame , répondit-il , je ne fuis,
pas curieux ; d'ailleurs cette baguette
n'auroit aucun effet dans mes mains , le
charme n'aura lieu que dans les mains de
la Beauté qui deviendra ma femme. Et
cette baguette , repliqua la Fée , a - t'elle
auffi la vertu de rendre les coeurs tranfparens
? Non , répondit le Génie ; mais cela
revient au même : la Fée Conftante qui eft
ma mere au moins , tel que vous me
voyez.. Il eft plus aifé , interrompit la
Fée , de s'appeller Conftante , étant votre
mere qu'étant votre femme. Fort bien ,
s'écria le Génie : cette naïveté m'enchante
; j'aime la vérité à la folie. Mais je reviens
à votre demande : ma mere foutient
que , quand il n'y a rien dans la tête , il
n'y a rien dans le coeur , & que c'eft une
erreur de penfer que les fots puiffent être
fenfibles : ils ne font que foibles . Si cela
eft , reprit la Fée aux Têtes , je fçais à
quoi m'en tenir fur votre compte ; mais
le defir d'éprouver la baguette me fait confentir
à vous donner ma main .
Ce confentement n'eft pas flatteur , reprie
le Génie ; mais heureufement , j'ai peu d'aYG
MERCURE DE FRANCE.
mour propre . Il aila chercher la baguette ,
& la remit à la Fée. Ainfi , dit- elle , les têtes
que cette baguette ne rendra pas tranfparantes
feront folides , impénétrables :
nous en tirerons grand parti ; les autres
feront nos jouets.
,
Elle jugea à propos de commencer par
convoquer
les grands : c'étoit un beau
début pour la baguette , les trois quarts
des têtes devinrent plus claires que des
lampes de cryftal. La Fée remarqua que
plus elles étoient groffes , plus ells étoient
vuides. Elle fit l'expérience
fur plufieurs
Médecins on lut d'abord dans leurs têtes
trois formules , & fix bons mots . Elle fe
flatta que la baguette ne feroit rien fur
les têtes de plufieurs Bonzes triftes , que
l'on croyoit fçavans : elle y vit comme à
travers une gaze : elles n'étoient enflées
que de vent ; c'étoient des ballons qui portoient
des vifages .
Elle fit venir les Poëtes ; elle apperçue
qu'excepté cinq ou fix , les têtes des autres
n'étoient que des dictionnaires de
rimes. Elle voulut fe mettre au fait de
ceux qui fe difent connoiffeurs , & qui
jugent avec un ton d'autorité ; elle découvrit
que la plupart de leurs têtes étoient
taillées comme les vores en échos . Elle
alloit finir l'examen , lorfqu'elle diftingua
SEPTEMBRE. 1758. 17
in gros homme important , qui tranchoft
fur tout ; fa tête ne tint pas un moment à
l'épreuve. La Fée y lut ces mots : "Que l'on
nous ferve mes chevaux : à l'Opéra : allons
fouper.
La Fée demanda quel étoit ce Génie.
On lui répondit que c'étoit un Protecteur.
Ah ! ah ! repliqua t'elle ; j'ai entendu parler
de cette efpece : ne font - ce
pas des
gens nuifibles aux talens , parce que n'étant
jamais encenfés que par des hommes
qui n'en ont point , ils cabalent contre
ceux qui en ont en effet ? On lui dit qu'elle
ne fe trompoit pas ; elle fit un Edit pour
exterminer les protecteurs..
Elle crut en même temps devoir faire
un réglement pour la police des Spectacles
, & fe donna le plaifir de l'exécuter
elle-même. Elle fe tint à la porte , & fit
l'ufage de fa baguette fur tous les hommes
d'une taille plus avantageufe que les autres.
Lorfque c'étoient des têtes vuides ( ce
qui arrivoit le plus fouvent ) , elles reftoient
tranfparentes pendant tout le temps
du Spectacle on pouvoit voir à travers
comme par la petite lucarne d'une loge :
ils n'incommodoient pas le fpectateur plus
judicieux & plus petit. Lorfque l'on étoit
grand , & qu'on avoit une bonne tête
on avoit ordre de fe placer au dernier
18 MERCURE DE FRANCE.
rang; par cet arrangement tout le mond
étoit content.
Elle ne fit aucune expérience fur les
femmes. Celles qui font laides ont coutume
d'avoir la tête bien garnie , & celles
qui font jolies l'ont toujours affez bonne
pour tourner celles des hommes . Ah !
pourquoi cette baguette eft- elle perdue ?
que nous verrions de têtes tranfparentes !
Par M. COLINOT.
SEPTEMBRE. 1758.
19
EPITRE
A M. le Marquis de Marigny.
Sujet de l'Epître fuivante .
L'AUTEUR eut occafion de fe trouver auprès
de M. le Marquis de Marigny , à la
fonte de la Statue équestre du Roi , exécutée
le 6 Mai .
Après environ deux heures de préparatifs
, l'opération commença , & ne dura
que quatre minutes & demie : le fuccès
en fut annoncé par un cri de Vive le Roi ,
répété par toute l'affemblée , & fuivi de
trois falves de canon.
L'Auteur dans ce moment , où la joie
étoit peinte fur tous les vifages , vit les
yeux de M. de Marigny mouillés de larmes
; il en fut attendri , & ne put s'empêcher
de lui dire : Qu'il fe fouviendroit auffi
long- temps de fes pleurs , que de leur objet.
La maniere obligeante dont ce compliment
fut reçu , ajoutant l'infpiration à la
ſenſibilité , a donné lieu à ce petit Ouvrage .
20 MERCURE DE FRANCE.
É PÌ TRE.
ES Arts digne Reſtaurateur ,
Sous qui leurs fçavans Coriphées
Erigent d'éternels Trophées
Au Monarque leur Protecteur ,
Près de fon augufte Effigie
Souviens - toi de tous nos tranſports ;
Quand , par les plus heureux efforts ,
Elle naquit de leur magie.
Que ce jour eut pour toi d'attraits ,
Où le métal , encore informe ,
Développant fa maffe énorme ,
De ton Souverain prit les traits {
Tu vis les Vertus empreffées ,
Qu'en lui les Dieux font réfider
A ce grand oeuvre intéreffées ,
Venir enfemble y préfider :
Là font la Douceur , la Clémence y
La Juice , l'Humanité ;
Ici la Force , la Prudence ,
Compagnes de la Majefté .
Tout eft préparé pour la fonte ,
Du grouppe & de fes attributs ;
Par l'Artifte qui les affronte ,
Tous les dangers font prévenus
SEPTEMBRE. 1758. 21
Une troupe intrépide & lefte
Qui s'offre , prompte à le fervir ,
A ralumé le feu célefte
Que Prométhée ofa ravir.
Il meut , il diffout la matiere ,
Qui des fourneaux étincelans
Franchiffant l'étroite barriere ,
S'élance & roule à flots brûlans.
Du contour immenſe du moule ,
Par degrés le vuide eft rempli ;
Dans tous les canaux l'airain coule ,
Et le chef- d'oeuvre eft accompli.
Du fuccès Pinfaillible marque
Change en triomphe un tendre effroi :
Le François connoît fon Monarque
A ces accens , Vive le Roi !
Jufqu'au trône d'un fi bon Maître
Vole cet éloquent refrain ,
Qui fe mêle au bruit du falpêtre ,
Vomi par cent bouches d'airain :
Par trois fois la voûte éthérée ,
Au loin de ce cri retentit ;
Et par trois fois tout l'Empirée
Au voeu de la France applaudit .
Le peuple accourt d'un pas agile ;
Et de l'oeil cherchant fon Héros ,
22 MERCURE DE FRANCE.
鬼
Déja redemande à l'Argille
Le plus précieux des dépôts .
Mais , Marigny , par quel miracle
Vois -je , fur les coeurs fatisfaits ,
Même cauſe , à ce doux ſpectacle ,
Opérer deux divers effets ?
Tout à coup , fur tous les vifages ,
Quand les Ris , enfans du Plaifir ,
Tracent Louis & nos hommages ,
Quel fentiment vient te faifir !
Dans tes yeux l'amour ſe déploie ;
J'y vois Louis mieux exprimé :
Les pleurs qu'en fait couler la joie
Peignent au vif le Bien- Aimé.
DORE , Secretaire de M. le Contrôleur
Général.
SEPTEMBRE . 1758. 23
SECOND DIALOGUE ,
Par M. de Moncrif.
LAIS , DIOGENES.
LAÏS.
Our , le voilà çaptif : il contemple fa chaîne.
Caché , pour être vu , dans fon fameux tonneau ;
Qu'avec joie il faifit ce prétexte nouveau ,
D'étaler fon orgueil & d'exhaler fa haine !
Quel Démon , pour me tourmenter ,
Amene ici ce Diogenes ?
Il me vit dans Corinthe , il me vit dans Athenes ,
Souveraine des coeurs que je voulois dompter ,
Et dans mes fers encor je n'ai pu l'arrêter.
Je veux être l'écueil de ſa fauſſe ſageſſe :
Il manque à mon bonheur de troubler fon repos.
N'ai-je donc pas foumis tant d'aufteres Héros
Dont la vertu vantée impoſoit à la Grece ?
De philofophie hériffé
Ce Cynique eft farouche & non pas infenfible ;
Il ne faut que faifir le foible déguiſé
Par où fon coeur eft acceffible.
Parlons ; ce Tigre altier , qui prit foin de s'armer,
Contre la volupté douce , tendre , durable ,
N'attend peut- être , pour aimer ,
Que l'espoir féduisant de me paroître aimable,
24 MERCURE DE FRANCE.
Tu vois quel coeur je prétends captiver :
O Vénus ! fi fur moi tes graces répandues
Couronnent le projet que je veux achever ;
Je te confacre les ftatues
Que Corinthe à ma gloire a pris ſoin d'élever.
DIOGENE S.
C'eſt vous , Laïs ! hé bien toujours la même
ivreffe
Toujours en fpectacle à la Grece ?
Vous vous applaudiffez d'enchaîner fur vos pas ,
Un peuple efféminé que votre art feul engage.
Combien de ces captifs même ne valent pas
L'éclat d'un fi fot esclavage !
LAÏS .
Si de pareils Amans prétendent me charmer ,
On fçait quel prix j'attache à tous leurs facrifices .
C'est par mépris pour eux que je m'en fais aimér.
J'aime à voir leur orgueil jouet de mes caprices ,
Se plaindre , s'abufer , efpérer , fupplier ;
Et loin de m'applaudir d'un triomphe ſemblable ,.
Je rougirois de leur paroître aimable , -
S'il étoit un autre art pour les humilier.
DIOGENES.
1
Non , non , vous n'êtes point , grace à votre folie ,
Altiere , méprifante avec impunité :
> :
C'eſt vous , Laïs , c'eft vous , qu'un Amant hu
mikėgis turn
S'il aime forblement ou rentré en liberté :)
Dans
SEPTEMBRE . 25 1758 .
Dans la fureur de plaire , un peu d'incertitude
Vous tourmente en fecret , vous coûte des fou
pirs :
Vous avez des Amans toute l'inquiétude ,
Et n'éprouvez point leurs plaifirs.
LAIS.
Contre ce beau portrait injufte & fatyrique ,
On devroit le mettre en fureur.
Quel eft de votre efprit l'afcendant féducteur !
Il mêle un certain charme aux traits dont il nous
pique ;
On ne s'en prend qu'à votre humeur ,
On ne peut vous haïr.
DIOGENES.
L'agréable replique !
Un fat y donneroit. Voilà de votre efprit
L'artificieufe foupleffe :
D'une vérité qui vous bleſſe ,
On ne diroit pas qu'il s'aigrit ;.
Mais ce courroux qu'il diffimule ;
Préfente aux gens , avec habileté ,
Une louange ridicule ,
Qui vous vange bien mieux qu'un difcours em
porté.
Parlons de votre gloire : à la fête nouvelle ,
Vous avez enchanté le Prêtre de Cybelle :
Ce triomphe eft rare & flatteur !
Il vient donc chaque jour, ce galant vénérable ;
B
26. MERCURE DE FRANCE .
Implorer de vos yeux un regard favorable
Car ce grand Sacrificateur ,
Grace au renoncement qu'exige la Déeſſe ,
Un regard eft pour lui la derniere faveur.
Que je voye à vos pieds ce Héros de tendreſſe,
LAIS.
Si vos efpris font réjouis
D'un théâtre fécond en ridicules fcenes ,
Peut être le tonneau du fameux Diogenes
Vaut bien le palais de Laïs.
DIOGENES.
Vous me payez content : Que rien ne vous re
tienne .
J'éclairai vos défauts , vengez-vous aujourd'hui ;
Charmé de découvrir la déraiſon humaine ,
Sans en aller chercher l'exemple dans autrui ,
J'aime autant rire de la mienne .
Laïs. A
Si vous parlez avec fincérité ,
Vous devez trouver en vous-même
Bien des reffources de gaîté !
DIOGENES .
A merveille voilà le ton où je vous aime.
LAÏS.
C'eft fans effort d'efprit. Dites - moi franchement ;
Lorfqu'Alexandre avec empreffement
Vous prévient , cherche à vous connoître ,
SEPTEMBRE . 1758. 27.
D'où vient ce brufque accueil que vous fîtes
roître ?
Entre nous ce ne fut que fauffe vanité .
Votre orgueil fe fentit flatté
D'impofer à l'Afie , en infultant fon Maître.
DIOGENES.
Tout bien examiné , cela pourroit bien être :
Oui , je vois ma ſottiſe .
:
LAïs.
pa
Un peu trop tard peut-être
DIOGENE S.
Sans doute à ce Tyran qui , de fureur épris ,
Réduifoit par plaifir l'univers à la chaîne ,
Je devois déclarer la plus mortelle haine ,
Je n'ai marqué que du mépris.
Voilà mon tort , un tort que rien ne juſtifie.
LAÏS.
Le mépris eft un don de la philofophie ,
Don précieux , qu'on vous voit déployer
Avec un naturel extrême.
Ecoutez un moment , vous l'allez employer.
DIOGENES.
Quel en fera l'objet ?
LAïs.
Moi.
DIOGENES.
Vous.
LATS.
Oui , moi , moi-même.
B ij
28 MERCURE DE FRANCE.
DIOGENES.
Non , cette fauffe gloire où tendent tous vos
voeux
Ce befoin d'infpirer un délire amoureux ,
Ecueil de votre efprit , d'ailleurs fort eſtimable ;
Non , Laïs , connoiffez - moi mieux
Cet excès vous rend à mes yeux.
Ridicule , il eft vrai , mais non pas méprifable.
LAïs .
Vous ne m'obſervez jufqu'ici
Que par le côté favorable..
Si l'ambition d'être aimable
Contre moi vous prévient ainfi ,
Votre mépris va bientôt ſe répandre
Armé des plus cyniques traits,
Laïs ...
DIOGENES.
Hé bien ?
LAÏS.
Reffent un amour bien plus tendre
Qu'elle ne l'inſpira jamais.
DIOGENES.
Laïs , aimer ? Laïs nous berce d'un beau conte !
LAïs.
J'aime. C'eft peu d'aimer ; pour accroître ma
honte ,
Repréfentez-vous bien dans le choix que j'ai fait
( Oa plutôt qu'un deftin funefte m'a fait faire ) ;
SEPTEMBRE. 1758. 19
L'objet le moins formé pour plaire.
Il faut l'avoir connu pour s'en faire un portrait.
DIOGENE S.
Vous allez de Pfyché renouveller l'hiſtoire :
Les plus charmans mortels l'aimerent vainement ;
Et l'Amour qui s'étoit réſervé la victoire ,
Pour la furprendre mieux , n'annonça qu'un ferpent.
LAIS.
Non , je fuis réfervée à de plus triftes chaînes ,
Sous le monftre aujourd'hui l'Amour n'eft point
caché.
DIOGENES.
Hé ! quel eft-il enfin ce monftre ?
LAIS.
Diogenes.
DIOGENES.
Ma foi , j'en fuis la dupe , & n'en fuis point fâché.
LAÏS.
Non , tout n'eſt que trop vrai dans l'aveu qui m'échappe
.
J'aime , & de cet amour la déraiſon me frappe
Car enfin avec vous on dit la vérité .
Autant que votre efprit dans l'univers vanté ,
De la plus haute eftime éminemment s'empare ,
Autant par cette eſtime entraînée en un jour
A vous livrer un coeur qui croyoit fuir l'amour ,
Eft le travers le plus bizarre.
B iij
30 MERCURE DE FRANCE.
DIOGENES.
J'aurois dû le prévoir : ce mêlange affecté
De critique , d'encens , d'art , d'ingénuité ,
M'annonçoit quelque plan de finguliere eſpece :
C'étoit-là le prologue ; & vous jouez la piece :
Le comique m'en plaît beaucoup en vérité.
LAïs.
Que votre injuftice eſt extrême !
Mais elle me fait grace . Oui , ne me croyez pas
Défendez-moi contre moi- même.
Vainement dans mon coeur excitant des combats ,
Par les critiques traits que vous venez d'entendre ,
J'ai voulu vous aigrir , j'ai cru le mieux défendre
Ce coeur. Oui , par pitié , que tout votre mépris
De l'aveu que je fais foit conftamment le prix ;
Car enfin un rayon d'eſpérance flatteuſe ,
Pour jamais je le fens , me tiendroit dans vos
፡
fers:
Avec ce peu d'efpoir , je ferois trop heureuſe
D'aller vivre avec vous dans le fonds des déferts.
DIOGENE S.
Laïs veut m'enlever dans le char de fa gloire ?
Le grouppe fera beau : quel trait dans mon hiftoire
!
Et cependant je n'y puis confentir.
Peut-on être tenté d'une fauffe victoire
Qui finit par un repentir ?
SEPTEMBRE. 1758. 31
LAÏS.
Un refus férieux ? La bonne extravagance !
Si dans les doux aveus que je viens d'employer ,
Ton orgueil a trouvé la moindre vraisemblance ,
Ton orgueil n'eft qu'un fot , tu ne peux le nier..
RÉFLEXIONS
Sur l'Effai des grands Événemens , par les
petites Caufes.
ETUDIER TUDIER l'hiftoire dans le deffein d'y
puifer les principes d'une morale épurée
c'eft le but le plus noble que l'on puiffe fe
propofer lire l'hiftoire pour fuivre la
naiffance , les progrès , la décadence , la
renaiffance des fciences & des arts en général
ou en particulier , c'eft fe former un
plan capable de perfectionner rapidement
fes connoiffances , & qui a déja été exécuté
avec fuccès : « chercher à fe convain-
» cre par une lecture attentive des Hifto-
» riens , qu'au travers des différentes
» moeurs , des différens ufages , des diffé-
» rentes loix , on apperçoit les mêmes ca-
» racteres , les mêmes paffions , les mêmes
foibleffes , les mêmes hommes ; » c'eft ce
qu'avoit femblé promettre l'Auteur de
و ر
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
l'Effai des grands événemens par les petites
caufes ( 1 ) . Mais pâlir fur les livres pour
tirer cette conféquence , peut être inutile ,
"(2 ) que les plus légers motifs excitent les
» hommes aux entrepriſes hardies ... que
» les moindres circonftances renverfent
» des trônes , & c . » ne feroit- ce pas perdre
fon temps ? ne pourroit- on pas mieux
employer fes talens ? Chaque article de cet
Effai eft écrit , il eſt vrai , d'une maniere
intéreffante & agréable . L'expofition eft
courte , préciſe & fuffifante ; la narration
eft facile & rapide ; le dénouement eft
fimple , net , & fuivi de réflexions judicieufes
. Mais l'Auteur ne pêche - t'il pas
dans le plan qu'il s'eft tracé ? ne femblet'il
pas avoir fait plier à ce fyftême tous
les fujets d'hiftoire dont il a voulu l'étayer
ne s'eft il pas déguifé à lui - même.
que la haine , l'amour , l'ambition , l'avarice
& les autres paffions ; que la tendreffe
filiale , l'amour de la liberté , le violement
enfin des droits les plus facrés de
l'hofpitalité , du mariage , du droit des
gens , ont été le plus fouvent les feules
caufes des funeftes malheurs qui ont défolé
la terre ? De cinquante hiftoires qui
compofent la brochure , il n'y en a que
(1) Page premiere.
(2 ) Avertiffement.
SEPTEMBRE. 1758 . 33
·
très peu qui offrent un événement confidérable
occafionné réellement par une
petite caufe. Les autres petits accidens
auxquels l'Auteur attribue de grands événemens
, n'ont été que des caufes fecondes
, des occafions , des prétextes d'exécuter
une action déja méditée en fecret , de
faire jouer une mine depuis long-temps
préparée . Les caufes premieres étoient les
paffions. Otez donc les titres que l'Auteur
a placés à la tête de chaque hiftoire ; fubftituez
en d'autres conformes à la vérité ,
& vous aurez le premier volume d'un livre
curieux , amufant & inftructif. Le Public
en recevroit d'autant mieux la continuation
, qu'elle pourroit fervir à l'inftruction
de la jeuneffe . Des Maîtres , des Profeffeurs
, nourris de la lecture des Auteurs du
fiecle d'Augufte , pourroient traduire en
Latin chaque article du livre , & en faire
faire la verfion en François à leurs éleves ;
leur faire voir enfuite , par la comparaifon
de leur traduction avec l'original
combien ils fe font écartés du bon goût ,
du génie , & des graces de notre Langue ,
dont l'Eſſai de M. Richer eft un excellent
modele. On fupprimeroit alors quelques
phraſes , où le vice refte voilé fous des
images riantes (1 ) . Je reviens au livre.
(1) Comme aux pages 88 , 160 , &c.
B
"
34 MERCURE DE FRANCE.
Voici quelques- uns de ces titres chan
gés ( & l'on en pourroit faire autant de
beaucoup d'autres articles ) , à côté defquels
on met le texte de l'Auteur pour le rappeller
à ceux des Lecteurs qui n'ont point le
livre fous les yeux.
Page 4.
Sémiramis profite
d'un badinage de
Ninus , fon mari ,
Roi d'Affyrie, pour
le faire périr , &
pour s'emparer de
la fouveraine
puiffance
.
Page 11.
L'amour d'Hélene
pour Pâris cauſe
le fiege & la ruine
de Troye
.
Page 25.
Les Décemvirs
exercent la tyrannie
dans Rome ; un
d'entr'eux devient
amoureux d'une
jeune fille qu'il voit
paffer ; cet amour
Texte changé.
Sémiramis ambitieufe
& cruelle , fait
périr Ninus, fon mari
, Roi d'Affyrie ,
profitant de la faute
énorme qu'il a faite
de lui donner fur fes
fujets une autorité
abfolue pendant un
jour.
La perfidie d'Hélene
qui abandonne
fon mari pour fon mari pour fuivre
Pâris , caufe le fiege
& la ruine de Troyes .
L'héroïque fureur
d'un pere qui aime
mieux immoler fa
fille que de la voir
violer par le tyran
Appius Décemvir
excite la vengeance
du peuple Romain
SEPTEMBRE. 1758. 35
eft caufe que les
Décemvirs font
bannis , & que le
Décemvirat eft dédéja
irrité contre la
tyrannie des Décemvirs
) , & occafionne
le rétabliffement des
Tribuns .
La tendreffe de Titus
Antonius pour
fon pere , & fes vertus
admirées des Romains
, le portent fur
le trône des Céfars.
fur
L'Empereur Conftance
eft affez jufte
pour abolir un impôt
qu'un homme & fa
femme n'avoient pu
acquitter qu'aux dépens
de leur honneur.
La cruauté de Frédegonde
la
porte à
faire affaffiner le Roi
Chilperic fon mari ,
pour prévenir la jufte
vengeance de fon impudique
commerce
avec Landry.
truit.
Page 62.
Les attentions
qu'un Citoyen de
Rome a pour fon
ppeerree,, le portent fur
fur le trône des Céfars.
Page 70.
La permiffion
qu'un mari donne
à fa femme de lui
être infidelle , eft
caufe qu'on abolit
un impôt très - onéreux.
de
Page 106.
L'affaffinat
Chilperic , Roi de
France , eft occa
fionné par un coup
de baguette qu'il
donne en badinant
à Frédegonde , fa
femme .
B vj
36 MERCURE DE FRANCE.
de
Page 111.
Une plaifanterie
l'impératrice
Sophie , femme de
Juftinien II , eft
caufe que les Lombards
font une invafion
en Italie , &
s'y établiffent.
L'ingratitude de
Juftinien 11 , & les
mépris de l'Impératrice
Sophie envers
l'Eunuque Narsès ,
portent ce grand Capitaine
à faciliter aux
Lombards une invafion
en Italie , & l'établiffement
d'un Royaume.
Page 115.
Une fille eft enlevée
en Saxe par
des Corfaires ; fa
captivité eft caufe
qu'elle monte fur
le trône de France .
Page 142.
Les Royaumes de
Naples & de Sicile
font établis , parce
que deux Barons
Normands fe battent
en duel.
La beauté & les
vertus de Bathilde ,
du fang royal des
Saxons , la fait monter
fur le trône de
France .
La perfidie des Grecs:
attire la vengeance
des Normands , qui
par leur valeur font
conquête des
Royaumes de Naples:
& de Sicile .
la
Il faut fe borner à ce petit nombre
d'exemples qui juftifient , je crois , affez
ces réflexions. Du refte elles n'ôtent rien
de l'eftime dont on eft rempli pour M. Richer
, déja fi avantageufement connu par
d'autres Ouvrages . AToul, 1758. Le M. A
SEPTEMBRE. 1758. 37
L'ERREUR UNIVERSELLE ,
Morceau traduit du Pere Feijoo , Bénédictin
Efpagnol. Théâtre critique des Erreurs
communes , tome 6.
Si on peint aveugle l'amour en général ,
comment doit- on peindre l'amour- propre ?
Horace , qui étoit doué d'une belle intelligence
, femble n'attribuer l'aveuglément
qu'à ce dernier , du moins lui appliquet'il
, comme par excellence , l'épithete
de Cacus amor fui. ( Liv. 1 , Ode 18. )
Pour moi , fi on veut bien me le permettre
, je dirai que l'amour , pris en général
, n'eſt pas aveugle , ni même l'amourpropre.
L'amour a des yeux ; il voit , & fa
vue n'a d'autre défaut que celui , dont la
vue corporelle la plus perfpicace n'eſt pas
exempte. Qu'arrive- t'il aux yeux corporels
? qu'ils voyent bien les objets à une
diſtance déterminée ; mais fi ces objets font
ou trop éloignés , ou trop proche , ils ne
les voyent point , ou ils ne les voyent que
confufément : il en eft de même de l'amour.
La volonté voit les objets avec les yeux
de l'entendement , ou pour mieux dire *
18 MERCURE DE FRANCE
l'entrel'entendement
lui -même eft comme l'oeil
de la volonté. On ne peut que très- improprement
faire de la volonté une puiffance
aveugle ; c'eft au contraire une puiffance
qui voit ; mais fa vue , ou fa faculté
vifive eft le même entendement. Seroit
on bien fondé à foutenir que l'ame
eft aveugle à l'égard des couleurs , parce
qu'elle les apperçoit feulement par
mife des yeux du corps ?. Qu'importe fi
cette partie du corps eft l'organe de l'ame
pour cet effet : On fe conforme donc à la
raifon , en difant que l'entendement eft la
vue de la volonté , parce que la diftinction
qui fe trouve entre l'ame & le corps n'exifte
pas entre ces deux puiffances . Il n'y a
pas même probablement de diftinction
réelle de l'une à l'autre.
>
Mais comment la volonté voit- elle les
objets avec les yeux de l'entendement ?
Dans la même proportion , en fait d'éloignement
ou de proximité , que
les yeux
corporels. La diftance proportionnelle eft
indifpenfable pour qu'elle les voye clairement
: ni trop loin ni trop près. S'ils font
trop loin , & que refpectivement à la volonté
ils foient confidérés comme totalement
étrangers , elle ne les voit pas bien :
s'ils font affez près pour être contemplés
comme propres , elle les voit mal . Dans
SEPTEMBRE. 1758. 39
ceux- là les perfections lui font cachées ,
dans ceux - ci les défauts. Une diftance
moyenne eft donc néceffaire pour que ni
l'envie ou la jaloufie ne cache ce qu'il y a
bon , ni l'intérêt perfonnel ou la vanité ne
couvre ce qui s'y trouve de mauvais ou de
défectueux .
Cette analogie entre la vue fpirituelle &
la vue corporelle n'eft cependant pas fi
conftante , qu'elle ne fouffre quelque exception
: il y a des hommes qui , avec les
yeux de l'entendement , voyent très- bien
ce qui eft le plus près , qui difcernent clairement
ce qu'il y a de bon , comme ce qu'il
y a de mauvais dans le compatriote , dans
le parent, dans le bienfaicteur, & ce qui eft
encore plus , dans eux - mêmes.
Je dis qu'il y a des hommes qui connoiffent
leurs propres défauts ; mais cette exception
en renferme une autre. Il y a certain
défaut que perfonne ne connoît dans
foi-même. Perfonne ? Non , perfonne :
quel eft- il donc ? Je le dirai en un mot &
fans détour , le défaut d'intelligence . Voilà
pour tous la pierre d'achopement : voilà
la partie où perfonne ne fe connoît foimême
, & c'eft - là auffi où vient fe rétablir
l'analogie propofée entre la vue fpirituelle
& la vue corporelle : les yeux corporels ne
fe voyent pas ; l'entendement ne fe voit
pas lui-même.
40 MERCURE DE FRANCE:
:
Plufieurs connoiffent les défauts de leur
propre corps , quoiqu'ils ne fautent pas ,
comme on dit , aux yeux. Quelques - uns
connoîtront encore les mauvaifes difpofi
tions de leur amne celui- ci n'ignore pas
qu'il eft colere , celui - là timide , cet autre
inconftant mais il ne faut pas s'attendre
que perfonne fe reconnoiffe du côté de
l'entendement. Tous fe font grace fur ce
point , ignorans & fçavans , les uns & les
autres tombent dans le même aveuglement,
quoique d'une maniere différente. Le fot
penfe qu'il est très- fpirituel , & celui qui
a de l'efprit croit en avoir beaucoup plus
qu'il n'en a réellement ; c'eft pour cette
raifon que je donne à cette erreur l'épithete
d'univerfelle. L'erreur univerfelle eft
donc le jugement avantageux & non mérité
qu'un chacun porte de fon propre entendement
: après tant d'erreurs communes ,
découvrons l'erreur générale .
Pour comprendre comment cette erreur
eft univerfelle , il faut d'abord établir pour
premier principe , que le plus ou le moins
de fcience ne fait pas le bon ou le mauvais
entendement . Sçavoir beaucoup c'eft avoir
beaucoup de connoiffances : pour les avoir
il faut les acquérir , & cette acquifition eſt
l'effet d'une bonne mémoire , de l'étude ,
de l'occafion , de la commodité. Il y a
SEPTEMBRE. 1758. 41
'd'excellens entendemens , qui faute de
quelqu'une de ces circonftances ou de toutes
enſemble , font de belles tables d'attente
, très-propres à recevoir les images des
objets , mais tables rafes , fur lesquelles il
n'y a rien , ou tout au plus l'ébauche groffiere
de quelque fujet. Il eft certain qu'un
chacun reconnoît en foi la difette de connoiffances
, par comparaifon avec celles
que les autres poffedent ; ainfi non-feulement
le ruftique avouera qu'il n'eft point
Philofophe , Jurifconfulte ou Hiftorien ;
mais entre ceux -mêmes qui s'appliquent à
ces ſciences , il y en a qui reconnoiffent
fans peine que d'autres y font plus verfés
qu'eux : auffi n'eft- ce pas en cela que confifte
le jugement erroné & univerfel , dont
nous voulons parler : nous le conftituons
uniquement dans la capacité intellectuelle
prife en elle-même.
Mais cette capacité eft encore fufceptible
de bien des diftinctions. Il y a des entendemens
qui font des lynx pour une chofe
, & des taupes pour une autre : il y a
des entendemens profonds , mais tardifs :
il y a des entendemens qui conçoivent bien
& qui rendent mal : il y a des entendemens
qui faififfent parfaitement les idées des autres
, & qui en portent un bon jugement
mais qui d'eux- mêmes ne fçauroient avan-
>
42 MERCURE DE FRANCE:
pre
cer d'un pas dans la route qui leur eft tra
cée. Il y a des entendemens
très habiles à
raifonner
par fophifmes
, mais totalement
dénués de cette perfpicacité
fubftantielle
, folide & néceffaire
pour faifir le point fixe de vérité : il y a des entendemens
qui faififfent
bien le vrai , mais qui ne fçauroient
rien trouver
dans leur pro- fonds pour la conviction
des autres :
il y a des entendemens
qui fe rendent familier
un objet fimple , & qui fe perdent
dans la combinaiſon
de plufieurs
, ou dans les queſtions
complexes
. Il y a une in- finité d'autres
différences
& chacune
peut encore fe diviſer & fe fubdivifer
: ce
qui me rappelle
une réflexion
que j'ai faite
il y a long- temps , & que je propoſerai ici , parce qu'outre
qu'elle n'eft pas étrangere
au fujet , elle peut y trouver place , comme
étant propre à combattre
une autre
erreur commune.
$
Tous , ou prefque tous les hommes, conçoivent
une identité dans les efprits , fi fimple
, fi uniforme , qu'ils s'imaginent que
l'entendement voit au premier coup d'oeil
tout ce qu'eſt un efprit : il leur femble même
qu'un efprit étant vu , tous le font
du moins ceux de la même eſpece , d'où il
réfulte , que ne pouvant contempler dans
les êtres fpirituels cette varieté qui nous
>
SEPTEMBRE . 175 8 . 43
plaît fi fort dans les matériels, ils concluent
que la vue claire des premiers ( qu'on fuppofe
impoffible dans l'état préfent ) ne peut
produire qu'un plaifir de très- courte durée
, fur le fondement que tout ce qu'il y a
à voir , eft vu en un inftant , & que la repréfentation
répétée d'un même objet , qui
n'offre jamais que ce qui a été apperçu au
premier coup-d'oeil , devient en peu de
temps ennuyeuſe . Un défaut de réflexion
eft la cauſe de cette erreur. Si Dieu nous
donnoit la lumiere néceffaire pour voir &
connoître clairement une ame humaine ,
quel théâtre plus varié , plus vaſte que
celui qui s'offriroit à notre entendement !
Quel nombre de diverfes facultés ! Dans
chaque faculté , quelle multitude de différenres
déterminations ! Quelle prodi
gieuſe variété d'inclinations & d'affections
! Il n'y a point de forêt avec autant
de feuilles , que de différences à confidérer
dans chacune des parties que nous
venons de nommer.
Pour rendre ceci plus compréhensible ,
je fais une fuppofition , que je ne penfe
pas que l'on puiffe me nier , fi l'on y
réfléchit . Entre tant de milliers , de milliers
, & de milliers de millions d'hommes
qu'il y a dans le monde , on n'en trouvera
pas deux parfaitement reffemblans ,
44 MERCURE DE FRANCE.
S
ni dans le complexe des inclinations , ni
dans la connoiffance de tous les objets.
Que le lecteur réfléchiffe s'il a jamais vu
deux individus fi conformes dans les affections
, que tout ce qui plaifoit à l'un , plût à
l'autre , ou d'une conception fi uniforme
que le fentiment de l'un ne fût jamais différent
de celui de l'autre ? J'ofe certainement
répondre pour lui que non . Il s'enfuit
delà avec évidence , que la partie intellective
, comme l'appetitive de chaque
homme , comprend un nombre innombrable
de difpofitions diftinctes. Et en effet ,
s'il n'en étoit pas ainfi , il feroit impoffible
, qu'entre tant de milliers de millions
d'individus, le même complexe ne ſe répétât
dans quelques - uns , & même dans plufieurs.
Toute la varieté que nous avons obfervée
dans l'entendement & la volonté de
l'homme , eft moindre que celle que nous
offre l'ample fein de la mémoire , ce fein ,
capable de contenir l'être intelligible de
tout un monde , & même de plufieurs
mondes , & où font contenus actuellement
des milliers de milliers de ces efpeces , que
l'école nomme intelligibles , ou imprimées.
Quel tableau plus augufte , plus vafte
, plus varié que celui qui repréfente au
naturel cette immenfe voûte du Ciel , le
SEPTEMBRE. 1758. 45
corps , le cours , la lumiere de tous fes af
tres , la terre , l'air , l'eau , avec un nombre
innombrable de corps vivans , inanimés ,
élémentaires & mixtes !
Tout ceci , & beaucoup plus qu'il n'eft
poffible de décrire , eft à contempler dans
l'efprit de l'homme , qui fe préfente fi fimple
& fi uniforme à l'entendement commun.
Je m'imagine que fi Dieu nous montroit
fucceffivement tout ce qu'il y a à voir
dans cet efprit , de façon qu'à chaque minute
nous viffions feulement ce qui peut
être l'objet de l'acte le plus précis de l'entendement
, il fe pafferoit bien des centaines
d'années avant que de tout voir. Auffi
fans doute , fi j'avois l'option , je préférerois
la vue claire d'une ame humaine à celle
de tous les êtres vifibles contenus dans le
ciel , la terre , lair & l'eau .
Si je parle ainfi de l'efprit humain , que
dirai - je de l'efprit angélique , dont l'ample
capacité eft proportionnée au degré de fa
perfection , & dont chaque individu , fuivant
la doctrine de S. Thomas , renferme
l'interminable extenfion de l'eſpace ? Je
crois très-fermement , que fi tous les objets
délectables qui font dans le monde , ſe
préfentoient aux fens & aux puiffances
d'un homme dans un inftant & que
dans ce même inftant il pût jouir de tous ,
>
46 MERCURE DE FRANCE.
il s'en faudroit de beaucoup que fon plaifir
égalât celui qu'il auroit de voir clairement
le moindre de tous les efprits angéliques
, & abftraction faite du fujet , la
preuve qui doit le perfuader eft concluante.
Un objet plaît d'autant plus , qu'il eſt
plus beau , plus agréable , & il eft d'autant
plus beau , plus agréable , qu'il eft
plus parfait. Or qui doute que la perfection
réunie de tous les objets fenfibles n'égale
pas celle du moindre des efprits angéliques
Mais voici un bien autre fujet
d'admiration . Si le plaifir de voir un feul
& le plus petit de tous les efprits célestes ,
eft fi grand , quel doit être celui d'en voir
tant de milliers de milliers , dont l'excellence
croît fucceffivement , de façon que
le plus grand eft au plus petit , comme
une montagne à un atome ? O heureux
habitans de la célefte patrie , quelle joie
ne goûtez- vous pas ! O vains amateurs du
monde , que ne perdez - vous pas ! Mais où
m'arrêtai je , tandis qu'il reste encore un
efpace infini jufqu'au comble de la félicité
? O Océan de perfections & d'excellences
! ô Dieu , Souverain des vertus ! ô
Grand Dieu ! ô Dieu des Dieux ! fi telle
eft la joie que procure la vue de tes créatu
tures , qui , quoique très nobles , font enfin
tes créatures , & dont la perfection eft
་
SEPTEMBRE . 1758. 47
infiniment plus éloignée de la tienne , que
le plus vil infecte de la terre ne l'eft de la
premiere intelligence du Ciel , dont la
beauté n'eft que laideur , dont la lumiere
n'eft que ténebres , fi on les compare à ta
beauté , à ta fplendeur ; que fera- ce donc
de te voir toi - même ? .... Sortons , s'il eft
poffible , de l'admiration , & reprenons
notre fujet.
Suppofé donc , comme nous l'avons
infinué ci - deffus , qu'on doit confidérer
dans l'entendement plufieurs facultés diftinctes
; je dis que l'erreur univerfelle n'eft
pas refpectivement à telle ou telle de ces
facultés , & beaucoup moins à toutes enfemble
, mais relativement à une feule , la
plus effentielle , qui eft la droiture du jugement.
Bien des hommes font affez francs
pour convenir que d'autres ont fur eux
l'avantage de comprendre plus promptement
, de difcourir plus facilement , de
s'expliquer plus heureufement , qu'ils ont
plus de génie , plus d'aptitude pour telle
ou telle profeffion , plus d'étendue d'efprit
pour faifir dans un même temps différens
objets , &c. Mais il leur refte toujours
un dernier retranchement , & le plus
important de tous , où ils mettent à couvert
leur amour- propre c'eft la perfuafion
qu'ils jugeront bien des chofes , dès
48 MERCURE DE FRANCE.
qu'elles feront établies dans l'ordre qu'elles
exigent. Voilà le point fur lequel , qui
que ce foit ne veut rien céder. Qu'on cherche
l'homme qui penfe le plus modeftement
de lui- même , il avouera que ce qu'il
fçait eft peu de chofe , qu'il lui faut plus
de temps qu'à un autre pour concevoir
& pour rendre ce qu'il conçoit qu'il
s'explique mal ; & ainfi de bien d'autres
défauts de fon entendement ; mais dans
le même-temps il croira fe faire une injuſtice
, s'il ne pense pas que relativement
aux objets qu'il comprend , perfonne n'en
portera un meilleur jugement que lui , en
lui donnant le temps néceffaire pour les
méditer.
>
La preuve de ce que j'avance eft évidente
, en ce que nous ne voyons pas communément
un homme céder à un autre en
changeant de penſée , relativement aux
faits fur lefquels , après les avoir vus &
revus , il a établi fon opinion . Je dis communément
, pour ne pas nier que cela n'arrive
quelquefois : mais obfervez que même
alors il ne fe rend , que parce qu'on
lui propofe quelque connoiffance nouvelle
, quelque réflexion , ou quelque expérience
qu'il ignoroit , ou à laquelle il n'avoit
point penfé. Ainfi donc il refte toujours
dans la perfuafion , que s'il s'eft trompé
SEPTEMBRE. 1758. 49
.
pé dans le premier jugement , ce n'eft pas
parce qu'il a moins de talent que l'autre
pour bien juger , mais parce qu'il n'a pas
eu les mêmes facilités pour acquérir les
connoiffances qui lui
manquoient , ou le
même bonheur, pour que quelque réflexion
effentielle ſe préfentât à fon efprit.
Je m'expliquerai mieux par un exemple.
Dans cet ouvrage étendu du Théâtre critique
, j'ai convaincu nombre de perfonnes
de bien des maximes contraires aux
fentimens où ils étoient
précédemment fur
différentes matieres .
Quelqu'un d'eux
croit- il pour cela que Dieu m'a donné fupérieurement
à lui cette faculté principale
de l'ame pour bien juger ? Je ne le penfe
pas. ( Le Pere Feijoo avoit raifon de ne le pas
penfer : l'Espagne a été inondée de libelles dif
famatoires contre lui. ) Ils reconnoîtront
bien que j'ai faifi le point de vérité , &
qu'ils étoient auparavant dans l'erreur :
mais fur certains fujets , ils attribueront
cette inégalité à ma plus grande application
à l'étude ; fur d'autres , à la plus grande
facilité de me procurer des livres , &
d'acquérir des connoiffances ; fur celui - ci ,
à l'étude continuelle que j'en avois faite ;
fur celui- là , à mon plus grand bonheur
qui ma offert quelques réflexions auxquelles
ils ne penfoient pas. Tous du pre-
C
2
50 MERCURE DE FRANCE.
mier au dernier , refteront dans l'opinion ,
que s'ils s'étoient trouvés en égalité de circonftances
auffi heureufes , ils auroient découvert
les vérités que je leur ai démontrées
, & qu'ils feroient revenus d'eux- mêmes
des erreurs d'où je les ai tirés.
2
Quelqu'un pourra bien dans une autre
occafion , changer d'avis , fans attribuer la
réuffite de celui à qui il cede , ni au bonheur
accidentel de l'occurrence , ni à une
plus grande application , ni à une plus favorable
commodité de vérifier le fait ; mais
quoique cela puiffe arriver très- rarement
il n'en fera ni plus généreux , ni plus équitable
pour lui accorder un entendement
plus net & plus profond que le fien. Il aura
toujours la reffource de penfer & de dire
qu'une idée vraie & bien rendue ne fuffit
pas pour graduer un entendement , comme
une erreur ne fuffit pas non plus pour
le dégrader : & joignant cette maxime véritable
à la fauffe fuppofition ou à la prévention
, que pour une fois que l'autre faifit
bien , & lui mal , il juge bien dix fois à
fon tour, tandis que l'autre fe trompe auffi
fouvent ; il fe croit toujours en droit de
conclure que l'avantage fubftantiel de
l'entendement eft de fon côté.
C'eft ainfi que les hommes fe trompent
très -fréquemment , & dans bien des cirSEPTEMBRE.
1758 .
conftances
différentes , pour ne pas accotder
une fupériorité
d'entendement à ceux
qui l'ont en effet. Qu'ils lifent ou qu'ils
entendent une maxime bien fondée , une
penfée fpirituelle , un raifonnement
folide
fur quelqu'une de ces matieres , en
quelque forte populaires , & dans lefquelles
tout le monde comprend quelque
chofe par exemple , en fait de coutumes ,
de moeurs , de
gouvernement ou de politique.
Je fuppofe qu'ils n'ont jamais entendu
cette réflexion , cette fentence , cette
maxime ; toutefois dans le moment ils la
faififfent , ils en fentent toute la juſteſſe ,
ils l'adoptent
pleinement. Rendront - ils
pour cela à fon Auteur le tribut d'éloge
qui lui eft dû ? Non , parce qu'il leur femble
qu'ils penfoient d'avance comme lui.
Auffi fe difent- ils
intérieurement , & avèc
la plus grande
fatisfaction de l'amour propre
je n'ignorois pas cela : on ne m'apprend
rien de nouveau . Il fera pourtant
vrai que mille fois peut- être le fujet qui
a donné lieu à cette maxime a été traité
en leur préfence ; que perfonne ne l'avoit
jamais entendue , ni rien d'équivalent ;
que même , s'ils veulent avouer la vérité
, ils n'y avoient jamais penfé euxmêmes.
Eft- ce qu'ils mentent , quand ils
difent qu'ils le fçavoient déja ? Non cer-
Cij
52 MERCURE
DE FRANCE .
tainement ; mais ils fe trompent.
Il faut obferver que fur ces matieres de
la jurifdiction , pour ainfi dire , de tous les
hommes , il n'y a aucune vérité qui ne
foit gravée de quelque façon dans l'entendement
de tous , du moins de ceux qui
ont le jugement bien difpofé , & qui font
doués au moins d'un bon fens naturel ; mais
elle l'eft différemment , fuivant la différence
qui fe trouve entre les mêmes entendemens.
Dans les uns elle eft claire &
diftincte , dans les autres confuſe , & comme
dans un nuage. Dans ceux - ci , elle
eft peinte dans toute fa perfection ; dans
ceux - là groffiérement ébauchée. Elle eſt fi
brillante dans quelques - uns , qu'ils jouiffent
en plein de fa lumiere , & qu'ils peuvent
même la communiquer aux autres ;
elle eft fi fort obfcurcie dans quelques
autres , qu'ils ne peuvent pas l'appercevoir
pour eux- mêmes . Quand donc ces
derniers lifent cette penfée , cette maxime ,
ou qu'ils l'entendent dire à quelqu'un qui
la poffede dans toute fa clarté , la lumiere
que celui- ci leur communique , diffipe les
nuages qui la leur cachoient ; & alors
voyant la vérité au dedans de leur propre
intelligence , ils s'applaudiffent préfomptueufement
de la prétendue connoiffance
qu'ils en avoient , d'où ils tirent la fauffe
SEPTEMBRE. 1758 . 53
conféquence que leur lumiere ou leur pénétration
n'eft point du tout inférieure à
celle de celui qui vient de les éclairer. O !
que ces gens la font dans l'erreur !
Mais cette différence n'eft encore rien.
A peine y a- t'il d'autre fupériorité fubftancielle
d'un entendement à l'autre, que celle
de comprendre l'un clairement , ce que
l'autre n'apperçoit que confufément , & en
ceci la vue corporelle & l'intellectuelle
vont de pair. Si de deux perfonnes qui ont
à une diſtance égale le même objet , l'un
le diftingue très bien , & l'autre ne l'apperçoit
que très - foiblement , nous ne balançons
pas à décider que la vue du premier
eft bonne , & que celle du fecond eft
foible. La même différence ou la même
inégalité fe trouve entre deux entendemens
, dont l'un faifit dans toute fa clarté
le même objet que l'autre n'entrevoit qu'à
travers d'épais nuages , quoiqu'à la même
diſtance pour tous les deux ; j'entends parlà
fuppofer que l'étude particuliere qu'ils
en ont faite , ou les explications qu'ils en
ont reçues foient égales .
Les efprits bornés prennent fouvent le
change , en attribuant cette inégalité de
la faculté intellective à une autre toute
différente , c'eſt- à- dire en s'imaginant que
ce qui eft clarté d'intelligence , n'eft ſeu-
C iij
54 MERCURE DE FRANCE.
lement que clarté d'explication , ce qui
fuivant eux , fait toute la fupériorité. Pour
moi , je penfe en premier lieu ,, que l'avantage
de fe mieux expliquer vient en
plus grande partie de celui de mieux.comprendre.
De deux Peintres qui fçavent
également faire ufage des couleurs , mais
dont la vue eft différente , il eft certain
que , quoiqu'ils ayent à la même diftance le
même objet , l'un le peindra bien & l'autre
mal , par la feule raiſon que la vue de
l'un fera plus claire que celle de l'autre.
Il en eft de même de nos idées. Les paroles
font les couleurs . On peut également ,
& même fupérieurement pofféder fa langue
; cependant nous voyons tous les jours
que cette fupériorité , cette fource plus
abondante de mots , ne fait ni mieux , ni
fi bien rendre nos penfées. Pourquoi ? Par
ce qu'un objet fera toujours mal- peint ,
tant que les yeux de l'entendement ne le
verront pas avec clarté .
Pour ne laiffer aucun doute fur cette
matiere , je demande : Quand quelqu'un
qui écoute , convient que celui qui parle
s'explique admirablement , & qu'il lui accorde
en cela quelque fupériorité fur lui ,
n'eft- il pas vrai qu'il comprend tout de
fuite ce que l'autre dit ? Sans doute , &
cela même qu'il applaudit à fon
c'est
pour
SEPTEMBRE. 1758. 55
élocution. Donc il fçavoit auparavant
l'ufage & la fignification des termes employés
dans la démonftration , & à cet
égard point de différence entr'eux : donc
toute l'inégalité vient de ce que l'un conçoit
mieux que l'autre. Généralement quiconque
poffédant bien la langue , s'explique
clairement à foi - même une chofe ,
l'explique bien à un autre ; & qui ne peut
bien fe la rendre à foi - même , ne peut
bien la rendre à un autre.
Je dis en fecond lieu , que dans le cas
où nous en fommes , il eft certain que l'explication
ne manque pas feulement , mais
encore la connoiffance. Celui- là fe trompe
, qui entendant une réflexion nouvelle
dont il faifit à l'inftant toute la jufteffe ,
croit qu'il fçavoit déja ce qu'on vient de
lui apprendre , parce qu'alors s'éclaircit
dans fon efprit une idée obfcure de l'objet
qu'on lui développe. Il avoit bien l'efpece ,
mais non l'ufage ; il avoit l'idée , mais
concentrée en elle-même. Il lui manquoit
non feulement l'explication externe de
l'objet , mais encore l'interne. Non feulement
il ne pouvoit pas l'exprimer , quoique
poffédant parfaitement les termes propres
, mais encore s'en rendre raifon à luimême.
Qu'il ait donc toute la reconnoiffance
que mérite celui dont la lumiere a
Civ
56 MERCURE DE FRANCE.
tiré fon idée de l'obfcurité , & qui par fa
culture a fait fructifier cette femence enfouie.
Nous avons raiſonné jufqu'ici relativement
aux entendemens bornés. Les mêmes
principes concourent pour que les entendemens
fupérieurs fe trompent également
dans le jugement qu'ils portent d'euxmêmes
, non à la vérité en fe croyant fupérieurs
; car l'étant en effet , il n'y a point en
cela d'erreur : mais en penfant que leur ex-.
cellence eft placée à un degré beaucoup plus
élevé que celui qu'elle occupe réellement.
Pour comprendre qu'il en eft ainfi , il n'y
a qu'à jetter les yeux fur les Ecrivains les
plus célebres de tous les temps. Ceux- ci
étoient fans doute bien perfuadés qu'ils ne
fe trompoient en rien de ce qu'ils metroient
au jour. En effet , s'ils n'avoient pas
porté un tel jugement de quelque partie
de leurs ouvrages , ils ne l'auroient pas
écrite. Malgré cela aucun n'a été affez
heureux pour ne pas errer en quelque
choſe , ſuivant le fentiment unanime des
Sçavans. Donc ils s'eftimoient plus qu'ils
ne devoient ; & qu'on ne me réponde pas
que l'erreur n'eft que du côté des Critiques
de leurs ouvrages . La replique n'eſt pas
recevable , 1 ° . parce que la raifon naturelle
dicte que perfonne ne peut- être juge
SEPTEMBRE. 1758. 57
dans fa propre caufe ; ainfi nous ne devons
pas nous en tenir au jugement des Auteurs
eux - mêmes , mais à l'opinion de ceux
en qui on doit fuppofer les lumieres néceſfaires
pour en décider ; 2°. parce qu'en
accordant que le fentiment de quelqu'un
de ces Auteurs doive prévaloir fur celui
de quelque Critique pris en particulier , il
ne doit pas l'emporter fur l'opinion générale
ou prefque générale des Sçavans ,
étant bien plus vraisemblable qu'un homme
feul , quelque génie qu'il ait , fe trompe
dans fa propre caufe , que plufieurs ,
quoiqu'inférieurs , dans une cauſe qui leur
eft étrangere,
Rendons ceci plus fenfible en remontant
jufqu'aux anciens Philofophes ; & dans
le nombre , ne nous arrêtons qu'à ceux
à qui la primauté de génie eft accordée
d'un confentement univerfel , Platon &
Ariftote. Ces deux hommes étoient fans
contredit doués d'un entendement admirable.
On trouve à chaque pas dans leurs
Ouvrages des traits fublimes , & qui démontrent
une pénétration prodigieufe . Qui
ofera cependant difconvenir qu'il n'y ait
pareillement de grands écarts de l'efprit ?
Ils étoient bien éloignés eux- mêmes de le
penfer. Peut - être préfumoient- ils au contraire
s'élever encore plus au deffus des
Cv
$ 8 MERCURE DE FRANCE.
autres mortels , par la même route où ils
erroient le plus grofliérement , & fur le
fujet qu'il importoit le plus de mieux approfondir
; je veux parler de l'idée de la Divinité.
Tous les deux s'égarerent pourtant
de la façon la plus énorme , quoique par
différens chemins. Que refte - t'il à conclure
qu'univerfellement tous les hommes
apprécient plus qu'ils ne le doivent
leur propre entendement.
Nous avons prouvé le fujet de ce difcours
; mais il ne faut pas paffer fous filence
deux objections qu'on peut nous faire ,
l'une méthaphy fique , l'autre expérimentale
& de pratique. La premiere eft fondée
fur la maxime philofophique que l'entendement
eft réflexible fur lui - même , d'où
il paroît naturel d'inférer qu'il peut connoître
& meſurer fa propre étendue. Cette
maxime au moins doit - elle annuller la
parité propofée ci deffus entre la vue corporelle
& l'intellectuelle ; fçavoir , qu'ainfi
que les yeux corporels ne fe voyent pas ,
l'entendement ne fe voit pas lui- même :
car l'entendement étant réflexible fur luimême
, & les yeux corporels ne l'étant
pas , il n'y a plus de parité.
Je conviens que l'entendement réflé
chit fur lui- même & fur les actes ; mais cela ;;
prouve-t'il que toutes fes réflexions font
SEPTEMBRE. 1758 . 39
vraies & juftes ? Nullement . S'il en étoit
ainfi , il n'y auroit point d'entendement
qui ne connûr fes erreurs , & qui ne les
corrigeât en faifant un acte réfléchi fur le
direct ( que nous fuppofons faux ). Ce qui
arrive très- communément , c'eft que lorfque
l'acte direct eft faux , le réfléchi l'eft
pareillement. Il faut de néceffité que cela
foit , fi après l'acte direct il ne furvient
pas à l'entendement quelque nouvelle lumiere
relative à l'objet ; parce que les mêmes
principes fur lefquels il s'eft fondé
pour former l'acte direct , fubfiftent pour
le porter à penfer, par l'acte réfléchi , que le
premier eft jufte. De- là il s'enfuit avec
évidence que l'entendement erre de même
dans l'idée qu'il fe forme de fa propre capacité
; car croyant que nombre d'actes
d'intelligence font vrais , tandis qu'ils
font faux , il doit croire néceffairement
auffi fa perfpicacité intellective plus grande
qu'elle n'eft.
A l'égard de la parité entre la vue fpirituelle
& la corporelle , j'avoue qu'elle n'eft
pas jufte à la rigueur ; mais elle peut toujours
paffer dans ce qui eft relatif au
fujet que nous traitons. J'ai dit que les
yeux ne fe voyent pas eux- mêmes , non
plus que l'entendement : dans cette feconde
propofition , le verbe voir doit être pris
C vj
60 MERCURE DE FRANCE
ſtrictement , en tant qu'il fignifie une connoiffance
claire , & c'eft cette connoiffance
que je foutiens
que l'entendement
n'a pas
de lui même .
La feconde objection qu'on peut nous
faire eft , comme nous l'avons dit , expéri
mentale. Nous voyons des hommes d'un
grand entendement , & qui toutefois
penfent fi modeftement de leur capacité ,
que bien loin de fe faire grace , ils paroiffent
ne pas s'eftimer fuivant leur mérite.
Donc l'erreur n'eft pas univerfelle .
Je réponds que ce fait fouffre de grandes
reftrictions . La premiere , c'eſt que
le
plus grand nombre de ceux qui paroiffent
penfer modeftement de leur propre intelligence
, n'expriment pas ce qu'ils fentent .
Leur modeftie eft affectée , afin qu'elle
leur procure de nouveaux éloges , bien
fürs qu'elle ne leur fera rien perdre de
l'idée qu'on s'eft formée de leur capacité.
La feconde , c'eft que ceux mêmes qui
penfent réellement avec modération de
leur efprit , forment ce jugement modéré ,
non relativement à cette faculté intellective
, la premiere & la plus effentielle , qui
confifte à bien faifir un objet ( & fur laquelle
nous conftituons uniquement l'erreur
univerſelle ) , mais refpectivement à
d'autres facultés moins fubftancielles , dont
SEPTEMBRE. 1758. 61 .
nous avons parlé ci - deffus . La troifieme
exception regarde les Saints fur la terre ,
qui fans doute penſent humblement de
toutes leurs facultés. Mais ceci eft un effet
de la grace , parconféquent étranger au
fujet de ce difcours , qui ne roule que fur
ce que l'homme juge de lui- même , abandonné
aux forces naturelles de fon
propre
entendement , abftraction faite des fecours
furnaturels de la grace.
Enfin nous difons qu'en accordant qu'il
y ait quelque homme rare , qui , à force
de réfléchir fur lui- même , fe forme une
idée jufte , parfaite & proportionnée de
fon entendement , cela ne détruit pas la
vérité de notre maxime. En effet , nous
ne prétendons pas rigoureufement que
l'erreur dont nous parlons foit méthaphyfiquement
univerfelle : il nous fuffir
qu'elle le foit moralement ; & l'univerfalité
morale n'eft pas détruite par l'exception
de quelques particuliers , entre des milliers
de milliers d'individus.
62 MERCURE DE FRANCE
FANFAN ET COLAS ,
FANFA
FABLE.
ANFAN gras & vermeil , & marchant fans fiq
fiere ,
Voyoit fon troisieme printemps.
D'un fi beau nourriffon Perrette toute fiere ,
S'en alloit à Paris le rendre à fes parens.
Perrette avoit fur fa bourrique ,
Dans deux paniers , mis Colas & Fanfan.
De la riche Cloé celui- ci fils unique ,
Alloit changer d'état , de nom , d'habillement ;
Et peut-être de caractere .
Colas , lui , n'étoit que Colas ,
Fils de Perrette & de fon mari Pierre.
Il aimoit tant Fanfan , qu'il ne le quittoit pas.
Fanfan le chériffoit de même.
Ils arrivent. Cloé prend fon fils dans les bras.
Son étonnement eft extrême ,
Tant il lui paroît fort , bien nourri , gros & gras !
Perrette de fes foins eft largement payée.
Voilà Perrette renvoyée ;
Voilà Colas , que Fanfan voit partir.
Trio de pleurs. Fanfan fe défefpere.
Il aimoit Colas comme un frere ;
Sans Perrette & fans lui , que va-t'il devenir !
Il fallut fe quitter. On dit à la nourrice :
SEPTEMBRE . 1758. 63
Quand de votre hameau vous viendrez à Paris ,
N'oubliez pas d'amener votre fils ;
Entendez-vous , Perrette on lui rendra fervice.
Perrette , le coeur gros , mais plein d'un doux efpoir
,
De fon Colas déja croit la fortune faite.
De Fanfan cependant Cloé fait la ' toilette.
Le voilà décraffé , beau , blanc , il falloit voir !
Plus de fabots ; toquet d'or , riche aigrette.
On dit que le fripon fe voyant au miroir ,
Oublia Colas & Perrette.
Je voudrois à Fanfan porter cette galette ;
Dit la Nourrice un jour ; Pierre , qu'en pense-tu ?
Voilà tantôt fix mois que nous ne l'avons vu .
Pierre y confent ; Colas eft du voyage.
Fanfan trouva ( l'orgueil eft de tout âge ) ,
Pour fon ami , Colas trop mal vêtu.
Sans la galette , il l'auroit ,méconnu.
Perrette accompagna ce gâteau d'un fromage ,
De fruits & de raifins , doux tréfors de Bacchus
Les préfens furent bien reçus :
Ce fut tout ; & tandis qu'elle n'eft occupée
Qu'à faire éclater fon amour ,
Le marmot , lui , bat du tambour ,
Traîne fon charriot , fait danfer fa poupée.
Quand il eut bien joué , Colas dit : C'est mon
tour.
Mais Fanfan n'étoit plus fon frere
Fanfan le trouva téméraire ;
64 MERCURE DE FRANCE.
Fanfan le repouffa d'un air fier & mutin.
Perrette alors prend Colas par la main.
Viens , lui dit -elle avec trifteffe ;
Voilà Fanfan devenu grand Seigneur :
Viens , mon fils , tu n'as plus fon coeur.
L'amitié difparoît où l'égalité ceffe .
M. PAbbé AUBERT.
LETTRE
De Mademoiselle de Barry , à fon Freres
Eleve de l'Ecole Royale Militaire ( 1 ) .
J'APPRENDS 'APPRENDS , mon cher frere , que vous
allez fortir de l'Ecole Militaire pour entrer
dans la carriere des armes. Vous êtes un
des premiers éleves que cette Ecole ait
formés ; & comme étant parmi fes enfans
du nombre de fes aînés , vous allez porter,
des premiers , dans le fein de la patrie les
fruits de cette excellente culture.
Je n'ai eu jufqu'à ce moment que la douce
habitude de vous aimer ; mais je vous
avouerai que je mêle à cet amour un vrai
refpect , quand je me repréſente votre deſzinée
honorable.
(1 ) Je me hâte de publier cette Lettre comme
une haute leçon de vertu , & comme un rare mo¬
dele d'éloquence.
SEPTEMBRE . 1758.
Vous n'aviez reçu en naiffant qu'un nom
& de la pauvreté : c'étoit beaucoup que le
premier de ces dons ; mais la cruelle médiocrité
rend cet honneur bien pefant ; &
qui fçait fi cette fâcheufe compagne vous
auroit permis de vivre & de mourir avec
toute la pureté de votre naiffance ?
Heureuſement pour vous & pour vos
pareils , dans un de ces momens où Dieu
parle au coeur des bons Rois , celui qui
nous gouverne a jetté les yeux fur la pauvre
Nobleffe de fon Royaume ; fon ame
s'eft ouverte au mouvement le plus généreux
; il a adopté fur le champ une foule
d'enfans illuftres & infortunés . Un Edit
plein de grandeur leur a imprimé fa protection
royale , & a confolé par cet appui ,
les mânes plaintifs de leurs peres.
Béniffons , mon cher frere , les circonftances
qui ont fait éclorre un acte auffi
grand dans les premieres années de votre
vie : dix ans plus tard ce bienfait n'eût exifté
que pour vos concitoyens ; mais béniſſons
furtout ces ames vraiment héroïques , qui
ont embraffé & éxécuté un projet auffi noble
& auffi paternel.
Vous voilà donc , graces à cet établiſſement
, muni des leçons de l'honneur le
plus pur , & des plus belles lumieres : votre
éducation a été une efpece de choix par66
MERCURE DE FRANCE.
mi les autres éducations , & l'Etat vous a
prodigué fes foins les plus précieux & les
plus chers. En vérité , mon cher frere , je
confidere avec joie tant d'avantages ; mais
je ne fçaurois m'empêcher de murmurer
un peu contre mon fexe qui , en me laiſfant
fentir toutes ces chofes comme vous
met entre votre bonheur & le mien une fi
grande différence. Suivez donc vos deftins ,
puifqu'il le faut , & augmentez même , j'y
confens , de plus en plus ma jaloufie.
Je ne vous diffimulerai pourtant pas que
votre tâche me paroît un peu difficile : vos
fecours paffés augmentent vos engagemens
, & des fuccès ordinaires ne vous ac
quitteroient peut - être pas. Si les infpirations
du coeur valoient toujours celles de
la raifon , je romprois fans doute le filence
, & je rifquerois auprès de vous les confeils
que l'amitié me fuggere fur votre conduite
& vos devoirs.
1º. Mon cher frere , je me figurerois en
votre place qu'en tout état & en tout temps
je dois être très- modefte , & quoique les
bienfaits du Roi honorent fes plus grands
fujets , je m'en tiendrois dans ce fens fort
glorieux , mais j'irois auffi jufqu'à confidérer
dans ce bienfait ma patrie entiere ,
& je ferois enforte que toute ma conduite
fût l'expreffion de ma reconnoiffance.
SEPTEMBRE. 1758. 67
2°. J'aurois un courage prudent & raffis
; point de tons , point de prétentions ; je
cederois dès que je pourrois defcendre avec
décence ; je voilerois même mes forces , &
je ferois plus touché d'obtenir les fuffrages
que de les contraindre.
3 °. J'aimerois mieux être un homme eftimé
qu'un homme aimable , un Officier
de nom qu'un joli Cavalier , & je prendrois
, fi je pouvois , en talens , la part de
mérite que les François cherchent trop fouvent
en agrément & en amabilité.
4° . Je fuirois les paffions : je les crois
au moins une treve à nos devoirs. Cependant
comme il feroit peu raifonnable d'aller
fur ce point jufqu'au précepte , je ferois
enforte de n'avoir dans mes goûts que
des objets refpectables : c'eſt le feul moyen
de reftituer par un côté ce que l'amour fait
toujours perdre de l'autre à l'exacte vertu .
J'allois mettre quinto , mon cher frere ;
mais la crainte de faire un fermon m'arrête
, & puis , je me perfuade qu'il faut de
courtes leçons aux grands courages . C'eft
ainfi que mon ame fe plaît à parler à la vôtre
, & j'entre à merveille , comme vous
voyez , dans l'éducation que vous avez
reçue .
Il faut pourtant que j'ajoute à mes avis
le pouvoir de l'exemple : je fuis affez heu68
MERCURE DE FRANCE.
reuſe pour le trouver dans notre propre
fang. De tels exemples font , comme vous
fçavez , des commandemens abfolus : je ne
fçais fi c'eft cette raifon feule qui me détermine
à vous les tranfcrire ici ; mais
quand j'y mêlerois un peu d'orgueil , c'eſt
peut- être là toute la gloire de notre ſexe 9
la vôtre confifte à les imiter.
Barry notre grand oncle , étoit Gouverneur
de l'Eucate en Languedoc , fous le regne
de Henri IV . Les Ligueurs l'ayant fait
prifonnier , le conduifirent dans la Ville
de Narbonne , qu'ils avoient en leur pouvoir.
Là on le menaça. de la mort la plus
rigoureufe , s'il ne livroit la Place : fa réponſe
fut qu'il étoit prêt à mourir . Barry
avoit une jeune époufe qui s'étoit renfermée
dans l'Eucate : les Ligueurs la crurent
plus facile à vaincre ; ils l'avertirent du
danger de fon mari , & lui promirent fa
vie fi elle livroit la Ville . La réponſe de la
femme de Barry fut que l'honneur de fon
mari lui étoit encore plus cher que fes:
jours. La grandeur d'ame fut égale de part
& d'autre, Barry fouffrit la mort, & fa femme
, après avoir défendu la Place avec fuccès
, alla enfevelir fa douleur & fa jeuneſſe
dans un Couvent de Beziers , où elle mourut.
Le fils de ce généreux Barry fuccéda à
SEPTEMBRE. 1758 . 69
fon gouvernement ; en 1637 , Serbelloni,
après avoir inveſti cette place , tenta de le
corrompre , & lui promit des avantages
confidérables , s'il embraffoit le fervice des
Efpagnols : l'hiftoire de fon pere fut la
feule réponse que le Général Eſpagnol en
reçut.
Voilà , mon cher frere , deux Barry
qui n'ont point eu d'Ecole Militaire pour
berceau , && qui oonntt ééttéé pourtant bien
grands Fun & l'autre . Souvenez - vous
d'eux , je vous conjure , toute votre vie :
fouvenez-vous en le jour d'une bataille ,
& dans toutes les occafions où il s'agira de
faire bien , & , fi ce n'eft pas affez , de faire
mieux que les autres , car il faut porter
jufques- là fon ambition . Dites- vous fans
ceffe : Je fuis devant les yeux de mes Ancêtres
, ils me voyent ; & ne foyez pas
après cela digne d'eux , fi vous le pouvez.
Ma main tremble en vous écrivant ceci ,
mais c'est moins de crainte que de courage.
Entrez donc , mon cher frere , de l'Ecole
dans la carriere militaire. Portez les armes
que vos peres ont portées , & que ce foit
avec honneur comme eux. Que je vous
trouve heureux d'avoir tant d'obligations
à devenir un fujet diftingué , & de devoir
au Roi votre vie & vos fervices au dou70
MERCURE DE FRANCE.
⚫ble titre de votre maître & de votre pere !
Vous porterez toute votre vie fur votre
perfonne les fignes glorieux de fa bonté ;
mais je fuis fûre qu'on les reconnoîtra encore
mieux à toutes vos actions . Je fuis
certaine encore que vous ne perdrez jamais
le fouvenir de ce que vous devez à
ceux qui vous ont dirigé dans l'Ecole que
vous quittez , & principalement à ce Ĉitoyen
vertueux que fes grandes qualités
ont , pour ainfi dire , affocié à l'oeuvre immortelle
de ce regne. Je vous aimerai alors
de tendreffe & de fierté ; & tandis que
confinée dans un château , je partagerai
ma vie entre les foins de mon fexe & des
amuſemens littéraires , je vous perdrai de
vue dans le chemin de la gloire : vous
cueillerez des lauriers , & votre foeur difputera
aux jeux floraux leurs couronnes. Elle
s'élevera peu à peu à un ſtyle plus noble ,
& fi vous devenez jamais un grand Guerrier
, vous lui apprendrez à vous chanter ,
& vous aurez de fa part un Poëme . Je
meurs d'envie d'avoir quelque jour ce
talent , & vous fentez par ce defir ce que
mon ambition vous demande . Adieu
mon cher frere , pardonnez à ma jeuneſſe
ces réflexions ; mais fçachez- en gré à mon
amitié j'ai voulu vous écrire dans l'époque
la plus importante de votre vie , &
>
SEPTEMBRE. 1758. -71
mon coeur a volé pour cela juſqu'à vous :
c'eft lui qui m'a dicté tout ce que cette
Lettre contient ; il vous aime trop pour
avoir pu fe tromper. Je fuis avec toute
l'amitié poffible , mon cher frere , votre
foeur , C. Barry-de Ceres.
Le mot de l'Enigme du Mercure d'Août
eft Mouchon. Celui du Logogryphe eft
Catéchisme , dans lequel on trouve athéif
me & CC, qui en chiffre Romain font 200 .
ENIGM E.
Ja fuis un Saint. Vous dirai - je mon nom ? E
Non : par humilité je cache ici ma gloire,
Je vous l'ai pourtant dit . N'allez pas dire non.
Vous l'avez fous les yeux , & vous pouvez m'en
croire.
72 MERCURE DE FRANCE.
LOGO GRYPHE.
•
Je fuis d'une humeur noire , & n'ai point de
E
fanté ;
Je fuis malade : enfin voilà ma qualité.
Mais fi tu veux , Lecteur , me difféquer toi -même,
Compte-moi par mes pieds , va jufqu'au quatorzieme
:
Devine tous les mors , amufe ton loifir.
A ma diffection fi tu prends du plaifir ,
Commence par un Dieu , par un Roi , par un
Prince ;
Je les renferme tous avec une Province.
Une ville Normande , une autre dans l'Artois ;
Ce qui forme le brave , un an ,
mois :
un jour , un
Une meſure à vin , une prefque montagne :
Ce qui fait renommer les côteaux de Champagne :
Une voûte de pont , une homme à ponction ,
L'admirable maifon dont la production
Nous fournit à la fois la douceur , la lumiere ;
Je produis des métaux , & n'ai point de miniere :
Ce qui plût à Saül , un poids , une ſaiſon ;
Ce qui fe joint au Duc , fur l'onde une maiſon ;
Un ragoût de cheval , une oeuvre poétique ;
Un bloc à fix côtés , une Ifle afiatique ;
Ce que fentent les gens , lorfqu'on veut les railler ;
Ce
SEPTEMBRE. 1758.
73
Ce qui tient un vaiffeau , quand il vient à mouiller;
Ce que chacun recherche auprès d'une puiffance ,
Le plus petit infecte à notre connoiffance ,
Un autre infupportable à tout le genre humain ;
Ce qui peut t'arriver les cartes à la main ,
Ce qui doit fe trouver dans l'ame d'un arbitre ;
que l'on met toujours en tête d'un chapitre ;
Un ingrédient à fauce , un funebre appareil ;
Ce que tu nommes luftre , un journalier réveil ;
Deux élémens , un vaſe , un grand jour de l'an-
Ce
née ,
Le nom de deux Auteurs de la même lignée ;
La veille d'aujourd'hui , l'égalité du ſec ;
L'épithete qu'on donne à ce Lanternier Grec ,
Ce qu'on ne veux pas être , & ce qu'on defire
être ;
Ce que jette un enfant , quand il commence à
naître .
Avec les pieds que j'ai , tu dois juger , Lecteur ,
Que je peux aller loin ; mais en prolixe Auteur
,
Je crains de te laffer , ainfi prends patience ;
Je vais te mettre au fait du fonds de ma ſcience ,
Si tu peux découvrir celui qui redit tout ,
Ta fçauras quelque chofe avant que d'être à
bout.
D
74 MERCURE DE FRANCE.
CHANSON.
THEMIRE eft loin de ces bocages ;
Chantez , chantez , rivaux jaloux ,
Roffignols , je veux bien écouter vos ramages :
Qu'entends - je quelle voix forme des fans f
doux ?
Thémire vient , Thémire chante :
Refpectez la voix qui m'enchante ;
Brillans Roffignols , taifez-vous.
Mesure.
Thémire est loin de ces boccages, Chantes,
chantes rivauxjaloux , Rossi..
Doux. + F +
gnols Rossignols! je veux
bien é
D.
- couter vos ramages, Rossignols ! Rossi - -
gnols!
F
je veux bien écouter vos ra -
- ma
= ges, vos rama
Récit.
ges Qu'enten's-je quelle
Mesure.
voiceforme des sons si doux? Themire
vient,Thémire chante, respectés la voix qui m'en
chanterespectés la voix
qui m'enchante.
Fort.
D.
Brillans rossignols, brillans rossignols , taisés -
D.
-vous taises-vous, Thémire chan_
plusD.
Ee, Brillans rossignols taises - vous, taisesvous
, taisés vous .
Gravépar Melle Labassée.
Imprimépar Tournelle .
SEPTEMBRE. 1758 .
75
ARTICLE II.
NOUVELLES LITTERAIRES.
Suite de l'Extrait du Voyage d'Italie , par
M. Cochin .
Obfervations critiques fur les Salles de
Spectacle.
THEATRE DE TURIN.
Iz eft fort grand ; la falle des fpectateurs
eft de la forme d'un oeuf tronqué : elle al
fix rangs de loges toutes égales ; elles font
un peu moins grandes qu'à Paris ; on n'y
peut tenir que trois perfonnes de face : les
féparations font des cloifons tout - à - fait
fermées , & un peu dirigées vers le théâtre.
La néceffité de pratiquer un grand nombre
de loges a empêché celle du Roi
d'avoir la hauteur convenable. Elle a la
largeur de cinq des autres loges , & n'a de
hauteur que celle de deux. Elle eft élevée
au fecond rang. Cette grande loge eft"
ronde dans fon plan ; mais il n'en paroît
d'ordinaire que la moitié : l'autre partie
-p 1
Dij
76- MERCURE DE FRANCE.
étant fermée par une fauffe cloiſon que
l'on ôte dans les grandes cérémonies . Derriere
eft une chambre , d'où l'on entend
fort bien les Acteurs , & c'eft prefque le
feul endroit d'où l'on entende , foit que le
théâtre foit trop grand , foit par la rumeur
que fait une multitude de perfonnes qui
parlent dans leurs loges & dans le parterre ,
auffi haut que fi elles étoient chez elles .
Toutes les féparations des loges font ornées
de confoles d'affez bon goût. Le Profcenium
eft fort beau au premier coup
d'oeil ; il eft compofé de deux colonnes
d'Ordre Corinthien , portées par un focle,
& couronnées d'une corniche fans frife ,
qui eft interrompue par une loge ovale.
Les moulures de la corniche font un fronton
circulaire au deffus de cette loge. Entre
les colonnes , il y a deux loges qui ont
le défaut de n'être point à la même hauteur
que celles de la falle , & de ne s'y
point accorder. Deux enroulemens donnent
naiſſance à deux figures , moitié gaîne
, moitié femme , qui font cenfées porter
la partie circulaire qui foutient le couronnement
; mais qui auroient befoin que
quelque chofe les portât elles-mêmes . Elles
font archoutant contre une petite confole
couronnée de l'abaque & des volutes du
chapiteau Ionique. L'Architecte s'eft un
4
SEPTEMBRE. 1758 . 77
péu embrouillé dans fa corniche , l'ayant
voulu faire paroître concave derriere les
figures qui portent les armes ; il l'a contournée
felon l'effet que produiroir la perf
pective dans une chofe ceintrée , quoique
réellement tout cela foit modele fur
une ligne droite. Ces chofes ne peuvent
faire leur effet que d'un point donné , &
font ridicules de tous les autres endroits.
D'ailleurs tout ce couronnement eft compofé
de parties circulaires & d'un fronton
rond ; ce qui eft un manque de goût.
Pour fauver le mauvais raccordement des
loges avec ce profcenium , l'Auteur l'en a
féparé par une draperie réelle , qui fait un
fort bon effet. Cet avant -fcene a plus de
quarante-cinq pieds d'ouverture : tout ce
qui peut être utile à la commodité du
Théâtre a été très- bien prévu . Il eft cependant
fingulier que dans un Théâtre conftruit
avec tant de dépenfe , le plafond
peint dans la falle , & repréfentant une
affemblée des Dieux , foit fi mauvais.
M. Cochin fait au fujet de ce Théâtre
quelques réflexions fur les nôtres . Celui
de Turin eft bien propte , dit - il , à donner
la plus grande idée de ceux qui font conftruits
dans ce fyftême moderne , puifque
c'eft le plus richement & le plus noblement
décoré qu'il y ait en ce genre. Cependant
Diij
78 MERCURE DE FRANCE.
il ne paroît pas qu'il rempliffe entiérement
celle qu'on peut le former d'un beau Théâtre.
Ce n'eft pas par comparaifon avec les
nôtres qu'on peut en juger ainfi , & il vaut
mieux convenir que nous n'avons aucun
lieu qui mérite ce nom ( fi l'on en excepte
celui qui a été nouvellement conftruit à
Lyon ) , que de prétendre juftifier les petites
falles où nous donnons nos fpectacles . On
peut dire néanmoins pour notre excufe que
l'on n'a point encore bâti en France de
Théâtre exprès ; que tous ceux qu'on y voit
ont été conftruits dans des lieux donnés ,
étroits & fort longs, & en cela directement
oppofés à toute bonne forme de Théâtre ,
& contradictoires à leur deftination. On a
donc lieu d'efpérer d'en voir un jour d'une
autre efpece. Cependant malgré la connoiffance
que nous avons , foit des Théâtres
antiques , foit de ceux de l'Italie moderne
, on n'oferoit conclure que fi nous
en conftruifions de nouveaux , il y eut
beaucoup d'Architectes qui vouluffent renoncer
à notre plan ordinaire , tant l'habitude
, quoique reconnue mauvaife , a de
force , & tant ceux que leur mérite & leur
réputation pourroient mettre en état de
dompter le préjugé , ont de foibleffe , lorfqu'il
s'agit de contredire l'opinion vulgaire.
SEPTEMBRE. 1758.
La forme d'oeuf tronqué qu'on voit à
celui de Turin , quoiqu'infiniment meilleure
que notre quarré long , eft cependant
peu agréable & irréguliere . Ces fix rangs
de loge toutes égales , préfentent une uniformité
froide , qui les fait reffembler à
des cafes pratiquées dans un mur. D'ailleurs
certe égalité eft contraire aux regles
du goût , qui exige des proportions variées
dans les maffes principales d'un édifice . La
féparation des loges murées de biais , fait
un effet défagréable, en ce que ce biais n'eft
pas régulièrement dirigé au Théâtre , &
que ce mur ne laiffe à celles des côtés que
quatre places d'où l'on puiffe voir commodément
: mais comme il tient aux ufages
du pays , il eft d'obligation . Les Italiens
conftruifent leuts Théâtres relativement à
leurs moeurs , qui font différentes des nôtres.
Leurs loges font pour eux un petit
appartement où ils reçoivent compagnie.
En effet leurs Opera font fi longs , que fi
l'on ne s'y amufoit d'autres chofes , il feroit
difficile d'y refter fans ennui quatre
heures & plus que dure ce fpectacle. Les
habits de leurs Acteurs font de plus mauvais
goût encore que ceux des nôtres . Non
feulement ils ont adopté la prétendue
grace des panniers , tant aux hommes
qu'aux femmes; mais encore ils en ont
D- iv
So MERCURE DE FRANCE.
augmenté le ridicule en les faifant beaucoup
plus grands , & en les terminant en
bas par une ligne droite ; ce qui préfente
deux pointes qui font un effet très- défagréable
. On fait peu d'ufage des machines
à ces Théâtres , & leur induſtrie fe borne
ordinairement à ajufter une décoration
pendant que l'autre les cache. Les chaffis
avancés font apportés à leurs places par des
hommes , & retenus par une barre qui les
étaye ; néanmoins par la grandeur de leurs
Théâtres , ils préfentent des fpectacles
grands & magnifiques. Le Peintre qui faifoit
alors les décorations , compofoit de
mauvais goût , felon la mode qui eft préfentement
en vogue en Italie , & excepté
quelques unes de pierre grife, qu'il peignoit
alfez bien , le refte étoit peu de chofe. Ils
ont cependant le talent de préfenter beaucoup
de morceaux d'architecture , vus par
l'angle ; ce qui produit un très -bon effet
au Théâtre , en ce que cela fauve la diffi
culté des raccordemens de la perfpective
pour les différens afpects : méthode dont
nous devrions faire un peu plus d'ufage ,
furtout fur nos petits Théâtres. En général
leur couleur eft grife , & ils n'ont pas plus
que nous l'art d'augmenter l'effet de leur
décoration par des parties généralement
ombrées & oppofées à des parties lumineufes.
SEPTEMBRE. 1758. 81
THEATRE DE MILAN.
La falle en eft fort grande ; mais l'avantfcene
en eft fort trifte , & la compofition
en eft nue les pilaftres qui féparent les
loges , ne font que des pilliers fans décoration
, & feulement peints de quelques ornemens.
La nudité de ce Théâtre eft un
peu rachetée par la richeffe intérieure des
loges , qui font tapiffées & éclairées en dedans.
La loge royale eſt trop baffe pour
fon ouverture. Les décorations peintes
étoient affez médiocres : quelques - unes
cependant faifoient d'affez bons effets , &
fortoient de l'uniformité de nos chaffis &
de nos couliffes.
THEATRE DE PARME.
11 eft trop grand pour les fpectacles ordinaires
; mais la penſée en eft fort belle :
il est en demi- ovale ; toute la partie d'enbas
eft en gradins à l'antique jufqu'à pen
près la hauteur de nos fecondes loges . Il
n'y a qu'un rang de loges , & ce rang eft
une galerie ornée de colonnes fimples , à
diftances égales , qui foutiennent des arcs :
elle eft couronnée d'une corniche d'architecture
; au deffus eft un paradis à plufieurs
rangs de bancs ; c'eft le feul théâtre
moderne que l'on voye en Italie , fi l'on
Dy
82 MERCURE DE FRANCE.
en excepte celui de Palladio à Vicence ;
qui foit vraiement décoré d'architecture.
Tous les autres ne font qu'un compofé de
loges égales à fix rangs l'un fur l'autre , qui
ne mérite pas le nom d'architecture. Communément
on n'y voit d'autre ornement
que les piliers qui portent ces loges , & qui
ne font pas fufceptibles d'une décoration
noble . Ce théâtre a le défaut , que pour
ne point prendre trop de place pour les
gradins , on leur a donné à chacun trop
peu d'enfoncement ; il y a une apparence
de tomber en defcendant de l'un à l'autre.
Cette forme ovale eft fans doute la plus
belle pour un théâtre , en fuppofant , à caufe
de nos ufages , l'impoffibilité d'employer
le demi- cercle parfait , comme ont fait les
anciens. Ce grand théâtre avec fes gradins
doit préfenter un coup -d'oeil magnifique :
lorfqu'il eft rempli de fpectateurs , il y en
a un petit pour l'ufage ordinaire , qui n'a
rien de fingulier , & qui eft à la Françoiſe..
THEATRE DE REGIO.
Il eft à la Françoife pour fon plan , qui
eft un quarré long arrondi dans le fond.
Il en differe cependant , en ce que toutes
les loges montent fucceffivement de cinq
pouces en allant vers le fond , & pareillement
faillent de cinq pouces la fuivante
SEPTEMBRE. 1798. 83
plus que la précédente jufqu'au fond. La
commodité qui en réfulte eft peu importante
, & cela eft fort défagréable à l'oeil :
l'ouverture du profcenium eft de trente
pieds.
THEATRE DE MODENÉ.
Ses gradins font en amphithéâtre : il eft
décoré de colonnes qui paffent dans quelques
loges , & foutiennent les autres. Le
profceniam , les tribunes & les portes qui
qui l'avoifinent , font fort bien décorés ; il
ÿ a encore un autre théâtre dans cette Ville
; mais il n'a rien qui le rende reconimandable.
THEATRE DE VICENCE.
Le morceau le plus achevé qu'on voye
de lui ( Palladio ) eft le théâtre fait à l'imi
tation des antiques , dont le plan eft un
ovale coupé fur la longueur , décoré de
gradins & d'une belle colonnade : toute
la partie des décorations où il a voulu mêler
des faillies réelles & de relief , avec des
fayans de perfpective , en font mauvaiſes ;
mais la falle qui contient les fpectateurs ,
eft une belle chofe , & vraiement un madele
pour conftruire un théâtre.
Quoiqu'il puiffe paroître difficile d'alfier
un femblable plan de théâtre à nos ufa-
D vj
84 MERCURE DE FRANCE.
ges , dont nous avons la foibleffe de ne
fçavoir pas nous départir ; il n'en eft pas
moins vrai que celui ci eft le feul qu'on
voye en Italie , qui foit d'une belle forme
& d'une belle décoration , fi l'on n'en excepte
celui de Parme , qui n'en eft qu'une
imitation . C'est une forme très- irréguliere
& très défagréable que celle d'un oeuf tronqué
qu'on a donné à tous ceux d'Italie.
D'ailleurs cette divifion en loges égales empêche
abfolument toute décoration de belle
architecture , & ne préfente qu'un coupd'oeil
femblable à des catacombes , bien différent
de cette magnifique colonnade qu'offre
celui de Palladio.
Quant aux gradins , il n'y a pas de
moyens plus favorables pour contenir beaucoup
de monde en peu d'efpace , & pour
faire que ces perfonnes produifent ellesmêmes
un fpectacle magnifique. Ce demi-
ovale coupé fur la longueur , eft le
moyen le plus fimple & le plus agréable
de mettre prefque tous les fpectateurs en
face des acteurs. On ne peut point faire de
théâtre où tout le monde foit également
bien placé ; mais c'eft par ce plan qu'on
peut approcher le plus près de ce but : il
faudroit fans doute fupprimer de celui de
Palladio les deux murs qui terminent les
gradins , & qui foutiennent les planches
SEPTEMBRE . 1758 . $$
ils font perdre beaucoup de place ; mais
il feroit facile de s'en paffer , & on trouveroit
aisément des moyens de rapprocher
cette idée générale de nos ufages, auxquels
nous fommes attachés , & s'il eft permis
d'en propoſer , ne pourroit- on pas
achever
l'ovale entier , & qu'un de fes grands
côtés fut le profcenium. Si l'on oppofe que
ce profcenium feroit trop large , on peut remarquer
; 1 °. que la grandeur ordinaire
de nos théâtres , dans leur plus grand côté
, donneroit à peine une avant-fcene égale
à celles qu'on voit aux grands théâtres
d'Italie ; 2 ° . que comme à tous les théâtres
il y a des loges qu'on regarde comme
moins commodes , & qui font deftinées à
recevoir les acteurs & actrices des autres
théâtres , on pourroit les mettre dans ces
loges en retour ; que quelque grande que
foit cette ouverture , elle ceffera de l'être
fi on la divife en trois , c'eft- à- dire , une
grande au milieu pour la fcene , & les autres
pour les à parte , à quoi l'on ne fonge
point , & dont le défaut de vraisemblance
détruit toute l'illufion de la piece . Ce prof
cenium étant en 'enfoncement , laiffe la liberté
d'avancer le théâtre , & d'amener
l'acteur au- dedans de la falle , qui d'ail
leurs n'étant pas profonde , mettroit le
fpectateur à portée d'entendre facilement
86 MERCURE DE FRANCE.
partout. Le parterre feroit affez grand pour
affeoir les fpectateurs en tont ou en partie.
Si quelque architecte croyoit que la grande
portée du plafond fût un obftacle à fon
exécution , on pourroit lui confeiller d'apprendre
la charpente en Italie. Nos premiers
théâtres ayant été faits dans des jeux
de paulme , qui étoient fort étroits & profonds
, prefque tous ceux qui en ont conftruits
depuis , ont cru qu'il étoit défendu
de fortir de cette idée ; & en effet nous
fommes fi monotones , que quelqu'un qui
oferoit propofer de les faire plus larges
que profonds , pourroit bien paffer d'abord
pour un infenfé : on s'écrieroit , à quoi
cela reffemble- t'il ? Quoi ? C'eft- là un théâtre
Il fe pafferoit beaucoup de temps:
avant que l'on convînt , malgré l'évidence,
qu'on y entend & qu'on y voit mieux ;
mais on reviendroit enfin de ces préjugés
d'habitude , & par la fuite l'étonnement
feroit qu'on ait pu fupporter fi long- temps
une forme auffi défectueufe que celle que
nous avons jufqu'à préfent donnée à nos
théâtres.
Les articles des Peintres au volume ful
vant.
SEPTEMBRE. 1758 . 87
SUITE de PEffai fur l'Amélioration des
Terres . Seconde Partie.
CI Icı M. Parulo embraffe les vues générales
de l'économie politique.
On pouvoit lui objecter qu'en propo
fant d'employer la moitié des terres en herbages
, il vouloit diminuer la quantité des
grains & retrancher de la fubfiftance des
hommes ; il fait voir 1 °. que dans la nouvelle
diftribution , il y a autant de terres
annuellement employées à produire du
froment que dans la culture actuelle ; 2°.
que fa méthode met en valeur la plus
grande partie de nos terres en friche
qu'ainfi la quantité des grains , loin de diminuer
, augmenteroit au point de fournir
beaucoup au delà de la ſubſiſtance du
Royaume.
La France a au moins 130 millions
d'arpens de furface ; il n'en fuppofe que
60 millions en terres labourables , & il en
employe 24 millions en grain , lefquels à
cinq fetiers l'un portant l'autre ( & c'eſt
les évaluer au plus bas ) , produiront 120
millions de feptiers par an. Il met la po
pulation actuelle à zo millions , & chaque
hommes à trois fetiers , leur nourriture
88 MERCURE DE FRANCE.
annuelle eft de 60 millions de fetiers ; if
en donne 30 millions à la nourriture des
beftiaux , &c. évaluations exceffives l'ane
& l'autre ; il refte encore trente millions
de fetiers de grains , qui feulement à
10 liv. font un revenu de 300 millions.
Mais fuppofons , ajoute- t'il , le produit
de l'arpent de huit à dix fetiers , comme
il doit être , à quelle fomme immenſe en
iroit l'exportation !
Les effets d'une bonne culture font inconcevables
: une acre , c'eſt - à - dire moins
d'un arpent de terrein , a produit en Angleterre
environ 39 fetiers de froment.
Sans calculer d'après de tels exemples ,
il eft certain que fi nos campagnes étoient
bien cultivées , nous ne ferions en peine
que du débit de notre fuperflu , & que
nos plus mauvaiſes années fuffiroient à
nos befoins , au lieu que nous fommes
obligés de tirer prefque tous les ans des
fecours de l'étranger.
L'Auteur paffe à l'article des beftiaux
il obferve qu'il n'y a pas en France la
dixieme partie des moutons qu'il y a en
Angleterre , & que la quantité des chevaux
, des boeufs , &c. n'eft proportionnée
dans le Royaume , ni au territoire , ni à la
population. Or le feul moyen d'en augmenter
le nombre , eft de multiplier les
SEPTEMBRE . 1758. 89
fourrages. Que de foixante millions de
terre labourables , 36 millions foient en
prairies artificielles, ils nourriront, avec les
pailles des grains , deux cens quatre millions
de beftiaux , grands & petits , nombre
prodigieux & d'une valeur immenſe ; &
cela fans compter tout ce qui peut être
nourri dans les montagnes , les bois , les
bas prés , & c. 1
Obfervons cependant que c'eft fur cette
quantité de beftiaux que l'Auteur établit
dans la fuite le calcul du revenu des terres
qui feroient employées en prairies artificielles.
Il fuppofe donc le débit & la vente
de ce furcroit énorme de beftiaux ; mais
ce débit eft il probable ? Le peu de laine
qu'il y a dans le Royaume fe vend difficilement
, & à bas prix . Le luxe qui condamne
les riches à s'habiller de foie , fait
que le bas peuple, furtout le payfan , ne peut
avoir des vêtemens de laine ; les beftiaux
qu'on éleve pour la boucherie font bornés
à la confommation des citoyens aifés : le
bas peuple mange peu de viande ; fes facultés
font trop bornées pour. lui
procurez
ce genre d'aliment ; le payfan plus pauvre
encore en eft totalement privé . Si l'on
fuppofe un commerce extérieur de viandes
falées , on doit fçavoir que c'eft pen
de chofe en comparaifon d'une fi grande
90 MERCURE DE FRANCE.
quantité de beftiaux à débiter . Comment
l'Auteur peut il donc établir l'évaluation
du produit de trente millions d'arpens de
terre , mis en prairies artificielles , fur la
valeur vénale de deux cens quatre millions
de beftiaux ? L'objection jufques - là paroît
fans replique , on peut même l'opposer à
la bonne culture de trente millions d'arpens
de terre en grains , dont les récoltes.
furpafferoient de beaucoup la confommation
de l'intérieur , l'exportation étant défendue.
Auffi M. P. convient-il , que fi on
vouloit continuer de reftraindre par cette
prohibition les avantages de la culture , fa
méthode loin d'être utile , feroit ruineufe
pour les campagnes , parce qu'elle feroit
tomber toutes les denrées en non valeur.
Mais il croit être bien fûr que le gouvernement
plus éclairé aujourd'hui fur les
intérêts du Roi & de la Nation , ne s'oppofera
point déformais au rétabliſſement
du revenu des biens- fonds du Royaume ,
& dès lors l'aifance & la multiplication
augmentant en raifon des progrès de l'agriculture
, on ne doit plus douter de la
confommation des beftiaux : la population
& l'aifance fuffiront pour foutenir la valeur
vénale des productions de l'agriculture
, pour affurer au bas peuple les douceurs
de la vie , & lui faire fupporter le
travail avec courage.
SEPTEMBRE. 1748. 91
Cela fuppofé , l'Auteur répond que , fuivant
fa méthode , les terres ne rendront jamais
moins de trois louis l'arpent l'un
dans l'autre ; mais en les réduifant à soliv .
le produir annuel de foixante millions
d'arpens , les frais non déduits , fera de
trois milliards , fans compter celui des bas
prés , des vignes , des bois , & c. au lieu
que la plus forte évaluation du produit actuel
de la culture en France n'eſt que de
dix- huit cens millions .
L'Auteur propofe la taxe fur les terres
fans aucune exemption , comme beaucoup
moins onéreufe au peuple , & beaucoup
plus avantageuſe à la Nobleffe elle-même ,
que la forme actuelle des impofitions . Il
demande , felon toute juftice , que ces
étendues de bonnes terres que les riches.
employent en jardins fomptueux & en
parcs immenfes , foient impofées au moins
fur le même pied que les champs cultivés
à la fueur de leur front ;
par les pauvres
car , dit- il , le produit de toute terre eft la
bafe naturelle des revenus publics , & tout
terrein perdu en luxe & vaine oftentation ,
loin d'être exempt devroit payer une double
taxe.
Ainfi les foixante millions de terres labourables
étant impofés , & leur produit
étant de trois milliards , la taxe fur le pied
92 MERCURE DE FRANCE.
du vingtieme , en temps de paix , monteroit
à cent cinquante millions , la dixme des
bois , des bas prés , des vignes , des maifons
, & quelques articles des revenus publics
confervés comme étant peu à charge ,
& fans inconvénient pour l'agriculture &
le commerce , produiroient encore plus de
cent millions . Le Roi auroit donc un revenu
de deux cens cinquante millions en
temps de paix , fans incommoder fes peuples
; au lieu du vingtieme , le dixieme
établi en temps de guerre monteroit à
quatre ou cinq cens millions , fomme fuffifante
aux plus grands befoins de l'étar ,
& toute fois charge légere pour le peuple ,
qui payeroit avec joie la dixieme partie de
fes revenus , pour vivre des neuf autres en
paix & dans l'abondance.
M. Patulo prévient quelques objections
qu'on peut lui faire ; 1º . fi la France ne
tiroit plus de grains de l'étranger , que recevroit-
elle en échange de fes fuperfluités ?
2º. le bas prix des grains & des beftiaux
ne feroit- il pas une fuite inévitable de la
furabondance ; 3 ° . quand on en pourroit
exporter une partie & en trouver un bon
débit chez l'étranger , le commerce ne
feroit- il pas interdit aux Provinces de l'intérieur
, par la difficulté du tranfport ? Il
répond 1°. que n'eft jamais que par
SEPTEMBRE. 1758.-
93
néceffité que l'on tire de ſes voifins , 3
qu'il eft de la bonne économie de fſe paſſer
d'eux tant qu'il eft poffible ; 2 °. que la
liberté du commerce foutiendroit le blé à
peu près fur le pied commun de l'Europe ;
qu'en fuppofant même qu'il baifsât un peu,
le peuple cependant bien nourri & bien
vêtu , fans rien tirer pour cela de l'étran
ger , feroit heureux , feroit des mariages .
multiplieroit , &c. & qu'enfin le bas prix
des denrées feroit favorable à nos manufactures
; 3. que les Provinces de l'intérieur
mettant les deux tiers de leurs terres .
en herbages , feroient des beftiaux leur
principal commerce ; qu'au refte , les Provinces
frontieres verfant au dehors , tireroient
du centre de proche en proche ; mais
il eft , dit-il , en France de plus réels obftaclés
à la profpérité de l'agriculture. Ces
obftacles font le découragement général ,
la réunion des fermes en villages , l'inconvénient
des baux trop courts , celui
du mêlange des héritages morcellés , la
négligence des poffeffeurs des grandes terres
, les préjugés & l'obftination des cultivateurs
, & tous les maux qui réfultent
de l'impofition arbitraire des tailles , &
autres charges qui portent fur l'agriculture.
L'Auteur en indiquant le mal tâche
d'en donner les remedes ; mais quelque
avantage qu'il en doiye naître , il est à
94 MERCURE DE FRANCE.
craindre que nous ne foyons long- temps
encore fans nous réfoudre à les employer.
Par exemple , le projet de l'arrondiffement
des terres , & de la diftribution des bâtimens
au centre de chaque ferme, demande
un fiecle pour s'exécuter.
M. Patulo revient fur le débit des
grains , condition effentielle au rétabliſſement
de l'agriculture , & ce point capital
eft fçavamment approfondi . Pour le danger
prétendu de l'exportation , il renvoye à
I'Effai fur la police des grains , à la préface
du Traité de la confervation des grains
par M. Duhamel , & au chapitre 4 des Elémens
du commerce. Quant au produit général
des terres , il fe fonde fur les calculs
de M. Quefnay , fils , dans l'article Grain,
de l'Encyclopédie. En voici les réfultats ,
Etat des prix du bled en France , l'exportation
des grains étant défendue.
Années. Setiers par | Prix du Total par | Frais, tailarpent.
fetier. arpent.
les & fer
mages par
arp. cha
que année.
Abondan. 7
10 liv. 70 74
Bonnes. 32 72 74
Médiocres . S
15 : 71% 74
Foibles.
20 80 74
Mauvaiſes. 3 30 9,0 74
Cinq ans. $ 25 187 1387 370
SEPTEMBRE. 1758. 95
où l'on voit que dans l'année abondante
les frais excedent le produit de 4 liv . & de
2 liv. dans la bonne ; que le cultivateur
ne commence à retirer fes avances que
dans l'année médiocre , & que fon grain
le plus confidérable eft dans la mauvaiſe
année ; ce qui eſt évidemment oppoſé à
l'encouragement de l'agriculture & au
fyftême du bien public.
Etat du prix qu'auroit le bled en France ;
conformément aux effets que produit l'exportation
en Angleterre.
Années. Setiers par Prix du Total par | Frais, tailarpent.
fetier. arpent. les & fer
mages par
arp. chaque
an
née.
Abondan . 7
161. 132 74
Bonnes. 6 17 102 74
Médiocres. 5 18
90 74
Foibles. 4
19 76 74
Mauvaiſes . 3
20 60
74
1440 | 370 Cinq an. 25 |90 |
Ici l'excédent du produit au - delà des
frais , eft le plus fort dans les meilleures
années , & l'intérêt du cultivateur fe concilie
avec l'intérêt de l'état.
96 MERCURE DE FRANCE.
Comparaison de la culture actuelle en France
avec une bonne culture , fuivant l'eſtimation
de M. Quefnay , & dans laquelle
M. Paulo prétend qu'on ne fait pas monter
affez haut les produits de la culture
qu'ilpropofe , foutenus du commerce libre
des grains.
Pour les propriétaires.
Pour la taille &
capitation.
Culture actuelle. Bonne culture.
76,500,000 400, 000, 000
40, 000 , 000 200, 800, 000
Pour les fermiers
Pour la dîme.
Pour les frais.
27 , 000, 000 165, 000, 000
50,000,000 Iss , 000, 000
415 , 000, 000 920, 000 , 000
6.08, 500,000 1840 , 800, 000
920,000,000
Total du produit
avec lesfrais.
Produit & les
frais prélevés . 193,500,000
L'Auteur obferve avec raifon que les
frais reftitués par les récoltes , doivent
être regardés comme des revenus annuels
dans un état , parce que ces frais forment
les gains des Ouvriers de la campagne ,
& que ces gains qui les font fubfilter fe
perpétuent par l'agriculture.
•
Mais comme M. Quefnay n'a fait fes
calculs qu'en fuppofant la culture actuelle
dans fon plus haut degré de bonté poffible,
& que la méthode de M. Patulo y ajoute
de
SEPTEMBRE. 1758. 97
de nouveaux avantages. Celui - ci donne à
fon tour la comparaiſon de la culture actuelle
en France , avec la culture fuivant
fes principes
.
Pour les propriétaires.
Pour la taille &
la capitation.
Pour les fermiers
Pour la dîme.
Culture actuelle. Culture améliorée.
76, 500,000 652, 000 , 000
40, 000, 000 326 , 000, 000
27,000,000
270, 000, nca
50,000,000 252 , 000 , 000 ·
Pour les frais.
415 , 000, 000 1500 , 000 , 000
Produit total. 608,500,000 3,000,000,000
L'efprit fe refuſe à une fi prodigieufe
augmentation ; cependant le fait en exifte
en Angleterre , où le produit des récoltes
eft double du nôtre , quoique le terrein
ne foit que le tiers , & où l'arpent produit
au moins 200 liv . en deux années. L'eftimation
du produit à so liv . l'arpent , eft
donc très - modérée dans le plan d'une
bonne culture . Concluons avec M. Patulo,
que la France poffede un tréfor dans fon
fein , qui mérite mieux d'être exploité
que ceux du Pérou , du Mexique , du
Bréfil ou de Golconde.
COMMENTAIRES fur la Cavalerie , par
M. le Chevalier de Bouffanelle. A Paris ,
chez Guillyn .
E
Staatswibliothek
98 MERCURE DE FRANCE.
S'il eft avantageux pour tous les arts què
leurs principes foient réfléchis & difcutés
avant d'être mis en pratique , il est plus
effentiel encore à l'art militaire qu'on le
raiſonne avant de l'exercer . C'eft-là qu'il
n'eſt plus temps de délibérer quand il faut
agir : c'eft- là que toutes les combinaiſons
doivent le préfenter d'elles - mêmes , && que
dans le choix du meilleur parti , l'efprit
doit voir , comme d'un coup d'oeil , toutes
les raifons pour & contre. Or on ne
peut les avoir ainfi préfentes dans les momens
les moins tranquilles , qu'autant
qu'on a pris foin d'avance de fe les rendre
familieres , & c'eft le fruit que les Militaires
ftudieux peuvent retirer des contef
tations théoriques , qui s'élevent fur les
différentes opérations de leur métier.
Il a paru depuis quelques années nombre
d'ouvrages fur la difcipline & fur la
tactique , qui , dans un degré différent ,
annoncent tous des méditations & des recherches
, l'efprit d'obfervation & de méthode
, le défir de s'éclairer & de communiquer
fes lumieres , l'amour de la patrie
l'émulation de la gloire , & le noble emploi
du loifir.
Parmi ces ouvrages utiles on peut citer
avec éloge celui de M. de Bouffanelle ,
dont voici l'objet en deux mots.
SEPTEMBRE. 175S . 99
M. le Chevalier Folard dans fon Commentaire
fur Polybe , femble méconnoître
l'utilité & les avantages de la Cavalerie
dans une armée , & il demande : Qu'a donc
fait la Cavalerie ? Le livre de M. de B.
eft la réponſe à cette queftion : il eft divifé.
en deux parties. Dans la premiere l'Auteur
réfute les affertions de M. le Chevalier
Folard , & combat fes préjugés contre la
Cavalerie par des réflexions d'autant plus
folides , qu'elles ne font pour la plûpart
que le fimple expofé des faits .
Dans la feconde , il donne un précis fidele
des actions mémorables décidées par
la Cavalerie Françoife depuis la bataille
de Soiffons en 481 , jufques à la bataille
de Dénain en 1712. Ainfi après avoir fait
l'apologie de la Cavalerie en général par
des exemples tirés de l'hiftoire de tous les
peuples & de tous les fiecles , il fait l'éloge
de la Cavalerie Françoife par des exemples
tirés de l'hiftoire de la nation .
Rien de plus fenfé que l'opinion de Vegece
fur l'emploi de la Cavalerie & de l'Infanterie
dans une armée. Si equitatu gandemus
, campos optare debemus ; fi pedite ,
loca eligere angufta , focis paludibus & arboribus
impedita , & aliquoties montofa. C'eſt
à cette opinion que M. de Bouffanelle fe
propofe de ramener les efprits qu'auroit pu ры
E ij
TOO MERCURE DE FRANCE.
égarer le fyftême de M. Folard . Celui-ci
veut que la Cavalerie foit en très- petit
nombre dans une armée , & pour le prouver
il a paffé le but . M. de Bouffanelle demanderoit
qu'elle fût égale en nombre à
l'Infanterie ; il fe réduit cependant à l'opinion
de Montecuculi ; Il faut que la Cavaterie
pefante faffe au moins la moitié de l'Infanterie
, & que la legere ne faffe au plus que
le quart de la pefante.
M. de Bouffanelle fait confifter les avantages
de la Cavalerie dans l'impétuofité du
choc , dans la célérité des marches & des
furpriſes inopinées , dans la promptitude
des manoeuvres , dans l'ufage de l'arme
blanche , & c. Il regrette la pique de l'ancienne
Cavalerie , mais il préfere le fabre ,
tel qu'il eft , à l'arme à feu , qu'il compte
pour très- peu de choſe. « L'Infanterie de
l'Europe & de l'Univers , qui tire le
mieux, eft, dit- il , la Pruffienne : elle ti-
» ra fept cent cinquante mille coups de fu-
» fil à l'action de Czaflau , & il n'y eut pas
» trois mille hommes tués ou bleffés du cô-
» té des Autrichiens , déduifez ce qui a
péri en quatre charges de Cavalerie , que
» de coups de fufil perdus ! M. de Bouffanelle
penfe de l'arme à feu ce que les anciens
penfoient des armes jactiles,
"
ןכ
""
و ر
SEPTEMBRE. 1758. 101
Enfis habet vires , &gens quacumque virorum eſt ,
Bella gerit gladiis . Lucan.
M. Folard prétend que la Cavalerie eft
très-peu redoutable contre de l'Infanterie
bien menée, même dans un pays de plaine .
Qui eft le corps de Cavalerie , quelque
fupérieur qu'il puiffe être , qui ofe fones
» dre & s'abandonner fur une maffe armée
» & ordonnée de la forte ? » dit- il , en parlant
de fa colonne . « Ajoutez encore , dit-
» il ailleurs , les compagnies de Grenadiers
qui peuvent s'introduire dans les efpaces
» des Escadrons , & les chauffer en flanc . »
92
La Cavalerie , répond M. de Bouffanelle
, a fouvent ofé des chofes plus extraordinaires
que l'attaque d'une telle colonne
, & il cite pour le prouver les batailles
de Zenta & de Bellegrade . A l'égard des
Grenadiers , « ils feroient mal , dit- il , de
quitter la colonne , & de s'introduire
» dans les efpaces des Efcadrons : il n'y aura
jamais d'exemple d'une telle impru-
» dence ; ce corps eft auffi fage que valeu-
» reux . 25
M. Folard avance que la Cavalerie refuferoit
de combattre , ou combattroit mal à
pied . M. de Bouffanelle répond qu'elle ne
demande pas mieux , & prouve qu'elle l'a
fait dans bien des occafions avec autant de
fuccès que de valeur : il défire cependant
E iij
102 MERCURE DE FRANCE .
qu'on lui rende la botte forte en y ajou
tant un efcarpin , comme au moufqueton
une bayonnette dès - lors un Eſcadron
mettant pied à terre , & fecouant la botte ,
fait une Infanterie excellente ; dès-lors un
Cavalier démonté dans le combat , au lieu
d'être maffacré , pris ou perdu , fe retire
dans les bataillons , & revient avec eux à
la charge. Pour fentir l'importance de ce
que propofe M. de B. écoutons Montaigne
: « Vous engagez votre valeur & vo-
» tre fortune à celle de votre cheval : fes
plaies & fa mort tirent la vôtre en conféquence.
Son effroi & fa fougue vous
» rendent ou téméraire ou lâche ; s'il a
» faute de bouche ou d'éperon , c'eſt à vo-
>> tre honneur à en répondre . »
"S
و د
fe
M. Folard & M. de Bouffanelle ne font
pas
pas mieux d'accord fur les faits que fur
les principes . La Cavalerie , dit l'un ,
muluplia dans les armées Romaines à
» meſure qu'on négligea l'Infanterie , &
que l'Empire approcha de fa ruine & de
» fa décadence.
30
ވ
» Cette République , dit l'autre , fi fage
& fi militaire , qui profitoit de tout ce
qu'elle voyoit d'utile & d'avantageux
» dans les autres peuples , imita ceux
qu'elle redoutoit ; elle multiplia fa Ca-
» valerie , & dès lors fes armes devinrent
""
SEPTEMBRE. 1758. 103
"
» victorieufes partout . » Il faut avouer
auffi que la Cavalerie Romaine avoit d'étonnantes
refſources , detractifque franis ultro
citioque cum magna ftrage hoftium infractis
omnibus haftis tranfcurrerunt. Liv.
Dec. 9. Il faut avouer même que nous
fommes fort éloignés de l'habileté des
Romains , des Parthes , des Numides , des
anciens Marfeillois, à monter à cheval.
Et gens qua nudo refidens maffilia dorfo ,
Ora levi flectit , franorum nefcia , virgâ.
Mais M. de B. trouve dans la marche & le
choc de la Cavalerie pefante, de quoi compenfer
les avantages de la Cavalerie légere.
Enfin autant M. F. femble perfuadé que
l'Infanterie bien menée eft invincible pour
la Cavalerie , autant M. de B. eft convaincu
qu'elle ne l'eft pas.
Mais après avoir confulté des Militaires
éclairés , je crois pouvoir dire que dans
ces difputes de fimple fpéculation , on n'a
point affez d'égards aux caufes morales &
aux circonftances accidentelles , qui décident
le plus fouvent de la force refpective
des deux armes .
La colonne de M. F. compofée d'hommes
intrépides & de fang froid , feroit
peut-être impénétrable au choc de la Cavalerie
, telle qu'elle eft & qu'elle a été dans
E iv
104 MERCURE DE FRANCE.
M. tous les fiecles. Les exemples cités par
de B. ne prouvent rien contre cette fuppofition
; car on aura toujours à lui repliquer
, ou que la Cavalerie a été fecondée
par le canon , ou qu'elle a mis pied à terre ,
& que dès lors ce n'étoit plus un combat
de Cavalerie , ou que l'avantage du terrein
a décidé de la victoire , ou enfin que fi
l'Infanterie a été rompue , c'eſt par le défaut
de fermeté dans le foldat , non par un
vice de difpofition dans la colonne. D'un
autre côté , fi l'on fuppofe la colonne compofée
d'hommes tels qu'ils font dans la
nature , capables de fe troubler , de s'ébranler
à l'afpect d'une troupe qui fond
fur eux le fer à la main , fur des courfiers
que rien n'épouvante , & qui vont les fouler
aux pieds ; fi l'on fuppofe en même
temps l'efcadron formé en rhombe ou en
coin , dont la pointe eft compofée de foldats
dévoués à la mort par héroïſme ,
comme il y en avoit chez les Romains
ou par religion , comme il y en a parmi
les Turcs , on voit la colonne même de F.
d'abord flottante & bientôt rompue.
Rien n'eft plus facile que de fe donner
l'avantage dans de femblables difputes ,
lorfqu'on fait les hommes tels qu'on les defire
; mais que la fuppofition foit la même
des deux côtés , qu'une Cavalerie intrépide
SEPTEMBRE. 1758. 105
attaque une Infanterie intrépide , l'une &
l'autre livrée à elle-même & à peu près à
nombre égal , fans le fecours du canon , &
fans autre avantage refpectif que celui
qu'elles peuvent tirer de leurs manoeuvres
& de leurs armes ; l'Eſcadron , de quelque
maniere qu'il foit formé , en turme , en
coin , en rhombe , & c. enfoncera-t'il la colonne
? Voilà le problême réduit à ſa plus
grande fimplicité.
Mais comme cette fuppofition ne peut
avoir lieu ; que les meilleurs combattans
ne font que des hommes de part & d'autre
, fujets à fe troubler , à s'effrayer mutuellement
, & que , fuivant la maxime du
Maréchal de Saxe , la principale caufe du
gain ou de la perte des batailles eft dans
le coeur humain , il me paroît bien difficile
de décider dans la fpéculation de ce qui
doit arriver dans la pratique . D'où il fuit
que l'opinion la plus tranchante & la moins
modérée , eft en pareil cas la moins perfuafive
& la plus difficile à foutenir . Je ne
dois pourtant pas diffimuler que les partifans
de M. F , & ceux qui l'ont connu perfonnellement
, prétendent qu'il n'a jamais
penfé ce qu'on lui attribue au fujet de la
Cavalerie ; qu'il en faifoit grand cas
comme il l'a dit lui- même , & qu'on a pris
trop à la lettre quelques traits qui lui font
>
Ev
106 MERCURE DE FRANCE:
échappés dans la fougue de la compofition
& dans l'enthouſiaſme de fa colonne. Ce
qui prouve en effet qu'il regardoit comme
très - redoutable le corps qui devoit attaquer
fon Infanterie , c'eft qu'il a employé
toutes les reffources de fon génie & de fon
expérience à la rendre impénétrable. Ainfi
je regarde la colonne de M. Folard comme
un éloge auffi authentique de la Cavalerie,
que peut l'être le livre même de M. de
Bouffanelle .
TRAITÉ des affections vaporeufes du
Sexe , par M. Rolin , Docteur en Médecine.
A Paris , chez Jean- Thomas Heriſſant
, rue S. Jacques , in- 12 .
Ce Livre annoncé dans l'un des précédents
Mercure , mérite bien que nous
en donnions une idée. Le fujet n'en eft
que trop intéreffant , dans le féjour du
luxe , de la molleffe & des vapeurs.
On dit en plaifantant plaifantant qquuee les vapeurs
font à la mode : rien n'eft plus vrai ni
moins plaifant.
Les Anciens qui n'ont reconnu cette ma
ladie que dans les femmes , l'atribuoient
d'abord aux roulements de l'uterus.
Cette opinion fit place à d'autres qui
en étoient comme les fuites ; on attribua
les vapeurs à un rapport fympathique des
vifceres avec l'uteruss à des fumées qui s'éSEPTEMBRE
, 1758. 107
levolent de cette partie , vers l'eftomac ,
vers la poitrine, &c. La fympathie eft tombée
avec les qualités occultes. Les fumées
ont encore quelque crédit ; mais quel eft
le tuyau par lequel ces fumées s'élevent ?
C'eft-là l'écueil de cette opinion.
Quoique M. Rolin range dans la claffe
des vapeurs les affections mélancoliques ',
dont les hommes font attaqués , il ne confidére
ici cette maladie que dans les femmes
, comme y étant plus fujettes par la
délicateffe de leur organiſation.
*
Non-feulement , dit- il , quelques paffions
, mais toutes les paffions , & tout ce
qui en a le caractere , peut être la cauſe
des vapeurs le mauvais régime , les
excès , les mouvemens de crainte , de
furpriſe & de joie peuvent y contribuer.
:
Dans les vapeurs , certaines paffions fe
manifeftent fouvent ; mais c'eſt un délire
fans conféquence.
:
Les vapeurs font épidémiques & contagieufes
on peut expliquer par- là l'inftitution
des myfteres de la bonne Déeffe
& bien d'autres phénomenes plus récents.
9
On traite légèrement cette maladie ,
& rien au monde n'eft plus férieux . Une
femme en a telle les premiers fymptomes,
on eft tranquille quand on a dit , ce font
de vapeurs. Cependant le mal fait des pro-
Evi
108 MERCURE DE FRANCE.
grès , la malade eft trifte , elle pleure & rit
tour à tour & quelquefois en même- temps ;
on plaifante de fon état fur ces apparences
trompeufes. Les accès deviennent plus
violents encore , elle perd l'ufage des fens ,
fes membres fe roidiffent , quelquefois ils
deviennent inflexibles , fans qu'on s'en apperçoive
par aucun figne extérieur.
Souvent elle paroît être dans un fommeil
tranquille , la couleur eft naturelle , tout
femble annoncer la fanté , dans l'excès le
plus dangereux. Dès qu'on s'apperçoit du
danger , on y apporte de légers fecours.
Mais par dégré les accidents fe multiplient ,
& les moindres maux qui en réfultent
font des langueurs fouvent incurables. Tel
eft le précis du difcours préliminaire de
ce Traité.
"
La premiere partie embraffe la théorie
'des vapeurs ; elle eft divifée en trois Section
: dans la premiere , l'Auteur établit le
caractere général des affections vaporeufes
, qu'il regarde comme les fymptomes
de différentes maladies , qui fe manifeftent
par des mouvements irréguliers & convulfifs
du genre nerveux ; il indique les fignes:
de ces affections quelquefois fubites , fouvent
annoncées ; mais ces fignes font affez
vagues les fymptomes font plus marqués
, & le tableau en eft effrayant. M.
Rolin entre dans le détail des fymptomes
SEPTEMBRE. 1758. 100
internes & externes de cette maladie , tantôt
fimple , tantôt compliquée ; & dans ce
dernier cas il propofe un moyen qui ne lui
a jamais manqué. Je comprime , dit - il ,
avec la main , la région épigaftrique , ( an
deffous du nombril ).
S'il furvient des bâillemens réitérés ,
jufqu'à ce que la compreffion ceffe , on
doit être affuré que la maladie eft compliquée
avec un principe vaporeux.
Il nous prévient fur les foibleffes qui
précédent les attaques , & qui ont duré
quelquefois deux jours avec une privation
totale de fentiment .Véfale voulut difféquer
le corps d'une femme , qui étoit dans une
pareille fyncope ; elle fe plaignit vivement
à la premiere incifion. Afclepiade
s'approchant du corps d'une femme qu'on
portoit au tombeau , reconnut qu'elle n'étoit
qu'en fyncope; l'Auteur dit avoir retardé
, dans une circonftance toute femblable
, les funérailles d'une fille qui fe rétablit
quelques heures après.
On peut confondre les attaques de vapeurs
, avec d'autres maladies . M. Rolin en
donne les marques diftinctives . Par exentple
, les attaques d'épilepfie partent foutvent
de quelque partie du corps , du pied,
de la main , &c. celles des vapeurs , viernent
par fuffocation. Dans l'épilepfie on re
conferve jamais le fentiment ; on en a fou110
MERCURE DE FRANCE.
vent dans les accès vaporeux. Après les at
taques d'épilepfie, on eft plongé dans le fom
meil, on refte longtemps abattu, pâle, défi
guré ; après les vapeurs on reprend fes fens ,
fa couleur naturelle & fes forces prefque
dans le même inftant. C'en eft affez pour
détruire le préjugé qui attache aux vapeurs
un foupçon d'épilepfie.
Dans la feconde Section , M. Rolin remonte
aux caufes éloignées des affections
vaporeuſes. Ces caufes font les vices de tempérament
; les maladies héréditaires ; l'air ,
l'abus des alimens, des boiffons & du tabac ;
la vie fédentaire , le retardement , la fupref
fion, la furabondance des évacuations ; les
paffions de l'ame dans leurs excès.
La troifieme Section traite des cauſes
immédiates des vapeurs , telles font la fenfibilité,
l'irritabilité
du genre nerveux , les
vices des liquides , les obftructions
, les
fuppreffions
& les pertes. L'Auteur s'étend
fur les obftructions
; il en obferve les caufes
& les effets dans chacun des vifceres ,
& pour chaque liquide en particulier
;
le fang , la bile , & c. Le dernier chapitre
où il développe
le méchanifme
du tiffu
cellulaire , & la filtration du fuc nerveux
dans ce tiffu , acheve de nous convaincre
que les affections
vaporeufes
font prefque.
toutes caufées par des obftructions
.
Dans la feconde partie , dont la diftriSEPTEMBRE.
1798.
bution répond à celle de la premiere , il
prefcrit la cure de ces affections dont il
vient d'indiquer les fignes , les fymptomes
& les principes.
Dans la premiere Section il donne les
moyens de prévenir les attaques ; ces
moyens tendent à calmer le genre nerveux
, à faire diverfion à fes irrégulari
tés , à en arrêter le progrès par des ligatures
, par une contention oppofée , &c.
Il paffe à la cure des fymptomes généraux :
tout ce qui peut changer les faulles directions
du genre nerveux doit être mis en
ufage , & l'Auteur entre ici dans un détail
approfondi. Il obferve que dans les Indes
Orientales, on guérit les femmes attaquées
de vapeurs , en les plongeant dans de l'eau
froide , ou en leur en jettant fur la tête
fans qu'elles en foient prévenues. Si cela
ne réuffit pas , on les fuftige avec des verges
, & par ce moyen l'on s'affure de leur
guérifon .
Il y a des fymptomes dangereux qui
exigent les fecours les plus prompts , & M.
Rolin les indique . Il finit par la cure des
fymptomes des vapeurs compliquées avec
d'autres maladies , comme la petite vérole
, la fievre maligne , l'afthme , &c.
Dans la feconde Section , il donne les
moyens de prévenir les effets des cau112
MERCURE DE FRANCE.
.
fes éloignées , dont il a fait le détail.
Le premier de ces moyens eft de former
de bons tempéramens , & il en prefcrit
la méthode à commencer par le regime
des meres pendant leur groffeffe , regime
qu'on a trop fouvent la cruauté de
négliger. On n'eft guere plus attentif au
choix du lait que l'on fait fuccer à fon enfant.
Ces deux articles , philofophiquement
traités , feroient le fujet d'un bon livre.
L'éducation phyfique , le choix de l'air
& de l'eau , l'ufage des aliments & des
boiffons de toute efpece , font au nombre
des préfervatifs que M. Rolin nous propofe.
Il finit par l'article important des paffions
de l'ame qu'il nous invite à tempérer.
Hoc opus , hic labor eft.
La troifieme Section prefcrit la cure
des caufes prochaines , de la fenfibilité &
de l'irritabilité des nerfs , de leur délicateffe
& de leur débilité , que l'on a fouvent
& mal- à propos confondues l'une
avec l'autre ; de la furabondance , de la denfité
& de l'épuisement du fang , des obftructions
en général , & de chacune en
particulier. Telle eft l'économie de cet ouvrage
, très-utile fans doute , s'il eft auffi
exact dans les principes , qu'il me femble
profond dans les recherches , clair & précis
dans les détails.
SEPTEMBRE. 1758. 113
OBSERVATIONS fur la Nobleffe & le:
Tiers Etat , par Madame *** . Amſterdam.
Dans la difpute qui s'eft élevée depuis
peu entre deux Auteurs eſtimables fur cette
queftion : S'il falloit permettre ou interdire
le commerce à la Nobleffe, Madame ***
fe plaint qu'on a oublié de mettre dans la
balance les intérêts de la roture . Elle repréfente
que cet ordre de Citoyens , réduit
à un plus petit nombre , en fera plus avili ;
que le Commerçant roturier fera humilié
lui-même de fon aſſociation avec le Commerçant
noble , ſon égal par état , & fon
fupérieur par la naiffance. Elle attaque
avec beaucoup de chaleur les préjugés &
les abus politiques , dont elle ne trouve
l'excufe , dit- elle , ni dans la nature , ni
dans la raifon , ni dans les effets qu'ils
produifent. Mais elle avoue que la réforme
abfolue n'en peut être qu'idéale . Rien
de plus idéal en effet que la fociété d'hommes
fages , modérés , équitables qu'elle
raffemble , & auxquels elle diftribue leurs
fonctions & leurs récompenfes. Elle en
exclut les avantages héréditaires , & il y a ,
comme on fçait , bien des chofes à lui op.
pofer. Je me borne à une feule obfervation
fur la réponſe du nouveau Platon de
Madame *** à cette maxime reçue , qu'il
114 MERCURE DE FRANCE.
.
faut récompenfer les peres dans leur poftérité.
Il faut donc , dit- il , fuivant ce principe
» fixer des penfions à toutes les familles
» deſcendues d'un Chef qui s'eft diftingué
» dans fa profeffion . Or quel eft celui qui
» veut donner feulement la valeur d'une
»montre au fils d'un excellent Horloger ,
fi ce fils ne travaille plus , ou travaille
mal ? Cependant comme les honneurs
font le falaire des uns , & l'argent celui
» des autres , il feroit dans la même regle
» de fubftituer l'argent comme on fubfti-
" tue les honneurs. »
"
C'eſt- là précisément ce qui arrive , répondrai
je au Philofophe Législateur que
Madame *** fait parler : on ne donne point
de penfion au fils de l'Horloger habile ;
mais on lui donne la fortune que fon pere
a acquife par fon travail . Je dis qu'on la
lui donne ; car fans la loi de fucceffion qui
l'en établit propriétaire , cette fortune
rentreroit dans la maffe commune de la fociété.
On doit donc auffi laiffer au fils les
honneurs acquis par fon pere . Ces hon
neurs font la fortune d'une claffe d'hommes
généreux , qui font profeffion de fe
dévouer pour l'état .
Il eſt bien vrai que la loi de fucceffion
pour les biens , eft plus effentielle à l'ordre
& au repos de la fociété , que la loi de fuc1
SEPTEMBRE. 1758. LES
ceffion pour la Nobleffe ; mais l'une &
l'autre eft loi de convention.
Du refte , les honneurs de cérémonial
attachés à la Nobleffe , font très - diftincts
de l'honneur perſonnel . Celui - ci ne ſe
rranfmet point du pere au enfans . Ainfi
la décoration & l'ignominie , les déférences
& le mépris , ne font pas chofes incompatibles
.
Madame *** en revient à la conftitution
réelle des chofes . Pourquoi , dit- elle , fe diffimuler
le vice qui dérange les anciens refforts
( du corps politique ) ? Pourquoi en
fubftituer de plus dangereux encore ? Pourquoi
n'ofe t'on toucher les véritables cordes
d'une main fûre , adroite & légere ?
ود
Qui ne verra , en y réfléchiffant , qu'un
" pays où le luxe feroit modéré , où l'agricul
» ture feroit en vigueur , où l'efprit militaire
feroit excité , où les moeurs feroient pures ,
» n'auroit pas befoin d'appeller la nobleffe
» au commerce pour la conferver elle mê-
» me , d'humilier la roture en ne laiffant
» rien entre elle & la nobleffe , enfin d'a-
» vilir les grands en confondant leurs égaux »
» avec leurs inférieurs . "
Mais le difficile eft de réaliſer cette fuppofition
. Un luxe modéré , des moeurs pures.
Avec cela , que ne feroit- on point. « Avec
du fer , du pain, & de l'honneur, le Fran
116 MERCURE DE FRANCE.
"çois fera content. » Rien n'eft plus noble
que ce fentiment dans le coeur d'une Françoife.
Cependant l'on a attaché la confidération
aux richeffes , & l'opprobre à la
pauvreté. C'eſt de quoi fe plaint Madame
*** , mais comment y remédier ? L'opinion
eft une Reine bien difficile à détrôner.
Après avoir fait fentir le danger d'ouvrir
à la nobleffe la voie du commerce ,
Madame *** conclud que les roturiers qui
ſe ſentent du courage , du zele , des lumieres
fervent & foient ennoblis , rien n'eft fi
jufte ; mais par la même équité , que les
nobles qui commercent dérogent.
Sans entrer dans cette difpute que deux
hommes pleins de talens & de connoiffances
ont épuifée , & dans laquelle Madame
*** fe mêle encore avec fuccès , j'obferverai
feulement qu'en parlant du commerce
& du luxe , on ne diftingue pas
affez 1 °. le commerce productif du commerce
de détail & de commiffion . Celui -la
eft une fource de richeffes ; celui - ci une
fimple commodité. L'un demande toute la
protection du gouvernement , pour s'étendre
, l'autre a beſoin d'être reſtraint à caufe
du nombre d'hommes qu'il occupe & qu'il
enrichit en pure perte pour l'état . 2 ° . Le
luxe de diftinction qui marque les. rangs ,
du luxe contagieux qui fe communique
SEPTEMBRE. 1758. 117
dans toutes les claſſes de la fociété. Le premier
n'oblige perfonne ; le fecond dégénere
en befoin univerfel. L'un ne fait que
confommer & répandre les revenus des
grands propriétaires ; l'autre épuife toutes
les familles des citoyens , & détourne de
leur véritable application les richeſſes reproductives
de l'induftrie & du commerce.
Le luxe de diftinction a toujours exifté , &
l'on n'a eu garde de le détruire ; car il a
toujours fallu tirer les revenus des mains
des riches poffeffeurs ; le luxe de mode ne
s'eft introduit que depuis un fiecle . C'eſt
celui- ci qu'il feroit important d'extirper ,
ou de limiter, s'il étoit poffible ; mais l'excès
de ce luxe a des avantages apparens auxquels
on n'aura peut- être jamais le courage
de renoncer,
Un mal qui n'eft qu'un mal efttoujours
facile à détruire : mais un mal d'où réfulte
un bien aura toujours des partifans , & en
attendant qu'on ait pefé toutes les raiſons
pour & contre , il arrive au point d'être
néceffaire par les liaifons qu'il contracte
avec les refforts de l'état . Du refte quoique
je n'ofe rien décider fur les principes de
Madame *** , je ne puis qu'applaudir au
zele courageux dont elle eft animée , à la
vivacité , à la précifion de fon ſtyle , mais
furtout au mérite rare d'occuper fi bien for
loifir.
118 MERCURE DE FRANCE .
'
LA Religion révélée poëme , par M. de
Sauvigny. L'Auteur annonce d'heureuſes
difpofitions pour la poéfie , de l'imagination
, de l'oreille , de l'élévation dans les
idées , de la nobleffe dans l'ame ; mais fon
âge m'autorife à lui dire que fon ſujet n'a
été ni affez profondément réfléchi , ni travaillé
avec affez de foin. On doit fe confulter
long temps avant que d'entrer dans
une carriere auffi vafte & auffi épineufe.
Un Poëme fur la Religion naturelle peut
être un tiffu de fentimens & d'images .
Tous les principes en font fimples , toutes
les conféquences faciles . C'eſt une Théologie
des fens que la poéfie peut manier ,
mais la Religion révélée eſt un labyrinthe
pour la raifon. L'efprit fe perd dans fes
myfteres ce n'eft point un fujet qu'on
puiffe effleurer dans un Poëme didactique.
Dès qu'on le traite il faut l'approfondir, &
ce n'eft pas trop de la meilleure dialectique
& de la méthode la plus rigoureuſe ,
fuivre l'incrédulité dans ſes détours ,
pour
& l'éclairer dans fes ténebres . Le ton le
plus convenable au merveilleux de la révélation
, eft celui de l'enthouſiaſme & , en
général , depuis Lucrece jufqu'à nous , je
ne connois point de Poëme dogmatique
fatisfaisant pour un Philofophe.
Sans m'attacher au fond de celui- ci , je
SEPTEMBRE. 1758 ,
1
119
me contenterai d'en citer quelques traits ,
quia nnoncent le talent du jeune poëte , &
je co mmence par l'invocation.
O Mortel ! toi , qui fçus embellir la raiſon ,
Manier à ton gré le compas de Newton ,
La plume de Salufte & la lyre d'Homere ,
O fublime Prothée ! ô ſéduiſant Voltaire !
Par amour pour toi -même & pour la vérité ,
J'éleve jufqu'à toi mon vol précipité.
Amour de la vertu , tu fis naître mon zele ;
Arme-moi de tes traits , couvre-moi de ton aîle
Echauffe mon efprit , & prête à mes accens
Cet art heureux qu'il a de captiver les fens ?
Puiffe- tu me donner le talent plus utile ,
Qui fubjugue le coeur , & rend l'efprit docile.
Voici comme il peint l'ambition dans la
naiffance :
Quel Monftre furieux forti des noirs abîmes ,
Aux humains confternés vient apporter les crimes
?
L'envie eft dans fon coeur , la fureur dans fes
yeux ,
Et la fierté s'affied fur fon front orgueilleux :
L'homme en devint l'efclave ; il eut
befoin du frein des loix.
Il faut donc qu'avec foin des bornes foient prefcrites
120 MERCURE DE FRANCE.
A ce coeur qui franchit ſes premieres limites ,
A ce coeur que l'orgueil nourrit de fon poiſon ,
Et qui comme un tyran regarde la raiſon.
Dieu donna donc fa loi aux hommes ;
mais bientôt l'hypocrifie prit la place de la
piété.
Auprès du fanatiſme & de la frénéſie ,
D'un air humble & contrit paroît l'hypocrifie ;
Qui ne voulant avoir
Commande à l'univers , & fait trembler les Rois.
arme que
pour
fa voix ,
Quant aux négligences de ftyle que l'on
peut reprocher à l'Auteur , je ne les attribue
qu'à une compofition précipitée : les
vers bien faits font en affez grand nombre
dans ce Poëme , pour me perfuader qu'il
laiffer dépendoit de l'Auteur de n'en pas
de mauvais mais ce qui exige encore plus
fon attention , c'eft l'analogie des images ;
heureuſement cela ne demande que la réflexion
d'un efprit jufte. Rien n'étoit plus
facile à éviter , par exemple , que cette difparate
:
Du crime triomphant le germe empoisonné .
&
On voit d'un coup d'oeil que le germe
le triomphe n'ont aucun rapport ; que l'Auteur
eût dit :
Du crime renaiffant le germe empoisonné ,
l'image
SEPTEMBRE. 1758. 121
l'image feroit claire & jufte. Pour attribuer
un germe au crime , il faut l'annoncer
comme une plante , ainſi du reſte.
La même brochure contient un fecond
Poëme à la louange des Editeurs de l'E₁ cyclopédie.
L'auteur y rend juftice à leurs
moeurs & à leurs principes . Mais la chaleur
avec laquelle il s'éleve contre les délateurs
qui ont voulu les noircir , fait trop d'honneur
à la calomnie.
L'AMI des Hommes , quatrieme partie.
L'Avant- propos de ce volume eft un
dialogue entre l'ami des hommes & un
Surintendant , qui fait depuis long- temps ,
dit-il , le métier , où deux & deux ne font
pas quatre. Il eft aifé de l'en croire à fa
maniere de raifonner. Il ne peut fe perfuader
que les hommes foient freres , il
veut des efclaves. L'ami des hommes lui
en accorde . Le ftupide Surintendant regarde
le peuple comme une bête de fomme.
L'ami des hommes le lui paffe encore ;
mais il tâche de lui faire entendre qu'au
moins faut- il le nourrir & ne pas l'accabler
fous le faix . La conclufion de ce dialogue
eft que
la plus dure politique doit avoir
foin des pauvres . Le Mémoire fur les Etats
Provinciaux , qui parut il y a quelques
années , eft la bafe de cet Ouvrage . Mais
F
122 MERCURE DE FRANCE.
l'Auteur a cru qu'il falloit d'abord établir
les principes généraux de toute adminiftration
, pour s'affurer , dit - il , de n'avoir
rien négligé de tout ce que la prudence
exige avant que de propofer une nouveauté.
Tout fe tient dans la machine politique
, & pour développer nettement un
feul des refforts , il eft bon de jetter un
coup d'oeil fur l'organifation entiere .
La convention tacite du travail de
>
l'homme quelconque , eft l'efpoir d'en recueillir
les fruits . L'intérêt eft donc le premier
lien de la fociété ; l'intérêt particulier
eft la bafe de l'intérêt général . Mais
cette union d'intérêts particuliers ne peut
fubfifter , fi chacun d'eux n'eſt contenu par
l'autre comme les pierres de la voûte
dont le poids fait la folidité . Pour former
une fociété permanente , il faut un intérêt
permanent . L'intérêt le plus permanent eft
la propriété. La fociété n'a donc pas de
lien plus fort , ni plus durable . Mais du
goût de la propriété fuivent le defir de la
conferver & celui de l'étendre , defirs qui
fe combattent d'homme à homme ; ces
conteftations ne peuvent être accordées
que par la force ou l'arbitrage. La force eft
la diffolution ou la rupture de la fociété ;
l'arbitrage établit un Juge , commencement
de l'autorité. Les principes de fa décifion
SEPTEMBRE. 1758. 123
paffent, en regles , racines des loix. Ces
regles font promulguées & reconnues équitables
, commencement des loix. Ces loix
font déformais des Juges muets , & leur
protections fuffiroir à la propriété , fi les
hommes étoient fages ; mais la cupidité
eft partout la plus forte , elle a befoin d'un
frein qui la retienne , qui la dirige , & qui
lui ferve de point d'appui ; ce frein eſt le
gouvernement. Le gouvernement a deux
qualités inhérentes , l'équité & la force.
La force ne doit venir qu'à l'appui de l'équité.
Dans le fens oppofé , elle eft tyrannie.
La violence a détruit , & n'a jamais
fondé. La tyrannie conquérante peut fouler
aux pieds l'ordre , mais en paffant : fi elle
s'arrête , elle ne fubfiftera que par l'ordre ,
& en raifon de l'ordre.
L'Auteur vient à la marche & aux gradations
de la propriété publique . La choſe
publique eft un tiffu de chofes
particulieres
, & chacun s'habitue à regarder ce tout
comme fien ; il eft donc vrai , conclut l'Aureur
, que le penchant à la propriété peut
être le lien de
l'attachement d'un citoyen
à la chofe publique : en effet , la chofe
publique eft d'une part la force réſultante
de la réunion des propriétés , & de l'autre
la force
confervatrice des propriétés ellesmêmes.
( Voilà une grande & belle idée ! )
Fij
124 MERCURE
DE FRANCE .
Je ne connois , ajoute-t'il , que deux fortes
de gouvernement , l'un folide & profpere ;
c'est celui qui tend au refpect & au maintien
de la propriété ; l'autre périffable &
malheureux , c'eft celui qui attaque &
viole la propriété . De ce principe établi , il
paffe aux différens points de l'organiſation
de la fociété , qu'il divife en deux branches
; l'adminiftration
qui créée , & la
fubminiftration
qui régit . L'une & l'autre
eft confiée au gouvernement , & le gouvernement
eft la clef de la voûte. Il contient
tout , & n'affaiffe rien . L'Auteur
établit pour principe , « qu'en proportion
» de ce que le gouvernement
fe refferre
» fur un petit nombre de têtes , il perd
» de fa force & le corps politique de fa
» folidité. " Mais cela doit s'entendre de
l'autorité dérivée , non de l'autorité primitive.
Celle - ci ne doit réfider qu'en un
feul , quelle que foit la conftitution politique
dans une République même , l'état
gouvernant ne doit être qu'un . Si l'autorité
primitive eft partagée , elle eft détruite.
Quant à l'autorité dérivée , « fi les prépofés
auxquels le Souverain la confie font en
petit nombre , les regles échappent , &
la confiance publique d'où dérive l'obéif-
» fance fuit avec elle ; la volonté prend la
place , les ordres font odieux & mal
SEPTEMBRE. 1758 .
exécutés , & l'autorité s'affoiblit . Si elle
eft départie fur un plus grand nombre
» de têtes , les loix font fuivies ou récla
mées , la confiance s'établit , l'obéiffance
» s'offre d'elle- même , & l'autorité fuprême
" n'a que l'impulfion à donner . »
Ainfi rien n'eft plus avantageux à l'organiſation
d'un état , que la diftribution
que propofe l'Ami des hommes des quatre
branches de l'autorité , confiée à l'Ordre
Eccléfiaftique , à l'Ordre Militaire , à l'Ordre
Civil & à l'Ordre Municipal ou Citoyen
, chacun prépofé dans fa partie au
maintien de la fociété ; mais toujours dans
la dépendance , de maniere que les branches
de l'autorité ne fe détachent jamais
de l'arbre. Par ce moyen tout le monde
» eft fubordonné ; mais perfonne n'eſt ſu-
» jet que d'un feul & unique Maître. »
Du refte , le partage que fait l'Auteur de
l'autorité confiée , & les acceffoires qu'il y
attache comme droits , peuvent fouffrir
des difficultés qu'il feroit trop long de
difcuter ici. Par exemple , le droit de jurifdiction
abfolue attribué à la Nobleffe
dans les cas même où le falut public exige
célérité de commandement & aveugle
obéissance ce droit accordé à un Ordre
entier de l'état peut paroître un peu hazardé.
Le Souverain peut le confier à des
>
F iij
116 MERCURE DE FRANCE:
Gouverneurs , à des Commandans particu
liers , dont il eft facile de réprimer & de
punir l'infidélité ou la révolte ; mais à
tous les Nobles en corps , cela peut être
dangereux ; car dans les temps de divifion
& de trouble qui fera Juge de l'exercice
légitime ou illégitime de ce droit de commander
abfolument , Ne quid detrimenti
refpublica patiatur ? Seroit-il temps alors
de révoquer ce droit , de l'abolir ou de le
reſtraindre ?
Par la fubordination & la dépendance
mutuelle des quatre Ordres qui gouvernent
, la Monarchie , clef de l'état , trouve
moyen d'intéreffer à fon exiſtence l'univerfalité
des fujets.
Les loix d'après lefquelles marche l'adminiftration
font de deux fortes , les unes
loix fondamentales , que l'Auteur appelle
loix de titre. Les autres loix de gouvernement
, de reftauration & d'entretien : les
loix fondamentales ou loix de titre , ne
dépendent pas du gouvernement. Quelqu'un
faifoit à un homme de génie cette
queftion : Où font les loix fondamentales
du Royaume, il répondit , dans la Coutume
de Normandie . Mot d'un grand fens , dit
l'Ami des hommes , & d'une profonde fa
geffe. Si la loi de titre étoit au pouvoir du
Souverain , Charles VI eût pu deshériter
SEPTEMBRE. 1758.
727
fon fils ; les loix de titre font loix de fociété:
la fociété a précédé le gouvernement ;
le droit divin lui-même n'embraffe tout ,
que parce que Dieu a tour précédé , tout
créé. ( Voilà des vérités vigoureufement
énoncées. )
Par la loi de titre , ' notre confcience eft
à nous , ce qui ne va pas jufqu'à la liberté
du culte ; mais il s'enfuit du moins , dit
l'Auteur , qu'il feroit tyrannique de nous
empêcher d'aller vivre aux lieux où notre
culte eft établi, La propriété morale ne
nous difpenfe pas de l'obligation tacite &
refpective contractée entre l'état & nous
dès le moment de notre naiffance , la liberté
ne peut s'étendre à méconnoître fon
Roi , fon pere , & c.
La propriété phyfique eft 1 ° . celle de
notre perfonne ; 2 °. les droits pris dans la
nature : ce n'eft pas la fociété qui établit
les droits du pere au fils , du mari à la
femme ; au contraire , elle les affoiblit &
les reftraint , en s'en attribuant une partie.
Quant aux loix de titre faites par la fociété
, elles ne peuvent être abrogées que
par la fociété elle -même ; la Nation feule
y peut toucher. 3 ° . Nos biens & immeubles
: l'écuelle du pauvre eft autant & plus
refpectable que le diamant du riche , foit
qu'on écoute l'humanité , foit que l'on
Fiv
128 MERCURE DE FRANCE .
confulte la politique . 4 ° . La propriété publique
: elle eft directe ou réfléchie ; directe
, quand la poffeffion réelle eft commune
; réfléchie , quand les avantages qui
en résultent fe répandent fur la fociété :
tout ce qui conftitue ces différens objets
eft compris fous la loi de titre.
La loi de réglement eft autre chofe .
Elle comprend tout le régime intérieur ,
& n'a d'autre regle que la juftice , l'ordre
& la confervation . Mais il eft du plus
grand intérêt pour celui qui gouverne de
s'en tenir à cette regle.
L'Auteur craint qu'on ne l'accufe d'avoir
reſtraint & dépouillé la fouveraineté ,
en renfermant dans la propriété publique
la terre , la mer , les finances , & c . Mais la
diftinction qu'il a établie entre la propriété
réelle & la propriété de réflet , le met à
l'abri de ce reproche. Il s'explique encore ,
& il dit , fi le Prince , par exemple , feul
Juge des befoins courans de l'état , demande
à fes peuples quelque accroiffement
de la fubvention qui conftitue les finances,
perfonne n'eft en droit de le lui refuſer; mais
file Prince demande au peuple les fubventions
de la néceffité pour les employer en
diffipations , &c. il viole la loi de titre , il
'détourne l'objet de la fubvention , il abuſe
en un mot de fon pouvoir ; ce qui s'ap
SEPTEMBRE. 1758. 129
pelle tyrannie & corrofion de la fociété.
Parmi les autres exemples où l'Auteur
prétend que la loi de titre eft violée , celui
qui regarde la Nobleſſe n'eft pas fans difficulté.
La Nobleffe eft militaire par état ,
& fes privileges conftitutifs font compris
dans la loi de titre ; mais que la Nobleffe
ne puiffe être accordée à d'autres fervices
que les travaux militaires , fans entreprendre
fur cette loi , cela ne paroît fondé en
preuves , ni de fait , ni de droit . La loi de
titre regle ce que le Noble doit être , &
non ce qu'il doit avoir été. On fçait bien
que dans le temps où tout n'étoit que foldats
, la Nobleſſe n'étoit accordée qu'à la
profeffion des armes : mais où eft la poſtérité
de ces premiers Nobles ? où eft la loi
nationale qui attache exclufivement la Nobleffe
à leurs neveux , ou à ceux de leur
état ? Cette prétention eft extrême, comme
l'abus qu'elle attaque. La Nobleffe dans
tous les temps a dû être le prix des fervices
fignalés rendus au Prince & à la patrie ,
are , ore , mente , animo ; il n'importe. Un
Démofthene qui auroit défarmé la Ligue ,
ou empêché les Croiſades , n'auroit- il pu
être ennobli fans un attentat contre la loi
de titre ?
J'obferve encore que le changement ou
l'altération des droits de propriété n'atta-
Fv
130 MERCURE DE FRANCE.
que la loi de titre , qu'autant que ces pro
priétés tiennent à la conftitution fondamentale
& primitive ; les immunités & les
privileges accordés par celui qui gouverne ,
renferment effentiellement cette condition
implicite , faufle droit d'autrui , & furtout
fauf le droit du peuple. Ils peuvent donc
être révoqués dès qu'ils font nuifibles , fans
porter atteinte à la conftitution . Ceci eft
une conféquence immédiate des principes
même de l'auteur. Je prétends l'expliquer ,
non le contredire , & mon deffein eft de
faire entendre qu'il faut , non pas le lire
avec défiance , mais l'étudier avec réfle
xion .
Pour défigner la barriere entre les loix
de titre & les loix de réglement , il a recours
à l'équité naturelle. C'eſt , dit - il ,
dans l'équité faine , entiere & inébranlable
, que l'homme d'état eft certain de
trouver tous les bons principes d'inftitu
tion , de reftauration & de confervation.
Mais il obferve que la foumiffion ne laiſſe
pas d'être un devoir, lors même que l'exercice
de l'autorité eft un crime . Les rois.
tiennent leur pouvoir de Dieu , & ils n'en
font comptables qu'à Dieu .
Les objets d'adminiftration & de réglement
font les moeurs , la politique , le militaire
, l'agriculture & les arts . 1 ° . De néSEPTEMBRE.
1758 . 131
ceffité. 2°. D'utilité . 3 ° . De décoration . Sur
l'article des arts , ce noble & fage écrivain
obferve que rien n'eft vil dans la nature , &
il vange les artifans de l'injuftice du préjugé.
Mais il nous previent fur le danger
des manufactures , fi elles ne tendent à
mettre en valeur les productions du fol ;
& il rappelle à ce fujet la répugnance de
Sulli pour les manufactures de foie , plus
nuifibles qu'on ne penfe à l'agriculture &
à l'état.
Les objets de fubminiftration font le
culte de la Religion , la juftice & la police ,
la finance & le commerce.
La Religion reffortit exclufivement à
Dieu , le culte feul en eft humain . L'auteur
le range dans la claffe des loix de titre. Il
entend par-là le dogme & les regles qui
conftituerent l'effence de cette Religion
dans le tems où elle devint la Religion de
l'état. C'eft à ce point fixe qu'il recommande
l'on s'en tienne : la loi de titre , unique
quement la loi de titre . ( C'eft dire beaucoup
en peu de mots . ) Il foumet à la même loi
la juftice & la police ; & celle-ci plus rigoureufement
comme plus fubite , plus
tranchante & plus expoſée aux abus.
A l'égard de la finance , il ne veut point
que l'adminiftration économique fafie un
état à part , & rien de plus oppofé que fes
F vj
132 MERCURE DE FRANCE.
principes à l'adminiftration actuelle. Il leve
la difficulté de la régie, en propofant de remettre
la levée des deniers publics à l'ordre
municipal.
Les impots qu'il admet , font fur les terres
, fur les confommations , fur les têtes ;
mais celui-ci dans un cas preffant , & jamais
à perpétuité. Dans les droits d'entrée
& de fortie , il ne condamne que les abus.
Il fait main baffe fur tout le refte : & c'eft
dans ces incurfions que fon ftyle énergique
& vigoureux triomphe. Il n'a pas le même
avantage dans la difcuffion rigoureuſe.
Le commerce foit intérieur foit extérieur
, eft le change mutuel du fuperflu
contre le néceſſaire. C'eft fur le double pivot
de cet avantage réciproque , pivot libre.
dans fon jeu , & ferme dans fa baſe que
roule le commerce , fon utilité , fa durée.
Le commerce eft fubordonné à la production
dans la fociété : c'eft un être fecond
même aut phyfique , mais bien plus encore
au moral . Malheur dit la de H , aux Nations
qui font prédominer chez elles l'efprit
de commerce. Cet efprit ne connoît
que perte ou gain à la place de jufte & d'injufte.
Cette propofition avoit befoin d'être
tempérée : auffi l'Auteur , en faisant l'éloge
perfonnel des commerçans , a-t'il foin
de nous avertir que ce n'eft pas le com
SEPTEMBRE. 1758 . 133
merce qu'il attaque ,
du commerce.
mais le déplacement
Il réfume enfin tous ces points d'adminiftration
, & revenant aux fonctions de
l'ordre municipal , qui eft l'objet direct de
fon ouvrage , il ne diffimule point la réalité
des abus, & que tout y va , comme on
dit , par compere & par commere. Mais il
prétend que le remede en feroit dans les
affemblées municipales , dans la liberté des
voix & des élections , dans l'inſpection
des prépofés par le Souverain fur tout ce
qui eft ftatué , fans qu'ils fe mêlent toutefois
des détails de la régie . Il demande &
pour caufe , que l'influence des prépofés
ceffe avec les actes de ftatuation , en un
mot , qu'ils foient infpecteurs non acteurs ,
encore feront- ils bien occupés , s'ils veulent
remplir leurs fonctions avec zele.
Il remarque qu'il eft peu de nos provinces
qui n'ayent eu autrefois leurs états :
mais que prefque toutes ces branches du
bon ordre , féchées dans l'anarchie des
temps de trouble, n'ont pu refleurir depuis- ;
il bénit la mémoire du digne pere de notre
Augufte Monarque , qui avoit réſolu de
retablir l'ordre municipal & les pays d'état
dans tout le royaume . Le détail de ce
grand projet compofe la feconde partie de
fe volume. La troifieme contient les ré
3
134 MERCURE DE FRANCE:
ponſes aux objections , & le volume eft
terminé par des queſtions intéreffantes fur
la population , l'agriculture & le commerce,
qui, quoique d'une autre main , ne font
ni déplacées , ni diffonnantes à la fuite de
l'Ami des hommes.
L'introduction dont je viens de rendre
compte , finit par un morceau d'enthou
fiafme , dont le défordre & la véhémence
ont quelque chofe de femblable à ces
nuages orageux qui font éclairés par la
foudre.
La fuite pour le Mercure prochain.
LA VIE du Pape Sixte V , traduite de
l'Italien de Gregorio Leti , nouvelle édition
, revue , corrigée , augmentée & enrichie
de figures en taille-douce , deux volumes
in- 12 , prix 4 liv . brochés. A Paris,
chez la veuve Damonneville , quai des Auguftins
, à Saint Etienne ; & chez Hardi ,
rue Saint Jacques , à la Colonne d'or. On
trouve chez ces Libraires , le même Ouvrage
in- 4° , dont le prix eft de 6 livres
en feuilles , & de 7 liv . 10 f. relié .
HISTOIRE du Dioceſe de Paris , tomes
13 , 14 & 15. Ces trois volumes contiennent
les Paroiffes & terres du vieux Corbeil
& du Doyenné de Lagny. Ceux qui ont
SEPTEMBRE . 1758. 135
pas
une idée de cet Ouvrage , ne s'attendent
à trouver ici un recueil d'anecdotes ,
ou d'obfervations curieuſes & frivoles. Ce
font des archives fideles où l'Auteur a laborieuſement
ramaffé tout ce qu'on peut
fçavoir des fondations , des conceffions ,
des mutations , des titres de propriété , de
feigneurie , &c. relativement aux lieux qu'il
parcourt , & c'eft un travail immenfe qu'il
épargne aux perfonnes intéreffées , à ces recherches.
Les fources où il a puifé font
indiquées à chaque trait. Il fuit l'ordre
typographique. Son ftyle eft fimple &
clair , mais diffus. Du refte , les détails
dans lefquels il entre , trop minutieux
peut- être pour un livre d'agrément , me
femblent placés dans celui- ci comme livre
de bibliotheque , & plus fait pour être
confulté au befoin que pour être lu de
fuite.
LA regle des devoirs que la nature infpire
à tous les hommes , en 4 vol . in- 1 2 .
A Paris , chez Briaffon , rue S. Jacques ,
à la Science & à l'Ange Gardien. L'extrait
dans les volumes fuivants.
DISCOURS fur la Peinture & fur l'Architecture
, dédié à Madame la Marquife
de Pompadour.
136 MERCURE DE FRANCE.
C'est pour les beaux Arts un nouvel
encouragement que de voir le nom de
leur Protectrice à la tête d'un Ouvrage ,
qui eft le tableau de leurs révolutions , de
leurs progrès & de leur triomphe . Ce Difcours
fe vend à Paris , chez Prauli pere ,
quai de Gêvres , au Paradis.
RECUEIL des Plans , Coupes & Elévation
du nouvel Hôtel- de - Ville de Rouen ,
avec les Plans d'un accroiffement & autres
ouvrages projectés pour la même Ville ;
par Matthieu le Carpentier , Architecte
du Roi & de fon Académie Royale d'Architecture.
A Paris , chez Charles- Antoine
Jombert , rue Dauphine , à l'Image Notre-
Dame.
POÉSIES Philofophiques. A Paris , chez
Guillyn , quai des Auguftins.
L'extrait au prochain Mercure.
Je fuis obligé de renvoyer encore an
volume prochain l'examen du Génie de
Montesquieu .
i
SEPTEMBRE. 1758. 137
ARTICLE III.
SCIENCES ET BELLES - LETTRES.
MATHÉMATIQUES.
SUITE du Difcours Préliminaire de M.
d'Alembert , à la tête de fon Traité de
Dynamique.
C'EST par cette raison que j'ai cru ne
devoir point entrer dans l'examen de la
fameufe queftion des forces vices. Cette
queftion qui depuis trente ans partage les
Géometres , confiſte à fçavoir , ſi la force
des corps en mouvement eft proportionnelle
au produit de la maffe par la vîteffe ,
ou au produit de la maffe par le quarré de
la vîteffe : par exemple , fi un corps double
d'un autre , & qui a trois fois autant de
vîteffe , a dix- huit fois autant de force ou
fix fois autant feulement. Malgré les difputes
que cette queſtion a caufées , l'inutilité
parfaite dont elle eft pour la méchanique
, m'a engagé à n'en faire aucune mention
dans l'ouvrage que je donne aujour138
MERCURE DE FRANCE.
:
d'hui je ne crois pas néanmoins devoir
paffer entiérement fous filence une opinion
, dont Leibnitz a cru pouvoir fe faire
honneur comme d'une découverte ; que le
grand Bernoulli a depuis fi fçavamment &
heureuſement approfondie ( 1 ) s que
Mac Laurin a fait tous les efforts pour
renverfer ; & à laquelle enfin les écrits
d'un grand nombre de Mathématiciens illuftres
ont contribué à intéreffer le Public.
Ainfi , fans fatiguer le Lecteur par le détail
de tout ce qui a été dit fur cette queftion
, il ne fera pas hors de propos d'expofer
ici très -fuccinctement les principes qui
peuvent fervir à la réfoudre.
Quand on parle de la force des corps en
mouvement , ou l'on n'attache point d'idée
nette au mot qu'on prononce , ou l'on
ne peut entendre par - là en général , que
la propriété qu'ont les corps qui fe meuvent
, de vaincre les obftacles qu'ils rencontrent
, ou de leur réfifter. Ce n'est donc
ni par l'efpace qu'un corps parcourt unifor-
( 1 ) Voyez le Difcours fur les loix de la communication
du Mouvement , qui a mérité l'éloge
de l'Académie en l'année 1726 , où le P. Maziere
remporta le prix. La raiſon pour laquelle la piece
de M. Bernoulli ne fut point couronnée , fe trouve
dans l'éloge que j'ai publié de ce grand Géometre
, quelques mois après la mort , arrivée au commencement
de 1748.
SEPTEMBRE. 1758 . 135
mément , ni par le temps qu'il employe à
le parcourir , ni enfin par la confideration
fimple , unique & abftraite de fa maffe &
de fa viteffe , qu'on doit eftimer immédiatement
la force ; c'eft uniquement par les
obftacles qu'un corps rencontre , & pår la
réſiſtance que lui font ces obſtacles . Plus
l'obftacle qu'un corps peut vaincre , ou auquel
il peut réfifter , eft confidérable , plus
on peut dire que fa force eft grande , pourvu
que, fans vouloir repréfenter par ce mot
un prétendu être qui réfide dans le corps ,
on ne s'en ferve que comme d'une maniere
abrégée d'exprimer un fait , à peu près comme
on dit qu'un corps a deux fois autant
de viteffe qu'un autre , au lieu de dire qu'il
parcourt en temps égal deux fois autant
d'efpace , fans prétendre pour cela que ce
mot de viteffe repréfente un être inhérent
au corps.
Ceci bien entendu , il eft clair qu'on
peut oppofer au mouvement d'un corps
trois fortes d'obftacles ; ou des obftacles invincibles
qui anéantiffent tout à fait fon
mouvement , quel qu'il puiffe être ; ou des
obftacles qui n'ayent précifément que la
réfiftance néceffaire pour anéantir le mouvement
du corps , & qui l'anéantiffent
dans un inftant , c'eft le cas de l'équilibre ;
ou enfin des obftacles qui anéantiffent le
140 MERCURE DE FRANCE:
mouvement peu à peu , c'eft le cas du mouvement
retardé. Comme les obftacles infurmontables
anéantiffent également toutes
fortes de mouvemens , ils ne peuvent
fervir à faire connoître la force : ce n'eft
donc que dans l'équilibre , ou dans le
mouvement retardé qu'on doit en chercher
la meſure . Or tout le monde convient
qu'il y a équilibre entre deux corps , quand
les produits de leurs maffes par leurs vîteffes
virtuelles , c'eft-à- dire par les vîteffes
avec lesquelles ils tendent à fe mouvoir,
font égaux de part & d'autre. Donc dans
l'équilibre le produit de la maffe par la
vîteffe , ou , ce qui eft la même chofe , la
quantité de mouvement , peut repréſenter
la force. Tout le monde convient auffi que
dans le mouvement retardé , le nombre
des obftacles vaincus eft comme le quarré
de la vîteſſe ; enforte qu'un corps qui a
fermé un reffort , par exemple , avec une
certaine vîteffe , pourra avec une viteſſe
double , fermer où tout à la fois , ou fucceffivement
, non pas deux , mais quatre
refforts femblables au premier , neuf avec
une vîteffe triple , & ainfi du refte. D'où
les partifans des forces vives concluent que
la force des corps qui fe meuvent actuellement
, eft en général comme le produit
de la maffe par le quarré de la vîteffe . Au
SEPTEMBRE. 1758. 141
fonds , quel inconvénient pourroit - il y
avoir à ce que la meſure des forces fût
différente dans l'équilibre & dans le mouvement
retardé , puifque , fi on veut ne
raifonner que d'après des idées claires , on
doit n'entendre par le mot de force , que
l'effet produit en furmontant l'obftacle ou
en lui réfiftant ? Il faut avouer cependant
que l'opinion de ceux qui regardent la
force comme le produit de la maffe par la
vîteffe , peut avoir lieu non feulement
dans le cas de l'équilibre , mais auffi dans
celui du mouvement retardé , fi dans ce
dernier cas on mefure la force , non par
la quantité abfolue des obftacles , mais par
la fomme des réfiftances de ces mêmes
obſtacles : car on ne fçauroit douter que
cette fomme de réfiftances ne foit proportionnelle
à la quantité de mouvement ,
puifque , de l'aveu de tout le monde , la
quantité de mouvement que le corps perd
à chaque inftant , eft proportionnelle au
produit de la réfiftance par la durée infiniment
petite de l'inftant , & que la fomme
de ces produits eſt évidemment la réſiſtance
totale . Toute la difficulté fe réduit donc
à fçavoir fi on doit mefurer la force par la
quantité abfolue des obftacles , ou par la
fomme de leurs réfiftances. Il paroîtroit
plus naturel de meſurer la force de cetto
142 MERCURE DE FRANCE.
derniere maniere ; car un obftacle n'eft tel
qu'entant qu'il réfifte , & c'eft , à proprement
parler , la fomme des réfiftances qui
eft l'obftacle vaincu : d'ailleurs , en eftimant
ainfi la force , on a l'avantage d'avoir
pour l'équilibre & pour le mouvement retardé
une meſure commune : néanmoins
comme nous n'avons d'idée précife & diftincte
du mot de force , qu'en reftraignant
ce terme à exprimer un effet , je crois
qu'on doit laiffer chacun le maître de fe
décider comme il voudra là - deſſus , &
toute la queftion ne peut plus confifter
que dans une difcuffion métaphyfique trèsfutile
, ou dans une difpute de mot plus
indigne encore d'occuper des Philofophes.
Tout ce que nous venons de dire fuffit
affez pour le faire fentir à nos Lecteurs.
Mais une réflexion bien naturelle achevera
de les en convaincre. Soit qu'un corps ait
une fimple tendance à fe mouvoir avec
une certaine vîteffe , tendance arrêtée par
quelque obftacle , foit qu'il fe meuve réellement
& uniformément avec cette vitelfe
, foit enfin qu'il commence à fe mouvoir
avec cette même vîteffe , laquelle fe
confume & s'anéantiffe peu peu par
quelque caufe que ce puiffe être ; dans
tous ces cas , l'effet produit par le corps eft
el
SEPTEMBRE. 1758. 143
différent , mais le corps confidéré en luimême
, n'a rien de plus dans un cas que
dans un autre ; feulement l'action de la
cauſe qui produit l'effet eft différemment
appliquée. Dans le premier cas , l'effet fe
réduit à une fimple tendance , qui n'a
point proprement de mefure préciſe , puifqu'il
n'en réfulte aucun mouvement ; dans
le fecond , l'effet eft l'efpace parcouru uniformément
dans un temps donné , & cet
effet eft proportionnel à la vîteffe ; dans
le troifieme , l'effet eft l'eſpace parcouru
jufqu'à l'extinction totale du mouvement ,
& cet effet eft comme le quarré de la vîreffe.
Or ces différens effets font évidemment
produits par une même caufe ; donç
ceux qui ont dit que la force étoit tantôt
comme la vîteffe , tantôt comme fon quarré
, n'ont pu entendre parler que de l'effet ,
quand ils fe font exprimés de la forte.
Cette diverfité d'effets provenans tous d'une
même cauſe , peut fervir , pour le dire
en paffant , à faire voir le peu de jufteffe
& de précifion de l'axiome prétendu , fi
fouvent mis en ufage, fur la proportionnalité
des cauſes à leurs effets.
Enfin ceux mêmes qui ne feroient pas
en état de remonter jufqu'aux principes.
métaphyfiques de la question des forces
vives, verront aisément qu'elle n'eft qu'une
144 MERCURE DE FRANCE .
difpute de mots , s'ils confiderent que les
deux partis font d'ailleurs entiérement
d'accord fur les principes fondamentaux
de l'équilibre & du mouvement. Qu'on
propofe le même problême de méchanique
à réfoudre à deux Géometres , dont l'un
foit adverfaire & l'autre partifan des forces
vices ; leurs folutions , fi elles font bonnes
, feront toujours parfaitement d'accord
: la queſtion de la meſure des forces
eft donc entiérement inutile à la méchanique
, & même fans aucun objet réel.
Auffi n'auroit- elle pas fans doute enfanté
tant de volumes , fi on fe fût attaché à
diftinguer ce qu'elle renfermoit de clair &
d'obfcur. En s'y prenant ainfi , on n'auroit
eu befoin que de quelques lignes pour
décider la queftion : mais il femble que la
plûpart de ceux qui ont traité cette matière
, ayent craint de la traiter en peu de
mots.
*
La réduction que nous avons faite de
toutes les loix de la méchanique à trois ,
celle de la force d'inertie , celle du mouvement
compofé , & celle de l'équilibre ,
peut fervir à réfoudre le grand problême
métaphyfique , propofé depuis peu par
une des plus célebres Académies de l'Europe
, Si les Loix de la Statique & de la
Mechanique font de vérité néceffaire ou cons
tingente ?
J
SEPTEMBRE. 1758. 145
tingente ? Pour fixer nos idées fut cette
queftion , il faut d'abord la réduire au feul
fens raisonnable qu'elle puiffe avoir. Il ne
s'agit pas de décider fi l'Auteur de la nature
auroit pu lui donner d'autres loix que
celles que nous y obfervons ; dès qu'on
admet un être intelligent capable d'agir
fur la matiere , il est évident que cet être
peut à chaque inftant la mouvoir & l'arrêter
à fon gré , ou fuivant des loix uniformes
, ou fuivant des loix qui foient différentes
pour chaque inftant & pour chaque
partie de matiere ; l'expérience continuelle
des mouvemens de notre corps , nous
prouve allez que la matiere , foumife à la
volonté d'un principe penfant , peut s'écarter
dans fes mouvemens de ceux qu'elle
auroit véritablement , fi elle étoit abandonnée
à elle- même. La queftion propofée
fe réduit donc à fçavoir fi les loix de
l'équilibré & du mouvement qu'on obferve
dans la nature , font différentes de celles
que la matiere abandonnée à elle - même
auroit fuivies : développons cette idée . Il
eſt de la derniere évidence qu'en ſe bornant
à fuppofer l'exiſtence de la miere &
du mouvement , il doit néceffairement réfulter
de cette double existence certains
effets ; qu'un corps mis en mouvement
par quelque caufe , doit ou s'arrêter au
4
G
446 MERGURE DE FRANCE .
bout de quelque temps , ou continuer tou
jours à fe mouvoir ; qu'un corps qui tend
à fe mouvoir à la fois fuivant les deux côtés
d'un parallelogramme , doit néceffairement
décrire , ou la diagonale , ou quelqu'autre
ligne ; que quand plufieurs corps
en mouvement fe rencontrent & fe choquent
, il doit néceffairement arriver , en
conféquence de leur impénétrabilité mu-
-tuelle , quelque changement dans l'état de
tous ces corps , ou au moins dans l'état de
quelques- uns d'entr'eux . Or des différens
effers poffibles , foit dans le mouvement
d'un corps ifolé , foit dans celui de plufreurs
corps qui agiffent les uns fur les autres
, il en eft un qui dans chaque cas doit
infailliblement avoir lieu en conféquence
de l'exiſtence feule de la matiere , & ab-
Atraction faite de tout autre principe diffé
rent , qui pourroit modifier cet effet ou
l'altérer. Voici donc la route qu'un Philofophe
doit fuivre pour réfoudre la queftion
dont il s'agit . Il doit tâcher d'abord
de découvrir par le raiſonnement quelles
feroient les loix de la ftatiqué & de la
méchanique dans la matiere abandonnée
à elle-même il doit examiner enfuite
par
l'expérience quelles font ces loix dans l'univers
; fi les unes & les autres font diffégentes
, il en conclura que les loix de la
SEPTEMBRE. 175S. 147
fatique & de la méchanique , telle que'
l'expérience les donne , font de vérité contingente
, puifqu'elles feront la fuite d'u
ne volonté particuliere & expreffe de l'être
fuprême; fi au contraire les loix données
par l'expérience s'accordent avec celles que
le raifonnement feul a fait trouver , il en
conclura que les loix obfervées font de
vérité néceffaire , non pas en ce fens que
le Créateur n'eût pu établir des loix toutes
différentes , mais en ce fens qu'il n'a pas
jugé à
propos d'en établir d'autres que celles
qui réfultoient de l'existence même de
la matiere .
Or nous croyons avoir démontré dans
cet ouvrage , qu'un corps abandonné à luimême
doit perfifter éternellement dans fon
état de repos ou de mouvement uniforme ;
nous croyons avoir démontré de même
que s'il tend à fe mouvoir à la fois fuivant
les deux côtés d'un parallelogramme
quelconque
, la diagonale eft la direction qu'il
doit prendre de lui-même , & , pour ainfi
dire , choifir entre toutes les autres. Nous
avons démontré enfin que toutes les loix
de la communication du mouvement entre
les corps fe réduifent aux loix de l'équilibre
, & que les loix de l'équilibre fe réduifent
elles-mêmes à celles de l'équilibre de
deux corps égaux , animés en fens contrai-
•
Gij
148 MERCURE DE FRANCE.
res de vâteſſes virtuelles égales . Dans ce
dernier cas les mouvemens des deux corps
fe détruiront évidemment l'un l'autre , &
par une conféquence géométrique , il y aura
encore néceffairement équilibre , lorfque
les maffes feront en raiſon inverſe des vîteffes
; il ne reste plus qu'à fçavoir fi le cas
de l'équilibre eft unique , c'eſt- à- dire , ſi
quand les maffes ne feront pas en raifon
inverfe des viteffes , un des corps devra
néceffairement obliger l'autre à fe mouvoir.
Or il eft aifé de fentir que dès qu'il y
a un cas poffible & néceffaire d'équilibre ,
il ne fçauroit y en avoir d'autres : fans cela
les loix du choc des corps , qui fe réduiſent
néceſſairement à celles de l'équilibre , deviendroient
indéterminées ; ce qui ne ſçauroit
être , puifqu'un corps venant en choquer
un autre , il doit néceffairement en
réfulter un effet unique , fuite indiſpenſable
de l'existence & de l'impénétrabilité de
ces corps. On peut d'ailleurs démontrer l'unité
de la loi d'équilibre par un autre raifonnement
, trop mathématique pour être
développé dans ce difcours , mais que j'ai
tâché de rendre fenfible dans mon ouvrage
, & auquel je renvoye le lecteur ( 1 ).
(1) Voyez l'article 46 à la fin du troifieme cas ;
& l'article 47.
SEPTEMBRE. 1758 149
De toutes ces réflexions , il s'enfuit que
les loix de la ftatique & de la méchanique,
expofées dans ce Livre , font celles qui réfultent
de l'exiftence de la matiere & du
mouvement. Or l'expérience nous prouve
que ces loix s'obfervent en effet dans les
corps qui nous environnent , Donc les loix
de l'équilibre & du mouvement , telles que
l'obfervation nous les fait connoître , font
de vérité néceffaires . Un Métaphyficien fe
contenteroit peut- être de le prouver , en
difant qu'il étoit de la fageffe du Créateur
& de la fimplicité de fes vues , de ne point
établir d'autres loix de l'équilibre & du
mouvement , que celles qui réfultent de
l'exiftence même des corps , & de leur impénétrabilité
mutuelle ; mais nous avons
cru devoir nous abftenir de cette maniere
de raifonner , parce qu'il nous a paru qu'elle
porteroit fur un principe trop vague ; la
nature de l'être fuprême nous eft trop cachée
pour que nous puiffions connoître directement
ce qui eft ou n'eft pas conforme
aux vues de fa fageffe ; nous pouvons feulement
entrevoir les effets de cette fageffe
dans l'obfervation des loix de la nature ,
lorfque le raifonnement mathématique
nous aura fait voir la fimplicité de ces loix,
& que l'expérience nous en aura montré
les applications & l'étendue.
Giij
150 MERCURE DE FRANCE.
Cette réflexion peut fervir , ce me femble
, à nous faire apprécier les démonſtrations
, que plufieurs Philofophes ont données
des loix du mouvement d'après le principe
des caufes finales , c'eft-à - dire d'après
les vues que l'Auteur de la nature a dû fe
propofer en établiffant ces loix . De pareilles
démonftrations ne peuvent avoir de force
qu'autant qu'elles font précédées & appuyées
par des démonftrations directes &
tirées de principes qui foient plus à notre
portée autrement il arriveroit ſouvent
qu'elles nous induiroient en erreur . C'est
pour avoir fuivi cette route , pour avoir
cru qu'il étoit de la fageffe du Créateur de
conferver toujours la même quantité de
mouvement dans l'univers , que Defcartes
s'eft trompé fur les loix de la percuffion .
Ceux qui l'imiteroient , courroient riſque,
ou de fe tromper comme lui , ou de donner
pour un principe général ce qui n'auroit
lieu que dans certains cas , ou enfin de
regarder comme une loi primitive de la
nature , ce qui ne feroit qu'une conféquence
purement mathématique de quelques
formules.
Après avoir donné au lecteur une idée
générale de l'objet que je me fuis propofé
dans cet ouvrage , il ne me refte plus qu'un
mot à dire fur la forme que j'ai cru devoir
SEPTEMBRE 1758.
Vish
lui donner.J'ai tâché dans ma premiere par
tie de mettre , le plus qu'il m'a été poffible ,
les principes de la méchanique à la portée.
des commençans ; je n'ai pu me difpenfer
d'employer le calcul différentiel dans la
théorie des mouvemens variés ; c'eft , la
nature du fujet qui m'y a contraint. Au
refte , j'ai fait enforte de renfermer dans
cette premiere partie un affez grand nombre
de chofes dans un fort petit efpace ,
& fi je ne point entré dans tout le
détail que la matiere pouvoit comporter ,
c'eft qu'uniquement attentif à l'expofition
& au développement des principes effentiels
de la méchanique , & ayant pour but
de réduire cet Ouvrage à ce qu'il peut
contenir de nouveau en ce genre , je n'ai
pas cru devoir le groffit d'une infinité de
propofitions particulieres que l'on trouvera
aifément ailleurs.
fui
.
:
La feconde partie, dans laquelle je me
fuis propofé de traiter des loix du mouvement
des corps entr'eux , fait la portion la
plus confidérable de l'Ouvrage c'eſt la
raifon qui m'a engagé à donner à ce livre
le nom de Traité de Dynamique . Ce nom
qui fignifie proprement la fcience des puiffances
ou caufes motrices , pourroir pa
roître d'abord ne pas convenir à ce livre ,
dans lequel j'envifage plutôt la méchani-
Giv
152 MERCURE DE FRANCE.
que comme la fcience des effets , que com
me celle des caufes : néanmoins comme le
mot de dynamique eft fort ufité aujourd'hui
parmi les Sçavans , pour fignifier la fcience
du mouvement des corps , qui agiffent les
uns fur les autres d'une maniere quelcon
que , j'ai cru devoir le conferver , pour
annoncer aux Géometres par le titre même
de ce Traité , que je m'y propofe principalement
pour but de perfectionner &
d'augmenter cette partie de la méchanique .
Comme elle n'eft pas moins curieufe
qu'elle eft difficile , & que les problêmes
qui s'y rapportent compofent une claffe
très-étendue , les plus grands Géometres
s'y font appliqués particuliérement depuis
quelques années mais ils n'ont réfolu
jufqu'à préfent qu'un très - petit nombre
de problêmes de ce genre , & feulement
dans des cas particuliers : la plupart des
folutions qu'ils nous ont données font appuyées
outre cela fur des principes que
perfonne n'a encore démontrés d'une maniere
générale ; rels , par exemple , que
celui de la confervation des forces vives.
J'ai donc cru devoir m'étendre principale
ment fur ce fujet , & faire voir comment
on peut réfoudre toutes les queftions de
dynamique par une même méthode fort
fimple & fort directe , & qui ne confifte
SEPTEMBRE. 1758.
153
>
que dans la combinaifon dont j'ai parlé
plus haut , des principes de l'équilibre &
du mouvement compofé. J'en montre l'ufage
dans un petit nombre de problêmes
choifis , dont quelques-uns font déja connus
, d'autres font entièrement nouveaux ,
d'autres enfin ont été mal réfolus , même
par les plus fçavans Mathématiciens. no
L'élégance dans la folution d'un problême,
confiftant furtout à n'y employer que
des principes directs & en très petit nombre
, on ne fera pas furpris que l'unifor
mité qui regne dans toutes mes folutions ,
& que j'ai eue principalement en vue , less
rende quelquefois un peu plus longues ,
que fi je les avois déduites de principes
moins directs. La démonftration que j'au-
Fois été obligé de faire de ces principes
ne pouvoit d'ailleurs que m'écarter de la
briéveté que j'aurois cherché à me procurer
par leur moyen , & la portion la plus confidérable
de mon livre n'auroit plus été
qu'un amas informe de problêmes peu
gne de voir le jour , malgré la variété que
j'ai tâché d'y répandre , & les difficultés
qui font particulieres à chacun d'eux .
93
di-
Au refte , comme cette feconde partie
eft destinée principalement à ceux qui
déja inftruits du calcul différentiel & inségral
, fe feront rendus familiers les prin
GV
154 MERCURE DE FRANCE.
cipes établis dans la premiere , ou feront
déja exercés à la folution des problêmes
connus & ordinaires de la méchanique ,
je dois avertir que , pour éviter les circonlocutions
, je me fuis fouvent fervi du
terme obfcur de force , & de quelques autres
qu'on employe communément quand
on traite du mouvement des corps ; mais
je n'ai jamais prétendu attacher à ces termes
d'autres idées , que celles qui réfultent
des principes que j'ai établis , foit
dans ce Difcours , foit dans la premiere
partie de ce Traité...
¡ Enfin , du même principe qui me conduit
à la folution de tous les problêmes
de dynamique , je déduis auffi plufieurs
propriétés du centre de gravité , dont les
unes font entièrement nouvelles , les au
tres n'ont été prouvées jufqu'à préfent que
d'une maniere vague & obfcure , & je termine
l'Ouvrage par une démonſtration du
principe appellé communément la confervation
des forces vives.
L'accueil que le Public a fait à ce premier
effai , lorfqu'il parut en 1743 , m'a
engagé à publier en 1744 un autre Our
vrage , dans lequel ccee qui concerne le
mouvement & l'équilibre des fluides a été
traité fuivant la même méthode , & par le
même principe. Cette matiere épineuſe &
SEPTEMBRE. 1758.) 355
'délicate n'eft pas la feule à laquelle j'aie
appliqué ce principe ; j'en ai fait le plus
grand ufage dans mes Recherches fur la préceffion
des Equinoxes , problême dont j'ai
donné le premier la folution , long- temps
& inutilement cherchée par de très grands
Géometres ; dans mon Eſſai fur la réſiſtan
ce des fluides , fondé fur une théorie entiérement
nouvelle ; dans mes Réflexions fur
la caufe des vents , pour calculer les ofcillations
que l'action du foleil & de la lune
doivent produire dans notre atmoſphere ,
& que perfonne n'avoit encore entrepris
de déterminer enfin j'ofe dire que plus
j'ai eu d'occafions d'employer les méthodes
expofées & développées dans cet Ouvrage ,
plus j'ai reconnu la fimplicité , la généralité
& la fécondité de ces méthodes.
C
A escolaillag anoison esu (1 )
mos įmabuon sį mach 20
.1
G vj
156 MERCURE DE FRANCE
THEOLOGIE.
t
A l'Auteur du Mercure au fujet des Lettres
de M. l'Abbé de *** ( 1 ) , pour fervir
d'introduction à l'intelligence des divines
Ecritures , & furtout des Livres Prophétiques
, relativement à la Langue Originale.
A Paris, chez la veuve Colombat, 175.1 .
MONSIEUR , ce volume renferme dix
lettres adreffées tant aux Peres Capucins
de la rue Saint Honoré , qu'aux PP. Do
minicains du Noviciat du fauxbourg Saint
Germain , & à quelques autres Elèves fé
culiers.
La premiere contient le plan que l'Auteur
s'eft proposé pour former fes Eleves:
qu'il encourage d'abord , en les félicitant ,
fur le progrès que chacun d'eux a fait dans
l'étude des langues orientales qu'il s'eft:
choifies.. Tous fe font livrés au Grec , à
l'Hébreu ; mais l'un s'eft appliqué au Chaldéen
& au Syriaque ; l'autre a pris du goût
(1 ) Ces notions préliminaires font relatives à
un Ouvrage très - important pour l'intelligence
des Pfeaumes , dont je rendrai compte dans les
volumes fuivans
SEPTEMBRE. 1758 . 157
pour l'Arabe ; deux pour l'Arménien , &c.
Enfuite l'Auteur fait l'énumération des livres
de l'Ecriture Sainte , dont les Capucins
( 1 ) & les Dominicains ont fait la traduction
latine dans le cours de fix années.
Après ce préliminaire , il leur rend
compte de la maniere dont il s'eft conduit
lui- même dans fes travaux relatifs à l'étude
du texte facré. Il découvre en fept articles
les défauts qu'il a remarqués dans les
Dictionnaires & dans les Grammaires . II
remarque dans le VIII & dans le IX® , què
les Commentateurs ont paffé légèrement
fur les termes généraux & les expreffions
énigmatiques . Dans les articles X & XI ,
il les prévient en faveur du double fens
littéral des prophéties.
Enfin il préfente une idée de fon plan
par l'énonce des titres qu'il met à la tête
de chacune des lettres qui compofent less
deux volumes de fon ouvrage. Nous en
allons donner le précis.
Les II , III , IV & V lettres font employées
à donner une idée de la conduite
de, Dieu fur fon Eglife , depuis Adam juf
quà nos jours.
Dans la II , on lit le précis de l'hiftoire
(1 ) Les Capucins étoient alors au nombre de
& les Dominicains au nombre de 10.
158 MERCURE DE FRANCE.
t
fainte , depuis fon commencement jufqu '
Jofué.
L'Auteur envifage cette époque fous
quatre états différens.
enia
1°. Sous la loi naturelle imprimée dans
le coeur de l'homme fortant des mains de
Dieu , & renouvellée après qu'Adam cut
été relevé de fa chûte.
2º. Sous la loi naturelle & les préceptes
donnés par Noé , à fes enfans .
3. Sous la loi naturelle,jointe aux préceptes
des Noachides & à ceux qui furent
révélés au pere des Croyans.
4°. Sous la loi naturelle & fous la loi
de Moyfe qui la confirme & qui renferme
auffi les préceptes des Patriarches.
•
Cette lettre qui ne contient que 32 pas
ges , attribue la création au Verbe qui devoit
fe faire homme pour nous . On y voir
les Etres céleftes créés d'abord , & la ma
Liere enfuite après elle, vient la lumiere
&c. Ce morceau qui ne contient que 29
lignes , mérite d'être lu . De- là l'Auteur
paffe au péché originel. C'eft à l'occafion
de ce dogme qu'on lit à la page 37 , une
note très curieufe touchant la croyance des
Hottentots, fur le péché de nos premiers
parens , & fur l'endurciffement du coeur
humain qui en eft la fuite..
L'Auteur, après le meurtre d'Abel, paſſeSEPTEMBRE
. 1758 . 159
au faint Patriarche Enoch & à fon enlevement.
Il rapporte à cette occafion une réflexion
admirable de faint Grégoire l'illuminateur
, premier Patriarche d'Arménie ,
fur la longue vie des Patriarches. Ce morceau
qui n'étoit jamais forti des ténebres
de la langue Arménienne , paroît ici pour
La premiere fois page 42. Il est tiré de l'inftruction
que fit le même Saint pour difpo
fer au Baptême Tiridate & ſes ſujets , l'an
de J. C. 292.
D'Enoch il paffe au déluge ; & pour donner
une idée de la maniere dont le monde
a pu fe repeupler de proche en proche , on
renvoie à l'hiftoire d'Arménie par Moyfe
de Khorêne , traduite en latin par MM.
Whifton , à Londres 1736 , où l'on voit
comment l'Arménie a été peuplée par Haïk
fils de Thorgoma , petit fils de Japheth.
Après le déluge , la loi naturelle confervée
dans le coeur de Noé fut développée
par les 7 articles fuivans , que les Juifs
croyent avoir été révélés à ce faint Pa
triarche..
1º. Contre les Cultes étrangers.
2. Contre les Blafphêmes.
3°: Contre les Juremens.
4°. Contre les Actes obfcenes.
s . Contre l'Homicide.
6°. Contre le Vol.
160 MERCURE DE FRANCE.
7. Défenſe de manger des Membres
d'un animal vivant.
Mais ces préceptes fi juftes & fi utiles
pour le bonheur de l'homme , ne mirent
point d'obftacle à fa pente naturelle : il fe
révolta contre le Seigneur & fe précipita
dans l'idolâtrie.
Abraham fur choifi fpécialement pour
remédier à ce défordre prefqu'univerfel.
Dieu lui révéla le jour du Meffie , & lui
donna des inftructions pour les tranſmettre
à fa poftérité. Il faut lire les pages 49 , 50 ,
51 , 52, 53 , 54 & 55 , au fujet de ce
faint Patriarche .
La lettre finit par la loi donnée à Moyfe
& par une réflexion fur l'Ifraélite felon
Fefprit , & fur l'Ifraélite felon la lettre.
La III lettre fait connoître les bontés
du Seigneur plein de compaffion pour un
peuple qui , malgré la loi donnée par Moyfe
, fe livre à l'idolâtrie. Pour l'en retirer ,
le Verbe lui fufcite des Prophetes depuis
David jufquà Malachie , afin que leurs
oracles ferviffent à détourner Ifraël du culte
des faux dieux , & à le guérir de cette
lepre invétérée , lorfqu'il feroit captif à
Babylone.
Quel extrait ferois - je de cette belle lettre
Il faut la lire toute entiere . Elle ne
contient que 36 pages . Faites bien réflé
SEPTEMBRE. 1758. 161
xion au coup d'oeil , fous lequel on doit
envifager la captivité d'Ifraël , depuis la
page 78 , jufqu'à la page 88 .
La fixieme lettre offre un fpectacle beaut
coup plus confolant que celui qu'on a cou
tume de nous préfenter .
Ifraël guéri, détrompé de fes erreurs , s'a
vance par degrés vers le Meffie qui doit fe
revêtir d'une chair fujette à la mort.
Pour exprimer cette gradation , l'Auteur
emprunte le fymbole de l'aurore & des
différens accroiffemens de fa lumiere , juf
qu'à ce qu'elle forme un jour parfair.
1. Cette aurore fut précédée d'un nua,
ge épais qui fe répandit fur Ifraël . Son in
gratitude le rendit infenfible à la gloire du
Temple qu'il négligeoit de bâtir , pendant
qu'il violoit le précepte qui lui défendoit
d'époufer des femmes étrangeres.
Mais Zorobabel fait voir un crépuscule
moins obfcur. Le Temple eft rebati & les
cérémonies commencent à fe rétablir ; ce
pendant les femmes étrangeres n'étoient
point renvoyées , & l'on violoit le jour du
Sabbat. Les murs de Jérufalem étoient
tombés : Ifraël étoit dans l'affliction &
dans le mépris .
2º . Néhémie fit naître les premiers
rayons de l'aurore. Les murs de Jérufalem
rebâtis , le culte du vrai Dieu rétabli dans
162 MERCURE DE FRANCE.
fon ancienne fplendeur , les divines Ecri
tures recueillies & expliquées par Efdras ,
& le Peuple d'Ifraël multiplié fans meſure
dans le plus vafte Empire du monde , fut
connu fous le nom de Juifs . Plus fideles a
leur Dieu que jamais , ils mériterent la
confidération & la confiance de leurs Souverains
, & même d'Alexandre le Grand.
Le crépuscule dura 83 ans , & l'aurore
naiffante 176.
13 ° . Cette aurore prend des accroiffemens
; mais c'est du côté de la Religion .
Les Livres faints furent traduits en Grec ,
pour être répandus dans tout l'univers où
cette Langue dominoit abfolument fous les
fucceffeurs d'Alexandre . Cette verfion fut
le principal trait de lumiere. Elle donna le
moyen à tous les Ifraélites de lire par euxmêmes
les écrits qui annonçoient la venue
prochaine du Meffie. Ils en faifoient part
toutes les Nations où ils avoient formé
des Profélytes. A ces Livres faints , on
ajouta , pour former le coeur d'Ifraël , le
Recueil de Philofophie & de Théologie
morale , connu fous le nom d'Eccléfiaftique.
à
4°. Aux accroiffemens de cette aurore
fuccede une aurore parfaite. Elle brille
malgré les nuages qui la couvrent. La foi
étoit plus vive que jamais. Elle fut miſe à
l'éprouve par les perfécutions. Elle triomSEPTEMBRE.
1758 16z
pha. D'autres tenebres parurent l'obfcurcir,
je veux dire les fectes des Pharifiens , des
Sadducéens , des Efféniens & des Hérodiens
qui formerent la Synagogue ; mais
la foi de l'Eglife d'Ifraël leur réfifta jufqu'à
ce que J. C. vînt les détruire.
Dans la cinquieme lettre , on voit qu'à
cette aurore parfaite qui annonce la venue
du Meffie , fuccede le foleil levant , c'eftà-
dire le Meffie lui-même. L'Auteur , dans
les 24 pages que contient cette lettre , forme
un tableau de l'Eglife Chrétienne ;
mais l'objet qu'il trace avec un pinceau
fidele & rapide , mérite d'être vu dans
fon enfemble. On peut y remarquer furtout
le foin admirable que J. C. prend de
fon Eglife , foit en réparant fes pertes par
de nouvelles conquêtes , foit en lui donnant
une vigueur toujours nouvelle par la
force que fes Sacremens puifent dans le
fang d'un Dieu crucifié. Lifez ce morceau
depuis la page 148 , jufqu'à la page 153 .
M. l'Abbé de *** finit cette lettre en
faifant voir que dans tous les fiecles , le
Seigneur a exercé fur fon Eglife une alternative
de juftice & de miféricorde , d'où il
conclut qu'une conduite fi foutenue , eft
une preuve que la Religion eft l'ouvrage
d'une fuprême Intelligence .
Après la lecture de ces quatre Lettres , il
164 MERCURE DE FRANCE.
eft aifé de voir que l'Auteur a prouvé que
Eglife ne forme qu'un feul & même corps,
depuis Adam jufqu'à nos jours.
La fixieme lettre qui regarde la prononeiation
des lettres hébraïques, feroit mieux
placée à la tête d'une grammaire. Peut- être
que l'Auteur a été obligé par quelque circonftance
de placer ici cette lettre . Quoiqu'il
en foit , les preuves qui juftifient fa
prononciation , méritent d'être lues.
La feptieme lettre commence ainfi :
.
"Cette lettre & les deux fuivantes fe-
» ront employées à exprimer ma penſée
»fur les divers fens dont les ouvrages Prophétiques
font fufceptibles ... »
"
Enfuite l'Auteur fait connoître à quel
deffein il a donné une idée de ce que contient
l'Ecriture en général , touchant la
conduire de Dieu fur les hommes en matiere
de Religion , depuis Adam juſqu'à
nous. « C'eft, dit-if page 207 , pour effayer
» de vous faire comprendre qu'il y a dans
» une grande partie des Prophéties , un
» double fens littéral très - différent & trèsdiftingué
du fens fpirituel . »
"
Et à la page 208 .
Mêmes infidélités , quoique d'une efpece
différente mêmes retours vers fa
»miféricorde : 33 mêmes rechûtes , mêmes.
châtimens , quoique d'un autre gente »
SEPTEMBRE. 1758. 165
و ر
و ر
23
font également prédits pour l'une & l'autre
alliance. L'hiftoire a vérifié la certitude
de ces oracles évidemment accomplis
, foit avant , foit après la venue de
J. C. De ce double objet , le premier
regarde le Verbe & l'Eglife de l'ancien
Ifraël , depuis le commencement de la
captivité des dix Tributs jufqu'à la Ré-
» furrection de J. C. Et le fecond regarde
le Verbe incarné , & fon Eglife du nou-
» vel Ifraël jufqu'à la fin du monde ; en
»forte la même lettre contient ce que
» le Saint- Esprit a bien voulu révéler aux
» hommes touchant ce qui devoit arriver à
l'une & à l'autre Eglife. »
39
و د
و و
و د
que
L'Auteur exprime ainfi , page 210 , le
fens littéral dont il parle,
" Le fens littéral eft fondé ou fur l'hif
toire paffée , alors il s'appelle le fens lit-
» téral hiftorique ; ou fur des faits prédits
» par les oracles divins , alors il s'appelle
» le fens littéral prophétique ; il eft encore
» un fens littéral , que l'on appelle moral
quand le Prophete ou l'Hiftorien facré
» donne au peuple des regles de conduite
» pour réformer fes actions & fon coeur. »
M. l'Abbé de *** , page 219 , exige en
conféquence de ce fens littéral , qu'il regne
une harmonie complete dans les verfions
que feront les Eleves ; & il s'éleve à la
166 MERCURE DE FRANCE.
page 220 , contre ceux qui difent qu'il ne
faut point chercher d'harmonie dans les
ouvrages dictés par l'Efprit Saint.
On lit à la page 223 , les raifons qui
font admettre par l'Auteur, un double fens
littéral . Et à la page 225 , il met en deux
colonnes paralleles les onze principaux
chefs fur lefquels roule le détail des Prophéties
qui regardent l'ancien & le nouvel
Ifraël fous une feule & même lettre .
Le refte de la lettre eft employé à répondre
aux objections que l'on pourroit
faire contre le double fens littéral qu'il
faut cependant bannir des prophéties qui
regardent le Verbe incarné. C'eft lui feul
que l'on doit y envifager.
La huitieme lettre a pour objet l'explication
de la prophétie contenue dans les
chapitres 58 & 9 d'Ifaïe. Le deffein de
l'Auteur eft de prouver que cet oracle renferme
un double fens littéral ; c'eft ce qu'il
exécute avant de donner fa verfion Françoife
, précédée de deux obfervations.
La premiere fait voir que , fans le fecours
des fupplémens très- faciles à faire ,
exigés par le génie de la langue & par la
fuite que le difcours demande , on ne trouve
plus l'harmonie qui regne dans cet
oracle .
La deuxieme , après avoir obfervé que
SEPTEMBRE. 1758. 167
Vatable n'a point faifi le fens littéral qu'Ifaïe
avoit en vue , eft employée à prouver
que l'on y découvre un fens littéral dont
l'un regarde l'ancienne loi , & l'autre la
nouvelle. Enfuite l'Auteur procede à la
découverte de ce double fens . La méthode
paroîtra nouvelle , mais elle n'en eft
pas moins fûre , fi j'ofe le dire. Il veut qu'après
avoir faifi la valeur des termes énigmatiques
d'une Prophétie qui regarde le
peuple d'Ifrael , on commence par en examiner
les derniers verfets où l'on trouve
d'ordinaire le dénouement de la piece ; car
ces oracles finiffent communément par la
délivrance d'Ifraël captif, ou par la ruine
de l'empire de Babylone. Il faut enfuite
examiner , en remontant de verfets en verfets
, les objets que le Prophete nous préfente
jufquà ce qu'on foit arrivé au premier
verfer de la Prophétie qui , d'ordinaire,
commence par des reproches faits an
peuple d'Ifraël fur fon idolâtrie & fur les
autres défordres.
Il emploie cette méthode que l'on peut
Lire depuis la page 261 , jufquà la page 265 ,
où commence l'argument de la Prophétie .
L'Auteur développe cet argument , & le partage
en 7 articles, qu'il faut lire, fi l'on veut
concevoir comment les Prophetes ont ſaiſi
du même coup d'oeil , & renfermé fous les
"
168 MERCURE DE FRANCE.
mêmes termes le double fens littéral de
l'ancien & du nouvel Ifraël ,
A la fuite de l'argument , on trouve la
verfion françoiſe de la Prophétie. Il eſt
difficile de n'être pas content de l'harmonie
qui regne dans toute la piece , furtout
lorfque l'on compare cette verfion avec
celles qui ont paru jufqu'ici .
Dans la neuvieme lettre , on trouve les
notes néceffaires pour l'intelligence parfaite
du fens littéral de cet oracle d'Ifaïe.
On y reſtraint les termes généraux aux
idées particulieres que le Prophete avoit
en vue. On y touche les traits hiftoriques
qui donnent du jour à la Prophétie. La
Grammaire y trouve fa place au befoin ,
& le développement des termes enigmatiques
jette fur cette poéfie facrée , tout le
jour que l'on pouvoit defirer .
Ces notes font fuivies de réflexions inté
reffantes pour confirmer & développer ce
qui a déja été dit fur le double fens littéral .
Elles terminent la neuvieme lettre.
3. La X , qui contient 117 pages , eft uniquement
employée à l'explication du
Pleaume huitième , Domine , Dominus nof
ter , &c. pour prouver qu'il n'a qu'un feul
fens littéral qui regarde uniquement J. C,
quoique les Juifs , les Déiftes , & certains
Critiques s'y oppofent.
Pour
SEPTEMBRE. 1758. 169
Pour parvenir à fon but , il fait précéder
ce Pfeaume par cinq Obfervations , partagées
en fections différentes. L'Auteur
prévu que les Hébraïzans ne goûteroient
pas plus que les Juifs fon explication des
termes énigmatiques ; c'eft pourquoi il a
pris la précaution de prouver dans ces
cinq obfervations , que le fens qu'il leur
donne eft fondé fur l'Ancien & le nouveau
Teftament .
Je rendrois volontiers un compte exact
de ces termes ; mais comme l'Auteur a été
attaqué fpécialement fur cet article , &
que les PP. Capucins , fes éleves , ont pris
en main fa défenfe dans le feptieme volume
des Principes difcutés , je remets cette
matiere au temps où je rendrai compte de
leur Ouvrage,
Après ces cinq Obfervations fuivent les
argumens & les verfions Latine & Françoife
, après lefquelles on trouve deux ou
trois de réflexions folides qui termi- pages
nent le premier volume de ces Lettres.
La fuite au prochain Mercure.
H
170 MERCURE DE FRANCE.
PHARMACIE.
mo
AVIS au Public au fujet du Manuel des
Dames de Charité , ou Formules de Médicamens
faciles à préparer ; dreffées en faveur
des perfonnes charitables , qui diftribuent
des remedes aux pauvres dans les
Villes & dans les campagnes , avec des remarques
utiles pour faciliter la jufte application
des remedes qui y font contenus ;
enfemble un Traité abrégé de la Saignée ,
& un extrait de plufieurs remedes choifis ,
tirés des éphémérides d'Allemagne , quatrieme
Edition , revue , corrigée & augmentée
de la defcription des maladies , 1
vol. in 12. Le prix eft de 2 liv. 10 fols. A
Paris , chez Debure l'aîné , Libraire , Quai
des Auguftins , à l'Image S. Paul .
Quoique le prix de ce livre foit affez
modique , & que fon mérite foit déja connu
par le grand débit qui s'en eſt fait juſqu'ici
; cependant fur l'avis de quelques
perfonnes fages & éclairées , nous avons
ctu qu'il étoit de l'intérêt du Public qu'il
fût plus particuliérement & plus généralement
inftruit de fon excellence & de fon
extrême utilité .
SEPTEMBRE . 1758. 171
Le Manuel des Dames de Charité eft le
fruit des confultations gratuites , établies
à Orléans en faveur des pauvres depuis plufieurs
années par quelques Médecins habiles
& zélés , autorifés &
encouragés par
la penfion honorable dont il a plu à Son
Alteffe -Séréniffime feu
Monfeigneur le
Duc d'Orléans de gratifier leurs affemblées
, & qui leur a été continuée depuis
par Monſeigneur le Duc d'Orléans fon fils.
C'eft donc l'ouvrage du zele pour le bien
des pauvres , d'une méditation & d'une
étude continuée pendant long temps , furtout
d'une expérience confirmée par une
longue fuite d'épreuves fouvent réitérées ,
& ce titre feul fuffiroit pour en prouver le
mérite . L'accueil favorable que le Public
lui fit auffi tôt qu'il parut ; le jugement
avantageux que les Journaux & les feuilles
périodiques porterent alors de ce livre ;
l'approbation que lui donnerent Meffieurs
les Médecins de la Faculté de Paris , dont
quelques- uns n'ont pas dédaigné depuis
d'en faire ufage pour eux- mêmes , & font
Convenus de s'en être fervis avec fuccès ;
trois Editions enfin de cet Ouvrage épuifées
en affez peu d'années : tout cela réuni
acheve d'en faire l'éloge. Entrons dans un
détail fuccinct de fa nature , & de ce qu'il
renferme.
-Hij
172 MERCURE DE FRANCE.
On conçoit d'abord par le titre , qu'il
n'a été compofé ni pour les Médecins , ni
pour les Chirurgiens & Apothicaires , en
un mot pour tout ce qu'on appelle gens
de l'art ; il eft principalement deſtiné à l'ufage
des perfonnes pieuſes & charitables ,
que la Religion & l'amour du prochain
engagent au fervice des pauvres , & qui ,
fans fe piquer d'une grande théorie , n'ont
befoin que d'une Médecine fenfible & de
pure pratique.
C'eft en faveur de ces perfonnes , &
dans la vue d'encourager leur zele & leur
charité , en leur mettant tout d'un coup
fous les yeux une méthode corative abrégée
pour chaque maladie , que l'on a rendu
cet ouvrage public.
MEDECINE,
LETTRE à l'Auteur du Mercure.
Vous m'obligeriez infiniment , Monfieur
, fi vous vouliez inférer dans votre
Mercure ce qui fuit ;
Au mois de Mai 1757 , à cinq heures
du matin , la partie gauche de mon viſage
devint enflée depuis l'oeil jufqu'au menton ,
(
SEPTEMBRE. 1758. 171
& la moitié des levres fupérieure & inférieure
depuis ce temps , cette enflure fe
promene fur toutes les parties de mon vifage
, commençant le matin & difparoiffant
le foir ; elle vient fans douleurs , &
s'en va de même. Après avoir fait uſage
de nos Médecins dont l'ordonnance fe
bornoit à la faignée , purgation , bouillons
raffraîchiffans , l'enflure fe promenant toujours
, mais jamais deux jours de fuite fur
la même partie , on me confeilla de faire
confulterles Médecins de Paris . M.leClerc,
Docteur en Médecine , m'envoya un ordonnance
à peu près comme les autres : il
demandoit , pour agir , difoit- il , avec plus
de fûreté , une confeffion générale de toute
ma vie. Le détail en feroit trop long :
Je me contentai de dire que depuis 23
ans que je fuis marié , j'ai vécu avec beaucoup
de ménagement ; que mon épouse &
mes enfans paroiffent bien fains. Enfin le
Chirurgien de M. leMaréchal deThomond,
le fieur de la Plaine , étant venu par le carroffe
de Paris , au mois de Juillet dernier ,
j'eus occafion de lui parler de ma maladie .
Il me fit promettre de le faire avertir au
moment que l'enflure commenceroit à paroître.
Le lendemain matin à quatre heures
, je fentis le picotement ordinaire ; je
me levai , & j'allai frapper à la porte de fa
Hiij
174 MERCURE DE FRANCE.
chambre il ouvrit , & fut étonné de
voir mon menton d'une groffeur prodigieufe
, & la levre inférieure épaiffe de
deux gros pouces , ce qui me défiguroit
extrêmement , & il avoua n'avoir rien vu
de pareil. J'allai le voir quelques heures
après ; il ne paroiffoit plus rien : je fus par
fes ordres faigné du pied , purgé , &c. Ces
enflures ne reviennent pas fi fréquemment ,
mais je n'en fuis pas quitte , puifqu'elles
reparoiffent de temps en temps.
J'ai l'honneur d'être , & c .
DE VILLIERS.
A Blaye , le 22 Novembre 1757.
SEPTEMBRE. 1758. 175
ARTICLE IV.
BEAUX- ARTS.
ARTS AGRÉABLES.
GRAVURE.
M. Duflos vient de donner deux nou
velles Eftampes , le Berger avec fon oifeau ,
& la Bergere avec fa flûte. Ces deux Eftampes
font d'après M, Soldini.
Le même Graveur qui demeure rue des
Noyers , chez M. Hafté , Serrurier de la
Ville , a auffi un livre d'Estampes intitulé ,
Abrégé des Aris & Métiers , avec un Difcours
à chaque article.
Hiv
176 MERCURE DE FRANCE.
ARTS UTILES.
HORLOGERIE.
MACHINE a arrondir , finir & polir,
les dents des roues de Montre, par le Sicur
Vincent , de Mâcon.
DANS l'horlogerie , les pieces qui font
les plus fujettes au frottement , & qui parconféquent
ont toujours le plus donné de
peine aux Ouvriers , font les rouages dentelés
, par rapport à leur engrenage dans
les pignons , où les frottemens ne peuvent
être lians , coulans & égaux que par la
parfaite régularité des dents.
L'outil à refendre , dont fe fervent aujoud'hui
tous les Horlogers, eft d'un grand
fecours pour l'exacte divifion des dents ;
mais il reste encore beaucoup à faire à
l'Ouvrier : il faut arrondir les dents , les
égalir , les polir ; & quelque attention qu'il
y puiffe apporter , il eft moralement impoffible
qu'il n'en altere l'égalité , foit dans
les lignes droites , foit dans la réunion de
la courbe avec les faces intérieures , opération
à laquelle très - peu d'Horlogers
SEPTEMBRE. 1758. 177
réuffiffent parfaitement , furtout dans les
roues de montre de poche , dont les défauts
moins fenfibles à la vue échappent
plus aifément à l'Artifte .
Dans la vue de remédier à tous ces inconvéniens
, plufieurs perfonnes ont cherché
des moyens pour arrondir & égalir
parfaitement les roues de montre. En 1753 ,
le fieur Vincent eut l'honneur de préfenter
à l'Académie des Sciences les modeles d'une
Machine qui devoit remplir cet objet.
Les obfervations qui lui furent faites ont
excité fon émulation ; il s'eft joint à d'excellens
Artistes qui travailloient depuis
long- temps dans les mêmes vues , & il
leur a fait exécuter à grands frais cette
Machine , dont les premieres productions
ont mérité les fuffrages de la même Académie
au mois de Janvier 1757.
Les propriétés de cette Machine font
donc d'arrondir , finir & polir les dents des
roues de montre , de toutes grandeurs ,
toutes enarbrées ou fans l'être , même des
roues de champ , avec la plus exacte précifion
; & de les mettre dans cet état de
perfection à laquelle la main du plus habile
Artifte ne fçauroit atteindre .
Le fieur Vincent vient d'en faire l'établiffement
à Paris : l'agrément & le concours
de MM. les Horlogers en prouvent
Hv
178 MERCURE DE FRANCE.
évidemment l'utilité. Il eft conftant que
les mouvemens dont les rouages auront
paffé par cet outil , en feront meilleurs
puifque toutes les dentures auront la perfection
defirée. Il faut efpérer que la Machine
dont il s'agit ranimera le zele des
Artiftes , & ne laiffera pas à l'Auteur le
regret d'avoir infructueufement préféré fa
patrie à l'étranger.
Le Bureau de cette Machine eft chez M.
Maréchal , cour de Rohan , quartier Saint
André- des - Arts , à Paris.
On fe contente par roues d'un prix trèsmodique
, & on eft fervi très- promptement
: la diligence fe trouve jointe à la
perfection.
Les Horlogers de Province qui voudront
profiter de ce fecours , n'auront qu'à envoyer
à l'adreffe dudit fieur Maréchal , en
affranchiffant
le port.
SEPTEMBRE . 1758. 179
SÉANCE PUBLIQUE
De l'Académie des Sciences , des Belles- Lettres
Arts de Rouen.
L'ACADÉMIE de Rouen tint fa féance
publique le mercredi 2 Août. M. le Cat ,
Secretaire perpétuel de la claffe des Sciences
, y préfida en l'abfence du Directeur &
du Vice Directeur.
Il ouvrit cette féance comme Secretaire
des Sciences , par la lecture des travaux de
l'année académique de fa claffe , & par
l'annonce des Mémoires qui ont remporté
le Prix de Phyfique.
Le fujet du prix de Phyfique de cette
année étoit : Déterminer les affinités qui fe
trouvent entre les principaux mixtes , ainfi
que l'a commencé M. Geoffroy , & trouver
un fyftême phyfico - méchanique de ces affinités
.
Le Mémoire n°. 3 , qui a pour deviſe ,
Non tam idem eodem ; fed fimilis fimili gaudet
, a très- bien rempli la premiere partie
de la queſtion ; mais il n'a prefque point
parlé de la feconde .
Le Mémoire n° . 4 , dont la devife eft ,
Simile fimili gaudet , traite fupérieurement
le méchanifme des affinités ; mais il paffe
Hvj
180 MERCURE DE FRANCE:
très - légérement fur la partie chymique :
enforte qu'aucun de ces deux Mémoires en
particulier n'a rempli les vues de l'Académie
, & n'a , à la rigueur , mérité le prix :
mais comme il eft très-rare de trouver réunies
dans un même homme le titre de
Chymifte profond qu'on ne fçauroit refufer
à l'Auteur du Mémoire n°. 3 , &
celui de grand Phyficien qui paroît dû à
l'Auteur du Mémoire n° . 4 , la Compa
gnie a penfé que dans un fujet fi important
& qu'il étoit fi difficile de traiter complettement
dans un feul Mémoire , elle devoit
fe relâcher de la rigueur ordinaire des loix
académiques ; que chacun des Auteurs
ayant également fatisfait à la moitié de la
queftion , & la réunion de leurs Mémoires
formant un tout qu'on peut regarder , en
attendant mieux , comme la folution du
problême entier , l'équité demandoit que
le Prix fût partagé auffi également entr'eux ,
& queleurs Mémoires fuffent imprimés de
fuite dans l'ordre de leurs n°. 3 & 4.
L'Auteur du n° . 3 , qui excelle dans la
partie chymique , eft M. Jean - Philippes
de Limbourg , Docteur en Médecine de
Theux , au pays de Liege. On a de lui um
Traité fur les Eaux de Spa , & une Differtation
fur les Bains d'eau fimple , qui avoit
eu l'acceffit à l'Académie de Dijon.
SEPTEMBRE. 1758. 181
L'Auteur du Mémoire n°. 4 , eft M. le
Sage , fils , Maître de Philofophie & de
Mathématique à Geneve.
On a donné un acceffit à un Mémoire
très bien fait , & furtout très bien écrit ;
mais moins fort de chofes que les précédens.
C'eft le n° . 1 qui a pour devife ,
Alia fatisfet theoria qua rationibus & experimentis
liquidò mihi fuerit probata. Rob.
Boyle Chim. Script.
Ces trois Mémoires font dignes de l'impreflion
, & réunis , ils forment fur la
queftion propofée un Ouvrage déja fort
eftimable , & très- propre à exciter les Sçavaus
en ce genre à nous en donner un
meilleur encore.
M. du Boulay , Secretaire des Belles-
Lettres , a fait l'ennumération des travaux
de fa claffe , & l'annonce fuivante des Prix
de fon département.
Le fujet du prix de Poéfie propofé dès
1756 , étoit la Conquête de l'Angleterre
par Guillaume , Duc de Normandie. Ce
Prix fut remis l'année derniere , & le
mérite des Ouvrages qui ont concourn
cette année , donne lieu à l'Académie de
s'applaudir de fa févérité .
Celui dont le plan & l'ordonnance générale
lui ont paru remplir le mieux fes
vues & le fujet propofé , eft le n° . 7 qui
182 MERCURE DE FRANCE.
a pour devife , Conamur tenues grandia.
L'Auteur eft M. Charles le Mefle , le
jeune , Négociant à Rouen , qui femble ,
par cet effai , promettre les talens les plus
diftingués.
Le n° . 4 qui a pour devife ,
Sic patrius patrium vates canit ore fonanti ,
Heroa o quantos Neuftria mater alit.
eft celui qui a paru en approcher davantage
; & il auroit balancé le précédent , fi
les beautés de détail avoient été foutenues
par une compofition auffi riche , & une
ordonnance auffi complette & auffi bien
entendue.
L'Académie croit encore devoir nommer
avec éloge le n° . 5 , qui a pour devife
,
Anglorum meta flammas fenfere cometa.
Et à la fin ,
At mihi contingat patrios celebrare penates:
Elle y a remarqué de fort beaux vers.
Mais fon plan n'approche pas non plus de
celui du Poëme couronné.
L'Académie a propofé depuis trois ans
trois divers fujets d'hiftoire , fans avoir
reçu aucun Mémoire ; ce qui prouve fenfiblement
que le goût de l'érudition &
SEPTEMBRE. 1758. 183
des recherches s'affoiblit beaucoup trop
dans un fiecle où l'agréable l'emporte toujours
fur l'utile . Cependant elle ne croit
pas devoir fe rebuter , & elle propoſe un
quatrieme fujet, dont voici le programme :
La délivrance annuelle d'un meurtrier ,
qui fe fait folemnellement à Rouen le jour de
l'Afcenfion , a t'elle quelque fondement dans
l'hiftoire civile & ecclefiaftique de cette Province
? ou ne feroit - ce qu'un veftige d'un
ufage autrefois plus généralement répandu ,
dont quelques Eglifes particulieres font
reftées en poffeffion d'une maniere differente ,
felon les lieux & les circonstances où il fe
pratique ?
L'Académie n'ignore pas qu'on a beaucoup
écrit fur ce fujet ; mais la queftion ne
lui paroît pas encore fuffifamment éclaircie
: elle demande un réſumé exact & précis
de ce qui a été dit de mieux fur cette
matiere , & que les Auteurs y ajoutent ou
les preuves , ou les conjectures les plus
probables qui peuvent décider l'alternative
qu'elle propofe .
Outre ce Prix , l'Académie diftribuera à
fa Séance publique du mois d'Août 1759 ,
-un prix d'éloquence , dont le fujet fera :
Comment , & à quelles marques les moins
équivoques pouvons nous reconnoître les difpofitions
que la nature nous a données , plutôt
184 MERCURE DE FRANCE.
pour certaines Sciences ou certains arts , que
pour d'autres ?
L'Académie exhorte les Auteurs à envifager
fous toutes fes faces & dans fa plus
grande généralité ce fujet important pour
le progrès de l'efprit humain. Il s'agit d'éblir
une théorie lumineufe , de l'appuyer
de preuves & d'exemples , & d'en tirer
des conféquences pratiques qui puiffent
diriger un choix dont dépend le bon emploi
des talens & l'avantage de la fociété.
Les ouvrages pour concourir à ces deux
prix , feront adreffés francs de port , &
fous la forme ordinaire , à M. Maillet du
Boullay , Secrétaire perpétuel de l'Acadé
mie pour les Belles - Lettres , rue de l'Ecureuil
, à Rouen.
M. Le Cat Secrétaire des Sciences &
Préfident de cette féance , a enfuite diftri-.
bué les prix des Ecoles , qui font fous la
protection de l'Académie. Les prix qui
avoient été fournis jufqu'ici par les Profeffeurs
ou par des amateurs , font fondés
actuellement par le Corps de Meffieurs de
Ville.
Les prix d'Anatomie ont été remportés ;
le premier par M. Jacques le Coq , de Tinchebray
; le fecond par M. Cofme Beaumont,
de Rouen ; le troifieme par M.Char
les-Louis Doubleau , de Bernetal,
SEPTEMBRE . 1758. 18€
Les prix de Chirurgie ont été donnés
le premier à M. Antoine Dufay, de Rouen ,
& le fecond à M. Jacques le Coq , qui venoit
de remporter le premier prix d'Anatomie.
Les prix de Botanique ont été adjugés ;
le premier à M. Bomarre , Eleve en Pharmacie
, de Morfan , près Bernay ; le fecond
à M. Neuville , Eleve en Chirurgie , près
Brionne ; le troifieme à M. Seyer , Eleve
en Chirurgie , qui en a déja remporté les
deux années précédentes.
Les prix de l'Ecole de Deffein.
L'Académie voulant tirer fes fujets de
compofition , alternativement de l'allégorie
, de l'Hiftoire Sacrée , de l'Hiftoire prophane
& de la Fable , a choisi cette année
pour fujet Pigmalion amoureux de la ftatue
qu'il venoit d'achever.
Ce prix a été remporté par M. Barthe
lemy Lamoureux , de Rouen .
Premier prix d'après nature , par M.
Gonor. Second , par M. Louis Guyon , de
Rouen. Premier prix d'aprés la Boffe , par
Mademoiſelle Marie - Catherine- Béatrix
Defcamps , fille du Profeffeur. Second extraordinaire
, par M. Louis le Febvre , de
Rouen , qui depuis peu de mois dans cette
Ecole , y donne des marques des plus gran186
MERCURE DE FRANCE.
des difpofitions. Premier prix d'après le
deffein , par Pierre Amable- André Beaufils
, de Rouen . Second extraordinaire , par
M. Thomas Bremontier , du Tronquay ,
prés Lyon - la Forêt.
L'Académie annonce de plus , que la générofité
de Meffieurs du Corps de Ville la
mettra en état de donner l'année prochai
ne une médaille d'or à l'Eleve qui fera le
mieux un tableau fur un fujet , qu'elle fe
réſerve de propofer.
pour
Le fujet du prix d'Architecture étoit de
compoſer une porte de ville d'expreffion
Dorique , avec deux guichets à côté
le paffage des gens à pied , fans autres ornemens
que ceux qui font admis en archi
tecture. Ce prix aa été remporté par M.
Charles François Ribard , de Buchy en
Caux.
M. le Cat lut les obfervations Météoro,
logiques & Nofologiques , & l'éloge de
M. Gunz , affocié de l'Académie , premier
Médecin du Roi de Pologne , Electeur de
Saxe.
M. du Boulay lut l'éloge de M. Boulanger
, Secrétaire du Roi , premier Commis
de M. de Saint Florentin .
M. Du Lagne lut pour M. Boüin ‹ un
mémoire fur les Cometes.
M. l'Abbé Yart lut un difcours dans le
SEPTEMBRE . 1758 . 187
quel il entreprit de fixer jufqu'à quel point
on peut & on doit fe permettre la fingularité.
Ce difcours fut extrêmement applaudi
de l'affemblée , qui étoit nombreuſe & brillante.
M. du Lagne lut un mémoire fur l'oppofition
de Jupiter au Soleil pour cette année.
M. du Lagne conclut de fes obſervations
& de fes calculs , que les tables de
Hallei donnent la longitude de Jupiter
trop forte de 9 minutes 42 fecondes , &
la latitude auffi trop forte de 49 fecondes
.
M. Hoden , qui a déja donné dans les
deux années précédentes les moyens de
rendre le jeu du Cabeftan continu , en a
préfenté dans cette féance un nouveau ,
où il opere cette continuité ; 1 ° . Par la
forme d'un cône tronqué donnée au çilindre
du cabeftan ; 2 ° . par des poulies dont
il couvre , pour ainfi dire , la futface de ce
cône , & la rend plus gliffante encore aux
circonvolutions du cable , dont les fupérieures
doivent forcer les inférieures à
couler vers le fommet du cône , & dépouiller
ainfi le cabeftan à mesure qu'il fe charge
vers fa bafe de nouvelles circonvolutions.
-M. Gilbert a lu un mémoire fur les
188 MERCURE DE FRANCE.
de moyens de faciliter le paffage du pont
batteaux de Rouen , & de fes pareils aux
voitures , lorfque les eaux font très - hautes
ou très - baffes. Ces moyens étoient expofés
par un modele , dont la démonftration a
donné beaucoup de fatisfaction au Public.
La féance a été terminée par la lecture
du Poëme couronné , auquel le Public ар-
plaudit beaucoup.
SEPTEMBRE . 1758. 189
ARTICLE V.
SPECTACLES.
OPERA.
LE S Août , l'Académie Royale de Mufique
a donné la premiere répréfentation
des Fêtes d'Euterpe . Ce Ballet , comme je
l'ai annoncé , eft compofé de trois Actes.
Le premier intitulé , la Sibyle , eft dans la
fimplicité du bon vieux temps. L'action eft
une querelle d'amans , qu'une Sibyle appaife
: le Muficien a imité le ftyle naïf du
Poëte la mufique eft dans le goût le plus
gracieux & le plus touchant des romances,
& le même goût eft obfervé dans la
danfe , comme dans le chant : it femble
même que l'on trouve cette imitation trop
fidele. Le fpectacle eût été plus vif , plus
varié , plus féduifant pour notre fiecle , s'il
eût peint moins exactement les moeurs fimples
du temps paffé . Ce n'eft pas que ce tableau
n'ait toutes les graces dont le genre
eft fufceptible ; mais ces graces ingénues
ne font plus affez piquantes ; c'eft peut- être
tant pis pour nous ,
190 MERCURE DE FRANCE
>
Le ſecond Acte eft le Mariage d' Alphée
d'Aréibufe dans le Palais de Neptune
où Aréthufe s'eft réfugiée , pour éviter les
pourſuites d'un amant aimé. Cet Acte foible
, & du côté des images , & du côté des
fentimens , n'a pas donné au Muficien de
grands effets à produire ; mais le chant en
eft noble , varié , facile , & l'on ne méconnoît
pas l'Auteur de Lavinie dans le
Ballet & dans les Chours .
Le troiſieme Acte eft comique & ne l'eſt
pas affez. Ce genre n'eft favorable à la Mufique
qu'autant qu'il eft animé par le contrafte
des peintures & des fituations , &
par les mouvemens de la fcene . On ne laiffe
pas de retrouver dans les airs , & furtout
dans le duo dialogué , qui termine la
feconde fcene , le même génie qui a produit
la mufique des Troqueurs. En général
cet ouvrage n'eft ni au- deffus ni au deffous
de la réputation de M. d'Auvergne : on y
voit une extrême facilité à fe monter fur
tous les tons , & les reffources d'un talent
fécond, qui ne demande, pour les déployer,
que des fujets qui en foient fufceptibles.
On ne peut affez louer les foins qu'ont
pris MM. les Directeurs de rendre ce Spectacle
auffi brillant qu'il pouvoit l'être . Le
Compofiteur des Ballets les a fecondés avec
fuccès . Trois couples de Danfeurs & de
SEPTEMBRE. 1758. 191
Danfeufes ( frere & foeur ) , tous les trois
excellens dans des genres différens , les
fieurs & Demoiſelles Lani, Veftris & Lyonnois
, ont fait l'ornement de ces danfes.
COMEDIE FRANÇOISE.
LE 7 , on remit au Théâtre la Tragédie
de Sertorius . Quoique le goût du Public ,
depuis le fiecle de Corneille , ait éprouvé
bien des révolutions , quoique nous foyons
accoutumés à des paffions plus violentes
, à des ſituations plus pathétiques , à
une marche plus rapide de l'action théâtrale
; cette nobleffe mâle & fimple , cette
majefté tranquille & foutenue , qui regne
dans Sertorius , n'a pas laiffé d'étonner ,
d'élever , de faifir l'ame des fpectateurs.
L'admiration n'émeut pas la multitude ,
comme la crainte & la pitié , ces grands
refforts de la tragédie ; & Sertorius , quoiqu'applaudi
avec tranfport , n'a pas attiré
la foule. Cependant au mérite de la pièce ,
digne objet de l'admiration des Héros
du regne paffé , fe joint le talent de l'Actrice
qui joue le rôle de Viriate , talent
qui dans ce rôle cût peut - être étonné Corneille
lui-même , pour qui la nature femble
l'avoir formé. Mlle Clairon eft tou
192 MERCURE DE FRANCE.
jours furprenante ; mais le génie de Corneille
eft furtout analogue au caractere de
fon ame. C'est alors qu'on oublie qu'elle
eft Actrice , & qu'on ne voit plus que le
perfonnage héroïque, tel que le grand Corneille
devoit s'applaudir de l'avoir conçu .
Le 23 , on donna la premiere repréfentation
de l'Ile déferte , Comédie en un acte
& en vers, imitée de Métaftafio . Cette piece
a été reçue très - favorablement. J'en rendrai
compte dans le volume fuivant.
COMÉDIE ITALIENNE.
LE2
£ 2 Août , l'on reprit les Amours
de Pfy
ché, dont on a donné
trois repréfentations
.
Le 7 , on repréſenta
pour la premiere
fois Melezinde
, Comédie
en vers & en
trois Actes , qui a eu quelque
fuccès.
Le fujet tient beaucoup
du tragique
, c'eft
un mari qui , voulant
éprouver
la fidélité
de fa femme
, fait courir
le bruit de fa
mert, pour voir.fi , felon l'ufage
établi dans
l'Inde , où fe paffe l'action
, elle fe jettera
dans le bucher
de fon époux. Une telle
épreuve
a dû paroître
bien indifcrete
aux
yeux des fpectateurs
François
.
Je donnerai l'extrait de cette Piece dès
qu'elle me fera confiée.
OPERA
SEPTEMBRE . 1758. 193
OPERA COMIQUE.
LE 7 Août , on aa donné pour la premiere
fois , l'Heureux
Déguisement
. Les
paroles font de M. Marcouville
; la mufique
de M. de Laruette. Le 12 , un nouvel
Acteur a débuté avec fuccès dans le rôle
du Suffifant. Le 16, le Calme après l'orage ;
Ballet pantomine
Hollandois
, a plu la
gaieté & la vivacité de l'action qu'il imite.
par
Les enfans du fieur Baron jouent fur ce
Théâtre avec applaudiffement , quelquesuns
de nos Opera comiques. Ils femblent
embellir encore celui du Peintre amoureux
de fon modele , fi applaudi dans fa nouveauté
, & dont la mufique pleine de délicateffe
& de goût , compofée fur des paroles françoifes
, fait bien voir qu'il n'y a point de
modulation ni de mouvement dont notre
Langue ne foit fufceptible.
Ces enfans étonnent par l'intelligence
de leur jeu & la précifion de leur chant.
Dans les mêmes pieces a paru la jeune Demoiſelle
Luzy , dont la fineſſe & le naturel
femblent promettre une excellente Actrice
comique. Je n'ofe dire ce qu'en attendent
quelques perfonnes qui connoiffent le
théâtre : un talent auffi accompli que celui
I
194 MERCURE DE FRANCE.
de Mademoiſelle Dangeville, eft un phénomene
bien rare ! Celui de Mlle Luzy eft au
point où l'on a tout à craindre de l'impreffion
de l'exemple. Une nuance de plus à
cette fineffe en détruitoit le naturel.La jeune
Demoiſelle Baron a déja perdu de fa naïveté.
Ceux qui veillent aux progrès des
talens qui fe développent , doivent avoir
grand foin de s'oppofer au penchant de
l'imitation , & furtout les arrêter aux limites
de la belle nature. Plus le talent eft
près de ces limites , plus il eft en danger
de les franchit .
CONCERT SPIRITUEL.
LiE 15 , jour de l'Affomption , on y executa
le Regina Cæli , Moter à grand Chaur
de M. de Mondonville , précédé d'une fymphonie.
Mile Hardi la jeune , chanta deux
airs Italiens avec une facilité & une précifion
fingulieres. M. Piffet joua un Concerto
de fa compofition , qui fut très applaudi .
Après un Duo Italien exécuté par Mlle
Hardy & M. Albaneze , Mlle Fel chanta
un petit Motet dans le goût Italien avec
cet art & cette voix , qu'on a fi fouvent
célébrés. Le Concert finit par le Moret
François de M. de Mondonville , qui fit la
même impreffion que dans fa nouveauté.
SEPTEMBRE . 1758. 195
ARTICLE VI.
NOUVELLES ÉTRANGERES.
ALLEMAGN E.
DE KONIGGRATZ EN BOHEME, le 17 Juillet.
L'ARMÉE Impériale continue de fuivre de près
celle des Pruffiens. La premiere campa le 8 à Gewitz
, & en y arrivant , on apprit que le Roi de
Pruffe étoit déja à Leutomifchel avec les deux premieres
colonnes de fon armée ; mais que la troifieme
commandée d'abord par le Général Fouquet
, & actuellement par le Maréchal Keith ,
étoit encore à Zwittau & dans les environs , d'où
cependant elle commençoit à défiler. Le 7 , le
Comte de Lafci , Lieutenant général , qui avoit
dévancé l'armée pour marquer le camp de Gewitz,
avec le corps des Grenadiers & des Carabiniers
ayant découvert cette troifieme colonne qui marchoit
par Krenau à Zwittau , fit fes difpofitions
pour en charger l'arriere- garde. Il força d'abord le
village de Krenau ; il s'y foutint affez long temps
pour arrêter la marche des ennemis , & il obligea
toute la colonne de faire halte . Nos Chaffeurs ,
qui garniffoient un bois au deffus du Village , firent
de-là fur les Pruffiens un feu continuel , leur
détruifirent plufieurs charriots chargés de pontons
, prirent beaucoup de chevaux , & firent
quantité de butin. Les ennemis craignant de fe
I ij
196 MERCURE DE FRANCE.
voir arrêter long-temps dans leur marche , prirent
le parti de fe former & fe préfenterent en bataille.
Comme le feu de leur canon qui n'étoit point
fupérieur au nôtre , ne fit point l'effet qu'ils en
attendoient ; ils détacherent de l'Infanterie & de
la Cavalerie pour attaquer le village de Krenau.
Quatre compagnies de Grenadiers aux ordres du
Général de Tillier , en occupoient le cimetiere ;
deux autres compagnies dans le Village flanquoient
ce pofte des deux côtés , & le Comte de
Brunian , Colonel des Huffards Esclavons , étoit
fur la gauche en dehors avec deux compagnies
de Carabiniers. Au premier choc la Cavalerie ennemie
prit la fuite , & l'Infanterie fut repouffée
avec perte. La nuit étant ſurvenue , l'ennemi profita
des ténebres pour nous dérober fa marche ,
ce qu'il fit avec tant de promptitude & de précaution
qu'il nous échappa. L'armée Impériale fe
remit le en mouvement , & marcha en deux
colonnes par les montagnes fur Politzka , où elle
féjourna le 10. Elle fe porta le 11 à Sebranitz ,
comptant joindre à Leutomifchel la troifieme colonne
des ennemis , & l'y attaquer ; mais elle en
étoit partie avant le jour , après avoir mis le feu
à fon camp , pendant que les deux autres colonnes
s'avançoient par Hollitz vers cette Place. Le 12 ,
cette troifieme colonne prit la route des deux
premieres. Comme elle en étoit affez éloignée
pour ne pouvoir pas en être fecourue , les Généraux
Laudobn , Ziskowitz & de Saint-Ignon , qui
continuoient de cotoyer l'ennemi fur fon fanc
gauche , réfolurent de l'attaquer. Le premier fit
d'abord feu fur les Pruffiens de quatre pieces de
canon , près du village de Woftzetin : ils répon¬
dirent de dix pieces de leur groffe artillerie ; ce
pendant ils furent obligés de rebrouffer chemin
SEPTEMBRE . 1758 .. 197
quer
& de regagner les hauteurs où ils ſe retrancherent
fur le champ. Ils mirent auffi le feu au village de
Woftzetin , apparemment dans le deffein de faire
connoître par ce fignal au Roi de Pruffe qu'ils
étoient attaqués . Tandis que nos Huffards & nos
Croates harceloient les Pruffiens , le Général de
Saint-Ignon arriva avec la Cavalerie . Auffi-tôt
qu'il eut remarqué la façon dont la Cavalerie Pruffienne
fe formoit , il la fit obſerver d'un côté par
les Chevaux- légers de Lowenftein , & la fit attade
l'autre par les Grenadiers & les Dragons
de Wirtemberg. Cette attaque fe fit avec tant
d'ordre & de bravoure , que les ennemis furent
plufieurs fois renverfés , enfuite mis en déroute ,
& totalement difperfés , malgré leur artillerie qui
tiroit de quatre côtés différens. Déja nous nous
étions emparé de plufieurs pieces de canon ; mais
l'arrivée du Roi de Pruffe qui accourut avec douze
mille hommes , obligea nos troupes de les abandonner
pour fe replier fur leurs anciens poftes ,
& l'on fe contenta d'emmener deux caiffons de
poudre & plufieurs charriots , avec un feul étendard.
Cette affaire coûte aux ennemis en morts ,
bleffés & déferteurs , plus de mille hommes. L'armée
Impériale vint camper le 12 près de Hohenmauth
, & le 15 à Hrochow - Teunitz. Les ennemis
n'ont occupé cette Place qu'un jour , & nos
troupes s'en font remifes en poffeffion le 14. On
apprend que l'armée Pruffienne marche avec précipitation
par Jaromitz vers la Siléfie & le Comté
de Glatz .
Du Quartier général de l'Armée du Prince
de Soubife à Caffel , le 9 Août .
M. le Prince de Soubiſe a détaché le 20 Juillet M.
I iij
198 MERCURE DE FRANCE.
Fifcher, pour s'emparer du Fort de Zighenhein. La
garnifon fe retiroit au moment que nos troupes.
légeres y font arrivées. On a tué ou bleffé aux
ennemis vingt hommes & fait environ quatrevingts
prifonniers . On a trouvé dans ce Fort quatorze
pieces de gros canon & fix mille facs de
farine .
M. le Duc de Broglie , que le Prince de Soubiſe
avoit envoyé en avant, & qui commandoit l'avantgarde
de l'armée depuis Friedberg , s'eft avancé le
21 à Yefberg. L'armée eft venue camper à Holtzdorff
, & les ennemis ont fait une marche rétrograde.
M. le Prince de Soubife a envoyé un renfort
d'une brigade d'Infanterie & d'une de Cavalerie
à M. le Duc de Broglie , pour le mettre en état:
d'attaquer les ennemis , s'il en trouvoit l'occafion
favorable. M. le Duc de Broglie s'eft avancé le
22 à Hortz , & M. le Prince de Soubife a porté
fon camp à Yefberg. Le 23 , M. le Duc de Broglie
s'eft avancé à Caffel , dans l'intention d'attaquer
Parriere garde des ennemis , au moment qu'ils
décamperoient du village de Sunderhaufen où.
étoit leur camp. Il a attendu que fon Infanterie
fût aux portes de Caffel , pour envoyer ordre aux
troupes légeres de paffer la Fulda au gué du moulin
au deffus de Caffel . L'Infanterie , la Cavalerie
& les Dragons ont joint au delà du village de Bettelhaufen.
Les ennemis avoient marché par leur
droite , pour le porter vers le grand chemin de
Munden. Ce mouvement a déterminé M. le Duc
de Broglie à fe porter en diligence fur le village
de Sunderhaufen. Il a monté fur la hauteur d'ou
il a vu les ennemis en bataille , leur droite appuyée
à un grand efcarpement de la Fulda , & leur gauche
à un bois très-fourré . Il a compris que l'affaire
devenoit férieufe , & demandoit des difpofitions.
SEPTEMBRE, 17588. 199
fages & mefurées . Il avoit laiffé dans Caffel deux
bataillons de Royal Deux - Ponts , & un bataillon
du même Régiment à Sunderhaufen , pour garder
le défilé en cas d'événement. Ce détachement
avoit réduit le corps qu'il commandoit à environ
fept mille hommes , & les ennemis à qui il avoit
affaire , étoient plus forts que lui. Le terrein étant
étroit , il a mis l'Infanterie en premiere ligne , la
Cavalerie & les Dragons en feconde ligne , & il a
appuyé fa droite au bois. Il fe propofoit d'attaquer
T'Infanterie que les ennemis avoient dans ce
bois , & de les tourner par leur gauche , pour les
culbuter dans la riviere , fi l'attaque réuffiffoit .
Lorfque fa difpofition a été faite , il a placé dix
pieces de canon pour tirer fur la Cavalerie des
ennemis . L'incommodité de ce feu a déterminé
cette Cavalerie à charger l'Infanterie de M. le Duc
de Broglie. Alors ce Général a fait doubler le Ré
giment de Waldner derriere celui de Dieſback ,
& le Régiment de Royal-Baviere derriere un ba
taillon de Deux - Ponts . Il a fait avancer par cet
intervalle les Régimens de Wirtemberg , de Royal
Allemand & de Naffau , commandés par M. le
Comte de Raugrave. Lorfque la cavalerie Heffoife
les a vu dépaffer l'Infanterie , elle s'eſt jettée ſur
fa droite , & a paru vouloir gagner notre gauche.
M. le Duc de Broglie a couru promptement au
Régiment de Raugrave ; il l'a fait avancer par un
intervalle de l'Infanterie ; il a fait marcher le Régiment
d'Apchon à la gauche de cette Infanterie ,
& ce mouvement a arrêté la Cavalerie des ennemis.
Pendant qu'elle étoit incertaine du partí
qu'elle devoit prendre , Wirtemberg , Royal-
Allemand & Naffau l'ont chargée ; ils ont enfuite
plié , & ont été fuivis affez vivement par les enne
mis. M. le Duc de Broglie a craint pendant un
F
I iv
200 MERCURE DE FRANCE.
moment que cela n'ébranlât l'Infanterie qui fe
trouvoit fans Cavalerie ; mais le Régiment de
Royal-Baviere a fait une fi vive décharge fur le
Régiment d'Ifembourg , & l'a maltraité de façon ,
que cette Cavalerie n'a plus reparu depuis.
Pendant ce temps-là , MM. les Comtes de Waldner
& de Diefback , la brigade Suiffe & trois compagnies
de Royal Deux- Ponts attaquoient le bois ,
y trouvoient de la réſiſtance , mais s'y foutenoient
avec beaucoup de valeur. Toute l'Infanterie de la
droite & du centre des ennemis marchoit vivement
à notre gauche , où étoit la brigade de Rohan
, dont Beauvoifis fermoit la gauche. Cette
Brigade effuyoit le plus grand feu , & y répondoit
avec la plus grande intrépidité. Les ennemis ont
reculé quelques centaines de pas ; mais ils font
revenus avec plus de fureur , & fe couvrant de
l'efcarpement , ils avoient un grand avantage fur
nos troupes qui étoient à découvert , de forte que
notre gauche a été obligée de ſe replier . Les ennemis
fe font alongés le long de l'efcarpement ,
& vouloient gagner nos derrieres. Pour les en
empêcher , M. le Duc de Broglie a fait avancér
quelques efcadrons de notre Cavalerie qui s'étoient
Kalliés. Le feu continuoit toujours avec beaucoup
de violence ; les Régimens de Rohan & de Beauvoifis
perdoient beaucoup , & la poudre commençoit
à nous manquer. Alors M. le Duc de Broglie
a joint les deux bataillons de Royal - Baviere & de
Deux-Ponts à ceux de Rohan & de Beauvoifis.
Ces Régimens ont d'abord foncé la bayonnettë
au bout du fufil ; les ennemis ont pris la fuite , &
fe font jettés dans les bois qui bordent la riviere.
Comme il étoit fept heures du foir , & que les
troupes étoient fatiguées de la marche " forcée
qu'elles avoient faite le même jour , M. le Duc de
SEPTEMBRE . 1758. 201
Broglie a jugé à propos de s'arrêter. Il a envoyé le
Baron de Travers , Brigadier , avec fept cens volontaires
& les Huffards à la pourſuite de l'ennemi.
L'affaire a duré trois heures , & a été très - vï◄
ve. M. le Comte de Rofen , qui s'y eft conduit avec
beaucoup de valeur , eft bleffé de deux coups de
fabre , qui ne font pas dangereux ; M. le Prince de
Naffau d'un coup de fufil dans le bras , M. le Marquis
de Puyfegur d'un coup de feu à la tête , qui
n'aura pas de fuites fâcheufes ; M. le Marquis de
Broglie , Aide de Camp , & neveu du Duc de Broglie
, eft auffi bleffé d'un coup de feu à la cuiffe.
Les fieurs de Saint-Martin , Lieutenant - Colonel
du Régiment de Rohan , & du Rouffet , Major de
Beauvoifis , ont été tués. M. le Duc de Broglie a
eu un cheval bleffé fous lui ; ſon Ecuyer & fon Aide
de Camp ont eu leurs chevaux tués. L'Infanterie
a fait des merveilles . La Brigade de Rohan s'eft
extrêmement diftinguée ; elle a pris quatre pieces
de canon aux ennemis , & M. le Prince de Rohan
s'y eft acquis beaucoup de gloire. Le Régiment
d'Apchon a auffi combattu très -valeureuſement.
L'artillerie a été ſervie avec l'ardeur & l'activité
ordinaires. Cette action , qui eft une fuite des dif
pofitions & des marches de notre armée , commandée
par M. le Prince de Soubiſe , eſt une nouvelle
preuve courage de nos troupes , qui toutes en
général ont bien fait leur devoir . M. le Prince de
Soubife a envoyé M. le Marquis d'Autichamp-
Beaumont, Aide de Camp de M. le Duc de Broglie,
porter la nouvelle de ce combat à la Cour .
du
M. le Baron de Travers a pourſuivi les ennemis
jufqu'à Munden , d'où ils étoient déja partis. I
s'en eft peu fallu que le Prince d'Ifembourg , qui
s'y étoit arrêté , n'ait été pris.
Il y avoit dans Caffel, au départ du courier, fept
Iv
202 MERCURE DE FRANCE.
>
à huit cens prifonniers , parmi lesquels cinquante
Officiers. Le Comte de Kanitz , qui commandoit
fous le Prince d'Ifembourg , eft de ce nombre
ainfi que le premier Adjudant de ce Général & plufieurs
Lieutenans - Colonels & Majors . La perte des
Heffois doit être très- confidérable ; car outre trois
à quatre cens hommes qui fe font précipités du
haut de l'efcarpement & noyés dans la riviere , nos
foldats en ont fait un grand carnage , lorsqu'ils
les ont mis en fuite la bayonnette au bout du fufil
. Les ennemis avoient à cette action feize pieces
de canon ; nous en avons pris fept fur le champ -
de bataille , & huit autres en les pourfuivant dans
leur retraite. Nous avons perdu de notre côté , par
le feu vif que nos troupes ont effuyé pendant une
heure , quatre cens hommes qui ont été tués , &
douze cens bleffés , & dans ce nombre plufieurs
Officiers. Les Milices Heffoifes , qui faifoient partie
de cette armée , ont jetté leurs armes & fe font:
fauvées dans les bois , pour retourner dans leurs
villages. On croit que cette armée de huit mille -
hommes eft réduite aujourd'hui à trois mille.
M. le Prince de Soubife eft arrivé le 25 à Caffel
avec le refte de l'armée. Il y féjournera pendant :
quelques jours pour attendre le Duc de Wirtemberg
, qui doit l'y joindre le 31 avec fix mille hom- ..
mes de fes troupes.
L'attaque de la redoute du fauxbourg de Koniggratz
a eu des fuites avantageufes . Les Pruffiens
y ont laiffe plufieurs morts , parmi lesquels s'eft
trouvé le fieur de Brankenbourg , Colonel du Régiment
de Pannowitz. Leur fuite précipitée a empêché
que leur perte ne fût auffi confidérable
qu'elle devoit l'être. Ils ont emporté plufieurs de
leurs bleffés , de forte qu'on ne fçauroit en évaluer
exactement le nombre . On leur a enlevé outre le
SEPTEMBRE. 1758. 203
canon , cinq charriots de munitions , & un fixieme
qui a fauté. Nous n'avons eu que deux foldats
tués & quinze bleffés , avec un Officier.
Toute l'armée Pruffienne décampa le 26 des environs
de Koniggratz. Nos troupes légeres fufent
détachées auffitôt pour l'incommoder dans fa retraite
. Le Maréchal Daun fit marcher les jours
fuivans fon armée , qui eft préfentement campée
entre Koniggratz & Jaromitz.
Les Généraux Jahnus & Zifcowitz ont pénétré
en Silésie , ont mis les Villes de Friedberg & de
Patfchar à contribution , ont furpris & enlevé un
convoi avec une caiffe de trente-un mille florins
qui alloit à Breslau .
Le 29 les ennemis ne firent aucun mouvement ;
ils porterent un détachement à Neuftadt , & firent
des difpofitions propres à perfuader qu'ils vouloient
s'établir aux environs . Le Maréchal Daun ,
dont le deffein eft de les contraindre à évacuer la
Boheme , fit marcher fon armée le 30 fur trois
colonnes , & fe forma en arrivant à Hollolow en
ordre de bataille , dans l'intention de combattre
les Pruffiens. Ils avoient décampé la nuit , & paffé
la Métau. Le 31 , un nouveau mouvement de leur
part fit préfumer qu'ils vouloient entrer en Siléfie
Trautnau. En conféquence, le Général Jahnus
fit des difpofitions qui arrêterent leur marche. Le
Comte de Kalnocki a eu fon avant- garde attaquée
aux environs de Neuftadt. Il a tué aux Pruffiens
foixante hommes , un Capitaine & un Lieutenant
, & leur a bleffé beaucoup de monde. Il
n'a perdu que vingt-cinq hommes , & pas un feul
Officier.
par
Lvj
204 MERCURE DE FRANCE.
FRANCE.
Nouvelles de la Cour , de Paris , &c.
LE 15 Août , Fête de l'Affomption de la Sainte
Vierge , la Proceffion folemnelle , qui fe fait tous
les ans à pareil jour , en exécution du Vau de
Louis XIII , fe fit avec les cérémonies accoutumées.
M. l'Abbé d'Agoult , Doyen du Chapitre
de l'Eglife Métropolitaine , y officia. Le Parlement
, la Chambre des Comptes , la Cour des Aydes
, & le Corps de Ville , y affifterent.
Dans l'Affemblé générale tenue le 16 par le
Corps de Ville , M. Camus- de Pontcarré-de Viarmes
, Confeiller d'Etat , a été élu Prevôt des Marchands
, & MM. Boutray , Confeiller de la Ville
& André , Avocat ès Confeils du Roi , ont été élus
Echevins.
Le Roi prit le même jour le divertiffement de
la chaffe dans la plaine de Grenelle , & Sa Majefté
fit l'honneur à M. le Duc de la Valliere de
fouper chez lui à Montrouge.
M. le Marquis de Broglie eft mort à Caffel des
bleffures qu'il avoit reçues au combat de Sunderhaufen.
Par un extrait d'une lettre de l'Armée du bas-
Rhin , le 16 Août 1758 , on a reçu avis que M. le
Marquis de Contades ayant mis le Prince Ferdinand
dans l'impoffibilité de paffer le Rhin à Rhinberg
, comme il l'avoit projetté , ce Prince a été
obligé , manquant de vivres , de forcer fes marches
pour gagner les ponts de Rées & d'Emme
SEPTEMBRE. 1758. 208
rick. Il a confidérablement perdu , ayant été continuellement
harcelé par nos troupes légeres , &
par le Corps que commandoit M. le Duc de Chevreufe
fous Gueldres . L'armée de M. le Marquis
de Contades n'a pu fuivre à cauſe du pain qu'il
falloit tirer par des convois de Cologne , la navigation
du Rhin étant interceptée par la Garnifon
ennemie de Duffeldorp .
Les ennemis qui avoient détaché des troupes
pour foutenir la queue de leur pont de Rées , ont
été obligés de defcendre au deffous d'Emmerick ,
où leur armée a achevé de paffer à la rive droite
du Rhin le 9 & le 10.
Notre armée a féjourné à Alpen le 10 & le 11 ,
tant pour le repofer , que pour conftruire nos
ponts à Wefel. Il n'y en a eu qu'un d'achevé le 12 :
une partie de l'armée l'a paffé le même jour ;
mais un oragan extrêmement violent a retardé le
refte , qui n'a pu achever de le paffer en entier
que le 13 & le 14. Il y a apparence que nous ne
tarderons pas à marcher pour nous rapprocher de
l'armée du Prince de Soubife.
La tête de l'armée des ennemis étoit campée
les à Boicholt , où elle doit être jointe par les
Anglois , qui ont débarqué à Embden.
On a appris le 10 à midi , au camp d'Alpen ,
par un Officier dépêché à M. le Marquis de Contades
, par M. le Marquis de Caraman , que M.
d'Hardenberg , Général Hanovrien , qui commandoit
dans Duffeldorp , dont la garniſon étoit
d'environ deux mille hommes , avoit évacué cette
Place le même jour au matin. M. le Marquis de
Caraman l'a fuivi avec un gros détachement , &
a fait cent cinquante prifonniers. Cet abandon eft
la fuite des bonnes manoeuvres de notre Général ,
qui a empêché le Prince Ferdinand de pouvoir
paffer à Rhinberg.
206 MERCURE DE FRANCE.
M. de Chevert , qui avoit été détaché de Cologne
pour le rendre par la rive droite à Wefel , ne
put y arriver que le 4 à caufe des débordemens de
la Roer , de l'Ems , de la Lippe , & de tous les->
ruiffeaux ; ce qui a fait qu'il n'a pu marcher que
le 5 avec cinq à fix mille hommes extrêmement
fatigués , & la plus grande partie de Milices. Ce
retardement l'a empêché de furprendre le Corps
commandé par le Général Imhoff , qui couvroit le
pont de Rées à la rive droite , & qui avoit été
confidérablement renforcé par les garnifons de
Cleves , de Moeurs , & par un détachement de
l'armée du Prince Ferdinand. M. de Chevert a
trouvé ces troupes fi bien poftées , qu'il n'a pu les
forcer. Il s'eft mis du défordre dans les troupes
de fa gauche prefque toutes compofée de Milices ;
ce qui l'a obligé de fe retirer , après avoir perdu
cent quatre-vingt- quatorze hommes de tués ou
reftés dans la retraite , trois cens trente- quatre
bleffés , & fix pieces de petit canon dont les chevaux
avoient été tués .
On a appris de l'Armée du Prince de Soubife a
Caffel , le 9 Août 1758 , les nouvelles fuivantes.
M. Fiſcher, avec un gros détachement , a poufféfort
avant au de là de la Verra dans le
novre , où il a établi des contributions.
pays d'Ha
Nous avons un Corps fous le commandement
de M. le Marquis de Caftries à Gottingen , qui a
obligé le Prince d'Ifembourg de fe retirer partie
à Eimbeck , d'où il a envoyé fes équipages & fes
malades à Hamelen . M. le Marquis Dumefnil a
marché avec notre avant- garde à Warbourg le 7,
d'où il a pouffé des détachemens à Paderborn,
On affure que nous allons tous nous raffembler
en avant , & marcher à la rencontre de notre
grande armée , pour exécuter les opérations pros
SEPTEMBRE . 1758. 207
jettées par nos Généraux . On ne sçauroit exprimers
la bonne volonté de toutes les troupes , qui n'afpirent
qu'à joindre l'ennemi .
Les dix mille Saxons font déja arrivés à Andernach
, & vont inceffamment joindre l'armée . Ce
renfort fera fupérieur à celui des Anglois , qui ne
monte qu'à huit mille hommes. Ces Saxons feront
commandés par M. le Comte de Luface , qui
s'eft acquis l'éftime générale de toute l'armée , &
l'affection de tous les Officiers.
& que
cè
Une flotte Angloife a reparu fur les côtes de-
Normandie. Le 7 , les Anglois débarquerent au
nombre de dix mille par l'anfe d'Arville , fituée à
une lieue & demie de Cherbourg . M. le Comte de
Raymond , Maréchal de Camp , qui commande
dans cette partie de la Normandie , n'avoit pour
lors que les deux Régimens de Clare & d'Horion .
Ces deux Corps demandoient avec la plus vive
ardeur de combattre les Anglois ; mais M. le
Comte de Raymond jugea qu'ils étoient trop inférieurs
pour s'oppofer à l'ennemi , protégé d'ailléurs
le feu des canons de la Flotte , par
feroit les expofer à une deftruction certaine. Il fit
fa retraite pour couvrir Valogne , & pour raffembler
les Régimens qui font fous fes ordres. Les
ennemis font maîtres de Cherbourg. Il font campés
fur la hauteur du Roule , s'étendant du côté
de Tour- la - Ville & d'Igauville d'une part , & de
l'autre , du côté de Noinville- Oeteville & de Mar- -
tinwaft. Toutes les troupes que nous avons furces
côtes , font en mouvement pour venir au fecours
, & forcer l'ennemi de fe rembarquer , ou au v
moins pour le refferrer de façon que la prife de
Cherbourg lui devienne inutile . M. le Duc d'Har
court , Lieutenant- Général des armées du Roi &
de la Province , & qui y commande en chef, s'eft :
208 MERCURE DE FRANCE.
porté en toute diligence à Tamerville , ainfi que
MM. les Marquis de Brancas & de Braflac , Maréchaux
de camp. M. le Maréchal de Luxembourg ,
Gouverneur de la province , partit le 12 pour aller
prendre le commandement des troupes.
M. le Marquis Defgouttes a fait partir de Louifbourg
le quinze Juillet dernier , M. du Drefnay
des Roches , Capitaine de vaiffeau , fur la Frégate
l'Aréthufe , avec les paquets de la Colonie. Cette
Frégate a relâché à Saint - Ander en Eſpagne , d'ou
M. du Drefnay s'eft rendu à Verſailles .
Les Lettres qu'il a remifes portent , que depuis
le 20 Juin les Anglois avoient été plus occupés à
fort :fier leurs retranchemens & à faire des lignes
de communication , qu'à s'approcher de la Place ,
dont ils étoient encore éloignés d'environ quatre
cens toifes ; & qu'il paroiffoit que leur deffein
étoit de réduire la ville par le feu des canons &
des mortiers , en établiffant des batteries fur toutes
les hauteurs qui la dominent , & en y employant
le feu de leurs vaiffeaux du côté de la mer. Celui
de leurs batteries eſt très- vif, & il n'y a point
d'endroit dans la ville qui n'y foit expofé ; cependant
on y travaille avec une ardeur fans égale
à éteindre le feu , & à réparer les dommages que
les bombes & les boulets y caufent. Il y a eu deux
Religieux de la Charité & un Chirurgien tués à
l'hôpital , ainfi que plufieurs malades .
Pour rendre l'entrée du Port plus difficile aux
vaiffeaux Anglois , en cas qu'ils vouluffent la forcer
, on a coulé à fond trois bâtimens du Roi
& trois navires marchands , dans la paffe du côté
de la batterie du Fanal. On continue à faire fortir
tous les jours des détachemens de volontaires ,
pour reconnoître les travaux des ennemis , & les
inquiéter dans leurs opérations.
SEPTEMBRE. 1758. 209
La nuit du 8 au 9 Juillet , on fit une fortie compofée
de plufieurs piquets commandés par M.
Marin , Lieutenant- Colonel du bataillon de Bourgogne.
Ce détachement fe porta fur la partie des
ouvrages des ennemis , entre le Cap Noir & la
Pointe Blanche. Nos troupes ont rafé une partie
de leurs travaux , leur ont tué beaucoup de monde
, & auroient remporté un avantage des plus
confidérables , fi elles ne s'étoient pas un peu trop
preffées. Outre le monde qu'on leur a tué , on
leur a fait prifonniers un Ingénieur & un autre
Officier , avec trente grenadiers . Nous avons perdu
de notre côté M. de Chauvelin , capitaine dans
le bataillon de Bourgogne , M. de Garfemes , capitaine
dans les troupes de la Colonie , & environ
cinquante hommes tués ou bleffés. M. de Jarnage
, Lieutenant des grenadiers d'Artois , a eu la
jambe caffée dans la retraite , & a été fait prisonnier.
M. de Boishébert eft à Miray avec fa troupe ,
d'où il ne tardera pas de venir attaquer les ennemis.
;
On a reçu la confirmation de la mort de Meffieurs
la Gaidepayan , Lieutenant de vaiffeau
Rouillé d'Orfeuil , Enfeigne ; & Dubois , Garde
de la Marine , qui ont été tués fur les vaiffeaux
le canon des ennemis.
par
La Frégate l'Arethuse , commandée par M. Vauquelin
, Lieutenant de Frégate , s'eft diftinguée
par la fermeté avec laquelle elle a foutenu le feu
de plufieurs batteries des ennemis , vis-a - vis defquelles
elle s'étoit emboffée dans le Port , pour
interrompre leurs travaux ; & tous les Officiers en
général ont donné les plus grandes preuves de
zele dans les différentes occafions où ils ont été
employés.
210 MERCURE DE FRANCE.
Par un Courier arrivé à Parme le 9. du mois au
matin , & expédié de Rome , à Milan au Comte
Della Torre Rezzonico , neveu & coufm da Cardinal
Rezzonico , on a appris que le 6 Juillet ce
Cardinal a été élu unanimement , & avec une joie
univerfelle de toute la Ville de Rome , Souverain
Pontife. Ce Pape eft né à Veniſe le 7 Mars 1693
de Jean-Baptifte Rezzonico , Patricien , & Décu
rion de la Cité de Côme , noble Vénitien , & Ba
ron du Saint Empire Romain , mort l'année derniere
, qui avoit rempli les emplois les plus diftingués
de la République . Sa mere , qui eft encore
vivante , fe nomme Victoire Barbarigo , & elle eft
foeur du feu Patriarche de Venife Barbarigo . Don
Aurelle Rezzonico , frere de Sa Sainteté , eft acy
tuellement Sénateur de Venife. En 1728 il fut Po
deftat de Bergame , où l'on conferve encore la
mémoire de fon adminiftration , généralement ap
plaudie . Dans le même temps il rempliffoit enco
re l'emploi de Grand Capitaine : il avoit épouſé
Anne Juniani , dont la Maiſon defcend des Empereu
Conftantinople. Les neveux du Pape
font Charles Rezzonico , Vicaire de Saint Marc
& élu de la Chambre , lequel a déja été Préſident
de la Chambre Apoftolique. Louis Rezzonico , qui
a été Grand Capitaine à Vicenze , & qui a épousé
depuis peu la Comteffe de Savorgnan . Quintilia
Rezzonico , niece de Sa Sainteté , eft mariée au
Seigneur Louis Vidman , Comte du Saint Empire
Romain , & noble Vénitien. Toutes ces familles
font non -feulement des plus diftinguées de Venife
, mais font très- connues dans toute l'Europe.
La Maifon de Rezzonico defcend de celle de la
Torre , qui étoit en poffeffion de Milan & de Côme
avant les Vifcomti . Cette famille eft nombreu-
Le & des plus illuftrées par les dignités de robe &
··
SEPTEMBRE. 1758. 215
d'épée , les Ordres de Malthe & autres Ordres Mis
litaires dont elle a été revêtue : elle eft d'ailleurs
liée étroitement de plufieurs côtés à celle d'Innocent
XI. Le Pape , nouveau Pontife , eft Docteur
de la Collégiale de Côme. Son extrême libéralité
pour les pauvres & la douceur de fes moeurs , l'avoient
fait paffer par les premieres charges de l'Eglife
: il a été Gouverneur de Fano , Protonotaire
Apoftolique des Participans , Référendaire des deux
Signatures , & enfuite Auditeur de Rote pour la
République de Venife. Il fut créé Cardinal par le
Pape Clément XII , dans la nomination des Couronnes
, le 20 Décembre 1737. Le 11 Mars 1743
il fut nommé Evêque de Padoue par le défunt Pape
Benoît XIV , & la Bulle d'Election fuffit pour
faire fon éloge. C'eft dans les fonctions de cet
Epifcopat , qu'ayant été choifi par la Républiquede
Venife , pour traiter devant le Pape du Patriar
chat d'Aquilée , il fçut habilement terminer les
différends qui s'étoient élevés entre cette Répu
blique & l'Augufte Maifon d'Autriche. Lorfqu'il.
partit de Padoue pour le Conclave , tout le peuple
l'accompagna en le félicitant & en le pleurant ,
parce qu'on s'attendoit bien qu'il ne retourneroit
plus dans cette Ville , & que tout le monde avoit
un preffentiment qu'il feroit élu Pape ; ainfi la
joie de le voir élevé à la plus haute Dignité de l'Eglife
, étoit altérée par la douleur de perdre un
Prince & un Evêque , qui avoit toujours été le pere
des pauvres, des orphelins , des veuves & des pupil
les , difpofitions qui font juftement efpérer que
fon gouvernement fera très heureux. Cette relation
a été imprimée à Parme , & nous a été com
muniquée par M. le Duc de Montpezat , qui eft
de retour de fes voyages d'Italie , & qui eft parti
pour aller conclure le mariage de Mademoiſelle
212 MERCURE DE FRANCE.
de Montpezat , fa fille , avec M. le Duc des Iffarts
dont il a obtenu l'agrément de Madame la Dauphine
& de la Cour.
MORTS.
M. le Comte de Chabannes Curton , Capitaine
dans le Régiment de Dragons d'Apchon , a été tué
d'un coup de canon dans le combat de Sanderhaufen
le 23 Juillet , âgé de vingt-cinq ans , & fans
avoir été marié ; il étoit fils aîné du Marquis de
Chabannes Curton , Seigneur de Paulagnac & de
Rochefort , ci-devant Major du Régiment des Cravates
, & de Mademoiſelle de Roquefeuil ; neveu
de feu le Marquis de Chabannes Curton , Lieutenant
- Général des armées du Roi , mort il y a plufieurs
années à Pragues en Boheme , fans avoir
laiffé de poſtérité ; & d'Antoine de Chabannes
Marquis de Curton , ancien Colonel d'Infanterie .
Il laiffe un frere , Enſeigne de vaiſſeaux , actuellement
en mer , qui s'est trouvé à la priſe du Port
Mahon en 1756 , & une four mariée au Marquis
de Bochart Champigni.
Ce Seigneur qui , l'an paffé , avoit combattu à
Rofbac , eft le quatrieme de la même maiſon ,
tué au fervice du Roi depuis 1743 , le Marquis
de Chabannes Mariol , Maréchal de Camp & Lieu.
tenant des Gardes du Corps , à la bataille d'Etinguen
, fans poftérité. Le Comte de Chabannes ,
frere de M. l'Evêque d'Agen , à la bataille de
Coni , faifant les fonctions d'Aide Maréchal des
Logis de l'armée , & le Chevalier de Chabannes
Duverger , fur mer. Depuis des fiecles , cette maifon
eft en poffeffion de fournir fous tous les reSEPTEMBRE
. 1758. 213
gnes des ferviteurs & des victimes à l'Etat , dont
les noms font inférés dans nos Hiftoires générales
& particulieres , ayant occupé les dignités
& emplois de Grands Maîtres de France , Maréchal
de France , Lieutenans -Généraux , &c .
Meffire François - Ifaac de la Cropte , Comte de
Bourzac , ci - devant Premier Gentilhomme de la
Chambre du Prince de Conty , & ancien Meſtre
de Camp-Lieutenant du régiment de Conty , cavalerie,
eſt mort à Noyon le 31 du mois de Juillet,
dans la foixante- dix-feptieme année de fon âge.
APPROBATION.
J'ai lu ,
'Ai lu , par ordre de Monfeigneur
le Chancelier
,
le Mercure du mois de Septembre
, & je n'y ai
rien trouvé qui puiffe en empêcher
l'impreffiona
A Paris , ce 30 Août 1758.
GUIROY.
Saverischo
Staatsbibliothek
MÜNCHEN
214
TABLE DES ARTICLES.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES EN VERS ET EN PROSE.
VERS fur la mort de M. le Comte de Giſors ,
Epitaphe de M. le Comte de Giſors ,
page 1
8
Vers à Madame L. C. S. en lui envoyant une
Toilette ,
Conte. La Fée aux Têtes ,
Epître à M. le Marquis de Marigny ,
Second Dialogue de M. de Moncrif ,
ibid.
IO
20
23
Réflexions fur l'Effai des grands événemens par
les petites Cauſes " 31
L'Erreur univerfelle , morceau traduit du Pere
Féijoo , Bénédictin Eſpagnol. Théâtre critique
des Erreurs communes , tome 6 , ™
Fable . Fanfan & Colas ,
3'7
62
Lettre de Mademoiſelle de Barry , à fon frere ,
Eleve de l'Ecole Royale Militaire , 64
Explication de l'Enigme & du Logogryphe du
Mercure d'Août ,
Enigme ,
Logogryphe ,
Chanfon ,
ART. HI. NOUVELLES LITTERAIRES.
71
ibid.
72
74
Suite de l'Extrait du Voyage d'Italie , par M. Cochin.
Obſervations critiques fur les Salles des
Spectacles ,
Suite de l'Effai fur l'amélioration des terres , 87
Commentaires fur la Cavalerie , par M. Bouffamelle
,
75
97
215
106 Traité des affections vaporeufes ;
Obfervations fur la Nobleffe & le Tiers -Etat , par
Madame ***** , 113
La Religion révélée , Poëme par M. de Sauvigny ,
L'Ami des Hommes , quatrieme partie ,
La Vie du Pape Sixte V >
Hiftoire du Dioceſe de Paris ,
118
121
134
ibid.
La Regle des Devoirs que la nature inſpire à tous
les hommes , 135
Difcours fur la Peinture & fur l'Architecture , dédié
à Madame la Marquife de Pompadour , ibid.
Recueil des Plans , Coupes , & Elévations du nouvelle
Hôtel de Ville de Rouen ,
Poéfies philofophiques ,
136
ibid.
ART. III. SCIENCES ET BELLES LETTRES.
137
Mathématique. Suite du Difcours préliminaire de
M. d'Alembert , à la tête de fon Traité de Dynamique
,
Théologie. Lettre à l'Auteur du Mercure , au fujet
des Lettres de M. l'Abbé de *** , pour fervir
d'introduction à l'intelligence des divines Ecritures
, & furtout des Livres Prophétiques , relativement
à la Langue Originale , 156
Pharmacie. Avis au Public , au ſujet du Manuel
des Dames de Charité ,
Médecine. Lettre à l'Auteur du Mercure ,
Gravure
ART . IV . BEAUX-ARTS.
170
172
175
Horlogerie. Machine à arrondir , finir & polir les
dents des roues de Montre , par le fieur Vincent,
de Mâcon , 176
A
216
Séance publique de l'Académie des Sciences , des
Belles- Lettres & Arts de Rouen ,
ART. V. SPECTACLES.
179
Opera ,
189
Comédie Françoife , 191
Comédie Italienne , 192
Opera Comique , 193
Concert Spirituel ,
194
ARTICLE VI.
Nouvelles étrangeres
195
Nouvelles de la Cour , de Paris , & c , 204
Morts , 212
La Chanson notée doit regarder la page 74.
De l'Imprimerie de Ch. Ant. Jombert,
DE FRANCE ,
DÉDIÉ AU ROI.
SEPTEMBRE. 1758.
Diverfité, c'est ma devife. La Fontaine.
Cochin
Filius inv
BouilionScutp. 1215.
A PARIS ,
CHAUBERT , rue du Hurepoix .
ROLLIN , quai des Auguftins.
Chez PISSOT , quai de Conty.
DUCHESNE , rue Saint Jacques.
CELLOT , grande Salle du Palais .
Avec Approbation & Privilege du Roi.
BIBLIOTHEC
REGIA.
MONACENSIS
AVERTISSEMENT.
LE Bureau du Mercure eſt chez M.
LUTTON , Avocat , & Greffier- Commis au
Greffe Civil du Parlement , Commis au
recouvrement du Mercure , rue Sainte Anne ,
Butte Saint Roch , à côté du Sellier du Roi.
C'est à lui que l'on prie d'adreſſer , francs
de port , les paquets & lettres , pour remettre ,
quant à la partie littéraire , à M. MARMONTEL
, Auteur du Mercure.
Le prix de chaque volume eft de 36 fols ,
mais l'on ne payera d'avance , en s'abonnant ,
que 24 livres pour feize volumes , à raiſon
de 30 fols piece.
Les perfonnes de province auxquelles on
enverra le Mercure par la pofte , payeront
pour feize volumes 32 livres d'avance en s'abonnant,
& elles les recevront francs de port.
Celles qui auront des occafions pour le faire
venir , ou qui prendront les frais du port fur
leur compte , ne payeront , comme à Paris ,
qu'à raifon de 30 fols par volume , c'est- àdire
24 livres d'avance , en s'abonnant peur
16 volumes.
Les Libraires des provinces ou des pays
étrangers, qui voudront faire venir le Mercure
, écriront à l'adreſſe ci - deſſus.
A ij
On fupplie les perfonnes des provinces d'envoyerpar
la pofte , enpayant le droit , le prix
de leur abonnement , ou de donner leurs ordres,
afin que le paiement en foit fait d'avance au
Bureau.
Les paquets qui ne feront pas affranchis ,
resteront au rebut.
Il y aura toujours quelqu'un en état de
répondre chez le fieur Lutton ; & il obfervera
de rester à fon Bureau les Mardi , Mercredi
Jeudi de chaque femaine , après midi.
On prie les perfonnes qui envoient des Livres
, Eftampes & Mufique à annoncer ,
d'en marquer le prix.
On peut fe procurer par la voie du Mercure
, les autres Journaux , ainsi que les Livres
, Estampes & Mufique qu'ils annoncent ,
On trouvera au Bureau du Mercure les
Gravures de MM . Feffard & Marcenay .
Le Nouveau Choix fe trouve auffi au
Bureau du Mercure. Le format , le nombre
de volumes , & les conditions font
les mêmes pour une année ,
Bayerische
Stuntsbibliothek
麻茶
MERCURE
DE FRANCE.
SEPTEMBRE. 1758.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES
EN VERS ET EN PROSE.
VERS
Sur la Mort de M. le Comte de Gifors.
QUELUEL lugubre appareil ? quels cris ſe font entendre
?
Un peuple de foldats & d'illuftres Guerriers ,
Par les pleurs qu'on lui voit répandre ,
Sur un tombeau couvert de fleurs & de lauriers ,
D'un Favori de Mars vient honorer la cendre ?
A iij
6 MERCURE DE, FRANCE.
Dépouillé d'ornement , le front ceint de cyprès
L'Amour , en gémiffant , la regarde , foupire ,
En accufant du fort les injuftes décrets.
Il femble qu'avec lui le tendre Hymen expire ;
La gloire & la vertu partagent fes regrets.
Quels revers imprévus annoncent tant de larmes
Et quel préfage malheureux
Répand dans tous les coeurs ces mortelles allarmes
?
D'un zélé Citoyen , d'un Guerrier généreux ,
Une infenfib'e cendre eft tout ce qui nous reſte ! ..
Cruel jeu du deftin ... que tes coups font affreux !.
Ojour marqué pour nous par le courroux célefte !..
J'adore avec refpect tes décrets rigoureux.
O Dieu d'un oeil armé d'audace & d'impru
dence ,
On ne me verra point , orgueilleux fcrutateur ,
Des fecrets de ta providence
Tenter de pénétrer la fombre profondeur ;
Je craindrois dans tes mains d'allumer le tonnerre
:
Mais en formant Gifors n'avois - tu dans fon
coeur
Verfé tant de vertus , placé tant de grandeur
Que pour le montrer à la terre ?
Ne fit elle pour lui que des voeux impuiffans
Tes mains pour tant d'autres avares ,
Avoient marqué fes jours naiffans
Par l'affemblage heureux des talens les plus rares.
SEPTEMBRE. 1758. 7
Malgré des préjugés le pouvoir dangereux ,
Des vices de la cour il fauva fa jeuneſſe ,
Et ne rougit jamais d'être né vertueux.
Par l'honneur arraché des bras de la molleffe ,
Et du fein des plaifirs qui corrompent les moeurs ,
Bientôt il eût atteint le faîte des grandeurs ,
Et rempli l'Univers du bruit de fa fageffe.
Ennemi d'un honteux & coupable repos ,
Un jour , enchaînant la victoire ,
Aux noms des plus fameux Héros
Il eût égalé fa mémoire,
Dans l'Olympe aujourd'hui tu l'as voulu placer ;
Toi , qui daignas former fes traits à ton image ,
Arbitre des humains , pour le récompenfer
De n'avoir qu'aux vertus confacré ſon bel âge ,
Au milieu des combats porté par fon courage ,
Gifors dans fon printemps voit moiffonner fes
jours !
Couverts d'un éternel nuage ,
Ses yeux à la clarté font fermés pour toujours.
Ce Héros ne vit plus ! ... mais Belle- Iſle reſpire.
Il vir pour fa patrie ; & fes foins déformais ,
Vont rappeller dans cet empire
L'harmonie & l'heureuſe paix ,
Où le plus grand des Rois afpire .
Par M. l'Abbé LEGIER DE JUSSEY.
A iv
8 MERCURE DE FRANCE.
Epitaphe de M. le Comte de Gifors , par
RE
M. Dorly .
EX, heroem ;
Miles, ducem ;
Patria, Spem ;
Europa , virum ;
Humanitas, amicum ș
Amor, conjugem ;
Chariorem filium
Luget chariffimus
Pater.
VERS
A Madame L. C. D. S. en lui envoyant une
Toilette.
Qui je regrette l'âge d'or !
L'homme étoit fimple ; il étoit fage.
La beauté n'avoit point encor
Appris à fe cacher fous un brillant nuage :
De fes graces , de ſes attraits ,
La nature faifoit les frais.
Que ne revient- il , ce bel âge !
Affife fur un gazon frais ,
D'un ruiffeau la glace argentine
Vous retraceroit tous vos traits .
Là , Flore , de ſa main divine ,
Dans vos cheveux femés de fleurs
SEPTEMBRE. 1758 .
9
Mêleroit fes parfums aux plus vives couleurs
Des Amours la troupe enfantine
Draperoit un voile léger ,
Que des Zéphyrs l'aîle badine
Feroit doucement voltiger.
Cette Toilette naturelle
Ne nous cacheroit rien ; vous en feriez plus
belle..
Mais l'âge d'or eft loin de nous ;
L'art veut tout déguiſer : il ré uit en méthode
Ce don fi flatteur & fi doux ,
Ce don de tout charmer , qui n'eft qu'un jeu pour
vous.
Contre une parure incommode ,
En vain la nature s'infcrit :
La laideur inventa la mode ,
Et la beauté même y foufcrit.
Il faut bien que je me ſoumette
A ce pouvoir frivole , & pourtant abſolu;
Recevez donc une Toilette
Comme un meuble très - fuperflu .
Vénus en avoit une , au moins on nous l'affure :
On dit que de s'orner , elle prenoit grand foin.
Je ne fçais fi Vénus eut befoin de parure ;
Mais vous n'en avez pas befoin.
Dans l'art de cacher la nature ,
Gardez-vous bien de l'imiter .
Comteffe , de Vénus euffiez- vous la ceinture ,
Onferoit trop heureux de vous la voir quitter
A Y
10 MERCURE DE FRANCE.
LA FÉE AUX TÊTES ,
CONTE.
Nous fommes dans le fiecle des incrédules
; j'entends tous les jours dire à des
efprits forts qu'il n'y a jamais eu de Fées ,
& nous en fommes entourés : nous les
voyons , nous les admirons , nous vivons
avec elles. Leurs preftiges frappent nos
yeux à tout moment ; elles changent à nos
regards la face des objets ; elles nous donnent
leurs idées , nous tranfmettent leurs
fentimens , nous font oublier ou chérir les
vertus , & nous métamorphofent en des
êtres nouveaux , étrangers à nous- mêmes.
Voilà ce qu'on attribuoit aux Fées ; voilà
ce qu'une jolie femme opere tous les
jours.
Toute jolie femme eft Fée ; malheur à
qui n'eft pas le ferviteur de quelqu'une ,
ce n'est pas pour lui que j'écris.
Ce préambule étoit néceffaire à mon
fujet j'en raconterai avec plus de confiance
l'hiftoire véritable de la Fée aux
Têtes.
Elle étoit voifine du Génie aux lorgnettes.
Celui - ci avoit la vue baſſe . Pour
juger des chofes , il falloit qu'il les vêt de
SEPTEMBRE . 1758 .
II
près. Lorfqu'il les voyoit bien, il ne fçavoit
qu'en penfer ; lorfqu'il vouloit parler , il
ne fçavoit que dire ; lorfqu'il vouloit s'amufer
, il ne fçavoit que faire : c'étoit une
efpece de grand Seigneur , & cela faifoit
un joli voifinage pour la Fée aux Têtes.
Cette jeune Fée , ainfi que bien d'autres
, ne portoit pas fon nom de famille ;
mais elle étoit condamnée à porter le nom
de ce que les femmes avoient coutume
d'être dans fa famille ; & comme elles
avoient toujours été ce qu'on appelle des
têtes , & qu'elle étoit une tête elle -même :
fon nom étoit la Fée aux Têtes.
Si l'on faifoit une loi de ne porter que
le nom de fon caractere , la vanité mettroit
peut-être la vertu à la mode .
La Fée n'avoit point été élevée par fa
mere : on l'avoit confiée à une vieille tante
qui ne voyoit pas clair , de forte qu'elle
alloit dans le monde fur fa parole . Elle
étoit vive , enjouée , aimable , fpirituelle ,
& trop diffipée pour ne pas être fage :
mais comme elle n'en avoit pas l'air , perfonne
n'ofoit rifquer avec elle un engagement
férieux .
Le Génie aux lorgnettes étoit le feul
affez hardi pour en concevoir le projet : il
eft vrai qu'il étoit le feul qui eût une connoiffance
exacte du caractere des fem-
A vj
12 MERCURE DE FRANCE :
mes. Quoiqu'il ne fût qu'un fot , il net
les méprifoit point . En voici la raifon :
fon grand - pere , génie illuftre dans la méchanique
, avoit enchanté une lorgnette
qui n'étoit faite que pour regarder les
femmes elle devenoit lunette d'éloignement
, fi la conduite de la beauté qu'on
obfervoit n'étoit pas irrépréhenfible ; fi là
vertu étoit fans tache , la lorgnette rapprochoit
l'objet. Les efprits mal faits penfent
peut-être qu'elle ne devenoit jamais
lunette d'approche : ils fe trompent.
Le Génie découvrit beaucoup plus de
fageffe qu'on ne fe l'imagine ; mais en
même temps il rencontra fort rarement de
la vertu . Če font deux chofes bien effentielles
à diftinguer. La fageffe confifte à
n'avoir point de foibleffes , la vertu confifte
à n'avoir point de défauts : l'une fe
contente de ne pas faire le mal , l'autre.
n'exifte que lorfqu'elle fait le bien.
Le Génie vit avec fa lorgnette une pro
digieufe quantité de femmes fages , qui
n'étoient pas vertueufes : il n'y eur que la
Fée aux Têtes qui étoit l'une & l'autre fans
que perfonne s'en douât.
Le Génie en étant convaincu , partit par
le confeil de fa mere la Fée Conftante ,
pour aller la demander en mariage . La
jeune Fée ne répondit que par des éclats
SEPTEMBRE . 1758. 13
de rire immodérés . Ma mere , dit il à la
Fée Conftante , dès qu'il fut de retour , ma
propofition a fait grand plaifir à la Fée :
elle n'a pas ceffé de rire. Il faut que je fois
bien amufant ; car je vois que tout le monde
me répond fur ce ton là. Patience ,
s'écria la Fée Conftante avec un air réfléchi
! patience , mon fils , elle y viendra !
La Fée aux Têtes plaifanta beaucoup fur
le Génie , avec la foule d'agréables qui lui
faifoient la cour.
Un jour qu'elle étoit feule , elle alla fe
promener , & porta fes pas vers un beau
champ d'oeillets dont elle fe plaifort fouvent
à refpirer l'odeur. L'haleine fraîche
de Zéphyre vint doucement agiter l'air :
elle vit les ceillers ébranlés par ce fouffle
léger , & diftingua clairement ces paroles :
Ah que d'attraits ! ah qu'elle eft belle !
Qu'il feroit doux de tenir la mort d'elle !
Qu'entend- je , s'écria la Fée ? Quoi ?
des oeillers qui parlent. Hélas ! dit l'ún
d'entr'eux , nous fommes des Amans volages.
La Fée Conftante nous a transformés
en fleur , afin de peindre dans cetre métamorphofe
les agrémens de la féduction , &
fon peu de durée. Quand nous étions fous
une forme humaine , nous éblouiffions &
nous trompions les belles : la Fée , par
34 MERCURE DE FRANCE.
un jufte retour , a voulu que fous cette
forme nous fervions à leur parure , & que
nous en foyons rejettés tout auffi-tôt que
nous ferons fanés.
Eh bien , reprit la jeune Fée avec dépit ,
je vais vous faire remplir votre deſtinée.
Elle en cueillit une grande quantité , &
en forma un gros bouquet. Elle ne l'eût
pas plutôt placé , qu'elle fentit fon coeur
treffaillir : c'étoit un tribut qu'elle payoit
à des Amans qui avoient été volages , mais
qui avoient été aimables , & le bouquet
répéta ces mots :
Ah ! que d'attraits ! ah ! qu'elle est belle !
Ah ! qu'il eft doux de tenir la mort d'elle !
Cette aventure mit la Fée aux Têtes en
garde contre les jeunes gens : mais en s'éclairant
elle devint injufte ; elle fe défia
de tout ce qui lui fembloit aimable : elle
fut plus que jamais inacceffible à l'amour.
Cependant la curiofité conferva des droits
fur elle, & c'eft où la Fée Conftante l'attendoit.
Elle voyoit plus fouvent le Génie : il
n'avoit pas l'air d'un Amant qui dût être
transformé en oeillet. Un jour la converfation
tomba fur les chofes merveilleuſes :
ce n'étoit pas de lui que l'on parloit, Il
fe vanta d'avoir dans fon cabinet une
SEPTEMBRE. 1758. 5
baguette magique , qui avoit la vertu de
rendre tranfparentes les têtes dans leſquelles
il n'y avoit rien. Seigneur , lui dit la
Fée , en avez - vous fait l'expérience fur la
vôtre Madame , répondit-il , je ne fuis,
pas curieux ; d'ailleurs cette baguette
n'auroit aucun effet dans mes mains , le
charme n'aura lieu que dans les mains de
la Beauté qui deviendra ma femme. Et
cette baguette , repliqua la Fée , a - t'elle
auffi la vertu de rendre les coeurs tranfparens
? Non , répondit le Génie ; mais cela
revient au même : la Fée Conftante qui eft
ma mere au moins , tel que vous me
voyez.. Il eft plus aifé , interrompit la
Fée , de s'appeller Conftante , étant votre
mere qu'étant votre femme. Fort bien ,
s'écria le Génie : cette naïveté m'enchante
; j'aime la vérité à la folie. Mais je reviens
à votre demande : ma mere foutient
que , quand il n'y a rien dans la tête , il
n'y a rien dans le coeur , & que c'eft une
erreur de penfer que les fots puiffent être
fenfibles : ils ne font que foibles . Si cela
eft , reprit la Fée aux Têtes , je fçais à
quoi m'en tenir fur votre compte ; mais
le defir d'éprouver la baguette me fait confentir
à vous donner ma main .
Ce confentement n'eft pas flatteur , reprie
le Génie ; mais heureufement , j'ai peu d'aYG
MERCURE DE FRANCE.
mour propre . Il aila chercher la baguette ,
& la remit à la Fée. Ainfi , dit- elle , les têtes
que cette baguette ne rendra pas tranfparantes
feront folides , impénétrables :
nous en tirerons grand parti ; les autres
feront nos jouets.
,
Elle jugea à propos de commencer par
convoquer
les grands : c'étoit un beau
début pour la baguette , les trois quarts
des têtes devinrent plus claires que des
lampes de cryftal. La Fée remarqua que
plus elles étoient groffes , plus ells étoient
vuides. Elle fit l'expérience
fur plufieurs
Médecins on lut d'abord dans leurs têtes
trois formules , & fix bons mots . Elle fe
flatta que la baguette ne feroit rien fur
les têtes de plufieurs Bonzes triftes , que
l'on croyoit fçavans : elle y vit comme à
travers une gaze : elles n'étoient enflées
que de vent ; c'étoient des ballons qui portoient
des vifages .
Elle fit venir les Poëtes ; elle apperçue
qu'excepté cinq ou fix , les têtes des autres
n'étoient que des dictionnaires de
rimes. Elle voulut fe mettre au fait de
ceux qui fe difent connoiffeurs , & qui
jugent avec un ton d'autorité ; elle découvrit
que la plupart de leurs têtes étoient
taillées comme les vores en échos . Elle
alloit finir l'examen , lorfqu'elle diftingua
SEPTEMBRE. 1758. 17
in gros homme important , qui tranchoft
fur tout ; fa tête ne tint pas un moment à
l'épreuve. La Fée y lut ces mots : "Que l'on
nous ferve mes chevaux : à l'Opéra : allons
fouper.
La Fée demanda quel étoit ce Génie.
On lui répondit que c'étoit un Protecteur.
Ah ! ah ! repliqua t'elle ; j'ai entendu parler
de cette efpece : ne font - ce
pas des
gens nuifibles aux talens , parce que n'étant
jamais encenfés que par des hommes
qui n'en ont point , ils cabalent contre
ceux qui en ont en effet ? On lui dit qu'elle
ne fe trompoit pas ; elle fit un Edit pour
exterminer les protecteurs..
Elle crut en même temps devoir faire
un réglement pour la police des Spectacles
, & fe donna le plaifir de l'exécuter
elle-même. Elle fe tint à la porte , & fit
l'ufage de fa baguette fur tous les hommes
d'une taille plus avantageufe que les autres.
Lorfque c'étoient des têtes vuides ( ce
qui arrivoit le plus fouvent ) , elles reftoient
tranfparentes pendant tout le temps
du Spectacle on pouvoit voir à travers
comme par la petite lucarne d'une loge :
ils n'incommodoient pas le fpectateur plus
judicieux & plus petit. Lorfque l'on étoit
grand , & qu'on avoit une bonne tête
on avoit ordre de fe placer au dernier
18 MERCURE DE FRANCE.
rang; par cet arrangement tout le mond
étoit content.
Elle ne fit aucune expérience fur les
femmes. Celles qui font laides ont coutume
d'avoir la tête bien garnie , & celles
qui font jolies l'ont toujours affez bonne
pour tourner celles des hommes . Ah !
pourquoi cette baguette eft- elle perdue ?
que nous verrions de têtes tranfparentes !
Par M. COLINOT.
SEPTEMBRE. 1758.
19
EPITRE
A M. le Marquis de Marigny.
Sujet de l'Epître fuivante .
L'AUTEUR eut occafion de fe trouver auprès
de M. le Marquis de Marigny , à la
fonte de la Statue équestre du Roi , exécutée
le 6 Mai .
Après environ deux heures de préparatifs
, l'opération commença , & ne dura
que quatre minutes & demie : le fuccès
en fut annoncé par un cri de Vive le Roi ,
répété par toute l'affemblée , & fuivi de
trois falves de canon.
L'Auteur dans ce moment , où la joie
étoit peinte fur tous les vifages , vit les
yeux de M. de Marigny mouillés de larmes
; il en fut attendri , & ne put s'empêcher
de lui dire : Qu'il fe fouviendroit auffi
long- temps de fes pleurs , que de leur objet.
La maniere obligeante dont ce compliment
fut reçu , ajoutant l'infpiration à la
ſenſibilité , a donné lieu à ce petit Ouvrage .
20 MERCURE DE FRANCE.
É PÌ TRE.
ES Arts digne Reſtaurateur ,
Sous qui leurs fçavans Coriphées
Erigent d'éternels Trophées
Au Monarque leur Protecteur ,
Près de fon augufte Effigie
Souviens - toi de tous nos tranſports ;
Quand , par les plus heureux efforts ,
Elle naquit de leur magie.
Que ce jour eut pour toi d'attraits ,
Où le métal , encore informe ,
Développant fa maffe énorme ,
De ton Souverain prit les traits {
Tu vis les Vertus empreffées ,
Qu'en lui les Dieux font réfider
A ce grand oeuvre intéreffées ,
Venir enfemble y préfider :
Là font la Douceur , la Clémence y
La Juice , l'Humanité ;
Ici la Force , la Prudence ,
Compagnes de la Majefté .
Tout eft préparé pour la fonte ,
Du grouppe & de fes attributs ;
Par l'Artifte qui les affronte ,
Tous les dangers font prévenus
SEPTEMBRE. 1758. 21
Une troupe intrépide & lefte
Qui s'offre , prompte à le fervir ,
A ralumé le feu célefte
Que Prométhée ofa ravir.
Il meut , il diffout la matiere ,
Qui des fourneaux étincelans
Franchiffant l'étroite barriere ,
S'élance & roule à flots brûlans.
Du contour immenſe du moule ,
Par degrés le vuide eft rempli ;
Dans tous les canaux l'airain coule ,
Et le chef- d'oeuvre eft accompli.
Du fuccès Pinfaillible marque
Change en triomphe un tendre effroi :
Le François connoît fon Monarque
A ces accens , Vive le Roi !
Jufqu'au trône d'un fi bon Maître
Vole cet éloquent refrain ,
Qui fe mêle au bruit du falpêtre ,
Vomi par cent bouches d'airain :
Par trois fois la voûte éthérée ,
Au loin de ce cri retentit ;
Et par trois fois tout l'Empirée
Au voeu de la France applaudit .
Le peuple accourt d'un pas agile ;
Et de l'oeil cherchant fon Héros ,
22 MERCURE DE FRANCE.
鬼
Déja redemande à l'Argille
Le plus précieux des dépôts .
Mais , Marigny , par quel miracle
Vois -je , fur les coeurs fatisfaits ,
Même cauſe , à ce doux ſpectacle ,
Opérer deux divers effets ?
Tout à coup , fur tous les vifages ,
Quand les Ris , enfans du Plaifir ,
Tracent Louis & nos hommages ,
Quel fentiment vient te faifir !
Dans tes yeux l'amour ſe déploie ;
J'y vois Louis mieux exprimé :
Les pleurs qu'en fait couler la joie
Peignent au vif le Bien- Aimé.
DORE , Secretaire de M. le Contrôleur
Général.
SEPTEMBRE . 1758. 23
SECOND DIALOGUE ,
Par M. de Moncrif.
LAIS , DIOGENES.
LAÏS.
Our , le voilà çaptif : il contemple fa chaîne.
Caché , pour être vu , dans fon fameux tonneau ;
Qu'avec joie il faifit ce prétexte nouveau ,
D'étaler fon orgueil & d'exhaler fa haine !
Quel Démon , pour me tourmenter ,
Amene ici ce Diogenes ?
Il me vit dans Corinthe , il me vit dans Athenes ,
Souveraine des coeurs que je voulois dompter ,
Et dans mes fers encor je n'ai pu l'arrêter.
Je veux être l'écueil de ſa fauſſe ſageſſe :
Il manque à mon bonheur de troubler fon repos.
N'ai-je donc pas foumis tant d'aufteres Héros
Dont la vertu vantée impoſoit à la Grece ?
De philofophie hériffé
Ce Cynique eft farouche & non pas infenfible ;
Il ne faut que faifir le foible déguiſé
Par où fon coeur eft acceffible.
Parlons ; ce Tigre altier , qui prit foin de s'armer,
Contre la volupté douce , tendre , durable ,
N'attend peut- être , pour aimer ,
Que l'espoir féduisant de me paroître aimable,
24 MERCURE DE FRANCE.
Tu vois quel coeur je prétends captiver :
O Vénus ! fi fur moi tes graces répandues
Couronnent le projet que je veux achever ;
Je te confacre les ftatues
Que Corinthe à ma gloire a pris ſoin d'élever.
DIOGENE S.
C'eſt vous , Laïs ! hé bien toujours la même
ivreffe
Toujours en fpectacle à la Grece ?
Vous vous applaudiffez d'enchaîner fur vos pas ,
Un peuple efféminé que votre art feul engage.
Combien de ces captifs même ne valent pas
L'éclat d'un fi fot esclavage !
LAÏS .
Si de pareils Amans prétendent me charmer ,
On fçait quel prix j'attache à tous leurs facrifices .
C'est par mépris pour eux que je m'en fais aimér.
J'aime à voir leur orgueil jouet de mes caprices ,
Se plaindre , s'abufer , efpérer , fupplier ;
Et loin de m'applaudir d'un triomphe ſemblable ,.
Je rougirois de leur paroître aimable , -
S'il étoit un autre art pour les humilier.
DIOGENES.
1
Non , non , vous n'êtes point , grace à votre folie ,
Altiere , méprifante avec impunité :
> :
C'eſt vous , Laïs , c'eft vous , qu'un Amant hu
mikėgis turn
S'il aime forblement ou rentré en liberté :)
Dans
SEPTEMBRE . 25 1758 .
Dans la fureur de plaire , un peu d'incertitude
Vous tourmente en fecret , vous coûte des fou
pirs :
Vous avez des Amans toute l'inquiétude ,
Et n'éprouvez point leurs plaifirs.
LAIS.
Contre ce beau portrait injufte & fatyrique ,
On devroit le mettre en fureur.
Quel eft de votre efprit l'afcendant féducteur !
Il mêle un certain charme aux traits dont il nous
pique ;
On ne s'en prend qu'à votre humeur ,
On ne peut vous haïr.
DIOGENES.
L'agréable replique !
Un fat y donneroit. Voilà de votre efprit
L'artificieufe foupleffe :
D'une vérité qui vous bleſſe ,
On ne diroit pas qu'il s'aigrit ;.
Mais ce courroux qu'il diffimule ;
Préfente aux gens , avec habileté ,
Une louange ridicule ,
Qui vous vange bien mieux qu'un difcours em
porté.
Parlons de votre gloire : à la fête nouvelle ,
Vous avez enchanté le Prêtre de Cybelle :
Ce triomphe eft rare & flatteur !
Il vient donc chaque jour, ce galant vénérable ;
B
26. MERCURE DE FRANCE .
Implorer de vos yeux un regard favorable
Car ce grand Sacrificateur ,
Grace au renoncement qu'exige la Déeſſe ,
Un regard eft pour lui la derniere faveur.
Que je voye à vos pieds ce Héros de tendreſſe,
LAIS.
Si vos efpris font réjouis
D'un théâtre fécond en ridicules fcenes ,
Peut être le tonneau du fameux Diogenes
Vaut bien le palais de Laïs.
DIOGENES.
Vous me payez content : Que rien ne vous re
tienne .
J'éclairai vos défauts , vengez-vous aujourd'hui ;
Charmé de découvrir la déraiſon humaine ,
Sans en aller chercher l'exemple dans autrui ,
J'aime autant rire de la mienne .
Laïs. A
Si vous parlez avec fincérité ,
Vous devez trouver en vous-même
Bien des reffources de gaîté !
DIOGENES .
A merveille voilà le ton où je vous aime.
LAÏS.
C'eft fans effort d'efprit. Dites - moi franchement ;
Lorfqu'Alexandre avec empreffement
Vous prévient , cherche à vous connoître ,
SEPTEMBRE . 1758. 27.
D'où vient ce brufque accueil que vous fîtes
roître ?
Entre nous ce ne fut que fauffe vanité .
Votre orgueil fe fentit flatté
D'impofer à l'Afie , en infultant fon Maître.
DIOGENES.
Tout bien examiné , cela pourroit bien être :
Oui , je vois ma ſottiſe .
:
LAïs.
pa
Un peu trop tard peut-être
DIOGENE S.
Sans doute à ce Tyran qui , de fureur épris ,
Réduifoit par plaifir l'univers à la chaîne ,
Je devois déclarer la plus mortelle haine ,
Je n'ai marqué que du mépris.
Voilà mon tort , un tort que rien ne juſtifie.
LAÏS.
Le mépris eft un don de la philofophie ,
Don précieux , qu'on vous voit déployer
Avec un naturel extrême.
Ecoutez un moment , vous l'allez employer.
DIOGENES.
Quel en fera l'objet ?
LAïs.
Moi.
DIOGENES.
Vous.
LATS.
Oui , moi , moi-même.
B ij
28 MERCURE DE FRANCE.
DIOGENES.
Non , cette fauffe gloire où tendent tous vos
voeux
Ce befoin d'infpirer un délire amoureux ,
Ecueil de votre efprit , d'ailleurs fort eſtimable ;
Non , Laïs , connoiffez - moi mieux
Cet excès vous rend à mes yeux.
Ridicule , il eft vrai , mais non pas méprifable.
LAïs .
Vous ne m'obſervez jufqu'ici
Que par le côté favorable..
Si l'ambition d'être aimable
Contre moi vous prévient ainfi ,
Votre mépris va bientôt ſe répandre
Armé des plus cyniques traits,
Laïs ...
DIOGENES.
Hé bien ?
LAÏS.
Reffent un amour bien plus tendre
Qu'elle ne l'inſpira jamais.
DIOGENES.
Laïs , aimer ? Laïs nous berce d'un beau conte !
LAïs.
J'aime. C'eft peu d'aimer ; pour accroître ma
honte ,
Repréfentez-vous bien dans le choix que j'ai fait
( Oa plutôt qu'un deftin funefte m'a fait faire ) ;
SEPTEMBRE. 1758. 19
L'objet le moins formé pour plaire.
Il faut l'avoir connu pour s'en faire un portrait.
DIOGENE S.
Vous allez de Pfyché renouveller l'hiſtoire :
Les plus charmans mortels l'aimerent vainement ;
Et l'Amour qui s'étoit réſervé la victoire ,
Pour la furprendre mieux , n'annonça qu'un ferpent.
LAIS.
Non , je fuis réfervée à de plus triftes chaînes ,
Sous le monftre aujourd'hui l'Amour n'eft point
caché.
DIOGENES.
Hé ! quel eft-il enfin ce monftre ?
LAIS.
Diogenes.
DIOGENES.
Ma foi , j'en fuis la dupe , & n'en fuis point fâché.
LAÏS.
Non , tout n'eſt que trop vrai dans l'aveu qui m'échappe
.
J'aime , & de cet amour la déraiſon me frappe
Car enfin avec vous on dit la vérité .
Autant que votre efprit dans l'univers vanté ,
De la plus haute eftime éminemment s'empare ,
Autant par cette eſtime entraînée en un jour
A vous livrer un coeur qui croyoit fuir l'amour ,
Eft le travers le plus bizarre.
B iij
30 MERCURE DE FRANCE.
DIOGENES.
J'aurois dû le prévoir : ce mêlange affecté
De critique , d'encens , d'art , d'ingénuité ,
M'annonçoit quelque plan de finguliere eſpece :
C'étoit-là le prologue ; & vous jouez la piece :
Le comique m'en plaît beaucoup en vérité.
LAïs.
Que votre injuftice eſt extrême !
Mais elle me fait grace . Oui , ne me croyez pas
Défendez-moi contre moi- même.
Vainement dans mon coeur excitant des combats ,
Par les critiques traits que vous venez d'entendre ,
J'ai voulu vous aigrir , j'ai cru le mieux défendre
Ce coeur. Oui , par pitié , que tout votre mépris
De l'aveu que je fais foit conftamment le prix ;
Car enfin un rayon d'eſpérance flatteuſe ,
Pour jamais je le fens , me tiendroit dans vos
፡
fers:
Avec ce peu d'efpoir , je ferois trop heureuſe
D'aller vivre avec vous dans le fonds des déferts.
DIOGENE S.
Laïs veut m'enlever dans le char de fa gloire ?
Le grouppe fera beau : quel trait dans mon hiftoire
!
Et cependant je n'y puis confentir.
Peut-on être tenté d'une fauffe victoire
Qui finit par un repentir ?
SEPTEMBRE. 1758. 31
LAÏS.
Un refus férieux ? La bonne extravagance !
Si dans les doux aveus que je viens d'employer ,
Ton orgueil a trouvé la moindre vraisemblance ,
Ton orgueil n'eft qu'un fot , tu ne peux le nier..
RÉFLEXIONS
Sur l'Effai des grands Événemens , par les
petites Caufes.
ETUDIER TUDIER l'hiftoire dans le deffein d'y
puifer les principes d'une morale épurée
c'eft le but le plus noble que l'on puiffe fe
propofer lire l'hiftoire pour fuivre la
naiffance , les progrès , la décadence , la
renaiffance des fciences & des arts en général
ou en particulier , c'eft fe former un
plan capable de perfectionner rapidement
fes connoiffances , & qui a déja été exécuté
avec fuccès : « chercher à fe convain-
» cre par une lecture attentive des Hifto-
» riens , qu'au travers des différentes
» moeurs , des différens ufages , des diffé-
» rentes loix , on apperçoit les mêmes ca-
» racteres , les mêmes paffions , les mêmes
foibleffes , les mêmes hommes ; » c'eft ce
qu'avoit femblé promettre l'Auteur de
و ر
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
l'Effai des grands événemens par les petites
caufes ( 1 ) . Mais pâlir fur les livres pour
tirer cette conféquence , peut être inutile ,
"(2 ) que les plus légers motifs excitent les
» hommes aux entrepriſes hardies ... que
» les moindres circonftances renverfent
» des trônes , & c . » ne feroit- ce pas perdre
fon temps ? ne pourroit- on pas mieux
employer fes talens ? Chaque article de cet
Effai eft écrit , il eſt vrai , d'une maniere
intéreffante & agréable . L'expofition eft
courte , préciſe & fuffifante ; la narration
eft facile & rapide ; le dénouement eft
fimple , net , & fuivi de réflexions judicieufes
. Mais l'Auteur ne pêche - t'il pas
dans le plan qu'il s'eft tracé ? ne femblet'il
pas avoir fait plier à ce fyftême tous
les fujets d'hiftoire dont il a voulu l'étayer
ne s'eft il pas déguifé à lui - même.
que la haine , l'amour , l'ambition , l'avarice
& les autres paffions ; que la tendreffe
filiale , l'amour de la liberté , le violement
enfin des droits les plus facrés de
l'hofpitalité , du mariage , du droit des
gens , ont été le plus fouvent les feules
caufes des funeftes malheurs qui ont défolé
la terre ? De cinquante hiftoires qui
compofent la brochure , il n'y en a que
(1) Page premiere.
(2 ) Avertiffement.
SEPTEMBRE. 1758 . 33
·
très peu qui offrent un événement confidérable
occafionné réellement par une
petite caufe. Les autres petits accidens
auxquels l'Auteur attribue de grands événemens
, n'ont été que des caufes fecondes
, des occafions , des prétextes d'exécuter
une action déja méditée en fecret , de
faire jouer une mine depuis long-temps
préparée . Les caufes premieres étoient les
paffions. Otez donc les titres que l'Auteur
a placés à la tête de chaque hiftoire ; fubftituez
en d'autres conformes à la vérité ,
& vous aurez le premier volume d'un livre
curieux , amufant & inftructif. Le Public
en recevroit d'autant mieux la continuation
, qu'elle pourroit fervir à l'inftruction
de la jeuneffe . Des Maîtres , des Profeffeurs
, nourris de la lecture des Auteurs du
fiecle d'Augufte , pourroient traduire en
Latin chaque article du livre , & en faire
faire la verfion en François à leurs éleves ;
leur faire voir enfuite , par la comparaifon
de leur traduction avec l'original
combien ils fe font écartés du bon goût ,
du génie , & des graces de notre Langue ,
dont l'Eſſai de M. Richer eft un excellent
modele. On fupprimeroit alors quelques
phraſes , où le vice refte voilé fous des
images riantes (1 ) . Je reviens au livre.
(1) Comme aux pages 88 , 160 , &c.
B
"
34 MERCURE DE FRANCE.
Voici quelques- uns de ces titres chan
gés ( & l'on en pourroit faire autant de
beaucoup d'autres articles ) , à côté defquels
on met le texte de l'Auteur pour le rappeller
à ceux des Lecteurs qui n'ont point le
livre fous les yeux.
Page 4.
Sémiramis profite
d'un badinage de
Ninus , fon mari ,
Roi d'Affyrie, pour
le faire périr , &
pour s'emparer de
la fouveraine
puiffance
.
Page 11.
L'amour d'Hélene
pour Pâris cauſe
le fiege & la ruine
de Troye
.
Page 25.
Les Décemvirs
exercent la tyrannie
dans Rome ; un
d'entr'eux devient
amoureux d'une
jeune fille qu'il voit
paffer ; cet amour
Texte changé.
Sémiramis ambitieufe
& cruelle , fait
périr Ninus, fon mari
, Roi d'Affyrie ,
profitant de la faute
énorme qu'il a faite
de lui donner fur fes
fujets une autorité
abfolue pendant un
jour.
La perfidie d'Hélene
qui abandonne
fon mari pour fon mari pour fuivre
Pâris , caufe le fiege
& la ruine de Troyes .
L'héroïque fureur
d'un pere qui aime
mieux immoler fa
fille que de la voir
violer par le tyran
Appius Décemvir
excite la vengeance
du peuple Romain
SEPTEMBRE. 1758. 35
eft caufe que les
Décemvirs font
bannis , & que le
Décemvirat eft dédéja
irrité contre la
tyrannie des Décemvirs
) , & occafionne
le rétabliffement des
Tribuns .
La tendreffe de Titus
Antonius pour
fon pere , & fes vertus
admirées des Romains
, le portent fur
le trône des Céfars.
fur
L'Empereur Conftance
eft affez jufte
pour abolir un impôt
qu'un homme & fa
femme n'avoient pu
acquitter qu'aux dépens
de leur honneur.
La cruauté de Frédegonde
la
porte à
faire affaffiner le Roi
Chilperic fon mari ,
pour prévenir la jufte
vengeance de fon impudique
commerce
avec Landry.
truit.
Page 62.
Les attentions
qu'un Citoyen de
Rome a pour fon
ppeerree,, le portent fur
fur le trône des Céfars.
Page 70.
La permiffion
qu'un mari donne
à fa femme de lui
être infidelle , eft
caufe qu'on abolit
un impôt très - onéreux.
de
Page 106.
L'affaffinat
Chilperic , Roi de
France , eft occa
fionné par un coup
de baguette qu'il
donne en badinant
à Frédegonde , fa
femme .
B vj
36 MERCURE DE FRANCE.
de
Page 111.
Une plaifanterie
l'impératrice
Sophie , femme de
Juftinien II , eft
caufe que les Lombards
font une invafion
en Italie , &
s'y établiffent.
L'ingratitude de
Juftinien 11 , & les
mépris de l'Impératrice
Sophie envers
l'Eunuque Narsès ,
portent ce grand Capitaine
à faciliter aux
Lombards une invafion
en Italie , & l'établiffement
d'un Royaume.
Page 115.
Une fille eft enlevée
en Saxe par
des Corfaires ; fa
captivité eft caufe
qu'elle monte fur
le trône de France .
Page 142.
Les Royaumes de
Naples & de Sicile
font établis , parce
que deux Barons
Normands fe battent
en duel.
La beauté & les
vertus de Bathilde ,
du fang royal des
Saxons , la fait monter
fur le trône de
France .
La perfidie des Grecs:
attire la vengeance
des Normands , qui
par leur valeur font
conquête des
Royaumes de Naples:
& de Sicile .
la
Il faut fe borner à ce petit nombre
d'exemples qui juftifient , je crois , affez
ces réflexions. Du refte elles n'ôtent rien
de l'eftime dont on eft rempli pour M. Richer
, déja fi avantageufement connu par
d'autres Ouvrages . AToul, 1758. Le M. A
SEPTEMBRE. 1758. 37
L'ERREUR UNIVERSELLE ,
Morceau traduit du Pere Feijoo , Bénédictin
Efpagnol. Théâtre critique des Erreurs
communes , tome 6.
Si on peint aveugle l'amour en général ,
comment doit- on peindre l'amour- propre ?
Horace , qui étoit doué d'une belle intelligence
, femble n'attribuer l'aveuglément
qu'à ce dernier , du moins lui appliquet'il
, comme par excellence , l'épithete
de Cacus amor fui. ( Liv. 1 , Ode 18. )
Pour moi , fi on veut bien me le permettre
, je dirai que l'amour , pris en général
, n'eſt pas aveugle , ni même l'amourpropre.
L'amour a des yeux ; il voit , & fa
vue n'a d'autre défaut que celui , dont la
vue corporelle la plus perfpicace n'eſt pas
exempte. Qu'arrive- t'il aux yeux corporels
? qu'ils voyent bien les objets à une
diſtance déterminée ; mais fi ces objets font
ou trop éloignés , ou trop proche , ils ne
les voyent point , ou ils ne les voyent que
confufément : il en eft de même de l'amour.
La volonté voit les objets avec les yeux
de l'entendement , ou pour mieux dire *
18 MERCURE DE FRANCE
l'entrel'entendement
lui -même eft comme l'oeil
de la volonté. On ne peut que très- improprement
faire de la volonté une puiffance
aveugle ; c'eft au contraire une puiffance
qui voit ; mais fa vue , ou fa faculté
vifive eft le même entendement. Seroit
on bien fondé à foutenir que l'ame
eft aveugle à l'égard des couleurs , parce
qu'elle les apperçoit feulement par
mife des yeux du corps ?. Qu'importe fi
cette partie du corps eft l'organe de l'ame
pour cet effet : On fe conforme donc à la
raifon , en difant que l'entendement eft la
vue de la volonté , parce que la diftinction
qui fe trouve entre l'ame & le corps n'exifte
pas entre ces deux puiffances . Il n'y a
pas même probablement de diftinction
réelle de l'une à l'autre.
>
Mais comment la volonté voit- elle les
objets avec les yeux de l'entendement ?
Dans la même proportion , en fait d'éloignement
ou de proximité , que
les yeux
corporels. La diftance proportionnelle eft
indifpenfable pour qu'elle les voye clairement
: ni trop loin ni trop près. S'ils font
trop loin , & que refpectivement à la volonté
ils foient confidérés comme totalement
étrangers , elle ne les voit pas bien :
s'ils font affez près pour être contemplés
comme propres , elle les voit mal . Dans
SEPTEMBRE. 1758. 39
ceux- là les perfections lui font cachées ,
dans ceux - ci les défauts. Une diftance
moyenne eft donc néceffaire pour que ni
l'envie ou la jaloufie ne cache ce qu'il y a
bon , ni l'intérêt perfonnel ou la vanité ne
couvre ce qui s'y trouve de mauvais ou de
défectueux .
Cette analogie entre la vue fpirituelle &
la vue corporelle n'eft cependant pas fi
conftante , qu'elle ne fouffre quelque exception
: il y a des hommes qui , avec les
yeux de l'entendement , voyent très- bien
ce qui eft le plus près , qui difcernent clairement
ce qu'il y a de bon , comme ce qu'il
y a de mauvais dans le compatriote , dans
le parent, dans le bienfaicteur, & ce qui eft
encore plus , dans eux - mêmes.
Je dis qu'il y a des hommes qui connoiffent
leurs propres défauts ; mais cette exception
en renferme une autre. Il y a certain
défaut que perfonne ne connoît dans
foi-même. Perfonne ? Non , perfonne :
quel eft- il donc ? Je le dirai en un mot &
fans détour , le défaut d'intelligence . Voilà
pour tous la pierre d'achopement : voilà
la partie où perfonne ne fe connoît foimême
, & c'eft - là auffi où vient fe rétablir
l'analogie propofée entre la vue fpirituelle
& la vue corporelle : les yeux corporels ne
fe voyent pas ; l'entendement ne fe voit
pas lui-même.
40 MERCURE DE FRANCE:
:
Plufieurs connoiffent les défauts de leur
propre corps , quoiqu'ils ne fautent pas ,
comme on dit , aux yeux. Quelques - uns
connoîtront encore les mauvaifes difpofi
tions de leur amne celui- ci n'ignore pas
qu'il eft colere , celui - là timide , cet autre
inconftant mais il ne faut pas s'attendre
que perfonne fe reconnoiffe du côté de
l'entendement. Tous fe font grace fur ce
point , ignorans & fçavans , les uns & les
autres tombent dans le même aveuglement,
quoique d'une maniere différente. Le fot
penfe qu'il est très- fpirituel , & celui qui
a de l'efprit croit en avoir beaucoup plus
qu'il n'en a réellement ; c'eft pour cette
raifon que je donne à cette erreur l'épithete
d'univerfelle. L'erreur univerfelle eft
donc le jugement avantageux & non mérité
qu'un chacun porte de fon propre entendement
: après tant d'erreurs communes ,
découvrons l'erreur générale .
Pour comprendre comment cette erreur
eft univerfelle , il faut d'abord établir pour
premier principe , que le plus ou le moins
de fcience ne fait pas le bon ou le mauvais
entendement . Sçavoir beaucoup c'eft avoir
beaucoup de connoiffances : pour les avoir
il faut les acquérir , & cette acquifition eſt
l'effet d'une bonne mémoire , de l'étude ,
de l'occafion , de la commodité. Il y a
SEPTEMBRE. 1758. 41
'd'excellens entendemens , qui faute de
quelqu'une de ces circonftances ou de toutes
enſemble , font de belles tables d'attente
, très-propres à recevoir les images des
objets , mais tables rafes , fur lesquelles il
n'y a rien , ou tout au plus l'ébauche groffiere
de quelque fujet. Il eft certain qu'un
chacun reconnoît en foi la difette de connoiffances
, par comparaifon avec celles
que les autres poffedent ; ainfi non-feulement
le ruftique avouera qu'il n'eft point
Philofophe , Jurifconfulte ou Hiftorien ;
mais entre ceux -mêmes qui s'appliquent à
ces ſciences , il y en a qui reconnoiffent
fans peine que d'autres y font plus verfés
qu'eux : auffi n'eft- ce pas en cela que confifte
le jugement erroné & univerfel , dont
nous voulons parler : nous le conftituons
uniquement dans la capacité intellectuelle
prife en elle-même.
Mais cette capacité eft encore fufceptible
de bien des diftinctions. Il y a des entendemens
qui font des lynx pour une chofe
, & des taupes pour une autre : il y a
des entendemens profonds , mais tardifs :
il y a des entendemens qui conçoivent bien
& qui rendent mal : il y a des entendemens
qui faififfent parfaitement les idées des autres
, & qui en portent un bon jugement
mais qui d'eux- mêmes ne fçauroient avan-
>
42 MERCURE DE FRANCE:
pre
cer d'un pas dans la route qui leur eft tra
cée. Il y a des entendemens
très habiles à
raifonner
par fophifmes
, mais totalement
dénués de cette perfpicacité
fubftantielle
, folide & néceffaire
pour faifir le point fixe de vérité : il y a des entendemens
qui faififfent
bien le vrai , mais qui ne fçauroient
rien trouver
dans leur pro- fonds pour la conviction
des autres :
il y a des entendemens
qui fe rendent familier
un objet fimple , & qui fe perdent
dans la combinaiſon
de plufieurs
, ou dans les queſtions
complexes
. Il y a une in- finité d'autres
différences
& chacune
peut encore fe diviſer & fe fubdivifer
: ce
qui me rappelle
une réflexion
que j'ai faite
il y a long- temps , & que je propoſerai ici , parce qu'outre
qu'elle n'eft pas étrangere
au fujet , elle peut y trouver place , comme
étant propre à combattre
une autre
erreur commune.
$
Tous , ou prefque tous les hommes, conçoivent
une identité dans les efprits , fi fimple
, fi uniforme , qu'ils s'imaginent que
l'entendement voit au premier coup d'oeil
tout ce qu'eſt un efprit : il leur femble même
qu'un efprit étant vu , tous le font
du moins ceux de la même eſpece , d'où il
réfulte , que ne pouvant contempler dans
les êtres fpirituels cette varieté qui nous
>
SEPTEMBRE . 175 8 . 43
plaît fi fort dans les matériels, ils concluent
que la vue claire des premiers ( qu'on fuppofe
impoffible dans l'état préfent ) ne peut
produire qu'un plaifir de très- courte durée
, fur le fondement que tout ce qu'il y a
à voir , eft vu en un inftant , & que la repréfentation
répétée d'un même objet , qui
n'offre jamais que ce qui a été apperçu au
premier coup-d'oeil , devient en peu de
temps ennuyeuſe . Un défaut de réflexion
eft la cauſe de cette erreur. Si Dieu nous
donnoit la lumiere néceffaire pour voir &
connoître clairement une ame humaine ,
quel théâtre plus varié , plus vaſte que
celui qui s'offriroit à notre entendement !
Quel nombre de diverfes facultés ! Dans
chaque faculté , quelle multitude de différenres
déterminations ! Quelle prodi
gieuſe variété d'inclinations & d'affections
! Il n'y a point de forêt avec autant
de feuilles , que de différences à confidérer
dans chacune des parties que nous
venons de nommer.
Pour rendre ceci plus compréhensible ,
je fais une fuppofition , que je ne penfe
pas que l'on puiffe me nier , fi l'on y
réfléchit . Entre tant de milliers , de milliers
, & de milliers de millions d'hommes
qu'il y a dans le monde , on n'en trouvera
pas deux parfaitement reffemblans ,
44 MERCURE DE FRANCE.
S
ni dans le complexe des inclinations , ni
dans la connoiffance de tous les objets.
Que le lecteur réfléchiffe s'il a jamais vu
deux individus fi conformes dans les affections
, que tout ce qui plaifoit à l'un , plût à
l'autre , ou d'une conception fi uniforme
que le fentiment de l'un ne fût jamais différent
de celui de l'autre ? J'ofe certainement
répondre pour lui que non . Il s'enfuit
delà avec évidence , que la partie intellective
, comme l'appetitive de chaque
homme , comprend un nombre innombrable
de difpofitions diftinctes. Et en effet ,
s'il n'en étoit pas ainfi , il feroit impoffible
, qu'entre tant de milliers de millions
d'individus, le même complexe ne ſe répétât
dans quelques - uns , & même dans plufieurs.
Toute la varieté que nous avons obfervée
dans l'entendement & la volonté de
l'homme , eft moindre que celle que nous
offre l'ample fein de la mémoire , ce fein ,
capable de contenir l'être intelligible de
tout un monde , & même de plufieurs
mondes , & où font contenus actuellement
des milliers de milliers de ces efpeces , que
l'école nomme intelligibles , ou imprimées.
Quel tableau plus augufte , plus vafte
, plus varié que celui qui repréfente au
naturel cette immenfe voûte du Ciel , le
SEPTEMBRE. 1758. 45
corps , le cours , la lumiere de tous fes af
tres , la terre , l'air , l'eau , avec un nombre
innombrable de corps vivans , inanimés ,
élémentaires & mixtes !
Tout ceci , & beaucoup plus qu'il n'eft
poffible de décrire , eft à contempler dans
l'efprit de l'homme , qui fe préfente fi fimple
& fi uniforme à l'entendement commun.
Je m'imagine que fi Dieu nous montroit
fucceffivement tout ce qu'il y a à voir
dans cet efprit , de façon qu'à chaque minute
nous viffions feulement ce qui peut
être l'objet de l'acte le plus précis de l'entendement
, il fe pafferoit bien des centaines
d'années avant que de tout voir. Auffi
fans doute , fi j'avois l'option , je préférerois
la vue claire d'une ame humaine à celle
de tous les êtres vifibles contenus dans le
ciel , la terre , lair & l'eau .
Si je parle ainfi de l'efprit humain , que
dirai - je de l'efprit angélique , dont l'ample
capacité eft proportionnée au degré de fa
perfection , & dont chaque individu , fuivant
la doctrine de S. Thomas , renferme
l'interminable extenfion de l'eſpace ? Je
crois très-fermement , que fi tous les objets
délectables qui font dans le monde , ſe
préfentoient aux fens & aux puiffances
d'un homme dans un inftant & que
dans ce même inftant il pût jouir de tous ,
>
46 MERCURE DE FRANCE.
il s'en faudroit de beaucoup que fon plaifir
égalât celui qu'il auroit de voir clairement
le moindre de tous les efprits angéliques
, & abftraction faite du fujet , la
preuve qui doit le perfuader eft concluante.
Un objet plaît d'autant plus , qu'il eſt
plus beau , plus agréable , & il eft d'autant
plus beau , plus agréable , qu'il eft
plus parfait. Or qui doute que la perfection
réunie de tous les objets fenfibles n'égale
pas celle du moindre des efprits angéliques
Mais voici un bien autre fujet
d'admiration . Si le plaifir de voir un feul
& le plus petit de tous les efprits célestes ,
eft fi grand , quel doit être celui d'en voir
tant de milliers de milliers , dont l'excellence
croît fucceffivement , de façon que
le plus grand eft au plus petit , comme
une montagne à un atome ? O heureux
habitans de la célefte patrie , quelle joie
ne goûtez- vous pas ! O vains amateurs du
monde , que ne perdez - vous pas ! Mais où
m'arrêtai je , tandis qu'il reste encore un
efpace infini jufqu'au comble de la félicité
? O Océan de perfections & d'excellences
! ô Dieu , Souverain des vertus ! ô
Grand Dieu ! ô Dieu des Dieux ! fi telle
eft la joie que procure la vue de tes créatu
tures , qui , quoique très nobles , font enfin
tes créatures , & dont la perfection eft
་
SEPTEMBRE . 1758. 47
infiniment plus éloignée de la tienne , que
le plus vil infecte de la terre ne l'eft de la
premiere intelligence du Ciel , dont la
beauté n'eft que laideur , dont la lumiere
n'eft que ténebres , fi on les compare à ta
beauté , à ta fplendeur ; que fera- ce donc
de te voir toi - même ? .... Sortons , s'il eft
poffible , de l'admiration , & reprenons
notre fujet.
Suppofé donc , comme nous l'avons
infinué ci - deffus , qu'on doit confidérer
dans l'entendement plufieurs facultés diftinctes
; je dis que l'erreur univerfelle n'eft
pas refpectivement à telle ou telle de ces
facultés , & beaucoup moins à toutes enfemble
, mais relativement à une feule , la
plus effentielle , qui eft la droiture du jugement.
Bien des hommes font affez francs
pour convenir que d'autres ont fur eux
l'avantage de comprendre plus promptement
, de difcourir plus facilement , de
s'expliquer plus heureufement , qu'ils ont
plus de génie , plus d'aptitude pour telle
ou telle profeffion , plus d'étendue d'efprit
pour faifir dans un même temps différens
objets , &c. Mais il leur refte toujours
un dernier retranchement , & le plus
important de tous , où ils mettent à couvert
leur amour- propre c'eft la perfuafion
qu'ils jugeront bien des chofes , dès
48 MERCURE DE FRANCE.
qu'elles feront établies dans l'ordre qu'elles
exigent. Voilà le point fur lequel , qui
que ce foit ne veut rien céder. Qu'on cherche
l'homme qui penfe le plus modeftement
de lui- même , il avouera que ce qu'il
fçait eft peu de chofe , qu'il lui faut plus
de temps qu'à un autre pour concevoir
& pour rendre ce qu'il conçoit qu'il
s'explique mal ; & ainfi de bien d'autres
défauts de fon entendement ; mais dans
le même-temps il croira fe faire une injuſtice
, s'il ne pense pas que relativement
aux objets qu'il comprend , perfonne n'en
portera un meilleur jugement que lui , en
lui donnant le temps néceffaire pour les
méditer.
>
La preuve de ce que j'avance eft évidente
, en ce que nous ne voyons pas communément
un homme céder à un autre en
changeant de penſée , relativement aux
faits fur lefquels , après les avoir vus &
revus , il a établi fon opinion . Je dis communément
, pour ne pas nier que cela n'arrive
quelquefois : mais obfervez que même
alors il ne fe rend , que parce qu'on
lui propofe quelque connoiffance nouvelle
, quelque réflexion , ou quelque expérience
qu'il ignoroit , ou à laquelle il n'avoit
point penfé. Ainfi donc il refte toujours
dans la perfuafion , que s'il s'eft trompé
SEPTEMBRE. 1758. 49
.
pé dans le premier jugement , ce n'eft pas
parce qu'il a moins de talent que l'autre
pour bien juger , mais parce qu'il n'a pas
eu les mêmes facilités pour acquérir les
connoiffances qui lui
manquoient , ou le
même bonheur, pour que quelque réflexion
effentielle ſe préfentât à fon efprit.
Je m'expliquerai mieux par un exemple.
Dans cet ouvrage étendu du Théâtre critique
, j'ai convaincu nombre de perfonnes
de bien des maximes contraires aux
fentimens où ils étoient
précédemment fur
différentes matieres .
Quelqu'un d'eux
croit- il pour cela que Dieu m'a donné fupérieurement
à lui cette faculté principale
de l'ame pour bien juger ? Je ne le penfe
pas. ( Le Pere Feijoo avoit raifon de ne le pas
penfer : l'Espagne a été inondée de libelles dif
famatoires contre lui. ) Ils reconnoîtront
bien que j'ai faifi le point de vérité , &
qu'ils étoient auparavant dans l'erreur :
mais fur certains fujets , ils attribueront
cette inégalité à ma plus grande application
à l'étude ; fur d'autres , à la plus grande
facilité de me procurer des livres , &
d'acquérir des connoiffances ; fur celui - ci ,
à l'étude continuelle que j'en avois faite ;
fur celui- là , à mon plus grand bonheur
qui ma offert quelques réflexions auxquelles
ils ne penfoient pas. Tous du pre-
C
2
50 MERCURE DE FRANCE.
mier au dernier , refteront dans l'opinion ,
que s'ils s'étoient trouvés en égalité de circonftances
auffi heureufes , ils auroient découvert
les vérités que je leur ai démontrées
, & qu'ils feroient revenus d'eux- mêmes
des erreurs d'où je les ai tirés.
2
Quelqu'un pourra bien dans une autre
occafion , changer d'avis , fans attribuer la
réuffite de celui à qui il cede , ni au bonheur
accidentel de l'occurrence , ni à une
plus grande application , ni à une plus favorable
commodité de vérifier le fait ; mais
quoique cela puiffe arriver très- rarement
il n'en fera ni plus généreux , ni plus équitable
pour lui accorder un entendement
plus net & plus profond que le fien. Il aura
toujours la reffource de penfer & de dire
qu'une idée vraie & bien rendue ne fuffit
pas pour graduer un entendement , comme
une erreur ne fuffit pas non plus pour
le dégrader : & joignant cette maxime véritable
à la fauffe fuppofition ou à la prévention
, que pour une fois que l'autre faifit
bien , & lui mal , il juge bien dix fois à
fon tour, tandis que l'autre fe trompe auffi
fouvent ; il fe croit toujours en droit de
conclure que l'avantage fubftantiel de
l'entendement eft de fon côté.
C'eft ainfi que les hommes fe trompent
très -fréquemment , & dans bien des cirSEPTEMBRE.
1758 .
conftances
différentes , pour ne pas accotder
une fupériorité
d'entendement à ceux
qui l'ont en effet. Qu'ils lifent ou qu'ils
entendent une maxime bien fondée , une
penfée fpirituelle , un raifonnement
folide
fur quelqu'une de ces matieres , en
quelque forte populaires , & dans lefquelles
tout le monde comprend quelque
chofe par exemple , en fait de coutumes ,
de moeurs , de
gouvernement ou de politique.
Je fuppofe qu'ils n'ont jamais entendu
cette réflexion , cette fentence , cette
maxime ; toutefois dans le moment ils la
faififfent , ils en fentent toute la juſteſſe ,
ils l'adoptent
pleinement. Rendront - ils
pour cela à fon Auteur le tribut d'éloge
qui lui eft dû ? Non , parce qu'il leur femble
qu'ils penfoient d'avance comme lui.
Auffi fe difent- ils
intérieurement , & avèc
la plus grande
fatisfaction de l'amour propre
je n'ignorois pas cela : on ne m'apprend
rien de nouveau . Il fera pourtant
vrai que mille fois peut- être le fujet qui
a donné lieu à cette maxime a été traité
en leur préfence ; que perfonne ne l'avoit
jamais entendue , ni rien d'équivalent ;
que même , s'ils veulent avouer la vérité
, ils n'y avoient jamais penfé euxmêmes.
Eft- ce qu'ils mentent , quand ils
difent qu'ils le fçavoient déja ? Non cer-
Cij
52 MERCURE
DE FRANCE .
tainement ; mais ils fe trompent.
Il faut obferver que fur ces matieres de
la jurifdiction , pour ainfi dire , de tous les
hommes , il n'y a aucune vérité qui ne
foit gravée de quelque façon dans l'entendement
de tous , du moins de ceux qui
ont le jugement bien difpofé , & qui font
doués au moins d'un bon fens naturel ; mais
elle l'eft différemment , fuivant la différence
qui fe trouve entre les mêmes entendemens.
Dans les uns elle eft claire &
diftincte , dans les autres confuſe , & comme
dans un nuage. Dans ceux - ci , elle
eft peinte dans toute fa perfection ; dans
ceux - là groffiérement ébauchée. Elle eſt fi
brillante dans quelques - uns , qu'ils jouiffent
en plein de fa lumiere , & qu'ils peuvent
même la communiquer aux autres ;
elle eft fi fort obfcurcie dans quelques
autres , qu'ils ne peuvent pas l'appercevoir
pour eux- mêmes . Quand donc ces
derniers lifent cette penfée , cette maxime ,
ou qu'ils l'entendent dire à quelqu'un qui
la poffede dans toute fa clarté , la lumiere
que celui- ci leur communique , diffipe les
nuages qui la leur cachoient ; & alors
voyant la vérité au dedans de leur propre
intelligence , ils s'applaudiffent préfomptueufement
de la prétendue connoiffance
qu'ils en avoient , d'où ils tirent la fauffe
SEPTEMBRE. 1758 . 53
conféquence que leur lumiere ou leur pénétration
n'eft point du tout inférieure à
celle de celui qui vient de les éclairer. O !
que ces gens la font dans l'erreur !
Mais cette différence n'eft encore rien.
A peine y a- t'il d'autre fupériorité fubftancielle
d'un entendement à l'autre, que celle
de comprendre l'un clairement , ce que
l'autre n'apperçoit que confufément , & en
ceci la vue corporelle & l'intellectuelle
vont de pair. Si de deux perfonnes qui ont
à une diſtance égale le même objet , l'un
le diftingue très bien , & l'autre ne l'apperçoit
que très - foiblement , nous ne balançons
pas à décider que la vue du premier
eft bonne , & que celle du fecond eft
foible. La même différence ou la même
inégalité fe trouve entre deux entendemens
, dont l'un faifit dans toute fa clarté
le même objet que l'autre n'entrevoit qu'à
travers d'épais nuages , quoiqu'à la même
diſtance pour tous les deux ; j'entends parlà
fuppofer que l'étude particuliere qu'ils
en ont faite , ou les explications qu'ils en
ont reçues foient égales .
Les efprits bornés prennent fouvent le
change , en attribuant cette inégalité de
la faculté intellective à une autre toute
différente , c'eſt- à- dire en s'imaginant que
ce qui eft clarté d'intelligence , n'eft ſeu-
C iij
54 MERCURE DE FRANCE.
lement que clarté d'explication , ce qui
fuivant eux , fait toute la fupériorité. Pour
moi , je penfe en premier lieu ,, que l'avantage
de fe mieux expliquer vient en
plus grande partie de celui de mieux.comprendre.
De deux Peintres qui fçavent
également faire ufage des couleurs , mais
dont la vue eft différente , il eft certain
que , quoiqu'ils ayent à la même diftance le
même objet , l'un le peindra bien & l'autre
mal , par la feule raiſon que la vue de
l'un fera plus claire que celle de l'autre.
Il en eft de même de nos idées. Les paroles
font les couleurs . On peut également ,
& même fupérieurement pofféder fa langue
; cependant nous voyons tous les jours
que cette fupériorité , cette fource plus
abondante de mots , ne fait ni mieux , ni
fi bien rendre nos penfées. Pourquoi ? Par
ce qu'un objet fera toujours mal- peint ,
tant que les yeux de l'entendement ne le
verront pas avec clarté .
Pour ne laiffer aucun doute fur cette
matiere , je demande : Quand quelqu'un
qui écoute , convient que celui qui parle
s'explique admirablement , & qu'il lui accorde
en cela quelque fupériorité fur lui ,
n'eft- il pas vrai qu'il comprend tout de
fuite ce que l'autre dit ? Sans doute , &
cela même qu'il applaudit à fon
c'est
pour
SEPTEMBRE. 1758. 55
élocution. Donc il fçavoit auparavant
l'ufage & la fignification des termes employés
dans la démonftration , & à cet
égard point de différence entr'eux : donc
toute l'inégalité vient de ce que l'un conçoit
mieux que l'autre. Généralement quiconque
poffédant bien la langue , s'explique
clairement à foi - même une chofe ,
l'explique bien à un autre ; & qui ne peut
bien fe la rendre à foi - même , ne peut
bien la rendre à un autre.
Je dis en fecond lieu , que dans le cas
où nous en fommes , il eft certain que l'explication
ne manque pas feulement , mais
encore la connoiffance. Celui- là fe trompe
, qui entendant une réflexion nouvelle
dont il faifit à l'inftant toute la jufteffe ,
croit qu'il fçavoit déja ce qu'on vient de
lui apprendre , parce qu'alors s'éclaircit
dans fon efprit une idée obfcure de l'objet
qu'on lui développe. Il avoit bien l'efpece ,
mais non l'ufage ; il avoit l'idée , mais
concentrée en elle-même. Il lui manquoit
non feulement l'explication externe de
l'objet , mais encore l'interne. Non feulement
il ne pouvoit pas l'exprimer , quoique
poffédant parfaitement les termes propres
, mais encore s'en rendre raifon à luimême.
Qu'il ait donc toute la reconnoiffance
que mérite celui dont la lumiere a
Civ
56 MERCURE DE FRANCE.
tiré fon idée de l'obfcurité , & qui par fa
culture a fait fructifier cette femence enfouie.
Nous avons raiſonné jufqu'ici relativement
aux entendemens bornés. Les mêmes
principes concourent pour que les entendemens
fupérieurs fe trompent également
dans le jugement qu'ils portent d'euxmêmes
, non à la vérité en fe croyant fupérieurs
; car l'étant en effet , il n'y a point en
cela d'erreur : mais en penfant que leur ex-.
cellence eft placée à un degré beaucoup plus
élevé que celui qu'elle occupe réellement.
Pour comprendre qu'il en eft ainfi , il n'y
a qu'à jetter les yeux fur les Ecrivains les
plus célebres de tous les temps. Ceux- ci
étoient fans doute bien perfuadés qu'ils ne
fe trompoient en rien de ce qu'ils metroient
au jour. En effet , s'ils n'avoient pas
porté un tel jugement de quelque partie
de leurs ouvrages , ils ne l'auroient pas
écrite. Malgré cela aucun n'a été affez
heureux pour ne pas errer en quelque
choſe , ſuivant le fentiment unanime des
Sçavans. Donc ils s'eftimoient plus qu'ils
ne devoient ; & qu'on ne me réponde pas
que l'erreur n'eft que du côté des Critiques
de leurs ouvrages . La replique n'eſt pas
recevable , 1 ° . parce que la raifon naturelle
dicte que perfonne ne peut- être juge
SEPTEMBRE. 1758. 57
dans fa propre caufe ; ainfi nous ne devons
pas nous en tenir au jugement des Auteurs
eux - mêmes , mais à l'opinion de ceux
en qui on doit fuppofer les lumieres néceſfaires
pour en décider ; 2°. parce qu'en
accordant que le fentiment de quelqu'un
de ces Auteurs doive prévaloir fur celui
de quelque Critique pris en particulier , il
ne doit pas l'emporter fur l'opinion générale
ou prefque générale des Sçavans ,
étant bien plus vraisemblable qu'un homme
feul , quelque génie qu'il ait , fe trompe
dans fa propre caufe , que plufieurs ,
quoiqu'inférieurs , dans une cauſe qui leur
eft étrangere,
Rendons ceci plus fenfible en remontant
jufqu'aux anciens Philofophes ; & dans
le nombre , ne nous arrêtons qu'à ceux
à qui la primauté de génie eft accordée
d'un confentement univerfel , Platon &
Ariftote. Ces deux hommes étoient fans
contredit doués d'un entendement admirable.
On trouve à chaque pas dans leurs
Ouvrages des traits fublimes , & qui démontrent
une pénétration prodigieufe . Qui
ofera cependant difconvenir qu'il n'y ait
pareillement de grands écarts de l'efprit ?
Ils étoient bien éloignés eux- mêmes de le
penfer. Peut - être préfumoient- ils au contraire
s'élever encore plus au deffus des
Cv
$ 8 MERCURE DE FRANCE.
autres mortels , par la même route où ils
erroient le plus grofliérement , & fur le
fujet qu'il importoit le plus de mieux approfondir
; je veux parler de l'idée de la Divinité.
Tous les deux s'égarerent pourtant
de la façon la plus énorme , quoique par
différens chemins. Que refte - t'il à conclure
qu'univerfellement tous les hommes
apprécient plus qu'ils ne le doivent
leur propre entendement.
Nous avons prouvé le fujet de ce difcours
; mais il ne faut pas paffer fous filence
deux objections qu'on peut nous faire ,
l'une méthaphy fique , l'autre expérimentale
& de pratique. La premiere eft fondée
fur la maxime philofophique que l'entendement
eft réflexible fur lui - même , d'où
il paroît naturel d'inférer qu'il peut connoître
& meſurer fa propre étendue. Cette
maxime au moins doit - elle annuller la
parité propofée ci deffus entre la vue corporelle
& l'intellectuelle ; fçavoir , qu'ainfi
que les yeux corporels ne fe voyent pas ,
l'entendement ne fe voit pas lui- même :
car l'entendement étant réflexible fur luimême
, & les yeux corporels ne l'étant
pas , il n'y a plus de parité.
Je conviens que l'entendement réflé
chit fur lui- même & fur les actes ; mais cela ;;
prouve-t'il que toutes fes réflexions font
SEPTEMBRE. 1758 . 39
vraies & juftes ? Nullement . S'il en étoit
ainfi , il n'y auroit point d'entendement
qui ne connûr fes erreurs , & qui ne les
corrigeât en faifant un acte réfléchi fur le
direct ( que nous fuppofons faux ). Ce qui
arrive très- communément , c'eft que lorfque
l'acte direct eft faux , le réfléchi l'eft
pareillement. Il faut de néceffité que cela
foit , fi après l'acte direct il ne furvient
pas à l'entendement quelque nouvelle lumiere
relative à l'objet ; parce que les mêmes
principes fur lefquels il s'eft fondé
pour former l'acte direct , fubfiftent pour
le porter à penfer, par l'acte réfléchi , que le
premier eft jufte. De- là il s'enfuit avec
évidence que l'entendement erre de même
dans l'idée qu'il fe forme de fa propre capacité
; car croyant que nombre d'actes
d'intelligence font vrais , tandis qu'ils
font faux , il doit croire néceffairement
auffi fa perfpicacité intellective plus grande
qu'elle n'eft.
A l'égard de la parité entre la vue fpirituelle
& la corporelle , j'avoue qu'elle n'eft
pas jufte à la rigueur ; mais elle peut toujours
paffer dans ce qui eft relatif au
fujet que nous traitons. J'ai dit que les
yeux ne fe voyent pas eux- mêmes , non
plus que l'entendement : dans cette feconde
propofition , le verbe voir doit être pris
C vj
60 MERCURE DE FRANCE
ſtrictement , en tant qu'il fignifie une connoiffance
claire , & c'eft cette connoiffance
que je foutiens
que l'entendement
n'a pas
de lui même .
La feconde objection qu'on peut nous
faire eft , comme nous l'avons dit , expéri
mentale. Nous voyons des hommes d'un
grand entendement , & qui toutefois
penfent fi modeftement de leur capacité ,
que bien loin de fe faire grace , ils paroiffent
ne pas s'eftimer fuivant leur mérite.
Donc l'erreur n'eft pas univerfelle .
Je réponds que ce fait fouffre de grandes
reftrictions . La premiere , c'eſt que
le
plus grand nombre de ceux qui paroiffent
penfer modeftement de leur propre intelligence
, n'expriment pas ce qu'ils fentent .
Leur modeftie eft affectée , afin qu'elle
leur procure de nouveaux éloges , bien
fürs qu'elle ne leur fera rien perdre de
l'idée qu'on s'eft formée de leur capacité.
La feconde , c'eft que ceux mêmes qui
penfent réellement avec modération de
leur efprit , forment ce jugement modéré ,
non relativement à cette faculté intellective
, la premiere & la plus effentielle , qui
confifte à bien faifir un objet ( & fur laquelle
nous conftituons uniquement l'erreur
univerſelle ) , mais refpectivement à
d'autres facultés moins fubftancielles , dont
SEPTEMBRE. 1758. 61 .
nous avons parlé ci - deffus . La troifieme
exception regarde les Saints fur la terre ,
qui fans doute penſent humblement de
toutes leurs facultés. Mais ceci eft un effet
de la grace , parconféquent étranger au
fujet de ce difcours , qui ne roule que fur
ce que l'homme juge de lui- même , abandonné
aux forces naturelles de fon
propre
entendement , abftraction faite des fecours
furnaturels de la grace.
Enfin nous difons qu'en accordant qu'il
y ait quelque homme rare , qui , à force
de réfléchir fur lui- même , fe forme une
idée jufte , parfaite & proportionnée de
fon entendement , cela ne détruit pas la
vérité de notre maxime. En effet , nous
ne prétendons pas rigoureufement que
l'erreur dont nous parlons foit méthaphyfiquement
univerfelle : il nous fuffir
qu'elle le foit moralement ; & l'univerfalité
morale n'eft pas détruite par l'exception
de quelques particuliers , entre des milliers
de milliers d'individus.
62 MERCURE DE FRANCE
FANFAN ET COLAS ,
FANFA
FABLE.
ANFAN gras & vermeil , & marchant fans fiq
fiere ,
Voyoit fon troisieme printemps.
D'un fi beau nourriffon Perrette toute fiere ,
S'en alloit à Paris le rendre à fes parens.
Perrette avoit fur fa bourrique ,
Dans deux paniers , mis Colas & Fanfan.
De la riche Cloé celui- ci fils unique ,
Alloit changer d'état , de nom , d'habillement ;
Et peut-être de caractere .
Colas , lui , n'étoit que Colas ,
Fils de Perrette & de fon mari Pierre.
Il aimoit tant Fanfan , qu'il ne le quittoit pas.
Fanfan le chériffoit de même.
Ils arrivent. Cloé prend fon fils dans les bras.
Son étonnement eft extrême ,
Tant il lui paroît fort , bien nourri , gros & gras !
Perrette de fes foins eft largement payée.
Voilà Perrette renvoyée ;
Voilà Colas , que Fanfan voit partir.
Trio de pleurs. Fanfan fe défefpere.
Il aimoit Colas comme un frere ;
Sans Perrette & fans lui , que va-t'il devenir !
Il fallut fe quitter. On dit à la nourrice :
SEPTEMBRE . 1758. 63
Quand de votre hameau vous viendrez à Paris ,
N'oubliez pas d'amener votre fils ;
Entendez-vous , Perrette on lui rendra fervice.
Perrette , le coeur gros , mais plein d'un doux efpoir
,
De fon Colas déja croit la fortune faite.
De Fanfan cependant Cloé fait la ' toilette.
Le voilà décraffé , beau , blanc , il falloit voir !
Plus de fabots ; toquet d'or , riche aigrette.
On dit que le fripon fe voyant au miroir ,
Oublia Colas & Perrette.
Je voudrois à Fanfan porter cette galette ;
Dit la Nourrice un jour ; Pierre , qu'en pense-tu ?
Voilà tantôt fix mois que nous ne l'avons vu .
Pierre y confent ; Colas eft du voyage.
Fanfan trouva ( l'orgueil eft de tout âge ) ,
Pour fon ami , Colas trop mal vêtu.
Sans la galette , il l'auroit ,méconnu.
Perrette accompagna ce gâteau d'un fromage ,
De fruits & de raifins , doux tréfors de Bacchus
Les préfens furent bien reçus :
Ce fut tout ; & tandis qu'elle n'eft occupée
Qu'à faire éclater fon amour ,
Le marmot , lui , bat du tambour ,
Traîne fon charriot , fait danfer fa poupée.
Quand il eut bien joué , Colas dit : C'est mon
tour.
Mais Fanfan n'étoit plus fon frere
Fanfan le trouva téméraire ;
64 MERCURE DE FRANCE.
Fanfan le repouffa d'un air fier & mutin.
Perrette alors prend Colas par la main.
Viens , lui dit -elle avec trifteffe ;
Voilà Fanfan devenu grand Seigneur :
Viens , mon fils , tu n'as plus fon coeur.
L'amitié difparoît où l'égalité ceffe .
M. PAbbé AUBERT.
LETTRE
De Mademoiselle de Barry , à fon Freres
Eleve de l'Ecole Royale Militaire ( 1 ) .
J'APPRENDS 'APPRENDS , mon cher frere , que vous
allez fortir de l'Ecole Militaire pour entrer
dans la carriere des armes. Vous êtes un
des premiers éleves que cette Ecole ait
formés ; & comme étant parmi fes enfans
du nombre de fes aînés , vous allez porter,
des premiers , dans le fein de la patrie les
fruits de cette excellente culture.
Je n'ai eu jufqu'à ce moment que la douce
habitude de vous aimer ; mais je vous
avouerai que je mêle à cet amour un vrai
refpect , quand je me repréſente votre deſzinée
honorable.
(1 ) Je me hâte de publier cette Lettre comme
une haute leçon de vertu , & comme un rare mo¬
dele d'éloquence.
SEPTEMBRE . 1758.
Vous n'aviez reçu en naiffant qu'un nom
& de la pauvreté : c'étoit beaucoup que le
premier de ces dons ; mais la cruelle médiocrité
rend cet honneur bien pefant ; &
qui fçait fi cette fâcheufe compagne vous
auroit permis de vivre & de mourir avec
toute la pureté de votre naiffance ?
Heureuſement pour vous & pour vos
pareils , dans un de ces momens où Dieu
parle au coeur des bons Rois , celui qui
nous gouverne a jetté les yeux fur la pauvre
Nobleffe de fon Royaume ; fon ame
s'eft ouverte au mouvement le plus généreux
; il a adopté fur le champ une foule
d'enfans illuftres & infortunés . Un Edit
plein de grandeur leur a imprimé fa protection
royale , & a confolé par cet appui ,
les mânes plaintifs de leurs peres.
Béniffons , mon cher frere , les circonftances
qui ont fait éclorre un acte auffi
grand dans les premieres années de votre
vie : dix ans plus tard ce bienfait n'eût exifté
que pour vos concitoyens ; mais béniſſons
furtout ces ames vraiment héroïques , qui
ont embraffé & éxécuté un projet auffi noble
& auffi paternel.
Vous voilà donc , graces à cet établiſſement
, muni des leçons de l'honneur le
plus pur , & des plus belles lumieres : votre
éducation a été une efpece de choix par66
MERCURE DE FRANCE.
mi les autres éducations , & l'Etat vous a
prodigué fes foins les plus précieux & les
plus chers. En vérité , mon cher frere , je
confidere avec joie tant d'avantages ; mais
je ne fçaurois m'empêcher de murmurer
un peu contre mon fexe qui , en me laiſfant
fentir toutes ces chofes comme vous
met entre votre bonheur & le mien une fi
grande différence. Suivez donc vos deftins ,
puifqu'il le faut , & augmentez même , j'y
confens , de plus en plus ma jaloufie.
Je ne vous diffimulerai pourtant pas que
votre tâche me paroît un peu difficile : vos
fecours paffés augmentent vos engagemens
, & des fuccès ordinaires ne vous ac
quitteroient peut - être pas. Si les infpirations
du coeur valoient toujours celles de
la raifon , je romprois fans doute le filence
, & je rifquerois auprès de vous les confeils
que l'amitié me fuggere fur votre conduite
& vos devoirs.
1º. Mon cher frere , je me figurerois en
votre place qu'en tout état & en tout temps
je dois être très- modefte , & quoique les
bienfaits du Roi honorent fes plus grands
fujets , je m'en tiendrois dans ce fens fort
glorieux , mais j'irois auffi jufqu'à confidérer
dans ce bienfait ma patrie entiere ,
& je ferois enforte que toute ma conduite
fût l'expreffion de ma reconnoiffance.
SEPTEMBRE. 1758. 67
2°. J'aurois un courage prudent & raffis
; point de tons , point de prétentions ; je
cederois dès que je pourrois defcendre avec
décence ; je voilerois même mes forces , &
je ferois plus touché d'obtenir les fuffrages
que de les contraindre.
3 °. J'aimerois mieux être un homme eftimé
qu'un homme aimable , un Officier
de nom qu'un joli Cavalier , & je prendrois
, fi je pouvois , en talens , la part de
mérite que les François cherchent trop fouvent
en agrément & en amabilité.
4° . Je fuirois les paffions : je les crois
au moins une treve à nos devoirs. Cependant
comme il feroit peu raifonnable d'aller
fur ce point jufqu'au précepte , je ferois
enforte de n'avoir dans mes goûts que
des objets refpectables : c'eſt le feul moyen
de reftituer par un côté ce que l'amour fait
toujours perdre de l'autre à l'exacte vertu .
J'allois mettre quinto , mon cher frere ;
mais la crainte de faire un fermon m'arrête
, & puis , je me perfuade qu'il faut de
courtes leçons aux grands courages . C'eft
ainfi que mon ame fe plaît à parler à la vôtre
, & j'entre à merveille , comme vous
voyez , dans l'éducation que vous avez
reçue .
Il faut pourtant que j'ajoute à mes avis
le pouvoir de l'exemple : je fuis affez heu68
MERCURE DE FRANCE.
reuſe pour le trouver dans notre propre
fang. De tels exemples font , comme vous
fçavez , des commandemens abfolus : je ne
fçais fi c'eft cette raifon feule qui me détermine
à vous les tranfcrire ici ; mais
quand j'y mêlerois un peu d'orgueil , c'eſt
peut- être là toute la gloire de notre ſexe 9
la vôtre confifte à les imiter.
Barry notre grand oncle , étoit Gouverneur
de l'Eucate en Languedoc , fous le regne
de Henri IV . Les Ligueurs l'ayant fait
prifonnier , le conduifirent dans la Ville
de Narbonne , qu'ils avoient en leur pouvoir.
Là on le menaça. de la mort la plus
rigoureufe , s'il ne livroit la Place : fa réponſe
fut qu'il étoit prêt à mourir . Barry
avoit une jeune époufe qui s'étoit renfermée
dans l'Eucate : les Ligueurs la crurent
plus facile à vaincre ; ils l'avertirent du
danger de fon mari , & lui promirent fa
vie fi elle livroit la Ville . La réponſe de la
femme de Barry fut que l'honneur de fon
mari lui étoit encore plus cher que fes:
jours. La grandeur d'ame fut égale de part
& d'autre, Barry fouffrit la mort, & fa femme
, après avoir défendu la Place avec fuccès
, alla enfevelir fa douleur & fa jeuneſſe
dans un Couvent de Beziers , où elle mourut.
Le fils de ce généreux Barry fuccéda à
SEPTEMBRE. 1758 . 69
fon gouvernement ; en 1637 , Serbelloni,
après avoir inveſti cette place , tenta de le
corrompre , & lui promit des avantages
confidérables , s'il embraffoit le fervice des
Efpagnols : l'hiftoire de fon pere fut la
feule réponse que le Général Eſpagnol en
reçut.
Voilà , mon cher frere , deux Barry
qui n'ont point eu d'Ecole Militaire pour
berceau , && qui oonntt ééttéé pourtant bien
grands Fun & l'autre . Souvenez - vous
d'eux , je vous conjure , toute votre vie :
fouvenez-vous en le jour d'une bataille ,
& dans toutes les occafions où il s'agira de
faire bien , & , fi ce n'eft pas affez , de faire
mieux que les autres , car il faut porter
jufques- là fon ambition . Dites- vous fans
ceffe : Je fuis devant les yeux de mes Ancêtres
, ils me voyent ; & ne foyez pas
après cela digne d'eux , fi vous le pouvez.
Ma main tremble en vous écrivant ceci ,
mais c'est moins de crainte que de courage.
Entrez donc , mon cher frere , de l'Ecole
dans la carriere militaire. Portez les armes
que vos peres ont portées , & que ce foit
avec honneur comme eux. Que je vous
trouve heureux d'avoir tant d'obligations
à devenir un fujet diftingué , & de devoir
au Roi votre vie & vos fervices au dou70
MERCURE DE FRANCE.
⚫ble titre de votre maître & de votre pere !
Vous porterez toute votre vie fur votre
perfonne les fignes glorieux de fa bonté ;
mais je fuis fûre qu'on les reconnoîtra encore
mieux à toutes vos actions . Je fuis
certaine encore que vous ne perdrez jamais
le fouvenir de ce que vous devez à
ceux qui vous ont dirigé dans l'Ecole que
vous quittez , & principalement à ce Ĉitoyen
vertueux que fes grandes qualités
ont , pour ainfi dire , affocié à l'oeuvre immortelle
de ce regne. Je vous aimerai alors
de tendreffe & de fierté ; & tandis que
confinée dans un château , je partagerai
ma vie entre les foins de mon fexe & des
amuſemens littéraires , je vous perdrai de
vue dans le chemin de la gloire : vous
cueillerez des lauriers , & votre foeur difputera
aux jeux floraux leurs couronnes. Elle
s'élevera peu à peu à un ſtyle plus noble ,
& fi vous devenez jamais un grand Guerrier
, vous lui apprendrez à vous chanter ,
& vous aurez de fa part un Poëme . Je
meurs d'envie d'avoir quelque jour ce
talent , & vous fentez par ce defir ce que
mon ambition vous demande . Adieu
mon cher frere , pardonnez à ma jeuneſſe
ces réflexions ; mais fçachez- en gré à mon
amitié j'ai voulu vous écrire dans l'époque
la plus importante de votre vie , &
>
SEPTEMBRE. 1758. -71
mon coeur a volé pour cela juſqu'à vous :
c'eft lui qui m'a dicté tout ce que cette
Lettre contient ; il vous aime trop pour
avoir pu fe tromper. Je fuis avec toute
l'amitié poffible , mon cher frere , votre
foeur , C. Barry-de Ceres.
Le mot de l'Enigme du Mercure d'Août
eft Mouchon. Celui du Logogryphe eft
Catéchisme , dans lequel on trouve athéif
me & CC, qui en chiffre Romain font 200 .
ENIGM E.
Ja fuis un Saint. Vous dirai - je mon nom ? E
Non : par humilité je cache ici ma gloire,
Je vous l'ai pourtant dit . N'allez pas dire non.
Vous l'avez fous les yeux , & vous pouvez m'en
croire.
72 MERCURE DE FRANCE.
LOGO GRYPHE.
•
Je fuis d'une humeur noire , & n'ai point de
E
fanté ;
Je fuis malade : enfin voilà ma qualité.
Mais fi tu veux , Lecteur , me difféquer toi -même,
Compte-moi par mes pieds , va jufqu'au quatorzieme
:
Devine tous les mors , amufe ton loifir.
A ma diffection fi tu prends du plaifir ,
Commence par un Dieu , par un Roi , par un
Prince ;
Je les renferme tous avec une Province.
Une ville Normande , une autre dans l'Artois ;
Ce qui forme le brave , un an ,
mois :
un jour , un
Une meſure à vin , une prefque montagne :
Ce qui fait renommer les côteaux de Champagne :
Une voûte de pont , une homme à ponction ,
L'admirable maifon dont la production
Nous fournit à la fois la douceur , la lumiere ;
Je produis des métaux , & n'ai point de miniere :
Ce qui plût à Saül , un poids , une ſaiſon ;
Ce qui fe joint au Duc , fur l'onde une maiſon ;
Un ragoût de cheval , une oeuvre poétique ;
Un bloc à fix côtés , une Ifle afiatique ;
Ce que fentent les gens , lorfqu'on veut les railler ;
Ce
SEPTEMBRE. 1758.
73
Ce qui tient un vaiffeau , quand il vient à mouiller;
Ce que chacun recherche auprès d'une puiffance ,
Le plus petit infecte à notre connoiffance ,
Un autre infupportable à tout le genre humain ;
Ce qui peut t'arriver les cartes à la main ,
Ce qui doit fe trouver dans l'ame d'un arbitre ;
que l'on met toujours en tête d'un chapitre ;
Un ingrédient à fauce , un funebre appareil ;
Ce que tu nommes luftre , un journalier réveil ;
Deux élémens , un vaſe , un grand jour de l'an-
Ce
née ,
Le nom de deux Auteurs de la même lignée ;
La veille d'aujourd'hui , l'égalité du ſec ;
L'épithete qu'on donne à ce Lanternier Grec ,
Ce qu'on ne veux pas être , & ce qu'on defire
être ;
Ce que jette un enfant , quand il commence à
naître .
Avec les pieds que j'ai , tu dois juger , Lecteur ,
Que je peux aller loin ; mais en prolixe Auteur
,
Je crains de te laffer , ainfi prends patience ;
Je vais te mettre au fait du fonds de ma ſcience ,
Si tu peux découvrir celui qui redit tout ,
Ta fçauras quelque chofe avant que d'être à
bout.
D
74 MERCURE DE FRANCE.
CHANSON.
THEMIRE eft loin de ces bocages ;
Chantez , chantez , rivaux jaloux ,
Roffignols , je veux bien écouter vos ramages :
Qu'entends - je quelle voix forme des fans f
doux ?
Thémire vient , Thémire chante :
Refpectez la voix qui m'enchante ;
Brillans Roffignols , taifez-vous.
Mesure.
Thémire est loin de ces boccages, Chantes,
chantes rivauxjaloux , Rossi..
Doux. + F +
gnols Rossignols! je veux
bien é
D.
- couter vos ramages, Rossignols ! Rossi - -
gnols!
F
je veux bien écouter vos ra -
- ma
= ges, vos rama
Récit.
ges Qu'enten's-je quelle
Mesure.
voiceforme des sons si doux? Themire
vient,Thémire chante, respectés la voix qui m'en
chanterespectés la voix
qui m'enchante.
Fort.
D.
Brillans rossignols, brillans rossignols , taisés -
D.
-vous taises-vous, Thémire chan_
plusD.
Ee, Brillans rossignols taises - vous, taisesvous
, taisés vous .
Gravépar Melle Labassée.
Imprimépar Tournelle .
SEPTEMBRE. 1758 .
75
ARTICLE II.
NOUVELLES LITTERAIRES.
Suite de l'Extrait du Voyage d'Italie , par
M. Cochin .
Obfervations critiques fur les Salles de
Spectacle.
THEATRE DE TURIN.
Iz eft fort grand ; la falle des fpectateurs
eft de la forme d'un oeuf tronqué : elle al
fix rangs de loges toutes égales ; elles font
un peu moins grandes qu'à Paris ; on n'y
peut tenir que trois perfonnes de face : les
féparations font des cloifons tout - à - fait
fermées , & un peu dirigées vers le théâtre.
La néceffité de pratiquer un grand nombre
de loges a empêché celle du Roi
d'avoir la hauteur convenable. Elle a la
largeur de cinq des autres loges , & n'a de
hauteur que celle de deux. Elle eft élevée
au fecond rang. Cette grande loge eft"
ronde dans fon plan ; mais il n'en paroît
d'ordinaire que la moitié : l'autre partie
-p 1
Dij
76- MERCURE DE FRANCE.
étant fermée par une fauffe cloiſon que
l'on ôte dans les grandes cérémonies . Derriere
eft une chambre , d'où l'on entend
fort bien les Acteurs , & c'eft prefque le
feul endroit d'où l'on entende , foit que le
théâtre foit trop grand , foit par la rumeur
que fait une multitude de perfonnes qui
parlent dans leurs loges & dans le parterre ,
auffi haut que fi elles étoient chez elles .
Toutes les féparations des loges font ornées
de confoles d'affez bon goût. Le Profcenium
eft fort beau au premier coup
d'oeil ; il eft compofé de deux colonnes
d'Ordre Corinthien , portées par un focle,
& couronnées d'une corniche fans frife ,
qui eft interrompue par une loge ovale.
Les moulures de la corniche font un fronton
circulaire au deffus de cette loge. Entre
les colonnes , il y a deux loges qui ont
le défaut de n'être point à la même hauteur
que celles de la falle , & de ne s'y
point accorder. Deux enroulemens donnent
naiſſance à deux figures , moitié gaîne
, moitié femme , qui font cenfées porter
la partie circulaire qui foutient le couronnement
; mais qui auroient befoin que
quelque chofe les portât elles-mêmes . Elles
font archoutant contre une petite confole
couronnée de l'abaque & des volutes du
chapiteau Ionique. L'Architecte s'eft un
4
SEPTEMBRE. 1758 . 77
péu embrouillé dans fa corniche , l'ayant
voulu faire paroître concave derriere les
figures qui portent les armes ; il l'a contournée
felon l'effet que produiroir la perf
pective dans une chofe ceintrée , quoique
réellement tout cela foit modele fur
une ligne droite. Ces chofes ne peuvent
faire leur effet que d'un point donné , &
font ridicules de tous les autres endroits.
D'ailleurs tout ce couronnement eft compofé
de parties circulaires & d'un fronton
rond ; ce qui eft un manque de goût.
Pour fauver le mauvais raccordement des
loges avec ce profcenium , l'Auteur l'en a
féparé par une draperie réelle , qui fait un
fort bon effet. Cet avant -fcene a plus de
quarante-cinq pieds d'ouverture : tout ce
qui peut être utile à la commodité du
Théâtre a été très- bien prévu . Il eft cependant
fingulier que dans un Théâtre conftruit
avec tant de dépenfe , le plafond
peint dans la falle , & repréfentant une
affemblée des Dieux , foit fi mauvais.
M. Cochin fait au fujet de ce Théâtre
quelques réflexions fur les nôtres . Celui
de Turin eft bien propte , dit - il , à donner
la plus grande idée de ceux qui font conftruits
dans ce fyftême moderne , puifque
c'eft le plus richement & le plus noblement
décoré qu'il y ait en ce genre. Cependant
Diij
78 MERCURE DE FRANCE.
il ne paroît pas qu'il rempliffe entiérement
celle qu'on peut le former d'un beau Théâtre.
Ce n'eft pas par comparaifon avec les
nôtres qu'on peut en juger ainfi , & il vaut
mieux convenir que nous n'avons aucun
lieu qui mérite ce nom ( fi l'on en excepte
celui qui a été nouvellement conftruit à
Lyon ) , que de prétendre juftifier les petites
falles où nous donnons nos fpectacles . On
peut dire néanmoins pour notre excufe que
l'on n'a point encore bâti en France de
Théâtre exprès ; que tous ceux qu'on y voit
ont été conftruits dans des lieux donnés ,
étroits & fort longs, & en cela directement
oppofés à toute bonne forme de Théâtre ,
& contradictoires à leur deftination. On a
donc lieu d'efpérer d'en voir un jour d'une
autre efpece. Cependant malgré la connoiffance
que nous avons , foit des Théâtres
antiques , foit de ceux de l'Italie moderne
, on n'oferoit conclure que fi nous
en conftruifions de nouveaux , il y eut
beaucoup d'Architectes qui vouluffent renoncer
à notre plan ordinaire , tant l'habitude
, quoique reconnue mauvaife , a de
force , & tant ceux que leur mérite & leur
réputation pourroient mettre en état de
dompter le préjugé , ont de foibleffe , lorfqu'il
s'agit de contredire l'opinion vulgaire.
SEPTEMBRE. 1758.
La forme d'oeuf tronqué qu'on voit à
celui de Turin , quoiqu'infiniment meilleure
que notre quarré long , eft cependant
peu agréable & irréguliere . Ces fix rangs
de loge toutes égales , préfentent une uniformité
froide , qui les fait reffembler à
des cafes pratiquées dans un mur. D'ailleurs
certe égalité eft contraire aux regles
du goût , qui exige des proportions variées
dans les maffes principales d'un édifice . La
féparation des loges murées de biais , fait
un effet défagréable, en ce que ce biais n'eft
pas régulièrement dirigé au Théâtre , &
que ce mur ne laiffe à celles des côtés que
quatre places d'où l'on puiffe voir commodément
: mais comme il tient aux ufages
du pays , il eft d'obligation . Les Italiens
conftruifent leuts Théâtres relativement à
leurs moeurs , qui font différentes des nôtres.
Leurs loges font pour eux un petit
appartement où ils reçoivent compagnie.
En effet leurs Opera font fi longs , que fi
l'on ne s'y amufoit d'autres chofes , il feroit
difficile d'y refter fans ennui quatre
heures & plus que dure ce fpectacle. Les
habits de leurs Acteurs font de plus mauvais
goût encore que ceux des nôtres . Non
feulement ils ont adopté la prétendue
grace des panniers , tant aux hommes
qu'aux femmes; mais encore ils en ont
D- iv
So MERCURE DE FRANCE.
augmenté le ridicule en les faifant beaucoup
plus grands , & en les terminant en
bas par une ligne droite ; ce qui préfente
deux pointes qui font un effet très- défagréable
. On fait peu d'ufage des machines
à ces Théâtres , & leur induſtrie fe borne
ordinairement à ajufter une décoration
pendant que l'autre les cache. Les chaffis
avancés font apportés à leurs places par des
hommes , & retenus par une barre qui les
étaye ; néanmoins par la grandeur de leurs
Théâtres , ils préfentent des fpectacles
grands & magnifiques. Le Peintre qui faifoit
alors les décorations , compofoit de
mauvais goût , felon la mode qui eft préfentement
en vogue en Italie , & excepté
quelques unes de pierre grife, qu'il peignoit
alfez bien , le refte étoit peu de chofe. Ils
ont cependant le talent de préfenter beaucoup
de morceaux d'architecture , vus par
l'angle ; ce qui produit un très -bon effet
au Théâtre , en ce que cela fauve la diffi
culté des raccordemens de la perfpective
pour les différens afpects : méthode dont
nous devrions faire un peu plus d'ufage ,
furtout fur nos petits Théâtres. En général
leur couleur eft grife , & ils n'ont pas plus
que nous l'art d'augmenter l'effet de leur
décoration par des parties généralement
ombrées & oppofées à des parties lumineufes.
SEPTEMBRE. 1758. 81
THEATRE DE MILAN.
La falle en eft fort grande ; mais l'avantfcene
en eft fort trifte , & la compofition
en eft nue les pilaftres qui féparent les
loges , ne font que des pilliers fans décoration
, & feulement peints de quelques ornemens.
La nudité de ce Théâtre eft un
peu rachetée par la richeffe intérieure des
loges , qui font tapiffées & éclairées en dedans.
La loge royale eſt trop baffe pour
fon ouverture. Les décorations peintes
étoient affez médiocres : quelques - unes
cependant faifoient d'affez bons effets , &
fortoient de l'uniformité de nos chaffis &
de nos couliffes.
THEATRE DE PARME.
11 eft trop grand pour les fpectacles ordinaires
; mais la penſée en eft fort belle :
il est en demi- ovale ; toute la partie d'enbas
eft en gradins à l'antique jufqu'à pen
près la hauteur de nos fecondes loges . Il
n'y a qu'un rang de loges , & ce rang eft
une galerie ornée de colonnes fimples , à
diftances égales , qui foutiennent des arcs :
elle eft couronnée d'une corniche d'architecture
; au deffus eft un paradis à plufieurs
rangs de bancs ; c'eft le feul théâtre
moderne que l'on voye en Italie , fi l'on
Dy
82 MERCURE DE FRANCE.
en excepte celui de Palladio à Vicence ;
qui foit vraiement décoré d'architecture.
Tous les autres ne font qu'un compofé de
loges égales à fix rangs l'un fur l'autre , qui
ne mérite pas le nom d'architecture. Communément
on n'y voit d'autre ornement
que les piliers qui portent ces loges , & qui
ne font pas fufceptibles d'une décoration
noble . Ce théâtre a le défaut , que pour
ne point prendre trop de place pour les
gradins , on leur a donné à chacun trop
peu d'enfoncement ; il y a une apparence
de tomber en defcendant de l'un à l'autre.
Cette forme ovale eft fans doute la plus
belle pour un théâtre , en fuppofant , à caufe
de nos ufages , l'impoffibilité d'employer
le demi- cercle parfait , comme ont fait les
anciens. Ce grand théâtre avec fes gradins
doit préfenter un coup -d'oeil magnifique :
lorfqu'il eft rempli de fpectateurs , il y en
a un petit pour l'ufage ordinaire , qui n'a
rien de fingulier , & qui eft à la Françoiſe..
THEATRE DE REGIO.
Il eft à la Françoife pour fon plan , qui
eft un quarré long arrondi dans le fond.
Il en differe cependant , en ce que toutes
les loges montent fucceffivement de cinq
pouces en allant vers le fond , & pareillement
faillent de cinq pouces la fuivante
SEPTEMBRE. 1798. 83
plus que la précédente jufqu'au fond. La
commodité qui en réfulte eft peu importante
, & cela eft fort défagréable à l'oeil :
l'ouverture du profcenium eft de trente
pieds.
THEATRE DE MODENÉ.
Ses gradins font en amphithéâtre : il eft
décoré de colonnes qui paffent dans quelques
loges , & foutiennent les autres. Le
profceniam , les tribunes & les portes qui
qui l'avoifinent , font fort bien décorés ; il
ÿ a encore un autre théâtre dans cette Ville
; mais il n'a rien qui le rende reconimandable.
THEATRE DE VICENCE.
Le morceau le plus achevé qu'on voye
de lui ( Palladio ) eft le théâtre fait à l'imi
tation des antiques , dont le plan eft un
ovale coupé fur la longueur , décoré de
gradins & d'une belle colonnade : toute
la partie des décorations où il a voulu mêler
des faillies réelles & de relief , avec des
fayans de perfpective , en font mauvaiſes ;
mais la falle qui contient les fpectateurs ,
eft une belle chofe , & vraiement un madele
pour conftruire un théâtre.
Quoiqu'il puiffe paroître difficile d'alfier
un femblable plan de théâtre à nos ufa-
D vj
84 MERCURE DE FRANCE.
ges , dont nous avons la foibleffe de ne
fçavoir pas nous départir ; il n'en eft pas
moins vrai que celui ci eft le feul qu'on
voye en Italie , qui foit d'une belle forme
& d'une belle décoration , fi l'on n'en excepte
celui de Parme , qui n'en eft qu'une
imitation . C'est une forme très- irréguliere
& très défagréable que celle d'un oeuf tronqué
qu'on a donné à tous ceux d'Italie.
D'ailleurs cette divifion en loges égales empêche
abfolument toute décoration de belle
architecture , & ne préfente qu'un coupd'oeil
femblable à des catacombes , bien différent
de cette magnifique colonnade qu'offre
celui de Palladio.
Quant aux gradins , il n'y a pas de
moyens plus favorables pour contenir beaucoup
de monde en peu d'efpace , & pour
faire que ces perfonnes produifent ellesmêmes
un fpectacle magnifique. Ce demi-
ovale coupé fur la longueur , eft le
moyen le plus fimple & le plus agréable
de mettre prefque tous les fpectateurs en
face des acteurs. On ne peut point faire de
théâtre où tout le monde foit également
bien placé ; mais c'eft par ce plan qu'on
peut approcher le plus près de ce but : il
faudroit fans doute fupprimer de celui de
Palladio les deux murs qui terminent les
gradins , & qui foutiennent les planches
SEPTEMBRE . 1758 . $$
ils font perdre beaucoup de place ; mais
il feroit facile de s'en paffer , & on trouveroit
aisément des moyens de rapprocher
cette idée générale de nos ufages, auxquels
nous fommes attachés , & s'il eft permis
d'en propoſer , ne pourroit- on pas
achever
l'ovale entier , & qu'un de fes grands
côtés fut le profcenium. Si l'on oppofe que
ce profcenium feroit trop large , on peut remarquer
; 1 °. que la grandeur ordinaire
de nos théâtres , dans leur plus grand côté
, donneroit à peine une avant-fcene égale
à celles qu'on voit aux grands théâtres
d'Italie ; 2 ° . que comme à tous les théâtres
il y a des loges qu'on regarde comme
moins commodes , & qui font deftinées à
recevoir les acteurs & actrices des autres
théâtres , on pourroit les mettre dans ces
loges en retour ; que quelque grande que
foit cette ouverture , elle ceffera de l'être
fi on la divife en trois , c'eft- à- dire , une
grande au milieu pour la fcene , & les autres
pour les à parte , à quoi l'on ne fonge
point , & dont le défaut de vraisemblance
détruit toute l'illufion de la piece . Ce prof
cenium étant en 'enfoncement , laiffe la liberté
d'avancer le théâtre , & d'amener
l'acteur au- dedans de la falle , qui d'ail
leurs n'étant pas profonde , mettroit le
fpectateur à portée d'entendre facilement
86 MERCURE DE FRANCE.
partout. Le parterre feroit affez grand pour
affeoir les fpectateurs en tont ou en partie.
Si quelque architecte croyoit que la grande
portée du plafond fût un obftacle à fon
exécution , on pourroit lui confeiller d'apprendre
la charpente en Italie. Nos premiers
théâtres ayant été faits dans des jeux
de paulme , qui étoient fort étroits & profonds
, prefque tous ceux qui en ont conftruits
depuis , ont cru qu'il étoit défendu
de fortir de cette idée ; & en effet nous
fommes fi monotones , que quelqu'un qui
oferoit propofer de les faire plus larges
que profonds , pourroit bien paffer d'abord
pour un infenfé : on s'écrieroit , à quoi
cela reffemble- t'il ? Quoi ? C'eft- là un théâtre
Il fe pafferoit beaucoup de temps:
avant que l'on convînt , malgré l'évidence,
qu'on y entend & qu'on y voit mieux ;
mais on reviendroit enfin de ces préjugés
d'habitude , & par la fuite l'étonnement
feroit qu'on ait pu fupporter fi long- temps
une forme auffi défectueufe que celle que
nous avons jufqu'à préfent donnée à nos
théâtres.
Les articles des Peintres au volume ful
vant.
SEPTEMBRE. 1758 . 87
SUITE de PEffai fur l'Amélioration des
Terres . Seconde Partie.
CI Icı M. Parulo embraffe les vues générales
de l'économie politique.
On pouvoit lui objecter qu'en propo
fant d'employer la moitié des terres en herbages
, il vouloit diminuer la quantité des
grains & retrancher de la fubfiftance des
hommes ; il fait voir 1 °. que dans la nouvelle
diftribution , il y a autant de terres
annuellement employées à produire du
froment que dans la culture actuelle ; 2°.
que fa méthode met en valeur la plus
grande partie de nos terres en friche
qu'ainfi la quantité des grains , loin de diminuer
, augmenteroit au point de fournir
beaucoup au delà de la ſubſiſtance du
Royaume.
La France a au moins 130 millions
d'arpens de furface ; il n'en fuppofe que
60 millions en terres labourables , & il en
employe 24 millions en grain , lefquels à
cinq fetiers l'un portant l'autre ( & c'eſt
les évaluer au plus bas ) , produiront 120
millions de feptiers par an. Il met la po
pulation actuelle à zo millions , & chaque
hommes à trois fetiers , leur nourriture
88 MERCURE DE FRANCE.
annuelle eft de 60 millions de fetiers ; if
en donne 30 millions à la nourriture des
beftiaux , &c. évaluations exceffives l'ane
& l'autre ; il refte encore trente millions
de fetiers de grains , qui feulement à
10 liv. font un revenu de 300 millions.
Mais fuppofons , ajoute- t'il , le produit
de l'arpent de huit à dix fetiers , comme
il doit être , à quelle fomme immenſe en
iroit l'exportation !
Les effets d'une bonne culture font inconcevables
: une acre , c'eſt - à - dire moins
d'un arpent de terrein , a produit en Angleterre
environ 39 fetiers de froment.
Sans calculer d'après de tels exemples ,
il eft certain que fi nos campagnes étoient
bien cultivées , nous ne ferions en peine
que du débit de notre fuperflu , & que
nos plus mauvaiſes années fuffiroient à
nos befoins , au lieu que nous fommes
obligés de tirer prefque tous les ans des
fecours de l'étranger.
L'Auteur paffe à l'article des beftiaux
il obferve qu'il n'y a pas en France la
dixieme partie des moutons qu'il y a en
Angleterre , & que la quantité des chevaux
, des boeufs , &c. n'eft proportionnée
dans le Royaume , ni au territoire , ni à la
population. Or le feul moyen d'en augmenter
le nombre , eft de multiplier les
SEPTEMBRE . 1758. 89
fourrages. Que de foixante millions de
terre labourables , 36 millions foient en
prairies artificielles, ils nourriront, avec les
pailles des grains , deux cens quatre millions
de beftiaux , grands & petits , nombre
prodigieux & d'une valeur immenſe ; &
cela fans compter tout ce qui peut être
nourri dans les montagnes , les bois , les
bas prés , & c. 1
Obfervons cependant que c'eft fur cette
quantité de beftiaux que l'Auteur établit
dans la fuite le calcul du revenu des terres
qui feroient employées en prairies artificielles.
Il fuppofe donc le débit & la vente
de ce furcroit énorme de beftiaux ; mais
ce débit eft il probable ? Le peu de laine
qu'il y a dans le Royaume fe vend difficilement
, & à bas prix . Le luxe qui condamne
les riches à s'habiller de foie , fait
que le bas peuple, furtout le payfan , ne peut
avoir des vêtemens de laine ; les beftiaux
qu'on éleve pour la boucherie font bornés
à la confommation des citoyens aifés : le
bas peuple mange peu de viande ; fes facultés
font trop bornées pour. lui
procurez
ce genre d'aliment ; le payfan plus pauvre
encore en eft totalement privé . Si l'on
fuppofe un commerce extérieur de viandes
falées , on doit fçavoir que c'eft pen
de chofe en comparaifon d'une fi grande
90 MERCURE DE FRANCE.
quantité de beftiaux à débiter . Comment
l'Auteur peut il donc établir l'évaluation
du produit de trente millions d'arpens de
terre , mis en prairies artificielles , fur la
valeur vénale de deux cens quatre millions
de beftiaux ? L'objection jufques - là paroît
fans replique , on peut même l'opposer à
la bonne culture de trente millions d'arpens
de terre en grains , dont les récoltes.
furpafferoient de beaucoup la confommation
de l'intérieur , l'exportation étant défendue.
Auffi M. P. convient-il , que fi on
vouloit continuer de reftraindre par cette
prohibition les avantages de la culture , fa
méthode loin d'être utile , feroit ruineufe
pour les campagnes , parce qu'elle feroit
tomber toutes les denrées en non valeur.
Mais il croit être bien fûr que le gouvernement
plus éclairé aujourd'hui fur les
intérêts du Roi & de la Nation , ne s'oppofera
point déformais au rétabliſſement
du revenu des biens- fonds du Royaume ,
& dès lors l'aifance & la multiplication
augmentant en raifon des progrès de l'agriculture
, on ne doit plus douter de la
confommation des beftiaux : la population
& l'aifance fuffiront pour foutenir la valeur
vénale des productions de l'agriculture
, pour affurer au bas peuple les douceurs
de la vie , & lui faire fupporter le
travail avec courage.
SEPTEMBRE. 1748. 91
Cela fuppofé , l'Auteur répond que , fuivant
fa méthode , les terres ne rendront jamais
moins de trois louis l'arpent l'un
dans l'autre ; mais en les réduifant à soliv .
le produir annuel de foixante millions
d'arpens , les frais non déduits , fera de
trois milliards , fans compter celui des bas
prés , des vignes , des bois , & c. au lieu
que la plus forte évaluation du produit actuel
de la culture en France n'eſt que de
dix- huit cens millions .
L'Auteur propofe la taxe fur les terres
fans aucune exemption , comme beaucoup
moins onéreufe au peuple , & beaucoup
plus avantageuſe à la Nobleffe elle-même ,
que la forme actuelle des impofitions . Il
demande , felon toute juftice , que ces
étendues de bonnes terres que les riches.
employent en jardins fomptueux & en
parcs immenfes , foient impofées au moins
fur le même pied que les champs cultivés
à la fueur de leur front ;
par les pauvres
car , dit- il , le produit de toute terre eft la
bafe naturelle des revenus publics , & tout
terrein perdu en luxe & vaine oftentation ,
loin d'être exempt devroit payer une double
taxe.
Ainfi les foixante millions de terres labourables
étant impofés , & leur produit
étant de trois milliards , la taxe fur le pied
92 MERCURE DE FRANCE.
du vingtieme , en temps de paix , monteroit
à cent cinquante millions , la dixme des
bois , des bas prés , des vignes , des maifons
, & quelques articles des revenus publics
confervés comme étant peu à charge ,
& fans inconvénient pour l'agriculture &
le commerce , produiroient encore plus de
cent millions . Le Roi auroit donc un revenu
de deux cens cinquante millions en
temps de paix , fans incommoder fes peuples
; au lieu du vingtieme , le dixieme
établi en temps de guerre monteroit à
quatre ou cinq cens millions , fomme fuffifante
aux plus grands befoins de l'étar ,
& toute fois charge légere pour le peuple ,
qui payeroit avec joie la dixieme partie de
fes revenus , pour vivre des neuf autres en
paix & dans l'abondance.
M. Patulo prévient quelques objections
qu'on peut lui faire ; 1º . fi la France ne
tiroit plus de grains de l'étranger , que recevroit-
elle en échange de fes fuperfluités ?
2º. le bas prix des grains & des beftiaux
ne feroit- il pas une fuite inévitable de la
furabondance ; 3 ° . quand on en pourroit
exporter une partie & en trouver un bon
débit chez l'étranger , le commerce ne
feroit- il pas interdit aux Provinces de l'intérieur
, par la difficulté du tranfport ? Il
répond 1°. que n'eft jamais que par
SEPTEMBRE. 1758.-
93
néceffité que l'on tire de ſes voifins , 3
qu'il eft de la bonne économie de fſe paſſer
d'eux tant qu'il eft poffible ; 2 °. que la
liberté du commerce foutiendroit le blé à
peu près fur le pied commun de l'Europe ;
qu'en fuppofant même qu'il baifsât un peu,
le peuple cependant bien nourri & bien
vêtu , fans rien tirer pour cela de l'étran
ger , feroit heureux , feroit des mariages .
multiplieroit , &c. & qu'enfin le bas prix
des denrées feroit favorable à nos manufactures
; 3. que les Provinces de l'intérieur
mettant les deux tiers de leurs terres .
en herbages , feroient des beftiaux leur
principal commerce ; qu'au refte , les Provinces
frontieres verfant au dehors , tireroient
du centre de proche en proche ; mais
il eft , dit-il , en France de plus réels obftaclés
à la profpérité de l'agriculture. Ces
obftacles font le découragement général ,
la réunion des fermes en villages , l'inconvénient
des baux trop courts , celui
du mêlange des héritages morcellés , la
négligence des poffeffeurs des grandes terres
, les préjugés & l'obftination des cultivateurs
, & tous les maux qui réfultent
de l'impofition arbitraire des tailles , &
autres charges qui portent fur l'agriculture.
L'Auteur en indiquant le mal tâche
d'en donner les remedes ; mais quelque
avantage qu'il en doiye naître , il est à
94 MERCURE DE FRANCE.
craindre que nous ne foyons long- temps
encore fans nous réfoudre à les employer.
Par exemple , le projet de l'arrondiffement
des terres , & de la diftribution des bâtimens
au centre de chaque ferme, demande
un fiecle pour s'exécuter.
M. Patulo revient fur le débit des
grains , condition effentielle au rétabliſſement
de l'agriculture , & ce point capital
eft fçavamment approfondi . Pour le danger
prétendu de l'exportation , il renvoye à
I'Effai fur la police des grains , à la préface
du Traité de la confervation des grains
par M. Duhamel , & au chapitre 4 des Elémens
du commerce. Quant au produit général
des terres , il fe fonde fur les calculs
de M. Quefnay , fils , dans l'article Grain,
de l'Encyclopédie. En voici les réfultats ,
Etat des prix du bled en France , l'exportation
des grains étant défendue.
Années. Setiers par | Prix du Total par | Frais, tailarpent.
fetier. arpent.
les & fer
mages par
arp. cha
que année.
Abondan. 7
10 liv. 70 74
Bonnes. 32 72 74
Médiocres . S
15 : 71% 74
Foibles.
20 80 74
Mauvaiſes. 3 30 9,0 74
Cinq ans. $ 25 187 1387 370
SEPTEMBRE. 1758. 95
où l'on voit que dans l'année abondante
les frais excedent le produit de 4 liv . & de
2 liv. dans la bonne ; que le cultivateur
ne commence à retirer fes avances que
dans l'année médiocre , & que fon grain
le plus confidérable eft dans la mauvaiſe
année ; ce qui eſt évidemment oppoſé à
l'encouragement de l'agriculture & au
fyftême du bien public.
Etat du prix qu'auroit le bled en France ;
conformément aux effets que produit l'exportation
en Angleterre.
Années. Setiers par Prix du Total par | Frais, tailarpent.
fetier. arpent. les & fer
mages par
arp. chaque
an
née.
Abondan . 7
161. 132 74
Bonnes. 6 17 102 74
Médiocres. 5 18
90 74
Foibles. 4
19 76 74
Mauvaiſes . 3
20 60
74
1440 | 370 Cinq an. 25 |90 |
Ici l'excédent du produit au - delà des
frais , eft le plus fort dans les meilleures
années , & l'intérêt du cultivateur fe concilie
avec l'intérêt de l'état.
96 MERCURE DE FRANCE.
Comparaison de la culture actuelle en France
avec une bonne culture , fuivant l'eſtimation
de M. Quefnay , & dans laquelle
M. Paulo prétend qu'on ne fait pas monter
affez haut les produits de la culture
qu'ilpropofe , foutenus du commerce libre
des grains.
Pour les propriétaires.
Pour la taille &
capitation.
Culture actuelle. Bonne culture.
76,500,000 400, 000, 000
40, 000 , 000 200, 800, 000
Pour les fermiers
Pour la dîme.
Pour les frais.
27 , 000, 000 165, 000, 000
50,000,000 Iss , 000, 000
415 , 000, 000 920, 000 , 000
6.08, 500,000 1840 , 800, 000
920,000,000
Total du produit
avec lesfrais.
Produit & les
frais prélevés . 193,500,000
L'Auteur obferve avec raifon que les
frais reftitués par les récoltes , doivent
être regardés comme des revenus annuels
dans un état , parce que ces frais forment
les gains des Ouvriers de la campagne ,
& que ces gains qui les font fubfilter fe
perpétuent par l'agriculture.
•
Mais comme M. Quefnay n'a fait fes
calculs qu'en fuppofant la culture actuelle
dans fon plus haut degré de bonté poffible,
& que la méthode de M. Patulo y ajoute
de
SEPTEMBRE. 1758. 97
de nouveaux avantages. Celui - ci donne à
fon tour la comparaiſon de la culture actuelle
en France , avec la culture fuivant
fes principes
.
Pour les propriétaires.
Pour la taille &
la capitation.
Pour les fermiers
Pour la dîme.
Culture actuelle. Culture améliorée.
76, 500,000 652, 000 , 000
40, 000, 000 326 , 000, 000
27,000,000
270, 000, nca
50,000,000 252 , 000 , 000 ·
Pour les frais.
415 , 000, 000 1500 , 000 , 000
Produit total. 608,500,000 3,000,000,000
L'efprit fe refuſe à une fi prodigieufe
augmentation ; cependant le fait en exifte
en Angleterre , où le produit des récoltes
eft double du nôtre , quoique le terrein
ne foit que le tiers , & où l'arpent produit
au moins 200 liv . en deux années. L'eftimation
du produit à so liv . l'arpent , eft
donc très - modérée dans le plan d'une
bonne culture . Concluons avec M. Patulo,
que la France poffede un tréfor dans fon
fein , qui mérite mieux d'être exploité
que ceux du Pérou , du Mexique , du
Bréfil ou de Golconde.
COMMENTAIRES fur la Cavalerie , par
M. le Chevalier de Bouffanelle. A Paris ,
chez Guillyn .
E
Staatswibliothek
98 MERCURE DE FRANCE.
S'il eft avantageux pour tous les arts què
leurs principes foient réfléchis & difcutés
avant d'être mis en pratique , il est plus
effentiel encore à l'art militaire qu'on le
raiſonne avant de l'exercer . C'eft-là qu'il
n'eſt plus temps de délibérer quand il faut
agir : c'eft- là que toutes les combinaiſons
doivent le préfenter d'elles - mêmes , && que
dans le choix du meilleur parti , l'efprit
doit voir , comme d'un coup d'oeil , toutes
les raifons pour & contre. Or on ne
peut les avoir ainfi préfentes dans les momens
les moins tranquilles , qu'autant
qu'on a pris foin d'avance de fe les rendre
familieres , & c'eft le fruit que les Militaires
ftudieux peuvent retirer des contef
tations théoriques , qui s'élevent fur les
différentes opérations de leur métier.
Il a paru depuis quelques années nombre
d'ouvrages fur la difcipline & fur la
tactique , qui , dans un degré différent ,
annoncent tous des méditations & des recherches
, l'efprit d'obfervation & de méthode
, le défir de s'éclairer & de communiquer
fes lumieres , l'amour de la patrie
l'émulation de la gloire , & le noble emploi
du loifir.
Parmi ces ouvrages utiles on peut citer
avec éloge celui de M. de Bouffanelle ,
dont voici l'objet en deux mots.
SEPTEMBRE. 175S . 99
M. le Chevalier Folard dans fon Commentaire
fur Polybe , femble méconnoître
l'utilité & les avantages de la Cavalerie
dans une armée , & il demande : Qu'a donc
fait la Cavalerie ? Le livre de M. de B.
eft la réponſe à cette queftion : il eft divifé.
en deux parties. Dans la premiere l'Auteur
réfute les affertions de M. le Chevalier
Folard , & combat fes préjugés contre la
Cavalerie par des réflexions d'autant plus
folides , qu'elles ne font pour la plûpart
que le fimple expofé des faits .
Dans la feconde , il donne un précis fidele
des actions mémorables décidées par
la Cavalerie Françoife depuis la bataille
de Soiffons en 481 , jufques à la bataille
de Dénain en 1712. Ainfi après avoir fait
l'apologie de la Cavalerie en général par
des exemples tirés de l'hiftoire de tous les
peuples & de tous les fiecles , il fait l'éloge
de la Cavalerie Françoife par des exemples
tirés de l'hiftoire de la nation .
Rien de plus fenfé que l'opinion de Vegece
fur l'emploi de la Cavalerie & de l'Infanterie
dans une armée. Si equitatu gandemus
, campos optare debemus ; fi pedite ,
loca eligere angufta , focis paludibus & arboribus
impedita , & aliquoties montofa. C'eſt
à cette opinion que M. de Bouffanelle fe
propofe de ramener les efprits qu'auroit pu ры
E ij
TOO MERCURE DE FRANCE.
égarer le fyftême de M. Folard . Celui-ci
veut que la Cavalerie foit en très- petit
nombre dans une armée , & pour le prouver
il a paffé le but . M. de Bouffanelle demanderoit
qu'elle fût égale en nombre à
l'Infanterie ; il fe réduit cependant à l'opinion
de Montecuculi ; Il faut que la Cavaterie
pefante faffe au moins la moitié de l'Infanterie
, & que la legere ne faffe au plus que
le quart de la pefante.
M. de Bouffanelle fait confifter les avantages
de la Cavalerie dans l'impétuofité du
choc , dans la célérité des marches & des
furpriſes inopinées , dans la promptitude
des manoeuvres , dans l'ufage de l'arme
blanche , & c. Il regrette la pique de l'ancienne
Cavalerie , mais il préfere le fabre ,
tel qu'il eft , à l'arme à feu , qu'il compte
pour très- peu de choſe. « L'Infanterie de
l'Europe & de l'Univers , qui tire le
mieux, eft, dit- il , la Pruffienne : elle ti-
» ra fept cent cinquante mille coups de fu-
» fil à l'action de Czaflau , & il n'y eut pas
» trois mille hommes tués ou bleffés du cô-
» té des Autrichiens , déduifez ce qui a
péri en quatre charges de Cavalerie , que
» de coups de fufil perdus ! M. de Bouffanelle
penfe de l'arme à feu ce que les anciens
penfoient des armes jactiles,
"
ןכ
""
و ر
SEPTEMBRE. 1758. 101
Enfis habet vires , &gens quacumque virorum eſt ,
Bella gerit gladiis . Lucan.
M. Folard prétend que la Cavalerie eft
très-peu redoutable contre de l'Infanterie
bien menée, même dans un pays de plaine .
Qui eft le corps de Cavalerie , quelque
fupérieur qu'il puiffe être , qui ofe fones
» dre & s'abandonner fur une maffe armée
» & ordonnée de la forte ? » dit- il , en parlant
de fa colonne . « Ajoutez encore , dit-
» il ailleurs , les compagnies de Grenadiers
qui peuvent s'introduire dans les efpaces
» des Escadrons , & les chauffer en flanc . »
92
La Cavalerie , répond M. de Bouffanelle
, a fouvent ofé des chofes plus extraordinaires
que l'attaque d'une telle colonne
, & il cite pour le prouver les batailles
de Zenta & de Bellegrade . A l'égard des
Grenadiers , « ils feroient mal , dit- il , de
quitter la colonne , & de s'introduire
» dans les efpaces des Efcadrons : il n'y aura
jamais d'exemple d'une telle impru-
» dence ; ce corps eft auffi fage que valeu-
» reux . 25
M. Folard avance que la Cavalerie refuferoit
de combattre , ou combattroit mal à
pied . M. de Bouffanelle répond qu'elle ne
demande pas mieux , & prouve qu'elle l'a
fait dans bien des occafions avec autant de
fuccès que de valeur : il défire cependant
E iij
102 MERCURE DE FRANCE .
qu'on lui rende la botte forte en y ajou
tant un efcarpin , comme au moufqueton
une bayonnette dès - lors un Eſcadron
mettant pied à terre , & fecouant la botte ,
fait une Infanterie excellente ; dès-lors un
Cavalier démonté dans le combat , au lieu
d'être maffacré , pris ou perdu , fe retire
dans les bataillons , & revient avec eux à
la charge. Pour fentir l'importance de ce
que propofe M. de B. écoutons Montaigne
: « Vous engagez votre valeur & vo-
» tre fortune à celle de votre cheval : fes
plaies & fa mort tirent la vôtre en conféquence.
Son effroi & fa fougue vous
» rendent ou téméraire ou lâche ; s'il a
» faute de bouche ou d'éperon , c'eſt à vo-
>> tre honneur à en répondre . »
"S
و د
fe
M. Folard & M. de Bouffanelle ne font
pas
pas mieux d'accord fur les faits que fur
les principes . La Cavalerie , dit l'un ,
muluplia dans les armées Romaines à
» meſure qu'on négligea l'Infanterie , &
que l'Empire approcha de fa ruine & de
» fa décadence.
30
ވ
» Cette République , dit l'autre , fi fage
& fi militaire , qui profitoit de tout ce
qu'elle voyoit d'utile & d'avantageux
» dans les autres peuples , imita ceux
qu'elle redoutoit ; elle multiplia fa Ca-
» valerie , & dès lors fes armes devinrent
""
SEPTEMBRE. 1758. 103
"
» victorieufes partout . » Il faut avouer
auffi que la Cavalerie Romaine avoit d'étonnantes
refſources , detractifque franis ultro
citioque cum magna ftrage hoftium infractis
omnibus haftis tranfcurrerunt. Liv.
Dec. 9. Il faut avouer même que nous
fommes fort éloignés de l'habileté des
Romains , des Parthes , des Numides , des
anciens Marfeillois, à monter à cheval.
Et gens qua nudo refidens maffilia dorfo ,
Ora levi flectit , franorum nefcia , virgâ.
Mais M. de B. trouve dans la marche & le
choc de la Cavalerie pefante, de quoi compenfer
les avantages de la Cavalerie légere.
Enfin autant M. F. femble perfuadé que
l'Infanterie bien menée eft invincible pour
la Cavalerie , autant M. de B. eft convaincu
qu'elle ne l'eft pas.
Mais après avoir confulté des Militaires
éclairés , je crois pouvoir dire que dans
ces difputes de fimple fpéculation , on n'a
point affez d'égards aux caufes morales &
aux circonftances accidentelles , qui décident
le plus fouvent de la force refpective
des deux armes .
La colonne de M. F. compofée d'hommes
intrépides & de fang froid , feroit
peut-être impénétrable au choc de la Cavalerie
, telle qu'elle eft & qu'elle a été dans
E iv
104 MERCURE DE FRANCE.
M. tous les fiecles. Les exemples cités par
de B. ne prouvent rien contre cette fuppofition
; car on aura toujours à lui repliquer
, ou que la Cavalerie a été fecondée
par le canon , ou qu'elle a mis pied à terre ,
& que dès lors ce n'étoit plus un combat
de Cavalerie , ou que l'avantage du terrein
a décidé de la victoire , ou enfin que fi
l'Infanterie a été rompue , c'eſt par le défaut
de fermeté dans le foldat , non par un
vice de difpofition dans la colonne. D'un
autre côté , fi l'on fuppofe la colonne compofée
d'hommes tels qu'ils font dans la
nature , capables de fe troubler , de s'ébranler
à l'afpect d'une troupe qui fond
fur eux le fer à la main , fur des courfiers
que rien n'épouvante , & qui vont les fouler
aux pieds ; fi l'on fuppofe en même
temps l'efcadron formé en rhombe ou en
coin , dont la pointe eft compofée de foldats
dévoués à la mort par héroïſme ,
comme il y en avoit chez les Romains
ou par religion , comme il y en a parmi
les Turcs , on voit la colonne même de F.
d'abord flottante & bientôt rompue.
Rien n'eft plus facile que de fe donner
l'avantage dans de femblables difputes ,
lorfqu'on fait les hommes tels qu'on les defire
; mais que la fuppofition foit la même
des deux côtés , qu'une Cavalerie intrépide
SEPTEMBRE. 1758. 105
attaque une Infanterie intrépide , l'une &
l'autre livrée à elle-même & à peu près à
nombre égal , fans le fecours du canon , &
fans autre avantage refpectif que celui
qu'elles peuvent tirer de leurs manoeuvres
& de leurs armes ; l'Eſcadron , de quelque
maniere qu'il foit formé , en turme , en
coin , en rhombe , & c. enfoncera-t'il la colonne
? Voilà le problême réduit à ſa plus
grande fimplicité.
Mais comme cette fuppofition ne peut
avoir lieu ; que les meilleurs combattans
ne font que des hommes de part & d'autre
, fujets à fe troubler , à s'effrayer mutuellement
, & que , fuivant la maxime du
Maréchal de Saxe , la principale caufe du
gain ou de la perte des batailles eft dans
le coeur humain , il me paroît bien difficile
de décider dans la fpéculation de ce qui
doit arriver dans la pratique . D'où il fuit
que l'opinion la plus tranchante & la moins
modérée , eft en pareil cas la moins perfuafive
& la plus difficile à foutenir . Je ne
dois pourtant pas diffimuler que les partifans
de M. F , & ceux qui l'ont connu perfonnellement
, prétendent qu'il n'a jamais
penfé ce qu'on lui attribue au fujet de la
Cavalerie ; qu'il en faifoit grand cas
comme il l'a dit lui- même , & qu'on a pris
trop à la lettre quelques traits qui lui font
>
Ev
106 MERCURE DE FRANCE:
échappés dans la fougue de la compofition
& dans l'enthouſiaſme de fa colonne. Ce
qui prouve en effet qu'il regardoit comme
très - redoutable le corps qui devoit attaquer
fon Infanterie , c'eft qu'il a employé
toutes les reffources de fon génie & de fon
expérience à la rendre impénétrable. Ainfi
je regarde la colonne de M. Folard comme
un éloge auffi authentique de la Cavalerie,
que peut l'être le livre même de M. de
Bouffanelle .
TRAITÉ des affections vaporeufes du
Sexe , par M. Rolin , Docteur en Médecine.
A Paris , chez Jean- Thomas Heriſſant
, rue S. Jacques , in- 12 .
Ce Livre annoncé dans l'un des précédents
Mercure , mérite bien que nous
en donnions une idée. Le fujet n'en eft
que trop intéreffant , dans le féjour du
luxe , de la molleffe & des vapeurs.
On dit en plaifantant plaifantant qquuee les vapeurs
font à la mode : rien n'eft plus vrai ni
moins plaifant.
Les Anciens qui n'ont reconnu cette ma
ladie que dans les femmes , l'atribuoient
d'abord aux roulements de l'uterus.
Cette opinion fit place à d'autres qui
en étoient comme les fuites ; on attribua
les vapeurs à un rapport fympathique des
vifceres avec l'uteruss à des fumées qui s'éSEPTEMBRE
, 1758. 107
levolent de cette partie , vers l'eftomac ,
vers la poitrine, &c. La fympathie eft tombée
avec les qualités occultes. Les fumées
ont encore quelque crédit ; mais quel eft
le tuyau par lequel ces fumées s'élevent ?
C'eft-là l'écueil de cette opinion.
Quoique M. Rolin range dans la claffe
des vapeurs les affections mélancoliques ',
dont les hommes font attaqués , il ne confidére
ici cette maladie que dans les femmes
, comme y étant plus fujettes par la
délicateffe de leur organiſation.
*
Non-feulement , dit- il , quelques paffions
, mais toutes les paffions , & tout ce
qui en a le caractere , peut être la cauſe
des vapeurs le mauvais régime , les
excès , les mouvemens de crainte , de
furpriſe & de joie peuvent y contribuer.
:
Dans les vapeurs , certaines paffions fe
manifeftent fouvent ; mais c'eſt un délire
fans conféquence.
:
Les vapeurs font épidémiques & contagieufes
on peut expliquer par- là l'inftitution
des myfteres de la bonne Déeffe
& bien d'autres phénomenes plus récents.
9
On traite légèrement cette maladie ,
& rien au monde n'eft plus férieux . Une
femme en a telle les premiers fymptomes,
on eft tranquille quand on a dit , ce font
de vapeurs. Cependant le mal fait des pro-
Evi
108 MERCURE DE FRANCE.
grès , la malade eft trifte , elle pleure & rit
tour à tour & quelquefois en même- temps ;
on plaifante de fon état fur ces apparences
trompeufes. Les accès deviennent plus
violents encore , elle perd l'ufage des fens ,
fes membres fe roidiffent , quelquefois ils
deviennent inflexibles , fans qu'on s'en apperçoive
par aucun figne extérieur.
Souvent elle paroît être dans un fommeil
tranquille , la couleur eft naturelle , tout
femble annoncer la fanté , dans l'excès le
plus dangereux. Dès qu'on s'apperçoit du
danger , on y apporte de légers fecours.
Mais par dégré les accidents fe multiplient ,
& les moindres maux qui en réfultent
font des langueurs fouvent incurables. Tel
eft le précis du difcours préliminaire de
ce Traité.
"
La premiere partie embraffe la théorie
'des vapeurs ; elle eft divifée en trois Section
: dans la premiere , l'Auteur établit le
caractere général des affections vaporeufes
, qu'il regarde comme les fymptomes
de différentes maladies , qui fe manifeftent
par des mouvements irréguliers & convulfifs
du genre nerveux ; il indique les fignes:
de ces affections quelquefois fubites , fouvent
annoncées ; mais ces fignes font affez
vagues les fymptomes font plus marqués
, & le tableau en eft effrayant. M.
Rolin entre dans le détail des fymptomes
SEPTEMBRE. 1758. 100
internes & externes de cette maladie , tantôt
fimple , tantôt compliquée ; & dans ce
dernier cas il propofe un moyen qui ne lui
a jamais manqué. Je comprime , dit - il ,
avec la main , la région épigaftrique , ( an
deffous du nombril ).
S'il furvient des bâillemens réitérés ,
jufqu'à ce que la compreffion ceffe , on
doit être affuré que la maladie eft compliquée
avec un principe vaporeux.
Il nous prévient fur les foibleffes qui
précédent les attaques , & qui ont duré
quelquefois deux jours avec une privation
totale de fentiment .Véfale voulut difféquer
le corps d'une femme , qui étoit dans une
pareille fyncope ; elle fe plaignit vivement
à la premiere incifion. Afclepiade
s'approchant du corps d'une femme qu'on
portoit au tombeau , reconnut qu'elle n'étoit
qu'en fyncope; l'Auteur dit avoir retardé
, dans une circonftance toute femblable
, les funérailles d'une fille qui fe rétablit
quelques heures après.
On peut confondre les attaques de vapeurs
, avec d'autres maladies . M. Rolin en
donne les marques diftinctives . Par exentple
, les attaques d'épilepfie partent foutvent
de quelque partie du corps , du pied,
de la main , &c. celles des vapeurs , viernent
par fuffocation. Dans l'épilepfie on re
conferve jamais le fentiment ; on en a fou110
MERCURE DE FRANCE.
vent dans les accès vaporeux. Après les at
taques d'épilepfie, on eft plongé dans le fom
meil, on refte longtemps abattu, pâle, défi
guré ; après les vapeurs on reprend fes fens ,
fa couleur naturelle & fes forces prefque
dans le même inftant. C'en eft affez pour
détruire le préjugé qui attache aux vapeurs
un foupçon d'épilepfie.
Dans la feconde Section , M. Rolin remonte
aux caufes éloignées des affections
vaporeuſes. Ces caufes font les vices de tempérament
; les maladies héréditaires ; l'air ,
l'abus des alimens, des boiffons & du tabac ;
la vie fédentaire , le retardement , la fupref
fion, la furabondance des évacuations ; les
paffions de l'ame dans leurs excès.
La troifieme Section traite des cauſes
immédiates des vapeurs , telles font la fenfibilité,
l'irritabilité
du genre nerveux , les
vices des liquides , les obftructions
, les
fuppreffions
& les pertes. L'Auteur s'étend
fur les obftructions
; il en obferve les caufes
& les effets dans chacun des vifceres ,
& pour chaque liquide en particulier
;
le fang , la bile , & c. Le dernier chapitre
où il développe
le méchanifme
du tiffu
cellulaire , & la filtration du fuc nerveux
dans ce tiffu , acheve de nous convaincre
que les affections
vaporeufes
font prefque.
toutes caufées par des obftructions
.
Dans la feconde partie , dont la diftriSEPTEMBRE.
1798.
bution répond à celle de la premiere , il
prefcrit la cure de ces affections dont il
vient d'indiquer les fignes , les fymptomes
& les principes.
Dans la premiere Section il donne les
moyens de prévenir les attaques ; ces
moyens tendent à calmer le genre nerveux
, à faire diverfion à fes irrégulari
tés , à en arrêter le progrès par des ligatures
, par une contention oppofée , &c.
Il paffe à la cure des fymptomes généraux :
tout ce qui peut changer les faulles directions
du genre nerveux doit être mis en
ufage , & l'Auteur entre ici dans un détail
approfondi. Il obferve que dans les Indes
Orientales, on guérit les femmes attaquées
de vapeurs , en les plongeant dans de l'eau
froide , ou en leur en jettant fur la tête
fans qu'elles en foient prévenues. Si cela
ne réuffit pas , on les fuftige avec des verges
, & par ce moyen l'on s'affure de leur
guérifon .
Il y a des fymptomes dangereux qui
exigent les fecours les plus prompts , & M.
Rolin les indique . Il finit par la cure des
fymptomes des vapeurs compliquées avec
d'autres maladies , comme la petite vérole
, la fievre maligne , l'afthme , &c.
Dans la feconde Section , il donne les
moyens de prévenir les effets des cau112
MERCURE DE FRANCE.
.
fes éloignées , dont il a fait le détail.
Le premier de ces moyens eft de former
de bons tempéramens , & il en prefcrit
la méthode à commencer par le regime
des meres pendant leur groffeffe , regime
qu'on a trop fouvent la cruauté de
négliger. On n'eft guere plus attentif au
choix du lait que l'on fait fuccer à fon enfant.
Ces deux articles , philofophiquement
traités , feroient le fujet d'un bon livre.
L'éducation phyfique , le choix de l'air
& de l'eau , l'ufage des aliments & des
boiffons de toute efpece , font au nombre
des préfervatifs que M. Rolin nous propofe.
Il finit par l'article important des paffions
de l'ame qu'il nous invite à tempérer.
Hoc opus , hic labor eft.
La troifieme Section prefcrit la cure
des caufes prochaines , de la fenfibilité &
de l'irritabilité des nerfs , de leur délicateffe
& de leur débilité , que l'on a fouvent
& mal- à propos confondues l'une
avec l'autre ; de la furabondance , de la denfité
& de l'épuisement du fang , des obftructions
en général , & de chacune en
particulier. Telle eft l'économie de cet ouvrage
, très-utile fans doute , s'il eft auffi
exact dans les principes , qu'il me femble
profond dans les recherches , clair & précis
dans les détails.
SEPTEMBRE. 1758. 113
OBSERVATIONS fur la Nobleffe & le:
Tiers Etat , par Madame *** . Amſterdam.
Dans la difpute qui s'eft élevée depuis
peu entre deux Auteurs eſtimables fur cette
queftion : S'il falloit permettre ou interdire
le commerce à la Nobleffe, Madame ***
fe plaint qu'on a oublié de mettre dans la
balance les intérêts de la roture . Elle repréfente
que cet ordre de Citoyens , réduit
à un plus petit nombre , en fera plus avili ;
que le Commerçant roturier fera humilié
lui-même de fon aſſociation avec le Commerçant
noble , ſon égal par état , & fon
fupérieur par la naiffance. Elle attaque
avec beaucoup de chaleur les préjugés &
les abus politiques , dont elle ne trouve
l'excufe , dit- elle , ni dans la nature , ni
dans la raifon , ni dans les effets qu'ils
produifent. Mais elle avoue que la réforme
abfolue n'en peut être qu'idéale . Rien
de plus idéal en effet que la fociété d'hommes
fages , modérés , équitables qu'elle
raffemble , & auxquels elle diftribue leurs
fonctions & leurs récompenfes. Elle en
exclut les avantages héréditaires , & il y a ,
comme on fçait , bien des chofes à lui op.
pofer. Je me borne à une feule obfervation
fur la réponſe du nouveau Platon de
Madame *** à cette maxime reçue , qu'il
114 MERCURE DE FRANCE.
.
faut récompenfer les peres dans leur poftérité.
Il faut donc , dit- il , fuivant ce principe
» fixer des penfions à toutes les familles
» deſcendues d'un Chef qui s'eft diftingué
» dans fa profeffion . Or quel eft celui qui
» veut donner feulement la valeur d'une
»montre au fils d'un excellent Horloger ,
fi ce fils ne travaille plus , ou travaille
mal ? Cependant comme les honneurs
font le falaire des uns , & l'argent celui
» des autres , il feroit dans la même regle
» de fubftituer l'argent comme on fubfti-
" tue les honneurs. »
"
C'eſt- là précisément ce qui arrive , répondrai
je au Philofophe Législateur que
Madame *** fait parler : on ne donne point
de penfion au fils de l'Horloger habile ;
mais on lui donne la fortune que fon pere
a acquife par fon travail . Je dis qu'on la
lui donne ; car fans la loi de fucceffion qui
l'en établit propriétaire , cette fortune
rentreroit dans la maffe commune de la fociété.
On doit donc auffi laiffer au fils les
honneurs acquis par fon pere . Ces hon
neurs font la fortune d'une claffe d'hommes
généreux , qui font profeffion de fe
dévouer pour l'état .
Il eſt bien vrai que la loi de fucceffion
pour les biens , eft plus effentielle à l'ordre
& au repos de la fociété , que la loi de fuc1
SEPTEMBRE. 1758. LES
ceffion pour la Nobleffe ; mais l'une &
l'autre eft loi de convention.
Du refte , les honneurs de cérémonial
attachés à la Nobleffe , font très - diftincts
de l'honneur perſonnel . Celui - ci ne ſe
rranfmet point du pere au enfans . Ainfi
la décoration & l'ignominie , les déférences
& le mépris , ne font pas chofes incompatibles
.
Madame *** en revient à la conftitution
réelle des chofes . Pourquoi , dit- elle , fe diffimuler
le vice qui dérange les anciens refforts
( du corps politique ) ? Pourquoi en
fubftituer de plus dangereux encore ? Pourquoi
n'ofe t'on toucher les véritables cordes
d'une main fûre , adroite & légere ?
ود
Qui ne verra , en y réfléchiffant , qu'un
" pays où le luxe feroit modéré , où l'agricul
» ture feroit en vigueur , où l'efprit militaire
feroit excité , où les moeurs feroient pures ,
» n'auroit pas befoin d'appeller la nobleffe
» au commerce pour la conferver elle mê-
» me , d'humilier la roture en ne laiffant
» rien entre elle & la nobleffe , enfin d'a-
» vilir les grands en confondant leurs égaux »
» avec leurs inférieurs . "
Mais le difficile eft de réaliſer cette fuppofition
. Un luxe modéré , des moeurs pures.
Avec cela , que ne feroit- on point. « Avec
du fer , du pain, & de l'honneur, le Fran
116 MERCURE DE FRANCE.
"çois fera content. » Rien n'eft plus noble
que ce fentiment dans le coeur d'une Françoife.
Cependant l'on a attaché la confidération
aux richeffes , & l'opprobre à la
pauvreté. C'eſt de quoi fe plaint Madame
*** , mais comment y remédier ? L'opinion
eft une Reine bien difficile à détrôner.
Après avoir fait fentir le danger d'ouvrir
à la nobleffe la voie du commerce ,
Madame *** conclud que les roturiers qui
ſe ſentent du courage , du zele , des lumieres
fervent & foient ennoblis , rien n'eft fi
jufte ; mais par la même équité , que les
nobles qui commercent dérogent.
Sans entrer dans cette difpute que deux
hommes pleins de talens & de connoiffances
ont épuifée , & dans laquelle Madame
*** fe mêle encore avec fuccès , j'obferverai
feulement qu'en parlant du commerce
& du luxe , on ne diftingue pas
affez 1 °. le commerce productif du commerce
de détail & de commiffion . Celui -la
eft une fource de richeffes ; celui - ci une
fimple commodité. L'un demande toute la
protection du gouvernement , pour s'étendre
, l'autre a beſoin d'être reſtraint à caufe
du nombre d'hommes qu'il occupe & qu'il
enrichit en pure perte pour l'état . 2 ° . Le
luxe de diftinction qui marque les. rangs ,
du luxe contagieux qui fe communique
SEPTEMBRE. 1758. 117
dans toutes les claſſes de la fociété. Le premier
n'oblige perfonne ; le fecond dégénere
en befoin univerfel. L'un ne fait que
confommer & répandre les revenus des
grands propriétaires ; l'autre épuife toutes
les familles des citoyens , & détourne de
leur véritable application les richeſſes reproductives
de l'induftrie & du commerce.
Le luxe de diftinction a toujours exifté , &
l'on n'a eu garde de le détruire ; car il a
toujours fallu tirer les revenus des mains
des riches poffeffeurs ; le luxe de mode ne
s'eft introduit que depuis un fiecle . C'eſt
celui- ci qu'il feroit important d'extirper ,
ou de limiter, s'il étoit poffible ; mais l'excès
de ce luxe a des avantages apparens auxquels
on n'aura peut- être jamais le courage
de renoncer,
Un mal qui n'eft qu'un mal efttoujours
facile à détruire : mais un mal d'où réfulte
un bien aura toujours des partifans , & en
attendant qu'on ait pefé toutes les raiſons
pour & contre , il arrive au point d'être
néceffaire par les liaifons qu'il contracte
avec les refforts de l'état . Du refte quoique
je n'ofe rien décider fur les principes de
Madame *** , je ne puis qu'applaudir au
zele courageux dont elle eft animée , à la
vivacité , à la précifion de fon ſtyle , mais
furtout au mérite rare d'occuper fi bien for
loifir.
118 MERCURE DE FRANCE .
'
LA Religion révélée poëme , par M. de
Sauvigny. L'Auteur annonce d'heureuſes
difpofitions pour la poéfie , de l'imagination
, de l'oreille , de l'élévation dans les
idées , de la nobleffe dans l'ame ; mais fon
âge m'autorife à lui dire que fon ſujet n'a
été ni affez profondément réfléchi , ni travaillé
avec affez de foin. On doit fe confulter
long temps avant que d'entrer dans
une carriere auffi vafte & auffi épineufe.
Un Poëme fur la Religion naturelle peut
être un tiffu de fentimens & d'images .
Tous les principes en font fimples , toutes
les conféquences faciles . C'eſt une Théologie
des fens que la poéfie peut manier ,
mais la Religion révélée eſt un labyrinthe
pour la raifon. L'efprit fe perd dans fes
myfteres ce n'eft point un fujet qu'on
puiffe effleurer dans un Poëme didactique.
Dès qu'on le traite il faut l'approfondir, &
ce n'eft pas trop de la meilleure dialectique
& de la méthode la plus rigoureuſe ,
fuivre l'incrédulité dans ſes détours ,
pour
& l'éclairer dans fes ténebres . Le ton le
plus convenable au merveilleux de la révélation
, eft celui de l'enthouſiaſme & , en
général , depuis Lucrece jufqu'à nous , je
ne connois point de Poëme dogmatique
fatisfaisant pour un Philofophe.
Sans m'attacher au fond de celui- ci , je
SEPTEMBRE. 1758 ,
1
119
me contenterai d'en citer quelques traits ,
quia nnoncent le talent du jeune poëte , &
je co mmence par l'invocation.
O Mortel ! toi , qui fçus embellir la raiſon ,
Manier à ton gré le compas de Newton ,
La plume de Salufte & la lyre d'Homere ,
O fublime Prothée ! ô ſéduiſant Voltaire !
Par amour pour toi -même & pour la vérité ,
J'éleve jufqu'à toi mon vol précipité.
Amour de la vertu , tu fis naître mon zele ;
Arme-moi de tes traits , couvre-moi de ton aîle
Echauffe mon efprit , & prête à mes accens
Cet art heureux qu'il a de captiver les fens ?
Puiffe- tu me donner le talent plus utile ,
Qui fubjugue le coeur , & rend l'efprit docile.
Voici comme il peint l'ambition dans la
naiffance :
Quel Monftre furieux forti des noirs abîmes ,
Aux humains confternés vient apporter les crimes
?
L'envie eft dans fon coeur , la fureur dans fes
yeux ,
Et la fierté s'affied fur fon front orgueilleux :
L'homme en devint l'efclave ; il eut
befoin du frein des loix.
Il faut donc qu'avec foin des bornes foient prefcrites
120 MERCURE DE FRANCE.
A ce coeur qui franchit ſes premieres limites ,
A ce coeur que l'orgueil nourrit de fon poiſon ,
Et qui comme un tyran regarde la raiſon.
Dieu donna donc fa loi aux hommes ;
mais bientôt l'hypocrifie prit la place de la
piété.
Auprès du fanatiſme & de la frénéſie ,
D'un air humble & contrit paroît l'hypocrifie ;
Qui ne voulant avoir
Commande à l'univers , & fait trembler les Rois.
arme que
pour
fa voix ,
Quant aux négligences de ftyle que l'on
peut reprocher à l'Auteur , je ne les attribue
qu'à une compofition précipitée : les
vers bien faits font en affez grand nombre
dans ce Poëme , pour me perfuader qu'il
laiffer dépendoit de l'Auteur de n'en pas
de mauvais mais ce qui exige encore plus
fon attention , c'eft l'analogie des images ;
heureuſement cela ne demande que la réflexion
d'un efprit jufte. Rien n'étoit plus
facile à éviter , par exemple , que cette difparate
:
Du crime triomphant le germe empoisonné .
&
On voit d'un coup d'oeil que le germe
le triomphe n'ont aucun rapport ; que l'Auteur
eût dit :
Du crime renaiffant le germe empoisonné ,
l'image
SEPTEMBRE. 1758. 121
l'image feroit claire & jufte. Pour attribuer
un germe au crime , il faut l'annoncer
comme une plante , ainſi du reſte.
La même brochure contient un fecond
Poëme à la louange des Editeurs de l'E₁ cyclopédie.
L'auteur y rend juftice à leurs
moeurs & à leurs principes . Mais la chaleur
avec laquelle il s'éleve contre les délateurs
qui ont voulu les noircir , fait trop d'honneur
à la calomnie.
L'AMI des Hommes , quatrieme partie.
L'Avant- propos de ce volume eft un
dialogue entre l'ami des hommes & un
Surintendant , qui fait depuis long- temps ,
dit-il , le métier , où deux & deux ne font
pas quatre. Il eft aifé de l'en croire à fa
maniere de raifonner. Il ne peut fe perfuader
que les hommes foient freres , il
veut des efclaves. L'ami des hommes lui
en accorde . Le ftupide Surintendant regarde
le peuple comme une bête de fomme.
L'ami des hommes le lui paffe encore ;
mais il tâche de lui faire entendre qu'au
moins faut- il le nourrir & ne pas l'accabler
fous le faix . La conclufion de ce dialogue
eft que
la plus dure politique doit avoir
foin des pauvres . Le Mémoire fur les Etats
Provinciaux , qui parut il y a quelques
années , eft la bafe de cet Ouvrage . Mais
F
122 MERCURE DE FRANCE.
l'Auteur a cru qu'il falloit d'abord établir
les principes généraux de toute adminiftration
, pour s'affurer , dit - il , de n'avoir
rien négligé de tout ce que la prudence
exige avant que de propofer une nouveauté.
Tout fe tient dans la machine politique
, & pour développer nettement un
feul des refforts , il eft bon de jetter un
coup d'oeil fur l'organifation entiere .
La convention tacite du travail de
>
l'homme quelconque , eft l'efpoir d'en recueillir
les fruits . L'intérêt eft donc le premier
lien de la fociété ; l'intérêt particulier
eft la bafe de l'intérêt général . Mais
cette union d'intérêts particuliers ne peut
fubfifter , fi chacun d'eux n'eſt contenu par
l'autre comme les pierres de la voûte
dont le poids fait la folidité . Pour former
une fociété permanente , il faut un intérêt
permanent . L'intérêt le plus permanent eft
la propriété. La fociété n'a donc pas de
lien plus fort , ni plus durable . Mais du
goût de la propriété fuivent le defir de la
conferver & celui de l'étendre , defirs qui
fe combattent d'homme à homme ; ces
conteftations ne peuvent être accordées
que par la force ou l'arbitrage. La force eft
la diffolution ou la rupture de la fociété ;
l'arbitrage établit un Juge , commencement
de l'autorité. Les principes de fa décifion
SEPTEMBRE. 1758. 123
paffent, en regles , racines des loix. Ces
regles font promulguées & reconnues équitables
, commencement des loix. Ces loix
font déformais des Juges muets , & leur
protections fuffiroir à la propriété , fi les
hommes étoient fages ; mais la cupidité
eft partout la plus forte , elle a befoin d'un
frein qui la retienne , qui la dirige , & qui
lui ferve de point d'appui ; ce frein eſt le
gouvernement. Le gouvernement a deux
qualités inhérentes , l'équité & la force.
La force ne doit venir qu'à l'appui de l'équité.
Dans le fens oppofé , elle eft tyrannie.
La violence a détruit , & n'a jamais
fondé. La tyrannie conquérante peut fouler
aux pieds l'ordre , mais en paffant : fi elle
s'arrête , elle ne fubfiftera que par l'ordre ,
& en raifon de l'ordre.
L'Auteur vient à la marche & aux gradations
de la propriété publique . La choſe
publique eft un tiffu de chofes
particulieres
, & chacun s'habitue à regarder ce tout
comme fien ; il eft donc vrai , conclut l'Aureur
, que le penchant à la propriété peut
être le lien de
l'attachement d'un citoyen
à la chofe publique : en effet , la chofe
publique eft d'une part la force réſultante
de la réunion des propriétés , & de l'autre
la force
confervatrice des propriétés ellesmêmes.
( Voilà une grande & belle idée ! )
Fij
124 MERCURE
DE FRANCE .
Je ne connois , ajoute-t'il , que deux fortes
de gouvernement , l'un folide & profpere ;
c'est celui qui tend au refpect & au maintien
de la propriété ; l'autre périffable &
malheureux , c'eft celui qui attaque &
viole la propriété . De ce principe établi , il
paffe aux différens points de l'organiſation
de la fociété , qu'il divife en deux branches
; l'adminiftration
qui créée , & la
fubminiftration
qui régit . L'une & l'autre
eft confiée au gouvernement , & le gouvernement
eft la clef de la voûte. Il contient
tout , & n'affaiffe rien . L'Auteur
établit pour principe , « qu'en proportion
» de ce que le gouvernement
fe refferre
» fur un petit nombre de têtes , il perd
» de fa force & le corps politique de fa
» folidité. " Mais cela doit s'entendre de
l'autorité dérivée , non de l'autorité primitive.
Celle - ci ne doit réfider qu'en un
feul , quelle que foit la conftitution politique
dans une République même , l'état
gouvernant ne doit être qu'un . Si l'autorité
primitive eft partagée , elle eft détruite.
Quant à l'autorité dérivée , « fi les prépofés
auxquels le Souverain la confie font en
petit nombre , les regles échappent , &
la confiance publique d'où dérive l'obéif-
» fance fuit avec elle ; la volonté prend la
place , les ordres font odieux & mal
SEPTEMBRE. 1758 .
exécutés , & l'autorité s'affoiblit . Si elle
eft départie fur un plus grand nombre
» de têtes , les loix font fuivies ou récla
mées , la confiance s'établit , l'obéiffance
» s'offre d'elle- même , & l'autorité fuprême
" n'a que l'impulfion à donner . »
Ainfi rien n'eft plus avantageux à l'organiſation
d'un état , que la diftribution
que propofe l'Ami des hommes des quatre
branches de l'autorité , confiée à l'Ordre
Eccléfiaftique , à l'Ordre Militaire , à l'Ordre
Civil & à l'Ordre Municipal ou Citoyen
, chacun prépofé dans fa partie au
maintien de la fociété ; mais toujours dans
la dépendance , de maniere que les branches
de l'autorité ne fe détachent jamais
de l'arbre. Par ce moyen tout le monde
» eft fubordonné ; mais perfonne n'eſt ſu-
» jet que d'un feul & unique Maître. »
Du refte , le partage que fait l'Auteur de
l'autorité confiée , & les acceffoires qu'il y
attache comme droits , peuvent fouffrir
des difficultés qu'il feroit trop long de
difcuter ici. Par exemple , le droit de jurifdiction
abfolue attribué à la Nobleffe
dans les cas même où le falut public exige
célérité de commandement & aveugle
obéissance ce droit accordé à un Ordre
entier de l'état peut paroître un peu hazardé.
Le Souverain peut le confier à des
>
F iij
116 MERCURE DE FRANCE:
Gouverneurs , à des Commandans particu
liers , dont il eft facile de réprimer & de
punir l'infidélité ou la révolte ; mais à
tous les Nobles en corps , cela peut être
dangereux ; car dans les temps de divifion
& de trouble qui fera Juge de l'exercice
légitime ou illégitime de ce droit de commander
abfolument , Ne quid detrimenti
refpublica patiatur ? Seroit-il temps alors
de révoquer ce droit , de l'abolir ou de le
reſtraindre ?
Par la fubordination & la dépendance
mutuelle des quatre Ordres qui gouvernent
, la Monarchie , clef de l'état , trouve
moyen d'intéreffer à fon exiſtence l'univerfalité
des fujets.
Les loix d'après lefquelles marche l'adminiftration
font de deux fortes , les unes
loix fondamentales , que l'Auteur appelle
loix de titre. Les autres loix de gouvernement
, de reftauration & d'entretien : les
loix fondamentales ou loix de titre , ne
dépendent pas du gouvernement. Quelqu'un
faifoit à un homme de génie cette
queftion : Où font les loix fondamentales
du Royaume, il répondit , dans la Coutume
de Normandie . Mot d'un grand fens , dit
l'Ami des hommes , & d'une profonde fa
geffe. Si la loi de titre étoit au pouvoir du
Souverain , Charles VI eût pu deshériter
SEPTEMBRE. 1758.
727
fon fils ; les loix de titre font loix de fociété:
la fociété a précédé le gouvernement ;
le droit divin lui-même n'embraffe tout ,
que parce que Dieu a tour précédé , tout
créé. ( Voilà des vérités vigoureufement
énoncées. )
Par la loi de titre , ' notre confcience eft
à nous , ce qui ne va pas jufqu'à la liberté
du culte ; mais il s'enfuit du moins , dit
l'Auteur , qu'il feroit tyrannique de nous
empêcher d'aller vivre aux lieux où notre
culte eft établi, La propriété morale ne
nous difpenfe pas de l'obligation tacite &
refpective contractée entre l'état & nous
dès le moment de notre naiffance , la liberté
ne peut s'étendre à méconnoître fon
Roi , fon pere , & c.
La propriété phyfique eft 1 ° . celle de
notre perfonne ; 2 °. les droits pris dans la
nature : ce n'eft pas la fociété qui établit
les droits du pere au fils , du mari à la
femme ; au contraire , elle les affoiblit &
les reftraint , en s'en attribuant une partie.
Quant aux loix de titre faites par la fociété
, elles ne peuvent être abrogées que
par la fociété elle -même ; la Nation feule
y peut toucher. 3 ° . Nos biens & immeubles
: l'écuelle du pauvre eft autant & plus
refpectable que le diamant du riche , foit
qu'on écoute l'humanité , foit que l'on
Fiv
128 MERCURE DE FRANCE .
confulte la politique . 4 ° . La propriété publique
: elle eft directe ou réfléchie ; directe
, quand la poffeffion réelle eft commune
; réfléchie , quand les avantages qui
en résultent fe répandent fur la fociété :
tout ce qui conftitue ces différens objets
eft compris fous la loi de titre.
La loi de réglement eft autre chofe .
Elle comprend tout le régime intérieur ,
& n'a d'autre regle que la juftice , l'ordre
& la confervation . Mais il eft du plus
grand intérêt pour celui qui gouverne de
s'en tenir à cette regle.
L'Auteur craint qu'on ne l'accufe d'avoir
reſtraint & dépouillé la fouveraineté ,
en renfermant dans la propriété publique
la terre , la mer , les finances , & c . Mais la
diftinction qu'il a établie entre la propriété
réelle & la propriété de réflet , le met à
l'abri de ce reproche. Il s'explique encore ,
& il dit , fi le Prince , par exemple , feul
Juge des befoins courans de l'état , demande
à fes peuples quelque accroiffement
de la fubvention qui conftitue les finances,
perfonne n'eft en droit de le lui refuſer; mais
file Prince demande au peuple les fubventions
de la néceffité pour les employer en
diffipations , &c. il viole la loi de titre , il
'détourne l'objet de la fubvention , il abuſe
en un mot de fon pouvoir ; ce qui s'ap
SEPTEMBRE. 1758. 129
pelle tyrannie & corrofion de la fociété.
Parmi les autres exemples où l'Auteur
prétend que la loi de titre eft violée , celui
qui regarde la Nobleſſe n'eft pas fans difficulté.
La Nobleffe eft militaire par état ,
& fes privileges conftitutifs font compris
dans la loi de titre ; mais que la Nobleffe
ne puiffe être accordée à d'autres fervices
que les travaux militaires , fans entreprendre
fur cette loi , cela ne paroît fondé en
preuves , ni de fait , ni de droit . La loi de
titre regle ce que le Noble doit être , &
non ce qu'il doit avoir été. On fçait bien
que dans le temps où tout n'étoit que foldats
, la Nobleſſe n'étoit accordée qu'à la
profeffion des armes : mais où eft la poſtérité
de ces premiers Nobles ? où eft la loi
nationale qui attache exclufivement la Nobleffe
à leurs neveux , ou à ceux de leur
état ? Cette prétention eft extrême, comme
l'abus qu'elle attaque. La Nobleffe dans
tous les temps a dû être le prix des fervices
fignalés rendus au Prince & à la patrie ,
are , ore , mente , animo ; il n'importe. Un
Démofthene qui auroit défarmé la Ligue ,
ou empêché les Croiſades , n'auroit- il pu
être ennobli fans un attentat contre la loi
de titre ?
J'obferve encore que le changement ou
l'altération des droits de propriété n'atta-
Fv
130 MERCURE DE FRANCE.
que la loi de titre , qu'autant que ces pro
priétés tiennent à la conftitution fondamentale
& primitive ; les immunités & les
privileges accordés par celui qui gouverne ,
renferment effentiellement cette condition
implicite , faufle droit d'autrui , & furtout
fauf le droit du peuple. Ils peuvent donc
être révoqués dès qu'ils font nuifibles , fans
porter atteinte à la conftitution . Ceci eft
une conféquence immédiate des principes
même de l'auteur. Je prétends l'expliquer ,
non le contredire , & mon deffein eft de
faire entendre qu'il faut , non pas le lire
avec défiance , mais l'étudier avec réfle
xion .
Pour défigner la barriere entre les loix
de titre & les loix de réglement , il a recours
à l'équité naturelle. C'eſt , dit - il ,
dans l'équité faine , entiere & inébranlable
, que l'homme d'état eft certain de
trouver tous les bons principes d'inftitu
tion , de reftauration & de confervation.
Mais il obferve que la foumiffion ne laiſſe
pas d'être un devoir, lors même que l'exercice
de l'autorité eft un crime . Les rois.
tiennent leur pouvoir de Dieu , & ils n'en
font comptables qu'à Dieu .
Les objets d'adminiftration & de réglement
font les moeurs , la politique , le militaire
, l'agriculture & les arts . 1 ° . De néSEPTEMBRE.
1758 . 131
ceffité. 2°. D'utilité . 3 ° . De décoration . Sur
l'article des arts , ce noble & fage écrivain
obferve que rien n'eft vil dans la nature , &
il vange les artifans de l'injuftice du préjugé.
Mais il nous previent fur le danger
des manufactures , fi elles ne tendent à
mettre en valeur les productions du fol ;
& il rappelle à ce fujet la répugnance de
Sulli pour les manufactures de foie , plus
nuifibles qu'on ne penfe à l'agriculture &
à l'état.
Les objets de fubminiftration font le
culte de la Religion , la juftice & la police ,
la finance & le commerce.
La Religion reffortit exclufivement à
Dieu , le culte feul en eft humain . L'auteur
le range dans la claffe des loix de titre. Il
entend par-là le dogme & les regles qui
conftituerent l'effence de cette Religion
dans le tems où elle devint la Religion de
l'état. C'eft à ce point fixe qu'il recommande
l'on s'en tienne : la loi de titre , unique
quement la loi de titre . ( C'eft dire beaucoup
en peu de mots . ) Il foumet à la même loi
la juftice & la police ; & celle-ci plus rigoureufement
comme plus fubite , plus
tranchante & plus expoſée aux abus.
A l'égard de la finance , il ne veut point
que l'adminiftration économique fafie un
état à part , & rien de plus oppofé que fes
F vj
132 MERCURE DE FRANCE.
principes à l'adminiftration actuelle. Il leve
la difficulté de la régie, en propofant de remettre
la levée des deniers publics à l'ordre
municipal.
Les impots qu'il admet , font fur les terres
, fur les confommations , fur les têtes ;
mais celui-ci dans un cas preffant , & jamais
à perpétuité. Dans les droits d'entrée
& de fortie , il ne condamne que les abus.
Il fait main baffe fur tout le refte : & c'eft
dans ces incurfions que fon ftyle énergique
& vigoureux triomphe. Il n'a pas le même
avantage dans la difcuffion rigoureuſe.
Le commerce foit intérieur foit extérieur
, eft le change mutuel du fuperflu
contre le néceſſaire. C'eft fur le double pivot
de cet avantage réciproque , pivot libre.
dans fon jeu , & ferme dans fa baſe que
roule le commerce , fon utilité , fa durée.
Le commerce eft fubordonné à la production
dans la fociété : c'eft un être fecond
même aut phyfique , mais bien plus encore
au moral . Malheur dit la de H , aux Nations
qui font prédominer chez elles l'efprit
de commerce. Cet efprit ne connoît
que perte ou gain à la place de jufte & d'injufte.
Cette propofition avoit befoin d'être
tempérée : auffi l'Auteur , en faisant l'éloge
perfonnel des commerçans , a-t'il foin
de nous avertir que ce n'eft pas le com
SEPTEMBRE. 1758 . 133
merce qu'il attaque ,
du commerce.
mais le déplacement
Il réfume enfin tous ces points d'adminiftration
, & revenant aux fonctions de
l'ordre municipal , qui eft l'objet direct de
fon ouvrage , il ne diffimule point la réalité
des abus, & que tout y va , comme on
dit , par compere & par commere. Mais il
prétend que le remede en feroit dans les
affemblées municipales , dans la liberté des
voix & des élections , dans l'inſpection
des prépofés par le Souverain fur tout ce
qui eft ftatué , fans qu'ils fe mêlent toutefois
des détails de la régie . Il demande &
pour caufe , que l'influence des prépofés
ceffe avec les actes de ftatuation , en un
mot , qu'ils foient infpecteurs non acteurs ,
encore feront- ils bien occupés , s'ils veulent
remplir leurs fonctions avec zele.
Il remarque qu'il eft peu de nos provinces
qui n'ayent eu autrefois leurs états :
mais que prefque toutes ces branches du
bon ordre , féchées dans l'anarchie des
temps de trouble, n'ont pu refleurir depuis- ;
il bénit la mémoire du digne pere de notre
Augufte Monarque , qui avoit réſolu de
retablir l'ordre municipal & les pays d'état
dans tout le royaume . Le détail de ce
grand projet compofe la feconde partie de
fe volume. La troifieme contient les ré
3
134 MERCURE DE FRANCE:
ponſes aux objections , & le volume eft
terminé par des queſtions intéreffantes fur
la population , l'agriculture & le commerce,
qui, quoique d'une autre main , ne font
ni déplacées , ni diffonnantes à la fuite de
l'Ami des hommes.
L'introduction dont je viens de rendre
compte , finit par un morceau d'enthou
fiafme , dont le défordre & la véhémence
ont quelque chofe de femblable à ces
nuages orageux qui font éclairés par la
foudre.
La fuite pour le Mercure prochain.
LA VIE du Pape Sixte V , traduite de
l'Italien de Gregorio Leti , nouvelle édition
, revue , corrigée , augmentée & enrichie
de figures en taille-douce , deux volumes
in- 12 , prix 4 liv . brochés. A Paris,
chez la veuve Damonneville , quai des Auguftins
, à Saint Etienne ; & chez Hardi ,
rue Saint Jacques , à la Colonne d'or. On
trouve chez ces Libraires , le même Ouvrage
in- 4° , dont le prix eft de 6 livres
en feuilles , & de 7 liv . 10 f. relié .
HISTOIRE du Dioceſe de Paris , tomes
13 , 14 & 15. Ces trois volumes contiennent
les Paroiffes & terres du vieux Corbeil
& du Doyenné de Lagny. Ceux qui ont
SEPTEMBRE . 1758. 135
pas
une idée de cet Ouvrage , ne s'attendent
à trouver ici un recueil d'anecdotes ,
ou d'obfervations curieuſes & frivoles. Ce
font des archives fideles où l'Auteur a laborieuſement
ramaffé tout ce qu'on peut
fçavoir des fondations , des conceffions ,
des mutations , des titres de propriété , de
feigneurie , &c. relativement aux lieux qu'il
parcourt , & c'eft un travail immenfe qu'il
épargne aux perfonnes intéreffées , à ces recherches.
Les fources où il a puifé font
indiquées à chaque trait. Il fuit l'ordre
typographique. Son ftyle eft fimple &
clair , mais diffus. Du refte , les détails
dans lefquels il entre , trop minutieux
peut- être pour un livre d'agrément , me
femblent placés dans celui- ci comme livre
de bibliotheque , & plus fait pour être
confulté au befoin que pour être lu de
fuite.
LA regle des devoirs que la nature infpire
à tous les hommes , en 4 vol . in- 1 2 .
A Paris , chez Briaffon , rue S. Jacques ,
à la Science & à l'Ange Gardien. L'extrait
dans les volumes fuivants.
DISCOURS fur la Peinture & fur l'Architecture
, dédié à Madame la Marquife
de Pompadour.
136 MERCURE DE FRANCE.
C'est pour les beaux Arts un nouvel
encouragement que de voir le nom de
leur Protectrice à la tête d'un Ouvrage ,
qui eft le tableau de leurs révolutions , de
leurs progrès & de leur triomphe . Ce Difcours
fe vend à Paris , chez Prauli pere ,
quai de Gêvres , au Paradis.
RECUEIL des Plans , Coupes & Elévation
du nouvel Hôtel- de - Ville de Rouen ,
avec les Plans d'un accroiffement & autres
ouvrages projectés pour la même Ville ;
par Matthieu le Carpentier , Architecte
du Roi & de fon Académie Royale d'Architecture.
A Paris , chez Charles- Antoine
Jombert , rue Dauphine , à l'Image Notre-
Dame.
POÉSIES Philofophiques. A Paris , chez
Guillyn , quai des Auguftins.
L'extrait au prochain Mercure.
Je fuis obligé de renvoyer encore an
volume prochain l'examen du Génie de
Montesquieu .
i
SEPTEMBRE. 1758. 137
ARTICLE III.
SCIENCES ET BELLES - LETTRES.
MATHÉMATIQUES.
SUITE du Difcours Préliminaire de M.
d'Alembert , à la tête de fon Traité de
Dynamique.
C'EST par cette raison que j'ai cru ne
devoir point entrer dans l'examen de la
fameufe queftion des forces vices. Cette
queftion qui depuis trente ans partage les
Géometres , confiſte à fçavoir , ſi la force
des corps en mouvement eft proportionnelle
au produit de la maffe par la vîteffe ,
ou au produit de la maffe par le quarré de
la vîteffe : par exemple , fi un corps double
d'un autre , & qui a trois fois autant de
vîteffe , a dix- huit fois autant de force ou
fix fois autant feulement. Malgré les difputes
que cette queſtion a caufées , l'inutilité
parfaite dont elle eft pour la méchanique
, m'a engagé à n'en faire aucune mention
dans l'ouvrage que je donne aujour138
MERCURE DE FRANCE.
:
d'hui je ne crois pas néanmoins devoir
paffer entiérement fous filence une opinion
, dont Leibnitz a cru pouvoir fe faire
honneur comme d'une découverte ; que le
grand Bernoulli a depuis fi fçavamment &
heureuſement approfondie ( 1 ) s que
Mac Laurin a fait tous les efforts pour
renverfer ; & à laquelle enfin les écrits
d'un grand nombre de Mathématiciens illuftres
ont contribué à intéreffer le Public.
Ainfi , fans fatiguer le Lecteur par le détail
de tout ce qui a été dit fur cette queftion
, il ne fera pas hors de propos d'expofer
ici très -fuccinctement les principes qui
peuvent fervir à la réfoudre.
Quand on parle de la force des corps en
mouvement , ou l'on n'attache point d'idée
nette au mot qu'on prononce , ou l'on
ne peut entendre par - là en général , que
la propriété qu'ont les corps qui fe meuvent
, de vaincre les obftacles qu'ils rencontrent
, ou de leur réfifter. Ce n'est donc
ni par l'efpace qu'un corps parcourt unifor-
( 1 ) Voyez le Difcours fur les loix de la communication
du Mouvement , qui a mérité l'éloge
de l'Académie en l'année 1726 , où le P. Maziere
remporta le prix. La raiſon pour laquelle la piece
de M. Bernoulli ne fut point couronnée , fe trouve
dans l'éloge que j'ai publié de ce grand Géometre
, quelques mois après la mort , arrivée au commencement
de 1748.
SEPTEMBRE. 1758 . 135
mément , ni par le temps qu'il employe à
le parcourir , ni enfin par la confideration
fimple , unique & abftraite de fa maffe &
de fa viteffe , qu'on doit eftimer immédiatement
la force ; c'eft uniquement par les
obftacles qu'un corps rencontre , & pår la
réſiſtance que lui font ces obſtacles . Plus
l'obftacle qu'un corps peut vaincre , ou auquel
il peut réfifter , eft confidérable , plus
on peut dire que fa force eft grande , pourvu
que, fans vouloir repréfenter par ce mot
un prétendu être qui réfide dans le corps ,
on ne s'en ferve que comme d'une maniere
abrégée d'exprimer un fait , à peu près comme
on dit qu'un corps a deux fois autant
de viteffe qu'un autre , au lieu de dire qu'il
parcourt en temps égal deux fois autant
d'efpace , fans prétendre pour cela que ce
mot de viteffe repréfente un être inhérent
au corps.
Ceci bien entendu , il eft clair qu'on
peut oppofer au mouvement d'un corps
trois fortes d'obftacles ; ou des obftacles invincibles
qui anéantiffent tout à fait fon
mouvement , quel qu'il puiffe être ; ou des
obftacles qui n'ayent précifément que la
réfiftance néceffaire pour anéantir le mouvement
du corps , & qui l'anéantiffent
dans un inftant , c'eft le cas de l'équilibre ;
ou enfin des obftacles qui anéantiffent le
140 MERCURE DE FRANCE:
mouvement peu à peu , c'eft le cas du mouvement
retardé. Comme les obftacles infurmontables
anéantiffent également toutes
fortes de mouvemens , ils ne peuvent
fervir à faire connoître la force : ce n'eft
donc que dans l'équilibre , ou dans le
mouvement retardé qu'on doit en chercher
la meſure . Or tout le monde convient
qu'il y a équilibre entre deux corps , quand
les produits de leurs maffes par leurs vîteffes
virtuelles , c'eft-à- dire par les vîteffes
avec lesquelles ils tendent à fe mouvoir,
font égaux de part & d'autre. Donc dans
l'équilibre le produit de la maffe par la
vîteffe , ou , ce qui eft la même chofe , la
quantité de mouvement , peut repréſenter
la force. Tout le monde convient auffi que
dans le mouvement retardé , le nombre
des obftacles vaincus eft comme le quarré
de la vîteſſe ; enforte qu'un corps qui a
fermé un reffort , par exemple , avec une
certaine vîteffe , pourra avec une viteſſe
double , fermer où tout à la fois , ou fucceffivement
, non pas deux , mais quatre
refforts femblables au premier , neuf avec
une vîteffe triple , & ainfi du refte. D'où
les partifans des forces vives concluent que
la force des corps qui fe meuvent actuellement
, eft en général comme le produit
de la maffe par le quarré de la vîteffe . Au
SEPTEMBRE. 1758. 141
fonds , quel inconvénient pourroit - il y
avoir à ce que la meſure des forces fût
différente dans l'équilibre & dans le mouvement
retardé , puifque , fi on veut ne
raifonner que d'après des idées claires , on
doit n'entendre par le mot de force , que
l'effet produit en furmontant l'obftacle ou
en lui réfiftant ? Il faut avouer cependant
que l'opinion de ceux qui regardent la
force comme le produit de la maffe par la
vîteffe , peut avoir lieu non feulement
dans le cas de l'équilibre , mais auffi dans
celui du mouvement retardé , fi dans ce
dernier cas on mefure la force , non par
la quantité abfolue des obftacles , mais par
la fomme des réfiftances de ces mêmes
obſtacles : car on ne fçauroit douter que
cette fomme de réfiftances ne foit proportionnelle
à la quantité de mouvement ,
puifque , de l'aveu de tout le monde , la
quantité de mouvement que le corps perd
à chaque inftant , eft proportionnelle au
produit de la réfiftance par la durée infiniment
petite de l'inftant , & que la fomme
de ces produits eſt évidemment la réſiſtance
totale . Toute la difficulté fe réduit donc
à fçavoir fi on doit mefurer la force par la
quantité abfolue des obftacles , ou par la
fomme de leurs réfiftances. Il paroîtroit
plus naturel de meſurer la force de cetto
142 MERCURE DE FRANCE.
derniere maniere ; car un obftacle n'eft tel
qu'entant qu'il réfifte , & c'eft , à proprement
parler , la fomme des réfiftances qui
eft l'obftacle vaincu : d'ailleurs , en eftimant
ainfi la force , on a l'avantage d'avoir
pour l'équilibre & pour le mouvement retardé
une meſure commune : néanmoins
comme nous n'avons d'idée précife & diftincte
du mot de force , qu'en reftraignant
ce terme à exprimer un effet , je crois
qu'on doit laiffer chacun le maître de fe
décider comme il voudra là - deſſus , &
toute la queftion ne peut plus confifter
que dans une difcuffion métaphyfique trèsfutile
, ou dans une difpute de mot plus
indigne encore d'occuper des Philofophes.
Tout ce que nous venons de dire fuffit
affez pour le faire fentir à nos Lecteurs.
Mais une réflexion bien naturelle achevera
de les en convaincre. Soit qu'un corps ait
une fimple tendance à fe mouvoir avec
une certaine vîteffe , tendance arrêtée par
quelque obftacle , foit qu'il fe meuve réellement
& uniformément avec cette vitelfe
, foit enfin qu'il commence à fe mouvoir
avec cette même vîteffe , laquelle fe
confume & s'anéantiffe peu peu par
quelque caufe que ce puiffe être ; dans
tous ces cas , l'effet produit par le corps eft
el
SEPTEMBRE. 1758. 143
différent , mais le corps confidéré en luimême
, n'a rien de plus dans un cas que
dans un autre ; feulement l'action de la
cauſe qui produit l'effet eft différemment
appliquée. Dans le premier cas , l'effet fe
réduit à une fimple tendance , qui n'a
point proprement de mefure préciſe , puifqu'il
n'en réfulte aucun mouvement ; dans
le fecond , l'effet eft l'efpace parcouru uniformément
dans un temps donné , & cet
effet eft proportionnel à la vîteffe ; dans
le troifieme , l'effet eft l'eſpace parcouru
jufqu'à l'extinction totale du mouvement ,
& cet effet eft comme le quarré de la vîreffe.
Or ces différens effets font évidemment
produits par une même caufe ; donç
ceux qui ont dit que la force étoit tantôt
comme la vîteffe , tantôt comme fon quarré
, n'ont pu entendre parler que de l'effet ,
quand ils fe font exprimés de la forte.
Cette diverfité d'effets provenans tous d'une
même cauſe , peut fervir , pour le dire
en paffant , à faire voir le peu de jufteffe
& de précifion de l'axiome prétendu , fi
fouvent mis en ufage, fur la proportionnalité
des cauſes à leurs effets.
Enfin ceux mêmes qui ne feroient pas
en état de remonter jufqu'aux principes.
métaphyfiques de la question des forces
vives, verront aisément qu'elle n'eft qu'une
144 MERCURE DE FRANCE .
difpute de mots , s'ils confiderent que les
deux partis font d'ailleurs entiérement
d'accord fur les principes fondamentaux
de l'équilibre & du mouvement. Qu'on
propofe le même problême de méchanique
à réfoudre à deux Géometres , dont l'un
foit adverfaire & l'autre partifan des forces
vices ; leurs folutions , fi elles font bonnes
, feront toujours parfaitement d'accord
: la queſtion de la meſure des forces
eft donc entiérement inutile à la méchanique
, & même fans aucun objet réel.
Auffi n'auroit- elle pas fans doute enfanté
tant de volumes , fi on fe fût attaché à
diftinguer ce qu'elle renfermoit de clair &
d'obfcur. En s'y prenant ainfi , on n'auroit
eu befoin que de quelques lignes pour
décider la queftion : mais il femble que la
plûpart de ceux qui ont traité cette matière
, ayent craint de la traiter en peu de
mots.
*
La réduction que nous avons faite de
toutes les loix de la méchanique à trois ,
celle de la force d'inertie , celle du mouvement
compofé , & celle de l'équilibre ,
peut fervir à réfoudre le grand problême
métaphyfique , propofé depuis peu par
une des plus célebres Académies de l'Europe
, Si les Loix de la Statique & de la
Mechanique font de vérité néceffaire ou cons
tingente ?
J
SEPTEMBRE. 1758. 145
tingente ? Pour fixer nos idées fut cette
queftion , il faut d'abord la réduire au feul
fens raisonnable qu'elle puiffe avoir. Il ne
s'agit pas de décider fi l'Auteur de la nature
auroit pu lui donner d'autres loix que
celles que nous y obfervons ; dès qu'on
admet un être intelligent capable d'agir
fur la matiere , il est évident que cet être
peut à chaque inftant la mouvoir & l'arrêter
à fon gré , ou fuivant des loix uniformes
, ou fuivant des loix qui foient différentes
pour chaque inftant & pour chaque
partie de matiere ; l'expérience continuelle
des mouvemens de notre corps , nous
prouve allez que la matiere , foumife à la
volonté d'un principe penfant , peut s'écarter
dans fes mouvemens de ceux qu'elle
auroit véritablement , fi elle étoit abandonnée
à elle- même. La queftion propofée
fe réduit donc à fçavoir fi les loix de
l'équilibré & du mouvement qu'on obferve
dans la nature , font différentes de celles
que la matiere abandonnée à elle - même
auroit fuivies : développons cette idée . Il
eſt de la derniere évidence qu'en ſe bornant
à fuppofer l'exiſtence de la miere &
du mouvement , il doit néceffairement réfulter
de cette double existence certains
effets ; qu'un corps mis en mouvement
par quelque caufe , doit ou s'arrêter au
4
G
446 MERGURE DE FRANCE .
bout de quelque temps , ou continuer tou
jours à fe mouvoir ; qu'un corps qui tend
à fe mouvoir à la fois fuivant les deux côtés
d'un parallelogramme , doit néceffairement
décrire , ou la diagonale , ou quelqu'autre
ligne ; que quand plufieurs corps
en mouvement fe rencontrent & fe choquent
, il doit néceffairement arriver , en
conféquence de leur impénétrabilité mu-
-tuelle , quelque changement dans l'état de
tous ces corps , ou au moins dans l'état de
quelques- uns d'entr'eux . Or des différens
effers poffibles , foit dans le mouvement
d'un corps ifolé , foit dans celui de plufreurs
corps qui agiffent les uns fur les autres
, il en eft un qui dans chaque cas doit
infailliblement avoir lieu en conféquence
de l'exiſtence feule de la matiere , & ab-
Atraction faite de tout autre principe diffé
rent , qui pourroit modifier cet effet ou
l'altérer. Voici donc la route qu'un Philofophe
doit fuivre pour réfoudre la queftion
dont il s'agit . Il doit tâcher d'abord
de découvrir par le raiſonnement quelles
feroient les loix de la ftatiqué & de la
méchanique dans la matiere abandonnée
à elle-même il doit examiner enfuite
par
l'expérience quelles font ces loix dans l'univers
; fi les unes & les autres font diffégentes
, il en conclura que les loix de la
SEPTEMBRE. 175S. 147
fatique & de la méchanique , telle que'
l'expérience les donne , font de vérité contingente
, puifqu'elles feront la fuite d'u
ne volonté particuliere & expreffe de l'être
fuprême; fi au contraire les loix données
par l'expérience s'accordent avec celles que
le raifonnement feul a fait trouver , il en
conclura que les loix obfervées font de
vérité néceffaire , non pas en ce fens que
le Créateur n'eût pu établir des loix toutes
différentes , mais en ce fens qu'il n'a pas
jugé à
propos d'en établir d'autres que celles
qui réfultoient de l'existence même de
la matiere .
Or nous croyons avoir démontré dans
cet ouvrage , qu'un corps abandonné à luimême
doit perfifter éternellement dans fon
état de repos ou de mouvement uniforme ;
nous croyons avoir démontré de même
que s'il tend à fe mouvoir à la fois fuivant
les deux côtés d'un parallelogramme
quelconque
, la diagonale eft la direction qu'il
doit prendre de lui-même , & , pour ainfi
dire , choifir entre toutes les autres. Nous
avons démontré enfin que toutes les loix
de la communication du mouvement entre
les corps fe réduifent aux loix de l'équilibre
, & que les loix de l'équilibre fe réduifent
elles-mêmes à celles de l'équilibre de
deux corps égaux , animés en fens contrai-
•
Gij
148 MERCURE DE FRANCE.
res de vâteſſes virtuelles égales . Dans ce
dernier cas les mouvemens des deux corps
fe détruiront évidemment l'un l'autre , &
par une conféquence géométrique , il y aura
encore néceffairement équilibre , lorfque
les maffes feront en raiſon inverſe des vîteffes
; il ne reste plus qu'à fçavoir fi le cas
de l'équilibre eft unique , c'eſt- à- dire , ſi
quand les maffes ne feront pas en raifon
inverfe des viteffes , un des corps devra
néceffairement obliger l'autre à fe mouvoir.
Or il eft aifé de fentir que dès qu'il y
a un cas poffible & néceffaire d'équilibre ,
il ne fçauroit y en avoir d'autres : fans cela
les loix du choc des corps , qui fe réduiſent
néceſſairement à celles de l'équilibre , deviendroient
indéterminées ; ce qui ne ſçauroit
être , puifqu'un corps venant en choquer
un autre , il doit néceffairement en
réfulter un effet unique , fuite indiſpenſable
de l'existence & de l'impénétrabilité de
ces corps. On peut d'ailleurs démontrer l'unité
de la loi d'équilibre par un autre raifonnement
, trop mathématique pour être
développé dans ce difcours , mais que j'ai
tâché de rendre fenfible dans mon ouvrage
, & auquel je renvoye le lecteur ( 1 ).
(1) Voyez l'article 46 à la fin du troifieme cas ;
& l'article 47.
SEPTEMBRE. 1758 149
De toutes ces réflexions , il s'enfuit que
les loix de la ftatique & de la méchanique,
expofées dans ce Livre , font celles qui réfultent
de l'exiftence de la matiere & du
mouvement. Or l'expérience nous prouve
que ces loix s'obfervent en effet dans les
corps qui nous environnent , Donc les loix
de l'équilibre & du mouvement , telles que
l'obfervation nous les fait connoître , font
de vérité néceffaires . Un Métaphyficien fe
contenteroit peut- être de le prouver , en
difant qu'il étoit de la fageffe du Créateur
& de la fimplicité de fes vues , de ne point
établir d'autres loix de l'équilibre & du
mouvement , que celles qui réfultent de
l'exiftence même des corps , & de leur impénétrabilité
mutuelle ; mais nous avons
cru devoir nous abftenir de cette maniere
de raifonner , parce qu'il nous a paru qu'elle
porteroit fur un principe trop vague ; la
nature de l'être fuprême nous eft trop cachée
pour que nous puiffions connoître directement
ce qui eft ou n'eft pas conforme
aux vues de fa fageffe ; nous pouvons feulement
entrevoir les effets de cette fageffe
dans l'obfervation des loix de la nature ,
lorfque le raifonnement mathématique
nous aura fait voir la fimplicité de ces loix,
& que l'expérience nous en aura montré
les applications & l'étendue.
Giij
150 MERCURE DE FRANCE.
Cette réflexion peut fervir , ce me femble
, à nous faire apprécier les démonſtrations
, que plufieurs Philofophes ont données
des loix du mouvement d'après le principe
des caufes finales , c'eft-à - dire d'après
les vues que l'Auteur de la nature a dû fe
propofer en établiffant ces loix . De pareilles
démonftrations ne peuvent avoir de force
qu'autant qu'elles font précédées & appuyées
par des démonftrations directes &
tirées de principes qui foient plus à notre
portée autrement il arriveroit ſouvent
qu'elles nous induiroient en erreur . C'est
pour avoir fuivi cette route , pour avoir
cru qu'il étoit de la fageffe du Créateur de
conferver toujours la même quantité de
mouvement dans l'univers , que Defcartes
s'eft trompé fur les loix de la percuffion .
Ceux qui l'imiteroient , courroient riſque,
ou de fe tromper comme lui , ou de donner
pour un principe général ce qui n'auroit
lieu que dans certains cas , ou enfin de
regarder comme une loi primitive de la
nature , ce qui ne feroit qu'une conféquence
purement mathématique de quelques
formules.
Après avoir donné au lecteur une idée
générale de l'objet que je me fuis propofé
dans cet ouvrage , il ne me refte plus qu'un
mot à dire fur la forme que j'ai cru devoir
SEPTEMBRE 1758.
Vish
lui donner.J'ai tâché dans ma premiere par
tie de mettre , le plus qu'il m'a été poffible ,
les principes de la méchanique à la portée.
des commençans ; je n'ai pu me difpenfer
d'employer le calcul différentiel dans la
théorie des mouvemens variés ; c'eft , la
nature du fujet qui m'y a contraint. Au
refte , j'ai fait enforte de renfermer dans
cette premiere partie un affez grand nombre
de chofes dans un fort petit efpace ,
& fi je ne point entré dans tout le
détail que la matiere pouvoit comporter ,
c'eft qu'uniquement attentif à l'expofition
& au développement des principes effentiels
de la méchanique , & ayant pour but
de réduire cet Ouvrage à ce qu'il peut
contenir de nouveau en ce genre , je n'ai
pas cru devoir le groffit d'une infinité de
propofitions particulieres que l'on trouvera
aifément ailleurs.
fui
.
:
La feconde partie, dans laquelle je me
fuis propofé de traiter des loix du mouvement
des corps entr'eux , fait la portion la
plus confidérable de l'Ouvrage c'eſt la
raifon qui m'a engagé à donner à ce livre
le nom de Traité de Dynamique . Ce nom
qui fignifie proprement la fcience des puiffances
ou caufes motrices , pourroir pa
roître d'abord ne pas convenir à ce livre ,
dans lequel j'envifage plutôt la méchani-
Giv
152 MERCURE DE FRANCE.
que comme la fcience des effets , que com
me celle des caufes : néanmoins comme le
mot de dynamique eft fort ufité aujourd'hui
parmi les Sçavans , pour fignifier la fcience
du mouvement des corps , qui agiffent les
uns fur les autres d'une maniere quelcon
que , j'ai cru devoir le conferver , pour
annoncer aux Géometres par le titre même
de ce Traité , que je m'y propofe principalement
pour but de perfectionner &
d'augmenter cette partie de la méchanique .
Comme elle n'eft pas moins curieufe
qu'elle eft difficile , & que les problêmes
qui s'y rapportent compofent une claffe
très-étendue , les plus grands Géometres
s'y font appliqués particuliérement depuis
quelques années mais ils n'ont réfolu
jufqu'à préfent qu'un très - petit nombre
de problêmes de ce genre , & feulement
dans des cas particuliers : la plupart des
folutions qu'ils nous ont données font appuyées
outre cela fur des principes que
perfonne n'a encore démontrés d'une maniere
générale ; rels , par exemple , que
celui de la confervation des forces vives.
J'ai donc cru devoir m'étendre principale
ment fur ce fujet , & faire voir comment
on peut réfoudre toutes les queftions de
dynamique par une même méthode fort
fimple & fort directe , & qui ne confifte
SEPTEMBRE. 1758.
153
>
que dans la combinaifon dont j'ai parlé
plus haut , des principes de l'équilibre &
du mouvement compofé. J'en montre l'ufage
dans un petit nombre de problêmes
choifis , dont quelques-uns font déja connus
, d'autres font entièrement nouveaux ,
d'autres enfin ont été mal réfolus , même
par les plus fçavans Mathématiciens. no
L'élégance dans la folution d'un problême,
confiftant furtout à n'y employer que
des principes directs & en très petit nombre
, on ne fera pas furpris que l'unifor
mité qui regne dans toutes mes folutions ,
& que j'ai eue principalement en vue , less
rende quelquefois un peu plus longues ,
que fi je les avois déduites de principes
moins directs. La démonftration que j'au-
Fois été obligé de faire de ces principes
ne pouvoit d'ailleurs que m'écarter de la
briéveté que j'aurois cherché à me procurer
par leur moyen , & la portion la plus confidérable
de mon livre n'auroit plus été
qu'un amas informe de problêmes peu
gne de voir le jour , malgré la variété que
j'ai tâché d'y répandre , & les difficultés
qui font particulieres à chacun d'eux .
93
di-
Au refte , comme cette feconde partie
eft destinée principalement à ceux qui
déja inftruits du calcul différentiel & inségral
, fe feront rendus familiers les prin
GV
154 MERCURE DE FRANCE.
cipes établis dans la premiere , ou feront
déja exercés à la folution des problêmes
connus & ordinaires de la méchanique ,
je dois avertir que , pour éviter les circonlocutions
, je me fuis fouvent fervi du
terme obfcur de force , & de quelques autres
qu'on employe communément quand
on traite du mouvement des corps ; mais
je n'ai jamais prétendu attacher à ces termes
d'autres idées , que celles qui réfultent
des principes que j'ai établis , foit
dans ce Difcours , foit dans la premiere
partie de ce Traité...
¡ Enfin , du même principe qui me conduit
à la folution de tous les problêmes
de dynamique , je déduis auffi plufieurs
propriétés du centre de gravité , dont les
unes font entièrement nouvelles , les au
tres n'ont été prouvées jufqu'à préfent que
d'une maniere vague & obfcure , & je termine
l'Ouvrage par une démonſtration du
principe appellé communément la confervation
des forces vives.
L'accueil que le Public a fait à ce premier
effai , lorfqu'il parut en 1743 , m'a
engagé à publier en 1744 un autre Our
vrage , dans lequel ccee qui concerne le
mouvement & l'équilibre des fluides a été
traité fuivant la même méthode , & par le
même principe. Cette matiere épineuſe &
SEPTEMBRE. 1758.) 355
'délicate n'eft pas la feule à laquelle j'aie
appliqué ce principe ; j'en ai fait le plus
grand ufage dans mes Recherches fur la préceffion
des Equinoxes , problême dont j'ai
donné le premier la folution , long- temps
& inutilement cherchée par de très grands
Géometres ; dans mon Eſſai fur la réſiſtan
ce des fluides , fondé fur une théorie entiérement
nouvelle ; dans mes Réflexions fur
la caufe des vents , pour calculer les ofcillations
que l'action du foleil & de la lune
doivent produire dans notre atmoſphere ,
& que perfonne n'avoit encore entrepris
de déterminer enfin j'ofe dire que plus
j'ai eu d'occafions d'employer les méthodes
expofées & développées dans cet Ouvrage ,
plus j'ai reconnu la fimplicité , la généralité
& la fécondité de ces méthodes.
C
A escolaillag anoison esu (1 )
mos įmabuon sį mach 20
.1
G vj
156 MERCURE DE FRANCE
THEOLOGIE.
t
A l'Auteur du Mercure au fujet des Lettres
de M. l'Abbé de *** ( 1 ) , pour fervir
d'introduction à l'intelligence des divines
Ecritures , & furtout des Livres Prophétiques
, relativement à la Langue Originale.
A Paris, chez la veuve Colombat, 175.1 .
MONSIEUR , ce volume renferme dix
lettres adreffées tant aux Peres Capucins
de la rue Saint Honoré , qu'aux PP. Do
minicains du Noviciat du fauxbourg Saint
Germain , & à quelques autres Elèves fé
culiers.
La premiere contient le plan que l'Auteur
s'eft proposé pour former fes Eleves:
qu'il encourage d'abord , en les félicitant ,
fur le progrès que chacun d'eux a fait dans
l'étude des langues orientales qu'il s'eft:
choifies.. Tous fe font livrés au Grec , à
l'Hébreu ; mais l'un s'eft appliqué au Chaldéen
& au Syriaque ; l'autre a pris du goût
(1 ) Ces notions préliminaires font relatives à
un Ouvrage très - important pour l'intelligence
des Pfeaumes , dont je rendrai compte dans les
volumes fuivans
SEPTEMBRE. 1758 . 157
pour l'Arabe ; deux pour l'Arménien , &c.
Enfuite l'Auteur fait l'énumération des livres
de l'Ecriture Sainte , dont les Capucins
( 1 ) & les Dominicains ont fait la traduction
latine dans le cours de fix années.
Après ce préliminaire , il leur rend
compte de la maniere dont il s'eft conduit
lui- même dans fes travaux relatifs à l'étude
du texte facré. Il découvre en fept articles
les défauts qu'il a remarqués dans les
Dictionnaires & dans les Grammaires . II
remarque dans le VIII & dans le IX® , què
les Commentateurs ont paffé légèrement
fur les termes généraux & les expreffions
énigmatiques . Dans les articles X & XI ,
il les prévient en faveur du double fens
littéral des prophéties.
Enfin il préfente une idée de fon plan
par l'énonce des titres qu'il met à la tête
de chacune des lettres qui compofent less
deux volumes de fon ouvrage. Nous en
allons donner le précis.
Les II , III , IV & V lettres font employées
à donner une idée de la conduite
de, Dieu fur fon Eglife , depuis Adam juf
quà nos jours.
Dans la II , on lit le précis de l'hiftoire
(1 ) Les Capucins étoient alors au nombre de
& les Dominicains au nombre de 10.
158 MERCURE DE FRANCE.
t
fainte , depuis fon commencement jufqu '
Jofué.
L'Auteur envifage cette époque fous
quatre états différens.
enia
1°. Sous la loi naturelle imprimée dans
le coeur de l'homme fortant des mains de
Dieu , & renouvellée après qu'Adam cut
été relevé de fa chûte.
2º. Sous la loi naturelle & les préceptes
donnés par Noé , à fes enfans .
3. Sous la loi naturelle,jointe aux préceptes
des Noachides & à ceux qui furent
révélés au pere des Croyans.
4°. Sous la loi naturelle & fous la loi
de Moyfe qui la confirme & qui renferme
auffi les préceptes des Patriarches.
•
Cette lettre qui ne contient que 32 pas
ges , attribue la création au Verbe qui devoit
fe faire homme pour nous . On y voir
les Etres céleftes créés d'abord , & la ma
Liere enfuite après elle, vient la lumiere
&c. Ce morceau qui ne contient que 29
lignes , mérite d'être lu . De- là l'Auteur
paffe au péché originel. C'eft à l'occafion
de ce dogme qu'on lit à la page 37 , une
note très curieufe touchant la croyance des
Hottentots, fur le péché de nos premiers
parens , & fur l'endurciffement du coeur
humain qui en eft la fuite..
L'Auteur, après le meurtre d'Abel, paſſeSEPTEMBRE
. 1758 . 159
au faint Patriarche Enoch & à fon enlevement.
Il rapporte à cette occafion une réflexion
admirable de faint Grégoire l'illuminateur
, premier Patriarche d'Arménie ,
fur la longue vie des Patriarches. Ce morceau
qui n'étoit jamais forti des ténebres
de la langue Arménienne , paroît ici pour
La premiere fois page 42. Il est tiré de l'inftruction
que fit le même Saint pour difpo
fer au Baptême Tiridate & ſes ſujets , l'an
de J. C. 292.
D'Enoch il paffe au déluge ; & pour donner
une idée de la maniere dont le monde
a pu fe repeupler de proche en proche , on
renvoie à l'hiftoire d'Arménie par Moyfe
de Khorêne , traduite en latin par MM.
Whifton , à Londres 1736 , où l'on voit
comment l'Arménie a été peuplée par Haïk
fils de Thorgoma , petit fils de Japheth.
Après le déluge , la loi naturelle confervée
dans le coeur de Noé fut développée
par les 7 articles fuivans , que les Juifs
croyent avoir été révélés à ce faint Pa
triarche..
1º. Contre les Cultes étrangers.
2. Contre les Blafphêmes.
3°: Contre les Juremens.
4°. Contre les Actes obfcenes.
s . Contre l'Homicide.
6°. Contre le Vol.
160 MERCURE DE FRANCE.
7. Défenſe de manger des Membres
d'un animal vivant.
Mais ces préceptes fi juftes & fi utiles
pour le bonheur de l'homme , ne mirent
point d'obftacle à fa pente naturelle : il fe
révolta contre le Seigneur & fe précipita
dans l'idolâtrie.
Abraham fur choifi fpécialement pour
remédier à ce défordre prefqu'univerfel.
Dieu lui révéla le jour du Meffie , & lui
donna des inftructions pour les tranſmettre
à fa poftérité. Il faut lire les pages 49 , 50 ,
51 , 52, 53 , 54 & 55 , au fujet de ce
faint Patriarche .
La lettre finit par la loi donnée à Moyfe
& par une réflexion fur l'Ifraélite felon
Fefprit , & fur l'Ifraélite felon la lettre.
La III lettre fait connoître les bontés
du Seigneur plein de compaffion pour un
peuple qui , malgré la loi donnée par Moyfe
, fe livre à l'idolâtrie. Pour l'en retirer ,
le Verbe lui fufcite des Prophetes depuis
David jufquà Malachie , afin que leurs
oracles ferviffent à détourner Ifraël du culte
des faux dieux , & à le guérir de cette
lepre invétérée , lorfqu'il feroit captif à
Babylone.
Quel extrait ferois - je de cette belle lettre
Il faut la lire toute entiere . Elle ne
contient que 36 pages . Faites bien réflé
SEPTEMBRE. 1758. 161
xion au coup d'oeil , fous lequel on doit
envifager la captivité d'Ifraël , depuis la
page 78 , jufqu'à la page 88 .
La fixieme lettre offre un fpectacle beaut
coup plus confolant que celui qu'on a cou
tume de nous préfenter .
Ifraël guéri, détrompé de fes erreurs , s'a
vance par degrés vers le Meffie qui doit fe
revêtir d'une chair fujette à la mort.
Pour exprimer cette gradation , l'Auteur
emprunte le fymbole de l'aurore & des
différens accroiffemens de fa lumiere , juf
qu'à ce qu'elle forme un jour parfair.
1. Cette aurore fut précédée d'un nua,
ge épais qui fe répandit fur Ifraël . Son in
gratitude le rendit infenfible à la gloire du
Temple qu'il négligeoit de bâtir , pendant
qu'il violoit le précepte qui lui défendoit
d'époufer des femmes étrangeres.
Mais Zorobabel fait voir un crépuscule
moins obfcur. Le Temple eft rebati & les
cérémonies commencent à fe rétablir ; ce
pendant les femmes étrangeres n'étoient
point renvoyées , & l'on violoit le jour du
Sabbat. Les murs de Jérufalem étoient
tombés : Ifraël étoit dans l'affliction &
dans le mépris .
2º . Néhémie fit naître les premiers
rayons de l'aurore. Les murs de Jérufalem
rebâtis , le culte du vrai Dieu rétabli dans
162 MERCURE DE FRANCE.
fon ancienne fplendeur , les divines Ecri
tures recueillies & expliquées par Efdras ,
& le Peuple d'Ifraël multiplié fans meſure
dans le plus vafte Empire du monde , fut
connu fous le nom de Juifs . Plus fideles a
leur Dieu que jamais , ils mériterent la
confidération & la confiance de leurs Souverains
, & même d'Alexandre le Grand.
Le crépuscule dura 83 ans , & l'aurore
naiffante 176.
13 ° . Cette aurore prend des accroiffemens
; mais c'est du côté de la Religion .
Les Livres faints furent traduits en Grec ,
pour être répandus dans tout l'univers où
cette Langue dominoit abfolument fous les
fucceffeurs d'Alexandre . Cette verfion fut
le principal trait de lumiere. Elle donna le
moyen à tous les Ifraélites de lire par euxmêmes
les écrits qui annonçoient la venue
prochaine du Meffie. Ils en faifoient part
toutes les Nations où ils avoient formé
des Profélytes. A ces Livres faints , on
ajouta , pour former le coeur d'Ifraël , le
Recueil de Philofophie & de Théologie
morale , connu fous le nom d'Eccléfiaftique.
à
4°. Aux accroiffemens de cette aurore
fuccede une aurore parfaite. Elle brille
malgré les nuages qui la couvrent. La foi
étoit plus vive que jamais. Elle fut miſe à
l'éprouve par les perfécutions. Elle triomSEPTEMBRE.
1758 16z
pha. D'autres tenebres parurent l'obfcurcir,
je veux dire les fectes des Pharifiens , des
Sadducéens , des Efféniens & des Hérodiens
qui formerent la Synagogue ; mais
la foi de l'Eglife d'Ifraël leur réfifta jufqu'à
ce que J. C. vînt les détruire.
Dans la cinquieme lettre , on voit qu'à
cette aurore parfaite qui annonce la venue
du Meffie , fuccede le foleil levant , c'eftà-
dire le Meffie lui-même. L'Auteur , dans
les 24 pages que contient cette lettre , forme
un tableau de l'Eglife Chrétienne ;
mais l'objet qu'il trace avec un pinceau
fidele & rapide , mérite d'être vu dans
fon enfemble. On peut y remarquer furtout
le foin admirable que J. C. prend de
fon Eglife , foit en réparant fes pertes par
de nouvelles conquêtes , foit en lui donnant
une vigueur toujours nouvelle par la
force que fes Sacremens puifent dans le
fang d'un Dieu crucifié. Lifez ce morceau
depuis la page 148 , jufqu'à la page 153 .
M. l'Abbé de *** finit cette lettre en
faifant voir que dans tous les fiecles , le
Seigneur a exercé fur fon Eglife une alternative
de juftice & de miféricorde , d'où il
conclut qu'une conduite fi foutenue , eft
une preuve que la Religion eft l'ouvrage
d'une fuprême Intelligence .
Après la lecture de ces quatre Lettres , il
164 MERCURE DE FRANCE.
eft aifé de voir que l'Auteur a prouvé que
Eglife ne forme qu'un feul & même corps,
depuis Adam jufqu'à nos jours.
La fixieme lettre qui regarde la prononeiation
des lettres hébraïques, feroit mieux
placée à la tête d'une grammaire. Peut- être
que l'Auteur a été obligé par quelque circonftance
de placer ici cette lettre . Quoiqu'il
en foit , les preuves qui juftifient fa
prononciation , méritent d'être lues.
La feptieme lettre commence ainfi :
.
"Cette lettre & les deux fuivantes fe-
» ront employées à exprimer ma penſée
»fur les divers fens dont les ouvrages Prophétiques
font fufceptibles ... »
"
Enfuite l'Auteur fait connoître à quel
deffein il a donné une idée de ce que contient
l'Ecriture en général , touchant la
conduire de Dieu fur les hommes en matiere
de Religion , depuis Adam juſqu'à
nous. « C'eft, dit-if page 207 , pour effayer
» de vous faire comprendre qu'il y a dans
» une grande partie des Prophéties , un
» double fens littéral très - différent & trèsdiftingué
du fens fpirituel . »
"
Et à la page 208 .
Mêmes infidélités , quoique d'une efpece
différente mêmes retours vers fa
»miféricorde : 33 mêmes rechûtes , mêmes.
châtimens , quoique d'un autre gente »
SEPTEMBRE. 1758. 165
و ر
و ر
23
font également prédits pour l'une & l'autre
alliance. L'hiftoire a vérifié la certitude
de ces oracles évidemment accomplis
, foit avant , foit après la venue de
J. C. De ce double objet , le premier
regarde le Verbe & l'Eglife de l'ancien
Ifraël , depuis le commencement de la
captivité des dix Tributs jufqu'à la Ré-
» furrection de J. C. Et le fecond regarde
le Verbe incarné , & fon Eglife du nou-
» vel Ifraël jufqu'à la fin du monde ; en
»forte la même lettre contient ce que
» le Saint- Esprit a bien voulu révéler aux
» hommes touchant ce qui devoit arriver à
l'une & à l'autre Eglife. »
39
و د
و و
و د
que
L'Auteur exprime ainfi , page 210 , le
fens littéral dont il parle,
" Le fens littéral eft fondé ou fur l'hif
toire paffée , alors il s'appelle le fens lit-
» téral hiftorique ; ou fur des faits prédits
» par les oracles divins , alors il s'appelle
» le fens littéral prophétique ; il eft encore
» un fens littéral , que l'on appelle moral
quand le Prophete ou l'Hiftorien facré
» donne au peuple des regles de conduite
» pour réformer fes actions & fon coeur. »
M. l'Abbé de *** , page 219 , exige en
conféquence de ce fens littéral , qu'il regne
une harmonie complete dans les verfions
que feront les Eleves ; & il s'éleve à la
166 MERCURE DE FRANCE.
page 220 , contre ceux qui difent qu'il ne
faut point chercher d'harmonie dans les
ouvrages dictés par l'Efprit Saint.
On lit à la page 223 , les raifons qui
font admettre par l'Auteur, un double fens
littéral . Et à la page 225 , il met en deux
colonnes paralleles les onze principaux
chefs fur lefquels roule le détail des Prophéties
qui regardent l'ancien & le nouvel
Ifraël fous une feule & même lettre .
Le refte de la lettre eft employé à répondre
aux objections que l'on pourroit
faire contre le double fens littéral qu'il
faut cependant bannir des prophéties qui
regardent le Verbe incarné. C'eft lui feul
que l'on doit y envifager.
La huitieme lettre a pour objet l'explication
de la prophétie contenue dans les
chapitres 58 & 9 d'Ifaïe. Le deffein de
l'Auteur eft de prouver que cet oracle renferme
un double fens littéral ; c'eft ce qu'il
exécute avant de donner fa verfion Françoife
, précédée de deux obfervations.
La premiere fait voir que , fans le fecours
des fupplémens très- faciles à faire ,
exigés par le génie de la langue & par la
fuite que le difcours demande , on ne trouve
plus l'harmonie qui regne dans cet
oracle .
La deuxieme , après avoir obfervé que
SEPTEMBRE. 1758. 167
Vatable n'a point faifi le fens littéral qu'Ifaïe
avoit en vue , eft employée à prouver
que l'on y découvre un fens littéral dont
l'un regarde l'ancienne loi , & l'autre la
nouvelle. Enfuite l'Auteur procede à la
découverte de ce double fens . La méthode
paroîtra nouvelle , mais elle n'en eft
pas moins fûre , fi j'ofe le dire. Il veut qu'après
avoir faifi la valeur des termes énigmatiques
d'une Prophétie qui regarde le
peuple d'Ifrael , on commence par en examiner
les derniers verfets où l'on trouve
d'ordinaire le dénouement de la piece ; car
ces oracles finiffent communément par la
délivrance d'Ifraël captif, ou par la ruine
de l'empire de Babylone. Il faut enfuite
examiner , en remontant de verfets en verfets
, les objets que le Prophete nous préfente
jufquà ce qu'on foit arrivé au premier
verfer de la Prophétie qui , d'ordinaire,
commence par des reproches faits an
peuple d'Ifraël fur fon idolâtrie & fur les
autres défordres.
Il emploie cette méthode que l'on peut
Lire depuis la page 261 , jufquà la page 265 ,
où commence l'argument de la Prophétie .
L'Auteur développe cet argument , & le partage
en 7 articles, qu'il faut lire, fi l'on veut
concevoir comment les Prophetes ont ſaiſi
du même coup d'oeil , & renfermé fous les
"
168 MERCURE DE FRANCE.
mêmes termes le double fens littéral de
l'ancien & du nouvel Ifraël ,
A la fuite de l'argument , on trouve la
verfion françoiſe de la Prophétie. Il eſt
difficile de n'être pas content de l'harmonie
qui regne dans toute la piece , furtout
lorfque l'on compare cette verfion avec
celles qui ont paru jufqu'ici .
Dans la neuvieme lettre , on trouve les
notes néceffaires pour l'intelligence parfaite
du fens littéral de cet oracle d'Ifaïe.
On y reſtraint les termes généraux aux
idées particulieres que le Prophete avoit
en vue. On y touche les traits hiftoriques
qui donnent du jour à la Prophétie. La
Grammaire y trouve fa place au befoin ,
& le développement des termes enigmatiques
jette fur cette poéfie facrée , tout le
jour que l'on pouvoit defirer .
Ces notes font fuivies de réflexions inté
reffantes pour confirmer & développer ce
qui a déja été dit fur le double fens littéral .
Elles terminent la neuvieme lettre.
3. La X , qui contient 117 pages , eft uniquement
employée à l'explication du
Pleaume huitième , Domine , Dominus nof
ter , &c. pour prouver qu'il n'a qu'un feul
fens littéral qui regarde uniquement J. C,
quoique les Juifs , les Déiftes , & certains
Critiques s'y oppofent.
Pour
SEPTEMBRE. 1758. 169
Pour parvenir à fon but , il fait précéder
ce Pfeaume par cinq Obfervations , partagées
en fections différentes. L'Auteur
prévu que les Hébraïzans ne goûteroient
pas plus que les Juifs fon explication des
termes énigmatiques ; c'eft pourquoi il a
pris la précaution de prouver dans ces
cinq obfervations , que le fens qu'il leur
donne eft fondé fur l'Ancien & le nouveau
Teftament .
Je rendrois volontiers un compte exact
de ces termes ; mais comme l'Auteur a été
attaqué fpécialement fur cet article , &
que les PP. Capucins , fes éleves , ont pris
en main fa défenfe dans le feptieme volume
des Principes difcutés , je remets cette
matiere au temps où je rendrai compte de
leur Ouvrage,
Après ces cinq Obfervations fuivent les
argumens & les verfions Latine & Françoife
, après lefquelles on trouve deux ou
trois de réflexions folides qui termi- pages
nent le premier volume de ces Lettres.
La fuite au prochain Mercure.
H
170 MERCURE DE FRANCE.
PHARMACIE.
mo
AVIS au Public au fujet du Manuel des
Dames de Charité , ou Formules de Médicamens
faciles à préparer ; dreffées en faveur
des perfonnes charitables , qui diftribuent
des remedes aux pauvres dans les
Villes & dans les campagnes , avec des remarques
utiles pour faciliter la jufte application
des remedes qui y font contenus ;
enfemble un Traité abrégé de la Saignée ,
& un extrait de plufieurs remedes choifis ,
tirés des éphémérides d'Allemagne , quatrieme
Edition , revue , corrigée & augmentée
de la defcription des maladies , 1
vol. in 12. Le prix eft de 2 liv. 10 fols. A
Paris , chez Debure l'aîné , Libraire , Quai
des Auguftins , à l'Image S. Paul .
Quoique le prix de ce livre foit affez
modique , & que fon mérite foit déja connu
par le grand débit qui s'en eſt fait juſqu'ici
; cependant fur l'avis de quelques
perfonnes fages & éclairées , nous avons
ctu qu'il étoit de l'intérêt du Public qu'il
fût plus particuliérement & plus généralement
inftruit de fon excellence & de fon
extrême utilité .
SEPTEMBRE . 1758. 171
Le Manuel des Dames de Charité eft le
fruit des confultations gratuites , établies
à Orléans en faveur des pauvres depuis plufieurs
années par quelques Médecins habiles
& zélés , autorifés &
encouragés par
la penfion honorable dont il a plu à Son
Alteffe -Séréniffime feu
Monfeigneur le
Duc d'Orléans de gratifier leurs affemblées
, & qui leur a été continuée depuis
par Monſeigneur le Duc d'Orléans fon fils.
C'eft donc l'ouvrage du zele pour le bien
des pauvres , d'une méditation & d'une
étude continuée pendant long temps , furtout
d'une expérience confirmée par une
longue fuite d'épreuves fouvent réitérées ,
& ce titre feul fuffiroit pour en prouver le
mérite . L'accueil favorable que le Public
lui fit auffi tôt qu'il parut ; le jugement
avantageux que les Journaux & les feuilles
périodiques porterent alors de ce livre ;
l'approbation que lui donnerent Meffieurs
les Médecins de la Faculté de Paris , dont
quelques- uns n'ont pas dédaigné depuis
d'en faire ufage pour eux- mêmes , & font
Convenus de s'en être fervis avec fuccès ;
trois Editions enfin de cet Ouvrage épuifées
en affez peu d'années : tout cela réuni
acheve d'en faire l'éloge. Entrons dans un
détail fuccinct de fa nature , & de ce qu'il
renferme.
-Hij
172 MERCURE DE FRANCE.
On conçoit d'abord par le titre , qu'il
n'a été compofé ni pour les Médecins , ni
pour les Chirurgiens & Apothicaires , en
un mot pour tout ce qu'on appelle gens
de l'art ; il eft principalement deſtiné à l'ufage
des perfonnes pieuſes & charitables ,
que la Religion & l'amour du prochain
engagent au fervice des pauvres , & qui ,
fans fe piquer d'une grande théorie , n'ont
befoin que d'une Médecine fenfible & de
pure pratique.
C'eft en faveur de ces perfonnes , &
dans la vue d'encourager leur zele & leur
charité , en leur mettant tout d'un coup
fous les yeux une méthode corative abrégée
pour chaque maladie , que l'on a rendu
cet ouvrage public.
MEDECINE,
LETTRE à l'Auteur du Mercure.
Vous m'obligeriez infiniment , Monfieur
, fi vous vouliez inférer dans votre
Mercure ce qui fuit ;
Au mois de Mai 1757 , à cinq heures
du matin , la partie gauche de mon viſage
devint enflée depuis l'oeil jufqu'au menton ,
(
SEPTEMBRE. 1758. 171
& la moitié des levres fupérieure & inférieure
depuis ce temps , cette enflure fe
promene fur toutes les parties de mon vifage
, commençant le matin & difparoiffant
le foir ; elle vient fans douleurs , &
s'en va de même. Après avoir fait uſage
de nos Médecins dont l'ordonnance fe
bornoit à la faignée , purgation , bouillons
raffraîchiffans , l'enflure fe promenant toujours
, mais jamais deux jours de fuite fur
la même partie , on me confeilla de faire
confulterles Médecins de Paris . M.leClerc,
Docteur en Médecine , m'envoya un ordonnance
à peu près comme les autres : il
demandoit , pour agir , difoit- il , avec plus
de fûreté , une confeffion générale de toute
ma vie. Le détail en feroit trop long :
Je me contentai de dire que depuis 23
ans que je fuis marié , j'ai vécu avec beaucoup
de ménagement ; que mon épouse &
mes enfans paroiffent bien fains. Enfin le
Chirurgien de M. leMaréchal deThomond,
le fieur de la Plaine , étant venu par le carroffe
de Paris , au mois de Juillet dernier ,
j'eus occafion de lui parler de ma maladie .
Il me fit promettre de le faire avertir au
moment que l'enflure commenceroit à paroître.
Le lendemain matin à quatre heures
, je fentis le picotement ordinaire ; je
me levai , & j'allai frapper à la porte de fa
Hiij
174 MERCURE DE FRANCE.
chambre il ouvrit , & fut étonné de
voir mon menton d'une groffeur prodigieufe
, & la levre inférieure épaiffe de
deux gros pouces , ce qui me défiguroit
extrêmement , & il avoua n'avoir rien vu
de pareil. J'allai le voir quelques heures
après ; il ne paroiffoit plus rien : je fus par
fes ordres faigné du pied , purgé , &c. Ces
enflures ne reviennent pas fi fréquemment ,
mais je n'en fuis pas quitte , puifqu'elles
reparoiffent de temps en temps.
J'ai l'honneur d'être , & c .
DE VILLIERS.
A Blaye , le 22 Novembre 1757.
SEPTEMBRE. 1758. 175
ARTICLE IV.
BEAUX- ARTS.
ARTS AGRÉABLES.
GRAVURE.
M. Duflos vient de donner deux nou
velles Eftampes , le Berger avec fon oifeau ,
& la Bergere avec fa flûte. Ces deux Eftampes
font d'après M, Soldini.
Le même Graveur qui demeure rue des
Noyers , chez M. Hafté , Serrurier de la
Ville , a auffi un livre d'Estampes intitulé ,
Abrégé des Aris & Métiers , avec un Difcours
à chaque article.
Hiv
176 MERCURE DE FRANCE.
ARTS UTILES.
HORLOGERIE.
MACHINE a arrondir , finir & polir,
les dents des roues de Montre, par le Sicur
Vincent , de Mâcon.
DANS l'horlogerie , les pieces qui font
les plus fujettes au frottement , & qui parconféquent
ont toujours le plus donné de
peine aux Ouvriers , font les rouages dentelés
, par rapport à leur engrenage dans
les pignons , où les frottemens ne peuvent
être lians , coulans & égaux que par la
parfaite régularité des dents.
L'outil à refendre , dont fe fervent aujoud'hui
tous les Horlogers, eft d'un grand
fecours pour l'exacte divifion des dents ;
mais il reste encore beaucoup à faire à
l'Ouvrier : il faut arrondir les dents , les
égalir , les polir ; & quelque attention qu'il
y puiffe apporter , il eft moralement impoffible
qu'il n'en altere l'égalité , foit dans
les lignes droites , foit dans la réunion de
la courbe avec les faces intérieures , opération
à laquelle très - peu d'Horlogers
SEPTEMBRE. 1758. 177
réuffiffent parfaitement , furtout dans les
roues de montre de poche , dont les défauts
moins fenfibles à la vue échappent
plus aifément à l'Artifte .
Dans la vue de remédier à tous ces inconvéniens
, plufieurs perfonnes ont cherché
des moyens pour arrondir & égalir
parfaitement les roues de montre. En 1753 ,
le fieur Vincent eut l'honneur de préfenter
à l'Académie des Sciences les modeles d'une
Machine qui devoit remplir cet objet.
Les obfervations qui lui furent faites ont
excité fon émulation ; il s'eft joint à d'excellens
Artistes qui travailloient depuis
long- temps dans les mêmes vues , & il
leur a fait exécuter à grands frais cette
Machine , dont les premieres productions
ont mérité les fuffrages de la même Académie
au mois de Janvier 1757.
Les propriétés de cette Machine font
donc d'arrondir , finir & polir les dents des
roues de montre , de toutes grandeurs ,
toutes enarbrées ou fans l'être , même des
roues de champ , avec la plus exacte précifion
; & de les mettre dans cet état de
perfection à laquelle la main du plus habile
Artifte ne fçauroit atteindre .
Le fieur Vincent vient d'en faire l'établiffement
à Paris : l'agrément & le concours
de MM. les Horlogers en prouvent
Hv
178 MERCURE DE FRANCE.
évidemment l'utilité. Il eft conftant que
les mouvemens dont les rouages auront
paffé par cet outil , en feront meilleurs
puifque toutes les dentures auront la perfection
defirée. Il faut efpérer que la Machine
dont il s'agit ranimera le zele des
Artiftes , & ne laiffera pas à l'Auteur le
regret d'avoir infructueufement préféré fa
patrie à l'étranger.
Le Bureau de cette Machine eft chez M.
Maréchal , cour de Rohan , quartier Saint
André- des - Arts , à Paris.
On fe contente par roues d'un prix trèsmodique
, & on eft fervi très- promptement
: la diligence fe trouve jointe à la
perfection.
Les Horlogers de Province qui voudront
profiter de ce fecours , n'auront qu'à envoyer
à l'adreffe dudit fieur Maréchal , en
affranchiffant
le port.
SEPTEMBRE . 1758. 179
SÉANCE PUBLIQUE
De l'Académie des Sciences , des Belles- Lettres
Arts de Rouen.
L'ACADÉMIE de Rouen tint fa féance
publique le mercredi 2 Août. M. le Cat ,
Secretaire perpétuel de la claffe des Sciences
, y préfida en l'abfence du Directeur &
du Vice Directeur.
Il ouvrit cette féance comme Secretaire
des Sciences , par la lecture des travaux de
l'année académique de fa claffe , & par
l'annonce des Mémoires qui ont remporté
le Prix de Phyfique.
Le fujet du prix de Phyfique de cette
année étoit : Déterminer les affinités qui fe
trouvent entre les principaux mixtes , ainfi
que l'a commencé M. Geoffroy , & trouver
un fyftême phyfico - méchanique de ces affinités
.
Le Mémoire n°. 3 , qui a pour deviſe ,
Non tam idem eodem ; fed fimilis fimili gaudet
, a très- bien rempli la premiere partie
de la queſtion ; mais il n'a prefque point
parlé de la feconde .
Le Mémoire n° . 4 , dont la devife eft ,
Simile fimili gaudet , traite fupérieurement
le méchanifme des affinités ; mais il paffe
Hvj
180 MERCURE DE FRANCE:
très - légérement fur la partie chymique :
enforte qu'aucun de ces deux Mémoires en
particulier n'a rempli les vues de l'Académie
, & n'a , à la rigueur , mérité le prix :
mais comme il eft très-rare de trouver réunies
dans un même homme le titre de
Chymifte profond qu'on ne fçauroit refufer
à l'Auteur du Mémoire n°. 3 , &
celui de grand Phyficien qui paroît dû à
l'Auteur du Mémoire n° . 4 , la Compa
gnie a penfé que dans un fujet fi important
& qu'il étoit fi difficile de traiter complettement
dans un feul Mémoire , elle devoit
fe relâcher de la rigueur ordinaire des loix
académiques ; que chacun des Auteurs
ayant également fatisfait à la moitié de la
queftion , & la réunion de leurs Mémoires
formant un tout qu'on peut regarder , en
attendant mieux , comme la folution du
problême entier , l'équité demandoit que
le Prix fût partagé auffi également entr'eux ,
& queleurs Mémoires fuffent imprimés de
fuite dans l'ordre de leurs n°. 3 & 4.
L'Auteur du n° . 3 , qui excelle dans la
partie chymique , eft M. Jean - Philippes
de Limbourg , Docteur en Médecine de
Theux , au pays de Liege. On a de lui um
Traité fur les Eaux de Spa , & une Differtation
fur les Bains d'eau fimple , qui avoit
eu l'acceffit à l'Académie de Dijon.
SEPTEMBRE. 1758. 181
L'Auteur du Mémoire n°. 4 , eft M. le
Sage , fils , Maître de Philofophie & de
Mathématique à Geneve.
On a donné un acceffit à un Mémoire
très bien fait , & furtout très bien écrit ;
mais moins fort de chofes que les précédens.
C'eft le n° . 1 qui a pour devife ,
Alia fatisfet theoria qua rationibus & experimentis
liquidò mihi fuerit probata. Rob.
Boyle Chim. Script.
Ces trois Mémoires font dignes de l'impreflion
, & réunis , ils forment fur la
queftion propofée un Ouvrage déja fort
eftimable , & très- propre à exciter les Sçavaus
en ce genre à nous en donner un
meilleur encore.
M. du Boulay , Secretaire des Belles-
Lettres , a fait l'ennumération des travaux
de fa claffe , & l'annonce fuivante des Prix
de fon département.
Le fujet du prix de Poéfie propofé dès
1756 , étoit la Conquête de l'Angleterre
par Guillaume , Duc de Normandie. Ce
Prix fut remis l'année derniere , & le
mérite des Ouvrages qui ont concourn
cette année , donne lieu à l'Académie de
s'applaudir de fa févérité .
Celui dont le plan & l'ordonnance générale
lui ont paru remplir le mieux fes
vues & le fujet propofé , eft le n° . 7 qui
182 MERCURE DE FRANCE.
a pour devife , Conamur tenues grandia.
L'Auteur eft M. Charles le Mefle , le
jeune , Négociant à Rouen , qui femble ,
par cet effai , promettre les talens les plus
diftingués.
Le n° . 4 qui a pour devife ,
Sic patrius patrium vates canit ore fonanti ,
Heroa o quantos Neuftria mater alit.
eft celui qui a paru en approcher davantage
; & il auroit balancé le précédent , fi
les beautés de détail avoient été foutenues
par une compofition auffi riche , & une
ordonnance auffi complette & auffi bien
entendue.
L'Académie croit encore devoir nommer
avec éloge le n° . 5 , qui a pour devife
,
Anglorum meta flammas fenfere cometa.
Et à la fin ,
At mihi contingat patrios celebrare penates:
Elle y a remarqué de fort beaux vers.
Mais fon plan n'approche pas non plus de
celui du Poëme couronné.
L'Académie a propofé depuis trois ans
trois divers fujets d'hiftoire , fans avoir
reçu aucun Mémoire ; ce qui prouve fenfiblement
que le goût de l'érudition &
SEPTEMBRE. 1758. 183
des recherches s'affoiblit beaucoup trop
dans un fiecle où l'agréable l'emporte toujours
fur l'utile . Cependant elle ne croit
pas devoir fe rebuter , & elle propoſe un
quatrieme fujet, dont voici le programme :
La délivrance annuelle d'un meurtrier ,
qui fe fait folemnellement à Rouen le jour de
l'Afcenfion , a t'elle quelque fondement dans
l'hiftoire civile & ecclefiaftique de cette Province
? ou ne feroit - ce qu'un veftige d'un
ufage autrefois plus généralement répandu ,
dont quelques Eglifes particulieres font
reftées en poffeffion d'une maniere differente ,
felon les lieux & les circonstances où il fe
pratique ?
L'Académie n'ignore pas qu'on a beaucoup
écrit fur ce fujet ; mais la queftion ne
lui paroît pas encore fuffifamment éclaircie
: elle demande un réſumé exact & précis
de ce qui a été dit de mieux fur cette
matiere , & que les Auteurs y ajoutent ou
les preuves , ou les conjectures les plus
probables qui peuvent décider l'alternative
qu'elle propofe .
Outre ce Prix , l'Académie diftribuera à
fa Séance publique du mois d'Août 1759 ,
-un prix d'éloquence , dont le fujet fera :
Comment , & à quelles marques les moins
équivoques pouvons nous reconnoître les difpofitions
que la nature nous a données , plutôt
184 MERCURE DE FRANCE.
pour certaines Sciences ou certains arts , que
pour d'autres ?
L'Académie exhorte les Auteurs à envifager
fous toutes fes faces & dans fa plus
grande généralité ce fujet important pour
le progrès de l'efprit humain. Il s'agit d'éblir
une théorie lumineufe , de l'appuyer
de preuves & d'exemples , & d'en tirer
des conféquences pratiques qui puiffent
diriger un choix dont dépend le bon emploi
des talens & l'avantage de la fociété.
Les ouvrages pour concourir à ces deux
prix , feront adreffés francs de port , &
fous la forme ordinaire , à M. Maillet du
Boullay , Secrétaire perpétuel de l'Acadé
mie pour les Belles - Lettres , rue de l'Ecureuil
, à Rouen.
M. Le Cat Secrétaire des Sciences &
Préfident de cette féance , a enfuite diftri-.
bué les prix des Ecoles , qui font fous la
protection de l'Académie. Les prix qui
avoient été fournis jufqu'ici par les Profeffeurs
ou par des amateurs , font fondés
actuellement par le Corps de Meffieurs de
Ville.
Les prix d'Anatomie ont été remportés ;
le premier par M. Jacques le Coq , de Tinchebray
; le fecond par M. Cofme Beaumont,
de Rouen ; le troifieme par M.Char
les-Louis Doubleau , de Bernetal,
SEPTEMBRE . 1758. 18€
Les prix de Chirurgie ont été donnés
le premier à M. Antoine Dufay, de Rouen ,
& le fecond à M. Jacques le Coq , qui venoit
de remporter le premier prix d'Anatomie.
Les prix de Botanique ont été adjugés ;
le premier à M. Bomarre , Eleve en Pharmacie
, de Morfan , près Bernay ; le fecond
à M. Neuville , Eleve en Chirurgie , près
Brionne ; le troifieme à M. Seyer , Eleve
en Chirurgie , qui en a déja remporté les
deux années précédentes.
Les prix de l'Ecole de Deffein.
L'Académie voulant tirer fes fujets de
compofition , alternativement de l'allégorie
, de l'Hiftoire Sacrée , de l'Hiftoire prophane
& de la Fable , a choisi cette année
pour fujet Pigmalion amoureux de la ftatue
qu'il venoit d'achever.
Ce prix a été remporté par M. Barthe
lemy Lamoureux , de Rouen .
Premier prix d'après nature , par M.
Gonor. Second , par M. Louis Guyon , de
Rouen. Premier prix d'aprés la Boffe , par
Mademoiſelle Marie - Catherine- Béatrix
Defcamps , fille du Profeffeur. Second extraordinaire
, par M. Louis le Febvre , de
Rouen , qui depuis peu de mois dans cette
Ecole , y donne des marques des plus gran186
MERCURE DE FRANCE.
des difpofitions. Premier prix d'après le
deffein , par Pierre Amable- André Beaufils
, de Rouen . Second extraordinaire , par
M. Thomas Bremontier , du Tronquay ,
prés Lyon - la Forêt.
L'Académie annonce de plus , que la générofité
de Meffieurs du Corps de Ville la
mettra en état de donner l'année prochai
ne une médaille d'or à l'Eleve qui fera le
mieux un tableau fur un fujet , qu'elle fe
réſerve de propofer.
pour
Le fujet du prix d'Architecture étoit de
compoſer une porte de ville d'expreffion
Dorique , avec deux guichets à côté
le paffage des gens à pied , fans autres ornemens
que ceux qui font admis en archi
tecture. Ce prix aa été remporté par M.
Charles François Ribard , de Buchy en
Caux.
M. le Cat lut les obfervations Météoro,
logiques & Nofologiques , & l'éloge de
M. Gunz , affocié de l'Académie , premier
Médecin du Roi de Pologne , Electeur de
Saxe.
M. du Boulay lut l'éloge de M. Boulanger
, Secrétaire du Roi , premier Commis
de M. de Saint Florentin .
M. Du Lagne lut pour M. Boüin ‹ un
mémoire fur les Cometes.
M. l'Abbé Yart lut un difcours dans le
SEPTEMBRE . 1758 . 187
quel il entreprit de fixer jufqu'à quel point
on peut & on doit fe permettre la fingularité.
Ce difcours fut extrêmement applaudi
de l'affemblée , qui étoit nombreuſe & brillante.
M. du Lagne lut un mémoire fur l'oppofition
de Jupiter au Soleil pour cette année.
M. du Lagne conclut de fes obſervations
& de fes calculs , que les tables de
Hallei donnent la longitude de Jupiter
trop forte de 9 minutes 42 fecondes , &
la latitude auffi trop forte de 49 fecondes
.
M. Hoden , qui a déja donné dans les
deux années précédentes les moyens de
rendre le jeu du Cabeftan continu , en a
préfenté dans cette féance un nouveau ,
où il opere cette continuité ; 1 ° . Par la
forme d'un cône tronqué donnée au çilindre
du cabeftan ; 2 ° . par des poulies dont
il couvre , pour ainfi dire , la futface de ce
cône , & la rend plus gliffante encore aux
circonvolutions du cable , dont les fupérieures
doivent forcer les inférieures à
couler vers le fommet du cône , & dépouiller
ainfi le cabeftan à mesure qu'il fe charge
vers fa bafe de nouvelles circonvolutions.
-M. Gilbert a lu un mémoire fur les
188 MERCURE DE FRANCE.
de moyens de faciliter le paffage du pont
batteaux de Rouen , & de fes pareils aux
voitures , lorfque les eaux font très - hautes
ou très - baffes. Ces moyens étoient expofés
par un modele , dont la démonftration a
donné beaucoup de fatisfaction au Public.
La féance a été terminée par la lecture
du Poëme couronné , auquel le Public ар-
plaudit beaucoup.
SEPTEMBRE . 1758. 189
ARTICLE V.
SPECTACLES.
OPERA.
LE S Août , l'Académie Royale de Mufique
a donné la premiere répréfentation
des Fêtes d'Euterpe . Ce Ballet , comme je
l'ai annoncé , eft compofé de trois Actes.
Le premier intitulé , la Sibyle , eft dans la
fimplicité du bon vieux temps. L'action eft
une querelle d'amans , qu'une Sibyle appaife
: le Muficien a imité le ftyle naïf du
Poëte la mufique eft dans le goût le plus
gracieux & le plus touchant des romances,
& le même goût eft obfervé dans la
danfe , comme dans le chant : it femble
même que l'on trouve cette imitation trop
fidele. Le fpectacle eût été plus vif , plus
varié , plus féduifant pour notre fiecle , s'il
eût peint moins exactement les moeurs fimples
du temps paffé . Ce n'eft pas que ce tableau
n'ait toutes les graces dont le genre
eft fufceptible ; mais ces graces ingénues
ne font plus affez piquantes ; c'eft peut- être
tant pis pour nous ,
190 MERCURE DE FRANCE
>
Le ſecond Acte eft le Mariage d' Alphée
d'Aréibufe dans le Palais de Neptune
où Aréthufe s'eft réfugiée , pour éviter les
pourſuites d'un amant aimé. Cet Acte foible
, & du côté des images , & du côté des
fentimens , n'a pas donné au Muficien de
grands effets à produire ; mais le chant en
eft noble , varié , facile , & l'on ne méconnoît
pas l'Auteur de Lavinie dans le
Ballet & dans les Chours .
Le troiſieme Acte eft comique & ne l'eſt
pas affez. Ce genre n'eft favorable à la Mufique
qu'autant qu'il eft animé par le contrafte
des peintures & des fituations , &
par les mouvemens de la fcene . On ne laiffe
pas de retrouver dans les airs , & furtout
dans le duo dialogué , qui termine la
feconde fcene , le même génie qui a produit
la mufique des Troqueurs. En général
cet ouvrage n'eft ni au- deffus ni au deffous
de la réputation de M. d'Auvergne : on y
voit une extrême facilité à fe monter fur
tous les tons , & les reffources d'un talent
fécond, qui ne demande, pour les déployer,
que des fujets qui en foient fufceptibles.
On ne peut affez louer les foins qu'ont
pris MM. les Directeurs de rendre ce Spectacle
auffi brillant qu'il pouvoit l'être . Le
Compofiteur des Ballets les a fecondés avec
fuccès . Trois couples de Danfeurs & de
SEPTEMBRE. 1758. 191
Danfeufes ( frere & foeur ) , tous les trois
excellens dans des genres différens , les
fieurs & Demoiſelles Lani, Veftris & Lyonnois
, ont fait l'ornement de ces danfes.
COMEDIE FRANÇOISE.
LE 7 , on remit au Théâtre la Tragédie
de Sertorius . Quoique le goût du Public ,
depuis le fiecle de Corneille , ait éprouvé
bien des révolutions , quoique nous foyons
accoutumés à des paffions plus violentes
, à des ſituations plus pathétiques , à
une marche plus rapide de l'action théâtrale
; cette nobleffe mâle & fimple , cette
majefté tranquille & foutenue , qui regne
dans Sertorius , n'a pas laiffé d'étonner ,
d'élever , de faifir l'ame des fpectateurs.
L'admiration n'émeut pas la multitude ,
comme la crainte & la pitié , ces grands
refforts de la tragédie ; & Sertorius , quoiqu'applaudi
avec tranfport , n'a pas attiré
la foule. Cependant au mérite de la pièce ,
digne objet de l'admiration des Héros
du regne paffé , fe joint le talent de l'Actrice
qui joue le rôle de Viriate , talent
qui dans ce rôle cût peut - être étonné Corneille
lui-même , pour qui la nature femble
l'avoir formé. Mlle Clairon eft tou
192 MERCURE DE FRANCE.
jours furprenante ; mais le génie de Corneille
eft furtout analogue au caractere de
fon ame. C'est alors qu'on oublie qu'elle
eft Actrice , & qu'on ne voit plus que le
perfonnage héroïque, tel que le grand Corneille
devoit s'applaudir de l'avoir conçu .
Le 23 , on donna la premiere repréfentation
de l'Ile déferte , Comédie en un acte
& en vers, imitée de Métaftafio . Cette piece
a été reçue très - favorablement. J'en rendrai
compte dans le volume fuivant.
COMÉDIE ITALIENNE.
LE2
£ 2 Août , l'on reprit les Amours
de Pfy
ché, dont on a donné
trois repréfentations
.
Le 7 , on repréſenta
pour la premiere
fois Melezinde
, Comédie
en vers & en
trois Actes , qui a eu quelque
fuccès.
Le fujet tient beaucoup
du tragique
, c'eft
un mari qui , voulant
éprouver
la fidélité
de fa femme
, fait courir
le bruit de fa
mert, pour voir.fi , felon l'ufage
établi dans
l'Inde , où fe paffe l'action
, elle fe jettera
dans le bucher
de fon époux. Une telle
épreuve
a dû paroître
bien indifcrete
aux
yeux des fpectateurs
François
.
Je donnerai l'extrait de cette Piece dès
qu'elle me fera confiée.
OPERA
SEPTEMBRE . 1758. 193
OPERA COMIQUE.
LE 7 Août , on aa donné pour la premiere
fois , l'Heureux
Déguisement
. Les
paroles font de M. Marcouville
; la mufique
de M. de Laruette. Le 12 , un nouvel
Acteur a débuté avec fuccès dans le rôle
du Suffifant. Le 16, le Calme après l'orage ;
Ballet pantomine
Hollandois
, a plu la
gaieté & la vivacité de l'action qu'il imite.
par
Les enfans du fieur Baron jouent fur ce
Théâtre avec applaudiffement , quelquesuns
de nos Opera comiques. Ils femblent
embellir encore celui du Peintre amoureux
de fon modele , fi applaudi dans fa nouveauté
, & dont la mufique pleine de délicateffe
& de goût , compofée fur des paroles françoifes
, fait bien voir qu'il n'y a point de
modulation ni de mouvement dont notre
Langue ne foit fufceptible.
Ces enfans étonnent par l'intelligence
de leur jeu & la précifion de leur chant.
Dans les mêmes pieces a paru la jeune Demoiſelle
Luzy , dont la fineſſe & le naturel
femblent promettre une excellente Actrice
comique. Je n'ofe dire ce qu'en attendent
quelques perfonnes qui connoiffent le
théâtre : un talent auffi accompli que celui
I
194 MERCURE DE FRANCE.
de Mademoiſelle Dangeville, eft un phénomene
bien rare ! Celui de Mlle Luzy eft au
point où l'on a tout à craindre de l'impreffion
de l'exemple. Une nuance de plus à
cette fineffe en détruitoit le naturel.La jeune
Demoiſelle Baron a déja perdu de fa naïveté.
Ceux qui veillent aux progrès des
talens qui fe développent , doivent avoir
grand foin de s'oppofer au penchant de
l'imitation , & furtout les arrêter aux limites
de la belle nature. Plus le talent eft
près de ces limites , plus il eft en danger
de les franchit .
CONCERT SPIRITUEL.
LiE 15 , jour de l'Affomption , on y executa
le Regina Cæli , Moter à grand Chaur
de M. de Mondonville , précédé d'une fymphonie.
Mile Hardi la jeune , chanta deux
airs Italiens avec une facilité & une précifion
fingulieres. M. Piffet joua un Concerto
de fa compofition , qui fut très applaudi .
Après un Duo Italien exécuté par Mlle
Hardy & M. Albaneze , Mlle Fel chanta
un petit Motet dans le goût Italien avec
cet art & cette voix , qu'on a fi fouvent
célébrés. Le Concert finit par le Moret
François de M. de Mondonville , qui fit la
même impreffion que dans fa nouveauté.
SEPTEMBRE . 1758. 195
ARTICLE VI.
NOUVELLES ÉTRANGERES.
ALLEMAGN E.
DE KONIGGRATZ EN BOHEME, le 17 Juillet.
L'ARMÉE Impériale continue de fuivre de près
celle des Pruffiens. La premiere campa le 8 à Gewitz
, & en y arrivant , on apprit que le Roi de
Pruffe étoit déja à Leutomifchel avec les deux premieres
colonnes de fon armée ; mais que la troifieme
commandée d'abord par le Général Fouquet
, & actuellement par le Maréchal Keith ,
étoit encore à Zwittau & dans les environs , d'où
cependant elle commençoit à défiler. Le 7 , le
Comte de Lafci , Lieutenant général , qui avoit
dévancé l'armée pour marquer le camp de Gewitz,
avec le corps des Grenadiers & des Carabiniers
ayant découvert cette troifieme colonne qui marchoit
par Krenau à Zwittau , fit fes difpofitions
pour en charger l'arriere- garde. Il força d'abord le
village de Krenau ; il s'y foutint affez long temps
pour arrêter la marche des ennemis , & il obligea
toute la colonne de faire halte . Nos Chaffeurs ,
qui garniffoient un bois au deffus du Village , firent
de-là fur les Pruffiens un feu continuel , leur
détruifirent plufieurs charriots chargés de pontons
, prirent beaucoup de chevaux , & firent
quantité de butin. Les ennemis craignant de fe
I ij
196 MERCURE DE FRANCE.
voir arrêter long-temps dans leur marche , prirent
le parti de fe former & fe préfenterent en bataille.
Comme le feu de leur canon qui n'étoit point
fupérieur au nôtre , ne fit point l'effet qu'ils en
attendoient ; ils détacherent de l'Infanterie & de
la Cavalerie pour attaquer le village de Krenau.
Quatre compagnies de Grenadiers aux ordres du
Général de Tillier , en occupoient le cimetiere ;
deux autres compagnies dans le Village flanquoient
ce pofte des deux côtés , & le Comte de
Brunian , Colonel des Huffards Esclavons , étoit
fur la gauche en dehors avec deux compagnies
de Carabiniers. Au premier choc la Cavalerie ennemie
prit la fuite , & l'Infanterie fut repouffée
avec perte. La nuit étant ſurvenue , l'ennemi profita
des ténebres pour nous dérober fa marche ,
ce qu'il fit avec tant de promptitude & de précaution
qu'il nous échappa. L'armée Impériale fe
remit le en mouvement , & marcha en deux
colonnes par les montagnes fur Politzka , où elle
féjourna le 10. Elle fe porta le 11 à Sebranitz ,
comptant joindre à Leutomifchel la troifieme colonne
des ennemis , & l'y attaquer ; mais elle en
étoit partie avant le jour , après avoir mis le feu
à fon camp , pendant que les deux autres colonnes
s'avançoient par Hollitz vers cette Place. Le 12 ,
cette troifieme colonne prit la route des deux
premieres. Comme elle en étoit affez éloignée
pour ne pouvoir pas en être fecourue , les Généraux
Laudobn , Ziskowitz & de Saint-Ignon , qui
continuoient de cotoyer l'ennemi fur fon fanc
gauche , réfolurent de l'attaquer. Le premier fit
d'abord feu fur les Pruffiens de quatre pieces de
canon , près du village de Woftzetin : ils répon¬
dirent de dix pieces de leur groffe artillerie ; ce
pendant ils furent obligés de rebrouffer chemin
SEPTEMBRE . 1758 .. 197
quer
& de regagner les hauteurs où ils ſe retrancherent
fur le champ. Ils mirent auffi le feu au village de
Woftzetin , apparemment dans le deffein de faire
connoître par ce fignal au Roi de Pruffe qu'ils
étoient attaqués . Tandis que nos Huffards & nos
Croates harceloient les Pruffiens , le Général de
Saint-Ignon arriva avec la Cavalerie . Auffi-tôt
qu'il eut remarqué la façon dont la Cavalerie Pruffienne
fe formoit , il la fit obſerver d'un côté par
les Chevaux- légers de Lowenftein , & la fit attade
l'autre par les Grenadiers & les Dragons
de Wirtemberg. Cette attaque fe fit avec tant
d'ordre & de bravoure , que les ennemis furent
plufieurs fois renverfés , enfuite mis en déroute ,
& totalement difperfés , malgré leur artillerie qui
tiroit de quatre côtés différens. Déja nous nous
étions emparé de plufieurs pieces de canon ; mais
l'arrivée du Roi de Pruffe qui accourut avec douze
mille hommes , obligea nos troupes de les abandonner
pour fe replier fur leurs anciens poftes ,
& l'on fe contenta d'emmener deux caiffons de
poudre & plufieurs charriots , avec un feul étendard.
Cette affaire coûte aux ennemis en morts ,
bleffés & déferteurs , plus de mille hommes. L'armée
Impériale vint camper le 12 près de Hohenmauth
, & le 15 à Hrochow - Teunitz. Les ennemis
n'ont occupé cette Place qu'un jour , & nos
troupes s'en font remifes en poffeffion le 14. On
apprend que l'armée Pruffienne marche avec précipitation
par Jaromitz vers la Siléfie & le Comté
de Glatz .
Du Quartier général de l'Armée du Prince
de Soubife à Caffel , le 9 Août .
M. le Prince de Soubiſe a détaché le 20 Juillet M.
I iij
198 MERCURE DE FRANCE.
Fifcher, pour s'emparer du Fort de Zighenhein. La
garnifon fe retiroit au moment que nos troupes.
légeres y font arrivées. On a tué ou bleffé aux
ennemis vingt hommes & fait environ quatrevingts
prifonniers . On a trouvé dans ce Fort quatorze
pieces de gros canon & fix mille facs de
farine .
M. le Duc de Broglie , que le Prince de Soubiſe
avoit envoyé en avant, & qui commandoit l'avantgarde
de l'armée depuis Friedberg , s'eft avancé le
21 à Yefberg. L'armée eft venue camper à Holtzdorff
, & les ennemis ont fait une marche rétrograde.
M. le Prince de Soubife a envoyé un renfort
d'une brigade d'Infanterie & d'une de Cavalerie
à M. le Duc de Broglie , pour le mettre en état:
d'attaquer les ennemis , s'il en trouvoit l'occafion
favorable. M. le Duc de Broglie s'eft avancé le
22 à Hortz , & M. le Prince de Soubife a porté
fon camp à Yefberg. Le 23 , M. le Duc de Broglie
s'eft avancé à Caffel , dans l'intention d'attaquer
Parriere garde des ennemis , au moment qu'ils
décamperoient du village de Sunderhaufen où.
étoit leur camp. Il a attendu que fon Infanterie
fût aux portes de Caffel , pour envoyer ordre aux
troupes légeres de paffer la Fulda au gué du moulin
au deffus de Caffel . L'Infanterie , la Cavalerie
& les Dragons ont joint au delà du village de Bettelhaufen.
Les ennemis avoient marché par leur
droite , pour le porter vers le grand chemin de
Munden. Ce mouvement a déterminé M. le Duc
de Broglie à fe porter en diligence fur le village
de Sunderhaufen. Il a monté fur la hauteur d'ou
il a vu les ennemis en bataille , leur droite appuyée
à un grand efcarpement de la Fulda , & leur gauche
à un bois très-fourré . Il a compris que l'affaire
devenoit férieufe , & demandoit des difpofitions.
SEPTEMBRE, 17588. 199
fages & mefurées . Il avoit laiffé dans Caffel deux
bataillons de Royal Deux - Ponts , & un bataillon
du même Régiment à Sunderhaufen , pour garder
le défilé en cas d'événement. Ce détachement
avoit réduit le corps qu'il commandoit à environ
fept mille hommes , & les ennemis à qui il avoit
affaire , étoient plus forts que lui. Le terrein étant
étroit , il a mis l'Infanterie en premiere ligne , la
Cavalerie & les Dragons en feconde ligne , & il a
appuyé fa droite au bois. Il fe propofoit d'attaquer
T'Infanterie que les ennemis avoient dans ce
bois , & de les tourner par leur gauche , pour les
culbuter dans la riviere , fi l'attaque réuffiffoit .
Lorfque fa difpofition a été faite , il a placé dix
pieces de canon pour tirer fur la Cavalerie des
ennemis . L'incommodité de ce feu a déterminé
cette Cavalerie à charger l'Infanterie de M. le Duc
de Broglie. Alors ce Général a fait doubler le Ré
giment de Waldner derriere celui de Dieſback ,
& le Régiment de Royal-Baviere derriere un ba
taillon de Deux - Ponts . Il a fait avancer par cet
intervalle les Régimens de Wirtemberg , de Royal
Allemand & de Naffau , commandés par M. le
Comte de Raugrave. Lorfque la cavalerie Heffoife
les a vu dépaffer l'Infanterie , elle s'eſt jettée ſur
fa droite , & a paru vouloir gagner notre gauche.
M. le Duc de Broglie a couru promptement au
Régiment de Raugrave ; il l'a fait avancer par un
intervalle de l'Infanterie ; il a fait marcher le Régiment
d'Apchon à la gauche de cette Infanterie ,
& ce mouvement a arrêté la Cavalerie des ennemis.
Pendant qu'elle étoit incertaine du partí
qu'elle devoit prendre , Wirtemberg , Royal-
Allemand & Naffau l'ont chargée ; ils ont enfuite
plié , & ont été fuivis affez vivement par les enne
mis. M. le Duc de Broglie a craint pendant un
F
I iv
200 MERCURE DE FRANCE.
moment que cela n'ébranlât l'Infanterie qui fe
trouvoit fans Cavalerie ; mais le Régiment de
Royal-Baviere a fait une fi vive décharge fur le
Régiment d'Ifembourg , & l'a maltraité de façon ,
que cette Cavalerie n'a plus reparu depuis.
Pendant ce temps-là , MM. les Comtes de Waldner
& de Diefback , la brigade Suiffe & trois compagnies
de Royal Deux- Ponts attaquoient le bois ,
y trouvoient de la réſiſtance , mais s'y foutenoient
avec beaucoup de valeur. Toute l'Infanterie de la
droite & du centre des ennemis marchoit vivement
à notre gauche , où étoit la brigade de Rohan
, dont Beauvoifis fermoit la gauche. Cette
Brigade effuyoit le plus grand feu , & y répondoit
avec la plus grande intrépidité. Les ennemis ont
reculé quelques centaines de pas ; mais ils font
revenus avec plus de fureur , & fe couvrant de
l'efcarpement , ils avoient un grand avantage fur
nos troupes qui étoient à découvert , de forte que
notre gauche a été obligée de ſe replier . Les ennemis
fe font alongés le long de l'efcarpement ,
& vouloient gagner nos derrieres. Pour les en
empêcher , M. le Duc de Broglie a fait avancér
quelques efcadrons de notre Cavalerie qui s'étoient
Kalliés. Le feu continuoit toujours avec beaucoup
de violence ; les Régimens de Rohan & de Beauvoifis
perdoient beaucoup , & la poudre commençoit
à nous manquer. Alors M. le Duc de Broglie
a joint les deux bataillons de Royal - Baviere & de
Deux-Ponts à ceux de Rohan & de Beauvoifis.
Ces Régimens ont d'abord foncé la bayonnettë
au bout du fufil ; les ennemis ont pris la fuite , &
fe font jettés dans les bois qui bordent la riviere.
Comme il étoit fept heures du foir , & que les
troupes étoient fatiguées de la marche " forcée
qu'elles avoient faite le même jour , M. le Duc de
SEPTEMBRE . 1758. 201
Broglie a jugé à propos de s'arrêter. Il a envoyé le
Baron de Travers , Brigadier , avec fept cens volontaires
& les Huffards à la pourſuite de l'ennemi.
L'affaire a duré trois heures , & a été très - vï◄
ve. M. le Comte de Rofen , qui s'y eft conduit avec
beaucoup de valeur , eft bleffé de deux coups de
fabre , qui ne font pas dangereux ; M. le Prince de
Naffau d'un coup de fufil dans le bras , M. le Marquis
de Puyfegur d'un coup de feu à la tête , qui
n'aura pas de fuites fâcheufes ; M. le Marquis de
Broglie , Aide de Camp , & neveu du Duc de Broglie
, eft auffi bleffé d'un coup de feu à la cuiffe.
Les fieurs de Saint-Martin , Lieutenant - Colonel
du Régiment de Rohan , & du Rouffet , Major de
Beauvoifis , ont été tués. M. le Duc de Broglie a
eu un cheval bleffé fous lui ; ſon Ecuyer & fon Aide
de Camp ont eu leurs chevaux tués. L'Infanterie
a fait des merveilles . La Brigade de Rohan s'eft
extrêmement diftinguée ; elle a pris quatre pieces
de canon aux ennemis , & M. le Prince de Rohan
s'y eft acquis beaucoup de gloire. Le Régiment
d'Apchon a auffi combattu très -valeureuſement.
L'artillerie a été ſervie avec l'ardeur & l'activité
ordinaires. Cette action , qui eft une fuite des dif
pofitions & des marches de notre armée , commandée
par M. le Prince de Soubiſe , eſt une nouvelle
preuve courage de nos troupes , qui toutes en
général ont bien fait leur devoir . M. le Prince de
Soubife a envoyé M. le Marquis d'Autichamp-
Beaumont, Aide de Camp de M. le Duc de Broglie,
porter la nouvelle de ce combat à la Cour .
du
M. le Baron de Travers a pourſuivi les ennemis
jufqu'à Munden , d'où ils étoient déja partis. I
s'en eft peu fallu que le Prince d'Ifembourg , qui
s'y étoit arrêté , n'ait été pris.
Il y avoit dans Caffel, au départ du courier, fept
Iv
202 MERCURE DE FRANCE.
>
à huit cens prifonniers , parmi lesquels cinquante
Officiers. Le Comte de Kanitz , qui commandoit
fous le Prince d'Ifembourg , eft de ce nombre
ainfi que le premier Adjudant de ce Général & plufieurs
Lieutenans - Colonels & Majors . La perte des
Heffois doit être très- confidérable ; car outre trois
à quatre cens hommes qui fe font précipités du
haut de l'efcarpement & noyés dans la riviere , nos
foldats en ont fait un grand carnage , lorsqu'ils
les ont mis en fuite la bayonnette au bout du fufil
. Les ennemis avoient à cette action feize pieces
de canon ; nous en avons pris fept fur le champ -
de bataille , & huit autres en les pourfuivant dans
leur retraite. Nous avons perdu de notre côté , par
le feu vif que nos troupes ont effuyé pendant une
heure , quatre cens hommes qui ont été tués , &
douze cens bleffés , & dans ce nombre plufieurs
Officiers. Les Milices Heffoifes , qui faifoient partie
de cette armée , ont jetté leurs armes & fe font:
fauvées dans les bois , pour retourner dans leurs
villages. On croit que cette armée de huit mille -
hommes eft réduite aujourd'hui à trois mille.
M. le Prince de Soubife eft arrivé le 25 à Caffel
avec le refte de l'armée. Il y féjournera pendant :
quelques jours pour attendre le Duc de Wirtemberg
, qui doit l'y joindre le 31 avec fix mille hom- ..
mes de fes troupes.
L'attaque de la redoute du fauxbourg de Koniggratz
a eu des fuites avantageufes . Les Pruffiens
y ont laiffe plufieurs morts , parmi lesquels s'eft
trouvé le fieur de Brankenbourg , Colonel du Régiment
de Pannowitz. Leur fuite précipitée a empêché
que leur perte ne fût auffi confidérable
qu'elle devoit l'être. Ils ont emporté plufieurs de
leurs bleffés , de forte qu'on ne fçauroit en évaluer
exactement le nombre . On leur a enlevé outre le
SEPTEMBRE. 1758. 203
canon , cinq charriots de munitions , & un fixieme
qui a fauté. Nous n'avons eu que deux foldats
tués & quinze bleffés , avec un Officier.
Toute l'armée Pruffienne décampa le 26 des environs
de Koniggratz. Nos troupes légeres fufent
détachées auffitôt pour l'incommoder dans fa retraite
. Le Maréchal Daun fit marcher les jours
fuivans fon armée , qui eft préfentement campée
entre Koniggratz & Jaromitz.
Les Généraux Jahnus & Zifcowitz ont pénétré
en Silésie , ont mis les Villes de Friedberg & de
Patfchar à contribution , ont furpris & enlevé un
convoi avec une caiffe de trente-un mille florins
qui alloit à Breslau .
Le 29 les ennemis ne firent aucun mouvement ;
ils porterent un détachement à Neuftadt , & firent
des difpofitions propres à perfuader qu'ils vouloient
s'établir aux environs . Le Maréchal Daun ,
dont le deffein eft de les contraindre à évacuer la
Boheme , fit marcher fon armée le 30 fur trois
colonnes , & fe forma en arrivant à Hollolow en
ordre de bataille , dans l'intention de combattre
les Pruffiens. Ils avoient décampé la nuit , & paffé
la Métau. Le 31 , un nouveau mouvement de leur
part fit préfumer qu'ils vouloient entrer en Siléfie
Trautnau. En conféquence, le Général Jahnus
fit des difpofitions qui arrêterent leur marche. Le
Comte de Kalnocki a eu fon avant- garde attaquée
aux environs de Neuftadt. Il a tué aux Pruffiens
foixante hommes , un Capitaine & un Lieutenant
, & leur a bleffé beaucoup de monde. Il
n'a perdu que vingt-cinq hommes , & pas un feul
Officier.
par
Lvj
204 MERCURE DE FRANCE.
FRANCE.
Nouvelles de la Cour , de Paris , &c.
LE 15 Août , Fête de l'Affomption de la Sainte
Vierge , la Proceffion folemnelle , qui fe fait tous
les ans à pareil jour , en exécution du Vau de
Louis XIII , fe fit avec les cérémonies accoutumées.
M. l'Abbé d'Agoult , Doyen du Chapitre
de l'Eglife Métropolitaine , y officia. Le Parlement
, la Chambre des Comptes , la Cour des Aydes
, & le Corps de Ville , y affifterent.
Dans l'Affemblé générale tenue le 16 par le
Corps de Ville , M. Camus- de Pontcarré-de Viarmes
, Confeiller d'Etat , a été élu Prevôt des Marchands
, & MM. Boutray , Confeiller de la Ville
& André , Avocat ès Confeils du Roi , ont été élus
Echevins.
Le Roi prit le même jour le divertiffement de
la chaffe dans la plaine de Grenelle , & Sa Majefté
fit l'honneur à M. le Duc de la Valliere de
fouper chez lui à Montrouge.
M. le Marquis de Broglie eft mort à Caffel des
bleffures qu'il avoit reçues au combat de Sunderhaufen.
Par un extrait d'une lettre de l'Armée du bas-
Rhin , le 16 Août 1758 , on a reçu avis que M. le
Marquis de Contades ayant mis le Prince Ferdinand
dans l'impoffibilité de paffer le Rhin à Rhinberg
, comme il l'avoit projetté , ce Prince a été
obligé , manquant de vivres , de forcer fes marches
pour gagner les ponts de Rées & d'Emme
SEPTEMBRE. 1758. 208
rick. Il a confidérablement perdu , ayant été continuellement
harcelé par nos troupes légeres , &
par le Corps que commandoit M. le Duc de Chevreufe
fous Gueldres . L'armée de M. le Marquis
de Contades n'a pu fuivre à cauſe du pain qu'il
falloit tirer par des convois de Cologne , la navigation
du Rhin étant interceptée par la Garnifon
ennemie de Duffeldorp .
Les ennemis qui avoient détaché des troupes
pour foutenir la queue de leur pont de Rées , ont
été obligés de defcendre au deffous d'Emmerick ,
où leur armée a achevé de paffer à la rive droite
du Rhin le 9 & le 10.
Notre armée a féjourné à Alpen le 10 & le 11 ,
tant pour le repofer , que pour conftruire nos
ponts à Wefel. Il n'y en a eu qu'un d'achevé le 12 :
une partie de l'armée l'a paffé le même jour ;
mais un oragan extrêmement violent a retardé le
refte , qui n'a pu achever de le paffer en entier
que le 13 & le 14. Il y a apparence que nous ne
tarderons pas à marcher pour nous rapprocher de
l'armée du Prince de Soubife.
La tête de l'armée des ennemis étoit campée
les à Boicholt , où elle doit être jointe par les
Anglois , qui ont débarqué à Embden.
On a appris le 10 à midi , au camp d'Alpen ,
par un Officier dépêché à M. le Marquis de Contades
, par M. le Marquis de Caraman , que M.
d'Hardenberg , Général Hanovrien , qui commandoit
dans Duffeldorp , dont la garniſon étoit
d'environ deux mille hommes , avoit évacué cette
Place le même jour au matin. M. le Marquis de
Caraman l'a fuivi avec un gros détachement , &
a fait cent cinquante prifonniers. Cet abandon eft
la fuite des bonnes manoeuvres de notre Général ,
qui a empêché le Prince Ferdinand de pouvoir
paffer à Rhinberg.
206 MERCURE DE FRANCE.
M. de Chevert , qui avoit été détaché de Cologne
pour le rendre par la rive droite à Wefel , ne
put y arriver que le 4 à caufe des débordemens de
la Roer , de l'Ems , de la Lippe , & de tous les->
ruiffeaux ; ce qui a fait qu'il n'a pu marcher que
le 5 avec cinq à fix mille hommes extrêmement
fatigués , & la plus grande partie de Milices. Ce
retardement l'a empêché de furprendre le Corps
commandé par le Général Imhoff , qui couvroit le
pont de Rées à la rive droite , & qui avoit été
confidérablement renforcé par les garnifons de
Cleves , de Moeurs , & par un détachement de
l'armée du Prince Ferdinand. M. de Chevert a
trouvé ces troupes fi bien poftées , qu'il n'a pu les
forcer. Il s'eft mis du défordre dans les troupes
de fa gauche prefque toutes compofée de Milices ;
ce qui l'a obligé de fe retirer , après avoir perdu
cent quatre-vingt- quatorze hommes de tués ou
reftés dans la retraite , trois cens trente- quatre
bleffés , & fix pieces de petit canon dont les chevaux
avoient été tués .
On a appris de l'Armée du Prince de Soubife a
Caffel , le 9 Août 1758 , les nouvelles fuivantes.
M. Fiſcher, avec un gros détachement , a poufféfort
avant au de là de la Verra dans le
novre , où il a établi des contributions.
pays d'Ha
Nous avons un Corps fous le commandement
de M. le Marquis de Caftries à Gottingen , qui a
obligé le Prince d'Ifembourg de fe retirer partie
à Eimbeck , d'où il a envoyé fes équipages & fes
malades à Hamelen . M. le Marquis Dumefnil a
marché avec notre avant- garde à Warbourg le 7,
d'où il a pouffé des détachemens à Paderborn,
On affure que nous allons tous nous raffembler
en avant , & marcher à la rencontre de notre
grande armée , pour exécuter les opérations pros
SEPTEMBRE . 1758. 207
jettées par nos Généraux . On ne sçauroit exprimers
la bonne volonté de toutes les troupes , qui n'afpirent
qu'à joindre l'ennemi .
Les dix mille Saxons font déja arrivés à Andernach
, & vont inceffamment joindre l'armée . Ce
renfort fera fupérieur à celui des Anglois , qui ne
monte qu'à huit mille hommes. Ces Saxons feront
commandés par M. le Comte de Luface , qui
s'eft acquis l'éftime générale de toute l'armée , &
l'affection de tous les Officiers.
& que
cè
Une flotte Angloife a reparu fur les côtes de-
Normandie. Le 7 , les Anglois débarquerent au
nombre de dix mille par l'anfe d'Arville , fituée à
une lieue & demie de Cherbourg . M. le Comte de
Raymond , Maréchal de Camp , qui commande
dans cette partie de la Normandie , n'avoit pour
lors que les deux Régimens de Clare & d'Horion .
Ces deux Corps demandoient avec la plus vive
ardeur de combattre les Anglois ; mais M. le
Comte de Raymond jugea qu'ils étoient trop inférieurs
pour s'oppofer à l'ennemi , protégé d'ailléurs
le feu des canons de la Flotte , par
feroit les expofer à une deftruction certaine. Il fit
fa retraite pour couvrir Valogne , & pour raffembler
les Régimens qui font fous fes ordres. Les
ennemis font maîtres de Cherbourg. Il font campés
fur la hauteur du Roule , s'étendant du côté
de Tour- la - Ville & d'Igauville d'une part , & de
l'autre , du côté de Noinville- Oeteville & de Mar- -
tinwaft. Toutes les troupes que nous avons furces
côtes , font en mouvement pour venir au fecours
, & forcer l'ennemi de fe rembarquer , ou au v
moins pour le refferrer de façon que la prife de
Cherbourg lui devienne inutile . M. le Duc d'Har
court , Lieutenant- Général des armées du Roi &
de la Province , & qui y commande en chef, s'eft :
208 MERCURE DE FRANCE.
porté en toute diligence à Tamerville , ainfi que
MM. les Marquis de Brancas & de Braflac , Maréchaux
de camp. M. le Maréchal de Luxembourg ,
Gouverneur de la province , partit le 12 pour aller
prendre le commandement des troupes.
M. le Marquis Defgouttes a fait partir de Louifbourg
le quinze Juillet dernier , M. du Drefnay
des Roches , Capitaine de vaiffeau , fur la Frégate
l'Aréthufe , avec les paquets de la Colonie. Cette
Frégate a relâché à Saint - Ander en Eſpagne , d'ou
M. du Drefnay s'eft rendu à Verſailles .
Les Lettres qu'il a remifes portent , que depuis
le 20 Juin les Anglois avoient été plus occupés à
fort :fier leurs retranchemens & à faire des lignes
de communication , qu'à s'approcher de la Place ,
dont ils étoient encore éloignés d'environ quatre
cens toifes ; & qu'il paroiffoit que leur deffein
étoit de réduire la ville par le feu des canons &
des mortiers , en établiffant des batteries fur toutes
les hauteurs qui la dominent , & en y employant
le feu de leurs vaiffeaux du côté de la mer. Celui
de leurs batteries eſt très- vif, & il n'y a point
d'endroit dans la ville qui n'y foit expofé ; cependant
on y travaille avec une ardeur fans égale
à éteindre le feu , & à réparer les dommages que
les bombes & les boulets y caufent. Il y a eu deux
Religieux de la Charité & un Chirurgien tués à
l'hôpital , ainfi que plufieurs malades .
Pour rendre l'entrée du Port plus difficile aux
vaiffeaux Anglois , en cas qu'ils vouluffent la forcer
, on a coulé à fond trois bâtimens du Roi
& trois navires marchands , dans la paffe du côté
de la batterie du Fanal. On continue à faire fortir
tous les jours des détachemens de volontaires ,
pour reconnoître les travaux des ennemis , & les
inquiéter dans leurs opérations.
SEPTEMBRE. 1758. 209
La nuit du 8 au 9 Juillet , on fit une fortie compofée
de plufieurs piquets commandés par M.
Marin , Lieutenant- Colonel du bataillon de Bourgogne.
Ce détachement fe porta fur la partie des
ouvrages des ennemis , entre le Cap Noir & la
Pointe Blanche. Nos troupes ont rafé une partie
de leurs travaux , leur ont tué beaucoup de monde
, & auroient remporté un avantage des plus
confidérables , fi elles ne s'étoient pas un peu trop
preffées. Outre le monde qu'on leur a tué , on
leur a fait prifonniers un Ingénieur & un autre
Officier , avec trente grenadiers . Nous avons perdu
de notre côté M. de Chauvelin , capitaine dans
le bataillon de Bourgogne , M. de Garfemes , capitaine
dans les troupes de la Colonie , & environ
cinquante hommes tués ou bleffés. M. de Jarnage
, Lieutenant des grenadiers d'Artois , a eu la
jambe caffée dans la retraite , & a été fait prisonnier.
M. de Boishébert eft à Miray avec fa troupe ,
d'où il ne tardera pas de venir attaquer les ennemis.
;
On a reçu la confirmation de la mort de Meffieurs
la Gaidepayan , Lieutenant de vaiffeau
Rouillé d'Orfeuil , Enfeigne ; & Dubois , Garde
de la Marine , qui ont été tués fur les vaiffeaux
le canon des ennemis.
par
La Frégate l'Arethuse , commandée par M. Vauquelin
, Lieutenant de Frégate , s'eft diftinguée
par la fermeté avec laquelle elle a foutenu le feu
de plufieurs batteries des ennemis , vis-a - vis defquelles
elle s'étoit emboffée dans le Port , pour
interrompre leurs travaux ; & tous les Officiers en
général ont donné les plus grandes preuves de
zele dans les différentes occafions où ils ont été
employés.
210 MERCURE DE FRANCE.
Par un Courier arrivé à Parme le 9. du mois au
matin , & expédié de Rome , à Milan au Comte
Della Torre Rezzonico , neveu & coufm da Cardinal
Rezzonico , on a appris que le 6 Juillet ce
Cardinal a été élu unanimement , & avec une joie
univerfelle de toute la Ville de Rome , Souverain
Pontife. Ce Pape eft né à Veniſe le 7 Mars 1693
de Jean-Baptifte Rezzonico , Patricien , & Décu
rion de la Cité de Côme , noble Vénitien , & Ba
ron du Saint Empire Romain , mort l'année derniere
, qui avoit rempli les emplois les plus diftingués
de la République . Sa mere , qui eft encore
vivante , fe nomme Victoire Barbarigo , & elle eft
foeur du feu Patriarche de Venife Barbarigo . Don
Aurelle Rezzonico , frere de Sa Sainteté , eft acy
tuellement Sénateur de Venife. En 1728 il fut Po
deftat de Bergame , où l'on conferve encore la
mémoire de fon adminiftration , généralement ap
plaudie . Dans le même temps il rempliffoit enco
re l'emploi de Grand Capitaine : il avoit épouſé
Anne Juniani , dont la Maiſon defcend des Empereu
Conftantinople. Les neveux du Pape
font Charles Rezzonico , Vicaire de Saint Marc
& élu de la Chambre , lequel a déja été Préſident
de la Chambre Apoftolique. Louis Rezzonico , qui
a été Grand Capitaine à Vicenze , & qui a épousé
depuis peu la Comteffe de Savorgnan . Quintilia
Rezzonico , niece de Sa Sainteté , eft mariée au
Seigneur Louis Vidman , Comte du Saint Empire
Romain , & noble Vénitien. Toutes ces familles
font non -feulement des plus diftinguées de Venife
, mais font très- connues dans toute l'Europe.
La Maifon de Rezzonico defcend de celle de la
Torre , qui étoit en poffeffion de Milan & de Côme
avant les Vifcomti . Cette famille eft nombreu-
Le & des plus illuftrées par les dignités de robe &
··
SEPTEMBRE. 1758. 215
d'épée , les Ordres de Malthe & autres Ordres Mis
litaires dont elle a été revêtue : elle eft d'ailleurs
liée étroitement de plufieurs côtés à celle d'Innocent
XI. Le Pape , nouveau Pontife , eft Docteur
de la Collégiale de Côme. Son extrême libéralité
pour les pauvres & la douceur de fes moeurs , l'avoient
fait paffer par les premieres charges de l'Eglife
: il a été Gouverneur de Fano , Protonotaire
Apoftolique des Participans , Référendaire des deux
Signatures , & enfuite Auditeur de Rote pour la
République de Venife. Il fut créé Cardinal par le
Pape Clément XII , dans la nomination des Couronnes
, le 20 Décembre 1737. Le 11 Mars 1743
il fut nommé Evêque de Padoue par le défunt Pape
Benoît XIV , & la Bulle d'Election fuffit pour
faire fon éloge. C'eft dans les fonctions de cet
Epifcopat , qu'ayant été choifi par la Républiquede
Venife , pour traiter devant le Pape du Patriar
chat d'Aquilée , il fçut habilement terminer les
différends qui s'étoient élevés entre cette Répu
blique & l'Augufte Maifon d'Autriche. Lorfqu'il.
partit de Padoue pour le Conclave , tout le peuple
l'accompagna en le félicitant & en le pleurant ,
parce qu'on s'attendoit bien qu'il ne retourneroit
plus dans cette Ville , & que tout le monde avoit
un preffentiment qu'il feroit élu Pape ; ainfi la
joie de le voir élevé à la plus haute Dignité de l'Eglife
, étoit altérée par la douleur de perdre un
Prince & un Evêque , qui avoit toujours été le pere
des pauvres, des orphelins , des veuves & des pupil
les , difpofitions qui font juftement efpérer que
fon gouvernement fera très heureux. Cette relation
a été imprimée à Parme , & nous a été com
muniquée par M. le Duc de Montpezat , qui eft
de retour de fes voyages d'Italie , & qui eft parti
pour aller conclure le mariage de Mademoiſelle
212 MERCURE DE FRANCE.
de Montpezat , fa fille , avec M. le Duc des Iffarts
dont il a obtenu l'agrément de Madame la Dauphine
& de la Cour.
MORTS.
M. le Comte de Chabannes Curton , Capitaine
dans le Régiment de Dragons d'Apchon , a été tué
d'un coup de canon dans le combat de Sanderhaufen
le 23 Juillet , âgé de vingt-cinq ans , & fans
avoir été marié ; il étoit fils aîné du Marquis de
Chabannes Curton , Seigneur de Paulagnac & de
Rochefort , ci-devant Major du Régiment des Cravates
, & de Mademoiſelle de Roquefeuil ; neveu
de feu le Marquis de Chabannes Curton , Lieutenant
- Général des armées du Roi , mort il y a plufieurs
années à Pragues en Boheme , fans avoir
laiffé de poſtérité ; & d'Antoine de Chabannes
Marquis de Curton , ancien Colonel d'Infanterie .
Il laiffe un frere , Enſeigne de vaiſſeaux , actuellement
en mer , qui s'est trouvé à la priſe du Port
Mahon en 1756 , & une four mariée au Marquis
de Bochart Champigni.
Ce Seigneur qui , l'an paffé , avoit combattu à
Rofbac , eft le quatrieme de la même maiſon ,
tué au fervice du Roi depuis 1743 , le Marquis
de Chabannes Mariol , Maréchal de Camp & Lieu.
tenant des Gardes du Corps , à la bataille d'Etinguen
, fans poftérité. Le Comte de Chabannes ,
frere de M. l'Evêque d'Agen , à la bataille de
Coni , faifant les fonctions d'Aide Maréchal des
Logis de l'armée , & le Chevalier de Chabannes
Duverger , fur mer. Depuis des fiecles , cette maifon
eft en poffeffion de fournir fous tous les reSEPTEMBRE
. 1758. 213
gnes des ferviteurs & des victimes à l'Etat , dont
les noms font inférés dans nos Hiftoires générales
& particulieres , ayant occupé les dignités
& emplois de Grands Maîtres de France , Maréchal
de France , Lieutenans -Généraux , &c .
Meffire François - Ifaac de la Cropte , Comte de
Bourzac , ci - devant Premier Gentilhomme de la
Chambre du Prince de Conty , & ancien Meſtre
de Camp-Lieutenant du régiment de Conty , cavalerie,
eſt mort à Noyon le 31 du mois de Juillet,
dans la foixante- dix-feptieme année de fon âge.
APPROBATION.
J'ai lu ,
'Ai lu , par ordre de Monfeigneur
le Chancelier
,
le Mercure du mois de Septembre
, & je n'y ai
rien trouvé qui puiffe en empêcher
l'impreffiona
A Paris , ce 30 Août 1758.
GUIROY.
Saverischo
Staatsbibliothek
MÜNCHEN
214
TABLE DES ARTICLES.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES EN VERS ET EN PROSE.
VERS fur la mort de M. le Comte de Giſors ,
Epitaphe de M. le Comte de Giſors ,
page 1
8
Vers à Madame L. C. S. en lui envoyant une
Toilette ,
Conte. La Fée aux Têtes ,
Epître à M. le Marquis de Marigny ,
Second Dialogue de M. de Moncrif ,
ibid.
IO
20
23
Réflexions fur l'Effai des grands événemens par
les petites Cauſes " 31
L'Erreur univerfelle , morceau traduit du Pere
Féijoo , Bénédictin Eſpagnol. Théâtre critique
des Erreurs communes , tome 6 , ™
Fable . Fanfan & Colas ,
3'7
62
Lettre de Mademoiſelle de Barry , à fon frere ,
Eleve de l'Ecole Royale Militaire , 64
Explication de l'Enigme & du Logogryphe du
Mercure d'Août ,
Enigme ,
Logogryphe ,
Chanfon ,
ART. HI. NOUVELLES LITTERAIRES.
71
ibid.
72
74
Suite de l'Extrait du Voyage d'Italie , par M. Cochin.
Obſervations critiques fur les Salles des
Spectacles ,
Suite de l'Effai fur l'amélioration des terres , 87
Commentaires fur la Cavalerie , par M. Bouffamelle
,
75
97
215
106 Traité des affections vaporeufes ;
Obfervations fur la Nobleffe & le Tiers -Etat , par
Madame ***** , 113
La Religion révélée , Poëme par M. de Sauvigny ,
L'Ami des Hommes , quatrieme partie ,
La Vie du Pape Sixte V >
Hiftoire du Dioceſe de Paris ,
118
121
134
ibid.
La Regle des Devoirs que la nature inſpire à tous
les hommes , 135
Difcours fur la Peinture & fur l'Architecture , dédié
à Madame la Marquife de Pompadour , ibid.
Recueil des Plans , Coupes , & Elévations du nouvelle
Hôtel de Ville de Rouen ,
Poéfies philofophiques ,
136
ibid.
ART. III. SCIENCES ET BELLES LETTRES.
137
Mathématique. Suite du Difcours préliminaire de
M. d'Alembert , à la tête de fon Traité de Dynamique
,
Théologie. Lettre à l'Auteur du Mercure , au fujet
des Lettres de M. l'Abbé de *** , pour fervir
d'introduction à l'intelligence des divines Ecritures
, & furtout des Livres Prophétiques , relativement
à la Langue Originale , 156
Pharmacie. Avis au Public , au ſujet du Manuel
des Dames de Charité ,
Médecine. Lettre à l'Auteur du Mercure ,
Gravure
ART . IV . BEAUX-ARTS.
170
172
175
Horlogerie. Machine à arrondir , finir & polir les
dents des roues de Montre , par le fieur Vincent,
de Mâcon , 176
A
216
Séance publique de l'Académie des Sciences , des
Belles- Lettres & Arts de Rouen ,
ART. V. SPECTACLES.
179
Opera ,
189
Comédie Françoife , 191
Comédie Italienne , 192
Opera Comique , 193
Concert Spirituel ,
194
ARTICLE VI.
Nouvelles étrangeres
195
Nouvelles de la Cour , de Paris , & c , 204
Morts , 212
La Chanson notée doit regarder la page 74.
De l'Imprimerie de Ch. Ant. Jombert,
Qualité de la reconnaissance optique de caractères