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1758, 08-09, 10, vol. 1
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MERCURE
=
DE FRANCE ,
DÉDIÉ AU ROL.
AOUST. 1758 .
Diverſité, c'est ma deviſe. La Fontaine.
Cochin
Filius inv
PapillenSculp
1715.
A PARIS ,
CHAUBERT , rue du Hurepoix.
PISSOT , quai de Conty.
Chez DUCHESNE , rue Saint Jacques,
CAILLEAU , quai des Auguſtins.
CELLOT , grande Salle du Palais .
Avec Approbation & Privilege du Roi,
129
Compl, sets
nighaft
7-10-31
24009
AVERTISSEMENT.
LEE Bureau du Mercure est chez M.
LUTTON , Avocat , & Greffier- Commis au
Greffe Civil du Parlement , Commis au
recouvrement du Mercure , rue Sainte Anne ,
Buite Saint Roch , à côté du Sellier du Roi.
C'est à lui que l'on prie d'adreſſer , francs
deport , les paquets & lettres , pour remettre ,
quant ààlapartie littéraire , àM.MARMONTEL
, Auteur du Mercure.
Le prix de chaque volume eſt de 36fols ,
mais l'on ne payera d'avance , en s'abonnant,
que 24 livres pour ſeize volumes , à raiſon
de 30fals piece.
Les perſonnes de province auxquelles on
enverra le Mercure par la poſte , payeront
pourſeize volumes 32 livres d'avance en s'abonnant
, &elles les recevront francs de port.
Celles qui auront des occaſions pour le faire
venir , ou qui prendront lesfrais du portfur
leur compte , ne payeront , comme à Paris ,
qu'à raison de 30 fols par volume , c'est-àdire
24 livres d'avance , en s'abonnant pour
16 volumes .
Les Libraires des provinces ou des pays
étrangers, qui voudront faire venirle Mercure
, écriront à l'adreſſe ci - deſſus.
Aij
OnSupplie les personnes des provinces d'en
voyer par la poſte , enpayant le droit , le prix
deleur abonnement , ou de donner leurs ordres,
afin que le paiement en ſoit fait d'avance au
Bureau.
Les paquets qui neferont pas affranchis,
resteront au rebut.
Il y aura toujours quelqu'un en état de
répondre chez leſieur Lutton ; &il obſervera
de rester àson Bureau les Mardi , Mercredi
Jeudi de chaque ſemaine , après- midi.
Onprie les perſonnes qui envoient des Livres
, Estampes & Musique à annoncer ;
d'en marquer le prix.
Onpeut se procurer par la voie du Mercure
, les autres Journaux , ainsi que les Livres
, Estampes & Musique qu'ils annoncent.
On trouvera au Bureau du Mercure les
Gravures de MM. Feſſard & Marcenay.
Le Nouveau Choix ſe trouve auſſi au
Bureau du Mercure. Le format , le nombre
de volumes , & les conditions font
les mêmes pour une année,
AVANT- PROPOS.
PLUS LUS cet Ouvrage devient intéreſſant
pour les Gens de Lettres , plus il ſemble
devoir mériter la confiance & l'attention
dupublic. Il étoit difficile qu'un ſeul homme
, réduit à ſes reſſources particulieres ,
& au concours accidentel de quelques Pieces
fugitives , donnât tous les mois un bon
Livre de la nature de celui- ci ; mais ſi nos
Ecrivains , nos Artiſtes célebres , daignent
contribuer à le rendre tel qu'il doit être ,
le ſuccès n'en eſt plus douteux. Sa forme
le rend fufceptible de tous les genres d'agrément
& d'utilité , & les talens n'ont
ni fleurs , ni fruits dont le Mercure ne ſe
couronne. Littéraire , civil &politique ,
il recueille , il extrait , il annonce ; il embraffe
toutes les productions du génie &
du goût ; il eſt comme le rendez-vous des
Sciences & des Arts , & le canal de leur
commerce.
Les progrès qu'il a fait ſous mes prédéceſſeurs
, l'ont mis au point de pouvoir
A iij
vj AVANT- PROPOS
être dans mes mains la plus belle portion
du patrimoine das Lettres , fi mes facultés
répondoient à mon zele , & fi mon zele
étoit ſecondé. C'eſt un champ qui peut
devenir de plus en plus fertile , & par les
ſoins de la culture , & par les richeſſes
qu'on y verſera . La culture eſt mon travail
perſonnel : il ne fera point épargné.
Quant aux richeſſes que je dois faire valoir,
c'eſt à la Société littéraire à les répandre.
En deux mots , le Mercure peut être
conſidéré , ou comme extrait , ou comme
recueil. Comme extrait , c'eſt moi qu'il regarde
; comme recueil , ſon ſuccès dépend
des ſecours que je recevrai.
Dans la partie critique , l'homme eſtimable
à qui je ſuccede , ſans ofer prétendre
à le remplacer , me laiſſe un exemple
• d'exactitude & de ſageſſe , de candeur &
d'honnêteté , que je me fais une loi de
fuivre. Mon premier devoir eſt de rendre
compte de l'opinion du public; mais l'opinion
n'eſt pas toujours unanime , & dans
le cas de partage , on me permettra de pefer
les voix.
AVANT - PROPOS
vij
Pour la maniere dont je dois parler
d'après moi-même , mes engagemens font
pris d'avance , & je ſuis bien für de n'y
manquer jamais. En donnant l'articleExtrait
, & l'article Critique de l'Encyclopédie
, je ne prévoyois pas que mes regles
me ſeroient un jour appliquées ; mais
quand je l'aurois prévu , je n'en aurois pas
été moins févere ; & quoique je ne me
connoiſſe ni l'envie , ni le talent de nuire ,
il eſt heureux que je me fois donné un
frein, encondamnant publiquement ce que
je ne dois pas imiter.
Je me propoſe de parler aux Gens de
Lettres , le langage de la vérité , de la décence
& de l'eſtime , & mon attention à
relever les beautés de leurs ouvrages , juftifiera
la liberté avec laquelle j'en obſerverai
les défauts. Je ſçais mieux que perfonne
, & je ne rougis point de l'avouer, combien
un jeune Auteur est à plaindre , lorfqu'abandonné
à l'inſulte , il a aſſez de pudeur
pour s'interdire une défenſe perfonnelle.
Cet Auteur , quel qu'il ſoit , trouvera
en moi , non pas un vengeur paffion-
Aiv
AVANT - PROPOS.
né , mais , felon mes lumieres , un appréciateur
équitable.
1
Une ironie , une parodie , une raillerie,
ne prouvent rien , & n'éclairent perfonne.
Ces traits amuſent quelquefois : ils font
même plus intéreſſans pour le bas peuple
des lecteurs , qu'une critique honnête &
fenſée. Le ton modéré de la raiſon n'a
rien de confolant pour l'envie , rien de
flatteur pour la malignité , mais mon deffein
n'eſt pas de proſtituer ma plume aux
envieux & aux méchans. Peut-être enfin ,
trouverai-je dans l'étude de l'art & de la
nature , dans l'examen & la comparaiſon
des divers moyens d'intéreſſer & de plaire,
dans le développement des refforts de l'efprit
& de l'ame, de quoi ſuppléer à des reffources
que je mépriſe , & que je m'interdis.
Je ne doute pas que dans les combats
d'opinions , dont le Mercure eft comme la
lice , les Auteurs ne ſe prêtent au deſſein
que j'ai de n'offenfer perſonne. Je les invite
à s'abſtenir , ſoit dans l'attaque , foit
dans la défenſe , de tout ce qui reſſemble
AVANT-PROPO ix
à l'invective : une injure n'eſt pas une
raifon.
A l'égard de la partie collective de cet
Ouvrage , quoique je me propoſe d'y contribuer
autant qu'il eſt en moi , ne fût- ce
que pour remplir les vuides , je ne compte
pour rien ce que je puis. Tout mon eſpoir
eſtdans la bienveillance & les ſecours des
Gens de Lettres , & j'oſe croire qu'il eſt
fondé. Si quelques- uns des plus eſtimables
n'ont pas dédaigné de confier au Mercure
les amuſemens de leurs loiſirs , ſouvent
même les fruits d'une étude ſérieuſe , dans
letemps que le ſuccès de ce Journal n'étoit
qu'à l'avantage d'un ſeul homme ; quels ſecours
ne dois -je pas attendre du concours
des talens intéreſſés à le foutenir ? Le Mercure
, je le répete , n'eſt plus un fonds particulier
: c'eſt un domaine public , dont je
ne ſuis que le cultivateur & l'économe. Il
fait la richeſſe des uns , l'eſpérance des autres
, & pour peu que les Gens de Lettres
foient unis , il doit leur être cher à tous.
Puiſſai-je , avec leur fecours , remplir les
vues d'un Miniſtre bienfaiſant & fage ,
Av
x AVANT-PROPOS.
qui daigne compter parmi les devoirs de
l'homme d'Etat , le ſoin d'encourager les
talens à l'entrée de la carriere , & de les
récompenfer au terme de leurs travaux !
;
MERCURE
DE FRANCE.
AOUST. 1758 .
ARTICLE PREMIER .
PIECES FUGITIVES
EN VERS ET EN PROSE.
LA CAGE ET LES FILETS ,
FABLE.
DEUX Bergeres , pour faire uſage
De l'amuſement des beaux jours ,
Alloient chaſſer dans le bocage
Ces Oiseaux qu'on appelle Amours.
Doris , d'une courſe rapide,
Oſa, ſans crainte , en approchers
Avj
12 MERCURE DE FRANCE.
Eglé d'un pas lent & timide ,
Dans un buiſſon fut ſe cacher .
De Filets l'une environnée ,
Vouloit enlever tout l'Eſſain ;
L'autre , dans ſes voeux plus bornée ,
N'avoit qu'une Cage à la main.
Bientôt auprès de nos Bergeres
Tout le peuple aîlé répandu ,
Vola ſur les branches légeres
Du piege qu'on avoit tendu.
Doris en vit approcher mille ;
Aucun d'eux ne s'y hazarda :
Dans ſa Cage , Eglé plus habile ,
En prit un ſeul , qu'elle garda.
EPITRE
De M. le C. de S. à Madame la D. Offol..
L'AMOUR eſt une tyrannie :
Je ſuis libre , & je fais ferment
De n'aimer jamais de ma vie ;
Pas même vous , belle Emilie..
Et ni la puiſſante magie
De cet oeil noir & pétillant ,
Que vous fixez ſi tendrement,
AOUST. 1758 . 13
9
Ni toute la coquetterie
Du bout de votre nez charmant ,
Ni ce teint frais , vif, éclatant ,
Nourri de lait & d'ambroiſie ,
Cet incarnat ſur ce beau blanc
Que m'offre une joue arrondie
Par la main du Dieu d'Idalie ,
Chef-d'oeuvre de ſa fantaisie
Qu'il baifoit en la façonnant ;
Ni cet air fin , noble , décent ,
Cet air heureux , intéreſſant ,
Plein d'une douce rêverie ;
Ce port , ce maintien raviſſant ,
Ce jeu de phyſionomie ,
Ce je ne ſçais quoi qui plaît tant
Cet accord & cette harmonie ,
Cetout , cettegrace infinie ,
La même , & qui pourtant varie
Achaque trait s'aſſortiſſant ;
Ni cette voix au ſon touchant ,.
Ni cet eſprit vif& plaiſant ,
Aifé , naturel , amusant ,
Dont l'étincellante ſaillie ,
N'eſt que le feu du ſentiment ;
Ni cet agréable folie ,
Dont vous égayez le moment
Noirci par la mélancolie ;
Ni ce coeur , hélas ! trop conftant,
Simple , ouvert , ſans déguisement
14 MERCURE DE FRANCE..
Sans artifice , ſans envie ,
Sincere ſans étourderie
Délicat ſans raffinement ,
Ce coeur à qui le mien ſe lie....
Qu'ai-je dit ? ah ! belle Emilie ,
Je ſerai , malgré mon ferment ,
Tyranniſé toute ma vie.
LES DEUX INFORTUNÉES ,
CONTE MORAL .
DANS le couvent de la Viſitation de Cl...
s'étoit retirée depuis peu la Marquiſe de
Clarence. Le calme & la ſérénité qu'elle
voyoit régner dans cette folitude , ne rendoient
que plus vive & plus amere la douleur
qui la confumoir. Qu'elles font heureuſes
, diſoit- elle , ces colombes innocentes
qui ont pris leur eſſor vers le Ciel ! La
vie eſt pour elles un jour fans nuages :
elles ne connoiſſent du monde ni les peines
, ni les plaiſirs.
7
Parmi ces filles pieuſes dont elle envioit
le bonheur , une ſeule nommée Lucile ,
lui fembloit triſte & languiſſante. Lucile
encore dans le printems de ſon âge , avoit
ce caractere de beauté qui eſt l'image d'un
coeur ſenſible ; mais la douleur & les larAOUST
. 1758. I
mes en avoient terni la fraîcheur , ſemblable
àune roſe que le ſoleil a flétrie , & qui
laiſſe encore juger , dans ſa langueur ,de
tout l'éclat qu'elle avoit le matin. Il ſemble
qu'il y ait un langage muet pour les
ames tendres. La Marquiſe lut dans les
yeux de cette aimable affligée , ce que perfonne
n'y avoit apperçu. Il eſt ſi naturel
aux malheureux de plaindre & d'aimer
leurs ſemblables ! Elle ſe prit d'inclination
pour Lucile , & l'amitié qui dans le monde
eſt à peine un ſentiment , eſt une paffiondans
les cloîtres. Bientôt leur liaiſon
fut intime ; mais des deux côtés une amertume
cachée en empoiſonnoit la douceur :
elles étoient quelquefois une heure entiere
àgémir enſemble, ſans oſer ſe demander
la confidence de leurs peines. La Marquiſe
enfin rompit le filence.
Un aveu mutuel , dit-elle , nous épargneroit
peut-être bien des ennuis : nous
étouffons nos foupirs l'une & l'autre. L'amitié
doit-elle avoir des ſecrets pour l'amitié
? A ces mots , le rouge de la pudeur
anima les traits de Lucile , & le voile de
fes paupieres ſedéploya ſur ſes beaux yeux.
Ah ! pourquoi , reprit la Marquiſe , pourquoi
cette rougeur eſt- elle un effet de la
honte ? c'eſt ainſi que le ſentiment du bonheur
devroit colorer la beauté. Parlez ,
16 MERCURE DE FRANCE.
Lucile , épanchez votre coeur dans le fein
d'une amie , plus à plaindre que vous fans
doute, mais qui ſe conſoleroit de ſon malheur
, fi elle pouvoit adoucir le vôtre..
Que me demandez - vous , Madame ? je
partage toutes vos peines , mais je n'en ai
pas à vous confier. L'altération de ma ſanté
cauſe feule cette langueur où vous me
voyez plongée. Je m'éteins inſenſiblement,
&, grace au Ciel , mon terme approche.
Elledit ces dernieres paroles avec un fourire
dont la Marquiſe fut pénétrée. C'eſt
donc là , lui dit-elle , votre unique confolation
? Impatiente de mourir , vous ne
voulez pas m'avouer ce qui vous rend la
vie odieuſe. Depuis quand êtes-vous ici ?.
depuis cinq ans , Madame.. Est- ce la violence
qui vous y a conduite ?. Non , Madame
, c'eſt la raiſon , c'eſt le Ciel même
qui a voulu attirer mon coeur tout à lui..
Ce coeur étoit donc attaché au monde ?.
Hélas ! oui , pour ſon ſupplice.. Achevez..
Je vous ai tout dit.. Vous aimiez , Lucile ,
&vous avez pu vous enſevelir ! eft- ce un
perfide que vous avez quitté ?. C'eſt le plus
vertueux , le plus tendre , le plus eſtimable
des hommes. Ne m'en demandez pas davantage
: vous voyez les larmes criminelles
qui s'échappent de mes yeux : toutes les
plaies de mon coeur ſe ſont ouvertes à cette
AOUST. 1758 . 17
idée.. Non , ma chere Lucile , il n'eſt plus
temps de nous rien taire. Je veux pénétrerjuſques
dans les replis de votre ame ,
poury verſer la confolation : croyez -moi ,
lepoifonde ladouleur ne s'exhale que par
les plaintes ; renfermé dans le filence, il
n'en devient que plus dévorant.. Vous le
voulez , Madame ? hé bien , pleurez donc
fur l'infortunée Lucile , pleurez ſa vie , &
bientôt ſa mort.
Apeineje parus dans le monde , que
cette beauté fatale attira les yeux d'une
jeuneſſe imprudente&légere , dont l'hommage
ne put m'éblouir. Un ſeul , dans l'age
encore de l'innocence &de la candeur ,
m'apprit que j'étois ſenſible. L'égalité d'âge,
la naiſſance , la fortune , la liaiſon même
de nos deux familles , & plus encore
un penchant mutuel , nous avoient unis
P'un à l'autre : mon amant ne vivoit que
pour moi. Nous voyions avec pitié ce vuide
immenfe du monde , où le plaifir n'eſt
qu'une ombre , où l'amour n'eſt qu'une
lueur : nos coeurs pleins d'eux - mêmes ....
Mais je m'égare. Ah ! Madame , quel fouvenir
m'obligez - vous à rappeller... Eh
quoi ! mon enfant , te reproches-tu d'avoir
été juſte ? Quand le Ciel a formé deux
coeurs vertueux & ſenſibles , leur fait- il un
crime de ſe chercher , de s'attirer , de ſe
18 MERCURE DE FRANCE.
captiver l'un l'autre ; & pourquoi les au
roit-il donc faits ?... Il l'avoit formé fans
doute avec plaifir , ce coeur dans lequel le
mien ſe perdit ; où la vertu devançoit la
raiſon ; où je ne voyois rien à reprocher
à la nature. Ah , Madame ! qui fut jamais
aimée comme moi ! Croiriez-vous que j'étois
obligée d'épargner à la délicateſſe de
mon amant l'aveu même de ces légeres
inquiétudes qui affligent quelquefois l'amour.
Il ſe fût privé de la lumiere , i Lucile
en eût été jalouſe. Quand il appercevoit
dans mes yeux quelqu'impreſſion de
triſteſſe, c'étoit pour lui l'éclipſe de la nature
entiere : il croyoit toujours en être la
caufe ,& fe reprochoit tous mes torts.
Il n'eſt que trop facile de juger à quel
excès devoit être aimé de tous les hommes
le plus aimable. L'intérêt qui rompt tous
les noeuds , excepté ceux du tendre amour,
l'intérêt diviſa nos familles : un procès
fatal , intenté à ma mere , fut pour nous
l'époque & la ſource de nos malheurs. La
haine mutuelle de nos parens s'éleva entre
nous comme une éternelle barriere : il fallut
renoncer à nous voir. La Lettre qu'il
m'écrivit ne s'effacera jamais de ma mémoire.
« Tour eft perdu pour moi , ma chere
AOUST. 1758. 19
>> Lucile : on m'arrache mon unique bien.
» Je viens de me jetter aux pieds de mon
>> pere , je viens de le conjurer , en le bai-
>> gnant de mes larmes , de renoncer à ce
>> procès funeſte ; il m'a reçu comme un
>> enfant. J'ai proteſté que votre fortune
>>m'étoit ſacrée , que la mienne me feroit
> odieuſe. Il a traité mon déſintéreſſement
>>de folie. Les hommes ne conçoivent pas
» qu'il y ait quelque chofe au deſſus des
>>richeſſes. Et qu'en ferai - je , ſi je vous
>>perds ? Un jour , dit- on , je m'applaudi-
>> rai que l'on ne m'ait pas écouté. Si je
>> croyois que l'âge , & ce qu'on appelle la
>> raiſon , pût juſques- là dégrader mon
>> ame , je cefferois de vivre dès à préſent ,
>> effrayé de mon avenir : non , ma chere
Lucile , non , tout ce que je fuis eft à
>>>vous. Les loix auroient beau m'attribuer
>>une partie de votre héritage ; mes loix
>> font dans mon coeur ,& mon pere y eſt
>> condamné. Pardon mille fois des cha-
>>grins qu'il vous cauſe. A Dieu ne plaiſe
>>que je faffe des voeux criminels : je re-
>> trancherois de mes jours pour ajouter
» à ceux de mon pere ; mais ſi jamais je
>> ſuis le maître de ces biens qu'il accu-
>> mule , & dont il veut m'accabler mal-
>> gré moi , tout ſera bientôt réparé. Ce-
>>pendant je ſuis privé de vous. On diſpo-
ود
20 MERCURE DE FRANCE.
>> fera peut- être du coeur que vous m'avez
>>donné. Ah ! gardez-vous d'y confentir
>> jamais : penſez qu'il y va de ma vie ,
>>penſez que nos fermens ſont écrits dans
» le Ciel. Mais réſiſterez-vous à la volonté
>>impérieuſe d'une mere ? Je frémis : raf-
» ſurez-moi , au nom de l'amour le plus
>> tendre. »
Vous lui répondîtes fans doute ?. Oui ,
Madame , mais en peu de mots.
« Je ne vous reproche rien , je ſuis mal-
>>>heureuſe , mais je ſçais l'être : apprenez
>> de moi à fouffrir. >>>
Cependant le procès étoit engagé , & fe
pourſuivoit avec chaleur. Unjour , hélas !
jour terrible ! comme ma mere liſoit en
frémiſſant un Mémoire publié contr'elle ,
quelqu'un demanda à me parler. Qu'estce
? dit - elle , faites entrer. Le Domeſtique
interdit , héſite quelque temps , ſe
coupe dans ſes réponſes ,& finit par avouer
qu'il eſt chargé d'un billet pour moi....
Pour ma fille ! & de quelle part ? J'étois
préſente , jugez de ma fituation ! jugez de
l'indignation de ma mere en entendant
nommer le fils de celui qu'elle appelloit
fon perſécuteur ! Si elle eût daigné lire ce
billet qu'elle renvoya ſans l'ouvrir , peutêtre
en eût- elle été attendrie ; elle eût vu
AOUST. 1758 . 22
dumoinsque rien au monde n'étoit plus
pur que nos ſentimens : mais foit que le
chagrin où ce procès l'avoit plongée , ne
demandât qu'à ſe répandre , ſoit qu'une ſecrete
intelligence entre ſa fille & fes ennemis
, fût à ſes yeux un crime réel , il
n'eſt point d'opprobres dont je ne fus accablée.
Je tombai confondue aux pieds de
ma mere , & je ſubis l'humiliation de ſes
reproches , comme ſi je les avois mérités.
Il fut décidé ſur le champ que j'irois cacher
dans un cloître , ce qu'elle appelloit
ma honte & la fienne. Conduite ici dès
le lendemain , il y eutdéfenſe de me laiſſer
voir perſonne , & j'y fus trois mois entiers
, comme ſi ma famille & le monde
avoient été anéantis pour moi. La premiere
& la ſeule viſite que je reçus , fut celle de
ma mere : je preſſentis dans ſes embraffemens
, l'arrêt qu'elle venoit me prononcer.
Je ſuis ruinée , me dit-elle dès que nous
fümes ſeule : l'iniquité a prévalu , j'ai perdu
mon procès , & avec lui , tout moyen
de vous établir dans le monde. Il reſte à
peine à mon fils de quoi foutenir ſa naifſance.
Pour vous , ma fille , c'eſt ici que
Dieu vous a appellée , c'eſt ici qu'il faut
vivre & mourir : demain vous prenez le
voile. Aces mots appuyés d'un ton froidement
abſolu , mon coeur fut ſaiſi , & ma
22 MERCURE DE FRANCE.
langue glacée ; mes genoux ployerent fous
moi , & je tombai tans connoiſſance . Ma
mere appella du ſecours ,& faiſit cet inftant
pour ſe dérober à mes larmes . Revenue
à la vie , je me trouvai environnée de
ces filles pieuſes , dont je devois être la
compagne , & qui m'invitoient à partager
avec elles la douce tranquillité de leur
état. Mais cet état ſi fortuné pour une ame
innocente & libre , n'offrit à mes yeux que
des combats , des parjures &des remords.
Un abîme alloit s'ouvrir entre mon amant
&moi; je me fentois arracher la plus chere
partie de moi -même ; je ne voyois plus autour
de moi que le ſilence & le néant ; &
dans cette folitude immenſe , dans cet abandon
de la nature entiere , je me trouvois
en préſence du Ciel , le coeur plein de
l'objet aimable qu'il falloit oublier pour
lui. Ces faintes filles me diſoient , de la
meilleure foi , tout ce qu'elles ſçavoient des
vanités du monde ; mais ce n'étoit pas au
monde que j'étois attachée : le déſert le
plus horrible eût été pour moi un ſéjour
enchanté , avec celui que je laiſſois dans
ce monde , qui ne m'étoit rien.
Je demandai à revoir ma mere : elle
feignit d'abord d'avoir pris mon évanouifſement
pour un accident naturel . Non ,
Madame , c'eſt l'effet de la ſituation vioAOUST.
1758 . 23
lente où vous m'avez miſe ; car il n'eſt
plus temps de feindre. Vous m'avez donné
la vie , vous pouvez me l'ôter : mais , ma
mere , ne m'avez-vous conçue dans votre
ſein que comme une victime dévouée au
ſupplice d'une mort lente ? & à qui me facrifiez-
vous ? ce n'eſt point à Dieu. Je ſens
qu'il me rejette : il ne veut que des victimes
pures , des ſacrifices volontaires , il eſt
jaloux des offrandes qu'on lui fait , & le
coeur qui ſe donne à lui , ne doit plus être
qu'à lui ſeul. Si la violence me conduit à
l'autel , le parjure& le facrilege m'y attendent...
Que dites vous , malheureuſe ? ...
Une vérité terrible que m'arrache le déſeſpoir
: oui , Madame , mon coeur s'eſt donné
ſans votre aveu : innocent ou coupable
, il n'eſt plus à moi ; Dieu ſeul peut
rompre le lien qui l'attache... Allez , fille
indigne , allez vous perdre ; je ne vous
connois plus.. Ma mere , au nom de votre
ſang , ne m'abandonnez pas ; voyez mes
larmes , mon déſeſpoir ; voyez l'enfer ouvert
à mes pieds.... C'eſt donc ainſi qu'un
amour funeſte te fait voir l'aſyle de l'honneur
, le port tranquille de l'innocence ?
Qu'est- ce donc que le monde à tes yeux ?
apprends que ce monde n'a qu'une idole :
c'eſt l'intérêt. Tous les hommages font
pour les heureux ; l'oubli , l'abandon , le
24 MERCURE DE FRANCE.
mépris ſont le partage de l'infortune.
Ah! Madame , ſéparez de cette foule
corrompue celui... celui que vous aimez ,
n'est -ce pas ? Je vois ce qu'il a pu vous
dire .. Il n'eſt point complice de l'iniquité
de fon pere ; il la déſavoue ; il vous plaint;
il veut réparer le tort qu'on vous fait..
Promeſſes vaines , difcours de jeune homme
, qui ſera oublié demain. Mais fût-il
conſtant dans ſon amour , & fidele dans ſes
promeffes ; fon pere eſt jeune: il vieillira .
car les méchans vieilliſſent ; & cependant
l'amour s'éteint , l'ambition parle , le devoir
commande ; un grade , une alliance ,
une fortune viennent s'offrir , & l'amante
crédule & trompée , devient la fable du
Public. Voilà le fort qui vous attendoit ;
votre mere vous en a ſauvée. Je vous coûte
aujourd'hui des larmes ; mais vous me bénirez
un jour . Je vous laiſſe , ma fille : préparez
vous au facrifice que Dieu vous demande.
Plus ce ſacrifice ſera pénible , &
plus il ſeradigne de lui.
Que vous dirai- je , Madame ? il fallut
m'y réfoudre . Je pris ce voile, ce bandeau;
j'entrai dans la voie de la pénitence; &
pendant ce temps d'épreuve , où l'on eft
libre encore , je me flattai de me vaincre
moi-même , & je n'attribuai mon irréſo-
Jution & ma foibleſſe qu'à la funeſte liberté
de
AOUST. 1758 . 25
de pouvoir revenir ſur mes pas. Il metardoitde
me lier par un ferment irrévocable.
Je le fis ce ſerment ; je renonçai au monde :
c'étoit peu de choſe. Mais hélas ! je renonçai
à mon amant , & c'étoit plus pour moi
que de renoncer à la vie. Enprononçant
ces voeux , mon ame errante fur mes levres
, ſembloit prête à m'abandonner. A
peine avois je eu la force de me traîner
au pied des autels: mais il fallut qu'on
m'en retirât expirante. Ma mere vint à
moi tranſportée d'une joie cruelle. Pardonne-
moi , mon Dieu: je la reſpecte , je
l'aime encore , je l'aimerai juſqu'au dernier
ſoupir. Ces paroles de Lucile furent
coupéespar ſes ſanglots , &deux ruiſſeaux
de larmes inonderent ſon viſage.
Le ſacrifice étoit conſommé , reprit- elle,
après un long filence : j'étois à Dieu , je
n'étois plus à moi même. Tous les liens
des ſens devoient être rompus : je venois
de mourir pour la terre ; j'oſois le croire
ainſi. Mais quelle fut ma frayeur , en rentrant
dans l'abîme de mon ame ! J'y retrouvai
l'amour , mais l'amour furieux &
coupable , l'amour honteux & déſeſpéré ,
l'amour révolté contre le ciel , contre la
nature , contre moi-même , confumé de
regrets , déchiré de remords , & transformé
en rage. Qu'ai-je fait, m'écriai- je mille
B
26 MERCURE DE FRANCE.
fois , qu'ai-je fait ! Ce mortel adoré , que
je nedevois plus voir , s'offrit à ma penſée
avec tous ſes charmes. Le noeud fortuné
qui devoit nous unir , tous les inſtans
d'une vie délicieuſe , tous les mouvemens
dedeux coeurs que le trépas ſeul eûtſéparés,
ſe préſenterent à mon ame éperdue. Ah !
Madame , quelle image déſolante ! Il n'eſt
rien que je n'aie fait pour l'effacer de mon
ſouvenir. Depuis cinq ans je l'écarte & la
revois ſans ceſſe : en vain je m'arrache au
ſommeil qui me la retrace ; en vain je me
dérobe à la folitude où elle m'attend; je la
retrouve au pied des autels , je la porte au
ſein de Dieu même. Cependant ce Dieu
plein de clémence a pris enfin pitié de
moi . Le temps , la raiſon , la pénitence ,
ont affoibli les premiers accès de cette pafſion
criminelle : mais une langueur douloureuſe
a pris la place. Je me ſens mourir
à chaque inſtant , & le plaifir d'approcher
du tombeau eſt le ſeul que je goûte
encore.
Oh ! ma chere Lucile , s'écria Madame
deClarence , après l'avoir entendue ! Qai
de nous eſt la plus à plaindre ? L'amour a
fait vos malheurs & les miens : mais vous
avez aimé le plus tendre , le plus fidele ,
le plus reconnoiſſant des hommes ; & moi ,
le plus perfide , le plus ingrat , le plus
AOUST. 1758 . 27
cruel qui fût jamais. Vous vous êtes
donnée au ciel ; je me fuis livrée à un lâche
: votre retraite a été un triomphe ; la
mienne eſt un opprobre : on vous pleure ,
on vous aime , on vous reſpecte ; l'on
m'outrage , & l'on me trahit.
De tous les amans , le plus paffionné
avant l'hymen , ce fut le Marquis de Clarence.
Jeune, aimable, ſéduisant à l'excès,
il annonçoit le naturel le plus heureux. Il
promettoit toutes les vertus , comme il
avoit toutes les graces. La docile facilité
de ſon caractere recevoit ſi vivement l'impreffion
des ſentimens honnêtes , qu'ils
ſembloient devoir ne s'en effacer jamais.
Il lui fut hélas ! trop aiſé de m'inſpirer
l'amour qu'il avoit lui-même , ou qu'il
croyoit avoir pour moi. Toutes les convenances
qui font les grands mariages ,
s'accordoient avec ce penchant mutuel ;
& mes parens , qui l'avoient vu naître ,
confentirent à le couronner. Deux ans ſe
paſſerent dans l'union la plus tendre. Oh
Paris ! Oh théâtre des vices ! Oh funefte
écueil de l'amour , de l'innocence & de la
vertu ! Mon mari , qui juſqu'alors n'avoit
vu ceux de fon âge qu'en paſſant , & pour
s'amuſer , diſoit-il , de leurs travers & de
leurs ridicules , reſpira inſenſiblement le
poiſon de leur exemple. L'appareil bruyant
Bij
28 MERCURE DE FRANCE,
de leurs rendez-vous infipides , les confidences
myſtérieuſes de leurs aventures , les
récits faſtueux de leurs vains plaiſirs , les
éloges prodigués à leurs indignes conquêtes
, exciterent d'abord ſa curiofité. La
douceur d'une union innocente & paiſible
n'eut plus pour lui les mêmes charmes,
Je n'avois que les talens que donne une
éducation vertueuſe ; je m'apperçus qu'il
m'en deſiroit davantage. Je ſuis perdue ,
dis-je en moi-même ; mon coeur ne ſuffit
plus au fien. En effet ſon affiduité ne fut
dès- lors qu'une bienféance : ce n'étoit
plus par goût qu'il préféroit ces doux entretiens
, ces tête à tête délicieux pour moi,
au flux & au reflux d'une ſociété tumultueuſe.
Il m'invita lui-même à me diffiper,
pour l'autoriſer à ſe répandre : je devins
plus preſſante , je le gênois. Je pris le parti
de le laiſſer en liberté , afin qu'il pût me
ſouhaiter & me revoir avec plaiſir , après
une comparaiſon que je croyois devoir être
àmon avantage : mais de jeunes corrupteurs
ſe ſaiſirent de cette ame, par malheur
trop flexible ; & dès qu'il eut trempé ſes
*levres dans la coupe empoiſonnée , fon
ivreſſe fut ſans remede , & fon égarement
fans retour. Je voulus le ramener; il n'étoit
plus temps. Vous vous perdez , mon ami ,
lui dis-je ; & quoiqu'il me ſoit affreux de
AOUST. 1758 . 29
me voir enlever un époux qui faiſoit mes
délices , c'eſt plus pour vous que pour moimême
que je déplore votre erreur. Vous
cherchez le bonheur où certainement il
n'eſt pas. De faux biens , de honteux plaifirs
ne rempliront jamais votre ame. L'art
de ſéduire & de tromper eſt l'art de ce
monde qui vous enchante ; votre épouſe
ne le connoît point , vous ne le connoiſſez
pas mieux qu'elle , ce manege infâme n'eſt
pas fait pour nos coeurs : le vôtre ſe laiſſe
égarer dans ſon ivreſſe; mais ſon ivreffe
n'aura qu'un temps : l'illuſion ſe diſſipera
comme les vapeurs du ſommeil ; vous reviendrez
à moi ; vous me retrouverez la
même ; l'amour indulgent & fidele vous
attend au retour : tout fera oublié. Vous
n'aurez à craindre de moi ni reproche , ni
plainte. Heureuſe , ſi je vous conſole de
tous les chagrins que vous m'aurez cauſés !
Mais vous , qui connoiffez le prix de la
vertu , & qui en avez goûté les charmes ,
vous , que le vice aura précipité d'abîme
en abîme , vous , qu'il renverra peut- être
avec mépris, cacher auprès de votre épouſe
les jours languiſſans d'une vieilleſſe prématurée
, le coeur flétri par la triſteſſe , l'ame
en proie aux cruels remords , comment
vous réconcilierez-vous avec vous-même ?
comment pourrez-vous goûter encore le
B iij
30 MERCURE DE FRANCE.
plaifir pur d'être aimé de moi ? Hélas ! mon
amour même fera votre ſupplice. Plus cet
amour ſera vif & tendre , plus il ſfera humiliant
pour vous. C'eſt là , mon cher
Marquis , c'eſt là ce qui me déſole &
m'accable. Ceſſez de m'aimer , j'y confens ;
je vous le pardonne , puiſque j'ai ceſſé de
vous plaire ; mais ne vous rendez jamais
• indigne de ma tendreſſe, & foyez du moins
tel que vous n'ayez point à rougir à mes
yeux. Le croiriez-vous , ma chere Lucile ,
une plaifanterie fut fa réponſe. Il me dit
que je parlois comme un ange , & que
cela méritoit d'être écrit. Mais voyant mes
yeux ſe remplir de larmes , Ne fais done
pas l'enfant , me dit-il : je t'aime , tu le
ſçais ; laiſſe moi m'amuſer de tout , & fois
fûre que rien ne m'attache.
Cependant d'officieux amis ne manquerent
pas de m'inſtruire de tout ce qui pouvoit
me défoler & me confondre. Hélas !
mon époux lui-même ſe laſſa bientôt de ſe
contraindre & de me flatter.
Je ne vous dirai point , ma chere Lucile,
tout ce que j'ai ſouffert d'humiliations
&dedégoûts. Vos peines auprès des miennes
vous ſembleroient encore légeres . Imaginez
, s'il eſt poſſible , la ſituation d'une
ame vertueuſe & paffionnée , vive& délicate
à l'excès , qui reçoit tous les jours
AOUST. 1758 . 37
,
de nouveaux outrages de celui qu'elle aime
uniquement ; qui vit pour lui ſeul encore,
quand il ne vit plus pour elle , quand il ne
rougit pas de vivre pour des objets dévoués
au mépris. J'épargne à votre pudeur ce
que ce tableau a de plus horrible. Rebutée,
abandonnée , ſacrifiée par mon mari , je
dévorois ma douleur en filence ; & fi j'étois
l'objet des railleries de quelques ſociétés
ſans moeurs , unPublic plus compatiffant
&plus eftimable , me conſoloit par ſa
pitié . Je jouiſſois du ſeul bien que le vice
n'avoit pu môter , d'une réputation fans
tache. Je l'ai perdue , ma chere Lucile.
La méchanceté des femmes
que mon
exemple humilioit , n'a pu me voir irréprochable.
On a interprété , comme on a
voulu , ma folitude & ma tranquillité apparente
: on m'a donné le premier homme
qui a eu l'impudencede laiſſer croire qu'il
étoit bien reçu de moi. Mon mari , pour
qui ma préſence étoit un reproche continuel
, &qui ne ſe trouvoit pas encore affez
libre , a pris , pour s'affranchir de ma douleur
importune , le premier prétexte qu'on
lui a préſenté , & m'a exilée dans l'une de
ſes terres. Inconnue au monde , loin du
ſpectacle de mes malheurs j'avois du
moins dans ma folitude la liberté de ré
pandre des larmes ; mais le cruel m'a fait
,
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
annoncer que je pouvois choiſir un
couvent; que la terre de Florival étoit
vendue , & qu'il falloit m'en retirer....
Florival ! interrompit Lucile toute émue ...
C'étoit mon exil , reprit la Marquiſe.
Ah ! Madame , quel nom vous avez prononcé
!. Le nom que portoit mon époux
avant d'acquérir le Marquiſat deClarence..
Qu'entends- je ! Oh ciel ! oh juſte ciel !
eſt- il poſſible , s'écria Lucile , en ſe précipitant
dans le ſein de ſon amie ?. Qu'avez-
vous donc , quel trouble , quelle ſoudaine
révolution ! Lucile , reprenez vos
ſens.. Il n'eſt que trop vrai : Quoi ! Ma-
✓ dame , Florival eſt donc le perfide , le
ſcélérat qui vous trahit & vous deshonore
!. vous eſt il connu ?. C'eſt lui , Madame
, que j'adorois , que je pleure depuis
cinq ans , lui , qui auroit eu mes derniers
foupirs ! Que dites- vous ?. C'eſt.lui , Madame
: hélas ! quel eût été mon fort ! A ces
mots, Lucile ſe proſternant le viſage contre
terre : oh mon Dieu , dit-elle , oh mon
Dieu ! c'eſt vous qui me tendiez la main.
LaMarquiſe confondue ne pouvoit revenir
de ſon étonnement. N'en doutez pas , ditelle
à Lucile , les deſſeins du ciel font marqués
viſiblement ſur nous : il nous réunit,
il nous inſpire une confiance mutuelle , il
ouvre nos coeurs l'un à l'autre , comme
AOUST. 1758. 33
deux fources de lumiere &de confolation.
Eh bien , ma digne & tendre amie , tachons
d'oublier enſemble , & nos malheurs
, & celui qui les cauſe.
Dès ce moment la tendreſſe & l'intimité
de leur union furent extrêmes : leur folitude
eut pour elles des douceurs qui ne font
connues quedes malheureux. Mais bientôt
après , ce calme fut interrompu par la nouvelle
dudanger qui menaçoit les jours du
Marquis. Ses égaremens lui coûtoient la
vie. Au bord du tombeau il demandoit fa
vertueuſe épouſe. Elle s'arrache des bras
de ſa compagne déſolée ; elle accourt , elle
arrive; elle le trouve expirant. Oh vous ,
que j'ai tant & fi cruellement outragée ,
dit-il , en la reconnoiſſant ! voyez le fruit
de mes déſordres ; voyez la plaie épouvantable
dont la main de Dieu m'a frappé ! Si
je ſuis digne encore de votre pitié , élevez
au ciel une voix innocente , & préſentezlui
mes remords. Sa femme éperdue voulut
ſe jetter dans ſon ſein. Eloignez - vous ,
lui dit- il , je me fais horreur ; mon ſouffle
eſt le ſouffle de la mort. Et après un long
filence , me reconnois-tu dans l'état où
m'a réduit le crime ? Est-ce là cette ame
pure , qui ſe confondoit avec la tienne ?
Eſt ce là cette moitié de toi- même ? Est-ce
là ce lit nuptial , qui me reçut digne de
Bv
34 MERCURE DE FRANCE:
toi ? Perfides amis , déteſtables enchante
reſſes , venez , voyez & frémiſſez ! Oh
mon ame ! qui te délivrera de cette prifon
hideuſe ? Monfieur , demandoit-il à ſon
Médecin , en ai-je pour long-temps encore
: mes douleurs font intolérables...
Ne me quitte pas , ma généreufe amie ; je
tomberois ſans toi dans le plus affreux défefpoir...
Mort cruelle , acheve , acheve
d'expier ma vie. Il n'eſt point de maux que
je ne mérite ; j'ai trahi , deshonoré , perfécuté
lâchement l'innocence & la vertu
même.
Madame de Clarence , dans les convul
fions de ſa douleur , faifoit à chaque inf
tantde nouveaux efforts pour ſe précipiter
fur ce lit , d'où l'on tâchoit de l'éloigner.
Enfin le malheureux expira , les yeux attachés
ſur elle , & ſa voix acheva de s'éteindre
en lui demandant pardon.
La feule conſolation dont Madame de
Clarence fut capable , étoit la confiance
religieuſe que lui inſpiroit une fi belle
mort. Il fut , difoit-elle , plus foible que
méchant , & plus fragile que coupable.
Le monde l'avoit égaré par les plaifirs
Dieu l'a ramené par les douleurs. Il l'a
frappé , il lui pardonne. Oui mon
époux , mon cher Clarence , s'écrioit-elle ,
dégagé des liens du ſang & du monde
,
2
AOUST. 1758. 35
tu m'attends dans le ſeinde ton Dieu !
L'ame remplie de ces ſaintes idées , elle
vint ſe réunir à ſon amie , qu'elle trouva
au pieddes autels. Le coeur de Lucile fut
déchiré au récit de cette mort cruelle&
vertueuſe. Elles pleurerent enſemble pour
la derniere fois ; & quelque temps après
Madame de Clarence conſacra à Dieu, par
les mêmes voeux que Lucile , ce coeur , ces
charmes , ces vertus dont le monde n'étoit
pas digne.
VERS écrits au bas d'une tête de Pallas,
fingulièrement bien deſſinée par un Enfant
de 8 ans , qui joint à la plus jolie figure >
des talens fort au deſſus deſon âge.
PALLAS doit oublier l'injure
Que lui fit le Berger Paris.
L'Amour deſſine ſa figure ,
/
Cela vaut bienla pomme accordée à Cypris:
36 MERCURE DE FRANCE.
LETTRE à l'Auteur du Mercure.
Vous avez préſens , Monfieur , lesDialogues
compoſés par quelques-uns de nos
plus illuftres Auteurs. Tous ſont écrits en
proſe; les matieres ſcavantes & quelquefois
abſtraites , qui y font traitées
comportant guere une autre maniere d'écrire.
د
ne
J'ai pensé qu'en faiſant parler des perfonnages
connus , par un caractere mêlé
de ſérieux & d'enjouement , ou par des
bons mots , ou par des paſſions qui donnent
lieu à des tableaux agréables , la poéſie
pourroit être heureuſement employée , &
même prêter une grace de plus à l'art du
Dialogue. Je vous envoie quelques eſſais
en ce genre. Je ſuis perfuadé que bien
d'autres Gens de Lettres s'empreſſeront de
concourir à remplir le Livre pour la formation
duquel le Miniſtere vient de faire
choix de vous . Cet Ouvrage ne peut prendre
entre vos mains que plus de conſiſtance,
& mériter mieux l'empreſſement du Public
éclairé. Vous connoiſſez les ſentimens avec
leſquels j'ai l'honneur d'être , & c .
A Vichy.
DEMONCRIF.
AOUST . 1758 . 37
La nouvelle forme de ces Dialogues
pleins de gaieté & de philofophie , rend la
ſcene plus animée entre des perſonnages
qui ſe ſuccedent , qu'elle n'a coutume de
l'être entre des interlocuteurs permanens ;
& c'eſt une nouveauté qui ne peut manquer
de réuffir. Elle n'a point d'exemple
chez les Anciens , & les Modernes qui les
ont imités, n'avoient pas riſqué juſqu'à préfent
ce changement de ſcenes dans le Dialogue
: je ne connois qu'un eſſai du même
genre; il eſt dans le porte-feuille de l'un
de nos meilleurs Poëtes. Ceux qui ont entendu
les Dialogues voluptueux d'Ema &
Azor , ont dû fentir , comme on l'éprouve
ici , combien cette fucceffion de perſonnages
contribue à étendre la ſphere du
dialogue , & à le rapprocher de la poéfie
dramatique.
38 MERCURE DE FRANCE.
DIALOGUE PREMIER.
DIOGENES. MYCION , Marchand d'Efclaves.
DENIS , de Syracufe. NEARQUE,
Comédien célebre.
DIVIN
MYCION.
IVIN Mercure ! enfin , ton aide & ma pru
dence
M'ont remis un tréſor dont il faut profiter :
Oui , je vais acquérir une richeſſe immenſe,
En vendant ce Captif que je viens d'achepter.
Il paroît ; on l'entoure , & tout bas chacun cauſe
Sans ofer lui parler , tant ſon mérite impoſe.
Il ſe tait : ah ! combien la foule augmentera ,
Lorſque ſon grand eſprit ſe manifeſtera !
Pour gîte , nuit & jour , pour maiſon de plaiſance,
Il ne veut qu'un tonneau ; modique eſt la dépenſe.
Quelqu'un paroît : fort de ton tonneau , vien.
Comment ! par Jupiter , ce ſont des gens de mar
que ;
Denis de Syracuse , & le fameux Néarque ,
Cet excellent Comédien.
Allons , fais toi valoir.
DIOGENES.
Je n'épargnerai tien
Vous venez m'acheter ? parlez ....
AOUST. 1758 . 39
DENIS.
Cela peut être
DIOGENES.
Mais me conviendrez-vous pour Maître
DENIS.
Eſclave , apprens que je ſuis Roi.
DIOGENES .
Dites, Tyran.
DENIS.
Qu'entends-je ?
DIOGENES a Néarque.
Etvous
Etmoi ?
NEARQUE.
Si je ne ſuis pas Roi , j'ai l'art de le paroître
Si bien qu'on s'y méprend , dit- on .
DIOGENES.
Hé bien, tenez , tous deux , aux yeux de la raiſon;
Vous êtes, àvrai dire , autant Roi l'un que l'autre.
DENIS.
Vous comparez fon art ? ....
DIOGENES.
Je le préfere au votres
Syracuſe étoit libre , elle ſubit vos loix ;
Votre pouvoir eſt - il l'ouvrage de ſon choix ,
Ou le droit de votre naiſſance ?
Bien différent de lui , la faneſte ſcience
40 MERCURE DE FRANCE:
D'envahir , d'enchaîner par cent forfaits divers ,
Seule établit votre puiſſance :
La ſcene où vous brillez , n'offre que des revers.
Vos talens font l'orgueil , la force , Pinclémence s
Vos triſtes ſpectateurs gémiſſent dans les fers :
Vous régnez par l'effroi , lui , par le don de plaire.
Tyran ingénieux , dont l'art ſçait nous ſaiſir ,
Il impoſe aux eſprits, un tribut volontaire ,
Inſéparable du plaifir .
La crainte par cet art , la douleur nous eft chere :
De tous nos fentimens ſage dépofitaire ,
Au portrait des vertus il ſçait nous attendrir ,
Et fur l'horreur du vice exciter la colere.
Sa tyrannie enfin , & fon regne enchanteur ,
Eft d'amufer l'efprit & corriger le coeur.
Je l'eſtime , & je vous mépriſe.
DENIS.
Qu'ofe dire ce fou ?
MYCION,
Ce n'eſt qu'une mépriſe.
Il dormoit à l'inſtant ... Un reſte de vapeur ...
çà, que deſtinez-vous à ce grand Diogenes ?
DENIS.
La mort ou les plus rudes chaînes :
Adieu.
MYCION à Néarque.
Je vois que vous voulez l'avoir :
Combien payerez-vous ce fameux perſonnage?
AOUST. 1758 . 41
NEARQUE .
Acquérir untelbien n'eſt pas en mon pouvoir.
Quel Acteur ! comme il ſçait ennoblir l'eſclavage
!
MYCION à Diogenes.
Miſérable ! on te fuit ! Je ſuis au déſeſpoir :
Tu m'as volé.
DIOGENES ,
Volé ?
MYCION.
Dis , Philoſophe inique ,
Si la moindre pudeur avoit pu t'arrêter ,
Tu m'aurois averti , quand je vins t'acheter ,
Que ton eſpritmordant, que ton humeur cynique
Te faifoient partout déteſter.
Comme j'ai de l'honneur , j'agis ſans défiance ;
En augmentant le prix j'obtiens la préférence ,
Et par l'événement je vois qu'on m'a dupé.
DIOGENES.
Je te plains.
MYCION.
1
Oui , tu m'as trompé.
Je 'te croyois un perſonnage
De débit , point du tout ; l'impudent a la rage
De ne vomir que fiel contre le genre humain .
Je voudrois le revendre , & je l'expoſe en vain ,
Je perds l'argent & l'étalage.
42 MERCURE DE FRANCE
DIOGENES .
L'admirable reproche ! hé ! me ſuis-je maſqué,
Lorſqu'au marché d'Egyne on m'expoſoit en
vente ?
L'eſprit libre & l'ame contente ,
Je n'ai vu que des fous ,& je m'en ſuis moqué.
La lanterne à la main , au milieu de la foule ,
J'allois cherchant un homme , & je le cherche
encor.
MYCION.
J'ai cru qu'il me vaudroit une montagne d'or
Tout mon édifice s'écroule.
Eſclave indigne !
DIOGENES.
Allons , gronde à loiſir ;
L'injuſtice m'amuſe ,
MYCION.
Affronteur !
DIOGENES.
Hé ! courage
Qui m'auroit dit que l'eſclavage
M'auroit caufé tant de plaifir ?
ΜΥΣΙΘΝ .
Je ſens que ma fureur s'irrite
De ſon infolente gaîté.
D'où te vient tant d'orgueil ? animal effronté
Qui n'a pas affez de mérite
Pour être deux fois acheté,
AOUST. 1758. 47
DIOGENES
Oh! je n'ai point de vanité.
Tu fais un plaiſant perſonnage.
Qui croiroit , à le voir , le coeur gros de ſoupirs ;
Que c'eſt moi , que le ſort outrage.
Il eſt libre , & je ſers ; j'aime mieux mon partage :
Jen'éprouve que l'eſclavage ,
L'imbécile a les déplaiſirs.
MYCION.
Je touche à ma perte certaine :
Vous me voyez en pleurs tombant àvos genoux :
Prenez pour un moment un langage plus doux ,
Afin qu'une autre dupe vienne ,
Et que je puiſſe enfin me défaire de vous.
DIOGENES .
Tu m'attendris , que je t'embraſſe , écoute.
Reprends l'eſpérance , crois moi :
Tu trouveras dans cette Iſſe , ſans doute ,
Quelqu'habitant tout auſſi ſot que toi.
Leſecond Dialogue au Mercure prochain.
:
44 MERCURE DE FRANCE.
EPITRE
AMadame de *** , par M. P ***.
P
:
EUT- ON rimer pour une belle ,
Sans lui parler un peu d'amour ?
Ne me faites point de querelle ,
Si je vous en parle en ce jour.
La fiction nous eſt permiſe :
En intéreſſant elle inſtruit.
Je vais , puiſque l'on m'autoriſe ,
Vous conter la Fable qui ſuit :
Le petit lutin de Cythere ,
Etoit un jour à vos genoux.
Je ne ſçais ce qu'il vouloit faire
D'un carquois qu'il mit près de vous,
J'avois ſouffert ſous ſon empire :
Pour me venger , je m'approchai ,
Puis de ſes traits , ſans lui rien dire ,
Je me ſaiſis , & les cachai .
Le fripon les trouva bien vite .
Mieux que toi , dit- il , je m'y prends ,
Et j'en vais mettre un dans un gîte
Qui le gardera plus long-temps.
AOUST . 1758 . 45
Il dit; & foudain la vengeance
Lui mettant une fleche en main ,
Malgré toute ma réſiſtance ,
Le cruel m'en perça le ſein.
J'ignorois de quelle fabrique
Sortoit le trait victorieux ;
Mais ce que j'éprouve , m'indique
Qu'Amour l'avoit pris dans vos yeux.
Car depuis ce moment funeſte,
Je reſſens pour vous tant d'ardeur ,
Que pour toute autre il ne me reſte
Qu'indifférence & que froideur.
Votre chiffre , par ma houlette ,
Eſt gravé ſur tous les ormeaux ,
Et par le ſeul nom de Liſette ,
J'éveille aujourd'hui les échos.
:
Les biens que le plus on eftime ,
Sans vous n'ont point d'attraits pour moi :
Vos yeux font tout ce qui m'anime ;
Je ne vis que quand je vous voi,
Du fort la rigueur inflexible ,
Peut à fon gré m'oter le jour ;
Mais il tenteroit l'impoſſible ,
S'il vouloit m'ôter mon amour.
46 MERCURE DE FRANCE .
De ma promeſſe , objet aimable ,
Ce récit m'a plus qu'acquitté :
Je n'avois promis qu'une fable ,
Et j'ait dit une vérité.
Mais voyez un peu le délire
D'un peuple qu'on nomme Rimeur ,
Et quel détour il prend pour dire :
Je vous aime de tout mon coeur.
PORTRAITS
Tirés d'un Manuscrit , par le Solitaire de
Bretagne.
I. LAA on voyoit la Coquetterie avec une
robe parfemée de clinquant. Sa démarche
étoit vive & légere , comme celle de Flore,
quand elle agace le zéphyr ſur l'émail des
prairies. Le miel étoit ſur ſes levres nuancées
de minauderies , & l'abſynthe dans
ſon coeur. Tantôt ſes yeux étinceloient des
éclairs ſéduiſans du defir , tantôt ils ſe couvroient
du nuage touchant de la langueur.
Les agaceries pétillantes animoient quelquefois
fon teint du vif éclat des roſes ;
quelquefois il étoit coloré de l'incarnat
trop doux , mais trop impoſteur de la ſenſibilité.
Ses cheveux flottoient au gré des
AOUST. 1758 . 47
caprices mutins, freres des zéphyrs inconftans.
Ses mains portoient un réſeau délié ,
tiſſu de manege & de ſtratagêmes , & l'agitoient
perpétuellement ſur un eſſain folâtre
de petits êtres tranſparens , pêtris de
frivolités , qui ſe trouvoient tout d'un
coup abattus à ſes pieds dans l'attitude du
dépit, de l'eſclavage&du déſeſpoir. Telles
les trois filles dangereuſes d'Acheloiis attiroient
le voyageur avide de plaiſir , par les
fons enchanteurs mais perfides de leur
voix mélodieuſe, &lui tendoient un piege
funeſte.
II. Ici marchoit d'un pas faſtueux la Pru
derie couverte d'un voile brodé d'impoftures&
de ſimagrées. Son regard étoit fier
& impérieux. L'éloge de la vertu , & la
critique du vice , repofoient alternativement
ſur ſes levres auſteres. Son teint ſcrupuleux
ne ſe coloroit jamais qu'au pinceau
fimulé de la pudeur ou de la colere, quand
l'équivoque déliée venoit indiſcrétement
pétiller autour d'elle , avec ſon double viſage.
On voyoit à ſes pieds un débris immenſe
des fleches de l'Amour , qu'elle ſe
glorifioit d'avoir vu ſe briſer contre l'égide
impénétrable de ſa ſageſſe. La chaſte Reine
des bois l'auroit priſe elle-même pour la
plus fidelle de toutes ſes Prêtreſſes , ſi une
folitude conſtruite du triple airain de l'hy
48 MERCURE DE FRANCE.
pocrifie , avoit pu la garantir de l'indifcrétion
de quelques Satyres qu'elle y avoit
ſouvent renfermés pour célébrer de profanes
myſteres , & qui dans leurs danſes folâtres
avoient tout révélé àla Déeſſe . Ainfi
l'épouſe du fils de Saturne faiſoit retentir
l'Olympe du fracas de ſa ſageſſe , & donnoit
en fecret la naiſſance au Dieu de la
guerre.
III . D'un autre côté , ſous un berceau
délicieux , formé par la main des Hyades
bienfaiſantes , paroiſfoit la tendre Senſibilité
ornée des bandelettes de la Candeur,
telle qu'on voit une jeune habitante de
Paphos porter ſur l'autel de l'Amour une
offrande fincere .
Ses genoux chancelans annonçoient l'agitation
& l'inquiétude de ſon coeur. Sa
bouche charmante étoit le temple de l'aimable
vérité. La douce langueur de ſes
yeux intéreſſoit pour elle; & quand l'ambroiſie
précieuſe des larmes ſi rares de la
tendreſſe , baignoit ſon teint coloré de pudeur
&d'émotion, quelques ames ſenſibles
ſe précipitoient pour les recueillir & en
faire leurs plus cheres délices. Ses cheveux
parfumés de myrthes étoient légérement
agités par une petite troupe de ſoupirs
touchans. Ce n'étoit qu'à elle qu'il étoit
réellement permisde ſe parer de la blancheur
AOUST. 1758 .
cheurdes lys , mêlée à l'éclat des roſes :
emblême trop profane d'une paſſion innocente.
Le cortege impoſteur des ſinges du
ſentiment ne l'entoura jamais. Un ſeul
Amour ſans aîles , ſans frivolité , ſans faſte
&fans minauderies , étoit proſterné à ſes
genoux tremblans , qu'il tenoit étroitement
embraſſes , &lui juroit une tendreſſe
digne d'elle & de la jalouſie des immortels.
Telle la tendre Pſyché jouit en ſecret
des hommages du fils de Vénus même , &
ne chercha ni dans l'infidélité , ni dans
l'oſtentation , le bonheur qui excita la jalouſie
de cette Déeſſe .
IV. Sur le lieu le plus éminent de la
lice , on voyoit enfin la Galanterie promener
ſon viſage d'airain. Le ciniſmede la
licence ombrageoit ſa tête de ſon pennage
orgueilleux ; la Hardieſſe , mere du vice ,
régnoit dans ſes yeux impudens , comme
dans ceux des Bacchantes échevelées ,
quand, un tyrſe à la main , elles fouloient
aux pieds les ſages loix de la Pudeur. Sa
demi- robe ſemblable à celles des Filles de
Sparte, quand, preſque nues, elles alloient
diſputer le prix des exercices gymniques ,
étoit parfemée des couleurs de la débauche;
le feu des peintures dangereuſes fortoit
de ſa bouche impure, comme les flammes
de l'Etna , pour le malheur de ceux
C
5o MERCURE DE FRANCE.
qui l'environnent. Une Jeuneſſe novice ,
portant d'une main la torche ardente de la
paffion aveugle , & de l'autre , le frêle roſeau
de l'inexpérience , alloit en foule porter
dans le gouffre de la corruption les
tendres fruits de l'Education , les racinės
déliées de la Vertu , & les fleurs délicates
de la Santé.
!
EPITRE
AM. Pepin de Maiſon Neuve , Capitaine
de Vaisseaux , Commandant pourle Roi
au Havre.
Vouous , qui , par un rare aſſemblage ,
Uniffez la valeur d'Hector
Ala prudence du vrai Sage
Qu'Homere nous peint dans Neftor ;
Vous venez de nous apprendre dans
une Lettre modeſte , que les ennemis éternels
du nom François , nos dangereux voifins
, ont quitté vos côtes , & qu'ils font
rentrés dans leurs ports après être venu
conſidérer pendant deux jours celui du
Havre , fans ofer y deſcendre. Ainſi des
trois mots fameux de Céſar , ils ne pourfont
s'appliquer que les deux premiersa
AOUST. 178. ε
veni , vidi. Mais , Monfieur , vous nous
laiſſez ignorer la cauſe d'un retour ſi précipité
, & pourquoi la terreur s'eſt emparé
tout à coup de ces Infulaires , dont la flotte
orgueilleuſe ſembloit vouloir envahir tous
nos ports. A mon tour , Monfieur , je ſuis
charmé de vous annoncer le ſujet de ce
prompt départ ,
Par la voix d'un Triton échappé de nos ports ,
Ils ont ſçu que la ville où tendoient leurs efforts ,
Par vous gardée & défendue ,
Au prix de tout leur fang ne ſeroit point rendue ;
Que le bronze homicide hériſſoit tous vos forts ;
Que déja la foudre entendue ,
Bientôt ſur leurs vaiſſeaux vomiroit mille morts ;
Que la vigilance aſſidue ,
Nuit & jour veilioit ſur vos bords.
Le Dieu ne fut point cru ; les Chefs de
la flotte doutant de la fidélité de cetre relation
, voulurent s'en convaincre par euxmêmes
,
L'un d'eux , par le ſecours d'un verre favorable ,
Vous diſtingua , vous vit ardent infatigable ,
Tantôt de vos remparts viſiter les coat urs ,
Examiner de leurs détours
Le labyrinthe impénétrable ;
Et tantôt établir fur le haut de vos tours ,
L'appareil le plus formidable :
Cij
52 MERCURE DE FRANCE.
A1
Ici donnant à tout un ordre invariable ,
On vous voyoit ranger , redoubler les ſecours ,
Et rendre de vos murs l'accès impraticable.
A cet aſpect , aux pavillons épars ,
L'obſervateur s'écrie: O vous , de mes hazards
Fideles compagnons ! fuyons de cette rade ;
Que notre flotte rétrogade,
Et revole vers nos remparts .
Netentons point ici plus long-temps la fortune;
Du Guerrier que je vois , la prudence importune,
D'un projet confondu m'annonce le malheur.
Ofer ſurprendre ſa valeur ,
C'eſt vouloir triompher de Mars & de Neptune.
Voilà au vrai , Monfieur , la cauſe de la
retraite précipitée de nos ennemis.
O toi , qui jamais ne ſommeilles ,
Meſſagere de l'univers ,
Ardente Renommée , annonce ces merveilles
Aux extrêmités des deux mers !
De l'époux d'Orithie enfans tumultueux;
Diſperſez ces nefs vagabondes ,
Et de vos cavernes profondes
Que les ſouffles impétueux
Faſſent deſcendre au ſein des ondes
Cescoupables préſomptueux.
Mais plutôt ſur notre rivage
Puiffent- ils revenir ! non plus en ennemis ;
Et recevoir enfin , par les mains de Louis
:
AOUST. 1758. 53
D'une éternelle paix l'inviolable gage.
Qu'ils remportent , nouveaux Jaſons ;
Pour le bonheur du monde & celui de leur ifle ,
De l'olivier chéri , le rameau plus atile
Que laplus riche des toiſons.
DESAULX , Chanoine de Reims:
VERS
De M. l'Abbé de Lattaignant, à M. le Maréchal-
Duc de Richelieu , en lui envoyanz
fesPoésies.
CHARMANT Héros de qui ma voir
Acélébré plus d'une fois ,
L'amour , la gloire & le courage,
Recevez mon nouvel hommage ,
Etſou venez-vous qu'autrefois
De vous plaire j'eus l'avantage ;
Que vous aimiez tant mes chanſons ;
Quand je mêlois mes tendres ſons
Aceux de l'aimable Lifette.
Mais peut- être , me dira-t'on ,
Que Colin a pu trouver bon
D'être chanté ſur ma muſette,
Et pour le vainqueur de Mahon ;
Qu'il faut emboucher la trompette
Ciij
34 MERCURE DE FRANCE.
*
VERS
AM. le Maréchal - Dus de Biron , pa
le même. :
1
Si c'étoit un für privilege ,
Pour compter ſur votre bonté ,
Que d'avoir autrefois été
Votre camarade au college ,
Je pourrois fans témérité ,
Seigneur , vous offrir ces fornestes ,
Et ce recueil de chanſonnettes ,
Quele ful plaifir m'a dicté.
Mais tout a bien changé de face
Depu's que je vous ai quitté ;
Et des Héros de votre race ,
Suivant toujours la noble trace,
Avec tant de rapidité ,
Et si haut vous êtes monté ,
Que je vous ai perdu de vue :
C'eſt ce qui fait ma retenue ,
Et que ſans m'être préſenté,
De loin je vous ai reſpecté.
Admirateur de votre gloire , ر
1
Quand , dans les champs de la victoire,
Vous vous êtes tant ſignalé ;
! Alors ſeulement j'ai mêlé
Les faibles fons de ma muſette
AOUST. 1758. 55
A cette héroïque trompette
Digne de chanter vos exploits ,
Que la renommée aux cent voix ,
Faifant plus de bruit qu'un tonnerre ,
Annonçoit à toute la terre.
Pour moi , je ſuis toujours reſté
A peu près à la même place ,
Dans ma paiſible obſcurité ,
Et loin du fommet du Parnaffe.
Si vous daignez baiſſer les yeux ,
Vous m'y verrez toujours joyeux ,
Toujours faiſant des vers lyriques ;
Mais comme nous devenons vieux ,
Će ne font plus que des cantiques .
Je me rappelle avec plaiſir
Les jours de notre adolefcence :
Je prévoyois un avenir
Dont vous rempliffez l'eſpérance ,
Et je n'ai point trop préſumé
D'un aſtre dont j'ai vu l'aurore.
Partout je vous vois eſtimé ;
Je vous refpecte & vous honore.
Mais peut- on vous avoir aimé ,
Et ne vous pas aimer encore ?
Civ
36 MERCURE DE FRANCE.
LEE mot de l'Enigmedu ſecondMercure
de Juillet eſt la Cire. Celui du Logogryphe
eſt Agriculture.
ENIGME.
On me vit autrefois blanche , droite , brillante.
On me donnoit alors une place éminente.
De femelle je ſuis devenu maſculin ,
Petit , ſombre , puant , en un mot fi vilain ,
Qu'on ne me laiſſe pas terminer ma carriere :
C'eſt à qui le premier m'otera la lumiere...
AOUST. 1758. 57
LOGOGRYPHE.
JE fais preſque en tous lieux le tourment de
l'enfance.
Eft- on jeune , on m'oublic ; eſt- on vieux , on
m'encenſe.
Je porte dansmonſein mon ennemi mortel.
Il veut m'anéantir , & mon malheur eſt tel ,
Qu'en le perdant , je perds preſque toute exif
tence.
Déja de mes dix pieds huit ſont en ſa puiſſance :
Mais il m'en reſte deux qui peuvent aisément,
Suivant qu'ils font placés, être pris pour deus
cent
CV
38 MERCURE DE FRANCE.
CHANSON.
JE ne veux plus chanter Lifette :
Elle est volage , elle eſt coquette ;
Je veux voltiger à mon tour.
Jeupe Cloé , tendre Colette ,
Recevez mes voeux en ce jour :
Je ne veux plus chanter Lifette.
Mais , hélas ! quel nom je repete !
Lifette ! hé quoi ! toujours Lifette !
Ah! tu me trahis , ma muſette :
Es-tu complice de l'Amour ?
Je ne puis chanter que Liſette ;
Je l'aime volage & coquette :
Mon coeur s'eſt donné ſans retour.
Je ne veux plus chanter Lisette Elle est vo
+
-la-ge,elleest coquette;je veux volliger
Je veux voltiger voltiger, volti
ger mon tour,voltiger, voltiger amon
moinsvite
+
tour. Jeune Clo- é, tendre Co- let-te Recevés
+ Léger.
mon coeur en ce cejour.Je
e ne veux
sette,Je ne veux plus chanter
xplus
chanter Li
Liset
-- teje ne veux plus chanter
Liset
pluslent.
te.Mais, hélas:quel nomje répette!Lisette!El
mesure
quoi: toujours Lisette Ah!tu me trahis ma mu
Lent.
-set-te;Ah!tu me trahis ma musette Es tu com
Léger.
plice de l'amour, Jene puis chanter que Li
sette:Je l'aime volage etcoquetteje l'aime vo
la ... ge et coquette:je l'aime vola-geet.co
=quette;Mon coeur s'est donne sans re_
tour, s'est donné, s'est donné sans retour .
GravéparMelleLabassée. Imprimépar Tournelle .
AOUST. 1758 : 59
ARTICLE II.
NOUVELLES LITTERAIRES.
V
OYAGE d'Italie par M. Cochin , Secretaire
de l'Académie Royale de Peinture
& de Sculpture.
Rienn'eſt ſi facile en apparence que de
juger les productions des Arts , qui ont
pour objet l'imitation de la nature. Tout
le monde voit la nature , tout le monde
prétend la bien voir , & chacun ſe croit
en état d'en apprécier l'imitation. De-là
vient qu'en Poésie , en Peinture , en Sculp
ture , il y a tant de prétendus connoiffeurs
& fi peu de véritables juges. L'amateur
le plus éclairé abeſoin encore , s'il eſt permis
de le dire, des yeux de l'Artiſte , furtout
en voyageant dans des pays où regne
une vieille prévention pour les curioſités
qu'ils renferment. Ce n'eſt point là qu'un
obfervateur trouvera des guides fideles
chaque ville par intérêt , ou par vanité ,
lui exagere le prix de ce qu'elle poffede,&
l'on regarderoit comme un mauvais citoyen
celui qui décéleroit les imperfes
3
Cvj
60 MERCURE DE FRANCE:
tions d'un morceau que le préjugé auroit
rendu célebre.
Il faut , pour écrire l'hiſtoire desArts,
comme celle des Nations , avoir le monde
pour patrie. C'eſt avec cette liberté philoſophique
, appuyée de la juſte confiance ,
que doit avoir en écrivant , l'homme qui
traite de ce qu'il ſçait bien , que M. Cochin
nous a rendu compte des beautés qu'il
a obſervées. Son livre devroit être intitulé
, Elémens du gout en fait de Peinture &
de Sculpture. Voici comment&dans quelles
circonstances il a été compoſé.
M. leMarquis de Marigny , nommé par
le Roi en 1746, à la ſurvivancede la place
de Directeur & Ordonnateur général de
ſes Bâtimens , remplie alors par M. de
Tournehem , crut avec raiſon , dit M..
Cochin , qu'après avoir paſſé trois années
àprendre toutes les connoiffances relatives
à cette place , il ne pouvoit mieux les
perfectionner que par un examen réfléchi
de toutes les beautés de ce genre , que l'Italie
renferme dans ſon ſein.
11 fit choix de M. Soufflot & de M. Co
chin pour l'accompagner dans ſon voyage.
Le recueil d'obſervations qui fuit , ajoute
M. C, fur les belles chofes qu'on voit en
Italie , eſt l'abrégé des réflexions que nous
faiſions enſemble pour les apprécier à leur
juſte valeur.
AOUST. 1758. 68
Il étoit naturel que ce Recueil , fait ſous
les yeux de M. le Marquis de Marigny ,
fût publié ſous ſes aufpices. M. Cochin ,
en le lui dédiant , s'eſt ſouvenu de la maximede
la Bruyere : Eloge d'épithetes ,mauvais
éloge, C'eſt par les faits qu'il l'a loué
d'accord avec la voix publique.
L'Auteur nous prévient dans fa Préface
, qu'il n'apas prétendu rendre un compte
exact de toutes les belles choſes que l'on
voit en Italie ; que les notes , qu'on l'engage
à publier , n'étoient faites que pour
lui; qu'il y a de beaux morceaux ſur lefquels
il n'a pas eu le temps d'écrire ſes
obſervations ; que divers accidens lui ont
fait perdre une partie de celles qu'il avoit
recueillies ; qu'enfin il n'a rien écrit fur
les belles choſes qu'on trouve à Rome ,
par la raiſon qu'elles font en trop grand
nombre , & que le temps lui a manqué.
"Onyvoit , dit- il ailleurs ,tant de reſtes
>> d'architecture antique , & de fa beaux
» monumens de celle des derniers fiecles ;
>>les Egliſes , ainſi que les Palais , y font
>>ornés avec tant de profuſion des plus
>> beaux morceaux de Sculpture &de Pein-
>>ture de ces mêmes ſiecles , qu'il eût fallu
" un temps très - conſidérable pour écrire
>>ſeulement quelques notes ſur chaque
›choſe : je crus devoir employer le ſéjour
ور
62 MERCURE DE FRANCE.
> que je pourrois faire dans cette Ville , a
> deſſiner . "
e Ce Recueil eſt diviſé en trois volumes ,
& chaque volume en deux parties. La premiere
contient les beautés de Turin , de
Milan , de Plaiſance , de Parme , de Regio,
de Modene , de Ravenne & de pluſieurs
autres Villes d'Italie. Quelques-unes des
notes faites fur les derniers articles de cette
premiere partie , ayant été perdues , on
s'eſt ſervi pour les rétablir , d'un ancien
livre intitulé , Nouveau Voyage d'Italie
imprimé à Lyon en 1699. Tout ce qui eſt
en italique, depuis Imola juſques à Capone ,
eſt tiré de ce livre , dont toutefois M.
Cochin ne garantit point les indications.
,
La deuxieme partie contient Naples ,
Portici , Pouzzoles , Ronciglione , Caprarola
, Viterbe & Sienne.
La troiſſeme , Florence& ſes environs
Piſtoya , Luques , Pize & Livourne.
La quatrieme , Bologne & Ferrare.
La cinquieme , Venife.
1
La fixieme , Padoue , Vicence , Véro
ne , Mantoue , Crémone , Brefcia , Bergame
, Pavie & Genes. On y a joint Toulon,
Marseille & Nimes.
Ceux qui cherchent des deſcriptions
brillantes , peuvent ſe diſpenſer de lire ces
études. Le deſſein de l'Auteur eft d'inſtrui
TAOUST. 1758 .. 63
re , non d'amufer , d'apprécier & non de
décrire ; il s'eſt même interdit les termes
détournés & vagues , pour n'employer que
ceux de l'art , préférant avec raiſon la jufreſſe
à l'élégance dans un Ouvrage qui doit
préfenter à l'eſprit des idées claires&préciſes.
Il ne s'eſt étendu que fur les mor
ceaux qui demandoient quelques détails.
Cequi ne méritoit que d'être indiqué l'a
été d'un feul trait de plume : ce Recueil
n'eſt donc pas fufceptible d'extrait ; mais
nous donnerons dans les volumes ſuivans,
les articles des Théâtres , & ceux des Eco
les de Peinture & de Sculpture d'Italie ,
pour exemples de la maniere de voir &
d'écrire de l'Auteur .
Essar ſur l'Amélioration des terres , par
M. Patullo. A Paris , chez Durand , in- 12 .
C'eſt un étranger qui nous donne des
préceptes d'agriculture , mais un étranger
devenu François,& qui regarde fon aſyle
comme ſa véritable patrie.
SonLivre est dédié à Madame la Marquiſe
de Pompadour. La bienfaiſance &
P'humanité font les objets de ſon hommage.
Il n'a pas craint d'expoſer dans ſon épitre
le tableau de nos campagnes , & l'état
déplorable de l'agriculture en France. « De
cet art,dit-il , le nourriffier des arts ,
2
64 MERCURE DE FRANCE.
>>&qui les tient tous à ſes gages ; de cer
>>art ſans lequel les hommes répandus en
>>petit nombre ſur la ſurface de laterre ,
>>diſputeroient encore la proie aux tigres
>>& le gland aux ſangliers.
>>On ne peut , ajoute - t'il , comparer
>> ſans étonnement l'importance de l'agri-
>>culture avec l'abandon où elle eft ré-
>>duite. Vous le ſçavez , Madame , vous ,
» qui interrogez la vérité , & qui l'encou-
>>ragez à répondre.
>>Quelques citoyens éclairés tendent la
>> main au laboureur , & tâchent de le ra-
>>nimer par le ſecours de leurs lumieres ;
>>mais la ſpéculation eft inutile où la pra-
>>tique ne peut s'exercer. Ce font les ri-
>>cheſſes du laboureur , qui produiſent les
>>riches moiffons. Il n'y a point de ſecrets
>>de fertiliſer les campagnes ſans des tra-
» vaux qui les préparent , ſans des troupeaux
qui les engraiffent , fans des bef-
>> tiaux qui les labourent , ſans un com-
» merce facile & avantageux , qui affure
>>au cultivateur la récompenſede ſes ſoins,
>> la rentrée de ſes fonds & un bénéfice
>>proportionné aux riſques de ſes avances.
>> Que ne m'eſt- il permis , Madame , de
>>développer à vos yeux ces idées élémen-
>>taires de l'économie politique , vous verriez
les produits de la terre ſe diviſer
AOUST. 1758 . 65
,
>>dans les mains du laboureur , en frais de
>>culture & en revenus ; les frais , fe diſtri-
>>buer aux habitans de la campagne ; les
>> revenus , ſe répandre par les dépenſes
>>des propriétaires , dans toutes les claſſes
>> de l'Etat : vous verriez ces mêmes ri-
>>cheſſes , après avoir animé le commerce,
>>la population , l'induſtrie retourner
>>dans les mains du cultivateur , pour être
» employées à la réproduction ; vous re-
>>connoîtriez que c'eſt à la plénitude de ce
>>reflux périodique des revenus de l'Etat
>>vers leur fource , qu'on doit attribuer
>>leur renouvellement perpétuel ; & que
>>c'eſt à cette circulation ralentie , inter-
>>rompue ou détournée , qu'on doit attri-
>>buer leur dépériſſement. "
L'Ouvrage de M. Patullo eſt diviſé en
deux parties. La premiere donne lesdétails
des opérations de culture qu'il propofe , &
le calcul de leurs produits : la ſeconde
traite des avantages qui peuvent en réfulter
dans l'économie politique , &dedivers
points qui intéreſſent en général la proſpérité
de l'agriculture.
Premiere Partie. Les opérations de culture
ſe réduiſent à cinq articles :
1 ° . La rectificationde toutes les terres
par leur mêlange , & la juſte application
des divers engrais connus.
66 MERCURE DE FRANCE
:
2º. La clôture des terres & leurs diviſions
, à quelques uſages qu'on les deſtine.
3 °. L'emploi de la moitié ou des deux
tiers de ces terres en herbages artificiels.
4. La nourriture des beftiaux fur les
fermes.
5°. La fucceffion alternative de la culture
d'herbage en labour , &de labour en
herbage : méthode qui entretient & augmente
la fertilité.
M. P. avoue qu'aucun de ces principes
n'eſt nouveau en France ; que dans un Livre
intitulé , Théâtre d'Agriculture , écrit
en 1600 , & dédié à Henri IV, par le ſieur
de Serres , Seigneur de Pradel , ſa méthode
eſt expreſſement recommandée , & que
l'Auteur paroît avoir connu tout ce qu'on
ſçait encore de mieux en agriculture ; mais
ce Livre eſt un infolio de plus de mille pages
, qui n'a point été lu. M. Patullo réduit
l'expoſition de ſes principes à moins
de 80 pages in- 12 .
Il prétend qu'il y a très peu de terres
qui ne contiennent dans leur ſein des engrais
propres à en améliorer la ſurface, fans
le fecours étranger du fumier : tels font les
marnes , les terres à foulon , les craies , les
glaiſes , l'argille , & en général preſque
route eſpece de terre d'une qualité oppofée
à celle qu'on veut améliorer. La maAOUST.
1758. 67
:
niere la plus facile d'en découvrir les différentes
couches , eſt d'y appliquer la fonde
; ce qui ſe fait à très peu de frais.
* Un champ rendu fertile par ce mê-
>> lange des terres , s'épuiſeroit bientôt , fi
» le fumier ne réparoit continuellement
> ſes pertes; il feroit même très difficile
>> de ſe remettre de cette eſpece d'épuiſe-
» ment. » . Note de M. L. R.
Les engrais étrangers font la vaſe des
étangs&des rivieres , celle de la mer , ſes
herbages , ſes ſables même , &c. L'Auteur
nous reproche d'employer le fumier avant
qu'il ſoit mûr; il en preſcrit le mêlange
avec de la terre d'une qualité , comme je
P'ai dit , oppofée à celle qu'on veut fumer.
Il regarde la marne comme le meilleur de
tous les engrais ; mais il en diftingue de
trois eſpeces , la moëlleuſe ,la glaiſeufe &
la fablonneuſe , dont il détermine l'application.
« La méthode de mêler la terre avec le
>>fumier , eſt ſans doute excellente , on
>>l'emploie dans les jardins ; mais en grand
>>elle est très-coûteufe , & ne peut guere.
>> s'appliquer qu'aux terres voiſines de l'é-
>>table. » Note de M. L. R.
:
Il paſſe à la clôture des terres en foſſés.
bordés de haies vives , & il y trouve trois
avantages : r . de préſerver les grains &
68 MERCURE DE FRANCE.
les herbages de toute eſpece de dégât :
2º. de les mettre à l'abri des rigueurs de
l'hyver , & des vents froids du printems :
3º . d'efſuyer les terres par l'écoulement
des eauxdans les foffés.
Pour cela , c'eſt peu d'enclorre un do
maine , il veut qu'il ſoit diviſé en enclos ;
& pour exemple , il propoſe trois diviſions
d'une ferme de 100 arpens : les planches
en ſont gravées à la fin du Livre.
८८
« Les clôtures propoſées ont beaucoup
>>d'inconvéniens : les racines des épines
» & des arbres , épuiſent la terre fort au
>>loin. Le voiſinage des ormes eſt ſenſi-
>> blement nuiſible à quarante pieds de
>> diſtance. L'ombre des haies retarde la
>>maturité des grains , & les expoſe à la
> rouille : d'ailleurs qui peut raſſembler
» dans une enceinte d'une certaine éten-
» due , des héritages morcelés ? » Note de
M. L. R.
Il diſtingue quatre eſpeces de terre , &
preſcrit la culture qui convient à chacune
d'elles , en faiſant fuccéder le labour à
l'herbage , & l'herbage au labour. Les herbages
qu'il recommande ſont des prairies
artificielles , en treffle , en luzerne , en
ſainfoin . L'auteur entre dans le détail de
la culture , de la qualité & du produit de
ces herbages : il conſeille le treffle pour les
AOUST . 1758 . 69
terres fortes , la luzerne pour les moyennes
, le ſainfoin pour les plus légeres.
Je crois devoir ajouter encore aux obſervations
de M. Patullo , fur la culture
des herbages , quelques remarques qui me
viennent de gens très - verſés dans cette
partie.
« Le treffle eſt une des meilleures nour-
>>ritures que nous ayons pour les beſtiaux :
>> donné en verd , il eſt humectant , ra-
>> fraîchiffant , adouciſſant & nourriſſant :
>>on ne peut guere en fixer la coupe , elle
>>dépend du degré de froid ou de chaleur
>> du printems. Pour le donner en verd ,
>>il faut le couper avant qu'il fleuriſſe ,
>»>&attendre qu'il foit en graine, ſi l'on
>>veut en faire du foin : des trois coupes ,
>>la premiere eſt la ſeule qui ſoit bonne
>>pour les chevaux. M. J.
زو
» Le Lolium eft ce que nous appellons
>>Ivraie. Quoique les beſtiaux le mangent
✓enverd, c'eſt une mauvaiſe nourriture :
>>la quantité en peut être pernicieuſe aux
>>beftiaux , comme le mêlange avec le
>> bled en eſt pernicieux à l'homme. M. J.
» La durée de la luzerne depend de la
>> qualité du terrein , &de l'influence du
>>climat : ſa premiere coupe eſt un dés
>> meilleurs foins que nous ayons pour les
» chevaux , pourvu qu'on ne la donne
70 MERCURE DE FRANCE .
» qu'après les premieres gelées. Donnée
» en verd , elle les gonfle fans les engraiffer
; donnée à ſec , & mêlée avec de la
>> paille menue ou de la paille de pois , elle
» les engraiffe beaucoup . M. J.
>> Le confeil de femer le treffle & la lu-
> zerne vers la fin d'Août , ſeroit excellent
> ſi l'on pouvoit garantirque le temps ſera
doux pendant l'automne. Il faut mettre
»à l'abri la récolte préſente , avant d'en
>> préparer une autre , & dans les meilleu-
>> res provinces de France , cela n'eſt pas
» fait , année commune , avant le 8 Sep-
» tembre. On ne peut donc ſemer qu'a-
» lors : mais fi la terre eſt ſeche , le labour
ود
eſt mauvais , & ces graines qui deman-
>> dent à n'être que légèrement couvertes ,
»ne doivent être ſemées que ſur un bon
labour ; fi le temps eſt humide , il
arrive des gelées blanches qui nuiſent
>>beaucoup au treffle & à la luzerne : quel-
» ques gelées de fuite peuvent même les
»faire périr. L'Auteur conſeille , en pa-
„ reil cas , de les ſemer au mois d'Avril ;
» mais il y a même inconvénient. On ne
>> peut femer avec quelque fûreté , que
» vers la fin de Mai , lorſque la terre n'eſt
>> pas trop humide ; mais alors la premiere
>> récolte eſt très foible , & ne doit point
» entrer en ligne de compte, M. L. R.
OUST. 1758. 74
Le ſainfoin eſt coupé trop tard dans
quelques endroits de la France ; mais ce
n'eſt que dans les plaiſirs du Roi . M. Patullo
prétend que le foin monté en graine
eſt ſans ſaveur& fans vertu , en quoi il eſt
formellement contredit par l'un des hommesexpérimentés
dont je donne ici les notes.
« Il en eſt , dit- il , du foin , comme de
>> tous les végétaux ; il faut que chacun ait
>>acquis ſon degré de maturité : or le foin
>>n'eſt mûr que lorſqu'il eſt en graine. Il
>>eſt vrai que ſi la premiere coupe des plan-
>> tes ſe fait dans leur degré de maturité , le
>>>regain ſera moins fort ; mais la premiere
>> coupe , qui eſt l'eſſentielle , ſeroit moins
>> forte elle - même , & le foin beaucoup
>>moinsfucculent, ſi elle étoit prématurée.
M. J.
M. Patullo n'établit point le calcul des
produits ſur une économie de ſpéculation ,
mais fur l'uſage reçu en France ; & il s'en
rapporte , pour l'évaluation des frais , à
l'article Fermier de l'Encyclopédie , morceau
dont il fait le plus digne éloge. 11
ſuppoſe une ferme de trois cens arpens
de terre , dont le bail feroit de fix ans. Si
les terres en font bonnes , le produit total
des fix années ſera de 101 , 375 liv.
La dépenſe totale (y compris le fermage
, les impôts , l'intérêt de l'argent avancé
, les faux frais& petits accidens ) , fera
6
2 MERCURE DE FRANCE .
pour fix ans , de • 65 , 250 liv.
Le bénéfice net , de ..
Si les terres font médiocres
36 , 125 liv.
ou légeres ,
le produit annuel ſera de 10 • 13016 liv.
La dépenſe annuelle , de
Le produit net , de
.. 6750 liv.
.. 6266 liv.
Y a-t'il , conclut M. Patullo , y a-t'il au
monde aucun commerce , aucune occupation
dont on puiſſe eſpérer la fortune que
promet une agriculture bien conduite ? &
toutefois est-il un genre de vie accompagnéde
plus de douceur , d'innocence & de
folide fatisfaction ? Il prévoit les difficultés
qu'on peut lui faire , mais il les prévient
enportant les frais au plus haut prix,
& les revenus au plus bas. Il ſe relâche
même de ſa méthode ,& permet les jacheres
pour donner quelque choſe au préjugé,
en ſe ménageant toutefois des récoltesde
légumes , au lieu des récoltes de grain. Au
refte , il regarde comme une erreur pernicieuſe
, ce principe de nos Fermiers ,qu'on
ne peut faire trop de froment. « Ce font ,
» dit- il , ces récoltes de grains trop fuc-
» ceſſives ſur les terres mal cultivées , qui
» les épuiſent ; & ce ſont les années en pâtures
& en prés naturels ou artificiels ,
>>qui les améliorent par le double moyen
>> du repos &du fumier des beſtiaux qu'on
y fait paître. Plus on fera d'abord de ces
herbages
AOUST. 1758 . 73
herbages artificiels , plus l'amélioration
>> ira vite. » Il deſire que l'on emploie
les fourrages à nourrir des beftiaux ſur
les lieux mêmes , par la raiſon qu'on en
retire le double avantage des engrais des
terres , & de la vente des beſtiaux dont
il preſcrit la nourriture.
« Mais , dans les dépenſes , l'Auteur ne
>> compte jamais que deux chevaux pour
» une charrue : or il eſt certain que les
>terres fortes en exigent quatre , & les
>> moyennes deux , pour être bien labou-
» rees. M. L. R.
» S'il y a du gazon mêlé dans un her-
» bage qu'on défriche , ce qui arrive pref-
>>> que toujours , un labour en automne , &
>> quatre mois de jachere , ne ſuffiront pas
» pour détruire ce gazon : ainſi le ſecond
» labour , donné en Avril , mettra la fri-
>> che deſſus , & les pois feront mal ſemés.
>> Je n'ai pas d'expérience pour les navets.
M. L. R.
» L'Auteur recommande ſouventde don-
» ner deux labours en automne , mais je
>> ne vois pas le temps de les placer : cela
>>eſt impoſſible dans les climats où la ré-
» colte eſt tardive , comme en Norman-
ود die. Si la récolte n'eſt finie qu'au 15
» Septembre , il n'y aura pas affez d'inter-
>> valle entre ce temps & celui des ſemail-
D
74 MERCURE DE FRANCE.
» les : or fi les deux labours ne ſont pas
» faits , il en réſultera un nouvel ordre de
chofes , & la néceſſité de nouveaux calculs.
M. L. R.
» Au reſte ce Livre eſt plein d'excellens
>>>principes ; il annonce le bon citoyen ;
>> ony ſent preſque partout l'eſprit du cultivateur
éclairé. Il eſt ſurtout recom-
» mandable par les grandes vues politi-
>> ques qui font à la fin. >> M. L. R.
Il ne m'appartient pas d'ajouter à ces
éloges , mais la premiere Partie de ce Livre
me ſemble un tiſſu de préceptes fondés
fur des faits ; c'eſt le tableau de la nouvelle
culture en Angleterre ; c'eſt le réfultat
des épreuves faites en France dans les
terreins les moins fertiles ,& il n'y aqu'une
obſtination aveugle qui puiſſe refuſer de
ſe rendre à l'évidente utilité de la plûpart
des procédés de cette méthode nouvelle.
L'Auteur cependant veut qu'on ne gêne
perfonne. « Il faut , dit - il , que chacun
faffe librement & hardiment l'emploi de
>> ſon terrein , qu'il juge clairement lui de-
>> voir rapporter davantage , ſans jamais
dire : Si tout le monde en fait autant ,
» qu'en ferons- nous ? ou, Si perſonne n'en
>>ſeme , où en trouverons nous ? Dans un
→pays abondant comme la France , où tout
doit ſe communiquer , on doit trouver
AOUST. 1758 . 75
de tout avec ſon argent ; toute produc-
>>>tion doit prendre naturellement le ni-
>> veau de fon prix , proportionné à fon
>> utilité , rareté , difficulté , & tout ſage
>> laboureur doit donner la préférence à la
>> culture de l'eſpece de production dont
-> leprix combiné avec la nature de fon
>>>terrein , & avec les frais , lui promet le
>> plus de profit. »
La fuite au prochain Mercure.
CHYMIE métallurgique , dans laquelle
on trouvera la théorie & la pratique de
cet art , avec des expériences ſur la denſité
des alliages des métaux & des demi-métaux,
& un Abrégé de Docimaſtique, avec
figures , par M. C. E. Gellert , Confeiller
des mines de Saxe , & de l'Académie Im.
périale de Peterſbourg , Ouvrages traduits
de l'Allemand , en deux volumes in- 12 . A
Paris, chez Briaſſon , 1718.
La Métallurgie , ou l'art de travailler
les métaux & les mines , eſt une des plus
importantes & des plus difficiles parties
de la Chymie ; c'eſt elle qui nous fournit
les moyens de mettre à profit les ſubſtances
que la nature a renfermées dans le ſein de
la terre , objet devenu néceſſaire , puiſque
les hommes ſont convenus d'attacher aux
métaux un très-grand prix. En effet c'eſt
Dij
76 MERCURE DE FRANCE.
à cet art que pluſieurs pays de l'Europe
doivent une grande partie de leur bienêtre
& de leur commerce. Perſonne n'ignore
les avantages que la Suede , l'Angleterre
, l'Allemagne , & furtout la Saxe ,
retirent depuis pluſieurs fiecles des travaux
de la Métallurgie , malheureuſement trop
négligés parmi nous. Cependant , malgré
l'importance & l'utilité de la matiere , il
manquoit un Ouvrage élémentaire , qui
contînt un ſyſtême ſuivi de cet art . M. Gellert
a fenti ce défaut. S'étant trouvé chargé
d'enſeigner la Métallurgie à des jeunes gens
que le Roi de Sardaigne avoit envoyés en
Saxe pour s'en inſtruire , il vit qu'il n'y
avoit point encore d'ouvrage en ce genre
qui pût ſervir de guide, c'eſt ce qui l'a déterminé
à compoſer en Allemand le Livre
dont on nous donne aujourd'hui la traduction.
L'Auteur a donc cherché à rapprocher
tout ce qui étoit épars dans les écrits
des Métallurgiſtes les plus célebres , tels
que Becher , Stahl , Henckel, Potr, Marggraff,
&c. Il y a joint les obſervations que
lui ont préſentées les expériences que fon
état l'a mis à portée de faire. En puiſant
dans ces ſources il a formé un ſyſtême lié
de Métallurgie , propre à faire connoître
les découvertes qui ont été faites juſqu'à
préſentdans cet art pénible. On voit par- la
AOUST. 1758. 77
que la traduction d'un pareil Ouvrage doit
intéreſſer également l'utilité & la curiofité
du Public François , qui a été longtemps
privé d'écrits ſur une matiere ſi importante.
Cette traduction eſt dûe à une
perſonne zélée pour les progrès de la Chymie
, de l'Hiſtoire naturelle , & des arts
en général , & qui nous a déja fait connoître
pluſieurs Ouvrages intéreſſans en ce
genre , ſans vouloir être connue ellemême
, ſe dérobant à la célébrité qu'elle
mérite , avec autant de ſoin que d'autres
la recherchent , & ſouvent ſans la mériter.
On trouvera dans le premier volume de
cetOuvrage la théorie & les principes généraux
de la Métallurgie. Dans la premiere
diviſion , l'Auteur donne une deſcription
abrégée des terres , des pierres , des métaux
, des mines , en un mot de toutes les
ſubſtances du regne minéral , qui font les
ſujets des opérations de la Métallurgie.
Enfuire il donne une idée générale des
agens , au moyen deſquels elle opere , qui
font le feu , l'air , l'eau & la terre , les dif
folvans & les vaiſſeaux de la Chymie. Le
tout eſt accompagné de planches, dans lefquelles
on a repréſenté pluſieurs fourneaux .
Parmi ces planches , celle qui paroîtra la
plus intéreſſante aux connoiffeurs, eſt celle
de la table de ladiſſolution des corps , dans
Diij
78 MERCURE DE FRANCE:
Jaquelle on verra que l'Auteur a réuni fous
unmême point de vue les effets des différentes
ſubſtances , lorſqu'elles font mifes
en diffolution . Ce volume eſt terminé par
la traduction d'un Mémoire très-curieux.
de M. Gellert , tiré des Commentaires de
l'Académie Impériale de Peterſbourg. Les
expériences qui y ſont contenues , tendent
àdétruire une erreur introduite par Archimede
dans la Phyſique , & depuis adoptée
généralement par tous les Phyſiciens. Cette
erreur confiſte à juger de la nature des alliages
métalliques , à l'aide de la balance
hydroſtatique. C'étoit à la Chymie qu'il
étoit réſervé de découvrir la fauſſeté de la
ſuppoſition qui avoit donné lieu à ce préjugé.
A la fin de ce Mémoire l'Auteur a
réuni dans une table les effets de l'aimant
fur le fer , lorſqu'il eſt allié dans des proportions
différentes avec d'autres ſubſtances
métalliques.
Le ſecond volume contient la pratique
de la Métallurgie , c'eſt- à - dire l'application
des principesqui ont été établis dans la premiere
partie. Les différentes opérations y
font préſentées ſous le nom deproblêmes , &
la maniere de les faire , ſous le nomdefolutions.
L'Auteur a mis à la ſuite de chaque
opération des remarques , dans lesquelles
il cherche à développer les cauſes des phé
AOUST. 1758.
nomenes qui ſe préſentent , & à en expliquer
les raiſons. Ces obſervations d'un
homme verſé dans ſon art , font la partie
la plus intéreſſante de l'Ouvrage. Ce volume
eſt terminé par des élémens de Docimaftique
, ou de l'art d'eſſayer les mines ,
pour ſçavoir les métaux qu'elles contiennent.
On verra que l'Auteur a fait uſage
des lumieres que le célebre M. Cramer
avoit déja jettées ſur cet art difficile. Il y a
joint un très-grand nombre d'opérations&
de remarques , qui font les fruits de ſes
propres travaux & de fes recherches.
On ne peut donner un extrait plus détaillé
d'un Ouvrage qui eſt l'aſſemblage
d'une infinité d'opérations ; elles me paroiſſent
utiles à toutes les perſonnes qui
s'occupent de la hymie , de la Phyſique ,
de l'Hiſtoire naturelle & des arts , & furtout
à celles qui travaillent ſur les métaux,
quiy trouveront des ſecours qu'elles chercheroient
vainement ailleurs.
NOUVELLES Lettres Angloiſes , ou Hiftoire
du Chevalier Grandiſſon , par l'Auteur
de Pamela & de Clariſſe , tomes troifieme&
quatrieme. A Amſterdam.
Dans les quatre premiers volumes de ce
Roman , l'on a vu Miff Biron partir du
château de Selby pour Londres , avec Ma
Div
80 MERCURE DE FRANCE.
dame Reves ſa couſine ; arrivée à Londres,
ajouter à ſes conquêtes celle du Chevalier
Hargrave Pollexen , jeune homme violent
& fuperbe , qui , déſeſpéré de ſes refus,
l'enleve au fortir du bal , la fait d'abord
conduire à Podington , village à un mille
de Londres ; là , s'efforce en vain d'obtenir
qu'elle conſente à l'épouſer , & réſolu de
l'y contraindre , va s'enfermer avec elle
dans ſa maiſon de campagne , où ſans témoins
& fans obſtacles il ſera libre de tout
ofer.
Comme il s'éloignoit avec ſa proie , on
l'a vue délivrée par le Chevalier Charles
Grandiſſon , qui , frappé des cris d'une
inconnue , l'arrache des mains de ce raviffeur
forcené , & l'emmene au château da
Comte de L** , époux de Miff Caroline ſa
foeur. Dans cet aſyle reſpectable on a vu
MiffBiron liée de la plus étroite amitié
avec la famille de ſon Libérateur , paſſer
de la reconnoiffance à l'admiration , de
l'admiration à l'amour le plus tendre pour
le plus vertueux des hommes. Tel eſt le
précis des quatre premiers volumes. L'hiftoire
de la famille de Grandiffon , les
aventures du Chevalier , les épreuves auxquelles
ſa vertu a été miſe , & tous les détails
de ſociété , dont l'action principale
eſt entrecoupée , en ſont comme les épifodes.
AOUST. 1758. SI
Juſques - là Miff Biron n'a que l'inquiétude
de ſçavoir fi elle eſt aimée de
celui qu'elle admire & qu'elle aime : mais
dans les volumes ſuivans ſa ſituation devient
plus pénible. Sir Charles , dans ſes
Voyages d'Italie , a inſpiré la paffion la
plus violente & la plus malheureuſe , à
unejeune perſonne d'une haute naiſſance,
d'une beauté finguliere , & d'une vertu
égale à ſa beauté ( Clémentine della Porretta
) . La piété , la ſenſibilité , la fierté,
compoſent ſon caractere. La religion eſt
l'obstacle qui s'oppoſe à l'union d'un
proteftant avec une catholique , & l'attachement
à leurs principes eſt invincible
des deux côtés .
Clémentine eſt tombée dans une mélancolie
qui va juſqu'au délire. Sa famille ,
après avoir tout tenté inutilement pour réfoudre
Sir Charles à changer de croyance ,
l'a laiſſé partir de Boulogne , & retourner
dans ſa patrie. Il apprend que l'altération de
la ſanté de Clémentine ne laiſſe plus pous
elle , à ſa famille défolée , d'autre eſpoir de
guériſon que de le rappeller en Italie. Le
coeur du meilleur & du plus généreux des
homnies en eſt déchiré de douleur. Quell:e
épreuve pour Miff Biron ! « Je vais, dit-elle
àMadame Selby, t. 3, lettre LIX , je vais
→m'efforcer de voir avec indifférence celui
Dy
:
82 MERCURE DE FRANCE.
>>>que nous avons tous admiré , que nous
» avons étudié depuis quinze jours fous
>> tant de différentes faces , le chrétien , le
» héros , l'ami , ah ! Lucile , l'amant de
>>Clémentine , le modefte & généreux.
>>>bienfaicteur , le modele de la bonté &
→de toutes les vertus » .
Le Chevalier confie àMiffBiron la lettre
qui l'invite à retourner en Italie. Toute la
famille de Clémentine eſt dans la plus
profonde affliction. Son frere , l'ami intime
de Sir Charles , qui lui a ſauvé la vie
comme il alloit expirer ſous les coups des
afſaſſins , Jeronimo, dans l'état où l'ont mis
fes bleſſures , ne demande qu'à rendre les
derniers ſoupirs dans les bras de ſonami.
Clémentine enfermée dans le château d'une
barbare parente , y a fouffert mille cruautés
; ſa mere l'en a retirée , & l'a fait conduire
à Naples , où elle eſt encore. Miff
Biron , faiſant violence à ſon amour , prévient
le Chevalier ſur la réſolution qu'il a
dû prendre de partir; il lui avoue qu'elle
eft priſe. Mon coeur n'étoit pas ſans émo-
» tion , ma chere Lucile , dit-elle dans ſa
>> lettre : mais j'en fuis fâchée pour mon
» coeur , & ma raiſon n'en a pas moins été
>> pour Sir Charles.
Grandiffon laiſſe en Angleterre deux
jeunes beautés , les plus tendres , les plus
AOUST. 1758 . 83
vertueuſes du monde ,& qui l'aiment pafſionnément.
L'une eſt Charlote Biron ;
l'autre , Emilie Jervins ,dont il eſt tuteur.
Il arrive à Boulogne , avec un Médecin
Anglois pour Clémentine , & un Chirurgien
appellé Lwther , pour ſon ami Jéro--
ronimo , & ramene la confolation & la
ſanté dans la famille de Della Porretta ,
dont il réunit enfin les voeux& les ſuffrages
par le charme de ſes vertus. Son mariage
avecClémentine ne ſouffre plus aucun obftacle.
Les articles en font réglés. Le plus
eſſentiel eſt la liberté de religion pour l'un
&l'autre. Clémentine remiſe par degrés
du trouble&de l'abattement où le chagrin
l'avoient plongée , n'a plus que ſon coeur à
confulter , & que ſon penchant à ſuivre :
mais effrayée du danger d'être unie à un
hérétique , dont l'afcendant ſur ſon ame
ne lui eſt déja que trop connu , elle ſe refuſeàcemariage
qui fait l'objet de tous
ſes defirs , & demande à ſe retirer dans un
cloître ; réſolution violente , qui déſeſpere
fa famille.
Ce récit eſt entremêlé de la peinture
des fituations diverſes , où les nouvelles
d'Italie mettent l'ame de Charlote Biron ,
d'Emilie Jervins , & de leurs amis d'Angleterre.
Le Chevalier s'abſente quelque temps
Dvj
84 MERCURE DE FRANCE.
de Boulogne. La raiſon & la fanté de Clé
mentine s'affermiſſent-pendant ce voyage.
Il la revoit plus tranquille , plus réfolue
que jamais ; & après avoir obtenu qu'elle
ſuſpende quelque temps encore le deſſein
qu'elle a pris d'embraſſer l'état religieux ,
il part comblé d'éloges , & pénétré de reconnoiffance
, digne des regrets & de l'admiration
d'une famille dont il a fait le
malheur & la confolation .
Clémentine eſt adorée du Comte de
Belvedere : mais elle ne veut rien entendre
avant que le Chevalier Grandiſſon ſe ſoit
engagé de fon côté. Elle a beſoin de cet
exemple. Il reçoit des lettres d'Italie , qui le
preffent de le donner. Ce motif le détermi
ne à demander la main de Miff Biron . H
Pobtient. Cette nouvelle répand la joie dans
les deux familles d'Angleterre. L'ingénue
&tendre Emilie s'en réjouit auffi , mais
en verfant des larmes. Cette charmante
pupile étoit amoureuſe de ſon tuteur, fans
le ſçavoir. Elle s'en apperçoit enfin , &
l'avoue à MiffBiron , en la fuppliant d'ob...
tenir de Sir Charles qu'il lui permette de ſe
retirer au château de Selby. Toutes les ſce
nes d'Emilie avec Miff Biron , font d'une
délicareſſe &d'une naïveré admirables.
Les préliminaires du mariage de Miff
Biron avec Sir Charles , ont des longueurs
AOUST. 1758 . 84
fatiguantes. L'un des rivaux de Grandiffon
, appelléGreville , veut s'oppofer à fon
hymen. C'eſt une répétition des emportemens
de Sir Hargrave , mais avec moins de
nobleffe encore. Celui-ci eſt confondu ,
comme le premier , par la généroſité de
Grandiſſon . L'hymen s'acheve , & le Traducteur
a cru nous devoir épargner les circonftances
de la fête. Emilie ſe retire au
château de Selby , accompagnée par un digne
amideGrandiſſon, appellé Belcher, qui
eſt épris des charmes de la jeune pupile.
Tout à coup on apprend que la malheu
reuſe Clémentine s'eſt échappée de Boulogne
, & s'eſt embarquée pour l'Angleterre
: elle arrive à Londres , le Chevalier va
la recevoir, & la conduit chez Myledy E**
ſa ſoeur. L'indécence de cette démarche
eſt ſauvée par les ſentimens nobles & vertueux
que l'Auteur y a répandus avec beau
coup d'art ; les parens de la fugitive ne tar
dent point à venir après elle; le Comte
de Belvedere lui-même les accompagne en
Angleterre ; ainſi tous les Acteurs intéreſfans
ſe trouvent réunis dans les dernieres
ſcenes :les entrevues de Clementine avec
fir Charles & Miff Biron , & fa réconci
liation avec ſes parens , forment des tableaux
très-pathétiques. Enfin par un ſtraragême
affez puerile dont s'aviſe M. Lw
56 MERCURE DE FRANCE.
...
ther , l'eſprit de Clementine reprend ſa ſerénité
naturelle; >> tout ſéjour lui devient
» égal avec ſa famille , le célibat& la vie
>>religieuſe ne lui paroiſſent plus les ſeuls
états qu'elle puiſſe aimer . Si c'eſt
>>au mariage qu'elle eſt deſtinée , elle ſe
→réduit à ſupplier qu'il ſoit différé d'un
»an Sir Charles & fon épouſe ſont
>>pour elle ce que le monde a de plus par-
»fait Elle voit leur bonheur avec
» joie .... elle ne veut point être accuſée
>>d'ingratitude pour le Comte de Belve-
>>dere ; elle rend justice à ſon mérite ; elle
....
..
ſent tout le prix de ſes ſoins & de fa
>>conſtance. » Ce caractere n'eſt pas net ::
il manque de naturel & d'enſemble.
M. Belcher demande la main d'Emilie ,
le tuteur donne ſon conſentement à la recherche
de fon ami . « Que j'aime cette
>>>Emilie , écrit Mylady Grandiffon à Ma-
>dame Selby ſa tante ! Je n'oublierai ja-
»mais les tendres émotions qu'elle m'a
>>caufées ; je l'aime pour fon ingénuité ,
>> ſon ame ſenſible , fes manieres careſſan-
>> tes , en un mot pour elle- même , je l'ai
>> me pour moi , &c. » Il n'eſt point de
lecteur qui ne tienne le même langage.
Emilie & Belcher , deux coufines de
Miff Biron & leurs amans , ſe rendent au
Château de Grandiſſon. Sir Charles ydon
9
AOUST. 1758. 87
ne les plus galantes fêtes ; cependant la:
Marquiſe , mere de Clémentine , eſt dans >
un état de langueur qui les allarme ; elle
a de fréquentes foibleſſes : l'un de ces ac--
cidens ſe termine par une criſe violente ,
qui la met au bord du tombeau ; la déſolation
fuccede à la joie ; on accourt ; Clémentine
fe proſterne auprès du lit de ſa
mere expirante. >>> Chere fille , lui dit la
>>Marquiſe , idole de la tendreſſe d'une
>> mere , je meurs , vous le voyez ; ne ren-
>> drez- vous pas mesderniers momens heu-
>> reux ? &c . » Clémentine entend le ſens :
de ces paroles , & ſe tournant vers le Marquis
fon pere , les jouesbaignées de pleurs :
"Vous l'ordonnez donc , Monfieur :
>> C'eſt votre volonté comme celle de ma
>>>mere ? Puis , ſans attendre ſa réponſe ,
>>>Monfieur , dit-elle au Comte de Belve-
>>> dere , ſi vous me jugez digne de vous ,
>>je vous donne mon coeur & mamain. "
Aces mots l'excès de la joie cauſe à la Marquiſe
une révolution ſoudaine , qui dé
truit le principe caché de ſes ſuffocations ,
&qui la rappelle à la vie. Jeronimo eſt
aufſi ſubitement guéri des ſuites douloureuſes
de ſes bleſſures par la vertu de l'électricité.
ود
L'Auteur a raiſon de dire que ce jour
étoit fait pour les miracles. Dès ce mo
88 MERCURE DE FRANCE.
ment le calme & la félicité regnent dans
le Château deGrandiffon : l'on fe propoſe
d'y célébrer quatre mariages : celui d'Emilie&
celui de Clémentine font du nombre.
Le Comte a fait élever ſécrétement
pour cette fête dans le parc même de Grandiſſon
, un magnifique Temple conſacré
à l'Amitié : il y conduit la nombreuſe afſemblée
, & là il prononce ces paroles ,
dont tous les coeurs font attendris . " Murs
>>> naiſfans , voûtes muettes , mais témoin
» de ma reconnoiffance pour tant de bien-
> faits , & de mon admiration pour tant
>> de vertus , c'eſt à ces Divinités que je
>>>vous confacre fous le tendre & reſpecta-
>> ble nom d'amitié : elles y feront hono-
>> rées juſqu'à mon dernier ſoupir. Ja-
>>mais je ne ferar de ſéjour au Château de
>>Grandiſſon , l'héritage de mes peres, fans
venir paffer ici quelques momens aves
> la plus chere moitié de moi-même , &
>> tous les amis que j'y pourrai raſſembler ,
>> pour y adorer au fond de mon coeur
tout ce que je refpecte & que j'aime
>> ainſi le Ciel puiſſe m'écouter à la dernie
>> re heure de ma vie.
ور
Que l'on me permette quelques réflexions
, & fur le genre de ces Romans en
lettres, & fur la maniere de peindre &de
raconter , qui caractériſent leur AuteurM.
Richardfon..
AOUST. 1758. 89
L'avantage de ce genre eſt de mettre le
récit en ſcene, &de donner pour auditeurs
àcelui qui raconte , des perſonnages intéreffés.
La narration en eſt plus vive & plus
touchante , l'effuſion des ſentimens plus
naturelle , le Lecteur plus attentif, plus impatient
, plus ému ; car il ſe met tour à
tour à la place de l'Acteur qui parle , & de
celui qui écoute ; il oublie l'Auteur , il
s'oublie lui-même ; il ne voit& il n'entend
que les perſonnages qui font en ſeene ; ce
qui fait le charme de l'illuſion.
Les inconvéniens qu'on y trouve , ſont
les longueurs & les redites : mais j'oſe avancer
que ces défauts font de l'Auteur , &
nondu genre. Rien n'est moins impoſſible
que de les éviter dans des lettres , comme
dans un ſimple récit.
M. L. P. dans ſa traduction , nous en a
épargné un grand nombre : mais tandis
que les uns ſe plaignent encore qu'il n'ait
pas été plus ſévere , d'autres lui reprochent
les retranchemens qu'il a faits comme
autant de larcins , & tous ont raiſon
dans leur fens. Du reſte , quel que foit le
ſtyle de l'Original Anglois , j'oſe croire
qu'il n'a rien perdu , en paſſant dans notre
Langue , par une plume ſi abondante , fi
naturelle & fi facile.
Quant à la maniere de l'Auteur origo
MERCURE DE FRANCE.
ginal , je ne crois pas que notre fiecle
ait un pinceau plus vrai, plus délicat, plus
animé. On ne lit pas , on voit ce qu'il raconte
: mais ce qu'il raconte n'est pas toujours
digne d'être peint. Son talent prodigieuxàrendre
ſenſibles tous lesdétailsd'une
action , l'engage dans des longueurs dont
l'ennui va quelquefois juſqu'à l'impatience:
on jette le Livre , mais on le reprend , &
il attache, quoiqu'il impatiente, ou plutôt
il n'impatiente que par la raifon qu'il attache;
car rien n'eſt plus inquiétant qu'une
action intéreſſante qui ne court point au
dénouement. Ce n'est pas que des repos
bienménagés ne contribuent beaucoupeuxmêmes
àl'illuGon& à l'intérêt. Il eſt certain
que la vie privée a peu de ce qu'on appelle:
coups de théâtre , & beaucoup de ces fitua
tions plus familieres , qui font tableau. On
ne reconnoîtroit pas la ſociété dans une ſucceſſion
rapide d'événemens inattendus. Ces
événemens , pour être amenés naturellement,
exigent que les intervalles en foient
remplis par les circonstances d'une vie
tranquille. Mais celles - ci doivent tenir
aux incidens qui les ſuivent ou qui les précedent.
Elles ſervent à marquer les caracteres
, à développer les ſentimens , à fonder
les ſituations , & tout ce qui n'a pas l'un
de ces effets , doit paroître froid, languif
AOUST. 1758 .
fant & fuperflu. C'eſt ce que les uns veulent
qu'on retranche , tandis que les autres
exigent qu'on ne leur déguiſe rien. Cela
dépend de la diſpoſition des eſprits , & du
plus ou moins de curioſité qu'on peut
avoirde connoître les moeurs nationnales ,
& le génie d'un Ecrivain.
Dans le Roman de Grandiſſon , la plûpart
des perſonnages n'ont point de caractere
marqué : au moins ne les diftinguet'on
que par de légeres touches. Des amans
de Miff Biron , l'un eſt inſolent , l'autre
eſt flatteur , le troiſieme reſpectueux : mais
ces nuances font trop foibles ou trop peu
marquées. Dans le nombre il n'y a de faillant
que le caractere impétueux & fier de
Sir Hargrave Pollexen ,& le caractere accompli
de Sir Charles. La famille de Miff
Biron , & celle de Grandiſſon , ſe reſſemblent
; c'eſt la même bonté , la même pureté
de moeurs: mais fi le tableau en eſt
moins frappant , il faut convenir qu'il en
eſtplus vrai. Les contraſtes recherchés refſemblent
trop aux études d'un Peintre.
L'Auteur a réſervé ces fortes oppoſitions
pour les figures principales : c'eſt la magie
del'ordonnance. Ainfi , tandis qu'on voit
fur les premiers plans Miff Biron entre le
fage Grandiffon &le forcené Hargrave ,
92 MERCURE DE FRANCE.
on apperçoit dans le lointain les parens de
cette fille adorée dans l'inquiétude & dans
l'affliction , mais ſans aucun jeu d'attitudes
quidétourne notre attention du premier
grouppe du tableau.
Obſervons cependant que lorſqu'il manque
àces fonds un premier grouppe qui les
anime , le coloris en paroît fade , & la
compoſition monotone. C'eſt encore un
reproche que l'on a fait à l'Auteur de Paméla,&
qui ſe renouvelle par intervalles à
la lecture deGrandifſon. Mais perſonne ne
peut nierque la plupartde ces ſituations qui
femblentfroides& ſtériles par elles-mêmes,
ne foient ici maniées avec unedélicateſſe &
une habileté qui les rendent vives & fécondes.
Je n'en citerai que deux exemples :l'un
eſt le combat qui ſe paſſe dans l'ame de
Miff Biron , entre la curiofité de lire une
lettre de fon amant , adreſſée au Docteur
Barlet ,& la répugnance à violer la foi du
fecret en lifant une lettre ſurpriſe , tome 2,
lettre XLVIII ; l'autre exemple eſt un entretien
de Miff Biron avec Miff Jervins ,
pupiledu Chevalier , & dont elle a été jaloufe:
même tome , lettre LH .
Des ſituationsplus théâtrales y font traitées
avec autant de vérité que de force :
relle est la déſolation de la famille de Miff
Biron , après ſon enlévement , tome
AOUST. 1758 . 93
lettres XV , XVI , XVII ; la ſcene de Hargrave
, avec cette vertueuſe fille , dans la
maiſon de Madame Auberry, au village de
Podington , tome 2 , lettre XIX ; la ſcene
de Sir Thomas Grandiſſon , avec ſes deux
filles , tome 2 , lettres XXXVIII , pag . 43 ;
la déſolation de la famille de Clémentine
autour de cette infortunée; le courage de
Miff Biron au milieu de ſes amis , à
la nouvelle du mariage de Clémentine
avec le Chevalier Grandiſſon. Tous ces
morceaux ſont des coups de maître,
A l'égard des moeurs , il n'y en eut jamais
de plus nobles ni de plus pures : il
n'eſt pas poſſible de rendre l'honnêteté ,
l'innocence & la vertu plus intéreſſantes ,
plus aimables que dans les perſonnages de
MiffBiron , de Miff Jervins & du Chevavalier
Grandiffon ; l'enthouſiaſmede l'honneur
&de la piété , plus touchant que dans
Clémentine , quelque inférieur que ſoit ce
caractere à ceux que je viens de citer. Mais
au milieu de tous ces perſonnages , celui
de Grandiſſon domine avec une ſupério
rité qui ne ſe dément jamais. Ce calme &
cette élévation d'ame ſans oftentation ,
fans foibleſſe , eſt un chef- d'oeuvre de philoſophie
, un modele de ſageſſe & de bonté
d'autant plus utile , que les épreuves
qui le font éclater ſont pour la plupart des
94 MERCURE DE FRANCE.
circonstances affez familieres de la vie privée.
Quelques perſonnes trouvent ce caractere
trop compoſé & trop peu naturel:
Grandiſſon eſt à la vérité un homme rare ,
en ce qu'il a toutes les vertus ſans aucun
mêlange de vices ; mais ſes principes font
ſi ſimples , fes actions en découlent avec
tant d'aiſance , elles s'enchaînent ſi naturellement
l'une avec l'autre , que l'admiration
qu'il inſpire ne prend rien ſur la vraifemblance.
Hélas! notre fiecle a vu réaliſer
* ce caractere dans le jeune Comte de Gifors
, que la France vient de pleurer .
En général le charme de ce Roman conſiſte
dans la délicateſſe & la vérité des
peintures , ſon défaut , dans des peintures
trop détaillées de toutes les circonftances
-d'une action dont elles ralentiſſent la marche
: c'eſt ainſi que deux fituations touchantes
à la vérité l'une & l'autre , l'aliénation
d'eſprit de Clémentine , & la réfolution
qu'elle a priſe de ne pas épouſer un
homme qu'elle adore , mais dont les principes
ſont différens des ſiens , rempliffent
ſeules deux volumes , même dans la traduction
abrégée de M. L. P.
-Je crois devoir prévenir ceux de nos
jeunes Ecrivains qu'attachera cette lecture,
d'éviter comme un écueil l'exemple ſéduifant
de ces peintures trop prolongées, lai
AOUST. 1758 . 95
l'Auteur , avant de s'y livrer , a pris pour
centre de l'intérêt général , des ſituations
d'une force & d'une chaleur peu communes
: ces ſituations répandent leur pathétique
fur tous les détails qui les environnent;
mais il ne falloit pas moins que l'influence
continue d'une action vive & touchante
par elle-même pour ranimer à chaque
inſtant l'attention du lecteur , refroidie
par la lenteur de la narration .
POESIES de M. l'Abbé de Lattaignant,
en quatre volumes in- 12 , nouvelle édition.
A Londres , & ſe trouvent à Paris .
chez Duchesne , Libraire , rue S. Jacques .
Toute poéfie doit peindre la ſituation
de celui qui parle ; l'ode doit peindre l'ivreſſe
du génie ; le poëme épique , l'inſpiration
; l'élégie , la douleur ; ainſi par degrés
juſqu'à la poéſie familiere qu'on appelle
de fociété. Celle-ci doit être le langage
d'un homme aimable au milieu du
monde , cauſant , badinant , contant avec
une gaietédécente , ſans étude& ſans prétention.
La négligence lui ſied bien , mais
la négligence même a ſes graces. Qu'il foit
fimple & naturel. Rien d'affecté , rien de
pénible : des fleurs , des images ; mais les
images & les fleurs qui ſe préſentent fur
fon chemin. S'il a l'air de les chercher ,
96 MERCURE DE FRANCE .
s'il fait le poëte , il fort du vrai. La vérité
de ſituation a fait le mérite de Chaulieu ,
de Chapelle , de ceux qui depuis les ont
furpaffés , à la tête deſquels eſt M. de
Voltaire , le modele de la poéſie familiere
comme de la poéſie héroïque. Parmi ces
Ecrivains aimables , le public compte avec
justice M. l'Abbé de Lattaignant ; ſes épîtres
& ſes chanfons ont une facilité ingénieuſe
, qui les fait lire avec plaiſir , même
après qu'elles ont perdu le mérite de l'àpropos
: ſemblables à ces portraits que l'on
eſtime comme tableaux , ſans en avoir vu
lesmodeles.
Mais la familiarité a ſa nobleſſe , comme
la négligence a ſes graces : c'eſt ce
que l'Auteur a oublié quelquefois , & l'on
en ſera peu furpris ſi l'on fait attention
que la plupart de ſes poéſies lui ont échappédans
le tumulte de la ſociété , & dans
le libre eſſor de la joie.
DISSERTATION ſur le véritable Auteur
du Livre de l'Imitation de Jésus Chriſt ,
pour ſervir de réponſe à celle de M. l'Abbé
Valart , par un chanoine régulier de Sainte
Geneviève . A Paris , chez P. G. Cavelier,
rue Saint Jacques , aux Lys d'or.:
Eſt ce le Bénédictin Gerſen , ou le Chanoine
régulier Thomas Akempis , qui eſt
l'Auteur
AOUST. 1758 . 97
l'Auteur de ce Livre pieux ? Cette queftion
, peu intéreſſante pour le public , a
cauſé la plus vive diſpute dans le dernier
fiecle , entre les Bénédictins & les Chanoines
réguliers. C'eſt la même conteſtation
qui ſe renouvelle ; mais nous ſommes dans
un temps où les diſputes de mots font réléguées
dans les écoles. L'Imitation de
Jéſus - Chriſt eſt un excellent Livre : le
nom de l'Auteur n'y fait rien.
HISTOIRE du Dioceſe de Paris , par
M. l'Abbé Lebeuf , de l'Académie des Infcriptions
& Belles- Lettres , tomes 13 , 14,
15. A Paris , chez Prault , pere , quai de
Gevres , au Paradis. ( J'en rendrai compte
dans le prochain volume.)
Le Génie de Monteſquieu. A Amſterdam
, & ſe trouve à Paris , chez Claude
Hériſſant , fils , rue Notre- Dame. ( L'extrait
dans le Mercure ſuivant . )
ENCYCLOPÉDIE portative , ou Science
univerſelle à la portée de tout le monde ,
par un Citoyen Prufſien. A Berlin ; & fe
trouve à Paris , chez Claude Hériſſart , fils ,
rue Notre-Dame , à la Croix d'or & aux
trois Vertus .
Ce Livre eſt une Table méthodique de
tous les objets de nos connoiſſances : il
E
98 MERCURE DE FRANCE.
embraſſe Dieu , l'homme , le monde ; en
Dieu , l'existence , l'effence , les attributs ,
&c.; dans l'homme , l'ame , le corps , &c.;
dans le monde , la terre , l'air , le firmament
, & chacune de ces idées collectives ,
diviſée de branche en branche , mais fans
aucun autre détail que les ſimples dénominations.
Il indique ce que l'homme doit
étudier & connoître ; mais après l'avoir
lu , on ne connoît rien. Cependant ce tableau
immenſe n'a pu être ainſi développé
que par un vrai Philofophe.
L'Ove enlevée , poëme héroïque , en fix
chants . A Amſterdam ; & ſe trouve àParis
, chez Leclerc , quai des Auguſtins , à
la Toiſon d'or .
MANUEL des Dames de Charité. AParis
, chez Debure l'aîné , quai des Auguftins.
( L'avis au public dans le prochain
volume.)
DISSERTATION ſur la petite - vérole ,
>> dans laquelle on prouve que cette mala-
>> die n'eſt pas dangereuſe, & dans laquelle
>> on donne en même temps les moyens
>>de prévenir lesdommages qu'elle fait à la
>> beauté. » A Paris , chez Antoine Boudet ,
Imprimeur du Roi , rue S. Jacques , à la
Bible d'or.
ود
AOUST. 1758 . 99
L'Auteur commence par s'élever contre
Pinoculation ; méthode inhumaine , s'il
faut l'en croire. Il attribue enfuite la malignité
de la petite-vérole naturelle à la
frayeur qui dérange la machine , ralentit
la circulation , ſupprime la tranſpiration ,
& rend l'éruption plus difficile. C'eſt l'imagination
qui eft bleſſée , & c'eſt elle qu'il
faut guérir. Comme on peut avoir peur ,
ou de mourir de la petite-vérole ou d'en
être défiguré. Il eſſaye 1º.de démontrer
que la petite-vérole eſt une criſe bénigne
Salutaire &parfaite , qu'elle eſt épidémique&
non contagieuse , & que les funeſtes
effets qu'on lui attribue viennent des maladies
avec leſquelles la petite-vérole eſt
ſouvent compliquée. Cependant il la range
dans la claſſe des maladies aiguës , mais
ſeulement par rapport àſa durée. Il défend
lapurgationdans le commencement de la
maladie , par la raiſon que les purgatifs
donnent aux humeurs une direction toute
oppoſée à l'effort que fait la nature dans le
moment de l'éruption. Quò natura vergit
eò ducendum.
2º. Il attribue les traces qui reſtent fur
la peau à l'âcreté corrofive de la matiere
qui ſéjourne ſous les puftules ; & pour en
prévenir l'effet , il propoſe de percer inférieurement
chaque pustule avec une ai
E ij
roo MERCURE DE FRANCE .
guille d'or ou d'argent. Cette opération
faite à propos prévient auſſi le reflux dangereux
du pus dans la maſſe du ſang. Il ſe
fait à lui-même quelques difficultés qu'il
détruit , ou qu'il croit détruire. Mais la
plus forte ſubſiſte encore , c'eſt l'expérience.
La petite- vérole fe communique , elle
eſt donc contagieuſe ; la petite-vérole naturelle
, ſimple ou compliquée , tue beaucoup
de monde , il eſt donc très-dangereux
d'attendre qu'elle vienne naturellement.
On connoît depuis long temps l'expédient
de percer les pustules , & un très grand
nombre de perſonnes ne laiſſent pas d'en
être marquées . Ce préſervatif n'eſt donc
pas auſſi efficace que l'Auteur veut le faire
entendre , ou bien toute la médecine eſt
inexcuſable de ne l'avoir pas employé.
ESSAI hiſtorique ſur le Louvre ( 1 ) , in- 12 .
A Paris, chez Pierre Prault, quai deGêvres.
Poffunt qui poſſe videntur Tacit.
Ce mot de Tacite que l'Auteur a pris
pour épigraphe eſt vrai , ſurtout par rapport
aux Arts.
Il étoit comme décidé que le Louvre
ne ſeroit jamais que de ſuperbes ruines.
M. le Marquis de Marigni n'a été effrayé
(1 ) Ce morceau eſt revendiqué , mais par un
Anonyme. En pareil cas ,l'on doit ſe nommer.
AOUST. 1758. 101
!
ni des difficultés qu'il avoit à vaincre , ni
du temps que cet édifice demandoit pour
être achevé. Il a préſenté au Roi les voeux
de la Nation , la néceſſité indiſpenſable de
divers établiſſemens dont le Louvre pouvoit
tenir lieu , & qui partout ailleurs exigeroient
des frais immenfes. Il a concilié
dans ſon projet la magnificence& l'économie;
& dans les temps les plus difficiles ,
il eſt parvenu à commencer du moins la
reſtauration de ce ſomptueux monument.
On a ſaiſi cette circonfiance pour donner
au Public un Effai hiſtorique ſur la conftruction
du Louvre.ir
Sous le nom de Louvre , on a ſouvent
confondu le palais des Tuileries avec le
Louvre même , & celui-ci avec l'ancien
château dont il a pris la place. Pour lever
l'équivoque , l'Auteur de cer Effai diftinague
l'ancien Louvre , le vieux Louvre &
-le nouveau Louvre.c
Il fixe l'époque de la conſtruction de
Pancien Louvre au regne de Philippe-
Auguſte , fondé ſur ce paffage de Pigagnolde
la Force : « Il eſt conſtant que ſous Phi-
» lippe-Auguste le Louvre étoit un châ
teau Dans ce même emplacement
avoit été une Louveterie , & c'eſt de Lupara
que le Louvre a tiré ſon nom. La
grande tour du Louvre ſervoit, ſous Phi-
E iij
102 MERCURE DE FRANCE:
lippe - Auguſte , de dépôt pour le tréfor
royal , les titres&archivesde la Couronne.
Elle étoit hors de Paris , dans une
plaine , ſur le bord de la riviere , & entourée
de foſſés. Nos Rois en firent une
prifon.
L'ancien Louvre étoit un château de
forme gothique & irréguliere. Il avoit la
même enceinte que celui d'à préſent. Dans
l'une des tours de ce château étoit labibliotheque
de Charles V, compoſée de
900volumes , laquelle , dit Germain Brice ,
-étoitla mieux conditionnée&laplus nombreuſe
defon temps. C'étoit beaucoup en effer ,
remarque l'Auteur , pour un Prince à qui
le Roi Jean , ſon pere , n'avoit légué que
vingt volumes. 1101
Le vieux Louvre fut conſtruit à la place
de l'ancien , fous le regne de Français If.
CePrince fit venir àgrands frais d'Italie
Jean- Baptiste Serlio , le plus célebre Architecte
de l'Europe. Ses plans ne furent
pas goûtés. Un François , Pierre Leſcot ,
-connu ſous le nom de l'Abbé de Clugni ,
l'emporta fur ce Concurrent. L'édifice fut
commencé ſur ſes deſſeins en 1528. Il
conſiſtoit en deux corps de bâtimens. La
principale entrée faiſoit face à la riviere.
Henri II fit continuer ces bâtimens. Sous
Louis XIII , Jacques le Mercin les reprit
AOUST. 1758. 103
bupavillon , qui eſt au deſſus de la porte
du côté des Tuileries. Il y joignit le bâtiment
qui eſt du côté de la rue S. Honoré ,
parallele à celui de l'Abbé de Clugni . Les
Cariatides qui ornent la porte du côté de
la rue Froidmanteau , font un des chefsd'oeuvres
de Sarrazin. Louis XIV , jaloux
de furpaſſer les Rois ſes Prédéceſſeurs , fit
choix du célebre Chevalier Bernin pour
achever le Louvre. Mais Claude Perrault ,
Médecin de la Faculté de Paris , propoſa le
deſſeinde la magnifique colonnade vis-àvis
S. Germain l'Auxerrois. Un François
pour la feconde fois l'emporta ſur un Italien.
« La mort de M. de Colbert & les
>>longues guerres que Louis XIV eut à
>> foutenir ſur la fin de fon regne , retar-
>> derent encore l'exécution de cet ouvrage.
>>Ce chef- d'oeuvre de l'art attendoit pour
- toucher àſa perfection le regne de notre
» auguſte Monarque. »
L'Auteur donne enſuite une idée du
palais des Tuileries , qu'il appelle le nouveau
Louvre , bâti d'abord ſous François
premier vers l'an 1519 , mais reconſtruit
ſous la Régence de Catherine de Médicis ,
d'après les deſſeins de Jean Bulland & de
Philibert de Lorme. Ce bâtiment ſe terminoit
aux deux petits pavillons. Les deux
grands corps & les deux pavillons des ex
E iv
104 MERCURE DE FRANCE.
trémités n'ont été bâtis que ſous Louis
*XIV. L'Auteur obſerve même que la partie
du milieu élevée ſous Catherine de
Médicis , n'avoit ni la forme , ni les ornemens
qui la décorent aujourd'hui . Henri
III , Henri IV & Louis XIV , ont fait
exhauffer & orner ces bâtimens , dont les
beautés ſe ſont multipliées ſuivant les progrès
des arts & du goût. L'on ſçait que le -
jardin des Tuileries fut fait ſur les defſeins
de le Nautre.
L'Auteur ajoute quelques anecdotes fur
la galerie du Louvre commencée ſous
Henri IV , prolongée ſous Louis XIII , &
finie ſous Louis XIV.
On defireroit que dans ſon Eſſai il eûr
marqué avec un peu plus de netteté &de
préciſion , quelles font les parties de l'édifice
du Louvre exécutées en tel ou tel
temps , & par tel ou tel Architecte , de
maniere qu'on pûr ſuivre de l'oeil le récit
de l'Hiſtorien , & voir clairement où les
travaux ont commencé , & où ils ont fini
ſous chaque regne .
1
AOUST. 1758 . τος
ARTICLE III.
SCIENCES ET BELLES - LETTRES.
MATHÉMATIQUES.
DISCOURS Préliminaire ( 1 ) de M.
d'Alembert , à la tête de ſon Traité de
Dynamique (2) .
La certitude des Mathématiques eſt un
avantage que ces ſciences doivent principalement
à la ſimplicité de leur objet. Il
faut avouer même , que comme toutes les
parties des Mathématiques n'ont pas un
objet également ſimple , auſſi la certitude
proprementdite , celle qui eſt fondée ſur
des principes néceſſairement vrais & évidens
par eux-mêmes , n'appartient ni également
, ni de la même maniere à toutes
(1) On ſçait combien les Préfaces que M. d'Alembert
met à la tête de ſes Ouvrages font intéreſſantes
& lumineuses ; & ce n'eſt pas la premiere
fois que le Mercure s'en eſt enrichi .
(2) Dynamique , ſcience du mouvement des
corps qui agiffent les uns fur les aures.
1
Ev
106 MERCURE DE FRANCE:
>
ces parties. Pluſieurs d'entr'elles , appuyées
fur des principes phyſiques , c'est-à-dire
fur des vérités d'expérience , ou fur de fimples
hypotheſes , n'ont , pour ainſi dire
qu'une certitude d'expérience , ou même
de pure ſuppoſition. Il n'y a , pour parler
exactement , que celles qui traitent du calcul
des grandeurs , &des propriétés générales
de l'étendue , c'eſt à-dire l'Algebre ,
la Géométrie & la Méchanique , qu'on
puiſſe regarder comme marquées au ſceau
de l'évidence. Encore y a-t'il dans la lumiere
que ces Sciences préſentent à notre
eſprit , une eſpece de gradation , & , pour
ainſi dire , de nuance à obſerver. Plus l'objet
qu'elles embraſſent est étendu , & conſidéré
d'une maniere générale &abſtraite ,
plus auſſi leurs principes font exempts de
nuages , & faciles à ſaiſir. C'eſt par cette
raiſon que la Géométrie eft plus ſimple
que la Méchanique , & l'une & l'autre
moins fimples que l'Algebre. Ce paradoxe
ne paroîtra point tel à ceux qui ont étudié
ces Sciences en Philoſophes : les notions
les plus abſtraites , celles que le commun
des hommes regarde comme les plus inacceſſibles
, ſont ſouvent celles qui portent
avec elles une plus grande lumiere. L'obfcurité
ſemble s'emparer de nos idées à mefure
que nous examinons dans un objet
AQUST. 1758 . 107
plusdepropriétés ſenſibles : l'impénétrabilité
, ajoûtée à l'idée de l'étendue , ſemble
ne nous offrir qu'un myſtere de plus ; la
nature du mouvementeſt une énigme pour
les Philoſophes ; le principe métaphyfique
des loix de la percuſſion ne leur eſt pas
moins caché ; en un mot plus ils approfondiſſent
l'idée qu'ils ſe forment de la matiere
&des propriétés qui la repréſentent ,
plus cette idée s'obſcurcit,&paroît vouloir
leur échapper; plus ils ſe perfuadent que
l'exiſtence des objets extérieurs , appuyée
fur le témoignage équivoque de nos fens ,
eſt ce que nous connoiſſons le moins-imparfaitement
eneux .
Il réſulte de ces réflexions , que , pour
traiter, ſuivant la meilleure méthode pofſible
, quelque partie des Mathématiques
que ce ſoit (nous pourrions même dire
quelque Science que ce puiſſe être ) , il eft
néceſſaire non ſeulement d'y introduire &
d'y appliquer , autant qu'il ſe peut , des
connoiffances puiſées dans des Sciences
plus abſtraites , & par conféquent plus
fimples , mais encore d'enviſager de la
maniere la plus abſtraite & la plus fimple
qu'il ſe puiſſe , l'objet particulier de cette
Science ; de ne rien ſuppoſer , ne rien admettre
dans cet objet , que les propriétés
que la Science même qu'on traite y ſup-
E vj
IOS MERCURE DE FRANCE
poſe. Delà réſultent deux avantages ; les
principes reçoivent toute la clarté dont ils
ſont ſuſceptibles: ils ſe trouvent d'ailleurs
réduits au plus petit nombre poſſible , &
par ce moyen ils ne peuvent manquer d'acquérir
en même temps plus d'étendue ,
puiſque l'objet d'une Science étant néceffairement
déterminé , les principes en font
d'autant plus féconds , qu'ils font en plus
petit nombre.
On a penſé depuis long temps , & même
avec ſuccès , à remplir dans les Mathématiques
une partie du plan que nous
venons de tracer : on a appliqué heureuſement
l'Algebre à la Géométrie , la Géomé
trie à la Méchanique , & chacune de ces
trois Sciences à toutes les autres , dont elles
font la bafe & le fondement. Mais on n'a
pas éré ſi attentif , ni à réduire les principesde
ces Sciences au plus perit nombre ,
ni à leur donner toute la clarté qu'on pouvoit
defirer. La Méchanique ſurtout , eſt
celle qu'il paroît qu'on a négligée le plus
àcet égard : auſſi la plupart de ſes principes
, ou obſcurs par eux-mêmes , ou énoncés
& démontrés d'une maniere obſcure ,
ont - ils donné licu à pluſieurs queſtions
épineuſes. En général , on a été plus occupé
juſqu'à préſent à augmenter l'édifice
qu'à en éclairer l'entrée ; & on a penfé
AOUST. 1758 . 109
principalement à l'élever , ſans donner à
ſes fondemens toute la folidité convenable.
Je me ſuis propoſé , dans cet Ouvrage ,
de fatisfaire à ce double objet , de reculer
les limites de la Méchanique , & d'en applanir
l'abord ; & mon but principal a été
de remplir en quelque forte un de ces objets
par l'autre , c'eſt à-dire non ſeulement
dedéduire les principes de la Méchanique
des notions les plus claires , mais de les appliquer
auffi à de nouveaux uſages ; de
faire voir tout à la fois , & l'inutilité de
pluſieurs principes qu'on avoit employés
juſqu'ici dans la Méchanique ,& l'avantage
qu'on peut tirer de la combinaiſon des
autres , pour le progrès de cette Science ;
en un mot , d'étendre les principes en les
réduifant . Telles ont été mes vues dans le
Traité que je mets au jour. Pour faire connoître
au lecteur les moyens par leſquels
j'ai tâché de les remplir , il ne fera peutêtre
pas inutile d'entrer ici dans un examen
raiſonné de la Science que j'ai entreprisde
traiter.
Le mouvement& ſes propriétés générales
, font le premier & le principal objet
de la Méchinique : cette Science ſuppoſe
l'exiſtence du mouvement , & nous la fuppoſerons
auſſi comme avouée & reconnue
de tous les Phyſiciens. A l'égard de la
TIO MERCURE DE FRANCE:
nature du mouvement , les Philoſophes
font au contraire fort partagés là-deſſus.
Rien n'eſt plus naturel , je l'avoue , que de
concevoir le mouvement comme l'application
ſucceſſive du mobile aux différentes
partiesde l'eſpace indéfini , que nous imaginons
comme le lieu des corps ; mais cette
idée ſuppoſe un eſpace dont les parties
foient pénétrables & immobiles : or perſonne
n'ignore que les Cartéſiens ( Secte
qui à la vérité n'exiſte preſque plus aujourd'hui)
ne reconnoiſſent point d'eſpace diftingué
des corps , & qu'ils regardent l'étendue
& la matiere comme une même
choſe. Il faut convenir qu'en partant d'un
pareil principe , le mouvement ſeroit la
choſe la plusdifficile à concevoir , & qu'un
Cartéſien auroit peut-être beaucoup plûtôt
fait d'en nier l'exiſtence , que de chercher
à en définir la nature. Au reſte ,
quelque abfurde que nous paroiſſe l'opinion
de ces Philoſophes , & quelque peu
de clarté & de préciſion qu'il y ait dans
les principes métaphyſiques ſur leſquels ils
s'efforcent de l'appuyer , nous n'entreprendrons
point de la réfuter ici : nous nous
contenteronsde remarquer, que pour avoir
une idée clairedu mouvement , on ne peut
ſe diſpenſer de diftinguer , au moins par
l'eſprit , deux fortes d'étendue : l'une qui
MOUST. 1758. 111
foit regardée comme impénétrable , & qui
conftitue ce qu'on appelle proprement les
corps ; l'autre qui , étant conſidérée ſimplement
comme étendue , ſans examiner ſi
elle eſt pénétrable ou non , ſoit la meſure
de la diſtance d'un corps à un autre , &
dont les parties enviſagées comme fixes &
immobiles , puiſſent ſervir àjuger du repos
ou du mouvement des corps. Il nous
feradonc toujours permis de concevoir un
eſpace indéfini comme le lieu des corps,
foit réel, ſoit ſuppoſé , & de regarder le
mouvement comme le tranſport du mobile
d'un lieu dans un autre.
La conſidération du mouvement entre
quelquefoisdans les recherches de Géométrie
pure : c'eſt ainſi qu'on imagine ſouvent
les lignes , droites ou courbes , engendrées
par le mouvement continu d'un
point,les ſurfaces par le mouvementd'une
ligne, les folides enfin par celui d'une furface.
Mais il y a entre la Méchanique &
la Géométrie cette différence , non ſeulement
que dans celle-ci , la génération des
figures par le mouvement eft , pour ainfi
dire , arbitraire , &de pure élégance, mais
encore que la Géométrie ne conſidere dans
le mouvement que l'eſpace parcouru , au
lieu que dans la Méchanique on a égard
de plus au temps que le mobile emploie à
parcourir cet eſpace.
112 MERCURE DE FRANCE.
On ne peut comparer enſemble deux
choſes d'une nature différente , telles que
l'efpace & le temps ; mais on peut comparer
le rapport des parties du temps avec
celui des parties de l'eſpace parcouru : le
temps , par fa nature , coule uniformément,
&la Méchanique ſuppoſe cette uniformité.
Du reſte , ſans connoître le temps en
lui-même , & fans en avoir de meſure
préciſe , nous ne pouvons repréſenter plus
clairement le rapport de ſes parties , que
par celui des portions d'une ligne droite
indéfinie. Or l'analogie qu'il y a entre le
rapport des parties d'une telle ligne , & celui
des parties de l'eſpace parcouru par un
corps qui ſe meut d'une maniere quelconque
, peut toujours être exprimé par une
équation : on peut donc imaginer une
courbe , dont les abſciſſes repréſentent les
portions du temps écoulé depuis le commencement
du mouvement, les ordonnées
correſpondantes défignant les eſpaces parcourus
durant ces portions de temps. L'équation
de cette courbe exprimera , non
le rapport des temps aux eſpaces , mais , ſi
on peut parler ainſi , le rapport du rapport
que les parties de remps ont à leur unité ,
à celui que les parties de l'eſpace parcouru
ont à la leur ; car l'équation d'une courbe
peut être conſidérée , ou comme exprimant
AOUST. 1758. 113
le rapport des ordonnées aux abfciffes , ou
comme l'équation entre le rapport que les
ordonnées ont à leur unité ,& le rapport
que les abſciſſes correſpondantes ont à la
leur.
Il eſt donc évident que par l'application
ſeule de la Géométrie & du calcul , on
peut , ſans le ſecours d'aucun autre principe
, trouver les propriétés générales du
mouvement , varié ſuivant une loi quelconque.
Mais comment arrive- t- il que le
mouvement d'un corps ſuive telle ou telle
loi particuliere ? C'eſt ſur quoi la Géométrie
ſeule ne peut rien nous apprendre , &
c'eſt auſſi ce qu'on peut regarder comme
le premier problême qui appartienne immédiatement
à la Méchanique.
On voit d'abord fort clairement , qu'un
corps ne peut ſe donner le mouvement à
lui-même : il ne peut donc être tiré du repos,
que par l'action de quelque cauſe
étrangere. Mais continue-t'il à ſe mouvoir
de lui-même , ou a- t'il beſoin pour ſe mouvoir
de l'action répétée de la cauſe ? Quelque
parti qu'on pût prendre là-deſſus , il
ſera toujours incontestable que l'exiſtence
du mouvement étant une fois ſuppoſée
fans aucune autre hypotheſe particuliere ,
la loi la plus ſimple qu'un mobile puiſſe
obſerver dans fon mouvement , eſt la loi
114 MERCURE DE FRANCE.
d'uniformité , & c'eſt par conféquent celle
qu'il doit ſuivre , comme on le verra plus
au long dans le premier Chapitre de ce
Traité. Le mouvement est donc uniforme
par ſa nature : j'avoue que les preuves
qu'on adonnéesjuſqu'à préſent de ce principe
, ne font peut- être pas fort convaincantes.
On verra dans mon Ouvrage les
difficultés qu'on peuty oppoſer ,& le chemin
que j'ai pris pour éviter de m'engager
à les réfoudre. Il me ſemble que cette loi
d'uniformité eſſentielle au mouvement
conſidéré en lui - même , fournit une des
meilleures raiſons ſur leſquelles la meſure
du temps , par le mouvement uniforme ,
puiſſe être appuyée. Auſſi j'ai cru devoir
entrer là-deſſus dans quelque détail , quoiqu'au
fonds cette diſcuſſion puiſſe paroître
étrangere à la Méchanique.
La force d'inertie , c'est-à-dire , la propriété
qu'ont les corps de perſévérer dans
leur ératde repos ou de mouvement , étant
une fois établie , il eſt clair que le mouvement
, qui a beſoin d'une cauſe pour commencer
au moins à exiſter , ne ſçauroit
non plus être accéléré ou retardé que par
une cauſe étrangere. Or quelles font les
cauſes capablesde produire ou de changer
lemouvement dans les corps? Nous n'en
connoiſſons juſqu'à préſent que de deux
AOUST. 1758.
Tortes : les unes ſe manifeſtent à nous en
même temps que l'effet qu'elles produiſent,
ou plutôt dont elles font l'occaſion . Ce
font celles qui ont leur fource dans l'action
ſenſible& mutuelle des corps , réfultante
de leur impénétrabilité. Elles ſe réduiſent
à l'impulfion & à quelques autres
actions dérivées decelle-là. Toutes les autres
cauſes ne ſe font connoître que par
leur effet , & nous en ignorons entiérement
la nature. Telle eſt la cauſe qui fait
tomber les corps peſans vers le centre de la
terre , celle qui retient les planetes dans
leurs orbites , &c.
:
Nous verrons bientôt comment on peut
déterminer les effets de l'impulſion & des
cauſes qui peuvent s'y rapporter. Pour
nous en tenir à celles de la ſeconde eſpece,
il eſt clair que lorſqu'il eſt queſtion des
effets produits par de telles cauſes , ces
effets doivent toujours être donnés indépendamment
de la connoiſſance de la cauſe,
puiſqu'ils ne peuvent en être déduits.
C'eſt ainſi que fans connoître la cauſe de
la peſanteur , nous apprenons par l'expérience
que les eſpaces décrits par un corps
qui tombe , font entr'eux comme les quarrésdes
temps. En général , dans les mouvemens
variés , dont les cauſes ſont inconnues
, il eſt évident que l'effet produit par
116 MERCURE DE FRANCE.
lacauſe, ſoitdans un temps fini, ſoit dans
un inſtant , doit toujours être donné par
l'équation entre les temps & les eſpaces.
Cet effet une fois connu , & le principe de
la force d'inertie ſuppoſé , on n'a plus befoinque
de la Géométrie ſeule , & du calcul
, pour découvrir les propriétés de ces
fortes de mouvemens. Pourquoi donc aurions-
nous recours à ce principe dont tout
le monde fait uſage aujourd'hui , que la
force accélératrice ou retardatrice eſt proportionnelle
à l'élément de la vîteſſe principe
appuyé ſur cet unique axiome vague
&obfcur, que l'effet eft proportionnel à fa
cauſe Nous n'examinerons point ſi ce principe
eſt de vérité néceſſaire; nous avouerons
ſeulement que les preuves qu'on en a
apportées juſqu'ici , ne nous paroiffent pas
hors d'atteinte. Nous ne l'adopterons pas
non plus , avec quelques Géometres , comme
de vérité purement contingente ; ce
qui ruineroit la certitude de la Méchanique
, & la réduiroit à n'être plus qu'une
ſcience expérimentale. Nous nous contenterons
d'obſerver que vrai ou douteux ,
clair ou obſcur, il eſt inutile à la Méchanique
, & que par conféquent il doit en être
banni.
T
Nous n'avons fait mention juſqu'à préfont
, que du changement produit dans la
AOUST. 1758. 117
viteſſe du mobile par les cauſes capables
d'altérer ſon mouvement , & nous n'avons
point encore cherché ce qui doit arriver ,
fi la cauſe motrice tend à mouvoir le corps
dans une direction différente de celle qu'il
a déja. Toat ce que nous apprend dans ce
cas le principe de la force d'inertie , c'eſt
que le mobile ne peut tendre qu'à décrire
une ligne droite , & à la décrire uniformément
: mais cela ne fait connoître ni ſa vîteſſe
, ni ſa direction. On eſt donc obligé
d'avoir recours à un ſecond principe : c'eſt
celui qu'on appelle la compoſition des
mouvemens , & par lequel on détermine
le mouvement unique d'un corps qui tend
à ſe mouvoir ſuivant différentes directions
à la fois , avec des vêteſſes données . On
trouvera dans cet Ouvrage une démonſtration
nouvelle de ce principe , dans laquelle
je me ſuis propoſé , & d'éviter toutes les
difficultés auxquelles ſont ſujettes les démonstrations
qu'on en donne communément
, & en même temps de ne pas déduire
d'ungrand nombre de propoſitions compliquées
un principe qui , étant l'un des
premiers de la Méchanique , doit néceſſairement
être appuyé ſur des preuves fimples
&faciles .
Comme le mouvement d'un corps qui
change de direction peut être regardé
118 MERCURE DE FRANCE.
comme compoſé du mouvement qu'il avoit
d'abord , & d'un nouveau mouvement,
qu'il a reçu , de même le mouvement que
le corps avoit d'abord , peut être regardé
comme compofé du nouveau mouvement
qu'il a pris , & d'un autre qu'il a perdu.
Delà il s'enfuit que les loix du mouvement
changé par quelques obftacles que ce puiſſe
être , dépendent uniquement des loix du
mouvement détruit par ces mêmes obſtacles
; car il eſt évident qu'il ſuffitdedécompoſer
le mouvement qu'avoit le corps avant
la rencontre de l'obstacle , en deux autres
mouvemens tels que l'obſtacle ne nuiſe
point à l'un , & qu'il anéantiſſe l'autre.
Par-là on peut non ſeulement démontrer
les loix du mouvement changépar des obftacles
inſurmontables , les ſeules qu'on ait
trouvées juſqu'à préſent par cette méthode;
on peut encore déterminer dans quel cas le
mouvement eft détruit par ces mêmes obftacles.
A l'égard des loix du mouvement
changé par des obſtacles qui ne font past
infurmontables en eux-mêmes , il eſt clair
par la même raiſon qu'en général il ne
faut pour déterminer ces loix qu'avoir bien
conſtaté celles de l'équilibre.
Or quelle doit être la loi générale de
l'équilibre des corps ? Tous les Géometres
conviennent que deux corps dont les direcAOUST.
1758 . 119
tions font oppoſées , ſe font équilibre
quand leurs maſſes ſontenraiſon inverſe
des vîteſſes avec leſquelles ils tendent à
ſe mouvoir : mais il n'eſt peut-être pas facile
de démontrer cette loi en toute rigueur
, & d'une maniere qui ne renferme
aucune obſcurité : auſſi la plupart des Géometres
ont- ils mieux aimé la traiter d'axiome
, que de s'appliquer à la prouver. Cependant
, ſi l'on y fait attention , on verra
qu'il n'y a qu'un ſeul cas où l'équilibre ſe
manifeſte d'une maniere claire & diſtincte:
c'eſt celui où les maſſes des deux corps font
égales ,& leurs vîteſſes égales & oppoſées.
Le ſeul parti qu'on puiſſe prendre , ce me
ſemble , pour démontrer l'équilibre dans
les autres cas , eſt de les réduire , sil ſe
peut , à ce premier cas fimple & évident
par lui-même. C'eſt auſſi ce que j'ai tâché
de faire : le Lecteur jugera ſi j'y ai réuſſi.
Le principe de l'équilibre , joint à ceux
de la force d'inertie & du mouvement
compofé , nous conduit donc à la folution
de tous les problêmes où l'on confidere le
mouvement d'un corps en tant qu'il peus
être altéré par un obſtacle impénétrable&
mobile , c'est-à-dire , en général , par un
autre corps , à qui il doit néceſſairement
communiquer du mouvement pour conſerver
au moins une partie du ſien. De ces
120 MERCURE DE FRANCE.
principes combinés on peut donc aifément
déduire les loix du mouvement des corps
quiſe choquentd'une maniere quelconque,
ou qui ſe tirent par le moyen de quelque
corps interpoſé entr'eux , & auquel ils font
attachés.
Si les principes de la force d'inertie ,
dumouvement compoſé & de l'équilibre ,
font effentiellement différens l'un de l'autre
, comme on ne peut s'empêcher d'en
convenir ; & fi d'un autre côté ces trois
principes ſuffiſent à la Méchanique , c'eſt
avoir réduit cette ſcience au plus petit nombre
de principes poſſible , que d'avoir établi
fur ces trois principes toutes les loix
du mouvement des corps dans des circonftances
quelconques , comme j'ai tâché de
le fairedans ce Traité.
A l'égard des démonstrations de ces
principes en eux-mêmes , le plan que j'ai
ſuivi pour leur donner toute la clarté& la
ſimplicité dont elles m'ont paru ſuſceptibles
, a été de les déduire toujours de la
conſidération ſeule du mouvement enviſagé
de la maniere la plus ſimple & la plus
claire. Tout ce que nous voyons bien diftinctement
dans le mouvement d'un corps,
c'eſt qu'il parcourt un certain eſpace , &
qu'il emploie un certain temps à le parcourir.
C'eſt donc de cette ſeule idée qu'on
doit
AOUST. 1758. 121
doittirer tous les principes de la Méchanique
, quand on veut les démontrer d'une
maniere nette & préciſe : ainſi on ne ſera
point ſurpris qu'en conféquence de cette
réflexion j'aie , pour ainſi dire , détourné
la vue de deſſus les causes motrices , pour
n'enviſager uniquement que le mouvement
qu'elles produiſent ; que j'aie entiérement
proſcrit les forces inhérentes au corps en
mouvement , êtres obſcurs & métaphyſiques,
qui ne ſont capables que de répandre
les ténebres ſur une ſcience claire par
elle-même.
Lafuite au prochain Mercure.
MEDECINE.
LETTRE à l'Auteur du Mercure , fur
une guérison de morſure de vipere.
MONSONISEIEUURR,, le 9de ce mois ayant at
trapé une vipere ( 1 ) , j'en fus mordu vive-
(1 ) Le lieu eſt borné du Couchant au Levant
par une chaîne de côteaux. La partie ſupérieure
de celui de la gorge de Znetz , qui regarde le
Sud-sud- est , eft garnie de broſſailles&de genievre.
C'eſt le ſeul endroit que je connoiſſe dans
ce canton, où il ſe trouve des viperes. L'on m'en a
F
122 MERCURE DE FRANCE,
ment ; ce qui a donné lieu à l'obſervation
ſuivante , dont je vous prie de vouloir
faire part au public : elle intéreſſe trop
T'humanité pour la taire.
Le crochet droit de la mâchoire ſupérieure
de la vipere , me fit , à nu, uneponction
de deux lignes de profondeur , perpendiculairement
dans le milieu de la ſeconde
phalange de l'index de la main droite
du côté du pouce : il en fortit ſur le
champ du ſang abondamment. La nature
de l'animal , & les ſuites fâcheuſes que ſa
morſure pouvoit occaſionner , me firent
faire dans un inſtant mille réflexions. Ifolé
dans la campagne , je me décidai à faire
une ligature au bas du doigt avec un brin
de paille d'avoine , qui fut ce qui s'offrit
d'abord. Je ſuçai la plaie fortement , appuyant
avec les dents inciſives , pour ex
primer tout le ſang & la lymphe , eſpérant
qu'ils ſerviroient de véhicule pour
pouſſer au dehors le virus. De retour à la
maiſon , je renouvellai avec un cordon de
ſoie la ligature qui s'étoit défaite ; le ſang
extravaſé dans la piquûre , m'en fit connoître
la ſituation : je fis de bas en haut , avec
une lancette , une inciſion pour dilater la
plaie , & faciliter l'iſſue des humeurs. Il
apporté depuis mon accident trois dont une avoir
onze,&l'autre treize vipéraux prêts à naître.
AOUST. 1758 . 123
s'étoit élevé à la partie ſupérieure du doigt,
deux ampoulles telles que celles qu'occaſionne
l'application des cantharides; je les
ouvris , il en fortit une eau très-rouſſe ;
après avoir encore légèrement fucé , j'appliquai
ſur le tout de la cendre ( 1 ) ; je
l'y laiſſai pendant le temps de mon dîné.
J'eus une légere douleur au palais, qui ſe
paffa en mangeant ; le reſte du jour j'eus la
têre embarraſſée , & voyant qu'il ne furvenoit
aucun autre accident , je lavai la
plaie& n'y mit rien plus : elle s'eſt réunie
fans aucun topique , & je n'ai pas eu le
moindre accident depuis. Voilà, Monfieur,
un remede fûr , ſimple , facile , & dont
tout le monde peut faire uſage. Les perſonnes
de la campagne , qui , comme moi,
ſe trouveront dénuées de ſecours dans une
auſſi fâcheuſe conjoncture , pourront par
eux-mêmes ſe procurer le même avantage.
(1) La cendre étoit le ſeul alkali dont je puſſe
faire uſage; je m'en ſervis avec d'autant plus de
confiance, que les lymphes animales volatiliſent
les alkali fixes , & que l'alkali volatil eſt un remede
ſpécifique contre les accidens de la morſure de
lavipere. J'en avois guéri un homme en 1745, par
le moyende l'eau de Luce faite avec l'huile de Suecin&
l'alkali volatil , remede que j'ai eſſayé avec
ſuccès ſur les chiens ſoumis à mes expériences en
1743 & 1744 , & recommandé depuis peu dans le
Journal de Médecine.
Fij
124 MERCURE DE FRANCE.
Les citadins ſe prépareront avec ſuccès aux
remedes généraux , peut - être néceſſaires
à ceux qui font plus mal conſtitués que
nous autres payſans.
Les ſecours & l'agrément que je tire d
lacampagne de la lecture de votre Mercure
, me forcent de me dire avec reconnoiſſance
, Monfieur , &c .
GRIGNON.
CHYMIE.
LETTRE à M.... Docteur en Médes
cinede la Faculté de Rheims ,ſur les Eaux
Minérales de Sainte - Reine des Grands
Cordeliers ; parM.... Chirurgien .
MONSIEUR
CONSIEUR ,vous ferez ſans doute fur ,
pris de recevoir une obſervation de Chymie
d'un homme à qui , par état , cette
partie de la Médecine n'eſt pas tout à fait
dévolue , mais voulant remplir avec une
forte de diſtinction la place que j'occupe ,
j'ai cru que des notions préliminaires ſur
la matiere médicale , devoient faire mon
premier objet ; ſucceſſivement m'eſt venue
l'envie d'acquérir quelques connoiſſances
de cette Chymie , partie ſi précieuſe de
AOUST. 1758. 125
Taarrtt de guérir. La premiere operation qui
ſe trouva ſoumiſe à ma curiofité , fut la
pierre infernale , comme étant plus à mon
uſage ; dela je fis des diſſolutions , des
vitrifications , &c. enfin un domeſtique
me préſenta une bouteille contenant dans
le fond un fel bien cryſtallifé , & portant
écrits ces mots , Eau minérale de Sainie
Reine aux Grands Cordeliers , 15 fols la bouteille.
Il me dit que fon maître éprouvoit
des effets admirables de cette eau ; dès
l'inſtant je formai le deſſein de l'analiſer.
D'ailleurs , animé par l'effet qui m'étoit
annoncé , & confirmé par le malade qui ,
après m'avoir détaillé tous les ſignes de fa
maladie, me dit qu'avant de ſe mettre à l'ufagede
ces eaux, fa digestion étoit troublée,
étant rempli d'obſtructions; la tranſpiration ,
habituellement abondante chez lui , fupprimée
, réduit enfin à un état où tous les remedesde
la médecine paroiſſoient échouer,
il lui reſtoit encore beaucoup de ſes accidens
lorſque je le vis. Son médecin inſiſta
beaucoup fur la continuation de ces
eaux de Sainte Reine : je vous avoue ingénuement
, Monfieur , que ces eaux étant
tombées dans un diſcrédit étonnant , je
n'y eus pas beaucoup de foi , mais je me
ſçais bon gré de ma faute , puiſqu'elle m'a
appris à reſpecter le profond ſçavoir dans
Fiij
126 MERCURE DE FRANCE.
uneguériſon auſſi inattendue , & que mon
peu d'expérience ne me permettoit pasd'efpérer.
Arrivé chez moi , mon premier
ſoin futde tenter l'analiſe de ſel : je paffe
le procédé comme étant fort inutile à notre
objet. Je fus flatté d'y découvrir un
principe fulfureux , un fel participant du
nitre & du bitume ; je me fis conſtater la
réalité de mon expérience par un médecin
fort éclairé dans cette partie , qui , après
m'avoir donné ſon approbation , m'apprit
qu'il exiſtoit un petit écrit en forme
d'inſtruction , que l'on diſtribue au couventdes
grands Cordeliers , aux perſonnes
qui font uſage de ces eaux ; j'y vis avec
ſarisfaction que je ne m'étois pas trompé
dansmon opération , puiſque M. Malouin,
Docteur en médecine de la Faculté de Paris
, homme connu par les excellens Ouvrages
dont il a enrichi la République des
Lettres , ainſi que par les ſçavans Mémoires
qu'il a donnés à l'Académie desSciences
dont il eſt membre , dit , & voici ſes
propres paroles : Son principe minéral est
sélénirique & bitumineux , ce qui la rend
apéritive & adouciſſante , & préférable , meme
pour boiſſon ordinaire , à toutes les autres
eaux, parsa légéreté. Il infere enſuite quantité
de conféquences néceſſaires en faveur
de cette eau , qu'il appuye d'une multipliAOUST.
1758 . 127
cité d'expériences qu'une longue pratique
lui a fait faire dans les maladies des
reins , de la veſſie , dans celles de la matrice,
dans toutes les affections vaporeuſes
des femmes , dans les maladies hypocondriaques
, en un mot dans toutes les occaſions
où il eſt queſtion de lever les obftructions
des vifceres , ainſi que le prouve
mon obſervation , de même que pour les
eſtomacs délicats , où les eaux ne peuvent
paſſer à cauſe de leur peſanteur. Si mon
expoſé ne vous paroît pas auſſi correct &
méthodique que je l'aurois ſouhaité , pafſez-
moi cela en faveur d'une partie que je
n'ai pas coutume de traiter ; mais j'ai quel .
ques obſervations chirurgicales, dont j'aurai
l'honneur de vous faire part , & qui feront
détaillées avec plus d'exactitude, conime
appartenant à l'art que je profeſſe. J'ai
l'honneur d'être , &c .
SÉANCE PUBLIQUE
De l'Académie Royale de Nimes.
L'ACADÉMIE tint ſon aſſemblée publique
le 12 Mai dernier , dans la ſalle de l'Hôtel
de Ville. MM. les Officiers municipaux
y aſſiſterent. M. l'Evêque de Nîmes , en
qualité de Protecteur , y préſida.
Fiv
128 MERCURE DE FRANCE.
M. Séguier, Directeur, ouvrit la ſéance
par la lectured'un Mémoire , dans lequel ,
après avoir fait un parallele exact & raiſonné
des antiquités de France & d'Italie ,
il conclut que ſi l'on excepte la ſeule ville
de Rome , l'Italie ne l'emporte point ſur la
France , & que celle-ci poſſede un plus
grandnombrede monumens anciens.
M. Salles récita une Ode intitulée , les
malheurs de la vengeance.
D. d'Olive , Religieux de la CongrégationdeSaintMaur,
lut enſuite une analyſe
de l'Electre de Sophocle.
M. Meynier , Chancelier , termina la
féanceparundifcours , dans lequel , après
avoir comparé le dix-ſeptieme fiecle avec
le dix-huitieme , il prouve contre les détracteurs
de ce dernier ,& malgré leurs
aſſertions , que le goût n'y eſt point tombé
en décadence.
SÉANCE PUBLIQUE
De la Société Littéraire de Châlon-fur
Marne.
La Société Littéraire de Châlons- fur-
Marne a tenu , le 6 Septembre 1757 , une
ſéance publique , dans laquelle M. Fradet
aluun Eſſai ſur l'état des ſciences en France,
& fur les écoles où on les enſeignoir
AOUST. 1758 .
ا ن و
en Champagne dans te douzieme fiecle ,
avec quelques recherches hiſtoriques fur
Adalgiſe , qui vivoit dans ce fiecle.
M. Meunier , une Ode ſur le vrai
bonheur.
M. Delapagerie , un Mémoire ſur la culture
des mauvaiſes terres de Champagne .
M. Derclye , une Differtation fur les
honneurs , les privileges & les charges at
tachés aux Pairies , & fur l'époque de l'érection
de la Pairie de Châlons.
€
1
M. Gelée , un Mémoire ſur les qualités
d'une fontaine minérale, découverte àAmbonnai
, à quatre lieues de Châlons.
La même Société Littéraire de Châlonsfur-
Marne a tenu , le 14 Mars 1758 , une
ſéance publique , dans laquelle M. Fradet
a lu un Mémoire contenant des recherches
hiſtoriques & critiques ſur la vie & les
oeuvres de Salomon Jarry , Juif Champenois
, du douzieme ſiècle .
:
M. Derclye, une Differtation ſur l'intitution
des Comtes , fur les honneurs , les
droits & les devoirs attachés à leur dignité,
& fur le temps auquel le Comté de Châlons
a été réuni au Siege Epifcopal .
M. l'Abbé Beſchefer , des recherches
hiſtoriques fur la vie de Guilbert , Evêque
de Chalons , & fur la forme de procéder à
Pélection des Évêques dans le 9 fiecle.
FV
130 MERCURE DE FRANCE.
:
SUJETS proposés par l'Académie Royale
des Sciences & Beaux Arts établie à Pau ,
pour trois Prix , qui seront distribués le
premier Jeudi du mois de Février 1759
L'ACADEMIE ayant jugé à propos de réſerver
les deux prix qu'elle avoit à diſtribuer
cette, année , en donnera trois en
1759. Les deux à des Ouvrages en profe ,
qui ſeront au plus d'une demi-heure de
lecture , & qui auront pour ſujets , l'un ,
pourquoi leshommes-les plus distingués par ta
naiſſance & par les richeſſes , ſont ſi ſouvent
Littérateurs de profeſſion , & presque jamais
Artiſtes ? Et l'autre , est- il plus difficile d'éclairer
les hommes que de les conduire ?
Le troiſieme prix fera pour un Ouvrage
de poéſie de cent vers au plus , fur ce
fujet , la renaissance des Lettres en Europe ,
dans leſeiziemefiecle.
Il ſera fait de chaque Ouvrage deux
exemplaires , qui feront adreſſés à M. de
Pomps ,Secretaire de l'Académie..
Onn'en recevra aucun après le mois de
Novembre , & s'ils ne font affranchis des
fraisdu port.
Les Auteurs mettront à la fin de leur
Ouvrage une ſentence ; ils la répéteront
audeſſus d'unbillet cacheté , dans lequel
ils écriront leurs noms, avec leur adreffe.
AOUST. 1758 . 131
ARTICLE IV.
BEAUX- ARTS .
ARTS AGRÉABLES.
PEINTURE.
DISSERTATION fur l'effet de la
Lumiere dans les Ombres , relativement
àla peinture , par M. C *****.
Si l'expérience & la raison avoient beſoin d'autorités
, il en est peu qui , en fait de deſſein ,
euſſent autant de poids dans l'opinion desArtiftes
, que celle du célebre Auteur de la Diſſertation
suivante.
S'IILl eſt avantageux à ceux qui ſedeftinent
aux arts fondés ſur le deſſein , d'en
trouver dans divers Auteurs les principes
généraux , il ſemble que lorſqu'il eſt queftion
d'un principe moins connu , ou qui
n'eſt pas univerſellement accordé , c'eſt
une raiſonde plus pour est traiter & pour
en donner l'explication & les preuves. Si
Fvj
132 MERCURE DE FRANCE .
:
A
celui que j'avance ici eſt certain , comme
je le crois , j'ai dû me hâter de le publier
en faveur de ceux qui ne feroientpas ces
réflexions d'eux-mêmes , & qu'elles peuvent
éclairer. Je le tiens de M. de Largilliere.
Les profondes réflexions de ce grand
Peintre , qui l'ont rendu ſi ſçavant dans la
partie de la Peinture , que nous nommons
le clair- obfcur , ont été le fondement de
preſque toutes les connoiſſances que notre
Ecole moderne poſſede dans cette ſcience.
Le principe dont il eſt queſtion eſt celuici
: les ombres les plus fortes en obfcurité ne
doiventpoint être ſur les devants du tableau,
au contraire les ombres des objets qui ſontſur
cepremier plan , doivent être tendres &réfletées
, & les ombres les plus fortes &les plus
obscures doivent être aux objets qui ſontfur le
Secondplan.
Je me ſers des expreſſions de premier &
de ſecond plan, qui font affez uſitées parmi
les Artiſtes , & qui ſuppoſent le terrein ,
depuis le bord du tableau juſqu'à l'horizon
, diviſé en trois ou quatre parties ,
par rapport à l'enfoncement perſpectif qu'il
préſente à l'oeil.
Cette propofition peut d'abord paroître
fort finguliere , & contraire à l'opinion
commune; & ce qui m'a engagé à l'approfondir
, c'eſt l'oppoſition que j'ai trouvée
AOUST. 1758 . 133
dans pluſieurs Artiſtes à adopter ce ſentiment.
Je déférerois ſans balancer à la fupériorité
de leurs lumieres , s'il étoit poffible
de ſe refuſer à ce qu'on croit voir évidemment
& preſqu'invariablement dans la
nature.
J'avertis que dans tout ce que je dirai
pour prouver cette vérité , je fais abſtraction
des couleurs particulieres de chaque
objet , & que je ſuppoſe la nature d'une
feule couleur , pour ne faire attention qu'à
l'effet que produiſent les rayons de la lumiere
, & à l'obſcurité plus ou moins
grande des ombres.
Ainſi , quand je dis qu'une ombre eſt
plus forte qu'une autre , je n'entends pas
dire qu'elle foit plus forte de couleur, mais
ſeulement plus forte d'obſcurité.
En conféquence du principe que j'ai expofé
, & en ſuppoſant les objets d'une
même couleur ou approchante , ſi l'on confidere
une muraille fuyante , ombrée , &
portant auffi dans toute ſa longueur une
ombre ſur le terrein ;je dis que ces ombres
, loin de s'affoiblir en s'éloignant ,
vont au contraire en augmentant de force
& d'obſcurité , plus elles s'éloignent de
nosyeux : cette augmentation ſe continue
même juſqu'à une diſtance affez grande.
Si l'on confidere une allée d'arbres
134 MERCURE DE FRANCE.
fuyante , on y trouvera le même effet , fi
elle n'eſt pas continuée juſqu'à une diſtance
très-éloignée : les ombres des derniers
arbres feront les plus fortes , & celles des
arbres du commencement de l'allée ſeront
très reflétées & vagues. Il en fera de même
des troncs , qui , étant de même couleur à
peu près les uns que les autres , donnent
licude s'aſſurer encore mieux de la vérité
de ce principe , ſi l'on y voit ( comme cela
arrive en effet ) que plus ils s'éloignent ,
plus ils acquierent de force d'obſcurité.
On appercevra la même choſe dans l'Architecture
, & très- ſenſiblement , à cauſe
de l'uniformité de ſa couleur. Ainfi fuppoſezune
colonnade qui ait pluſieurs rangs
de colonnes , les uns derriere les autres ,
l'ombre de la premiere colonne ſe tire en
clair ſur l'ombre de la ſeconde , celle- ci eft
plus tendre que celle de la troiſieme , &
ainſide toutes les autres dont la force de
l'ombre , quant à l'obſcurité , augmente à
meſure qu'elles s'enfoncent , juſqu'à une
diſtance affez grande , où cette gradation
change & devient dans un ſens contraire ,
c'est-à-dire , où les ombres s'affoibliſſent
en s'éloignant.
Enfinon peut ſe convaincre de la vérité
de ce principe , en examinant dans cette
idée toutes les vues d'une grande étendue
AOUST. 1758 . 135
qu'on peut rencontrer. Cet effet y eſt beaucoup
plus fenfible que ſi on le cherchoit
dans des objets qui euſfent peu de diſtance
entr'eux. Alors cette gradation , bien
qu'elle y füt , pourroit n'être pas viſible à
ceux qui partiroient d'un principe contraire.
Je ſuppoſe auſſi parler à ceux qui ont la
vue aſſez longue pour diftinguer les objets
à une diſtance éloignée ; car ceux qui ne
voient pas de loin, ne ſeroient pas à portée
de ſe convaincre ſur la nature avec autant
d'évidence. L'ombre la plus forte pour eux
feroit àune diſtance ſi proche , que la dégradation
qu'il y auroit entre cette ombre
&celle d'un objet plus prochain, ne feroit
preſque pas ſenſible ,& les laiſſeroit toujours
libres de douter de la vérité de ce
principe.
La preuve la plus complette ſeroit de le
faire voir , en raiſonnant la nature devant
lesyeux : mais étant privé de cet avantage,
j'entrerai dans quelques détails ſur lemé.
chaniſme de la lumiere, par lequel j'efpere
deprouver que non ſeulement le principe
d'effet de lumiere , que j'ai annoncé , eft
vrai , mais même qu'il l'eſt néceſſairement.
Cette matiere eſt un peu abſtraite , & les
preuves dont j'ai cru devoir m'appuyer ,
font fondées ſur des idées qui ne font peut136
MERCURE DE FRANCE.
être pas également familieres à tous les jeunes
Artiſtes : mais je crois que l'habitude
de conſidérer la lumiere , en ſe fondant fur
quelques principes faciles à comprendre ,
& de la ſuivre enſuite dans ſes diverſes
manieres d'éclairer les objets , peut être
d'une grande utilité à ceux qui defirent
d'acquérir la connoiſſance du clair obfcur ,
qui eſt une ſcience toute de réflexion .
Je reprends le premier exemple que j'ai
cité d'une longue muraille fuyante ,entiérement
ombrée , & portant dans toute fa
longueur une ombre ſur le terrein , & je
dis que l'ombre de la muraille va en ſe fortifiant
, plus elle s'éloigne , & qu'il en
eſt de même de l'ombre portée ſur le terrein.
Pour le prouver , je poſe pour baſe de
mon raiſonnement quelques maximes , qui,
étant reçues d'un conſentement général ,
peuvent paſſer pour des vérités inconteſtables.
1 °. Que nous ne voyons la couleur &
la forme des objets de la nature, que par la
réflexion de la lumiere qui les frappe , qui
ſe réfléchit , & qui vient en peindre une
image au fond de nos yeux. Ainfi , dans
la privation de toute lumiere , quoique les
objets exiſtent autour de nous , nous ne les
voyons point; & ce ne peut être que parce
AOUST. 1758.
1: 1
137
qu'ils ne nous renvoient point de rayons
de lumiere qui nous les peignent.
2°. Que c'eſt la plus ou moins grande
quantité de ces rayons , & la force plus ou
moins grande avec laquelle ils frappent
nos yeux , qui produit en nous la ſenſationde
lumiere plus ou moins vive. Ainfi
ladiminution de la lumiere détruit la netteté&
l'éclat des images qu'elle peint à nos
yeux.
3 °. Que l'action des rayons de la lumiere
s'affoiblit par la diſtance qu'elle a à
parcourir. Un flambeau , à une diſtance
très éloignée , ne nous paroît pas aufli
brillant que lorſqu'il eſt proche.
4°. Que la lumiere perd confidérablement
de ſa force à chaque fois qu'elle ſe
réfléchit ; ce qui fait que , quoique nous
voyons diſtinctement une lumiere trèséloignée
de nous , nous ne voyons pas
néanmoins les objets qu'elle éclaire autour
d'elle , parce que les rayons de lumiere ,
que ces objets réfléchiffent , ne peuvent
point arriver juſqu'à nous, ou ils y arrivent
fi foibles , qu'ils ne peuvent affecter nos
yeux d'une maniere qui nous ſoit ſenſible.
Or ce qui est vrai d'une lumiere telle que
celle d'un flambeau , eſt auſſi vrai de la lumiere
du ſoleil , quoique dans une propor
tion différente,
138 MERCURE DE FRANCE.
On peut comparer l'action de la lumiere
au mouvement d'une balle de billard, qui ,
étant pouffée , va frapper une bande qui
la renvoie contre une autre , d'où elle eſt
encore renvoyée contre une troiſieme. Chaque
fois qu'elle eſt renvoyée par quelque
bande , elle perd de ſa force , tant qu'enfin
elle s'arrête d'elle- même , quoiqu'elle
n'ait pas parcouru , à beaucoup près , un
chemin auſſi long qu'elle auroit fait ſi elle
n'avoit rencontré aucun obſtacle .
La réflexion de la lumiere a cependant
cette différence , qu'un ſeul rayon de lumiere
, quelque délié qu'on le conçoive ,
doit être regardé comme une gerbe de
rayons qui , en ſe réfléchiſſant , font renvoyés
à la ronde , tellement que la lumiere
qui tombe ſur la pointe d'une aiguille, eſt
réfléchie tout à l'entour , & cette pointe eft
viſible par l'action de cette lumiere réfléchie
aux yeux de tous ceux qui la regardent.
Il n'y a que les corps polis qui ré-
Aéchiſſent dans une ſeule direction .
La lumiere part du ſoleil , & va frapper
directement ſur le terrein. Ce terrein la
réfléchit en tous ſens; une partie des rayons
vient à nos yeux , & y peint l'image de ce
terrein. Cette image eſt vive & lumineuſe,
parce que cette lumiere n'a encore ſouffert
qu'une premiere réflexion.
AOUST. 1758. 139
Une autre partie des rayons qui font
renvoyés par ce terrein , va frapper contre
la muraille , & l'éclaire : c'eſt ce que nous
appellons reflet. Si ces rayons qui éclairent
la muraille , n'étoient pas renvoyés une
ſeconde fois juſqu'à nos yeux , nous ne
verrions point la muraille , ou du moins
nous la verrions parfaitement obfcure , &.
nous n'y diftinguerions rien : mais ces
rayons qui ont d'abord été réfléchis par le
terrein , le font une ſeconde fois par la
muraille , & viennent juſqu'à nos yeux y
peindre la muraille, les pierres qui la compoſent
, & les autres détails qui peuvent
s'y rencontrer. Cependant ces rayons ont
été réfléchis deux fois ; ils font affoiblis :
c'eſt pourquoi la muraille nous paroît plus
obſcure que le terrein éclairé , qui nous
envoie ſa lumiere par une réflexion fimple.
De ces rayons qui font réfléchis pour la
ſeconde fois par la muraille , une partie
eſt renvoyée ſur le terrein ombré , & delà
ſe réfléchit encore vers nos yeux par une
troiſieme réflexion , & y peint la partie du
terrein qui eſt dans l'ombre portée , & les
objets qui s'y trouvent. Mais ces rayons
n'étant renvoyés à nos yeux que par une
troiſieme réflection , ſont très-foibles , &
l'image qu'ils peignent eſt fort obfcure.
140 MERCURE DE FRANCE.
C'eſt la cauſe de cette regle de clair obfcur
, que l'ombre portée est toujours plus forte
que l'ombre des corps qui la portent ,
Les deux ombres , de la muraille & du
terrein ſur lequel elle porte ombre , nous
paroîtroient encore plus obfcures qu'elles
ne nous le paroiſſent, ſi elles ne recevoient
point d'autre lumiere que celle dont nous
venons de parler , d'autant plus qu'étant
réfléchie deux ou trois fois , elle devient
très-foible. Mais il s'y joint une autre lumiere
qui vient de tout le ciel ; elle eft
moins vive que celle du ſoleil : cependant
elle eſt aſſez forte , puiſqu'elle fuffit pour
nous faire voir distinctement tous les
objets , lorſque le ſoleil eſt caché par
les nuages. Cette lumiere frappe à peuprès
également ſur l'ombre de la muraille ,
& fur l'ombre portée ; de-là elle revient
à nos yeux par une premiere réflexion ,
nous éclaire toutes ces ombres , & diminue
la différence d'obſcurité qu'il y auroit
entr'elles.
C'eſt par les diverſes réflexions de ces
différentes lumieres que nous voyons ces
ombres. Or nous avons dit que les rayons
s'affoibliſſent par la diſtance qu'ils ont à
parcourir avant que d'arriver à l'oeil. Donc
les rayons qui viennent des parties de la
muraille , les plus proches , ont plus de
1
AOUST. 1758.. 141
forceque ceux qui viennent des parties les
plus éloignées. S'ils ont plus de force , ils
ſont plus lumineux , & nous font voir ces
parties prochaines de la muraille plus claires
& plus détaillées que les parties qui
ſont plus éloignées.
La lumiere de reflet , qui vient des ob .
jets ombrés dans l'éloignement , n'a pas
affez de force pour affecter nos yeux; c'eſt
pourquoi nous voyons ces objets ombrés
très- obſcurs , par maſſes & fans aucun reflet
, par conféquent plus noirs & plus forts
d'ombres qu'ils ne ſeroient , s'ils étoient
rapprochés ſur le devant , où ils ſeroient
éclairés par des lumieres de reflet , que,
nous pourrions appercevoir .
L'ombre de la muraille s'obſcurcit en
s'enfonçant , parce que les lumieres de reflet
, qui la rendent viſible , deviennent
moins ſenſibles à meſure qu'elles s'éloignent.
Il en eſt de même de l'ombre portée
ſur le terrein ; les rayons de lumiere ,
qui empêchent qu'elle ne ſoit parfaitement
obfcure , la peignent d'autant moins claire
ànos yeux , qu'ils viennent de plus loin .
Dans la nature , le terrein eſt éclairé
d'une lumiere égale partout , & le reflet
qu'il envoie contre la muraille , eſt également
lumineux dans toute fa longueur :
cependant nous ne voyons pas ces ombres
142 MERCURE DE FRANCE .
d'un ton égal & fans dégradation ; car , fi
cela étoit ainfi , nous ne nous appercevrions
pas qu'elles fuyent.
Or on ne peut attribuer les différences
de tons que nous y voyons , qu'à la force
plus ou moins grande dont nos yeux font
affectés par les rayons de lumiere qui nous
font voir ces objets .
D'où je concluds que les ombres des objets
médiocrement éloignés , ſont ſourdes
& obfcures , & qu'elles deviennent plus
tranſparentes , plus vagues & plus reflétées
àmeſure qu'elles s'approchent de l'oeil .
Il paroît s'enfuivre de ce principe que ,
les ombres augmentant de force à proportion
de leur éloignement , celles qui font
les plus proches de l'horizon , devroient
être les plus fortes de tout le tableau , &
approcher de l'obſcurité parfaite ; ce qui
n'eſt pas dans la nature. Au contraire les
objets très- éloignés ont des ombres trèsfoibles
: c'eſt l'air interpoſé entre ces objets
& nous qui en affoiblit ainſi les ombres.
L'air en effet , quoique fort tranſparent
, lorſque ſon volume eſt aſſez confidérable
, eſt un corps capable de réfléchir
la lumiere . On peut oppoſer qu'il y a toujours
de l'air entre nous & les objets : mais
cette difficulté ceſſera , ſi l'on confidere
combien l'air eſt tranſparent lorſque le
:
AOUST. 1758 . 143
ciel eſt pur & ferein; ce qui eſt le casde
ma ſuppoſition. L'obſtable qu'il apporte à
la viſion des objets , n'eſt alors ſenſible
qu'à une diſtance éloignée , & dans les objets
qui ſont proche de nous , il ne doit
être compté pour rien.
C'eſt par rapport à cet affoibliſſement
caufé par un grand volume d'air , que j'ai
dit qu'après que les ombres des objets ont
augmenté de force à proportion de leur
éloignement , juſqu'à un certain point que
je n'ai point fixé , elles arrivent à ce point
où la dégradation commence dans un ſens
contraire , c'est -à-dire où elles s'affoibliffent
à meſure qu'elles s'éloignent.
Selon ce que j'ai expoſé juſqu'ici , il
paroît qu'il y a , dans tous les aſpects de la
nature, une certaine ligne enfoncée àquelque
diſtance dans le tableau , où ſont les
ombres les plus fortes & les plus obfcures
du tableau; & qu'enfuite elles diminuent
de force , tant en venant ſur le devant
qu'en reculant en arriere, Mais il eſt impoſſible
de fixer cette diſtance, parce qu'elle
varie fuivant la quantité de vapeurs dont
l'air eſt chargé , tellement que j'ai vu dans
des jours d'été , ces fortes ombres à plus
de quarante toiſes de moi ; au lieu que
dans de fort beaux jours d'automne , elles .
paroiſſoient à peine à quatre toifes,
144 MERCURE DE FRANCE!
Onpeut objecter que, puiſqu'il ſe trouve
des jours où cette loi eſt ſi pea ſenſible
dans la nature , on peut ſe diſpenſer de
l'obſerver , & fuppofer qu'on peint la nature
dans ces momens , puiſque le Peintre
eſt maîtrede prendre tel inſtant de la
nature qu'il lui plaît .
Mais pour le faire avec vérité , il faut
prendre ces momens avec toutes leurs circonſtances
,& dès que l'on ſuppoſe l'air
chargé de vapeurs , il faut repréſenter les
objets du fond même peu éloignés , comme
au travers d'une eſpecede brouillard.
Si on les peint distincts & formés , on
tombe dans la néceſſité de ſuivre cette loi
invariable dans la nature éclairée d'un
jour pur & ferein .
De plus , cette loi ſubſiſte toujours dans
le rapport qu'il y a des grouppes les uns
aux autres , entre lesquels ſouvent on ne
ſuppoſe pas une diſtance de plus de cinq
ou fix pieds.
Au reſte je ſuis très - aſſuré que ceux
qui voudront confidérer la nature dans
l'intention d'y découvrir ce principe , l'y
trouveront preſque invariablement.
Je dis preſqu'invariablement , parce qu'il
fe rencontre des cas où l'effet de la nature
eſt différent ; mais alors cela eſt occaſionné
par d'autres cauſes.
J'en
AOUST . 1758 . 145
J'en indiquerai quelques- uns pour mettre
ſur la voie de les découvrir. Si l'on
confidere un berceau d'arbres , ou l'intérieur
d'un bâtiment proche de ſoi & ombré
, qui ne ſoit éclairé que par des lumieres
de réflection , c'eſt-à-dire où la lumiere
qui vient de tout le ciel , ne puiſſe point
entrer , & qu'après cette partie ombrée
& prochaine , il ſe trouve un plan vuide
qui reçoive une grande lumiere , alors
ces ombres voiſines paroîtront les plus fortes
, & même plus obfcures qu'elles ne le
font , & les ombres des objets qui ſont
au-delà du plan lumineux , plus foibles ,
quoiqu'elles ne foient pas éloignées.
La cauſe de cet effet vient de l'éblouifſement
que produit dans nos yeux la quantité
des rayons renvoyés par ce plan vivement
éclairé : c'eſt une impulfion violente
qui en détruit une plus foible. Nos
yeux font moins affectés par les rayons
de lumiere réfléchie , que renvoyent les
parties ombrées qui font auprès de nous ;
ainſi elles nous paroiſſent , par oppoſition ,
plus obfcures qu'elles ne le font , & plus
que celles qui font au-delà du plan éclairé.
Dans ce cas , quoique le jour foit trèspur
, les ombres les plus fortes font fort
proches du devant du tableau : il faut
néanmoins pour que cet effet arrive , que
G
146 MERCURE DE FRANCE.
le ſpectateur ſoit dans la partie ombrée ,
&à peu de diſtance de ce plan très éclairé .
Il eſt à remarquer que ce qui arrive
dans ce cas n'eſt pas même abſolument
contraire au principe que je viens d'établir
; car les plus fortes ombres ne font pas
pour cela précisément ſur le devant du tableau
, ſeulement elles ſont moins éloignées
, & leurs reflets ne ſont pas ſi ſenſibles
qu'ils le feroient ſans cela.
Si l'on eſt dans une chambre , & que
l'on ſoit placé dans la partie la plus éloignée
de la fenêtre ; ſi l'on conſidere delà
les ombres refletées qui ſont proches de
la fenêtre , il arrive alors que ces ombres ,
quoique plus éloignées , ſont plus refletées
que celles qui font proches ; mais c'eſt
parce que la lumiere ne parvient pas également
juſqu'au fond de la chambre : elle
eſt plus forte près de la fenêtre ,& les reflets
qu'elle envoie ſont plus clairs où
elle eſt plus forte. C'eſt ce qui n'arrive pas
dans les lieux découverts , où , comme
nous l'avons dit , la lumiere frappe également
partout , & envoye des reflets égaux.
De plus , ſi l'on examine cette chambre
en ſe plaçant de maniere qu'on ait la fenêtre
de côté , à droite ou à gauche , l'effet
des devants plus refletés que les fonds ,
reparoîtra .
AOUST. 1758. 147
Il ſe trouve quelquefois dans les objets
du devant , des ombres , ou plutôt des touches
qui l'emportent en force fur les ombres
plus éloignées , & on peut s'en procurer
, fi on le juge néceſſaire à l'effet
de fon tableau ; mais il faut que ces forces
foient dans des enfoncemens où il ne puiſſe
parvenir aucune lumiere ni du ciel , ni
par la réflection des objets d'alentour . Ces
touches ou enfoncemens font rares dans la
nature ; mais comme il eſt permis à l'art
d'employer tous les ſecours qu'elle peut
lui fournir , il eſt utile de s'en fervir en
conſervant la vraiſemblance & la poſſibilité.
J'apporterai encore comme une preuve
de ce que j'avance , que tous les deſſeins
de vues , de payſages ou autres , qui ont
été ombrés d'après nature , ſont dans cet
effet; même les deſſeins des Maîtres qui
ne l'ont point obſervé dans leurs tableaux :
ils ont été entraînés par la vérité qu'ils
avoient devant les yeux , ſans peut- être y
faire de réflexion.
A la vérité , ne connoiſſant point cet
effet par principe , quelques - uns ont cru
qu'il étoit néceſſaire d'ajouter ſur les devants
des touches bien noires , pour les
tirer en avant ; mais ceux qui pourroient
être encore dans cetuſage , conviendront ,
Gij
148 MERCURE DE FRANCE.
s'ils veulent bien y faire attention , qu'ils
mettent ces touches par goût , & fans les
voir dans la nature.
C'eſt même un moyen für pour connoître
ſi undeſſein a été ombré d'après nature
, & fans fortir du lieu ; car s'il eſt ombré
totalement dans un effet oppoſé à celui
dont je parle , on peut être certain
qu'il a été ombré de pratique , & ſans voir
la nature.
Dans tout ce que j'ai dit juſqu'ici , j'ai
fait abſtractión de toutes les couleurs locales
, & j'ai conſidéré tous les objets de la
nature comme s'ils n'en avoient qu'une
ſeule , parce qu'il y a quantité de cas particuliers
qui réſultent de la différence des
couleurs , quoiqu'ils foient cependant toujours
foumis à la loi générale ; ſeulement
elle eſt moins ſenſible alors. Les couleurs
les plus claires réfléchiſſant plus de rayons ,
&les couleurs brunes en réfléchiſſantd'autant
moins , qu'elles font plus foncées , ſi
les couleurs brunes ſe trouvent ſur le ſecond
plandu tableau , leurs ombres feront
encore plus obfcures qu'elles ne le ſeroient
; ainſi l'effet dont je parle des ombres
éloignées plus fortes , en deviendra
encore plus ſenſible. Si au contraire les
couleurs les plus brunes ſont ſur le devant
du tableau , & que les objets qui font
4
AOUST. 1758 . 149
ſur le ſecond plan du tableau ſoient de couleurs
claires , alors il arrivera que les ombres
les plus fortes du tableau feront fur le
devant par cette raiſon de la diverſité des
couleurs; mais le principe ſubſiſte également
: les couleurs locales claires , qui font
ſur le ſecond plan , auront toujours des
ombres plus obſcures qu'elles n'en auroient
eues , ſi elles ſe fuſſent trouvées ſur les devans
, & les couleurs brunes , qui ſont ſur
les devans , auront des ombres plus refletées
qu'elles n'en auroient eues ſi elles ſe
fuſſent trouvées ſur un plan plus éloigné.
D'ailleurs il ſe trouve toujours ſur les devans
quelques parties de couleurs claires ,
qui ſont ſoumiſes à la loi générale.
Je ſouhaiterois pouvoir appuyer mon
ſentiment de l'autorité des grands Maîtres,
mais j'avouerai , que lorſque j'ai conſidéré
leurs ouvrages , il ne m'eſt pas toujours
venu à l'eſprit d'examiner s'ils avoient travaillé
ſuivant ce principe , je ſuis cependant
en état d'en citer deux des plus recommandables.
Paul Véroneſe , un des plus grands &
des plus intelligens Peintres qu'il y ait jamais
eu , ſuit ce principe avec tantd'exactitude
, qu'on ne peut point ſuppoſer que
ce ſoitpar hazard.
Dans tous les tableaux que j'ai vus de
Giij
150 MERCURE DE FRANCE.
ce Maître à Veniſe , j'ai toujours remarqué
que les grouppes du devant du tableau
font traités de reflet. Les touches mêmes
qui s'y trouvent , font plus foibles que les
ombres des grouppes qui ſont ſur le ſecond
plan ; cependant ceux de ſes tableaux ,
qui font bien conſervés , font un grand
effet , & tous les objets paroiſſent à leur
place.
Le Guide a ſuivi cette regle dans pluſieurs
de ſes tableaux , je ne dirai pas dans
tous , car je ne les ai pas tous examiné dans
cette idée ; cependant il y a lieu de préſumer
que ç'a été un de ſes principes d'effet
, ſi l'on fait attention que ſes principales
figures , placées ſur le devant du tableau
, ont toujours des ombres tendres ;
&que néanmoins pluſieurs de ſes tableaux
ont de la force ; j'en puis du moins citer
un des plus beaux , qui eſt à Boulogne dans
l'Egliſe des Mendicanti. Il repréſente Job
remis fur le Thrône . Ce tableau eſt entiérement
éclairé ſelon ce principe , & il eft
d'un effet & d'un accord admirables ; cette
gradation y eſt douce , parce que ce rableau
eſt dans ſa maniere claire , mais tous
les objets du devant y font tendres , & les
ombres s'obſcurciſſent & ſe fortifient à mefure
qu'elles s'enfoncent dans le tableau.
Je ne doute pas qu'il n'y ait eu encore d'auAOUST.
1758 . 1I 7
tres Maîtres , ſurtout parmi les Coloriſtes ,
qui ayent obſervé cette regle.
Il me ſemble qu'en ſuivant ce principe,
il en réſulte pluſieurs avantages pour l'effetd'un
tableau .
Je ſuppoſe que des ombres les plus fortes
qu'on met ſur les devans d'un tableau ,
àcelles qui font les plus foibles à l'horifon
, il y ait une quantité connue de degrés
d'affoibliſſement , pour donner à un
tableau tout l'enfoncement poſſible : fi au
lieu de mettre cette plus grande force fur
le devant du tableau nous pouvons la mettre
ſur un plan plus éloigné , nous aurons
toujours cette gradation toute entiere pour
les objets qui ſuivent , & nous acquerrons
de plus tout le plan qui ſera au devant
; ainſi nous pouvons par ce moyen ,
produire un effet de perspective aérienne
plus étendu.
Certe intelligence bien entendue , empêcheroit
tous les trous de noir & toutes
les touches qui embarraſſent l'oeil & otent
le repos & l'accord d'un tableau ; car les
ombres fortes étant éloignées ſeroient brunes
, par maffes , fans aucunes touches ni
trous, & les devans étant traités de reflect
, n'auroient pas beſoin de touches
fort ſenſibles pour faire voir les détails dans
leurs ombres.
Giv
152 MERCURE DE FRANCE.
On évite de faire des tableaux noirs &
où les ombres ſoient fort obſcures , nonſeulement
parce qu'ils noirciſſent encore
par l'effetdu temps , mais auſſi parce qu'ils
ne plaiſent point au Public , qui veut voir
auſſi clair dans les tableaux qu'il voit dans
la nature. De- là il s'enfuit ſouvent que ,
pour vouloir faire des tableaux clairs , on
les fait foibles , c'est- à- dire , qu'ils n'ont
de force en aucun lieu , &qu'ils font peu
d'effet ; or il ſemble que , ſi l'on ſe réſout
que,
à mettre les ombres les plus obfcures du
tableau à une diſtance un peu éloignée ,
on y peut employer l'obſcurité la plus forte
de la peinture , & conferver des devans
vagues & d'une couleur agréable.
Je dois répondre ici à une objection qui
ſe préſente naturellement. On peut craindre
qu'en ſuivant ce principe , les devans
du tableau ne ſe tirent pas affez en avant ;
mais il faut obſerver que , dans tout ce que
j'ai dit, je n'ai point parlé des couleurs parriculieres
de chaque objet. Quand je dis
que les ombres ſont foibles & tendres , je
ne prétends pas dire que les tons de couleur
le ſoient auſſi ; au contraire , plus les
couleurs font proches de l'oeil , plus elles
ontde force & de vivacité , & leur ſeul
éclat peut fuffire à faire ſentir la diſtance
qui eſt entre les objets.
AOUST . 1758 . 153
C'eſt une ſuite du principe dont j'ai parlé
ci-devant à l'occaſion de la maniere dont
les objets ſe peignent dans nos yeux par les
rayons réfléchis de la lumiere.
Les rayons qui viennent peindre les parties
lumineuſes des objets éclairés de la lumiere
directe , nous tracent une image
beaucoup plus vive de la lumiere & de la
couleur des objets voiſins , que de ceux
qui font plus éloignés : ainſi les lumieres
s'enfoncent dans le tableau en s'affoibliffant&
en ſe décolorant ; les ombres auſſi
en ſe décolorant , en devenant plus griſes
&plus obfcures , juſqu'au point où l'interpoſitionde
l'air commence à produire l'effetcontraire.
Deplus , il eſt rarement à craindre que
les objets qui ſont ſur le devant paroiſſent
tenir enſemble , parce qu'on voit le plan &
ladiſtance qui eſt entr'eux , c'eſt plutôt à
*ceux qui font éloignés qu'on peut craindre
l'équivoque ; ſouvent le plan ſe raccourcit
tellement , qu'ils ne feroient point paroître
de diſtance entr'eux ſans le ſecours de
la perſpective aérienne.
Il peut cependant arriver , que ſur les
devans du tableau on ne voie point de
plan , par exemple , quand on ſuppoſe
l'horizon au - deſſous du tableau ; mais
alors on voit la diſtance qui eſt entre les
Gv
154 MERCURE DE FRANCE.
têtes ; celles qui ſont plus enfoncées dans
le tableau , font plus baſſes ; d'ailleurs la
diminution des figures fait juger de leur
diſtance.
Si toutes les têtes étoient dans l'horizon,
&que néanmoins par quelque obſtacle on
ne vit pas le plan fur lequel font poſées les
figures , il ne feroit pas étonnant qu'on ju
geât plus difficilement de l'eſpace qui eft
entre les objets , puiſqu'il faudroit faire
des tableaux plus parfaits que la nature
pour que cela ne fût pas ainfi : nous ju
geons très difficilement dans la nature de
la diſtance d'un objet , lorſque nous ne
voyons point de plan entre lui & nous , ou
quelque objet conſidérable qui puiſſe faire
juger par ſa différence de grandeur & de
couleur de l'eſpace qui eſt entre deux.
Il arrive tous les jours aux voyageurs
de ſe croire beaucoup plus proches d'un
lieu qu'ils ne le font en effet , lorſqu'ils
ne voyent pas le chemin qui y conduit , ou
quelque objet intermédiaire qui puiffe affurer
leur jugement.
Pour repréſenter la nature dans ces cas
& fatisfaire l'oeil , il peut être néceſſaire
d'outrer l'effet de la vivacité des couleurs
fur-les devans , & de leur amortiſſement
dansles fonds.
... Au reſte j'avouerai que l'intelligence de
AOUST. 1758 . ISS
lumiere qui réſulte du principe que j'ai poſé
, réuffit difficilement avec le blanc & le
noir ſeuls ſans le ſecours des couleurs locales
, & qu'on eſt quelquefois obligé d'ajouter
aux devans quelques touches ou
quelques contours pour les tirer de deſſus
leurs fonds . C'eſt une des défectuoſités de
la gravure qui fait qu'on ne peut pas tou
jours rendre exactement le même effet que
les tableaux. Mais la peinture ſe ſert , pour
perfectionner l'illuſion où elle peut atteindre
, de tous les fecours que lanature emploie
pour ſe peindre à nos yeux .
J'ai cru devoir rendre ces réflexions publiques
en faveur des Eleves , &je les foumers
aux jugemens des Artiſtes , qui font
maintenant la gloire de notre Ecole , en
les priant cependant de ne point précipiter
leur jugement , & d'obſerver la nature en
confequence de cette idée avant que de ſe
décider. J'ai peine à croire que ce que j'y
ai vu invariablement , & que je n'avance
qu'après un long examen , puiſſe être une
erreur.
Gvj
156 MERCURE DE FRANCE.
O
SCULPTURE.
N vient de découvrir dans l'égliſe paroiſſiale
de Saint Roch , une Chaire inventée
& exécutée par M. Challe , Sculpteur
du Roi , & membre de ſon Académie de
Peinture & de Sculpture. Cet Ouvrage
d'une nouvelle invention , forme une tribune
enrichie de différens ornemens , foutenue
par quatre ſupports repréſentant les
vertus cardinales , la force , la tempérance,
la prudence& la justice. Le corpsde cette
tribune eſt orné de trois bas- reliefs : celui
du milieu repréſente la charité ; ſur
les côtés ſont la foi & l'eſpérance ; la rampe,
dont les ornemens ſont de bronze , eſt
exécutée fur le deſſein du même Auteur.
Le couronnement de cette Chaire , repréſente
le voile de la vérité , que l'ange de
lumiere leve au miniſtre de l'Evangile. Il
annonce ſa miffion par la trompette qu'il
tient d'une main ; de l'autre il préſente des
palmes à ceux que la vérité aura éclairés ,
&qui auront ſuivi ſa lumiere.
Cette idée , auſſi grande qu'elle eſt juſte
, caractériſe le génie du jeune Auteur.
Quant à la beauté del'exécution , le ciſeau
de M. Challe a déja fait ſes preuves : je
AOUST. 1758. 157
n'en citerai pour exemple , que le médaillon
d'Antinois.
GRAVURE.
Iz paroît une Eſtampe nouvelle,dont le
fujet eſt Jupiter &Leda. Ce morceau eft
gravé par le ſieur Ryland , fur le tableau
deM. Boucher : la nouveauté de la diſpoſition
du ſujet , l'agrément du deſſein , &
le talent de l'artiſte , rendent cette Eſtampe
digne de la curioſité des amateurs. Elle ſe
vend à Paris , chez Bulder , rue de Gêvres
, au Grand Coeur. Le prix eſt de 3 liv.
ARTS UTILES.
MARÉCHALERIE.
DISCOURS prononcé le 17 Juin 1756,
parGenſon fils , à l'Ecole Royale Militaire,
à l'ouverture des premieres leçons d'Oſthéologie
du Cheval , qu'il donne aux Eleves
de ceue Ecole Royale.
MESSIEURS
4
ESSIEURS, ſoit que je meregarde comme
citoyen , ou comme artiſte , rien de
138 MERCURE DE FRANCE.
plus honorable , rien de plus intéreſſant
pour moi , que les fonctions dont je viens
m'acquitter auprès de vous .
Comme citoyen, puis- je afſez m'applaudir
d'avoir à contribuer à l'éducation mili
taire d'une jeuneſſe dévouée en naiſſant à
la gloire du Roi ,& à la défenſe de l'Etat ?
Comme artiſte , pouvois-je recevoir une
récompenfe plus flatteuſe , un éloge plus
diftingué , que le choix qu'on a daigné
faire de moi , pour m'affocier aux foins
que prennent de vous inftruire , les hommes
ſupérieurs en tout genre , qui dirigent
&compoſent cet établiſſement ?
Votreprincipale éducation , Meſſieurs ,
eſt l'art militaire : tous vos exercices doivent
s'y rapporter comme à leur centre ,
toutes les ſciences qu'on vous enſeigne
font relatives à cet objet commun , tous
les talens que l'on prend ſoin de cultiver
envous, en font les branches & les moyens.
L'équitation eſt une partie eſſentielle de
vos exercices , & votre Académie eſt dès
aujourd'hui une des meilleures de l'Europe
; mais il ne ſuffit pas que vous appreniez
à monter à cheval , à manier , à conduire
, à maîtriſer cet animal fuperbe , le
plus digne eſclave de l'homme , & le plus
utile compagnon de ſes travaux , il faut
encore que vous en connoiffiez la ſtructure
AOUST. 1758 . 159
anatomique , que vous foyez en état d'en
appercevoir les bonnes & mauvaiſes qualités
, ſon âge , fes maladies , fon paysnatal
, ſes vices de conformation : rien de
tout cela ne doit vous être étranger ; & la
médecine équestre , fur laquelle je viens ,
Meffieurs , vous communiquer mes foibles
lumieres , eſt étroitement liée avec l'art
de l'équitation .
Il eſt étonnant que l'art de l'équitation ,
&du manege , ayant été regardé dans tous
les temps comme faiſant partie de la noble
profeſſion des armes , on ait fi fort négligé
la ſanté & la conſervation du cheval
, fi utile & fi cher à la Nobleffe militaire..
Les nations cultivées ont des Académies
pour toutes les ſciences & pour tous les
arts : la médecine vétérinaire eft feule reftée
dans l'oubli. Il n'en eſt pas moins vrai
que la profeſſion de Maréchal , tient à l'anatomie
, à la phyſique ,& àtoutes les parties
de la médecine.
Le ſçavant M. de Buffon fait un reproche
aux Médecins de ce qu'aucun d'eux
ne s'adonne à la médecine équestre. La
raiſon qui les arrête est bien ſenſible ; la
ferrure eſt une partie indiſpenſable de la
profeſſion du Maréchal , & cette partie
exige l'exercice de la main : c'eſt à quoi un
160 MERCURE DE FRANCE.
ſpéculateur ne peut ſe réduire , à moins
que l'amour de fon art ne l'éleve au deſſus
d'un préjugé difficile à vaincre.
Pour moi , Meſſieurs , qui me fais honneur
d'allier les travaux de l'attelier avec
ceux du cabinet , & qui , au fortir de ma
philoſophie , ai commencé en même temps
l'anatomie & la ferrure , je continuerai de
tirer de la théorie & de la pratique , les
lumieres réciproques qu'elles ſe communiquent
l'une à l'autre ,&je viendrai , Mefſieurs,
vous en faire part , avec tout le zele
d'un ſujet dévoué à tout ce qui peut contribuer
à la gloire du Roi , dont vous êtes
les enfans adoptifs , & à la proſpérité de
l'Etat , dont vous ferez un jour les colonnes
.
Nota. L'Auteur eſt dans ſa dix-neuvieme
année.
AOUST . 1758. 161
MECHANIQUE .
NOUVEAU Métier de Tapiſſerie , par
M. de Vaucanson.
Le vrai moyen d'encourager les grands
talens , eſt de les appliquer à de grandes
choſes,& c'eſt ainſi qu'un Miniſtere éclairé
les fait fleurir à l'avantage de l'Etat.
Si le génie de M. de Vaucanſon n'avoit
eu à produire que de frivoles merveilles ,
il ſe fût bientôt ralenti de lui-même : le
point de vue du bien public étoit ſeul digne
de l'animer.
On a fenti de quelle utilité pouvoit être
au progrès de l'induſtrie & du commerce ,
un obfervateur fi clairvoyant , un inventeur
ſi fertile en reſſources. Laperfection
des manufactures de foie , eſt l'objet qu'on
lui a propoſé , & l'on ſçait comme il l'a
rempli . Les préparations que ſes tours &
ſes moulins donnent à nos ſoies , depuis le
cocon juſques ſur le métier , ſont telles
que les manufactures d'Italie , dont nous
avons été ſi long-temps tributaires , n'ont
elles-mêmes riend'égal en beauté , & que
162 MERCURE DE FRANCE.
pour retenir dans le royaume les millions
dont nous avons payés juſqu'ici l'induſtrie
des Piémontois nous n'avons plus qu'à
multiplier les établiſſemens dont Aubénas
eſt le modele.
,
Le but de M. de Vaucanſon fut toujours
de ſimplifier les opérations , en les rectifiant
, de les rendre indépendantes des accidens
de la main- d'oeuvre , & de réduire
au plus petit nombre poſſible , ces hommes
que les atteliers dérobent à la charrue , &
qui tombent en non valeur dès que les
variationsdu commerce ralentiſſent ou fufpendent
les travaux des manufactures. II
eſt démontré que la non valeur des hommes
eſt de toutes les pertes la plus funeſte
pour un Etat ; car on lui devient
onéreux dès qu'on ceſſe de lui être utile.
Le ſuccès de M. de Vaucanfon , dans ce
projet d'économie , a paſſé l'eſpérance ,
l'intention même du Gouvernement , &
l'on a été obligé de reſtreindre l'utilité de
fes machines , pour ne pas rendre tout à
coup oiſives tant de mains induſtrieuſes
dont elles auroient tenu lieu.
M. le Marquis de Marigny qui ſçait de
quel prix peuvent être les loiſirs d'un homme
de ce génie , lui propoſa l'été dernier ,
d'employer ſes momens perdus à corriger
AOUST. 1753. 163
les métiers de tapiſſerie de la manufacture
des Gobelins , & à réunir en un feul les
avantages de la baſſe liſſe & de la haute
liffe , en évitant , s'il étoit poſſible , les inconvéniens
de l'une &de l'autre. Il n'eſt
rien qu'on n'obtienne des talens ſupérieurs,
quand on ſçait les traiter avec cette eſtimé
&cette confiance qui les captivent ſans les
aſſervir. L'idée de M. le Marquis de Marigny
a été remplie preſque auffitôt que propoſée
: le métier qu'il defiroit & dont
je vais donner une deſcription abrégée ,
exécute actuellement aux Gobelins , avec
une perfection ſurprenante , l'un des plus
beaux morceaux du Rubens de notre
fiecle.
Il faut avoir une idée des anciens métiers
de baffe liffe & de haute liffe , pour
être en état de juger des corrections qu'ils
demandoient. La baſſe liſſe ſe travaille
comme la toile , ſur un métier horizontal ;
la chaîne y eſt contenue entre deux rouleaux
: elle ſe partage au moyen des marches
, & l'on y paſſe entre les fils des fuſeaux
au lieu de navettes. Le tableau d'après
lequel on travaille , étoit autrefois
coupé par bandes , & placé ſous la chaîne
pour être copié. On voit par- là que la baſſe
liſſe avoit pluſieurs inconvéniens.
164 MERCURE DE FRANCE .
1º. On étoit obligé de détruire des tableaux
ſouvent précieux , en les coupant
ainſi parbandes.
2°. La tapiſſerie travaillée à l'envers ,
repréſentoit les objets renverſés comme
l'eſtampe, avant qu'on eût trouvé le moyen
de graver d'après le tableau répété dans un
miroir.
3°. La tapiſſerie étant de deux ou trois
aunes de largeur , & poſée ſur le métier
dans une ſituation horizontale , à trois
pieds de terre , il n'étoit pas poſſible d'obſerver
& de corriger les fautes de coloris
&dedeſſein à meſure qu'elles échappoient
à l'ouvrier. Pour éviter ces inconvéniens,
on avoit imaginé , ſous le regne de Louis
XIV, le métier de haute liſſe , dans lequel
la chaîne eſt perpendiculaire à l'horizon .
On n'y applique point les tableaux ſous la
chaîne , mais les grands traits y font
crayonnés , & l'ouvrier confulte , pour les
détails, l'original qui eſt placé derriere lui.
Par- là les tableaux ſont conſervés , les objets
ſe trouvent repréſentés dans leur ſens
naturel , & l'on peut voir & rectifier les
fautes de coloris ou de deſſein au même
inſtant qu'elles échappent. Voilà par où
les ouvrages de haute lifſſe ont acquis un fi
haut degré de beauté : mais, ſi l'on y gagne
AOUST. 1758 . 165
du côté de la perfection , on y perd beaucoup
pour la commodité & pour la célérité
du travail ; car les liſſes n'y agiſſent point
au moyen du pied; elles ſont placées de
maniere que l'ouvrier eſt obligé d'avoir
ſans ceſſe une main levée , pour choiſir &
tirer les cordons correſpondans aux fils de
la chaîne , & qui doivent s'ouvrir pour le
paſſage du fuſeau; ce qui exige beaucoup
plusde temps &beaucoup plus de fatigue :
d'où il réſulte que les ouvrages de haute
liſſe ſont d'un tiers plus longs à exécuter ,
&par conféquent plus chers que ceux de
baſſe liſſe ; auſſi cette Manufacture n'at'elle
pu juſqu'à préſent ſe ſoutenir qu'aux
dépens du Roi.
M. Neilſon , Entrepreneur de la Manu
facture dans cette partie , encouragé par
M. le Marquis de Marigni , avoit eſſayé
depuis quelques années , comme il me l'a
dit lui-même , de concilier la perfection
de la haute liſſe avec les commodités de la
baſſe, en ſubſtituant aux bandes du tableau,
des deſſeins qui en tenoient lieu, mais dans
le ſens renverſé du tableau même , d'où il
réfultoir.
1 ° . Que les tableaux étoient conſervés.
2°. Que la tapiſſerie travaillée à l'envers
, ſur un deſſein renverſé , repréſen166
MERCURE DE FRANCE.
toit les objets dans leur diſpoſition naturelle.
Mais il reſtoit l'inconvénient de ne
pouvoir obterver les progrès de l'ouvrage
ſous un métier horizontal & immobile ; il
étoit réſervé à M. de Vaucanfon de rendre
ce métier verſatile à volonté.
M. Soufflot , cet Architecte célebre ,
chargé du détail de la Manufacture des
Gobelins , avoit déja penſé au projet de
donner au métier de baſſe liſſe cette faculté
de changer de poſition : mais il falloit trouver
le moyen de déplacer facilement deux
rouleaux de dix-huit pieds de long fur un
piedde diametre, &de conſerver, pendant
leur mouvement, la chaîne dans une tenfion
égale.
Pour y parvenir , M. de Vaucanſon a
fait ſupporter les rouleaux par deux paralleles
qui forment avec eux un quarré long,
& les deux paralleles par deux boutons de
fer , ſur leſquels le métier peut tourner
comme ſur ſon axe : l'équilibre des deux
rouleaux rend ce mouvement très- facile ,
&un coup de main fuffit pour faire prendre
alternativement au métier les ſituations
de la haute & de la baſſe liſſe , ou le degré
d'inclinaiſon le plus commode pour l'ouvrier.
Ce moyen ſi ſimple & fi long-temps
AOUST . 1758. 167
inconnu , réunit en un ſeul métier tous les
avantages de la haute&de la baſſe liffe :
mais il ne ſuffiſoit pas pour en éviter tous
les inconvéniens ; il reſtoit à faciliter la
tenſion de la chaîne dans un paralléliſme
parfait des deux rives.
1º . Dans les anciens métiers la chaîne
ſe tendoit au moyen d'un levier d'abord
fimple,& appliqué depuis à un treuil : opération
pénible & dangereuſe , ſurtout
quand la corde qui attachoit le levier au
cylindre , ou celle qui l'arrêtoit par l'extrêmité
oppoſée , venoit à caffer.
M. de Vaucanſon a ſubſtitué à ce levier
deux vis , qui éloignent ou qui rapprochent
le cylindre de derriere du cylindre de devant
, ſelon qu'on veut tendre ou détendre
la chaîne . Le cylindre de devant eſt fixe ,
& ne peut ſe mouvoir que ſur lui-même.
Celui de derriere a la même facilité de
tourner ſur ſon axe , & de plus le mouveanent
progreffif , que les vis peuvent lui
donner. Pour cet effet M. de Vaucanfon
a imaginé deux moutons ou bandes de
bois , à rainures, qui reçoivent les extrêmités
de l'axe de ce cylindre . Chacun de ces
moutons gliſſe dans l'intérieur de chacune
des deux paralleles de bois , qui contiennent
les deux cylindres , & forment avec
168 MERCURE DE FRANCE.
eux un quarré long. La couliſſe des moutons
eſt fermée par une bande de fer , à
l'extrêmité des paralleles : c'eſt là qu'eſt le
point fixe de la vis. La vis s'engraine dans
l'intérieur du mouton , & le pouffe en
avant , ou l'attire en arriere , ſelon qu'elle
tourne en l'un ou l'autre des deux ſens.
On ſçait combien le mouvement des
vis eſt facile, & il eſt aiſé de juger combien
l'opération de tendre ou de détendre la
chaîne devient commode par ce moyen.
2°. Dans les anciens métiers , le levier
qui tend la chaîne , n'étant appliqué qu'à
l'une des extrêmités du rouleau , il s'enfuit
que les deux cylindres qui ne font
contenus , ni dans leur paralléliſme , ni par
leurs extrêmités , ſe trouvent plus rapprochés
par un bout que par l'autre , ou que
les extrêmités correſpondantes des deux
rouleaux ſe déplacent en ſens contraire.
Dans l'un & dans l'autre cas les rives de la
chaîne étant inégalement ou obliquement
tendues pendant le travail , celles de la
tapiſſerie ne peuvent manquer d'être inégales
ou de biais , quand l'ouvrage fort du
métier.
Pour y remédier , on eſt obligé de couper
&de rentraire l'une des bordures à l'aiguille
; ce qui exige une opération difpendieuſe,
AOUST. اکو 1758. 1
dieuſe , & furtout nuiſible à la perfection
de l'ouvrage.
Dans le nouveau métier , le mouvement
progreffifdes deux moutons qui portent le
rouleau de derriere , étant le même des
deux côtés , le paralléliſme des rouleaux
eft exactement confervé dansla tenfion de
la chaîne; les deux rives ont la même longueur,
& la piece de tapiſſerie fort du métier
exactement quarrée. Enfin , pourtendre
les rouleaux immobiles, quand la chaîne
eſt tendue au point qu'on le defire, deux
demi- cercles de fer , attachés aux deux paralleles
, embraſſent l'extrêmité des cylindres
,& les arrêtent au moyen d'une fiche,
qui s'enfonce dans les trous correſpondans
du demi- cercle&du cylindre . Ainfi le mé
tier tendu forme un bâtis ſolide & inébranlable
, quelque poſition qu'il plaiſe à l'ouvrier
de lui donner.
On peut demander ce que deviennent
les liſſes quand le métier paſſe de la ſituationhorizontale
à la perpendiculaire : elles
fe détachent en deſſus & en deſſous ; ce
qui ſe faitdans un inſtant , & on les rattache
avec la même aiſance quand on rétablit
le métier dans ſa ſituation horizontale.
On peut demander encore ſi ce nouveau
métier coûte beaucoup plus que les anciens :
H
170 MERCURE DE FRANCE!
1
on m'aſſure qu'il coûtera environ un quart
deplus ; ce qui est bien peu de choſe en
comparaiſon du temps qu'il épargne , des
avantages qu'il réunit, &des inconvéniens
qu'il évite.
CHIRURGIE.
LETTRE à l'Auteur du Mercure.
Chirurgien MONSIEUR , M. Ravaton ,
Major de l'Hôpital Militaire de Landau ,
a fait une découverte très- intéreſſante pour
l'humanité ; il s'eſt donné tous les ſoins
qu'on peut attendre d'un bon Citoyen
pour la faire connoître : il l'a préſentée au
Miniſtre de la Guerre , à l'Académie de
Chirurgie , qui l'a approuvée. Elle a été
inférée dans le Journal de Médecine , du
mois de Février , d'où je tire l'extrait que
j'ai l'honneur de vous adreſſer , parce que
cette méthode toute excellente qu'elle me
paroît , n'a pas été aſſez examinée ou affez
connue , & qu'il n'y a que le Mercure de
France qui puiſſe en la mettant ſous les
yeux d'un plus grand nombre de Connoif
feurs , en faire remarquer tous les avany
rages,
AOUST. 1758 . 171
M. Ravaton dit que lorſque la carie ,
la gangrene , ou la fracture des os du pied,
demandent pour leur guériſon l'amputation
de cette partie , l'opération s'eſt toujours
faite au deſſous du genou , & que
le bleſſé étant guéri , marche par le ſecours
d'une jambe de bois.
Voilà la méthode dont on s'eſt ſervi
juſqu'aujourd'hui pour le traitement de
cesmaladies.
Pourquoi faut-il que la jambe qui n'eſt
affectée d'aucune maladie , devienne la
victime des maladies du pied ? Cette réflexion
a conduit M. Ravaton à tenter de
couper la jambe près les malléoles.
Mais comme il ne pouvoit eſpérer de
cicatriſer la plaie en pratiquant l'amputation
ſuivant l'ancienne méthode , les os
n'étant couverts dans cette partie que de
la peau& de la membrane adipeuſe ; il a
employé l'amputation à deux lambeaux
qu'il a inventée : elle conſiſte à faire une
inciſion tranſverſale autour de la partie ,
&deux longitudinales qui commencent à
quatre pouces au deſſus de celle-ci , & qui
viennent s'y réunir , portant la pointe de
ſon biſtouri ſur la crête interne du tibia ,
& de l'autre côté ſur le péroné ; ce qui
forme deux lambeaux à peu près égaux ,
qu'il releve ſucceſſivement pour ſcier l'os
Hij
172 MERCURE DE FRANCE:
le plus haut qu'il eſt poſſible : il ramene
enfuite les lambeaux qui couvrent exactement
le bout des os ; il applique ſon bandage
, & c .
L'expoſé ſimpledecette façon d'amputer
les extrêmítés , paroît avoir tant d'avantages
ſur l'ancienne méthode , qu'il me ſemble
qu'elle doit emporter tous les ſuffrages.
La ſageſſe des inciſions que nous venons
d'expoſer, ont des vues bien plus étendues
qu'elles n'en préſentent d'abord à l'eſprit :
elles préviennent & empêchent les gonflemens
, les fuſées , les dépôts , l'exfoliation
des os ; le bout du moignon eft toujours
bien matélaſſé , la cicatrice eſt folide
; les fuppurations font moins longues ,
moins abondantes , & ſe terminent toujours
en moins de trois ſemaines ; mais le
plus grand de tous les biens , c'eſt que la
vie du malade paroît en ſûreté , par le peu
d'accidens qui accompagnent cette méthode
. Il paroît peu de gonflement , parce
que les incifions latérales dégorgent la
partie ; parconféquent , il ne peut ſe faire
de dépôts , ni des fuſées ; les os ne s'exfolient
point , parce que les lambeaux les
couvrent fi exactement , que l'air ne peut
les frapper : le moignon eſt bien maté
laffé , la cicatrice ſolide par le même prine
AOUST. 1758 . 173
cipe , les ſuppurations font moins abondantes
, & la maladie ſe termine en peu
de temps , parce que la plaie n'a que peu
de ſurface ; & cette même plaie n'a peu de
furface , que parce que le bout de l'os ne
s'y trouve point , & que les lambeaux ſe
touchent intimement.
L'amputation faite près les malléoles ,
eſt moins ſujette aux accidens , que celle
qu'on fait ſous le genou ; parce qu'il y a
une moindre perte de ſubſtance , qu'elle
eſt plus éloignée du tronc , que la ſection
eft moins conſidérable , que la plaie a
moins de furface , que les ſuppurations
font moins longues , qu'il ne ſe fait point
d'exfoliation d'os , & qu'enfin elle ſe termine
en moins de temps.
Tout le monde ſçait que les accidens
qui emportent les bleſſés les premiers
jours de l'amputation , proviennent effentiellement
de la grandeur de la ſection
de ſa proximité du tronc ; d'où fuit que
ceux qui paroiffent après l'amputation fous
legenou , doivent être plus fâcheux que
ceux qui ſuivent celle des malléoles ; les
autres accidens ſucceſſifs font les gonflemens
, les dépôts , les fuſées , la longueur
des ſuppurations , la néceſſité indiſpenſablede
l'exfoliation des os; la difficulté de
former la cicatrice , les gales , & les ulce-
Hiij
174 MERCURE DE FRANCE:
res qui aſſiegent le moignon pendant Ic
cours de la vie : ce ſont des vérités que
perſonne n'ignore , & qui doivent engager
tous les Chirurgiens à abandonner
leurs anciens préjugés pour ſuivre la nouvelle
méthode qu'on leur préſente.
Mais enfin je ſuppoſe que voilà deux
bleffés guéris , l'un d'une amputation faite
fous le genou , & l'autre près les malléoles,
qu'il ne foit plus queſtion que de leur
fournir des moyens pour les faire marcher.
C'est ici précisément où la nouvelle
méthode que propoſe M. Ravaton triomphepleinement
de l'ancienne , même aux
yeux des Chirurgiens les plus prévenus.
Le bleſſé auquel on applique une jambe
debois , après l'amputation ſous le genou,
ne peut mouvoir cette jambe que par le ſecours
de l'articulation de la cuiſſe avec la
hanche. Si on examine les différens mufcles
qui concourent à ce mouvement; fi l'on
compare la foibleſſe de ceux qui ſont def
tinés à fléchir cette partie , leurs tendons
courts & grêles , avec la force , la maffe &
les attaches fortes & robuſtes des extenſeurs
; ſi l'on joint la configuration de
la tête de l'os de la cuiſſe , les mouvemens
auxquels cette articulation eſt deſtinée , on
ſentira la gêne , la fatigue , la peine , la
douleur & la difficulté qu'un homme doit
AOUST. 1758 . 17
avoir pendant toute la vie pour ſe tranfporter
d'un lieu à un autre. Au reſte l'expérience
journaliere s'accorde ſi parfaite
ment avec cette théorie , que l'expoſition
que j'en fais , peut être regardée comme
hors d'oeuvre. Pour faire marcher les
fés , auxquels l'amputation a été faite près
les malléoles , M. Ravaton a inventé une
bottine compoſée d'acier & de cuir. La
premiere piece de cette botine eſt un cercle
d'acier , mince , figuré en talon de ſoulier,
de quatre pouces d'élévation , auquel cercle
font rivés ſolidement deux montans
d'acier , de quatorze lignes de large , &
une ligne & demie d'épaiſſeur , qui s'élevent
juſqu'aux condilles du tibia , & font
terminés par un anneau mobile. Ces montans
ſont placés , l'un à la partie interne ,
& l'autre à la partie externe de la jambe ,
&pliés à ſes différens contours, pour qu'ils
Ja touchent intimement.
Il y a deux trous d'un quarré long à chacun
des montans d'acier , au deſſus du molet
de la jambe , qui répondent préciſément
à l'endroit où les hommes ont coutume
de porter la jarretiere , dans leſquels
trous on paſſe un morceau de cuir trèsfort&
bien coufu, pour porter cette même
jarretiere.
Aux anneaux mobiles ſont attachés deux
Hiv
176 MERCURE DE FRANCE.
tirans de cuir , dans lesquels on paffe une
ſeconde jarretiere, pour arrêter ſolidement
labottine au deſſus du genou.
Le cercle d'acier , qui forme le talon de
labottine , eſt traverſé dans fon milieu par
ur cheville de fer , bien rivée des deux
côtes , qui ſert à porter un reffort qui ,
après avoir fait pluſieurs tours autour de
cette cheville , fort par un trou placé antérieurement
pour ſe répandre, en forme de
patte d'oie , dans un foulier , & jouer la
flexion & l'extenfion du pied.
--Le foulier eſt renu ferme à la bottine par
une vis qui , après avoir paſſé au milieu
de fon talon , va ſe perdre dans un morceau
de bois , qui remplit la partie inférieure
du cercle d'acier.
د Toute cette charpente eft couverte de
deux pieces de cuir , qui , après avoir enveloppé
le talon , s'élevent juſqu'à la hauteur
des deux montans d'acier , & y font
arrêtés à travers des petits trous qui régnent
ſur ſes bords. Deux bandes de cuir , placées
intérieurement , fervent à envelopper
entiérement les deux montans d'acier ; ce
qui forme une bottine , qu'on laſſe devant
&derriere.
L'objet le plus eſſentiel qu'on ait à obferver
pour que le bleſſfé puiffe marcher
aifément, c'eſt de prendre ſes meſures bien
AOUST. 1758. 177
Juſtes, afin que la bottine foit de même
longueur que la jambe ſaine.
Tout ceci bien exécuté , on poſe deux
ou trois pelotes de crin dans le fond de la
botine , au deſſus de la cheville de fer ,
qui ſoutient le reffort , pour que le bout
du moignon ſoit appuyé mollement ; on
place la jambe dans la bottine ; on ferre la
jarretiere qui eſt au deſſus du molet ; on
laſſe la bottine devant & derriere , & on
met une ſeconde jarretiere ſur le genou ,
paſſée dans les tirans de cuir , pour empêcher
que la bottine ne quitte la jambe .
Cette bottine ſupporte avec facilité le
poids du corps , & ſe prête à tous les mouvemens,
dont la jambe peut jouir. Ceci eſt
d'autant plus aiſé à ſentir , que l'organe
qui fert à ce mouvement, eſt conſervé dans
fon entier. Tous les muſcles jouiffent de
leurs actions; nul n'eſt gêné dans fonmouvement
; tout s'exécute avec la même
promptitude & la même facilité : enfin
rien n'eſt ſi ſurprenant que cette heureuſe
découverte.
M. Ravaton dit avoir fait cette amputation
le 5 Novembre 1757 , au nommé Fray ,
de la compagnie de Barbantane , au régi
ment de cavalerie de Schomberg, à l'occafion
d'un coup de feu , qui lui fracaffoit
lepied ,& ce Cavalier n'a pas voulu quit
Hv
178 MERCURE DE FRANCE:
ter le ſervice , & marche avec autant de
facilité que s'il avoit deux pieds.
J'ai l'honneur d'être , &c.
Le 20 Septembre 175.7.
L. M.
AOUST. 1758. 179
ARTICLE V.
SPECTACLES.
OPERA.
LE 18 Juillet , l'Académie Royale de
Muſique a remis au théâtre l'Opera d'Enée
& Lavinie, mieux exécuté& plus applaudi
que jamais. Le morceau de Didon au ſecond
acte& le monologue qui le précede ;
les deux ſcenes de Lavinie , l'une avec
Turnus , l'autre avec Enée. Les airs de
danſe& les choeurs des Bacchantes au troiſieme
; le Ballet des armes d'Enée au quatrieme
; celui des peuples Aériens au cinquieme
, font de nouvelles preuves que la
muſique Françoiſe eſt ſuſceptible de tous
les caracteres de peinture & d'expreſſion ,
lorſqu'elle eſt maniée par des Auteurs qui
ſçavent exprimer & peindre , & que fa
force ou ſa foibleſſe , ſon abondance ou ſa
ſtérilité , ſont dans le génie de celui qui
compoſe. :
Cet Opera avoit d'abord paru froid , &
il avoit dû le paroître. Le rôlede Lavinie, le
Hvj
180 MERCURE DE FRANCE.
ſeul qui ſoit en ſituation, n'a été bien ſenti
que lorſque Mlle Arnould l'a joué avec
cette intelligence , cette nobleſſe , ces graces
naturelles & touchantes dont le Public
eſt enchanté. Il eſt heureux qu'elle ait rifqué
ce que lui inſpiroit la nature avant
que d'être intimidée par tous les petits
préjugés de l'art. Modele en débutant ,
elle ranime la ſcene lyrique , & femble
communiquer fon ame à celles des Actrices
qui ont la modeſtie & le talent de
l'imiter. Mlle Arnould s'eſt ſurpaſſée ellemême
à la repriſe de Lavinie. Cependant
P'accueil le plus flatteur a été pour M.
Dauvergne : les applaudiſſemens unanimes
& redoublés pendant le cours du ſpectacle
&à la fin , ont affez marqué la prédilection
du Public pour ſa muſique , & l'impreſſion
toujours plus vive qu'elle faiſoit
fur les eſprits. Le ſentiment s'éclaire, &ne
ſe refroidit point ſur les ouvrages de génie;
& les ſuccès de M. Dauvergne font
faits pour aller en croiffant.
On va donner de lui un Ballet intitulé,
les Fêtes d'Euterpe , compoſé de trois entrées
; les paroles de la premiere fontprifes
dans les OEuvres de M. de Moncrif ,
la ſeconde eſt l'Aréthuſe de feu M. Dancher
avec quelques changemens , la troifieme
eft deM. Favard. On compte don
AOUST. 1758. 180
ner le 8 de ce mois la premiere repréſencation
de ce Ballet..
COMEDIE FRANÇOISE.
Le ſieur Deſprez a débuté dans Merope
Mélanide , Mahomet , les Dehors Trompeurs
, Andronic , Alzire , Rodogune , le
Glorieux , le Joueur , le François à Londres,
Oracle , Zénéide , & c. Le Public le voit
avec plaiſir. Il a de l'intelligence & du
feu ; mais rien ne peut effacer dans un
Acteur les vices naturels de l'organe. Ce
Débutant depuis quelques jours a été admis
à l'effai.
Le lundi 10 Juillet , on a donné le Pere
déſabusé , piece en un acte de M. Seroux.
D'abord le Public y a trouvé des longueurs
&quelques traits de reſſemblance avec
des pieces connues. Les corrections de
l'Auteur ont fait diſparoître ces défauts ,
& j'ai vu ſa piece favorablement reçue à la
ſeconde repréſentation. Cependant il a jugé
à propos de la retirer à la troiſieme.Voiei
quel en eſt le ſujer..
Geronte prévenu contre ſon fils Damon,
qu'il n'a jamais voulu voir par averfion
pour la mere , ſe trouve avec lui fans le
connoître. Le jeune homme gagne fon
12 MERCURE DE FRANCE.
amitié & ſa confiance. Gérente le conſulte
fur le moyen de déshériter ſon fils. Il lui
dit enſuite l'expédient qu'il a imaginé luimême
, c'eſt de ſe marier une ſeconde fois .
Il a jetté les yeux fur Julie , niece de MadameArgante
, dans la maiſon de laquelle
ſe paſſe la ſcene. Damon eſt amoureux de
Julie ; mais il n'eſt connu ni d'elle , ni de
ſa tante. Il s'eſt préſenté ſous le nom de
Valere , & a fait rechercher Julie au nom
de Damon , ſuppoſé abſent. Son pere le
charge de la diſpoſer à accepter ſa main.
Damon ne peut ſe refuſer à ſes inſtances ,
& dit à Julie , en préſence de ſon pere ,
quelques mots qui ſemblent l'inviter à
lui être favorable. Julie piquée de voir que
fon Amant lui parle pour un autre ,
déclare en faveur de Damon qu'elle ne
connoît pas. Le pere ſurpris & fâché de
la préférence accordée à ſon fils , defireroit
que Valere voulût & pût le ſupplanter.
Celui-ci , comme pour l'obliger , conſent
à cette tentative. Mais alors Madame
Argante & Julie ſçavent que Valere eſtDamon
lui-même. Sa propoſition eſt acceptée,
Géronte ſigne le contrat ; & Damon ſejette
aux genoux de ſon pere , qui lui pardonne.
Cette intrigue affez plaiſante par ellemême
, eſt égayée encore par la rencontre
d'un Frontin & d'une Lifette, qui ſe font
fe
AOUST. 1758. 183
épouſés il y a quelques années , & qui ne
ſe reconnoiſſent pas. Ce manque de vraiſemblance
a paffé au théâtre dans la ſcene
de Cléantis & de Strabon ; mais il eſt ici
plus frappant encore que dans Démocrite :
car Frontin qui eſt méconnu par ſa femme
, avoue qu'il vient d'être reconnu par
fon beau-pere , & c'eſt une circonstance
dont l'Auteur n'avoit pas beſoin. Frontin
s'eſt évadé avec la dot immédiatement
après le mariage. Il eſt actuellement Secretaire
de Damon , ſous le nom de Bonne-
Main. Lisette qui ne ſçait ce qu'eſt devenu
fon mari , confulte M. Bonne-Main, & lui
demande ſi elle peut ſe remarier ſans
la certitude d'être veuve. Elle lui conte
ſon hiſtoire ; d'abord l'Avocat condamne
le fugitif à être pendu ; mais au nom de
Frontin il ſe radoucit. Il profite de corte
circonftance pour interroger Lifette ſur ſa
conduite , & ſçavoir ſi elle a été fidelle.
Il n'eſt pas vraiſemblable qu'elle ſe croye
obligée de lui répondre ſur cet article ;
cependant elle lui répond , & même affez
ingénuement. Elle aime encore ſon perfide
; mais il y a quelque petite choſe
qu'elle n'avoue qu'à demi. Frontin déſolé ,
ſe retire ſans endemander davantage ; cependant
la reconnoiſſance & la réconciliation
ſe ſont faites derriere le théâtre , &
184 MERCURE DE FRANCE.
Lifette & Frontin ſont réunis au dénouement.
On voit qu'il y a du comique dans les
ſituations ; il y a auſſi de la vivacité &
de la gaieté dans le dialogue.
Le 16 , le ſieur Armand rétabli d'une
maladie douloureuſe , qui a privé le théâtre
pendant neuf mois de ce Comique
plein de gaieté , a reparu dans le rôle de
Dave , & le Public en a marqué ſa joie
par un applaudiſſement général.
On s'eſt plaint quelquefois que la Comédie
Françoiſe ſe négligeoir. Ce n'eſt pas
à préſent qu'elle mérite ce reproche. Il
n'eſt pas poſſible de ſuppléer aux nouveautés
qui lui manquent par une plus
grande variété , ni par un meilleur choix
de pieces anciennes.
COMÉDIE ITALIENNE.
LEE ſamedi 15 Juillet , on a donné pour
la premiere fois les Amours de Pſyché , Parodie
, ou plutôt imitation de l'acte de
Pſyché des Fêtes de Paphos. Le foible fucçès
de cette parodie , d'abord en quatre
actes , & qu'on a réduite aux deux derniers
, a été interrompu à la ſeconde repréſentation
, par l'indiſpoſition de l'Actrice
AOUST. 1758 . 185
qui jouoit le rôle de l'Amour. Le Public
veut avec raiſon qu'une parodie ſoit gaie
&plaiſante .
Le 20 , le ſieur & la Demoiſelle Déamicie
ont exécuté ſur ce théâtre gli raggiri
della femina ſcaltra , intermede Italien ,
fuivi desla Serva Padrona. L'ardeur du
Public pour ce Spectacle a bien fait voir
que le goût de la muſique Italienne ou
plutôt de la bonne muſique ( car elle eſt
de tous les pays ) n'étoit pas affoibli parmi
nous ; & ce qui prouve que ce goût
n'eſt point un fanatiſme , c'eſt que le premier
intermede , quoique nouveau , a été
peu applaudi , & que le ſecond, quoique
très- connu , a eu tout le charme de la
nouveauté. L'Actrice & l'Acteur ont réuffi
: l'une a de la fineffe & de la vivacité ;
l'autre une exprefflion très-bouffone , mais
trop chargée. On s'eſt plaint que la Chanreuſe
gâtoit des airs charmans en euxmêmes
, pour vouloir en exagérer l'expreffion.
Tel eſt l'Arriete , a Zerbina Penfarete
, &c. que la Demoiſelle Tonelli
chantoit fi naturellement .
186 MERCURE DE FRANCE.
OPERA COMIQUE.
CE Spectacle ſe reſſent de la mort de
ſon Poëte. Il n'a eu depuis fon ouverture
qu'une nouveauté , La Confidente ſans le
Sçavoir , encore a- t'elle été malheureuſe .
Mais on tâche d'y attirer le Public par des
Ballets agréables. Celui de la Foire de
Bezon eft un tableau très-amuſant.
AOUST. 1758. 187
SUPPLÉMENT
AUX NOUVELLES LITTÉRAIRES.
CLAUDE Hériſſant débite actuellement
un Livre qui a pour titre, Differtation phyfico
médicale , fur les cauſes de pluſieurs
maladies dangereuſes ,& fur les propriétés
d'une liqueur purgative & vulnéraire , qui
eſt une Pharmacopée preſqu'univerſelle ,
dédiée à S. A. E. & R. Madame l'Electrice
de Baviere , par Claude Chevalier , Conſeiller
-Médecin ordinaire du Roi, des cent
Suiſſes de la garde ordinaire du corps de
S. M. premier Médecin du corpsde S. A E.
&R. Madame l'Electrice de Baviere .
A Paris , rue neuve Notre - Dame , à
la croix d'or , 1758 , avec privilege du
Roi.
Le premier ſoin qu'on doit avoir, eſtde
conſerver la ſanté , & de la rétablir lorfqu'elle
eſt en déſordre. Le Livre ci-deſſus
annoncé , en contient les moyens ; il offre
un remede précieux , recherché , dont les
pratiques font aiſées , le prix modique , &
le ſuccès aſſuré. C'eſt l'ouvrage d'un habile
Médecin , conſommé dans la pratique,
18 MERCURE DE FRANCE.
&très connu par ſes talens. Toujours charitable
envers les pauvres , il confacre depuis
long temps ſes veilles & ſes travaux
au bien commun de la fociété , & à l'avantagede
ſapatrie. Sa réputation& fa grande
expérience lui attirent , à Paris , un concours
de malades de tous les pays , & il en
eſt peu qui ne trouvent chez lui les remedes
à leurs maux. Celui qu'il annonce
dans ce Livre eſt un des plus finguliers par
la variété de ſes effers , étant auſſi ſouverain
pour les maladies extérieures qu'intérieures
des hommes &des animaux. L'approbation
générale qu'a eu cet Ouvrage
auſſi tôt qu'il a paru , eſt dûe à la folidité
des principes qui y font établis ; & l'empreſſement
avec lequel on le demande ,
ſoit au dedans du royaume, ſoit au dehors,
eſt le fruit des guériſons fingulieres que
l'Auteur a opéré ſur tant de malades déſefpérés.
Les lettres qu'il reçoit tous les jours
de toutes fortes de perſonnes , & en particulier
des Médecins les plus célebres , font
bien voir que la jalouſie n'eſt pas effentiellement
attachée à leur profeffion , comme
les langues médiſantes le leur imputent.
Ces Maîtres de l'art ne ſe laſſent point de
publier les effets merveilleux des remedes
que ce Livre annonce , & qu'ils ont éprouvés
ſur eux-mêmes & ſur leurs malades.
AOUST . 1758. 189
Ce Livre qui a 225 pages , & dans lequel
on voit l'établiſſement d'une Maison de
ſanté pour les riches , n'eſt vendu que
24 f. broché , afin que tout le monde foit
à portée de l'avoir. Cutés , ſeigneurs de
paroiffe , peres de famille , habitans de la
campagne , en un mot tous ceux qui chériffent
la vie & la ſanté dans eux-mêmes ,
& que la tendreſſe ou la charité animent à
la conſerver dans les autres , trouveront
dans cetOuvrage les conſeils & les inftructions
les plus ſimples & les plus falutaires ,
& dans le remede , les ſecours les plus efficaces.
Mais il n'en n'eſt point , on peut le
dire , auxquels il foit plus néceſſaire
qu'aux gens de guerre , fur terre & fur
mer, ainſi qu'aux voyageurs . Privés ſouvent
dans leurs courſes des ſecours les plus eſſentiels
, & fans ceſſe expoſés àtoutes les intempéries
de l'air , au changement continuel
de nourriture , à la différence des climats
& des ſaiſons , ſources funeſtes de
tant de maux , n'ont-ils pas l'intérêt le
plus marqué à ſe munir également , & du
remede qui peut les garantir des maladies ,
ou faire diſparoître promptement celles
dont ils pourroient être attaqués , & du
Livre qui en contient les propriétés & la
manierede s'en ſervir ?
:
90 MERCURE DE FRANCE:
On trouve chez Giffart, Libraire à Paris,
rue Saint Jacques , à Sainte Théreſe , les
Ouvrages ſuivans , publiés à la Haye.
Dictionnaire Hiſtorique , ou Mémoires
Critiques & Littéraires , concernant la vie
&les ouvrages de divers Perſonnages diftingués
, particulièrement dans la République
des Lettres , par Profper Marchand,
à la Haye , chez Pierre de Hondt , 1758 .
Mémoires Militaires , fur les Grecs &
les Romains , où l'on a fidélement rétabli,
fur le texte de Polybe & des Tacticiens
Grecs & Latins , la plupart des ordres de
bataille & des grandes opérations de la
guerre , en les expliquant ſuivant les principes&
la pratique conſtante des Anciens ,
&en relevant les erreurs du Chevalier
Folard & des autres Commentateurs . On
y a joint une Diſſertation ſur l'attaque &
ladéfenſe des places des Anciens , la Traduction
d'Onozander , & celle de la Tactique
d'Arrien , & l'analyſe de la campagne
de Jules- Céſar , en Afrique , avec des notes
critiques &des obſervations militaires,
répandues dans tout le cours de l'Ouvrage,
qui eſt enrichi de quantité de plans & de
figures ſoigneuſement gravées , deux vol.
in-4°. par M. Guiſchardt , Capitaine au
bataillon de S. A. S. Monſeigneur le Marcgrave
de Bade Dourlach , au ſervice de
AOUST. 1758. 19f
L. HH. PP. les Seigneurs Etats-Généraux
des Provinces-Unies. A la Haye , chez
Pierre de Hondt , 1758 .
Eſſai ſur l'Histoire naturelle de la Mer
Adriatique, par M. Vitaliano Donati, Profeſſeur
à Turin , avec une Lettre du Docteur
Léonard Seſler , ſur une nouvelle efpece
de plante terrestre. A la Haye , chez
Pierre de Hondt , 1757 , in - 4°. 4 liv.
Le même Livre , en grand papier , avec
des eſtampes enluminées d'après nature,
15 liv. 15 f.
ADDITION
A L'ARTICLE DES BEAUX-ARTS.
ILL paroît une nouvelle Carte de M. d'And
ville , de l'Académie royale des Belles-
Lettres. Elle repréſente la France, Allema
gne, l'Italie , l'Espagne , les ifles Britanniques
; & comme cette Carte eſt de deux
grandes feuilles aſſemblées , chacun de ces
objets s'y trouve auſſi amplement figuré
que dans la grandeur d'une feuille ordi
naire d'Atlas. On la trouve chez l'Auteur
aux galeries du Louvre,
192 MERCURE DE FRANCE.
Le ſieur le Rouge vient de publier une
très bonne Carte de la baiſe Luface , d'une
grande feuille , levée nouvellement par les
Ingénieurs Saxons. Cette Carte a été gravée
par P. Schenk , en quatre feuilles , en
Hollande . Le Kouge la réduit en une
feuille , avec le même détail. Plus , un
Plan exact de la ville de Duffeldorff, le
Plan de Saint- Malo & des environs. Prix,
24 f. la feuille.A Paris , rue des grands Au-
*guſtins .
2
ARTICLE VI.
AOUST. 1758. 195
ARTICLE VI.
NOUVELLES ÉTRANGERES
M.
DU NORD.
DE VARSOVIE , le 25 Juin.
leMarquisde Monteil , ci -devant Miniſtre
Plénipotentiaire de S. M. T. C. auprès de l'Electeur
de Cologne , a été nommé pour venir remplacer
ici , en qualité d'Envoyé Extraordinaire & de Miniſtre
Plénipotentiaire , M. le Comte de Broglie ,
qui eſt allé ſervir à l'armée de France.
On a cu avis que le Major Général Ruſſien
Demicku, ayant été détaché le 19 Juin , de Konitz
par le Comte de Romanzoff avec un corps
de Troupes , étoit arrivé le 20 au ſoir près de
Ratzembourg , & qu'y ayant trouvé un Parti de
Huſſards Pruffiens ,il l'avoit fait attaquer par cinq
cens Coſaques foutenus par quelques Eſcadrons
de Huſſards ; que les Coſaques avoient d'abord
diſperſé l'ennemi qui avoit laiſſé vingt morts ſur
laplace; qu'on avoit fait ſur lui trente deux priſonniers;
qu'enfin le reſte avoit pris la fuite , &
qu'il avoit été pourſuivi juſqu'au nouveau Stettin.
DE STOCKOLM , le 24 Juin.
On équipe actuellement en ce Port pluſieurs.
Galeres deſtinées à tranſporter en Pomeranie les
I
194 MERCURE DE FRANCE.
munitions & les proviſions néceſſaires pour l'armée
Suédoiſe..
Nous apprenons de Gottenbourg , que le 8 de
Juin, entre cinq & fix heures du foir , le feu prit
à la fonderie de canons qui étoit dans la citadelle
de cette ville , & que le bâtiment a ſauté en l'air .
Il y a péri ſept hommes avec un Officier , & deux
foldats d'Artillerie ont été dangereuſement bleſſés
àquelque diſtance. Le fracas des grenades & des
bombes qui étoient chargées , a duré près de deux
heures. Voilà le ſecond accident de cette nature
que nous effuyons , ce qui fait ſoupçonner que ce
n'eſt point l'effet du hazard.
ALLEMAGN Ε.
DE STRALSUND , le 2 Juillet,
Depuis le 26 Juin, les Pruſſiens ont évacué la
Pomeranie Suédoiſe. Actuellement leur arrieregarde
eſt au-delà de la Peene , à un quart de lieue
de Loitz , & le reſte de leur armée campe entre
Paſſewalk & Prentzlow.
Un détachement de Cavalerie &d'Infanterie de
l'armée Suédoiſe eſt parti le premier Juillet , pour
déloger deux Bataillons Prufſiens poſtés à Swine
& à Peenemunde,&pour attaquer leur arrieregarde.
L'armée Suédoiſe ſera bientôt entiérement rafſemblée
& en état d'aller en avant. Elle ſe renforce
de jour en jour par l'arrivée des Troupes qui
étoient dans l'Ile de Rugen , & de celles qui viennent
de Carlſcroon, dont pluſieurs Corps joignent
ſucceſſivement. Les Huſſards Suédois ont déja été
àDemmin.
AOUST . 1738. 195
DE VIENNE , le 22 Juillet.
On apprendde Moravie que le Comte de Daun
pourſuit vivement les Prufſiens avec toute ſon armée.
Leur tetraite a été ſi précipitée qu'ils ont
abandonné leurs malades & leurs bleſſés , qui font
en très-grand nombre..
Tous les avis que nous recevons ne font que
confirmer la perte que l'ennemi ne pouvoit jamais
évites en ſe retirant, à la vue d'une armée nombreuſe
& fort ſupérieure , par des montagnes &
des défilés. On prétend que la nuit du 2 Juillet ,
on a fait ſur les Pruſſiens près de fix mille prifonniers
; que le Général Putkammer a été pris avec
ſept cens Fufiliers & trois cens Grenadiers ; qu'un
Corps de dix mille hommes eſt entiérement coupé;
que les ennemis ont encloué 60 pieces de leur
canon; que ladéſertion occaſionnée par cette retraite
, n'eſt pas concevable ; qu'enfin ils font les
plus grands efforts , pour gagner promptement le
Comté de Glatz , mais que les Croates & les Pandoures
font des marches forcées , pour tomber ſur
eux partout où ils peuvent les joindre , & qu'un
Corps de trois mille Croates , qui a fait en dix
heures neufmilles d'Allemagne , est allé ſe poſter
àReinertz , pour leur couper les paſſages.
D'OLMULTZ en Moravie , le 12 Juillet.
Il vint de tous côtés le 6 de ce moi des avis concernant
la marche des Pruſſiens , & l'on apprit
qu'une de leurs colonnes ſe portoit ſur Konitz &
Kornitz , que leur Quartier Général étoit ce jourlà
à Mariſch-Tribau ; qu'une autre colonne de
treize à quatorze mille hommes , aux ordres du
1 ij
196 MERCURE DE FRANCE.
Général Fouquet , marchoit ſur Muglitz par Lit
tau & Auffée , & que cette colonne emmenoit
l'artillerie qui avoit fervi au ſiege.
La pourſuite des ennemis ſe fait en cet ordre.
Le Baron de Bucow , Général de Cavalerie , cotoye
toujours le Roi de Pruffe par ſon flanc gauche,
& il a pris pour cet effet poſte à Oppatowitz . Il a
envoyé à Zwittau & à Schonhengſt quelques Détachemens
de Croates , pour faire des abbatis , &
rendre les chemins de ce côté-là le plus impraticables
qu'il feroit poſſible. La ſeconde colonne eſt
obſervée par le Général de Laudon , qui s'eſt porté
juſqu'àHohenſtadt. Le GénéralComte de Saint-
Ignon est attaché à cette même colonne , & il s'eſt
avancé juſqu'à Bladendorff, où marche auſſi le
Général de Ziskowitz .
De fon côté , le Comte de Daun s'eſt diſpoſé
fur le champ à ſuivre l'ennemi avec toute l'armée.
Dès le même jour 3 , il fit jetter quatre ponts ſur
la Morave , où paſſerent le Corps des Grenadiers
& celui des Carabiniers Impériaux , qui vinrent
enfuite camper ſur les hauteurs de Khrenau. Le 4.
toute l'armée repaſſa la Morave en pluſieurs colonnes
, & elle entra vers le midi dans le camp
deDrahonitz .
Les Proffiens forcent tellement leurs marches,
que nos Détachemens ont beaucoup de peine à
lesjoindre. Cependant leGénéral de Laudon a atteint
leur arriere-garde avec ſes Troupes légeres ;
il leur a déja tué& bleſſé beaucoup de monde
il leur a même enlevé pluſieurs charriots , & il
les pourſuit avec une activité extraordinaire.
,
Le 9 de Juillet , le quartier général du Maréchal
de Daun étoit à Hara , près de Politſchan , &
fon avant-garde à Proſetch. Il continue avec ate
tention de ſuivre la marche des Prufſiens .
1.1
ز
AOUST. 17.58.197
L'entrée du Roi de Pruſſe en Moravie lui coû
te environ quinze mille hommes , dont il a
perdu fix mille au fiége de cette Place , quatre
mille hommes de ſes meilleures Troupes à la
défaite du convoi , & cinq mille déſerteurs , ſans
compter tout ce qu'il perd dans ſa retraite.
DE BRESLAW , les Juillet.
L'approche des Ruſſiens nous eſt confirmée par
tous les avis qui nous viennent des frontieres de
cette Province. Le Corps de Troupes commandé
par leGénéral Browne étoit le 28 du mois de Juin
àLiſſa& à Frauſtadt , & il s'avance à grandesjournées
vers l'Oder.
DE HAMBOURG , le 3 Juillet .
L'Armée du Général Fermer a dirigé ſa marche
fur Konitz , Tauchel & Friedland , ce qui le conduit
directement dans la nouvelle Marche. Les
Troupes légeres de cette armée ont pénétrée dans
laPomeraniePruſſienne par Tempelbourg & Beerwalde.
Quelques lettres de Lithuanie marquent , qu'un
troiſieme Corps de Troupes Ruſſiennes , compofé
de trente mille hommes , eſt encore en marche
pour ſe joindre à l'une des deux armées , qui s'avancent
dans les Etats de Pruffe .
On vient d'apprendre que la Reine& la Famille
Royale de Pruſſe ſont parties de Berlin pour ſe
rendre àMagdebourg : ainſi les Ruſſiens ſont peutêtre
à préſent maîtres de Berlin.
I iij
198 MERCURE DE FRANCE:
Du Camp de l'Armée combinée à Saatz en
Boheme ,le 6 Juillet.
:
On apprit hier ici que le Baron de Dombale,
Lieutenant-Général , s'étoit mis le 26 Juin en marche
de Bamberg , pour entrer dans le Voigtland
&de- là en Saxe. Le général Comte Eſterhazy a
pouffé il y a quelques jours un fort détachement
aux ordres du Général Luzinsky, juſqu'à Oelſnitz,
d'où nos patrouilles vont fort près de Zwickau.
Suivant leur rapport , le Général Memplatz commande
en cette Ville , qui eſt occupée par un
Corps d'Infanterie , tandis qu'un Corps de Cavale.
rie eſt poſté ſur les derrieres , qui aboutiſſent au
grand chemin de Chemnitz.
Le Corps commandé par le Baron de Dombale,
eſt entré le premier de Juillet dans le camp de
Monichberg , en fort bon état , & bien pourvu
d'artillerie. Il a pouffé ſon avant-garde à Hoff,
&des poſtes à Lobenstein ; il a auſſi porté fur
Konigshoff un gros détachement de Haffards ,
pour éclairerde tous côtés les mouvemens des ennemis
, & s'oppoſer à leurs courſes.
Par les derniers avis de la Saxe on eſt informé
que le Prince Henry occupe encore avec ſon armée
le camp de Tſchoppau , & que fon quartier
général eſtdans le village de Gorna ; qu'il s'aſſemble
un gras corps de ſes troupes à Annaberg , d'où
les Prufliens,font courir le bruit qu'ils vont péné
trer en force en Boheme ; que cependant le camp
de Tſchoppau eft extrêmement fortifié ; qu'il y a
partout entre deux régimens une batterie de huit
canons , & quarante-deux groſſes pieces d'artillerie
à la réſerve ; que derriere ce camp les Pruffiens
ontjetté deux ponts ſur la riviere de Tſchoppau ,
AOUST. 1758. 199
đu côté de Waldkirckin & d'Henerſdorff; qu'ils
forment à Chemnitz un gros magaſin , & qu'enfin
le Prince Henry a fait marquer deux camps , l'un
àCheinzenback , l'autre à Wolchenſtein .
L'armée combinée doit dans deux jours fe met
tre en marche pour entrer en Saxe.
Si l'on en croit les déſerteurs qui nous viennent
de Siléfie , les Ruſſiens font fort près du grand
Glogau. Il y a déja eu une action entre l'avantgarde
de leur armée & les troupes de la garnifon
de Landshut, qui étoient forties de cette ville pour
efcorterunconvoi: on prétend que les Ruffiens
en ont détruit une partie , & enlevé l'autre.
DE DRESDE, le 30 Juin.
Nous apprenons que le Prince Henry a rappellé
la Garniſon de Léipfick , & qu'il n'a laiſſé dans
cette Ville que le Régiment de Saldern, avec quelques
centaines de malades.
11 part d'ici tous les jours une grande quantité
d'avoine pour le camp du Prince à Chemnitz ; les
Etats du Cercle de Miſnie ont fourni pour la tranfporter
cinq cens chariots , tous attelés de quatre
chevaux , qu'on a exigés d'eux par les voies dont
ufent ordinairement les Pruſſiens. Dans tous les
endroits de ce Cercle , qui n'ont pas fourni leurs
recrues , on enleve les jeunes gens de tout âge , &
l'on arrête les parens de ceux qui ont déferté du
ſervice Pruſſien. Le Cercle des montagnes eſt auſſi
tenu d'entretenir cinq cens charriots à quatre chevaux
pour le ſervice journalier du camp.
Le Quartier Général du Prince Henry eſt maintenant
à Gornau , entre Tichoppau & le pont de
Farbenbrukke. Ce Prince vient de détacher quatre
Bataillons pour garder le poſte de Freyberg ;
I iv
200 MERCURE DE FRANCE.
le reſte de ſes Troupes cantonne le long des frontieres
entre la Boheme & le Cercle des montagnes.
DE STRASBOURG , le II Juillet .
Trois Bataillons tirés des Régimens Saxons du
Prince Frederic , des Grenadiers du Roi & du
Prince Xavier , ſont attendus ici le 12, le 14 & le
17 de Juillet. Le 7, les Régimens des Gardes , du
Prince Joſeph , du Prince Clément & du Comtede
Brulh , entrerent en garniſon à Landau. Les Régimens
de Lubomirski & de Mundewitz, font entrés
hier à Weiſſembourg , & le 18 les Régimens du
Prince Maximilien, de Rochau & de Gotha, feront
rendus àHaguenau.
ESPAGNE.
DE LISBONNE , le 13 Juin.
Par un Arrêt du Roi qui a été publié ici le 2 de
ce mois , il eſt ordonné que cette Ville ſera rebâtie
dans l'eſpace de cinq années. Chaque Propriétaire
ſera tenu de faire reconstruire ſa maiſon ſuivant le
Plan qui a été arrêté au Conſeil , & ceux qui ne ſe
trouveront point en état de rebâtir , vendront leur
terrein à d'autres particuliers ou au Roi. Le terrein
qui ſera pris pour les rues qu'on élargira ou
que l'on fera obligé de percer , ſera payé aux Propriétaires
par ceux dont la ſituation en deviendra
plus avantageuſe;mais celui qui ſera employé pour
les Places publiques ſera payé par le Roi.
,
Le lendemain de cette publication , à deux heures
trois quarts du matin une nouvelle ſecouſſe
aſſez forte & précédée d'un bruit ſouterrein , ſe fit
ſentir dans tous les quartiers de la Ville .
AOUST. 1758 . 201
ITALI E.
DE LIVOURNE , le 24 Juin.
Un Corſaire Anglois s'empara dans le mois der
nier du Saint-Jean , Navire François de Marſeille
qui revenoitdu Levant. Les Négocians de cette
Ville , intéreſſés à la cargaiſon de ce Navire , au
premier avis de ſa priſe , dépêcherent à la hauteur
de ce Port où il devoit être conduit , deux Chaloupes
armées. Auſſi- tôt que ces Chaloupes eurent
apperçu le Corſaire , elles arborerent , l'une Pavillon
Algérien , l'autre Pavillon Eſpagnol , & elles
feignirent de ſe battre , en s'approchant toujours
du Navire Anglois. Lorſqu'elles ſe trouverent à
portée , vingt- cinq hommes de l'équipage de la
prétendue Chaloupe Eſpagnole y monterent; l'autre
Chaloupe forçant de voiles aborda preſque en
même temps l'Armateur ; il fut pris de cette maniere
, & emmené du côté de Gênes avec le Bâtiment
dont il s'étoit emparé.
DE ROME , le 9 Juillet.
ACiterna , dans les Etats de l'Eglife , le Peuple
apris les armes & s'eſt ſoulevé contre le Gouverneur
; mais cette émeute populaire doit être
actuellement appaiſée. Il y en a eu une pareille à
Citta-di-Caſtello , ſur le Tibre, contre les Sbirre's
& leur Commandant. Les mutins armés , ayant
conduit deux pieces de canon devant le Palais du
Gouverneur , à qui pourtant ils n'en vouloient
point, font ǎ bout de chaffer de laVille&
le Commandant & les Sbirres. Ces fortes d'émeutes
ſont affez fréquentes pendant la vacance du
venus
Iv
202 MERCURE DE FRANCE.
1
Saint Siége : le Pape élu , tout rentre dans l'ordre..
On avoit redoublé les prieres dans toutes les
Eglifes de cette Capitale , pour la prompte élection
d'un Pontife , lorſque le Jeudi 6 Juillet , vers
les huit heures du ſoir , les Cardinaux ayant procédé
au ſcrutin dans la Chapelle Sixtine , Charles
Rezzonico, Vénitien,Cardinal du Titre de S. Marc,
Evêque de Padoue , Créature du Pape Clement
XII , fut élu par le concours d'autant de voix qu'il
y avoit de Cardinaux au Conclave. Le nouveau
Pontife prit auffi- tôt le nom de Clement XIII. Sa
Sainteté ayant enſuite été revêtue des habits Pontificaux,
fut portée dans un fauteuil ſur les marchess
del'Autel , ou Elle reçut les adorations & les hommages
des Cardinaux. L'Anneau du Pécheur lui fut
préſenté par leCardinal Camerlingue,& le S. Pere
le remit au Premier Maître des Cérémonies ,
pour y faire graver le nom de Clement XIII.
A huit heures & demie , le Cardinal Albani
premier Diacre , étant précédé de la Croix ,
ſe rendit à la grande loge ſous le Portique de
Saint Pierre , où il publia à haute voix l'exaltation
du Pontife . A cette nouvelle toute la Ville fut
remplie de joie , & le ſon des cloches l'eut bien--
tôt répandue de tous les côtés. Vers les neuf heures,
le Saint Pere revint à la Chapelle Sixtine& les
Cardinaux revêtus de la pourpre ſacrée , firent ladeuxieme
adoration . De-là , le Pape porté dans un
fauteuil&entouré de la Garde Suiffe , fut conduit
en proceſſion à Saint Pierre par les Cardinaux , le
Gouverneur de Rome , le Connétable Colonne ,.
Prince du Trône , le Duc de Guadagnuolo , Maî
de l'Hoſpice Sacré , l'Ambaſſadeur de Bologne, les
Confervateurs & le Prieur du Peuple Romain
toute la Prélature , & une grande partie de la Nobleſſe,
au milieudes acclamations d'une foule pro--
*
AOUST. 1758. 203
digieuſe de peuple. Après que le Saint Pere eut
fait ſa prieredevant le Saint Sacrement & à l'Autel
de la Confeffion , on chanta le Te Deum , & on
lui fit la troiſieme adoration. Le Pape donna la
premiere Bénédiction folemnelle au peuple , & enfuite
fut porté dans ſa chaiſe à ſon appartement du
Vatican.
La vacance du Saint Siége a duré ſoixante - cinq
jours , & le Conclave cinquante- trois .
GRANDE BRETAGNE.
DE LONDRES, le 16 Juillet.
On va faire embarquer pour Embdem quatre
Compagnies d'anciennes Troupes qui remplaceront
le Régiment Anglois de Brudenell , actuellement
engarnison dans cette Place , & que l'on envoye
à l'armée d'Hanovre.
Suivant l'état remis au Parlement dans la derniere
ſéance,nos dettes nationales montoient le 11
Janvier dernier à ſoixante- dix- ſept millions ſeptcens
quatre-vingt mille trois cens quatre-vingtfix
livres ſterlings. Elles ont été augmentées depuis
decinq millions de livres , pour les dépenſes extraordinaires
de cette campagne. Ainfielles montent
actuellement à quatre-vingt-deux millions
fept cens quatre-vingt mille trois cens quatrevingt-
fix livres ſterlings , le tout non compris less
dettes de la Marine qui font ſeules un objet d'enron
deux millions de livres ſterlings .
Il paroît décidé que la Cour ne fera paſſer en
Allemagne que dix mille hommes , au lieu de
trente ou de vingt mille qu'on s'étoit d'abord propoſé
de joindre à l'armée d'Hanovre
Lecommandement de ces troupes é tant deſtiné
I vj
204 MERCURE DE FRANCE.
au Duc de Marlborough , on croit que le Comte
d'Ancram commandera celles qu'on a deſſein de
renvoyer ſur les côtes de France. On aſſure même
que le Prince Edouard Augufte , frere du Prince
de Galles , a obtenu de Sa Majesté la permiſſion
d'aller ſervir , en qualité de volontaire , dans l'expédition
qu'on doit tenter de nouveau ſur ces mêmes
côtes , & qu'il s'embarquera ſur la flotte du
Chefd'eſcadre Howe.
Les Tribunaux de l'Amirauté , établis dans nos
Iſles de l'Amérique , ont pris le parti , pour abréger
les procédures, de déclarer de bonne priſe tous
les vaiſſeaux Hollandois qu'on trouve munis de
permiffions données par les François. Ces permiffions
, ſuivant leur Jurisprudence , naturaliſent les
vaiſſeaux , & les rendent ſujets à confiſcation ,
comme s'ils appartenoient véritablement à l'ennemi.
La pêche de la Baleine a mal réuſſi cette année
dans les mers du Nord. Six vaiſſeaux Hollandois ,
& cinq des nôtres , y ont péri ; pluſieurs autres ont
beaucoup fouffert , & quelques-uns auront de la
peine à ſe dégager des glaces.
Notre commerce du Nord commence à ſe reſſentir
de la méſintelligence ſurvenue entre cette
Cour & celle de Suede. Aux priſes que nos Corſaires
ont faites de pluſieurs Navires Suédois , qui
n'ont point été reſtitués , on oppoſe ici le refus
que la Cour de Suede a fait d'admettre, en qualité
deMiniſtre , le Chevalier Goodrick, envoyé par le
Roi pour réſider à Stockolm. Mais dans un Mémoire
que le ſieur Wynants , Secretaire de Légation
de Suede , préſenta au Roi , avant que de ſe
retirer , on obſerve que le Chevalier Goodrick
ayant pris ſa route par Breſlaw , & ayant eu pluſieurs
conférences avec les ennemis des Puiſſances
AOUST. 1758 . 109
auxquelles eſt alliée la Suede , il étoit devenu juftement
ſuſpect ; que d'ailleurs , pendant tout le
temps que le ſieur Goodrick avoit mis au voyage
de Suede, la Cour de Londres avoit gardé le filence
ſur la miffion de ſon Miniſtre , & qu'on n'avoit
été inſtruit de ſa deſtination à Stockholm que par
des voies indirectes ; qu'au reſte , outre ces motifs
d'excluſion , ſuffiſamment juſtifiés par les circonftances,
le refus de ſa Majesté Suédoiſe étoit fondé
ſur le droit que tous les Souverains ont à cet
égard, & fur l'exemple qu'en a donné la Cour de
Londres à l'occaſion d'un Miniftre nommé il y a
quelques années par le Roi de Suede , & qu'elle
ne voulut point recevoir , quoique le cas fut bien
différent de celui qui ſe préſente aujourd'hui.
:
PAYS - BAS.
D'AMSTERDAM , le II Juillet.
DesCorſaires Anglois ayant rencontré dans la
traverſée de Rouen à Rotterdam , le Vaiſſeau du
Capitaine Hollandois Warner Pieters qui avoit
àbord les équipages & quelques domeſtiques de
l'Ambaſſadeur nommé par le Roi d'Eſpagne pour
réſider à la Cour de Danemarck , ils n'ont reſpecté
ni la neutralité du Vaiſſeau ni celle des paſſagers
qu'il portoit. Ils ont volé pour plus de vingt mille
écus d'effets appartenans à l'Ambaſſadeur , ont mis
en pieces & ont jetté à la mer fon carroffe , un
autel & des ornemens d'Eglife , ont maltraité ſes
domeſtiques , & leur ont jetté au viſage les hofties
que contenoient les vaſes ſacrés.
206 MERCURE DE FRANCE.
(
FRANCE.
Nouvelles de la Cour , de Paris , &c.
La Frégate du Roi la Comete , partie de l'iſſe
Royale le 10 Juin , eſt arrivée au Port Louis le 27
du même mois. Elle a apporté les nouvelles ſuivantes.
Depuis les dernieres , qui ont annoncé l'en.
trée des deux Diviſions du Marquis Deſgouttes &
du ſieur Beauffier , il eſt arrivé dans cette Ile plufieurs
Vaiſſeaux du Roi & Bâtimens Marchands
ſçavoir , trois Navires de Saint- Malo , le 14 Mai ;
la Frégate l'Echo , le 27 ; le Vaiſſeau le Bizarre &
la Frégate l'Aréthuſe , le 30. Tous ces Bâtimens
étoient chargés de munitions & de vivres pour la
Colonie.
Les quatre Vaiſſeaux de la Diviſion du ſieurDuchaffault
, qui y tranſportoient le Bataillon de
Cambis, font arrivés en même-temps au Port Dauphin
avec le Vaiſſeau de la Compagnie des Indes
le Brillant. Le Bataillon deCambis s'eſt rendu dans
Louiſbourg.
Le premier Juin la Flotte Angloiſe s'étant montréedans
la Baye de Gabarus , au nombre de cent
treize Voiles , on a renforcé les poſtes de la côte.
Le 8 , à quatre heures du matin , les Anglois ont
commencé leur attaque du côté de la Cormorandiere
avec un grand nombre de bateaux plats chargés
de Troupes ,& des Frégates pour les foutenir.
Ilsyont eſſuyé un feu ſi vif , qu'ils ont perdu mille
àdouze cens hommes ; mais dans le temps qu'on
étoit occupé à empêcher leur deſcente , une par
AOUST. 1758 . 207
tiede leurs Berges s'eſt réfugiée au pied des rochers
eſcarpés ſur la droite de la Cormorandiere ,,
dans un endroit qui avoit paru inacceffible. Les
Anglois ayant trouvé moyen de grimper ſur le
fommet , n'ont été apperçus que lorſqu'ils ſe ſont
trouvés en force. Nos Troupes , après avoir réſiſté
autant qu'elles ont pu , ſe ſont retirées dans la Place
, où l'on ſe prépare à une vigoureuſe défenſe ,
yayant en abondance des munitions de guerre &
des provifions de bouche, Nous avons perdu dans
l'attaque du 8 , les ſieurs Delanglade , Capitaine
des Grenadiers du Bataillon de Bourgogne ; Romainville
, Soulieutenant de lamême Compagnie ; -
Beleſta , Capitaine des Grenadiers du Bataillon
d'Artois , & Savary , Soulieutenant de la même
Compagnie ; un Lieutenant des Volontaires Etrangers
; trois Officiers bleſſés , & environ cent cinquante
Soldats de tous les Corps tués , bleſlés , ou
faitspriſonniers.
Les Vaiſſeaux de guerre ſont toujours maîtres
du Port , que les ennemis n'ont point tenté de
forcer.
Le fieur de Boishebert , Officier de Canada ,
étoit attendu à l'Iſle Royale avec un détachement
des Troupes de Quebec , de Canadiens & de Sauvages.
Le Vaiſſeau du Roi le Formidable. , commandé
par le Comte de Blenac , Chef d'Eſcadre des Armées
Navales, eſt rentré à Breſt.
On a appris par un courier extraordinaire dépêché
le 6 de ce mois par l'Evêque Duc de Laon ,
Ambaſſadeur Extraordinaire du Roi auprès du Saint
Siege , que le même jour le Cardinal Rezzonico.
avoit été elu Pape, & avoit pris le nom de Clément
XIII. On a auſſi reçu la nouvelle que le nouveaus
Pape avoit choiſi pour Secrétaire d'Etat le Cardi
20S MERCURE DE FRANCE.
nal Archinto , qui exerçoit le même emploi ſous
le précédent Pontificat .
Il paroît une Ordonnance du Roi rendue le 10
de ce mois , par laquelle il eſt permis aux Soldats
qui ont déſerté avant le premier Février 1757 , de
s'engager indiſtinctement dans toutes les Troupes
de Sa Majesté , pour jouir de l'Amniſtie qu'il lui a
plu d'accorder par ſon Ordonnance du 20 Avril
de l'année derniere.
Dans le combat du 23 Juin dernier , M. de
Bullioud, âgé de dix-huit ans, Cornette de la Compagnie
de Saint-André dans la Brigade de Bovet ,
du Régiment des Carabiniers , après avoir forcé la
ligne d'Infanterie des ennemis , portant toujours
fon étendard , rallia quelques Carabiniers & des
Maréchaux des Logis , attaqua une batterie que
les ennemis préparoient , coupa les traits des chevaux
, tua pluſieurs Canonniers , & voyant de
l'impoſſibilité à regagner l'Armée du Roi , prit
le parti d'aller en avant par derriere les lignes de
Parmée ennemie , où il fit prifonnier un Colonel
Hanovrien. Il traverſa les marais de la Niers , gagna
Gladbec , petite Ville à quatre lieues de Crévelt
,& ſe trouvant obligé d'y paſſer la nuit , il en
fit fermer & garder les portes , & en partit le lendemain
à la pointe du jour. Après avoir fait un
grand tour , il arriva au camp de Neuff à deux
heures après-midi , & ſe préſenta au ſieur de Bovet
avec un Maréchal des Logis & vingt- cinq Carabiniers
, dont huit bleſſes & avec l'Etendard qu'il
a rapporté à ſa brigade.
Le Roi , en conſidération de l'intelligence , de
la valeur & de la bonne conduite de cejeune Officier
, lui a donné la Croix de Saint Louis & un
Brevet de Capitaine Réformé , à la fuite des Carab
iniers.
1
AOUST . 1758 . 209
M. le Comte de Clermont s'étant démis le huit.
Juillet , du commandement de l'armée , le Roi l'a
donné à M. le Marquis de Contades.
Duſſeldorp a capitulé par ordre exprès de l'Electeur
Palatin , & les Hanovriens y font entrés
le neuf.
Les Lettres du camp de Froviller , en date du
20 de Juillet , marquent que le Prince Ferdinand
deBrunswick eſt toujours campé près de Neuff ,
&que notre armée n'a point changé de poſition.
M. le Marquis de Contades fait conftruire un ſecond
pont près de Cologne. Il étoit campé à
Mungerdorff dans la plaine de Cologne , lorſqu'il
apprit par les Détachemens qu'il avoit ſur la riviere
d'Erff, que le Prince Ferdinand avoit fait un
mouvement pour ſe porter en avant , & qu'il avoit
établi ſon Quartier général à Greveenbrock : il prit
la réſolution de faire marcher l'armée le 1 3 Juiller,
& vint camper à Gleſſeen. Il y fut informé que le
Prince Ferdinand avoit fait paſſer la riviere d'Erff
à ſon armée , ſur pluſieurs ponts , à Greveenbrock
même & au- deſſus , ce qui fit prendre à M. le Marquis
de Contades le parti de marcher le 14 dès la
pointedu jour ſur les hauteurs de Bedbourg , pour
prévenir le Prince Ferdinand. Son avant-garde y
trouvacelle des ennemis qu'elle repouſla ; le reſte
de l'armée qui ſuivoit de près ſur ſept colonnes ,
ſe mit en bataille preſqu'en préſence de celle du
Prince Ferdinand. M. le Marquis de Contades fit
toutes les diſpoſitions néceſſaires pour attaquer
l'ennemi ; mais ce Prince n'oſant pas s'expoſer au
riſque d'une action générale , avoit repaſſé l'Erff
vers les onze heures du ſoir ſur pluſieurs ponts ,
qu'il a fait rompre après ſon paſſage avec tant de
précipitation , qu'il a abandonné une piece de canon
de 18 liv. de balles, L'ennemi s'eſt replié du
210 MERCURE DE FRANCE.
côté de Neuff , ayant la riviere d'Erff devant lui.
M. leMarquisdeContades ſediſpoſe de le ſuivre ,
à la grande fatisfaction de toute l'armée qui brûle
du deſir de combattre. On a reçu avis par l'extrait
d'une lettre de l'armée du Prince de Soubiſe , de
Groos-Lenden , « que ce Prince'a raſſemb é toute
> ſon armée à Freidberg le 12 & le 14 Juillet. Elle a
>> marché en cantonnant , tant à cauſe du mauvais
>> temps que pour la facilité des ſubſiſtances ,jul-
>> qu'au 16 qu'elle eſt venue camper ici. M. le Duc
>> de Broglie commandoit l'avant-garde , & avoit
>> fait marcher en avant un gros Détachement de
> Royal-Naffau & des Troupes de Fiſcher . Nous
>> y avons appris que les ennemis , qui avoient pa-
>> ru vouloir défendre la Fortereſſe de Marburg ,
>> ont cependant pris le parti de l'abandonner au
>> moment que la troupe de Fiſcher ſe diſpoſoit à
>>> l'eſcalader . On a trouvé dans le Château uue'
>> grande quantité de fourrages & d'autres muni-
>> tions,& beaucoup d'artillerie. L'armée n'arrive-
>>ra à Marburg que dans deux jours , d'où elle ſe
> mettra promptement en marche pour Caffel.
>>On ne sçauroit exprimer la bonne volonté &
>> l'ardeur des Troupes » .
M. le Ducde Broglie occupa le 16 JuilletMarpurg
avec l'avant-garde qu'il commande. Cette
Ville eſt une des plus conſidérables de la Heſſe ;
elle est fortifiée , elle a un Château , un-beau Palais
où le Landgrave fait ſouvent ſa réſidence,une
Univerſité , un Hôtel de Ville magnifique & une
belle Place :elle eſt ſituée ſur la Lohn dans un
pays fort agréable. M. le Prince de Soubiſe , informé
de l'état &de la poſition des ennemis , prit
la réſolution de joindre le 18 à Marburg le Corps
de M. le Duc de Broglie. Les ennemis avoient un
camp de cinq à fix mille hommes à Birgel , & ils
AOUST. 1758. 21 F
occupoient le pofte de Kirchayn ſur la riviere de
Lohn. M. le Prince de Soubife fit ſes diſpoſitions
pour les en déloger. Il fit avancer dix Bataillons
&quatre Eſcadrons aux ordres de M. le Marquis
du Meſnil , Lieutenant-Général , près d'Hombourg
, Châ eau ſitué ſur la même riviere; il dé
tacha M. le Marquis de Crillon , LieutenantG- énéral
, à la tête de ſeize Bataillons & de quatre
Eſcadrons , dans les environs d'Allendorff, Ville
remarquable par ſes Salines ſur la Werre , & M.
le Marquis Deffalles , Maréchal de Camp , près
d'Ebſdorff, avec quatre Bataillons & quatre Eſcadrons.
Le 19 , ces trois Corps ont féjourné dans
ces différens Poftes , & le 20 toute Parmée s'eſt
raſſemblée au poſte de Kirchayn , que les ennemis
avoient abandonné à notre approche , pour ſe retirer
à Guifelberg ſur le grand chemin de Caffel.
Oncompte que l'avant-garde de cette armée fera
rendue le 23 à Caffel. L'allarme eſt grande dans
le Pays; mais on eſpere que la tranquillité s'y rétablira
, par l'exacte diſcipline que M. le Prince
de Soubiſe fait obſerver à ſes Troupes.
Un Corſaire Anglois de 30 canons , ayant
pourſuivi la Pinque l'Expédition , qui venoit de
Smyrne , juſques ſous le canon de Gallipoli ,.
qui a fait fait feu fur ce Corfaire , il s'en eſt emparé
& l'a conduite à Tunis ; mais la Régence
la fait relâcher , & elle eſt de retour à Marseille .
Le Corſaire Arnoux , de cette Ville , a conduit
à Livourne , la Pinque du Capitaine Brilland
de Martigues , qu'il a repriſe ſur les Anglois.
La cargaison de ce Navire , qui étoit
parti de Seyde pour revenir ici , eſt eſtimée
deux cents mille livres.
La Frégate du Roi le Zéphir , commandée
par M. le Chevalier de Ternay , Lieutenant de
212 MERCURE DE FRANCE.
Vaiſſeau , laquelle étoit à la ſuite de l'Eſcadre
commandée par M. Duchaffault ,, qui a relâché
au Port Dauphin ,& qui a porté à Iſle Royale
le Bataillon de Cambis , eſt arrivée à Breſt le 3
Juin. Elle a rapporté que cette Eſcadre compoſé
de quatre Vaiſſeaux y compris le Brillant ,
de la Compagnie des Indes , & de pluſieurs
Navires de tranſport , étoit partie pour Quebec
, & qu'elle étoit à l'entrée du fleuve Saint-
Laurent , lorſque cette Frégate s'en est détachée
pour revenir en France.
,
com- M. Cornic , Lieutenant de Frégate
mandant la Félicité , s'eſt emparé le 3 Juin ,
fur les Glenants , des deux Corſaires de Jerſey
le Prince de Pruſſe , de 80 hommes d'équipage
, & le Cors , de 60 hommes , armés de 10
canons chacun .
La Barque le Saint Joseph , de Tréguier , chargée
de fer , d'eau de vie & de ſavon , a été repriſe
& conduite à l'Ile de Bas , par le Corſaire la
Menette , de l'Orient.
MORTS.
Lx 8 Mai 1758 , Meſſire Jean Rigoley , Chevalier
, Conſeiller du Roi en ſes Conſeils , Premier
Préſident de la Chambre des Comptes de Bourgogne
, Breffe , Bugey & Gex , Seigneur de Puligny
, Mipont , Pasquier , Vignolles , & autres
lieux , eſt mort à Dijon , univerſellement regretté,
âgé de 65 ans , étant né le 20 Avril 1693. Il étoit
fils de Meſſire Claude Denis Rigoley , Premier
Préſident de ladite Chambre des Comptes , & de
Dame Théreſe Languet. Il ſuccéda à ſon pere
AOUST . 1758 . 213
dans la Charge de Premier Préſident , dans laquelle
il fut reçu le 16 Février 1716.
Le 28 Octobre 1736 , il épouſa Mademoiselle
Philiberte de Sizy , fille de Meſſire François-Hugues
de Sızy, Baron de Couches , Préſident au Parlement
de Paris en la ſeconde des Enquêtes , & de
Dame Jeanne Françoiſe Durand.
De ce mariage il laiffe trois enfans , qui ſont
Claude-Denis-Marguerite Rigoley , âgé de 16
ans , à qui le Roi a accordé la grace de ſuccéder
à ſon pere dans la Charge de Premier Préſident de
ladite Chambre des Comptes de Bourgogne.
Guillaume - Olympe Rigoley , Secretaire en
Chef des Etats de Bourgogne.
Et Demoiselle Anne-Marie- Françoiſe-Théreſe
Rigoley. :
Meſſire Elifabeth - Léon - Louis , Comte de
Dreux de Nancré , fils de très-haut & puiſfant
Seigneur , Chevalier , François-Léon Comte de
Dreux de Nancré , & de Dame Susanne-Charlotte-
Pauline de Saint-Hyacinthe-de Marcounay,
eſt mort le 2 du mois de Juillet 1758 , âgé de
trente-deux mois , arriere petit- fils du Comte de
Dreux de Nancré , Lieutenant général des Armées
du Roi , Gouverneur d'Arras , & Lieutenant général
de la Province , ayant en France deux Régimens
portant ſon nom, & qui avoit épousé l'aînée
de la Maiſon de Montgommerie.
APPROBATION. 17
J'ai lu , par ordre de Monſeigneur le Chancelier,
le Mercure du mois d'Août , & je n'y ai rien
trouvé qui puiſſe en empêcher l'impreſſion. A
Paris , ce 30 Juillet 1758.
GUIROY,
214
TABLE DES ARTICLES.
ARTICLE PREMIER.
Avant-Propos , page vj .
PIECES FUGITIVES EN VERS ET EN PROSE.
FABLE. La Cage & les Filets , page I
Epitre de M. L. C. de S. à Madame L. D. Offol.
Conte moral. Les deux Infortunées ,
Vers au bas d'une tête de Pallas ,
Lettre de M. de Moncrif à l'Auteur du Mercure ,
Dialogue , par M. de Moncrif,
Epitre à Madame V... par M. P...
Portraits tirés d'un Manufcrit,
Epitre à M. Pepin de Maiſon neuve ,
1
12
14
35
36
38
44
46
50
Vers de M. l'Abbé de Lattaignant à M. le Maréchal
Duc de Richelieu , 53
Vers du même à M. le Maréchal Duc de Biron ,
54
Enigme , 56
Logogryphe , 57
Chanfon , 58
ART. II . NOUVELLES LITTERAIRES.
Voyage d'Italie , par M. Cochin , 59
Eſſai ſur l'amélioration des terres , 63
Chymie Métallurgique , 75
Hiſtoire du Chevalier Grandiffon
, 79
Poéſies de M. l'Abbé de Lattaignant , 95
Encyclopédie portative, 97
215
Differtation ſur la petite vérole ;
Eſſai hiſtorique ſur le Louvre ,
98
100
Supplément à cet Article , 187
ART. III . SCIENCES ET BELLES LETTRES.
Difcours préliminaire d'un Traité de Dinamique,
par M. d'Alembert , 105
Lettre ſur une guériſon de morſure de vipere ,
121
Lettre ſur les eaux minérales de Sainte Reine
,
124
Séance de l'Académie Royale de Nîmes , 127
Séance de la Société Littéraire de Châlons-fur-
Marne , 128
Sujets propoſés par l'Académie Royale de Pau, 1 30
ART . IV. BEAUX- ARTS.
Differtation ſur l'effet de la lumiere dans les om
bres ,
Nouvelle Chaire de Saint Roch ,
131
156
Eſtampe nouvelle , Jupiter & Léda , 157
Nouvelle Carte de M. d'Anville ,
191
Nouvelles Cartes de M. le Rouge , 192
Diſcours prononcé à l'Ecole Royale Militaire , par
M. Genſon , fils , 157
Nouveau Métier de tapiſſerie , par M. de Vaucanfſon
, 161
Lettre fur l'amputation du pied, 170
ART. V. SPECTACLES .
Opera, 179
Comédie Françoiſe , 181
Comédie Italienne , 184
216
Opera Comique , 180
ARTICLE VI.
Nouvelles étrangeres ,
Nouvelles de la Cour , de Paris , &c ,
Morts ,
LaChanson notée doit regarder la page 58.
De l'Imprimerie de Ch. Ant. Jombert .
193
206
212
:
SEPTEMBRE. 1758 . 25
Dans la fureur de plaire , un peu d'incertitude
Vous tourmente en ſecret , vous coûte des ſoupirs
:
Vous avez des Amans toute l'inquiétude ,
Et n'éprouvez point leurs plaiſirs.
Laïs.
Contre ce beau portrait injuſte & ſatyrique ,
On devroit ſe mettre en fureur.
Quel eſt de votre eſprit l'aſcendant ſéducteur !
Il mêle un certain charme aux traits dont il nous
pique ;
On ne s'en prend qu'à votre humeur ,
On ne peut vous hair.
DIOGENES .
L'agréable replique !
Un fat y donneroit. Voilà de votre eſprit
L'artificieuſe ſoupleſſe :
D'une vérité qui vous bleſſe ,
On ne diroit pas qu'il s'aigrit ;
Mais ce courroux qu'il diffimule ,
Préſente aux gens , avec habileté ......
Une loüange ridicule , ..
ل
Qui vous vange bien mieux qu'un diſcours em
porté.
Parlons de votre gloire : à la fête nouvelle ,
Vous avez enchanté le Prêtre de Cybelle :
Ce triomphe eſt rare & flatteur !
Il vient donc chaque jour, ce galant vénérable,
1
B
26 MERCURE DE FRANCE .
Implorer de vos yeux un regard favorable ?
Car ce grand Sacrificateur ,
Grace au renoncement qu'exige ſa Déeſſe ,
Un regard eft pour lui la derniere faveur.
Que je voye à vos pieds ce Héros de tendreſſe,
Laïs.
Si vos eſpris font réjouis
D'un théâtre fécond en ridicules ſcenes ,
Peut être le tonneau du fameux Diogenes
Vaut bien le palais de Laïs.
DIOGENES .
Vous me payez content : Que rien ne vous retienne,
J'éclairai vos défauts , vengez - vous aujourd'hui :
Charmé de découvrir la déraiſon humaine ,
Sans en aller chercher l'exemple dans autrui ,
J'aime autant rire de la mienne.
Laïs.
Si vous parlez avec fincérité ,
Vous devez trouver en vous-même
Bien des reſſources de gaîté !
DIOGENES .
Amerveille , voilà le ton où je vous aime.
LAÏS.
C'eſt ſans effort d'eſprit. Dites-moi franchement ,
Lorſqu'Alexandre avec empreſſement
Vous prévient , cherche à vous connoître,
SEPTEMBRE. 1758 . 27
D'où vient ce bruſque accueil que vous fîtes paroître
?
Entre nous ce ne fut que fauſſe vanité.
Votre orgueil ſe ſentit flatté
D'impoſer à l'Afie , en inſultant ſon Maître.
DIOGENES.
Tout bien examiné , cela pourroit bien être :
Oui, je vois ma fottiſe.
LAÏS.
Un peu trop tard peut-être ?
DIOGENES .
Sans doute : à ce Tyran qui , de fureur épris ,
Réduiſoit par plaiſir l'univers à la chaîne ,
Je devois déclarer la plus mortelle haine ,
Je n'ai marqué que du mépris.
Voilà mon tort , un tort que rien ne juſtifie.
Laïs.
Le mépris eſt un don de la philoſophie ,
Don précieux , qu'on vous voit déployer
Avec un naturel extrême.
Ecoutez un moment , vous l'allez employer.
DIOGENES .
Quel en ſera l'objet ?
Laïs.
Moi.
DIOGENES.
Vous.
Lais.
Oui, moi , moi-meme.
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
DIOGENES .
Non , cette fauſſe gloire où tendent tous vos
voeux ,
Ce beſoin d'inſpirer un délire amoureux ,
Ecueil de votre eſprit , d'ailleurs fort eſtimable ,
Non , Laïs , connoiffez- moi mieux
Cet excès vous rend à mesyeux.
Ridicule , il est vrai , mais non pas méprifable.
LAîs.
Vous ne m'obſervez juſqu'ici
Que par le côté favorable.
Si l'ambition d'être aimable
Contre moi vous prévient ainſi ,
Votre mépris va bientôt ſe répandre
Armé des plus cyniques traits .
Laïs ...
DIOGENES.
Hébien ?
Laïs.
Reſſent un amour bien plus tendre
Qu'elle ne Pinſpira jamais.
DIOGENES .
Laïs , aimer ? Laïs nous berce d'un beau conte !
Laïs.
J'aime. C'eſt peu d'aimer ; pour accroître ma
honte ,
Repréſentez -vous bien dans le choix que j'ai fait
(Qu plutôt qu'un deſtin funeſte m'a fait faire ),
SEPTEMBRE. 1758. 29
L'objet le moins formé pour plaire.
Il faut l'avoir connu pour s'en faire un portrait.
DIOGENES.
Vous allez de Pfyché renouveller l'hiſtoire :
Les plus charmans mortels l'aimerent vainement;
Et l'Amour qui s'étoit réſervé la victoire ,
Pour la ſurprendre mieux , n'annonça qu'un ferpent.
LAÏS.
Non, je ſuis réſervée à de plus triſtes chaînes ,
Sous le monftre aujourd'hui l'Amour n'eſt point
caché.
DIOGENES.
Hé ! quel eſt-il enfin ce monſtre ?
LAÏS.
Diogenes.
DIOGENES.
Ma foi , j'en ſuis la dupe , & n'en ſuis point fâché.
LAÏS.
Non , tout n'eſt que trop vrai dans l'aveu qui m'echappe.
J'aime , & de cet amour la déraiſon me frappe :
Car enfin avec vous on dit la vérité.
Autant que votre eſprit dans l'univers vanté ,
De la plus haute eſtime éminemment s'empare ,
Autant par cette eſtime entraînée en un jour
Avous livrer un coeur qui croyoit fuir l'amour ,
Eſt le travers le plus bizarre.
B iij
30 MERCURE DE FRANCE.
DIOGENES.
J'aurois dû le prévoir : ce mêlange affecté
De critique , d'encens , d'art , d'ingénuité ,
M'annonçoit quelque plan de ſinguliere eſpece :
C'étoit-là le prologue ; & vous jouez la piece : {
Le comique m'en plaît beaucoup en vérité.
LAÏS.
Que votre injustice eſt extrême !
Mais elle me fait grace. Oui , ne me croyez pas:
Défendez - moi contre moi-même.
Vainement dans mon coeur excitant des combats ,
Par les critiques traits que vous venez d'entendre ,
J'ai voulu vous aigrir , j'ai cru le mieux défendre
Ce coeur. Oui , par pitié , que tout votre mépris
De l'aveu que je fais ſoit conſtamment le prix ;
Car enfin un rayon d'eſpérance flatteuſe ,
Pour jamais , je le ſens , me tiendroit dans vos
fers:
Avec ce peu d'eſpoir , je ſerois trop heureuſe
D'aller vivre avec vous dans le fonds des déſerts,
1
DIOGENES.
Laïs veut m'enlever dans le char de ſa gloire ?
Le grouppe fera beau : quel trait dans mon hiftoire
!
Et cependant je n'y puis conſentir.
Peut- on être tenté d'une fauſſe victoire
Qui finit par un repentir ?
SEPTEMBRE. 1758 . 31
Laïs.
Un refus ſérieux ? La bonne extravagance !
Si dans les doux aveus que je viens d'employer ;
Ton orgueil a trouvé la moindre vraiſemblance ,
Ton orgueil n'est qu'un fot, tu ne peux le nier.
RÉFLEXIONS
Sur l'Eſſai des grands Événemens , par les
petites Canfes.
ETUDIER l'hiſtoire dans le deſſein d'y
puiſer les principes d'une morale épurée ,
-c'eſt le but le plus noble que l'on puiſſe ſe
propoſer ; lire l'hiſtoire pour ſuivre la
naiſſance , les progrès , la décadence , la
renaiſſance des ſciences & des arts en général
ou en particulier , c'eſt ſe former un
plancapable de perfectionner rapidement
ſes connoiſſances , & qui a déja été exécuté
avec ſuccès : « chercher à ſe convain-
>> cre par une lecture attentive des Hiſto-
>> riens , qu'au travers des différentes
» moeurs , des différens uſages , des diffé-
>> rentes loix , on apperçoit les mêmes ca-
» racteres , les mêmes paffions , les mêmes
>> foibleſſes , les mêmes hommes ; » c'eſt ce
qu'avoit ſemblé promettre l'Auteur de
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
...
l'Eſſai des grands événemens par les petites
causes ( 1 ) . Mais pâlir ſur les livres pour
tirer cette conféquence , peut être inutile ,
« (2) que les plus légers motifs excitent les
>> hommes aux entrepriſes hardies que
>> les moindres circonstances renverſent
» des trônes , &c. » ne ſeroit- ce pas perdre
ſon temps ? ne pourroit-on pas mieux
employer ſes talens ? Chaque article de cet
Effai eſt écrit , il eſt vrai , d'une maniere
intéreſſante & agréable. L'expoſition eſt
courte , préciſe& ſuffiſante ; la narration
eſt facile & rapide ; le dénouement eft
ſimple , net , & fuivi de réflexions judicieuſes.
Mais l'Auteur ne pêche - t'il pas
dans le plan qu'il s'eſt tracé ? ne ſemblet'il
pas avoir fait plier à ce ſyſtème tous
les ſujets d'hiſtoire dont il a voulu l'étayer
? ne s'eſt- il pas déguiſé à lui - même
que la haine , l'amour , l'ambition , l'avarice
& les autres paſſions ; que la tendreſſe
filiale , l'amour de la liberté , le violement
enfin des droits les plus facrés de
l'hoſpitalité , du mariage , du droit des
gens , ont été le plus ſouvent les ſeules
cauſes des funeſtes malheurs qui ont déſolé
la terre ? De cinquante hiſtoires qui
compofent la brochure , il n'y en a que
(1) Page premiere .
(2) Avertiſſement.
SEPTEMBRE. 1758 . 33
très peu qui offrent un événement confidérable
occafionné réellement par une
petite cauſe. Les autres petits accidens
auxquels l'Auteur attribue de grands événemens
, n'ont été que des cauſes ſecondes,
des occafions, des prétextes d'exécuter
une action déja méditée en ſecret , de
faire jouer une mine depuis long-temps
préparée. Les cauſes premieres étoient les
paffions. Otez donc les titres que l'Auteur
a placés à la tête de chaque hiſtoire ; fubſtituez
en d'autres conformes à la vérité ,
&vous aurez le premier volume d'un livre
curieux , amusant & inſtructif. Le Public
en recevroit d'autant mieux la continua
tion , qu'elle pourroit ſervir à l'inſtruction
de la jeuneſſe. Des Maîtres , des Profeffeurs
, nourris de la lecture des Auteurs du
fiecle d'Auguſte , pourroient traduire en
Latin chaque article du livre , & en faire
faire la verſion en François à leurs éleves ;
leur faire voir enſuite , par la comparaifon
de leur traduction avec l'original ,
combien ils ſe ſont écartés du bon goût ,
du génie , & des graces de notre Langue ,
dont l'Effai de M. Richer eſt un excellent
modele. On fupprimeroit alors quelques
phraſes , où le vice reſte voilé ſous des
images riantes ( 1 ) . Je reviens au livre.
(1) Comme aux pages 88 , 160 , &c.
By :
34 MERCURE DE FRANCE:
Voici quelques-uns de ces titres chan
gés ( & l'on en pourroit faire autant de
beaucoup d'autres articles) , à côté deſquels
on met le texte de l'Auteur pour le rappeller
à ceux des Lecteurs qui n'ont point le
livre ſous les yeux .
Page4. Texte changé.
Sémiramis ambi- Sémiramis profite
d'un badinage de tieuſe& cruelle , fait
Ninus , fon mari , périr Ninus, ſon ma-
Roi d'Afſyrie , pourri , Roi d'Affyrie ,
le faire périr , & profitant de la faure
pour s'emparer de énorme qu'il a faite
la ſouveraine puiſ- de lui donner ſur ſes
fance. ſujets une autorité
abfolue pendant un
jour.
Page 11 .
L'amour d'Hélene
pour Pâris cauſe
le ſiege & la ruine
deTroye.
Page 25.
La perfidie d'Hélene
qui abandonne
ſon mari pour ſuivre
Paris , cauſe le ſiege
&la ruinede Troyes.
L'héroïque fureur
d'un pere qui aime
mieux immoler ſa
fille que de la voir
violer par le tyran
Les Décemvirs
exercent la tyrannie
dans Rome ; un
d'entr'eux devient
amoureux d'une Appius Décemvir ,
jeune fille qu'il voit excite la vengeance
paffer ; cet amour du peuple Romain
SEPTEMBRE. 1758. 35
(déja irrité contre la
tyrannie des Décemvirs
) , & occaſionne
le rétabliſſement des
Tribuns.
La tendreſſe de Titus
Antonius pour
ſon pere , & ſes vertus
admirées des Romains
, le portent ſur
le trône des Céfars.
L'Empereur Conftance
eſt aſſez juſte
pour abolir un impôt
qu'un homme & fa
femme n'avoient pu
acquitter qu'aux dépens
de leur honneur.
La cruauté de Frédegonde
la porte à
faire aſſaffiner le Roi
Chilperic fon mari ,
pour prévenir la juſte
vengeancede ſon impudique
commerce
avec Landry.
font
eſt cauſe que les
Décemvirs
bannis , & que le
Décemvirat eſt détruit.
Page 62 .
Les attentions
qu'un Citoyen de
Rome a pour fon
pere , le portent fur
fur le trône des Cé,
fars.
Page70 .
La permiſſion
qu'un mari donne
à ſa femme de lui
être infidelle , eſt
cauſe qu'on abolit
un impôt très- onéreux.
Page 106.
L'affaffinat de
Chilperic , Roi de
France , eſt occaſionné
par un coup
de baguette qu'il
donne en badinant
à Frédegonde , ſa
femme.
4
B vj
36 MERCURE DE FRANCE.
Page III .
Une plaifanterie
de l'Impératrice
Sophie , fenime de
Juſtinien II , eſt
cauſeque les Lombards
font une invaſion
en Italie , &
L'ingratitude de
Juſtinien II , & les
mépris de l'Impératrice
Sophie envers
l'Eunuque Narsès
portent ce grand Capitaine
à faciliter aux
Lombards une invaſion
en Italie , & l'é
د
s'y établiſſent.
Page 115 .
Une fille eſt entabliſſement
d'un Royaume.
La beauté & les
vertus de Bathilde ,
du ſang royal des
Saxons , la fait monter
ſur le trône de
France.
levée en Saxe par
des Corſaires ; ſa
captivité eſt cauſe
qu'elle monte ſur
le trône de France ..
Page 142 .
Les Royaumes de
Naples & de Sicile
font établis , parce
que deux Barons
Normands ſe battent
en duel.
La perfidie desGrecs
attire la vengeance
des Normands , qui
par leur valeur font
la conquête des
Royaumes de Naples
&de Sicile.
Il faut ſe borner à ce petit nombre
d'exemples qui juſtifient , je crois , affez
ces réflexions. Du reſte elles n'ôtent rien
de l'eſtime dont on eſt rempli pour M. Richer
, déja ſi avantageuſement connu par
d'autres Ouvrages.AToul, 1758. Le M. A.
SEPTEMBRE. 1758 . 37
L'ERREUR UNIVERSELLE ,
Morceau traduit du Pere Féijoo , Bénédictin
Espagnol. Théâtre critique des Erreurs
communes , tome 6 .
S₁1
on peint aveugle l'amour en général ,
comment doit-on peindre l'amour- propre ?
Horace , qui étoit doué d'une belle intelligence
, ſemble n'attribuer l'aveuglément
qu'à ce dernier , du moins lui appliquet'il
, comme par excellence , l'épithete
de Cæcus amor fui. ( Liv. I , Ode 18. )
Pour moi , fi on veut bien me le permettre
, je dirai que l'amour , pris en général
, n'eſt pas aveugle , ni même l'amourpropre.
L'amour a des yeux ; il voit , & fa
vue n'a d'autre défaut que celui , dont la
vue corporelle la plus perſpicace n'eſt pas
exempte. Qu'arrive-t'il aux yeux corporels
? qu'ils voyent bien les objets à une
diſtancedéterminée ; mais ſi ces objets font
ou trop éloignés , ou trop proche , ils ne
les voyent point , ou ils ne les voyent que
confufément : il en eft de même de l'amour
.
La volonté voit les objets avec les yeux
de l'entendement , ou pour mieux dire ,
38 MERCURE DE FRANCE!
l'entendement lui-même eſt comme l'oeil
de la volonté. On ne peut que très-improprement
faire de la volonté une puifſance
aveugle ; c'eſt au contraire une puifſance
qui voit ; mais ſa vue , ou fa faculté
viſive eft le même entendement. Seroit
on bien fondé à ſoutenir que l'ame
eſt aveugle à l'égard des couleurs , parce
qu'elle les apperçoit ſeulement par l'entremiſe
des yeux du corps ? Qu'importe , fi
cette partie du corps eſt l'organe de l'ame
pour cet effet ? On ſe conforme donc à la
raiſon , en diſant que l'entendement eſt la
vue de la volonté , parce que la distinction
qui ſe trouve entre l'ame & le corps n'exiſte
pas entre ces deux puiſſances. Il n'y a
pas même probablement de diſtinction
réelle de l'une à l'autre .
Mais comment la volonté voit-elle les
objets avec les yeux de l'entendement ?
Dans la même proportion , en fait d'éloignement
ou de proximité , que les yeux
corporels. La diſtance proportionnelle eſt
indiſpenſable pour qu'elle les voye clairement
: ni trop loin ni trop près. S'ils font
trop loin , & que reſpectivement à la volonté
ils foient conſidérés comme totalement
étrangers , elle ne les voit pas bien :
s'ils font affez près pour être contemplés
comme propres , elle les voit mal. Dans
SEPTEMBRE. 1758 . 39
1
ceux- là les perfections lui font cachées ,
dans ceux - ci les défauts. Une diſtance
moyenne eſt donc néceſſaire pour que ni
l'envie ou la jalouſie ne cache ce qu'il y a
bon , ni l'intérêt perſonnel ou la vanité ne
couvre ce qui s'y trouve de mauvais ou de
défectueux.
Cette analogie entre la vue ſpirituelle &
la vue corporelle n'eſt cependant pas fi
conftante , qu'elle ne ſouffre quelque exception
: il y a des hommes qui , avec les
yeux de l'entendement , voyent très-bien
ce qui eſt le plus près , qui diſcernent clairement
ce qu'il y a de bon , comme ce qu'il
y ade mauvais dans le compatriote , dans
le parent, dans le bienfaicteur,& ce qui eſt
encore plus , dans eux- mêmes .
Je dis qu'ily a des hommes qui connoiffent
leurs propres défauts ; mais cette exception
en renferme une autre. Il y a certain
défaut que perſonne ne connoît dans
foi-même. Perſonne ? Non , perſonne :
quel eſt- il donc ? Je le dirai en un mot&
ſans détour , le défaut d'intelligence. Voilà
pour tous la pierre d'achopement : voilà
la partie où perſonne ne ſe connoît ſoimême
, & c'eſt là auſſi où vient ſe rétablir
l'analogie propoſée entre la vue ſpirituelle
&la vue corporelle : les yeux corporels ne
ſe voyent pas ; l'entendement ne ſe voit
pas lui-même.
C
40 MERCURE DE FRANCE.
Pluſieurs connoiſſent les défauts de leur
propre corps , quoiqu'ils ne ſautent pas ,
comme on dit , aux yeux . Quelques - uns
connoîtront encore les mauvaiſes diſpoſitions
de leur ame : celui - ci n'ignore pas
qu'il eſt colere , celui- là timide , cet autre
inconſtant : mais il ne faut pas s'attendre
que perſonne ſe reconnoiſſe du côté de
l'entendement. Tous ſe font grace fur ce
point , ignorans & ſçavans , les uns & les
autres tombent dans le même aveuglement,
quoique d'une maniere différente. Le fot
penſe qu'il eſt très- ſpirituel , & celui qui
a de l'efprit croit en avoir beaucoup plus
qu'il n'en a réellement ; c'eſt pour cette
raiſon que je donne à cette erreur l'épithete
d'univerſelle. L'erreur univerſelle eſt
donc le jugement avantageux &non mérité
qu'un chacun porte de ſon propre entendement:
après tant d'erreurs communes ,
découvrons l'erreur générale.
Pour comprendre comment cette erreur
eſt univerfelle , il faut d'abord établir pour
premier principe , que le plus ou le moins
de ſcience ne fait pas le bon ou le mauvais
entendement. Sçavoir beaucoup c'eſt avoir
beaucoup de connoiſſances : pour les avoir
il faut les acquérir , & cette acquifition eſt
l'effet d'une bonne mémoire , de l'étude
de l'occaſion , de la commodité. Il y a
SEPTEMBRE. 1758 . 41
d'excellens entendemens , qui faute de
quelqu'une de ces circonstances ou de toutes
enſemble , font de belles tables d'attente
, très-propres à recevoir les images des
objets , mais tables raſes , ſur leſquelles il
n'y a rien , ou tout au plus l'ébauche groffiere
de quelque ſujet. Il eſt certain qu'un
chacun reconnoît en ſoi la diſette de connoiſſances
, par comparaiſon avec celles
que les autres poſſedent ; ainſi non-feulement
le ruſtique avouera qu'il n'eſt point
Philofophe , Jurifconfulte ou Hiſtorien ;
mais entre ceux-mêmes qui s'appliquent à
ces ſciences , il y en a qui reconnoiſſent
ſans peine que d'autres y font plus verſés
qu'eux : auſſi n'est-ce pas en cela que conſiſte
le jugementerroné&univerſel , dont
nous voulons parler : nous le conſtituons
uniquement dans la capacité intellectuelle
priſe en elle-même.
Mais cette capacité eft encore ſuſceptible
de bien des diſtinctions. Il y a des entendemens
qui ſont des lynx pour une choſe
, & des taupes pour une autre : il y a
des entendemens profonds , mais tardifs :
il y a des entendemens qui conçoivent bien
&qui rendent mal : il y a des entendemens
qui ſaiſiſſent parfaitement les idées des autres
, & qui en portent un bon jugement ,
mais qui d'eux- mêmes ne sçauroient avan42
MERCURE DE FRANCE:
cer d'un pas dans la route qui leur eſt tra
cée. Il y a des entendemens très habiles à
raiſonner par ſophifmes , mais totalement
dénués de cette perſpicacité ſubſtantielle
, ſolide & néceſſaire pour faiſir le
point fixe de vérité : il y a des entendemens
qui ſaiſiſſent bien le vrai , mais qui
ne sçauroient rien trouver dans leur propre
fonds pour la conviction des autres :
il y a des entendemens qui ſe rendent familier
un objet ſimple ,& qui ſe perdent
dans la combinaiſon de pluſieurs , ou dans
les queſtions complexes. Il y a une infinité
d'autres différences , & chacune
peut encore ſe diviſer & ſe ſubdiviſer : ce
qui me rappelle une réflexion que j'ai faite
il y a long-temps , & que je propoſerai
ici , parce qu'outre qu'elle n'eſt pas étrangere
au ſujet , elle peut y trouver place ,
comme étant propre à combattre une autre
erreur commune.
Tous , ou preſquetous leshommes, conçoivent
une identité dans les eſprits, fi fimple
, fi uniforme , qu'ils s'imaginent que
l'entendement voit au premier coup d'oeil
tout ce qu'eſt un eſprit : il leur ſemble même
qu'un eſprit étant vu , tous le font ,
du moins ceux de la même eſpece , d'où il
réſulte , que ne pouvant contempler dans
les êtres ſpirituels cette varieté qui nous
SEPTEMBRE. 1758. 43
plaît ſi fort dans les matériels, ils concluent
que la vue claire des premiers ( qu'on ſuppoſe
impoſſible dans l'état préſent ) ne peut
produire qu'un plaifir de très-courte durée
, fur le fondement que tout ce qu'il y a
à voir , eſt vu en un inſtant , & que la repréſentation
répétée d'un même objet , qui
n'offre jamais que ce qui a été apperçu au
premier coup-d'oeil , devient en peu de
temps ennuyeuſe. Un défaut de réflexion
eſt la cauſe de cette erreur. Si Dieu nous
•donnoit la lumiere néceſſaire pour voir &
connoître clairement une ame humaine ,
quel théâtre plus varié , plus vaſte que
celui qui s'offriroit à notre entendement !
Quel nombre de diverſes facultés ! Dans
chaque faculté , quelle multitude de différentes
déterminations ! Quelle prodigieuſe
variété d'inclinations & d'affections
! Il n'y a point de forêt avec autant
de feuilles , que de différences à conſidérer
dans chacune des parties que nous
venons de nommer.
Pour rendre ceci plus compréhenſible ,
je fais une ſuppoſition , que je ne penſe
pas que l'on puiſſe me nier , ſi l'on y
réfléchit. Entre tant de milliers , de milliers
, & de milliers de millions d'hommes
qu'il y a dans le monde , on n'en trouvera
pas deux parfaitement reſſemblans ,
44 MERCURE DE FRANCE.
ni dans le complexe des inclinations , ni
dans la connoiſſance de tous les objets.
Que le lecteur réfléchiffe s'il a jamais vu
deux individus & conformes dans les affections
, que tout ce qui plaiſoit à l'un, plût à
l'autre , ou d'une conception fi uniforme ,
que le ſentiment de l'un ne fût jamais différent
de celui de l'autre ? J'oſe certainement
répondre pour lui que non. Il s'enfuit
delà avec évidence , que la partie intellective
, comme l'appetitive de chaque
homme , comprend un nombre innombrablede
diſpoſitions diftinctes. Et en effet ,
s'il n'en étoit pas ainfi , il feroit impoffible
, qu'entre tant de milliers de millions
d'individus, le même complexe ne ſe répétât
dans quelques-uns ,& même dans plufieurs
.
,
Toute la varieté que nous avons obfervée
dans l'entendement & la volonté de
l'homme , eſt moindre que celle que nous
offre l'ample fein de la mémoire , ce fein
capable de contenir l'être intelligible de
tout un monde , & même de pluſieurs
mondes , & où ſont contenus actuellement
des milliers de milliers de ces eſpeces , que
l'école nomme intelligibles , ou imprimées.
Quel tableau plus auguſte , plus vafte
, plus varié que celui qui repréſente an
naturel cette immenſe voûte du Ciel , le
E
SEPTEMBRE. 1758 . 45
ms , ti
Objets
ais vu
affec
plût
Orme ,
is dif
raines'en
.
e inaque
bra
effer ,
offi
ions
épé
plu
er
de
us
e
S
it
e
corps , le cours , la lumiere de tous ſes aftres
, la terre , l'air , l'eau , avec un nombre
innombrable de corps vivans , inanimés ,
élémentaires & mixtes !
Tout ceci , & beaucoup plus qu'il n'eſt
poſſible de décrire , eſt à contempler dans
l'eſpritde l'homme , qui ſe préſente ſi ſimple
& fi uniforme à l'entendement commun.
Je m'imagine que ſi Dieu nous montroit
ſucceſſivement tout ce qu'il y a à voir
dans cet eſprit , de façon qu'à chaque minute
nous viſſions ſeulement ce qui peut
être l'objet de l'acte le plus précis de l'entendement
, il ſe paſſeroit bien des centaines
d'années avant que de tout voir. Auffi
ſans doute , ſi j'avois l'option , je préférerois
la vue claire d'une ame humaine à celle
de tous les êtres viſibles contenus dans le
ciel , la terre , lair & l'eau .
Si je parle ainſi de l'eſprit humain , que
dirai-je de l'eſprit angélique , dont l'ample
capacité eſt proportionnée au degré de ſa
perfection , & dont chaque individu , fuivant
la doctrine de S. Thomas , renferme
l'interminable extenfion de l'eſpace ? Je
crois très-fermement , que ſi tous les objets
délectables qui ſont dans le monde , ſe
préſentoient aux ſens & aux puiſſances
d'un homme dans un inftant , & que
dans ce même inſtant il pût jouir de tous ,
46 MERCURE DE FRANCE .
h
il s'en faudroit de beaucoup que ſon plaifir
égalât celui qu'il auroit de voir clairement
le moindre de tous les eſprits angéliques
, & abſtraction faite du ſujet , la
preuve qui doit le perfuader eft concluante.
Un objet plaît d'autant plus , qu'il eſt
plus beau , plus agréable , & il eſt d'autant
plus beau , plus agréable , qu'il eſt
plus parfait. Or qui doute que la perfection
réunie de tous les objets ſenſibles n'égale
pas celle du moindre des eſprits angéliques
? Mais voici un bien autre ſujet
d'admiration. Si le plaifir de voir un ſeul
& le plus petit de tous les eſprits céleſtes ,
eft fi grand , quel doit être celui d'en voir
tant de milliers de milliers , dont l'excellence
croît ſucceſſivement , de façon que
le plus grand eſt au plus petit ,
une montagne à un atome ? O heureux
habitans de la céleſte patrie , quelle joie
ne goûtez- vous pas ! O vains amateurs du
monde , que ne perdez- vous pas ! Mais où
m'arrêtai-je , tandis qu'il reſte encore un
eſpace infini juſqu'au comble de la félicité
? O Océan de perfections & d'excellences
! ô Dieu , Souverain des vertus ! ô
Grand Dieu ! ô Dieu des Dieux ! fi telle
eſt la joie que procure la vue de tes créatu
tures , qui , quoique très nobles , font enfin
tes créatures , & dont la perfection eft
comme
CE. SEPTEMBRE
. 1758 . 47 fon pla
ir claire
its ange
Jujer , b
oncluan
qu'ilet
eft dan
qu'ilet
perfer
blesn'e
prits an
re fujet
un feul
éleftes,
en voir
'exceln
que
omme
ureux
joie
sdu
un
élicel
lle
4
1-
ft
infiniment plus éloignée de la tienne , que
le plus vil inſecte de la terre ne l'eſt de la
premiere intelligence du Ciel , dont la
beauté n'eſt que laideur , dont la lumiere
n'eſt que tenebres , ſi on les compare à ta
beauté , à ta ſplendeur ; que ſera-ce donc
de te voir toi- même ? .... Sortons , s'il eſt
poſſible , de l'admiration , & reprenons
notre ſujet.
Suppoſé donc , comme nous l'avons
infinué ci-deſſus , qu'on doit confidérer
dans l'entendement pluſieurs facultés diftinctes
; je dis que l'erreur univerſelle n'eſt
pas reſpectivement à relle ou telle de ces
facultés , & beaucoup moins à toutes enſemble
, mais relativement à une ſeule , la
plus eſſentielle , qui eſt la droiture du jugement.
Bien des hommes font aſſez francs
pour convenir que d'autres ont fur eux
l'avantage de comprendre plus promptement
, de diſcourir plus facilement , de
s'expliquer plus heureuſement , qu'ils ont
plus de génie , plus d'aptitude pour telle
ou telle profeffion , plus d'étendue d'efprit
pour ſaiſir dans un même temps différens
objets , &c. Mais il leur reſte toujours
undernier retranchement , & le plus
important de tous , où ils mettent à couvert
leur amour-propre : c'eſt la perfuaſion
qu'ils jugeront bien des chofes , dès
48 MERCURE DE FRANCE .
qu'elles feront établies dans l'ordre qu'elles
exigent. Voilà le point ſur lequel , qui
que ce ſoit ne veut rien céder. Qu'on cherche
l'homme qui penſe le plus modeſtement
de lui- même , il avouera que ce qu'il
ſçait eſt peu de choſe , qu'il lui faut plus
de temps qu'à un autte pour concevoir
& pour rendre ce qu'il conçoit , qu'il
s'explique mal ; & ainſi de bien d'autres
défauts de ſon entendement ; mais dans
le même-temps il croira ſe faire une injustice
, s'il ne penſe pas que relativement
aux objets qu'il comprend , perſonne n'en
portera un meilleur jugement que lui , en
lui donnant le temps néceſſaire pour les
méditer.
La preuve de ce que j'avance eſt évidente
, en ce que nous ne voyons pas communément
un homme céder à un autre en
changeant de penſée , relativement aux
faits fur leſquels , après les avoir vus &
revus , il a établi ſon opinion. Je dis communément
, pour ne pas nier que cela n'arrive
quelquefois : mais obſervez que même
alors il ne ſe rend , que parce qu'on
lui propoſe quelque connoiſſance nouvelle
, quelque réflexion , ou quelque expérience
qu'il ignoroit , ou à laquelle il n'avoit
point penſé. Ainſi donc il reſte toujours
dans la perfuafion , que s'il s'eſt trompé
CE.
SEPTEMBRE
. 1758. 49
re que
uel , qu
'on che
modelte.
e ce qu'
faut plus
Concevol
= , quil
d'autres
ais dans
une inivement
mnen'en
lui, en
pour les
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s comatre
en
it aux
us&
coml'armêu'on
velpéaume
pé
t
pédans le premier jugement , ce n'eſt pas
parce qu'il a moins de talent que l'autre
pour bien juger , mais parce qu'il n'a pas
eu les mêmes facilités pour acquérir les
connoiſſances qui lui manquoient , ou le
mêmebonheur, pour que quelque réflexion
effentielle ſe préſentât à fon eſprit.
Je m'expliquerai mieux par un exemple.
Dans cet ouvrage étendu du Théâtre critique
, j'ai convaincu nombre de perſonnes
de bien des maximes contraires aux
ſentimens où ils étoient précédemment ſur
différentes matieres. Quelqu'un d'eux
croit- il pour cela que Dieu m'a donné fupérieurement
à lui cette faculté principale
de l'ame pour bien juger ? Je ne le penſe
pas. ( Le Pere Féijoo avoit raiſon de ne lepas
penser : l'Espagne a été inondée de libelles diffamatoires
contre lui. ) Ils reconnoîtront
bien que j'ai ſaiſi le point de vérité , &
qu'ils étoient auparavant dans l'erreur :
mais fur certains ſujets , ils attribueront
cette inégalité à ma plus grande application
àl'étude ; fur d'autres , à la plus grande
facilité de me procurer des livres , &
d'acquérir des connoiſſances ; fur celui- ci ,
àl'étude continuelle que j'en avois faite ;
fur celui-là , à mon plus grand bonheur ,
qui ma offert quelques réflexions auxquelles
ils ne penſoient pas. Tous du pre-
C
5o MERCURE DE FRANCE .
:
mier au dernier , reſteront dans l'opinion ,
que s'ils s'étoient trouvés en égalitéde circonftances
auſſi heureuſes , ils auroient découvert
les vérités que je leur ai démontrées
, & qu'ils feroient revenus d'eux-mêmes
des erreurs d'où je les ai tirés.
Quelqu'un pourra bien dans une autre
occafion , changer d'avis , ſans attribuer la
réuſſite de celui à qui il cede , ni au bonheur
accidentel de l'occurrence , ni à une
plus grande application , ni à une plus favorable
commodité de vérifier le fait ; mais
quoique cela puiſſe arriver très-rarement ,
il n'en ſera ni plus généreux , ni plus équitable
pour lui accorder un entendement
plus net & plus profond que le ſien. Il aura
toujours la reſſource de penſer & de dire
qu'une idée vraie & bien rendue ne ſuffit
pas pour graduer un entendement , comme
une erreur ne ſuffitpas non plus pour
le dégrader : & joignant cette maxime véritable
à la fauſſe ſuppoſition ou à la prévention
, que pour une fois que l'autre ſaifit
bien , & lui mal , iljuge bien dix fois à
fon tour , tandis que l'autre ſe trompe auſſi
ſouvent ; il ſe croit toujours en droitde
conclure que l'avantage ſubſtantiel de
l'entendement eſt de ſon côté.
C'eſt ainſi que les hommes ſe trompent
très- fréquemment , & dans bien des cirNCE.
SEPTEMBRE
. 1758 . St l'opinion,
lité dedis
mroientdé
ai démon
d'eux-me
és.
une autre
tribuerla
i au bonni
àun
e plus fr
ait; mais
rement
,
Jus équidement
Ilaura
dedire
me fuffit
, compour
evé
préfai-
Dis à
aufli
tde
de
int
ir
conſtances différentes , pour ne pas accorder
une ſupériorité d'entendement à ceux
qui l'ont en effet. Qu'ils liſent ou qu'ils
entendent une maxime bien fondée , une
penſée ſpirituelle , un raiſonnement ſolide
ſur quelqu'une de ces matieres , en
quelque forte populaires , & dans lefquelles
tout le monde comprend quelque
choſe : par exemple , en fait de coutumes ,
de moeurs , de gouvernement ou de politique.
Je ſuppoſe qu'ils n'ont jamais entendu
cette réflexion , cette ſentence , cette
maxime ; toutefois dans le moment ils la
ſaiſiſſent , ils en ſentent toute la juſteſſe ,
ils l'adoptent pleinement. Rendront - ils
pour cela à fon Auteur le tribut d'éloge
qui lui eſt dû ? Non , parce qu'il leur femble
qu'ils penſoient d'avance comme lui.
Auſſi ſe diſent- ils intérieurement , & avec
la plus grande fatisfactionde l'amour-propre
: je n'ignorois pas cela : on ne m'apprend
rien de nouveau. Il ſera pourtant
vrai que mille fois peut- être le ſujet qui
adonné lieu à cette maxime a été traité
en leur préſence ; que perſonne ne l'avoit
jamais entendue , ni rien d'équivalent ;
que même , s'ils veulent avouer la vérité
, ils n'y avoient jamais penſé euxmêmes.
Eſt- ce qu'ils mentent , quand ils
diſent qu'ils le ſçavoient déja ? Non cer-
Cij
52 MERCURE DE FRANCE .
tainement ; mais ils ſe trompent.
Il faut obſerver que ſur ces matieres de
la jurisdiction , pour ainſi dire , de tous les
hommes , il n'y a aucune vérité qui ne
ſoit gravée de quelque façon dans l'enten--
dement de tous , du moins de ceux qui
ont le jugement bien diſpoſé , & qui font
doués aumoins d'unbon ſens naturel; mais
elle l'eſt différemment , ſuivant la différence
qui ſe trouve entre les mêmes entendemens
. Dans les uns elle eſt claire &
distincte , dans les autres confufe , & comme
dans un nuage. Dans ceux - ci , elle
eſt peinte dans toute ſa perfection ; dans
ceux- là groffiérement ébauchée. Elle eſt ſi
brillante dans quelques- uns , qu'ils jouifſent
en plein de ſa lumiere , & qu'ils peuvent
même la communiquer aux autres ;
elle eſt ſi fort obfcurcie dans quelques
autres , qu'ils ne peuvent pas l'appercevoir
pour eux-mêmes. Quand donc ces
derniers liſent cette penſée , cette maxime,
ou qu'ils l'entendent dire à quelqu'un qui
la poſſede dans toute ſa clarté , la lumiere
quecelui-ci leur communique , diſſipe les
nuages qui la leur cachoient ; & alors
voyant la vérité au dedans de leur propre
intelligence , ils s'applaudiſſent préſomptueuſement
de la prétendue connoiffance
qu'ils en avoient , d'où ils tirent la fauſſe
SEPTEMBRE. 1758 . 53
conféquence que leur lumiere ou leur pénétration
n'eſt point du tout inférieure à
celle de celui qui vient de les éclairer . O !
que ces gens là font dans l'erreur !
Mais cette différence n'eſt encore rien
A peine y a-t'il d'autre ſupériorité ſubſtancielle
d'un entendement à l'autre, que celle
de comprendre l'un clairement , ce que
l'autre n'apperçoit que confuſément , & en
ceci la vue corporelle & l'intellectuelle
vontdepair. Si de deux perſonnes qui ont
à une diſtance égale le même objet , l'un
le diſtingue très-bien , & l'autre ne l'apperçoit
que très-foiblement , nous ne balançons
pas à décider que la vue du premier
est bonne , & que celle du ſecond eſt
foible. La même différence ou la même
inégalité ſe trouve entre deux entendemens
, dont l'un ſaiſfit dans toute ſa clarté
le même objet que l'autre n'entrevoit qu'à
travers d'épais nuages , quoiqu'à la même
diſtance pour tous les deux ; j'entends parlà
ſuppoſer que l'étude particuliere qu'ils
en ont faite , ou les explications qu'ils en
ont reçues foient égales .
Les eſprits bornés prennent ſouvent le
change , en attribuant cette inégalité de
la faculté intellective à une autre toute
différente , c'est- à- dire en s'imaginant que
'ce qui eſt clartéd'intelligence , n'eſt ſeu-
Ciij
54 MERCURE DE FRANCE.
3
3
lement que clarté d'explication , ce qui ,
ſuivant eux , fait toute la ſupériorité. Pour
moi , je penſe en premier lieu , que l'avantage
de ſe mieux expliquer vient en
plus grande partie de celui de mieux comprendre.
De deux Peintres qui ſçavent
également faire uſage des couleurs , mais
dont la vue eſt différente , il eſt certain
que, quoiqu'ils ayent à la même diſtance le
même objet , l'un le peindra bien & l'autre
mal , par la ſeule raiſon que la vue de
l'un ſera plus claire que celle de l'autre.
Il en eſt de même de nos idées. Les paroles
font les couleurs. On peut également ,
&même ſupérieurement pofſéder ſa langue
; cependant nous voyons tous les jours
que cette ſupériorité , cette ſource plus
abondante de mots , ne fait ni mieux , ni
fi bien rendre nos penſées. Pourquoi ? Parce
qu'un objet ſera toujours mal peint ,
tant que les yeux de l'entendement ne le
verront pas avec clarté.
Pour ne laiſſer aucun doute fur cette
matiere , je demande : Quand quelqu'un
qui écoute , convient que celui qui parle
s'explique admirablement , & qu'il lui accorde
en cela quelque ſupériorité ſur lui ,
n'eſt-il pas vrai qu'il comprend tout de
ſuite ce que l'autre dit ? Sans doute , &
c'eſt pour cela même qu'il applaudit à fon
SEPTEMBRE. 1758 . 55
élocution. Donc il ſçavoit auparavant
l'uſage & la ſignification des termes employés
dans la démonstration , & à cet
égard point de différence entr'eux : donc
toute l'inégalité vient de ce que l'un conçoit
mieux que l'autre. Généralement quiconque
poſſédant bien la langue , s'explique
clairement à foi- même une choſe ,
l'explique bien à un autre ; & qui ne peut
bien ſe la rendre à foi - même , ne peut
bien la rendre à un autre.
Je dis en ſecond lieu , que dans le cas
où nous en ſommes , il eſt certain que l'explication
ne manque pas ſeulement , mais
encore la connoiſſance. Celui-là ſe trompe,
qui entendant une réflexion nouvelle
dont il faiſit à l'inſtant toute la juſteſſe ,
croit qu'il ſçavoit déja ce qu'on vient de
lui apprendre , parce qu'alors s'éclaircit
dans ſon eſprit une idée obſcurede l'objet
qu'on lui développe. Il avoitbien l'eſpece ,
mais non l'uſage ; il avoit l'idée , mais
concentrée en elle-même. Il lui manquoit
non ſeulement l'explication externe de
l'objet , mais encore l'interne. Non ſeulement
il ne pouvoit pas l'exprimer , quoique
poſſédant parfaitement les termes propres
, mais encore s'en rendre raiſon à luimême.
Qu'il ait donc toute la reconnoifſance
que mérite celui dont la lumiere a
Civ
56 MERCURE DE FRANCE.
tiré fon idée de l'obſcurité , & qui par ſa
culture a fait fructifier cette ſemence enfouie.
Nous avons raiſonné juſqu'ici relativement
aux entendemens bornés. Les mêmes
principes concourent pour que les enten
demens ſupérieurs ſe trompent également
dans le jugement qu'ils portent d'euxmêmes
, non à la vérité en ſe croyant ſupérieurs
; car l'étant en effet , il n'y a point en
cela d'erreur : mais en penſant que leur excellence
eft placée àun degré beaucoup plus
élevé que celui qu'elle occupe réellement .
Pour comprendre qu'il en eſt ainſi , il n'y
a qu'à jetter les yeux ſur les Ecrivains les
plus célebres de tous les temps. Ceux- ci
étoient ſans doute bien perfuadés qu'ils ne
ſe trompoient en rien de ce qu'ils mettoient
au jour. En effet, s'ils n'avoient pas
porté un tel jugement de quelque partie
de leurs ouvrages , ils ne l'auroient pas
écrite. Malgré cela aucun n'a été allez
heureux pour ne pas errer en quelque
choſe , ſuivant le ſentiment unanime des
Sçavans. Donc ils s'eſtimoient plus qu'ils
ne devoient ; & qu'on ne me réponde pas
que l'erreur n'eſt que du côté des Critiques
de leurs ouvrages. La replique n'eſt pas
recevable , 1º. parce que la raiſon naturelle
dicte que perſonne ne peut-êtrejuge
SEPTEMBRE. 1758 . 57
dans ſa propre cauſe ; ainſi nous ne devons
pas nous en tenir au jugement des Auteurs
eux - mêmes , mais à l'opinion de ceux
enqui on doit ſuppoſer les lumieres néceffaires
pour en décider ; 2°. parce qu'en
accordant que le ſentiment de quelqu'un
de ces Auteurs doive prévaloir fur celui
de quelque Critique pris en particulier , il
ne doit pas l'emporter ſur l'opinion générale
ou preſque générale des Sçavans ,
étantbien plus vraiſemblable qu'un homme
feul , quelque génie qu'il ait, ſe trompe
dans ſa propre cauſe , que pluſieurs ,
quoiqu'inférieurs , dans une cauſe qui leur
eſt étrangere.
Rendons ceci plus ſenſible en remontant
juſqu'aux anciens Philoſophes ; &dans
le nombre , ne nous arrêtons qu'à ceux
à qui la primauté de génie eſt accordée
d'un conſentement univerſel , Platon &
Ariftote. Ces deux hommes étoient ſans
contredit doués d'un entendement admirable
. On trouve à chaque pas dans leurs
Ouvrages des traits fublimes , & qui démontrent
une pénétration prodigieufe . Qui
ofera cependant diſconvenir qu'il n'y ait
pareillement de grands écarts de l'eſprit ?
Ils étoient bien éloignés eux-mêmes de le
penſer. Peut- être préſumoient- ils au con-
'traire s'élever encore plus au deſſus des
Cy
58 MERCURE DE FRANCE.
autres mortels , par la même route où ils
erroient le plus grofliérement , & fur le
ſujet qu'il importoit le plus de mieux approfondir;
je veux parler de l'idée de laDivinité.
Tous les deux s'égarerent pourtant
dela façon la plus énorme , quoique par
différens chemins. Que reſte-t'il à conclure
? qu'univerſellement tous les hommes
apprécient plus qu'ils ne le doivent
leur propre entendement.
Nous avons prouvé le ſujet de ce difcours
; mais il ne faut pas paſſer ſous filence
deux objections qu'on peut nous faire ,
l'une méthaphyſique , l'autre expérimentale
& de pratique. La premiere eſt fondée
fur la maxime philoſophique que l'entendement
eſt réflexible ſur ſui- même , d'où
il paroît naturel d'inférer qu'il peut connoître
& meſurer fa propre étendue. Cette
maxime au moins doit - elle annuller la
parité propoſée ci deſſus entre la vue corporelle
& l'intellectuelle ; ſçavoir, qu'ainfi
que les yeux corporels ne ſe voyent pas ,
l'entendement ne ſe voit pas lui-même :
car l'entendement étant réflexible ſur luimême
, & les yeux corporels ne l'étant
pas , il n'y a plus de parité.
Je conviens que l'entendement réfléchit
ſur lui même & ſur ſes actes ; mais cela
prouve-t'il que toutes ſes réflexions ſont
CE. 59 SEPTEMBRE. 1758 .
où il
fur le
ux ap
elaDi
turtant
epat
COD
hom
Divent
dif
filen
aire,
mendée
en-
Hou
onerte
la
rf
,
:
=
vraies & juſtes ? Nullement. S'il en étoit
ainſi , il n'y auroit point d'entendement
qui ne connût ſes erreurs , & qui ne les
corrigeât en faiſant un acte réfléchi ſur le
direct ( que nous ſuppoſons faux ). Ce qui
arrive très-communément , c'eſt que lorſque
l'acte direct eſt faux , le réfléchi l'eſt
pareillement. Il faut de néceſſité que cela
ſoit , ſi après l'acte direct il ne ſurvient
pas à l'entendement quelque nouvelle lumiere
relative à l'objet ; parce que les mêmes
principes ſur leſquels il s'eſt fondé
pour former l'acte direct , ſubſiſtent pour
le porter à penſer, par l'acte réfléchi, que le
premier eſt juſte. De-là il s'enfuit avec
évidence que l'entendement errede même
dans l'idée qu'il ſe forme de ſa propre capacité
: car croyant que nombre d'actes
d'intelligence ſont vrais tandis qu'ils
font faux , il doit croire néceſſairement
auſſi ſa perſpicacité intellective plus grande
qu'elle n'eſt. סמ
,
A l'égard de la parité entre la vue ſpirituelle&
la corporelle , j'avoue qu'elle n'eft
pas juſte à la rigueur ; mais elle peut toujours
paſſer dans ce qui eſt relatif au
ſujet que nous traitons. J'ai dit que les
yeux ne ſe voyent pas eux mêmes , non
plusque l'entendement: dans cette feconde
propoſition , le verbe voir doit être pris
Cvj
5o MERCURE DE FRANCE.
mier au dernier , reſteront dans l'opinion ,
que s'ils s'étoient trouvés en égalité de circonftances
auſſi heureuſes , ils auroient découvert
les vérités que je leur ai démontrées
, & qu'ils feroient revenus d'eux-mêmes
des erreurs d'où je les ai tirés.
Quelqu'un pourra bien dans une autre
occaſion , changer d'avis , fans attribuer la
réuſſite de celui à qui il cede , ni au bonheur
accidentel de l'occurrence , ni à une
plus grande application , ni à une plus favorable
commodité de vérifier le fait ; mais
quoique cela puiſſe arriver très- rarement ,
il n'en ſera ni plus généreux , ni plus équitable
pour lui accorder un entendement
plus net & plus profond que le ſien. Il aura
toujours la reſſource de penſer & de dire
qu'une idée vraie & bien rendue ne ſuffit
pas pour graduer un entendement , commeune
erreur ne ſuffit pas non plus pour
le dégrader : &joignant cette maxime véritable
à la fauſſe ſuppoſition ou à la prévention
, que pour une fois que l'autre faifitbien
,& lui mal , il juge bien dix fois à
fon tour , tandis que l'autre ſe trompe aufli
ſouvent; il ſe croit toujours en droit de
conclure que l'avantage ſubſtantiel de
l'entendement eſt de ſon côté .
C'eſt ainſi que les hommes ſe trompent
très-fréquemment , & dans bien des cir
SEPTEMBRE. 1758 . jt
د
conſtances différentes , pour ne pas accorder
une ſupériorité d'entendement à ceux
qui l'ont en effet. Qu'ils liſent ou qu'ils
entendent une maxime bien fondée , une
penſée ſpirituelle , un raiſonnement ſolide
ſur quelqu'une de ces matieres , en
quelque forte populaires , & dans lefquelles
tout le monde comprend quelque
choſe : par exemple , en fait de coutumes ,
de moeurs, de gouvernement ou de politique.
Je ſuppoſe qu'ils n'ont jamais entendu
cette réflexion , cette ſentence cette
maxime ; toutefois dans le moment ils la
faiſiſſent , ils en fentent toute la juſteſſe ,
ils l'adoptent pleinement. Rendront - ils
pour cela à fon Auteur le tribut d'éloge
qui lui eſt dû ? Non , parce qu'il leur femble
qu'ils penſoient d'avance comme lui.
Auſſi ſe diſent- ils intérieurement , & avec
la plus grande fatisfactionde l'amour-propre
: je n'ignorois pas cela : on ne m'apprend
rien de nouveau. Il ſera pourtant
vrai que mille fois peut- être le ſujet qui
a donné lieu à cette maxime a été traité
en leur préſence ; que perſonne ne l'avoit
jamais entendue , ni rien d'équivalent ;
que même , s'ils veulent avouer la vérité
, ils n'y avoient jamais penſé euxmêmes.
Est- ce qu'ils mentent , quand ils
diſent qu'ils le ſçavoient déja ? Non cer-
Cij
52 MERCURE DE FRANCE.
tainement ; mais ils ſe trompent.
Il faut obſerver que fur ces matieres de
la jurisdiction , pour ainſi dire , de tous les
hommes , il n'y a aucune vérité qui ne
foit gravée de quelque façon dans l'enten--
dement de tous , du moins de ceux qui
ont le jugement bien diſpoſé , & qui font
doués aumoins d'un bon ſens naturel; mais
elle l'eſt différemment , ſuivant la différence
qui ſe trouve entre les mêmes entendemens.
Dans les uns elle eft claire &
distincte , dans les autres confufe , & comme
dans un nuage. Dans ceux - ci , elle
eſt peinte dans toute ſa perfection ; dans
ceux- là groſſiérement ébauchée. Elle eſt ſi
brillante dans quelques- uns , qu'ils jouifſent
en plein de ſa lumiere , & qu'ils peuvent
même la communiquer aux autres ;
elle eſt ſi fort obfcurcie dans quelques
autres qu'ils ne peuvent pas l'appercevoir
pour eux-mêmes. Quand donc ces
derniers liſent cette penſée , cette maxime,
ou qu'ils l'entendent dire à quelqu'un qui
la poſſede dans toute ſa clarté , la lumiere
quecelui-ci leur communique , diſſipe les
nuages qui la leur cachoient ; & alors
voyant la vérité au dedans de leur propre
intelligence , ils s'applaudiſſent préſomptueuſement
de la prétendue connoiſſance
qu'ils en avoient , d'où ils tirent la fauſſe
2
1
SEPTEMBRE. 1758 . 53
conféquence que leur lumiere ou leur pénétration
n'eſt point du tout inférieure à
celle de celui qui vient de les éclairer . O !
que ces gens là font dans l'erreur !
Mais cette différence n'eſt encore rien .
Apeine y a- t'il d'autre ſupériorité ſubſtancielled'un
entendement àl'autre, que celle
de comprendre l'un clairement , ce que
l'autre n'apperçoit que confuſément , & en
ceci la vue corporelle & l'intellectuelle
vontde pair. Si de deux perſonnes qui ont
à une diſtance égale le même objet , l'un
le diſtingue très-bien , & l'autre ne l'apperçoit
que très- foiblement , nous ne balançons
pas à décider que la vue du premier
est bonne , & que celle du ſecond eſt
foible. La même différence ou la même
inégalité ſe trouve entre deux entendemens
, dont l'un ſaiſit dans toute ſa clarté
le même objet que l'autre n'entrevoit qu'à
travers d'épais nuages , quoiqu'à la même
diſtance pour tous les deux ; j'entends parlà
ſuppoſer que l'étude particuliere qu'ils
en ont faite , ou les explications qu'ils en
ont reçues foient égales .
Les eſprits bornés prennent ſouvent le
change , en attribuant cette inégalité de
la faculté intellective à une autre toute
différente , c'est- à- dire en s'imaginant que
*ce qui eſt clarté d'intelligence , n'eſt ſeu
Ciij
44
MERCURE DE FRANCE.
ni dans le complexe des inclinations , ni
dans la
connoiſſance de tous les objets
Que le lecteur réfléchiffe s'il a jamais vu
deux individus ſi conformes dans les affections
, que tout ce qui plaiſoit à l'un, plût à
l'autre , ou d'une conception fi uniforme ,
que le ſentiment de l'un ne fût jamais différent
de celui de l'autre ? J'ofe certainement
répondre pour lui que non. Il s'enfuit
delà avec évidence , que la partie intellective
, comme l'appetitive de chaque
homme , comprend un nombre innombra
blede diſpoſitions diftinctes. Et en effet ,
s'il n'en étoit pas ainfi , il ſeroit impoffible
, qu'entre tant de milliers de millions
d'individus, le même complexe ne ſe répétât
dans quelques-uns ,& même dans plufieurs
.
Toute la varieté que nous avons obfervée
dans
l'entendement & la volonté de
l'homme , eſt moindre que celle que nous
offre l'ample fein de la mémoire , ce fein ,
capable de contenir l'être intelligible de
tout un monde , & même de pluſieurs
mondes , & où ſont contenus
actuellement
des milliers de milliers de ces eſpeces , que
l'école nomme
intelligibles , ou imprimées.
Quel tableau plus auguſte , plus vafte
, plus varié que celui qui repréſente an
naturel cette immenſe voûte du Ciel , le
SEPTEMBRE. 1758 . 45
corps , le cours , la lumiere de tous ſes aftres
, la terre , l'air , l'eau , avec un nombre
innombrable de corps vivans , inanimés ,
élémentaires & mixtes !
Tout ceci , & beaucoup plus qu'il n'eſt
poſſible de décrire , eſt à contempler dans
Î'eſprit de l'homme , qui ſe préſente ſi ſimple
& fi uniforme à l'entendement commun.
Je m'imagine que fi Dieu nous montroit
ſucceſſivement tout ce qu'il y a à voir
dans cet eſprit , de façon qu'à chaque minute
nous viſſions ſeulement ce qui peut
être l'objet de l'acte le plus précis de l'entendement
, il ſe paſſeroitbien des centaines
d'années avant que de tout voir. Aufſi
ſans doute , ſi j'avois l'option , je préférerois
la vue claire d'une ame humaine à celle
de tous les êtres viſibles contenus dans le
ciel , la terre , lair & l'eau .
Si je parle ainſi de l'eſprit humain , que
dirai-je de l'eſprit angélique , dont l'ample
capacité eſt proportionnée au degré de ſa
perfection , & dont chaque individu , fuiyant
la doctrine de S. Thomas , renferme
l'interminable extenſion de l'eſpace ? Je
crois très- fermement , que ſi tous les objets
délectables qui font dans le monde , ſe
préſentoient aux ſens & aux puiſſances
d'un homme dans un inſtant , & que
dans ce même inſtant il pût jouir de tous ,
46 MERCURE DE FRANCE.
il s'en faudroit de beaucoup que fon plaifir
égalât celui qu'il auroit de voir clairement
le moindre de tous les eſprits angéliques
, & abſtraction faite du ſujet , la
preuve qui doit le perfuader eſt concluanre.
Un objet plaît d'autant plus , qu'il eſt
plus beau , plus agréable , & il eſt d'autant
plus beau , plus agréable , qu'il eſt
plus parfait. Or qui doute que la perfection
réunie de tous les objets ſenſibles n'égale
pas celle du moindre des eſprits angéliques
? Mais voici un bien autre ſujet
d'admiration. Si le plaifir de voir un ſeul
&le plus petit de tous les eſprits céleſtes ,
eft fi grand , quel doit être celui d'en voir
tant de milliers de milliers , dont l'excellence
croît ſucceſſivement , de façon que
le plus grand eſt au plus petit , comme
une montagne à un atome ? O heureux
habitans de la céleste patrie , quelle joie
ne goûtez- vous pas ! O vains amateurs du
monde , que ne perdez- vous pas ! Mais où
m'arrêtai-je , tandis qu'il reſte encore un
eſpace infini juſqu'au comble de la félicité
? OOcéan de perfections & d'excellences
! ô Dieu , Souverain des vertus ! ô
Grand Dieu ! ô Dieu des Dieux ! fi telle
eſt la joie que procure la vue de tes créatu
tures , qui , quoique très nobles , ſont enfin
tes créatures ,& dont la perfection eft
1
SEPTEMBRE. 1758 . 47
infiniment plus éloignée de la tienne , que
le plus vil inſecte de la terre ne l'eſt de la
premiere intelligence du Ciel , dont la
beauté n'eſt que laideur , dont la lumiere
n'eſt que tenebres , ſi on les compare à ta
beauté , à ta ſplendeur ; que ſera- ce donc
de te voir toi-même ? .... Sortons , s'il eſt
poſſible , de l'admiration , & reprenons
notre ſujet.
Suppoſé donc , comme nous l'avons
infinué ci-deſſus , qu'on doit confidérer
dans l'entendement pluſieurs facultés diftinctes
; je dis que l'erreur univerſelle n'eſt
pas reſpectivement à telle ou telle de ces
facultés , & beaucoup moins à toutes enſemble
, mais relativement à une ſeule , la
plus eſſentielle , qui eſt la droiture du jugement.
Bien des hommes ſont aſſez francs
pour convenir que d'autres ont fur eux
l'avantage de comprendre plus promptement
, de diſcourir plus facilement , de
s'expliquer plus heureuſement , qu'ils ont
plus de génie , plus d'aptitude pour telle
ou telle profeffion , plus d'étendue d'efprit
pour ſaiſir dans un même temps différens
objets , &c. Mais il leur reſte toujours
un dernier retranchement , & le plus
important de tous , où ils mettent à couvert
leur amour-propre c'eſt la perfuaſion
qu'ils jugeront bien des chofes , dès
48 MERCURE DE FRANCE.
qu'elles feront établies dans l'ordre qu'elles
exigent. Voilà le point ſur lequel , qui
que ce ſoit ne veut rien céder. Qu'on cherche
l'homme qui penſe le plus modeſtement
de lui -même , il avouera que ce qu'il
ſçait eſt peu de choſe , qu'il lui faut plus
de temps qu'à un autte pour concevoir
& pour rendre ce qu'il conçoit , qu'il
s'explique mal ; & ainſi de bien d'autres
défauts de ſon entendement ; mais dans
le même-temps il croira ſe faire une injustice
, s'il ne penſe pas que relativement
aux objets qu'il comprend , perſonne n'en
portera un meilleur jugement que lui , en
lui donnant le temps néceſſaire pour les
méditer.
La preuve de ce que j'avance eſt évidente
, en ce que nous ne voyons pas communément
un homme céder à un autre en
changeant de penſée , relativement aux
faits ſur leſquels , après les avoir vus &
revus , il a établi ſon opinion. Je dis communément
, pour ne pas nier que cela n'arrive
quelquefois : mais obſervez que même
alors il ne ſe rend , que parce qu'on
lui propoſe quelque connoiſſance nouvelle
, quelque réflexion , ou quelque expérience
qu'il ignoroit , ou à laquelle il n'avoit
point penſé. Ainſi donc il reſte toujours
dans la perfuafion , que s'il s'eſt trompé
SEPTEMBRE. 1758 . 49
pé dans le premier jugement , ce n'eſt pas
parce qu'il a moins de talent que l'autre
pour bien juger , mais parce qu'il n'a pas
eu les mêmes facilités pour acquérir les
connoiſſances qui lui manquoient , ou le
même bonheur, pour que quelque réflexion
effentielle ſe préſentât à fon eſprit.
Je m'expliquerai mieux par un exemple.
Dans cet ouvrage étendu du Théâtre critique
, j'ai convaincu nombre de perfonnes
de bien des maximes contraires aux
ſentimens où ils étoient précédemment ſur
différentes matieres. Quelqu'un d'eux
croit- il pour cela que Dieu m'a donné fupérieurement
à lui cette faculté principale
de l'ame pour bien juger ? Je ne le penſe
pas. ( Le Pere Féijoo avoit raiſon de ne le pas
penser : l'Espagne a été inondée de libelles dif.
famatoires contre lui. ) Ils reconnoîtront
bien que j'ai ſaiſi le point de vérité , &
qu'ils étoient auparavant dans l'erreur :
mais fur certains ſujets , ils attribueront
cette inégalité à ma plus grande application
à l'étude ; ſur d'autres , à la plus grande
facilité de me procurer des livres , &
d'acquérir des connoiſſances ; fur celui-ci ,
àl'étude continuelle que j'en avois faite ;
fur celui-là , à mon plus grand bonheur
qui ma offert quelques réflexions auxquelles
ils ne penſoient pas..Tous du pre-
C
,
So MERCURE DE FRANCE .
mier au dernier , reſteront dans l'opinion ,
que s'ils s'étoient trouvés en égalité de circonftances
auſſi heureuſes , ils auroient découvert
les vérités que je leur ai démontrées
, & qu'ils ſeroient revenus d'eux-mêmes
des erreurs d'où je les ai tirés.
Quelqu'un pourra bien dans une autre
occaſion , changer d'avis , ſans attribuer la
réuſſite de celui à qui il cede , ni au bonheur
accidentel de l'occurrence , ni à une
plus grande application , ni à une plus favorable
commodité de vérifier le fait ; mais
quoique cela puiſſe arriver très- rarement ,
il n'en ſera ni plus généreux , ni plus équitable
pour lui accorder un entendement
plus net & plus profond que le ſien. Il aura
toujours la reſſource de penſer & de dire
qu'une idée vraie & bien rendue ne ſuffit
pas pour graduer un entendement , comme
une erreur ne ſuffit pas non plus pour
le dégrader : & joignant cette maxime véritable
à la fauſſe ſuppoſition ou à la prévention
, que pour une fois que l'autre ſaifitbien
, & lui mal , il juge bien dix fois à
fon tour , tandis que l'autre ſe trompe auſſi
ſouvent; il ſe croit toujours en droitde
conclure que l'avantage ſubſtantiel de
l'entendement eſt de ſon côté.
C'eſt ainſi que les hommes ſe trompent
très- fréquemment , & dans bien des cir
SEPTEMBRE . 1758 . st
conſtances différentes , pour ne pas accorder
une ſupériorité d'entendement à ceux
qui l'ont en effet. Qu'ils liſent ou qu'ils
entendent une maxime bien fondée , une
penſée ſpirituelle , un raiſonnement ſolide
ſur quelqu'une de ces matieres , en
quelque forte populaires , & dans lefquelles
tout le monde comprend quelque
choſe : par exemple , en fait de coutumes ,
demoeurs , de gouvernement ou de politique.
Je ſuppoſe qu'ils n'ont jamais entendu
cette réflexion , cette ſentence , cette
maxime ; toutefois dans le moment ils la
ſaiſiſſent , ils en ſentent toute la juſteſſe ,
ils l'adoptent pleinement. Rendront - ils
pour cela à fon Auteur le tribut d'éloge
qui lui eſt dû ? Non , parce qu'il leur femble
qu'ils penſoient d'avance comme lui.
Auſſi ſe diſent- ils intérieurement , & avec
la plus grande fatisfaction de l'amour propre
: je n'ignorois pas cela : on ne m'apprend
rien de nouveau. Il ſera pourtant
vrai que mille fois peut-être le ſujet qui
adonné lieu à cette maxime a été traité
en leur préſence ; que perſonne ne l'avoit
jamais entendue , ni rien d'équivalent ;
que même , s'ils veulent avouer la vérité
, ils n'y avoient jamais penſé euxmêmes.
Est - ce qu'ils mentent , quand ils
diſent qu'ils le ſçavoient déja ? Non cer
Cij
52 MERCURE DE FRANCE.
tainement ; mais ils ſe trompent.
Il faut obſerver que ſur ces matieres de
la jurisdiction , pour ainſi dire ,de tous les
hommes , il n'y a aucune vérité qui ne
ſoit gravée de quelque façon dans l'enten--
dement de tous , du moins de ceux qui
ont le jugement bien diſpoſé , & qui font
doués aumoins d'un bon ſens naturel ; mais
elle l'eſt différemment , ſuivant la différence
qui ſe trouve entre les mêmes entendemens.
Dans les uns elle eſt claire &
distincte , dans les autres confufe , & comme
dans un nuage. Dans ceux - ci , elle
eſt peinte dans toute ſa perfection ; dans
ceux- là groſſfiérement ébauchée. Elle eſt ſi
brillante dans quelques-uns , qu'ils jouifſent
en plein de ſa lumiere , & qu'ils peuvent
même la communiquer aux autres ;
elle eſt ſi fort obſcurcie dans quelques
autres qu'ils ne peuvent pas l'appercevoir
pour eux-mêmes. Quand donc ces
derniers liſent cette penſée , cette maxime,
ou qu'ils l'entendent dire à quelqu'un qui
la poſſede dans toute ſa clarté , la lumiere
quecelui- ci leur communique , diſſipe les
nuages qui la leur cachoient ; & alors
voyant la vérité au dedans de leur propre
intelligence , ils s'applaudiſſent préſomptueuſement
de la prétendue connoiſſance
qu'ils en avoient , d'où ils tirent la fauſſe
د
SEPTEMBRE. 1758 . 53
conféquence que leur lumiere ou leur pénétration
n'eſt point du tout inférieure à
celle de celui qui vient de les éclairer . O !
que ces gens là font dans l'erreur !
Mais cette différence n'eſt encore rien
A peine y a- t'il d'autre ſupériorité ſubſtancielled'un
entendement à l'autre, que celle
de comprendre l'un clairement , ce que
l'autre n'apperçoit que confufément , & en
ceci la vue corporelle & l'intellectuelle
vont de pair. Si de deux perſonnes qui ont
àune diſtance égale le même objet , l'un
le diſtingue très-bien , & l'autre ne l'apperçoit
que très-foiblement , nous ne balançons
pas à décider que la vue du premier
est bonne , & que celle du ſecond eſt
foible. La même différence ou la même
inégalité ſe trouve entre deux entendemens
, dont l'un ſaiſit dans toute ſa clarté
le même objet que l'autre n'entrevoit qu'à
travers d'épais nuages , quoiqu'à la même
diſtance pour tous les deux ; j'entends parlà
ſuppoſer que l'étude particuliere qu'ils
'en ont faite , ou les explications qu'ils en
ont reçues foient égales .
Les eſprits bornés prennent ſouvent le
change , en attribuant cette inégalité de
la faculté intellective à une autre toute
différente , c'est- à- dire en s'imaginant que
'ce qui eſt clarté d'intelligence , n'eſt ſeu-
Ciij
54 MERCURE DE FRANCE.
lement que clarté d'explication , ce qui ,
ſuivant eux , fait toute la ſupériorité. Pour
moi , je penſe en premier lieu , que l'avantage
de ſe mieux expliquer vient en
plus grande partie de celui de mieux comprendre.
De deux Peintres qui ſçavent
également faire uſage des couleurs , mais
dont la vue eſt différente , il eſt certain
que, quoiqu'ils ayent à la même diſtance le
même objet , l'un le peindra bien& l'autre
mal , par la ſeule raiſon que la vue de
l'un fera plus claire que celle de l'autre.
Il en eſt de même de nos idées. Les paroles
ſont les couleurs. On peut également ,
& même ſupérieurement poffeder ſa langue;
cependant nous voyons tous les jours
que cette ſupériorité , cette ſource plus
abondante de mots , ne fait ni mieux , ni
fi bien rendre nos penſées. Pourquoi ? Parce
qu'un objet ſera toujours mal peint ,
tant que les yeux de l'entendement ne le
verront pas avec clarté.
Pour ne laiſſer aucun doute fur cette
matiere , je demande : Quand quelqu'un
qui écoute , convient que celui qui parle
s'explique admirablement , & qu'il lui accorde
en cela quelque ſupériorité ſur lui ,
n'eſt- il pas vrai qu'il comprend tout de
ſuite ce que l'autre dit ? Sans doute , &
c'eſt pour cela même qu'il applaudit à fon
SEPTEMBRE. 1758 . 55
élocution. Donc il ſçavoit auparavant
l'uſage & la fignification des termes employés
dans la démonſtration , & à cet
égard point de différence entr'eux : donc
toute l'inégalité vient de ce que l'un conçoit
mieux que l'autre. Généralement quiconque
poſſédant bien la langue , s'explique
clairement à foi - même une choſe ,
l'explique bien à un autre ; & qui ne peut
bien ſe la rendre à foi -mmêêmmee ,, ne peut
bien la rendre à un autre.
Je dis en ſecond lieu , que dans le cas
où nous en ſommes , il eſt certain que l'explication
ne manque pas ſeulement , mais
encore la connoiſſance. Celui-là ſe trompe,
qui entendant une réflexion nouvelle
dont il faiſit à l'inſtant toute la juſteſſe ,
croit qu'il ſçavoit déja ce qu'on vient de
lui apprendre , parce qu'alors s'éclaircit
dans ſon eſprit une idée obſcure de l'objet
qu'on lui développe. Il avoit bien l'eſpece ,
mais non l'uſage ; il avoit l'idée , mais
concentrée en elle-même. Il lui manquoit
non ſeulement l'explication externe de
l'objet , mais encore l'interne. Non ſeulement
il ne pouvoit pas l'exprimer , quoique
poſſédant parfaitement les termes propres
, mais encore s'en rendre raiſon à luimême.
Qu'il ait donc toute la reconnoifſance
que mérite celui dont la lumiere a
Civ
56 MERCURE DE FRANCE.
tiré fon idée de l'obſcurité , & qui par ſa
culture a fait fructifier cette ſemence enfouie.
Nous avons raiſonné juſqu'ici relativement
aux entendemens bornés. Les mêmes
principes concourent pour que les entendemens
ſupérieurs ſe trompent également
dans le jugement qu'ils portent d'euxmêmes
, non à la vérité en ſe croyant ſupérieurs
; car l'étant en effet , il n'y a point en
cela d'erreur : mais en penſant que leur excellence
eſt placée àundegré beaucoup plus
élevé que celui qu'elle occupe réellement.
Pour comprendre qu'il en eſt ainſi , il n'y
a qu'à jetter les yeux fur les Ecrivains les
plus célebres de tous les temps. Ceux- ci
étoient ſans doute bien perfuadés qu'ils ne
ſe trompoient en rien de ce qu'ils mettoient
au jour . En effet , s'ils n'avoient pas
porté un tel jugement de quelque partie
de leurs ouvrages , ils ne l'auroient pas
écrite. Malgré cela aucun n'a été aſſez
heureux pour ne pas errer en quelque
choſe , ſuivant le ſentiment unanime des
Sçavans. Donc ils s'eſtimoient plus qu'ils
ne devoient ; & qu'on ne me réponde pas
que l'erreur n'eſt que du côté des Critiques
de leurs ouvrages. La replique n'eſt pas
recevable , 1º . parce que la raiſon naturelle
dicte que perſonne ne peut- être juge
SEPTEMBRE. 1758 . 57
dans ſa propre cauſe ; ainſi nous ne devons
pas nous en tenir au jugement des Auteurs
eux - mêmes , mais à l'opinion de ceux
enqui ondoit ſuppoſer les lumieres néceffaires
pour en décider ; 2°. parce qu'en
accordant que le ſentiment de quelqu'un
de ces Auteurs doive prévaloir fur celui
de quelque Critique pris en particulier , il
ne doit pas l'emporter ſur l'opinion générale
ou preſque générale des Sçavans ,
étant bien plus vraiſemblable qu'un homme
ſeul , quelque génie qu'il ait, ſe trompedans
ſa propre cauſe , que pluſieurs ,
quoiqu'inférieurs , dans une cauſe qui leur
eſt étrangere.
Rendons ceci plus ſenſible en remontant
juſqu'aux anciens Philoſophes ; &dans
le nombre , ne nous arrêtons qu'à ceux
à qui la primauté de génie eſt accordée
d'un conſentement univerſel , Platon &
Ariftote. Ces deux hommes étoient ſans
contredit doués d'un' entendement admirable.
On trouve à chaque pas dans leurs
Ouvrages des traits fublimes , & qui démontrent
une pénétration prodigieufe. Qui
ofera cependant diſconvenir qu'il n'y ait
pareillement de grands écarts de l'eſprit ?
Ils étoient bien éloignés eux-mêmes de le
penſer. Peut- être préſumoient- ils au contraire
s'élever encore plus au deſſus des
Cv
58 MERCURE DE FRANCE.
autres mortels , par la même route où ils
erroient le plus grofliérement , & fur le
ſujet qu'il importoit le plus de mieux approfondir;
je veux parlerde l'idée de la Divinité.
Tous les deux s'égarerent pourtant
dela façon la plus énorme , quoique par
différens chemins. Que reſte-t'il à conclure
? qu'univerſellement tous les hommes
apprécient plus qu'ils ne le doivent
leur propre entendement.
Nous avons prouvé le ſujet de ce difcours
; mais il ne faut pas paſſer ſous filence
deux objections qu'on peut nous faire ,
l'une méthaphyſique , l'autre expérimentale
& de pratique. La premiere eſt fondée
ſur la maxime philoſophique que l'entendement
eſt réflexible ſur lui-même , d'où
il paroît naturel d'inférer qu'il peut connoître
& meſurer fa propre étendue. Cette
maxime au moins doit-elle annuller la
parité propoſée ci deſſus entre la vue corporelle
& l'intellectuelle ; ſçavoir, qu'aini
que les yeux corporels ne ſe voyent pas ,
l'entendement ne ſe voit pas lui-même :
car l'entendement étant réflexible ſur luimême
, & les yeux corporels ne l'étant
pas , il n'y a plus de parité.
Je conviens que l'entendement réfléchit
ſur lui même & ſur ſes actes ; mais cela
prouve-t'il que toutes ſes réflexions font
SEPTEMBRE. 1758 . 59
1
vraies & juſtes ? Nullement. S'il en étoit
ainfi , il n'y auroit point d'entendement
qui ne connût ſes erreurs , & qui ne les
corrigeât en faiſant un acte réfléchi ſur le
direct ( que nous ſuppoſons faux ). Ce qui
arrive très-communément , c'eſt que lorſque
l'acte direct eſt faux , le réfléchi l'eſt
pareillement. Il faut de néceſſité que cela
ſoit , ſi après l'acte direct il ne ſurvient
pas à l'entendement quelque nouvelle lumiere
relative à l'objet ; parce que les mêmes
principes ſur leſquels il s'eſt fondé
pour former l'acte direct , ſubſiſtent pour
le porter à penſer, par l'acte réfléchi , que le
premier eſt juſte. De-là il s'enfuit avec
évidence que l'entendement erre de même
dans l'idée qu'il ſe forme de ſa propre capacité
: car croyant que nombre d'actes
d'intelligence font vrais tandis qu'ils
font faux , il doit croire néceſſairement
auſſi ſa perſpicacité intellective plus grande
qu'elle n'eſt.
,
A l'égard de la parité entre la vue ſpirituelle&
la corporelle , j'avoue qu'elle n'eft
pas juſte à la rigueur ; mais elle peut toujours
paſſer dans ce qui eſt relatif au
ſujet que nous traitons. J'ai dit que les
yeux ne ſe voyent pas eux mêmes , non
plus que l'entendement : dans cette feconde
propoſition , le verbe voir doit être pris
Cvj
60 MERCURE DE FRANCE.
ſtrictement , en tant qu'il ſignifie une connoiffance
claire , & c'eſt cette connoiſſance
que je ſoutiens que l'entendement n'a pas
de lui même.
5
La ſeconde objection qu'on peut nous
faire eſt , comme nous l'avons dit , expéri
mentale. Nous voyons des hommes d'un
grand entendement & qui toutefois
penſent ſi modeſtement de leur capacité ,
que bien loin de ſe faire grace , ils paroiffent
ne pas s'eſtimer ſuivant leur mérite.
Donc l'erreur n'eſt pas univerſelle.
Je réponds que ce fait ſouffre de grandes
restrictions. La premiere , c'eſt que le
plus grand nombre de ceux qui paroiffent
penſer modeftement de leur propre intelligence
, n'expriment pas ce qu'ils fentent.
Leur modeſtie eſt affectée , afin qu'elle
leur procure de nouveaux éloges , bien
fürs qu'elle ne leur fera rien perdre de
l'idée qu'on s'eſt formée de leur capacité.
La ſeconde , c'eſt que ceux mêmes qui
penſent réellement avec modération de
leur eſprit , forment ce jugement modéré ,
non relativement à cette faculté intellecti
ve , la premiere & la plus effentielle , qui
conſiſte à bien faifir un objet ( & fur laquelle
nous conftituons uniquement l'erreur
univerſelle ) , mais refpectivement à
d'autres facultés moins fubſtancielles , dont
SEPTEMBRE. 1758 . 61
nous avons parlé ci-deſſus. La troiſieme
exception regarde les Saints ſur la terre ,
qui ſans doute penſent humblement de
toutes leurs facultés. Mais ceci eſt un effer
de la grace , parconféquent étranger au
fujet de ce diſcours , qui ne roule que fur
ce que l'homme juge de lui- même , abandonné
aux forces naturelles de fon propre
entendement , abſtraction faite des ſecours
furnaturels de la grace.
Enfin nous diſons qu'en accordant qu'il
y ait quelque homme rare , qui , à force
de réfléchir ſur lui-même , ſe forme une
idée juſte , parfaite & proportionnée de
ſon entendement , cela ne détruit pas la
vérité de notre maxime. En effet , nous
ne prétendons pas rigoureuſement que
l'erreur dont nous parlons foit méthaphyfiquement
univerſelle : il nous fuffit
qu'elle le foit moralement ; & l'univerſalité
morale n'est pas détruite par l'exception
dequelques particuliers , entre des milliers
de milliers d'individus.
62 MERCURE DE FRANCE:
FANFAN ET COLAS ,
FABLE.
FANFAN gras &vermeil , & marchant fans li
fiere ,
Voyoit ſon troiſieme printemps.
D'un ſi beau nourriſſon Perrette toute fiere ,
S'en alloit à Paris le rendre à ſes parens.
Perrette avoit fur ſa bourrique ,
Dans deux paniers , mis Colas & Fanfan.
De la riche Cloé celui-ci fils unique ,
Alloit changer d'état , de nom , d'habillement ;
Et peut-être de caractere.
Colas , lui , n'étoit que Colas ,
Fils de Perrette & de ſon mari Pierre.
Il aimoit tant Fanfan , qu'il ne le quittoit pas.
Fanfan le chériſſoit de même.
Ils arrivent. Cloé prend ſon fils dans ſes bras.
Son étonnement eft extrême ,
Tant il lui paroît fort , bien nourri , gros &gras !
Perrette de ſes ſoins eſt largement payée.
Voilà Perrette renvoyée ;
Voilà Colas , que Fanfan voit partir.
Trio de pleurs. Fanfan ſe déſeſpere.
Il aimoit Colas comme un frere ;
Sans Perrette & fans lui , que va-t'il devenir !
Il fallut ſe quitter. On dit à la nourrice :
SEPTEMBRE. 1758 . 63
Quandde votre hameau vous viendrez à Paris ,
N'oubliez pas d'amener votre fils ;
Entendez- vous , Perrette ? on lui rendra ſervice.
Perrette , le coeur gros, mais pleind'un doux ef
poir ,
De ſon Colasdéja croit la fortune faite.
De Fanfan cependant Cloé fait la toilette.
Le voilà décraſſe , beau , blanc , il falloit voir !
Plusde ſabots ; toquet d'or , riche aigrette.
On dit que le fripon ſe voyant au miroir ,
Oublia Colas & Perrette.
Je voudrois à Fanfan porter cette galette ,
Dit la Nourrice un jour ; Pierre , qu'en penſe-tus
Voilà tantôt fix mois que nous ne l'avons vu.
Pierre y confent; Colas eſt du voyage.
Fanfan trouva ( l'orgueil eſt de tout âge ) ,
Pour ſon ami , Colas trop mal vêtu.
Sans la galette , il l'auroit méconnu.
Perrette accompagna ce gâteau d'un fromage,
De fruits &deraiſins , doux tréſors de Bacchus.
Les préſens furent bien reçus :
Ce fut tout ; & tandis qu'elle n'eſt occupée
Qu'à faire éclater ſon amour,
Le marmot , lui , bat du tambour ,
Traîne ſon charriot , fait danſer ſa poupée.
Quand il eut bien joué , Colas dit : C'est moв
tour.
Mais Fanfan n'étoit plus ſon frere ;
Fanfan le trouva téméraires
64 MERCURE DE FRANCE.
*
Fanfan le repouſſa d'un air fier & mutin.
Perrette alors prend Colas par la main.
Viens , lui dit-elle avec criſteſſe ;
Voilà Fanfan devenu grand Seigneur :
Viens , mon fils , tu n'as plus ſon coeur.
L'amitié diſparoît où l'égalité ceſſe.
!
M. l'Abbé AUBERT.
LETTRE
De Mademoiselle de Barry , à son Frere,
Eleve de l'Ecole Royale Militaire ( 1 ) .
J'A 'APPRENDS mon cher frere , que vous
allez fortir de l'Ecole Militaire pour entrer
dans la carriere des armes. Vous êtes un
des premiers éleves que cette Ecole ait
formés ; & comme étant parmi fes enfans
du nombre de ſes aînés , vous allez porter,
des premiers , dans le ſein de la patrie les
fruits de cette excellente culture.
Je n'ai eu juſqu'à ce moment que la douce
habitude de vous aimer ; mais je vous
avouerai que je mêle à cet amour un vrai
reſpect , quand je me repréſente votre deftinée
honorable.
( 1 ) Je me hâte de publier cette Lettre comme
unehaute leçon de vertu , & comme un rare mo
deled'éloquence.
SEPTEMBRE. 1758. 65
e ? :
Vous n'aviez reçu en naiſſant qu'un nom
&de la pauvreté : c'étoit beaucoup que le
premier de ces dons ; mais la cruelle médiocrité
rend cet honneur bien peſant ; &
qui ſçait ſi cette fâcheuſe compagne vous
auroit permis de vivre & de mourir avec
toute la pureté de votre naiſſance ?
Heureuſement pour vous & pour vos
pareils , dans un de ces momens où Dieu
parle au coeur des bons Rois , celui qui
nous gouverne a jetté les yeux ſur la pauvre
Nobleſſe de ſon Royaume ; fon ame
s'eft ouverte au mouvement le plus généreux
; il a adopté ſur le champ une foule
d'enfans illuſtres & infortunés. Un Edit
plein de grandeur leur a imprimé ſa prorection
royale , & a confolé par cet appui ,
les mânes plaintifs de leurs peres.
Béniffons , mon cher frere , les circonftances
qui ont fait éclorre un acte auffi
grand dans les premieres années de votre
vie : dix ans plustard ce bienfait n'eût exifté
que pour vos concitoyens ; mais béniſſons
furtout ces ames vraiment héroïques , qui
ont embraffé& exécuté un projet auffi noble&
auſſi paternel.
Vous voilà donc , graces à cet établiſſement
, muni des leçons de l'honneur le
plus pur , & des plus belles lumieres : votre
éducation a été une eſpece de choix par
66 MERCURE DE FRANCE.
mi les autres éducations , & l'Etat vous a
prodigué ſes ſoins les plus précieux & les
plus chers. En vérité , mon cher frere , je
conſidere avec joie tant d'avantages ; mais
je ne ſçaurois m'empêcher de murmurer
un peu contre mon ſexe qui , en me laiffant
fentir toutes ces choſes comme vous
met entre votre bonheur & le mien une fi
grandedifférence. Suivez donc vos deſtins ,
puiſqu'il le faut , & augmentez même , j'y
confens , de plus en plus ma jaloufie.
Je ne vous diſſimulerai pourtant pas que
votre tâche me paroît un peu difficile : vos
fecours paffés augmentent vos engagemens
, &des ſuccès ordinaires ne vous acquitteroient
peut être pas. Si les inſpirations
du coeur valoient toujours celles de
la raiſon , je romprois ſans doute le filence
,& je riſquerois auprès de vous les conſeils
que l'amitié me fuggere ſur votre conduite&
vos devoirs.
1. Mon cher frere , je me figurerois en
votre place qu'en tout état&en tout temps
je dois être très- modefte , & quoique les
bienfaits du Roi honorent fes plus grands
ſujets , je m'en tiendrois dans ce ſens fort
glorieux , mais j'irois auſſi juſqu'à confidérer
dans ce bienfait ma patrie entiere ,
&je ferois enforte que toute ma conduite
fût l'expreſſion de ma reconnoiſſance.
SEPTEMBRE. 1758 . 67
20. J'aurois un courage prudent & raffis;
point de tons , point de prétentions ; je
cederoisdès que je pourrois deſcendre avec
décence ; je voilerois même mes forces ,&
je ſerois plus touché d'obtenir les ſuffrages
que de les contraindre.
3º. J'aimerois mieux être un homme eftimé
qu'un homme aimable , un Officier
de nom qu'un joli Cavalier , & je prendrois
, ſi je pouvois , en talens , la part de
mérite que les François cherchent trop fouvent
en agrément & en amabilité.
4°. Je fuirois les paſſions : je les crois
au moins une treve à nos devoirs. Cependant
comme il ſeroit peu raiſonnable d'aller
ſur ce point juſqu'au précepte , je ferois
enforte de n'avoir dans mes goûts que
des objets reſpectables : c'eſt le feul moyen
de reftituer par un côté ce que l'amour fait
toujours perdre de l'autre à l'exacte vertu.
J'allois mettre quinto , mon cher frere ;
mais la crainte de faire un fermon m'arrête
, & puis , je me perfuade qu'il faut de
courtes leçons aux grands courages. C'eſt
ainſi quemon ame ſe plaît à parler à la vôtre
, & j'entre à merveille , comme vous
voyez , dans l'éducation que vous avez
reçue.
Il faut pourtant que j'ajoute à mes avis
le pouvoirde l'exemple :je ſuis aſſez heu68
MERCURE DE FRANCE.
reuſe pour le trouver dans notre propre
fang. De tels exemples font , comme vous
ſçavez , des commandemens abſolus : je ne
ſçais ſi c'eſt cette raiſon ſeule qui me détermine
à vous les tranfcrire ici ; mais
quand j'y mêlerois un peu d'orgueil , c'eſt
peut- être là toute la gloire de notre ſexe ;
la vôtre conſiſte à les imiter.
Barry notre grand oncle , étoit Gouverneur
de l'Eucare en Languedoc , ſous le regne
de Henri IV. Les Ligueurs l'ayant fait
priſonnier , le conduiſirent dans la Ville
de Narbonne , qu'ils avoient en leur pouvoir.
Là on le menaça de la mort la plus
rigoureuſe , s'il ne livroit la Place : fa réponſe
fut qu'il étoit prêt à mourir. Barry
avoit une jeune épouſe qui s'étoit renfermée
dans l'Eucate : les Ligueurs la crurent
plus facile à vaincre ; ils l'avertirent du
danger de fon mari , & lui promirent ſa
vie ſi elle livroit la Ville. La réponſe de la
femme de Barry fut que l'honneur de fon
mari lui étoit encore plus cher que ſes
jours. La grandeur d'ame fut égale de part
&d'autre, Barry fouffrit la mort, &fa femme
, après avoir défendu la Place avec fuccès
, alla enfevelir ſa douleur & fa jeuneffe
dans un Couvent de Beziers , où elle mourut.
Le fils de ce généreux Barry fuccéda à
SEPTEMBRE . 1758 . 69
ſon gouvernement : en 1637 , Serbelloni,
après avoir inveſti cette place , tenta de le
corrompre , & lui promit des avantages
conſidérables , s'il embraſſoit le ſervice des
Eſpagnols : l'hiſtoire de ſon pere fut la
ſeule réponſe que le Général Eſpagnol en
reçut.
vous
Voilà , mon cher frere , deux Barry
qui n'ont point eu d'Ecole Militaire pour
berceau , & qui ont été pourtant bien
grands l'un & l'autre. Souvenez
d'eux , je vous conjure , toute votre vie :
ſouvenez-vous en le jour d'une bataille ,
&dans toutes les occaſions où il s'agira de
faire bien , &, fi ce n'eſt pas aſſez, de faire
mieux que les autres , car il faut porter
juſques-là ſon ambition. Dites-vous fans
ceſſe : Je ſuis devant les yeux de mes Ancêtres
, ils me voyent ; & ne foyez pas
après cela digne d'eux , ſi vous le pouvez .
Ma main tremble en vous écrivant ceci ,
mais c'eſt moins de crainte que de courage.
Entrez donc , mon cher frere , de l'Ecole
dans la carriere militaire. Portez les armes
que vos peres ont portées , & que ce ſoit
avec honneur comme eux, Que je vous
trouve heureux d'avoir tant d'obligations
àdevenir un ſujet diſtingué , &de devoir
au Roi votre vie & vos ſervices au dou-
1
70 MERCURE DE FRANCE .
ble titre de votre maître & de votre pere !
Vous porterez toute votre vie ſur votre
perſonne les ſignes glorieux de ſa bonté ;
mais je ſuis ſûre qu'on les reconnoîtra encore
mieux à toutes vos actions. Je ſuis
certaine encore que vous ne perdrez jamais
le ſouvenir de ce que vous devez à
ceux qui vous ont dirigé dans l'Ecole que
vous quittez , & principalement à ce Čitoyen
vertueux que ſes grandes qualités
ont , pour ainſi dire , aſſocié à l'oeuvre immortelle
de ce regne. Je vous aimerai alors
de tendreſſe & de fierté ; & tandis que
confinée dans un château , je partagerai
ma vie entre les ſoins de mon ſexe & des
amuſemens littéraires , je vous perdrai de
vue dans le chemin de la gloire : vous
cueillerez des lauriers,& votre ſoeur diſputera
aux jeux floraux leurs couronnes. Elle
s'élevera peu à peu à un ſtyle plus noble ,
& ſi vous devenez jamais un grandGuerrier
, vous lui apprendrez à vous chanter ,
& vous aurez de ſa part un Poëme. Je
meurs d'envie d'avoir quelque jour ce
talent , & vous ſentez par ce defir ce que
mon ambition vous demande. Adieu ,
mon cher frere , pardonnez à ma jeuneſſe
ces réflexions ; mais ſçachez en gré à mon
amitié : j'ai voulu vous écrire dans l'époque
la plus importante de votre vie , &
SEPTEMBRE . 1758 . 71
mon coeur a volé pour cela juſqu'à vous ;
c'eſt lui qui m'a dicté tout ce que cette
Lettre contient; il vous aime trop pour
avoir pu ſe tromper. Je ſuis avec toute
l'amitié poſſible , mon cher frere , votre
fooeur , C. Barry-de Ceres. :
LEE mot de l'Enigme du Mercure d'Août
eft Mouchon. Celui du Logogryphe eſt
Catéchisme , dans lequel on trouve athéifme
& CC, qui en chiffre Romain font 200,
ENIGME.
JE
Non : par humilité je cache ici ma gloire.
Je vous l'ai pourtant dit. N'allez pas dire non.
Yous l'avez ſous les yeux , & vous pouvez m'en
ſuisun Saint. Vous dirai-je mon nom ?
croire.
72 MERCURE DE FRANCE.
1
LOGOGRYPH Ε.
Je ſuis d'une humeur noire , & n'ai point de
ſanté ;
Je ſuis malade : enfin voilà ma qualité.
Mais ſi tu veux , Lecteur , me diſſéquer toi-même,
Compte-moi par mes pieds , va juſqu'au quatorzieme
:
Devine tous les mots , amuſe ton loiſir.
Amadiſſection ſi tu prends du plaifir ,
Commence par un Dieu , par un Roi , par un
Prince ;
Je les renferme tous avec une Province.
Une ville Normande , une autre dans l'Artois ;
Ce qui forme le brave , un an , un jour , un
mois:
Une meſure à vin , une preſque montagne :
Cequi fait renommer les côteaux de Champagne :
Une voûte de pont , une homme à ponction ,
L'admirable maiſon dont la production
Nous fournit à la fois la douceur , la lumiere ;
Je produis des métaux ,& n'ai point de miniere :
Ce qui plût à Saül , un poids , une ſaiſon ;
Ce qui ſe joint au Duc , ſur l'onde une maiſon;
Un ragoût de cheval , une oeuvre poétique ;
Un bloc à fix côtés , une Iſle aſiatique ;
Ceque fentent les gens , lorſqu'on veut les railler ;
Ce
SEPTEMBRE. 1758 . 73
Ce qui tient un vaiſſeau, quand il vient à mouiller ;
Ce que chacun recherche auprès d'une puiſſance ,
Le plus petit inſecte ànotre connoiſſance ,
Un autre inſupportable à tout le genre humain ;
Ce qui peut t'arriver les cartes à la main ,
Ce qui doit ſe trouver dans l'ame d'un arbitre ;
Ce que l'on met toujours en tête d'un chapitre ;
Un ingrédient à ſauce , un funebre appareil ;
Ce que tu nommes luftre , un journalier réveil ;
Deux élémens , un vaſe , un grand jour de l'année
,
Le nom de deux Auteurs de la même lignée ;
La veille d'aujourd'hui , l'égalité du ſec ;
L'épithete qu'on donne à ce Lanternier Grec ,
Ce qu'on ne veux pas être , & ce qu'on defire
être ;
Ce que jette un enfant , quand il commence à
naître.
Avec les pieds que j'ai , tu dois juger , Lecteur ,
Que je peux aller loin; mais en prolixe Au-
८.
teur,
Je crains de te laſſer , ainſi prends patience ;
Je vais te mettre au fait du fonds de ma ſcience ,
Si tu peux découvrir celui qui redit tout ,
Tu ſçauras quelque choſe avant que d'être à
bout.
D
74 MERCURE DE FRANCE.
CHANSON.
THEM HÉMIRE eſt loin de ces bocages ;
Chantez , chantez , rivaux jalour.
Roſſignols , je veux bien écouter vos ramages :
Qu'entends - je ! quelle voix forme des fons fi
doux ?
Themire vient , Thémire chante :
Reſpectez la voix qui m'enchante ;
Brillans Roſſignols, taiſez-vous.
Mesure.
Thémire est loin de ces boccages , Chantés, -
chantés rivauxjaloux. Rossi.
Doux.+
gnols! Rossignols! je veux bien é
D.
WW
- couter vos rama -ges,Rossignols ! Rossi
F.
gnols! je veux bien écouter vos ra =
ma
ges,vos rama
Récit .
+
-ges Qu'entens-je quelle
Mesuré.
2
voixforme des sons si doux. Themire
vient,Thémire chante,respectes la voix qui m'en =
-chante,respectés la voix +
D
qui m'enchante:
+ Fort.
Brillans rossignols, brillans rossignols , taisés -
D.
vous taises-vous, Themire chan---- plurD.
W
te,Brillans rossignols taisés -vous, taises-
+
F.
vous, taisés vous .
Gravépar Melle Labassée.
Imprimépar Tournelle .
SEPTEMBRE. 1758 . 75
ARTICLE I I.
NOUVELLES LITTERAIRES.
Suite de l'Extrait du Voyage d'Italie , par
M. Cochin,
Obſervations critiques fur les Salles de
Spectacle.
THEATRE DE TURIN.
It eſt fort grand; la ſalle des ſpectateurs
eſt de la forme d'un oeuf tronqué : elle a
fix rangs de loges toutes égales ; elles font
unpeumoins grandes qu'à Paris ; on n'y
peut tenir que trois perſonnes de face : les
ſéparations font des cloiſons tout- à- fait
fermées , &un peu dirigées vers le théâtre.
La néceſſité de pratiquer un grand nombre
de loges a empêché celle du Roi
d'avoir la hauteur convenable . Elle a la
largeur de cinq des autres loges , & n'a de
hauteur que celle de deux. Elle eſt élevée
au ſecond rang. Cette grande loge eſt
ronde dans ſon plan; mais il n'en paroît
d'ordinaire que la moitié : l'autre partie
Dij
76 MERCURE DE FRANCE .
étant fermée par une fauſſe cloifon que
l'on ôte dans les grandes cérémonies. Derriere
eſt une chambre , d'où l'on entend
fort bien les Acteurs , & c'eſt preſque le
ſeul endroit d'où l'on entende , foit que le
théâtre ſoit trop grand , foit par la rumeur
que fait une multitude de perſonnes qui
parlent dans leurs loges & dans le parterre ,
auſſi haut que ſi elles étoient chez elles .
Toutes les ſéparations des loges font ornées
de conſoles d'aſſez bon goût. Le Profcenium
eft fort beau au premier coup
d'oeil ; il eſt compoſé de deux colonnes
d'Ordre Corinthien , portées par un focle,
& couronnées d'une corniche fans friſe ,
qui eſt interrompue par une loge ovale.
Les moulures de la corniche font un fronton
circulaire au deſſus de cette loge. Entre
les colonnes , il y a deux loges qui ont
le défaut de n'être point à la même hauteur
que celles de la falle , & de ne s'y .
point accorder. Deux enroulemens donnent
naiſſance à deux figures, moitié gaîne
, moitié femme , qui font cenſées porter
la partie circulaire qui ſoutient le couronnement
; mais qui auroient beſoin que
quelque choſe les portât elles-mêmes . Elles
font arcboutant contre une petite conſole
couronnée de l'abaque & des volutes du
chapiteau Ionique. L'Architecte s'eſt un
SEPTEMBRE. 1758. 77
peu embrouillé dans ſa corniche , l'ayant
voulu faire paroître concave derriere les
figures qui portent les armes ; il l'a contournée
ſelon l'effet que produiroit la perſ
pective dans une choſe ceintrée , quoique
réellement tout cela ſoit modelé ſur
une ligne droite. Ces choſes ne peuvent
faire leur effet que d'un point donné , &
font ridicules de tous les autres endroits .
D'ailleurs tout ce couronnement eſt compoſé
de parties circulaires & d'un fronton
rond ; ce qui eſt un manque de goût.
Pour fauver le mauvais raccordement des
loges avec ce proſcenium , l'Auteur l'en a
ſéparé par une draperie réelle , qui fait un
fort bon effer. Cet avant- ſcene a plus de
quarante-cinq pieds d'ouverture : tout ce
qui peut être utile à la commodité du
Théâtre a été très-bien prévu. Il eſt cependant
fingulier que dans un Théâtre conftruit
avec tant de dépenſe , le plafond
peint dans la ſalle , & repréſentant une
affemblée des Dieux , ſoit ſi mauvais.
M. Cochin fait au ſujet de ce Théâtre
quelques réflexions ſur les nôtres . Celui
de Turin eſt bien propre , dit- il , à donner
la plus grande idée de ceux qui ſont conftruits
dans ce ſyſtême moderne , puiſque
c'eſt le plus richement & le plus noblement
décoré qu'il y ait en ce genre. Cependant
Diij
78 MERCURE DE FRANCE.
il ne paroît pas qu'il rempliſſe entiérement
celle qu'on peut ſe former d'un beau Théâ
tre. Ce n'eſt pas par comparaifon avec les
nôtres qu'on peut en juger ainſi , & il vaut
mieux convenir que nous n'avons aucun
lieu qui mérite ce nom ( fi l'on en excepte
celui qui a été nouvellement conſtruit à
Lyon ) , que de prétendre juſtifier les petites
falles où nous donnons nos ſpectacles. On
peut dire néanmoins pour notre excuſe que
l'on n'a point encore bâti en France de
Théâtre exprès ; que tous ceux qu'on y voit
ont été conſtruits dans des lieux donnés ,
étroits & fort longs, & en cela directement
oppofés à toute bonne forme de Théâtre ,
&contradictoires à leur deſtination . On a
donc lieu d'eſpérer d'en voir un jour d'une
autre efpece. Cependant malgré la connoiſſance
que nous avons , foit des Théâtres
antiques , ſoitde ceux de l'Italie moderne
, on n'oferoit conclure que ſi nous
en conſtruifions de nouveaux , il y eut
beaucoup d'Architectes qui vouluſſent renoncer
à notre plan ordinaire , tant l'habitude
, quoique reconnue mauvaiſe , a de
force , & tant ceux que leur mérite & leur
réputation pourroient mettre en état de
dompter le préjugé , ont de foibleſſe , lorfqu'il
s'agit de contredire l'opinion vulgaire.
SEPTEMBRE, 1758. 79
La forme d'oeuf tronqué qu'on voit à
celui de Turin , quoiqu'infiniment meilleure
que notre quarré long , eſt cependant
peu agréable & irréguliere. Ces fix rangs
de loge toutes égales , préſentent uneuniformité
froide , qui les fait reſſembler à
des caſes pratiquées dans un mur. D'ailleurs
cette égalité eſt contraire aux regles
du goût , qui exige des proportions variées
dans les maſſes principales d'un édifice. La
ſéparation des loges murées de biais , fait
un effet défagréable, en ce que ce biais n'eſt
pas régulièrement dirigé au Théâtre , &
que ce mur ne laiſſe à celles des côtés que
quatre places d'où l'on puiſſe voir commodément
: mais comme il tient aux uſages
du pays , il eſt d'obligation. Les Italiens
conſtruiſfent leurs Théâtres relativement à
leurs moeurs , qui ſont différentes des nôtres.
Leurs loges font pour eux un petit
appartement où ils reçoivent compagnie.
En effet leurs Opera ſont fi longs , que fi
l'on ne s'y amuſoit d'autres chofes , il ſeroit
difficile d'y reſter ſans ennui quatre
heures & plus que dure ce ſpectacle. Les
habits de leurs Acteurs font de plus mauvais
goût encore que ceux des nôtres. Non
ſeulement ils ont adopté la prétendue
grace des panniers , tant aux hommes
qu'aux femmes ; mais encore ils en ont
Div
so MERCURE DE FRANCE.
augmenté le ridicule en les faiſant beaucoup
plus grands , & en les terminant en
bas par une ligne droite ; ce qui préſente
deux pointes qui font un effet très- défagréable.
On fait peu d'uſage des machines
à ces Théâtres , & leur induſtrie ſe borne
ordinairement à ajuſter une décoration
pendant que l'autre les cache. Les chaffis
avancés font apportés à leurs places par des
hommes , & retenus par une barre qui les
étaye ; néanmoins par la grandeur de leurs
Théâtres , ils préſentent des ſpectacles
grands & magnifiques. Le Peintre qui faifoit
alors les décorations , compoſoit de
mauvais goût , felon la mode qui eſt préſentement
en vogue en Italie , & excepté
quelques unesde pierre grife,qu'il peignoit
affez bien , le reſte étoit peu de choſe. Ils
ont cependant le talent de préſenter beaucoup
de morceaux d'architecture , vus par
l'angle ; ce qui produit un très-bon effet
au Théâtre , en ce que cela ſauve la difficulté
des raccordemens de la perſpective
pour les différens aſpects : méthode dont
nous devrions faire un peu plus d'uſage ,
ſurtout fur nos petits Théâtres. Engénéral
leur couleur eſt grife , & ils n'ont pas plus
que nous l'art d'augmenter l'effet de leur
décoration par des parties généralement
ombrées & oppoſées à des parties lumineufes.
SEPTEMBRE. 1758 . 81
THEATRE DE MILAN.
La ſalle en eſt fort grande ; mais l'avantſcene
en eſt fort triſte , & la compofition
en eſt nue : les pilaftres qui ſéparent les
loges , ne font que des pilliers fans décoration
, & feulement peints de quelques ornemens
. La nudité de ce Théâtre eſt un
peu rachetée par la richeſſe intérieure des
loges , qui font tapiffées & éclairées en dedans.
La loge royale eſt trop baſſe pour
fon ouverture. Les décorations peintes
étoient affez médiocres : quelques - unes
cependant faifoient d'affez bons effets , &
fortoient de l'uniformité de nos chaſſis &
de nos couliſſes .
THEATRE DE PARME.
Il eſt trop grand pour les ſpectacles ordinaires
; mais la penſée en eſt fort belle :
il eſt en demi- ovale ; toute la partie d'enbas
eſt en gradins à l'antique juſqu'à peu
près la hauteur de nos ſecondes loges. II
n'y a qu'un rang de loges , & ce rang eft
une galerie ornée de colonnes ſimples , à
diſtances égales , qui ſoutiennent des arcs :
elle eft couronnée d'une corniche d'architecture
; au deſſus eſt un paradis à pluſieurs
rangs de bancs ; c'eſt le ſeul théâtre
moderne que l'on voye en Italie , ſi l'on
Dy
82 MERCURE DE FRANCE.
en excepte celui de Palladio à Vicence,
qui ſoit vraiement décoré d'architecture.
Tous les autres ne font qu'un compoſé de
loges égales à fix rangs l'un ſur l'autre , qui
ne mérite pas le nom d'architecture. Communément
on n'y voit d'autre ornement
que les piliers qui portent ces loges , & qui
ne ſont pas fufceptibles d'une décoration
noble. Če théâtre a le défaut , que pour
ne point prendre trop de place pour les
gradins , on leur a donné à chacun trop
peu d'enfoncement ; il y a une apparence
de tomber en deſcendant de l'un à l'autre.
Cette forme ovale eſt ſans doute la plus
belle pour un théâtre , en ſuppoſant , à cauſe
denos uſages, l'impoſſibilité d'employer
ledemi- cercle parfait , comme ont fait les
anciens . Ce grand théâtre avec ſes gradins
doit préſenter un coup-d'oeil magnifique :
lorſqu'il eſt rempli de ſpectateurs , il y en
aun petit pour l'uſage ordinaire , qui n'a
riende fingulier , & qui eſt à la Françoife.
THÉATRE DE REGIO.
Il eſt à la Françoiſe pour fon plan , qui
eſt un quarré long arrondi dans le fond.
Il en differe cependant , en ce que toutes
les loges montent fucceffivement de cinq
pouces en allant vers le fond , &pareillement
faillent de cinq pouces la ſuivante
SEPTEMBRE. 1758. 83
plus que la précédente juſqu'au fond. La
commodité qui en réſulte eſt peu importante
, & cela est fort déſagréable à l'oeil :
l'ouverture du proſcenium eſt de trente
pieds.
THEATRE DE MODENE.
Ses gradins ſont en amphithéâtre : il eſt
décoré de colonnes qui paſſent dans quelques
loges , & foutiennent les autres. Le
profcenium , les tribunes & les portes qui
qui l'avoiſinent , font fort bien décorés ; il
y a encore un autre théâtre dans cette Ville;
mais il n'a rien qui le rende recommandable.
THEATRE DE VICENCE.
Le morceau le plus achevé qu'on voye
de lui ( Palladio ) eſt le théâtre fait à l'imitation
des antiques , dont le plan eſt un
ovale coupé fur la longueur , décoré de
gradins & d'une belle colonnade : toute
la partie des décorations où il a voulu mêler
des faillies réelles &de relief , avec des
fuyans de perſpective , en ſont mauvaiſes ;
mais la ſalle qui contient les ſpectateurs ,
eſt une belle choſe , & vraiement un modele
pour conſtruire un théâtre.
Quoiqu'il puiſſe paroître difficile d'allierun
ſemblable plan de théâtre à nos uſa-
Dvj
$ 4 MERCURE DE FRANCE.
ges , dont nous avons la foibleſſe de ne
fçavoir pas nous départir ; il n'en eſt pas
moins vrai que celui-ci eſt le ſeul qu'on
voye en Italie , qui ſoit d'une belle forme
&d'une belle décoration , ſi l'on n'en excepte
celui de Parme , qui n'en eſt qu'une
imitation . C'eſt une forme très- irréguliere
&très-déſagréable que celle d'un oeuftronqué
qu'on a donné à tous ceux d'Italie.
D'ailleurs cette diviſion en loges égales empêche
abſolument toute décoration de belle
architecture , & ne préfente qu'un coupd'oeil
ſemblable àdes catacombes, bien différentdecette
magnifique colonnade qu'offre
celui de Palladio .
Quant aux gradins , il n'y a pas de
moyens plus favorables pour contenir beaucoup
de monde en peu d'eſpace , & pour
faire que ces perſonnes produiſent ellesmêmes
un ſpectacle magnifique. Ce demi-
ovale coupé ſur la longueur , eſt le
moyen le plus fimple & le plus agréable
demettre preſque tous les ſpectateurs en
face des acteurs . On ne peut point faire de
théâtre où tout le monde ſoit également
bien placé ; mais c'eſt par ce plan qu'on
peut approcher le plus près de ce but : il
faudroit fans doute ſupprimer de celui de
Palladio les deux murs qui terminent les
gradins ,& qui ſoutiennent les planches
SEPTEMBRE. 1758 . 85
ils font perdre beaucoup de place ; mais
il feroit facile de s'en paffer , & on trouveroit
aiſement des moyens de rapprocher
cette idée générale de nos uſages, auxquels
nous ſommes attachés , & s'il eſt permis
d'en propoſer , ne pourroit- on pas achever
l'ovale entier , & qu'un de ſes grands
côtés fut le profcenium. Si l'on oppoſe que
ce proſcenium feroit trop large , on peut remarquer
; 1 ° . que la grandeur ordinaire
de nos théâtres , dans leur plus grand cô
té , donneroit à peine une avant-ſcene égale
à celles qu'on voit aux grands théâtres
d'Italie ; 2 ° . que comme àtous les théâtres
il y a des loges qu'on regarde comme
moins commodes , & qui font deſtinées à
recevoir les acteurs & actrices des autres
théâtres , on pourroit les mettre dans ces
loges en retour ; que quelque grande que
foit cette ouverture , elle ceſſera de l'être
fi on la diviſe en trois , c'est-à-dire , une
grande au milieu pour la ſcene , & les autres
pour les à parte , à quoi l'on ne fonge
point , &dont le défaut de vraiſemblance
détruit toute l'illuſion de la piece. Ceprofcenium
étant en enfoncement , laiſſe la liberté
d'avancer le théâtre , & d'amener
l'acteur au-dedans de la ſalle , qui d'ailleurs
n'étant pas profonde , mertroit le
ſpectateur à portée d'entendre facilement
86 MERCURE DE FRANCE.
partout. Le parterre ſeroit aſſez grand pour
aſſeoir les ſpectateurs en tout ou en partie.
Si quelque architecte croyoit que la grande
portée du plafond fût un obstacle à fon
exécution , on pourroit lui conſeiller d'apprendre
la charpente en Italie. Nos premiers
théâtres ayant été faits dans des jeux
de paulme , qui étoient fort étroits & profonds
, preſque tous ceux qui en ont conftruits
depuis , ont cru qu'il étoit défendu
de fortir de cette idée ; & en effet nous
fommes ſi monotones , que quelqu'un qui
oſeroit propoſer de les faire plus larges
que profonds , pourroit bien paſſer d'abord
pour un inſenſé : on s'écrieroit , à quoi
cela reſſemble-t'il ? Quoi ? C'eſt-là un théâtre
? Il ſe paſſeroit beaucoup de temps
avant que l'on convint , malgré l'évidence,
qu'on y entend& qu'on y voit mieux ;
mais on reviendroit enfin de ces préjugés
d'habitude , & par la ſuite l'étonnement
feroit qu'on ait pu fupporter ſi long- temps
une forme auffi défectueuſe que celle que
nous avons juſqu'à préſent donnée à nos
théâtres.
Les articles des Peintres au volume fuivant.
SEPTEMBRE. 1758. 87
SUITE de l'Eſſai ſur l'Amélioration des
Terres. Seconde Partie. *
IoC
r M. Patulo embraſſe les vues générales
de l'économie politique.
On pouvoit lui objecter qu'en propofantd'employer
la moitié des terres en herbages
, il vouloit diminuer la quantité des
grains & retrancher de la ſubſiſtance des
hommes ; il fait voir 1. que dans la nouvelle
diftribution , il y a autant de terres
annuellement employées à produire du
froment que dans la culture actuelle ; 2° .
que ſa méthode met en valeur la plus
grande partie de nos terres en friche ;
qu'ainſi la quantité des grains , loin dediminuer
, augmenteroit au point de fournir
beaucoup au delà de la ſubſiſtance du
Royaume.
La France a au moins 130 millions
d'arpens de ſurface ; il n'en ſuppoſe que
60 millions en terres labourables , & il en
employe 24 millions en grain , leſquels à
cinq fetiers l'un portant l'autre ( & c'eft
les évaluer au plus bas ) , produiront 120
millions de ſeptiers par an. 11 met la population
actuelle à 20 millions , & chaque
hommes à trois fetiers , leur nourriture
SS MERCURE DE FRANCE.
annuelle eſt de 60 millions de ſetiers ; il
en donne 30 millions à la nourriture des
beſtiaux , &c . évaluations exceſſives l'une
& l'autre ; il reſte encore trente millions
de fetiers de grains , qui ſeulement à
10 liv. font un revenu de 300 millions.
Mais ſuppoſons , ajoute-t'il , le produit
de l'arpent de huit à dix fetiers , comme
il doit être , à quelle ſomme immenſe en
iroit l'exportation !
Les effets d'une bonne culture font inconcevables
: une acre , c'est- à- dire moins
d'un arpent de terrein , a produit en Angleterre
environ 39 ſetiers de froment.
Sans calculer d'après de tels exemples ,
il eſt certain que ſi nos campagnes étoient
bien cultivées , nous ne ſerions en peine
que du débit de notre ſuperflu , & que
nos plus mauvaiſes années ſuffiroient à
nos beſoins , au lieu que nous ſommes
obligés de tirer preſque tous les ans des
ſecours de l'étranger.
L'Auteur paſſe à l'article des beſtiaux :
il obſerve qu'il n'y a pas en France la
dixieme partie des moutons qu'il y a en
Angleterre , & que la quantité des chevaux
, des boeufs , &c. n'eſt proportionnée
dans le Royaume , ni au territoire , ni à la
population. Or le ſeul moyen d'en augmenter
le nombre , eſt de multiplier les
SEPTEMBRE. 1758 . 89
fourrages. Que de ſoixante millions de
terre labourables , 36 millions foient en
prairies artificielles, ils nourriront, avec les
pailles des grains, deux cens quatre millions
de beſtiaux , grands & petits , nombre
prodigieux & d'une valeur immenfe ; &
cela ſans compter tout ce qui peut être
nourri dans les montagnes , les bois , les
bas prés , &c .
Obſervons cependant que c'eſt ſur cette
quantité de beſtiaux que l'Auteur établit
dans la ſuite le calculdu revenu des terres
qui ſeroient employées en prairies artificielles.
Il ſuppoſe donc le débit&la vente
de ce furcroit énorme de beſtiaux ; mais
ce débit est- il probable ? Le peu de laine
qu'il y a dans le Royaume ſe vend difficilement
, & à bas prix. Le luxe qui condamne
les riches à s'habiller de foie , fait
que lebas peuple, ſurtout le payſan , ne peut
avoir des vêtemens de laine; les beftiaux
qu'on éleve pour la boucherie ſont bornés
àla conſommation des citoyens aiſés : le
bas peuple mange peu de viande ; ſes facultés
font trop bornées pour lui procurer
ce genre d'aliment; le payſan plus pauvre
encore en eſt totalement privé. Si l'on
ſuppoſe un commerce extérieur de viandes
falées , on doit ſçavoir que c'eſt peu
de choſe en comparaiſon d'une fi grande
90 MERCURE DE FRANCE .
quantité de beſtiaux à débiter. Comment
l'Auteur peut- il donc établir l'évaluation
du produit de trente millions d'arpens de
terre mis en prairies artificielles , ſur la
valeur vénale dedeux cens quatre millions
de beſtiaux ? L'objection juſques-là paroît
fans replique , on peut même l'oppoſer à
la bonne culture de trente millions d'arpens
de terre en grains , dont les récoltes
furpaſſeroient de beaucoup la conſommation
de l'intérieur , l'exportation étant dé
fendue. Auſſi M. P. convient- il , que fi on
vouloit continuer de reſtraindre par cette
prohibition les avantages de la culture , ſa
méthode loin d'être utile , feroit ruineuſe
pour les campagnes , parce qu'elle feroit
tomber toutes les denrées en non valeur.
Mais il croit être bien fûr que le gouvernement
plus éclairé aujourd'hui ſur les
intérêts du Roi & de la Nation , ne s'oppoſera
point déſormais au rétabliſſement
du revenu des biens-fonds du Royaume ,
& dès lors l'aiſance & la multiplication
augmentant en raiſon des progrès de l'agriculture
, on ne doit plus douter de la
confommationdes beftiaux : la population
& l'aifance fuffiront pour foutenir la valeur
vénale des productions de l'agriculture
, pour aſſurer aubas peuple les douceurs
de la vie , & lui faire ſupporter le
travail avec courage..
SEPTEMBRE . 1758 . 91
Cela ſuppoſé , l'Auteur répond que , fuivant
ſa méthode , les terres ne rendront jamais
moins de trois louis l'arpent l'un
dans l'autre ; mais en les réduisant à soliv .
le produit annuel de ſoixante millions
d'arpens , les frais non déduits , ſera de
trois milliards , fans compter celui des bas
prés , des vignes , des bois , &c. au lieu
que la plus forte évaluation du produit actuel
de la culture en France n'eſt que de
dix-huit cens millions..
L'Auteur propoſe la taxe ſur les terres
fans aucune exemption , comme beaucoup
moins onéreuſe au peuple , & beaucoup
plus avantageuſe à la Nobleſſe elle-même ,
que la forme actuelle des impoſitions. Il
demande , ſelon toute justice , que ces
étendues de bonnes terres que les riches
employent en jardins fomptueux & en
parcs immenfes , foient impoſées au moins
ſur le même pied que les champs cultivés.
par les pauvres à la ſueur de leur front ;
car , dit- il , le produit de toute terre eſt la
baſe naturelle desrevenus publics , & tour
terrein perdu en luxe & vaine oftentation ,
loin d'être exempt devroit payer une doubletaxe.
Ainſi les foixante millions de terres labourables
étant impofés , & leur produit
étant de trois milliards , la taxe ſur le pied
1
92 MERCURE DE FRANCE.
du vingtieme , en temps de paix , monteroit
àcent cinquante millions , la dixme des
bois , des bas prés , des vignes , des maifons
, & quelques articles des revenus publics
confervés comme étant peu à charge ,
&fans inconvénient pour l'agriculture &
le commerce , produiroient encore plus de
cent millions. Le Roi auroit donc un revenu
de deux cens cinquante millions en
temps de paix , ſans incommoder ſes peuples
; au lieu du vingtieme , le dixieme
établi en temps de guerre monteroit à
quatre ou cinq cens millions , ſomme ſuffiſante
aux plus grands beſoins de l'état
&toute fois charge légere pour le peuple ,
qui payeroit avec joie la dixieme partie de
ſes revenus , pour vivre des neuf autres en
paix &dans l'abondance.
د
M. Patulo prévient quelques objections
qu'on peut lui faire ; 1°. ſi la France ne
tiroit plus de grains de l'étranger , que recevroit-
elle enéchange de ſes ſuperfluités ?
2º . le bas prix des grains & des beſtiaux
ne feroit- il pas une ſuite inévitable de la
furabondance ; 3 ° . quand on en pourroit
exporter une partie & en trouver un bon
débit chez l'étranger , le commerce ne
feroit- il pas interdit aux Provinces de l'intérieur
, par la difficulté du tranſport ? Il
répond 1º. que ce n'eſt jamais que par
SEPTEMBRE. 1758 . 93
néceſſité que l'on tire de ſes voiſins , &
qu'il eſt de la bonne économie de ſe paſſer
d'eux tant qu'il eſt poſſible ; 2°. que la
libertédu commerce ſoutiendroit le blé à
peu près ſur le pied commun de l'Europe ;
qu'en ſuppoſant même qu'il baiſsât un peu,
le peuple cependant bien nourri & bien
vêtu , ſans rien tirer pour cela de l'étranger
, feroit heureux , feroit des mariages ,
multiplieroit , &c. & qu'enfin le bas prix
des denrées ſeroit favorable à nos manufactures
; 3 ° . que les Provinces de l'intérieur
mettant les deux tiers de leurs terres
en herbages , feroient des beftiaux leur
principal commerce ; qu'au reſte , les Provinces
frontieres verſant au dehors , tireroient
du centrede proche en proche; mais
il eſt , dit- il , en France de plus réels obftacles
à la proſpérité de l'agriculture. Ces
obſtacles font le découragement général ,
la réunion des fermes en villages , l'inconvénient
des baux trop courts , celui
du mêlange des héritages morcellés , la
négligence des poſſeſſeurs des grandes terres
, les préjugés & l'obſtination des cultivateurs
, & tous les maux qui réſultent
de l'impoſition arbitraire des tailles , &
autres charges qui portent ſur l'agricultu
re. L'Auteur en indiquant le mal tâche
d'en donner les remedes ; mais quelque
avantage qu'il en doive naître , il eſt
96 MERCURE DE FRANCE.
Comparaison de la culture actuelle en France
avec une bonne culture , ſuivant l'eſtimation
de M. Queſnay , & dans laquelle
M. Patulo prétend qu'on ne fait pas monter
afſfez haut les produits de la culture
qu'il propose , foutenus du commerce libre
desgrains.
Culture actuelle . Bonne culture.
Pour les propriétaires.
76,500,000 400,000,000
Pour la taille &
capitation. 40,000,000 200,800,000
Pour les fermiers 27,000,000 165,000,000
Pour la dîme.
50,000,000 155,000,০০০
Pour les frais. 415,000,000 920,000,000
Total du produit
Produit & les
avec les frais . 608,500,000 1840,800,000
frais prélevés. 193,500,000 920,000,000
L'Auteur obſerve avec raiſon que les
frais reſtitués par les récoltes , doivent
être regardés comme des revenus annuels
dans un état , parce que ces frais forment
les gains des Ouvriers de la campagne ,
&que ces gains qui les font ſubſiſter ſe
perpétuent par l'agriculture.
Mais comme M. Queſnay n'a fait ſes
calculs qu'en ſuppoſant la culture actuelle
dans fon plus haut degré de bonté poſſible,
&que la méthode de M. Patulo y ajoute
de
SEPTEMBRE. 1758. 97
de nouveaux avantages. Celui ci donne à
fon tour la comparaiſon de la culture actuelle
en France , avec la culture ſuivant
ſesprincipes .
Culture actuelle. Culture améliorée.
Pour les propriétaires.
76,500,000 652,000,000
Pour la taille &
la capitation. 40,000,000 326,000,000
Pour les fermiers 27,000,000 270,000,000
Pour la dîme. ১০,০০০,০০০ 252,000,০০০
Pour les frais . 415,000,000 1500,0০০,০০০
Produit total.
608,500,000 3,০০০,০০০,০০০,
L'eſprit ſe refuſe à une ſi prodigieuſe
augmentation ; cependant le fait en exiſte
en Angleterre , où le produit des récoltes
eſt double du nôtre , quoique le terrein
ne foit que le tiers , & où l'arpent produit
au moins 200 liv . en deux années. L'eſtimation
du produit à so liv. l'arpent , eſt
donc très - modérée dans le plan d'une
bonne culture. Concluons avec M. Patulo,
que la France poſſede un tréfor dans fon
ſein , qui mérite mieux d'être exploité
que ceux du Pérou , du Mexique , du
Bréfil ou de Golconde.
COMMENTAIRES ſur la Cavalerie , par
M. le Chevalier de Bouffanelle. A Paris ,
chez Guillyn.
E
>
98 MERCURE DE FRANCE.
'S'il eſt avantageux pour tous les arts que
leurs principes foient réfléchis & difcutés
avant d'être mis en pratique , il eſt plus
eſſentiel encore à l'art militaire qu'on le
raiſonne avant de l'exercer. C'eſt-là qu'il
n'eſt plus temps de délibérer quand il faut
agir : c'eſt-là que toutes les combinaiſons
doivent ſe préſenter d'elles- mêmes , & que
dans le choix du meilleur parti , l'eſprit
doit voir , comme d'un coup d'oeil , toures
les raiſons pour & contre. Or on ne
peut les avoir ainſi préſentes dans les momens
les moins tranquilles , qu'autant
qu'on a pris ſoin d'avance de ſe les rendre
familieres , & c'eſt le fruit que les Militaires
ſtudieux peuvent retirer des contef
tations théoriques , qui s'élevent fur les
différentes opérations de leur métier.
Il a paru depuis quelques années nombre
d'ouvrages ſur la difcipline & fur la
tactique , qui , dans un degré différent ,
annoncent tous des méditations & des recherches
, l'eſprit d'obſervation & de méthode
, le défir de s'éclairer & de communiquer
ſes lumieres , l'amour de la patrie ,
l'émulation de la gloire , & le noble emploi
du loiſir.
Parmi ces ouvrages utiles on peut citer
avec éloge celui de M. de Bouffanelle ,
dont voici l'objet en deux mots,
SEPTEMBRE. ود . 1758
M. le Chevalier Folard dans ſon Commentaire
fur Polybe , ſemble méconnoître
l'utilité & les avantages de la Cavalerie
dans une armée , & il demande : Qu'a donc
fait la Cavalerie ? Le livre de M. de B.
eſt la réponſe à cette queſtion : il eſt diviſé
endeux parties. Dans la premiere l'Auteur
réfute les aſſertions de M. le Chevalier
Folard , & combat ſes préjugés contre la
Cavalerie par des réflexions d'autant plus
ſolides , qu'elles ne ſont pour la plupart
que le ſimple expoſé des faits.
Dans la ſeconde , il donne un précis fideledes
actions mémorables décidées par
la Cavalerie Françoiſe depuis la bataille
de Soiffons en 481, juſques à la bataille
deDénain en 1712. Ainfi après avoir fait
l'apologie de la Cavalerie en général par
des exemples tirés de l'hiſtoire de tous les
peuples& de tous les ſiecles , il fait l'éloge
de la Cavalerie Françoiſe par des exemples
tirés de l'hiſtoire de la nation.
Rien de plus ſenſé quel'opinion de Vegece
ſur l'emploi de la Cavalerie&de l'Infanterie
dans une armée. Si equitatu gaudemus
, campos optare debemus ; fi pedite ,
loca eligere angusta , focis paludibus & arboribus
impedita , & aliquoties montoſa. C'eſt
àcette opinion que M. de Bouſſanelle ſe
propoſede ramener les eſprits qu'auroit pu
Eij
100 MERCURE DE FRANCE .
égarer le ſyſtême de M. Folard. Celui-ci
veut que la Cavalerie foit en très- petit
nombre dans une armée , & pour le prouver
il a paflé le but. M. de Bouſſanelle demanderoit
qu'elle fût égale en nombre à
l'Infanterie; il ſe réduit cependant à l'opinion
de Montecuculi ; Il faut que la Cavalerie
pesante faſſe au moins la moitié de l'Infanterie,&
que la legere ne faſſe au plus que
lequart de la pesante.
M. de Bouflanelle fait conſiſter les avantages
de la Cavalerie dans l'impétuoſité du
choc , dans la célérité des marches & des
ſurpriſes inopinées , dans la promptitude
des manoeuvres , dans l'uſage de l'arme
blanche , &c. Il regrette la pique de l'ancienne
Cavalerie , mais il préfere le ſabre ,
tel qu'il eſt , à l'arme à feu , qu'il compte
pour très-peu de choſe. « L'Infanterie de
l'Europe & de l'Univers , qui tire le
>> mieux, eſt, dit- il , la Pruſſienne : elle ti-
>> ra ſept cent cinquante mille coups de fu-
>>fil à l'action de Czaſlau , & il n'y eut pas
>> trois mille hommes tués ou bleſſés du cô-
» té des Autrichiens , déduiſez ce qui a
>>péri en quatre charges de Cavalerie , que
"de coups de fufil perdus ! M. de Bouffanelle
penſe de l'arme à feu ce que les an
ciens penſoient des armes jactiles,
SEPTEMBRE. 1758. For
Enfis habet vires , &gens quacumque virorum est ,
Bella gerit gladiis. Lucan.
M. Folard prétend que la Cavalerie eſt
très-peu redoutable contre de l'Infanterie
bienmenée, même dans un pays de plaine .
« Qui eſt le corps de Cavalerie , quelque
>> ſupérieur qu'il puiſſe être , qui ofe fon-
>> dre& s'abandonner ſur une maſſe armée
>>& ordonnée de la forte ? » dit- il , en par
lantde ſa colonne. « Ajoutez encore , dit-
>> il ailleurs , les compagnies de Grenadiers
>>qui peuvent s'introduire dans les eſpaces
>>des Eſcadrons , & les chauffer en flanc. »
La Cavalerie , répond M. de Bouffanelle
, a ſouvent ofé des choſes plus extraordinaires
que l'attaque d'une telle colonne
,&il cite pour le prouver les batailles
de Zenta&de Bellegrade. A l'égard des
Grenadiers , " ils feroient mal , dit- il , de
> quitter la colonne , & de s'introduire
>>>dans les eſpaces des Eſcadrons : il n'y au-
>>ra jamais d'exemple d'une telle impru-
» dence ; ce corps eſt auſſi ſage que valeu-
>>> reux .
M. Folard avance que la Cavalerie refuferoitde
combattre , ou combattroit mal à
pied. M. de Bouſſanelle répond qu'elle ne
demande pas mieux , & prouve qu'elle l'a
faitdans bien des occaſions avec autant de
ſuccès que de valeur ; il défire cependant
E iij
102 MERCURE DE FRANCE:
qu'on lui rende la botte forte en y ajou
tant un eſcarpin , comme au mousqueton
une bayonnette : dès- lors un Efcadron
mettant pied à terre , & fecouant la botte ,
fait une Infanterie excellente ; dès- lors un
Cavalier démonté dans le combat , au lieu
d'être maſſacré , pris ou perdu , ſe retire
dans les bataillons ,& revient avec eux à
la charge. Pour ſentir l'importance de ce
que propoſe M. de B. écoutons Montaigne
: " Vous engagez votre valeur & vo-
>> tre fortune à celle de votre cheval : fes
>>plaies & ſa mort tirent la vôtre en con-
>>ſéquence. Son effroi & ſa fougue vous
>> rendent ou téméraire ou lâche ; s'il a
>>faute de bouche ou d'éperon , c'eſt à vo-
>>tre honneur à en répondre. »
M. Folard& M. de Bouffanelle ne font
pas mieux d'accord ſur les faits que ſur
les principes. « La Cavalerie , dit l'un , ſe
>> multiplia dans les armées Romaines à
> meſure qu'on négligea l'Infanterie , &
>>que l'Empire approcha de ſa ruine & de
» ſa décadence.
» Cette République , dit l'autre , ſi ſage
» & fi militaire , qui profitoit de tout ce
>>qu'elle voyoit d'utile & d'avantageux
>>> dans les autres peuples imita ceux
>> qu'elle redoutoit ; elle multiplia fa Ca-
>>valerie , & dès lors ſes armes devinreng
SEPTEMBRE. 1758. 103
>> victorieuſes partout. » Il faut avouer
auſſi que la Cavalerie Romaine avoit d'étonnantes
reſſources, detractiſque franis ultro
citioque cum magna ftrage hoftium infractis
omnibus hastis transcurrerunt. Liv.
Dec. 9. Il faut avouer même que nous
ſommes fort éloignés de l'habileté des
Romains , des Parthes , des Numides , des
anciens Marſeillois, à monter à cheval.
Etgens qua nudo reſidens maſſilia dorso ,
Ora levi flectit , franorum nefcia , virgå.
Mais M. de B. trouve dans la marche & le
choc de la Cavalerie peſante,de quoi compenſer
les avantages de la Cavalerie légere.
Enfin autant M. F. ſemble perfuadé que
l'Infanterie bien menée eſt invincible pour
la Cavalerie , autant M. de B. eſt convaincu
qu'elle ne l'eſt pas.
Mais après avoir confulté des Militaires
éclairés , je crois pouvoir dire que dans
ces difputes de ſimple ſpéculation , on n'a
point affez d'égards aux cauſes morales &
aux circonftances accidentelles , qui décident
le plus ſouventde la force reſpective
des deux armes.
La colonne de M. F. compoſée d'hommes
intrépides & de fang froid , feroit
peut- être impénétrable au choc de laCavalerie,
telle qu'elle eſt & qu'elle a étédans
Eiv
100 MERCURE DE FRANCE.
i
égarer le ſyſtême de M. Folard. Celui- ci
veut que la Cavalerie foit en très- petit
nombre dans une armée , & pour le prouver
il a paflé le but. M. de Bouffanelle demanderoit
qu'elle fût égale en nombre à
l'Infanterie; il ſe réduit cependant à l'opinion
de Montecuculi ; Il faut que la Cavalerie
pesante faſſe au moins la moitié de l'Infanterie,&
que la legere ne faſſe au plus que
le quart de la pesante.
M. de Bouflanelle fait conſiſter les avantages
de la Cavalerie dans l'impétuoſité du
choc , dans la célérité des marches & des
ſurpriſes inopinées , dans la promptitude
des manoeuvres , dans l'uſage de l'arme
blanche , &c. Il regrette la pique de l'ancienne
Cavalerie , mais il préfere le fabre ,
tel qu'il eſt , à l'arme à feu , qu'il compte
pour très- peu de choſe. « L'Infanterie de
l'Europe & de l'Univers , qui tire le
» mieux, eſt, dit- il , la Pruffienne : elle ti-
>> ra ſept cent cinquante mille coups de fu-
>> fil à l'action de Czaſlau , & il n'y eut pas
>> trois mille hommes tués ou bleſſés du cô
>> ré des Autrichiens , déduiſez ce qui a
>>péri en quatre charges de Cavalerie , que
>>de coups de fufil perdus ! M. de Bouffanelle
penſe de l'arme à feu ce que les an
ciens penſoient des armes jactiles,
SEPTEMBRE. 1758 . 101
Enfis habet vires , &gens quacumque virorum est',
Bella gerit gladiis. Lucan.
M. Folard prétend que la Cavalerie eſt
très- peu redoutable contre de l'Infanterie
bien menée, même dans un pays de plaine.
« Qui est le corps de Cavalerie , quelque
>> ſupérieur qu'il puiſſe être , qui ofe fon-
>> dre& s'abandonner ſur une maſſe armée
>>& ordonnée de la forte ? » dit- il , en par
lantde ſa colonne. « Ajoutez encore , dit-
>>>il ailleurs , les compagnies de Grenadiers
» qui peuvent s'introduire dans les eſpaces
>>des Eſcadrons , & les chauffer en flanc . »
La Cavalerie , répond M. de Bouflanelle
, a ſouvent ofé des chofes plus extraordinaires
que l'attaque d'une telle colonne
,& il cite pour le prouver les batailles
de Zenta&de Bellegrade. A l'égard des
Grenadiers , " ils feroient mal , dit- il , de
> quitter la colonne , & de s'introduire
>> dans les eſpaces des Eſcadrons : il n'y au-
>> ra jamais d'exemple d'une telle impru-
» dence ; ce corps eſt auſſi ſage que valeu-
" reux . "
M. Folard avance que la Cavalerie refuferoit
de combattre , ou combattroit mal à
pied. M. de Bouffanelle répond qu'elle ne
demande pas mieux , & prouve qu'elle l'a
faitdans bien des occaſions avec autant de
fuccès que de valeur ; il défire cependant
E iij
104 MERCURE DE FRANCE.
tous les fiecles. Les exemples cités par M.
de B. ne prouvent rien contre cette ſuppoſition
; car on aura toujours à lui repliquer
, ou que la Cavalerie a été ſecondée
par le canon , ou qu'elle a mis pied à terre ,
& que dès lors ce n'étoit plus un combat
de Cavalerie , ou que l'avantage du terrein
a décidé de la victoire , ou enfin que fi
l'Infanterie a été rompue , c'eſt par le défaut
de fermeté dans le foldat , non par un
vice de diſpoſition dans la colonne. D'un
autre côté, li l'on ſuppoſe la colonne compoſée
d'hommes tels qu'ils font dans la
nature , capables de ſe troubler , de s'ébranler
à l'aſpect d'une troupe qui fond
fur eux le fer à la main , fur des courfiers
que rien n'épouvante , & qui vont les fou-.
ler aux pieds ; fi l'on ſuppoſe en même
temps l'efcadron formé en rhombe ou en
coin, dont la pointe eſt compofée de foldats
dévoués à la mort par héroïfine ,
comme il y en avoit chez les Romains ,
ou par religion , comme il y en a parmi
les Turcs , on voit la colonne même de F.
d'abord flottante & bientôt rompue.
Rien n'eſt plus facile que de ſe donner
l'avantage dans de ſemblables difputes ,
lorſqu'on fait les hommes tels qu'on les defire;
mais que la ſuppoſition ſoit la même
des deux côtés , qu'une Cavalerie intrépide
SEPTEMBRE. 1758 . 105
attaque une Infanterie intrépide , l'une &
l'autre livrée à elle-même & à peu près à
nombre égal , ſans le ſecours du canon , &
fans autre avantage reſpectif que celui
qu'elles peuvent tirer de leurs manoeuvres
&de leurs armes ; l'Eſcadron , de quelque
maniere qu'il ſoit formé , en turme , en
coin , en rhombe , &c. enfoncera-t'il la colonne
? Voilà le problême réduit à ſa plus
grande fimplicité.
Mais comme cette ſuppoſition ne peut
avoir lieu ; que les meilleurs combattans
ne font que des hommes de part & d'autre
, ſujets à ſe troubler , à s'effrayer mutuellement
, & que , ſuivant la maxime du
Maréchal de Saxe , la principale cauſe du
gain ou de la perte des batailles eſt dans
le coeur humain , il me paroît bien difficile
de décider dans la ſpéculation de ce qui
doit arriver dans la pratique. D'où il ſuit
que l'opinion la plus tranchante& la moins
modérée , eſt en pareil cas la moins perſuafive
& la plus difficile à foutenir. Je ne
dois pourtant pas diſſimuler que les partifans
de M. F , & ceux qui l'ont connu perfonnellement
, prétendent qu'il n'a jamais
penſé ce qu'on lui attribue au ſujet de la
Cavalerie ; qu'il en faifoit grand cas ,
comme il l'a dit lui-même , & qu'on a pris
trop à la lettre quelques traits qui lui font
Ev
106 MERCURE DE FRANCE:
1
échappés dans la fougue de la compofition
& dans l'enthouſiaſme de ſa colonne. Се
qui prouve en effet qu'il regardoit comme
très-redoutable le corps qui devoit attaquer
ſon Infanterie , c'eſt qu'il a employé
toutes les reffources de ſon génie & de fon
expérience à la rendre impénétrable. Ainfi
je regarde la colonne de M. Folard comme
un éloge aufſr authentique de la Cavalerie,
que peut l'être le livre même de M. de
Bouffanelle..
TRAITÉ des affections vaporeuſes du
Sexe , par M. Rolin , Docteur en Médecine.
A Paris , chez Jean-Thomas Hérifſant
, rue S. Jacques , in- 12 .
Ce Livre annoncé dans l'un des précédents
Mercure , mérite bien que nous
endonnions une idée. Le ſujet n'en eſt
que trop intéreſſant , dans le ſéjour du
luxe , de la molleſſe & des vapeurs .
On dit en plaiſantant que les vapeurs
font à la mode: rien n'eſt plus vrai ni
moins plaiſant..
Les Anciens qui n'ont reconnu cette ma
ladie que dans les femmes , l'atribuoient
d'abord aux roulements de l'uterus..
Cette opinion fit place à d'autres qui
en étoient comme les ſuites ; on attribua
les vapeurs à un rapport ſympathique des
vifceres avec l'uterus ; àdes fumées qui s'é
SEPTEMBRE. 1758. 107
levoient de cette partie , vers l'eſtomac ,
vers la poitrine, &c. La ſympathie eſt tombée
avec les qualités occultes. Les fumées
ont encore quelque crédit ; mais quel eſt
le tuyau par lequel ces fumées s'élevent ?
C'eſt- là l'écueil de cette opinion.
Quoique M. Rolin range dans la claſſe
des vapeurs les affections mélancoliques ,
dont les hommes ſont attaqués , il ne confidére
ici cette maladie que dans les femmes
, comme y étant plus fujettes par la
délicateſſe de leur organiſation.
Non- ſeulement , dit- il , quelques paf
fions , mais toutes les paſſions , & tout ce
qui en a le caractere , peut être la cauſe
des vapeurs : le mauvais régime , les
excès , les mouvemens de crainte , de
furprife & de joie peuvent y contribuer.
Dans les vapeurs , certaines paſſions fe
manifeſtent fouvent ; mais c'eſt un délire
fansconféquence..
Les vapeurs font épidémiques & contagieuſes
: on peut expliquer par-là l'inſtitution
des myſteres de la bonne Déeſſe ,
&bien d'autres phénomenes plus récents.
On traite légérement cette maladie
&rien au monde n'eſt plus ſérieux. Une
femme en a telle les premiers fymptomes ,
on eft tranquille quand on a dit , ce fone
de vapeurs. Cependant le mal fait des pro
Evj
108 MERCURE DE FRANCE.
grès , la malade eſt triſte , elle pleure& rit
tour à tour & quelquefois en même temps ;
on plaiſante de fon état fur ces apparences
trompeuſes. Les accès deviennent plus
violents encore , elle perd l'uſage des ſens ,
ſes membres ſe roidiffent , quelquefois ils
deviennent inflexibles , fans qu'on s'en apperçoive
par aucun ſigne extérieur.
Souvent elle paroît être dans un fommeil
tranquille , la couleur eſt naturelle , tout
ſemble annoncer la fanté , dans l'excès le
plus dangereux. Dès qu'on s'apperçoit du
danger , on y apporte de légers ſecours.
Mais par dégré les accidents ſe multiplient ,
& les moindres maux qui en réſultent
font des langueurs fouvent incurables . Tel
eſt le précis du diſcours préliminaire de
ce Traité.
La premiere partie embraſſe la théorie
des vapeurs ; elle eſt diviſée en trois Section
: dans la premiere , l'Auteur établit le
caractere général des affections vaporeufes
, qu'il regarde comme les ſymptomes
dedifférentes maladies , qui ſe manifeſtent
par des mouvements irréguliers & convulfifs
du genre nerveux ; il indique les fignes
de ces affections quelquefois fubites , fouvent
annoncées ; mais ces fignes font affez
vagues : les ſymptomes font plus mar .
qués ,& le tableau en eſt effrayant. M.
Rolin entre dans le détail des ſymptomes
SEPTEMBRE.. 1758 . 109
internes & externes de cette maladie , tantôt
ſimple , tantôt compliquée ; & dans ce
dernier cas il propoſe un moyen qui ne lui
ajamais manqué. Je comprime , dit- il ,
avec la main , la région épigastrique , ( au
deſſous du nombril ) .
,
S'il furvient des bâillemens réitérés ,
juſqu'à ce que la compreffion ceffe on
doit être affuré que la maladie eſt compliquée
avec un principe vaporeux.
Il nous prévient ſur les foibleſſes qui
précédent les attaques ,& qui ont duré
quelquefois deux jours avec une privation
totale de ſentiment.Véſale voulut difféquer
le corps d'une femme , qui étoit dans une
pareille ſyncope ; elle ſe plaignit vive.
ment à la premiere incifion. Afclepiade
s'approchant du corps d'une femme qu'on
portoit au tombeau , reconnut qu'elle n'étoit
qu'en fyncope; l'Auteur dit avoir retardé
, dans une circonstance toute femblable
, les funérailles d'une fille qui ſe rétablit
quelques heures après .
Onpeut confondre les attaques de vapeurs
, avec d'autres maladies . M. Rolin en
donne les marques diſtinctives. Par exemple
, les attaques d'épilepfic partent fou
vent de quelquepartie du corps , du pied ,
de la main ,&c. celles des vapeurs , viennent
par fuffocation. Dans l'épilepfie on ne
conſerve jamais le ſentiment ; on en a fouFIO
MERCURE DE FRANCE.
vent dans les accès vaporeux. Après les at
taques d'épilepfie,on eſt plongédans le fommeil,
on reſte longtemps abattu, pâle, défiguré
; après les vapeurs on reprend ſes ſens,
fa couleur naturelle & ſes forces preſque
dans le même inſtant. C'en eſt aſſez pour
détruire le préjugé qui attache aux vapeurs
un ſoupçon d'épilepfie.
Dans la feconde Section , M. Rolin remonte
aux cauſes éloignées des affections
vaporeuſes.Ces cauſesſont les vices de tempérament
; les maladies héréditaires ; l'air,
l'abus des alimens,desboiſſons &du tabac ;
la vie ſédentaire , le retardement, la fupreffion,
la furabondance des évacuations ;les
paffions de l'ame dans leurs excès.
La troiſieme Section traite des cauſes
immédiates des vapeurs, telles font la fenfibilité
, l'irritabilité du genre nerveux , les
vices des liquides , les obſtructions , les
fuppreffions & les pertes. L'Auteur s'étend
fur les obſtructions ; il en obſerve les caufes&
les effets dans chacun des viſceres ,
& pour chaque liquide en particulier ;
le fang , la bile , &c. Le dernier chapitre ,
où il développe te méchaniſme du tiffu
cellulaire , & la filtration du fuc nerveux
dans ce tiſſu , acheve de nous convaincre
que les affections vaporeuſes ſont preſque
toutes caufées par des obſtructions.
Dans la ſeconde partie ,dont la diftri
SEPTEMBRE. 1758 .
Sution répond à celle de la premiere , il
preſcrit la cure de ces affections dont il
vient d'indiquer les ſignes , les ſymptomes&
les principes.
Dans la premiere Section il donne les
moyens de prévenir les attaques ; ces
moyens tendent à calmer le genre nerveux
, à faire diverſion à ſes irrégularités
, à en arrêter le progrès par des ligatures
, par une contention oppoſée , &c.
Il paſſe à la cure des ſymptomes généraux :
tout ce qui peut changer les fauſſes directions
du genre nerveux doit être mis en
uſage , & l'Auteur entre ici dans un détail
approfondi . Il obſerve que dans les Indes
Orientales, on guérit les femmes attaquées
de vapeurs , en les plongeant dans de l'eau
froide , ou en leur en jettant ſur la tête
fans qu'elles en ſoient prévenues. Si cela
ne réuffit pas , on les fuſtige avec des verges
, & par ce moyen l'on s'affure de leur
guérifon.
Il y a des ſymptomes dangereux qui
exigent les ſecours les plus prompts , & M.
Rolin les indique. Il finit par la cure des
ſymptomes des vapeurs compliquées avec
d'autres maladies , comme la petire vérole
, la fievre maligne , l'afthme , &c.
Dans la ſeconde Section , il donne less
moyens de prévenir les effets des cau
112 MERCURE DE FRANCE.
ſes éloignées , dont il a fait le détail.
Le premier de ces moyens eft de former
de bons tempéramens , & il en prefcrit
la méthode à commencer par le regime
des meres pendant leur groſſeſſe , regime
qu'on a trop ſouvent la cruauté de
négliger . On n'eſt guere plus attentif au
choix du lait que l'on fait fuccer à ſon enfant.
Ces deux articles , philofophiquement
traités , feroient le ſujet d'un bon livre.
L'éducation phyſique, le choix de l'air
& de l'eau , l'uſage des aliments & des
boiſſons de toute eſpece , ſont au nombre
des préſervatifs que M. Rolin nous propoſe.
Il finit par l'article important des pafſions
de l'ame qu'il nous invite à tempérer.
Hoc opus , hic labor eft.
La troiſieme Section preſcrit la cure
des cauſes prochaines ,de la ſenſibilité &
de l'irritabilité des nerfs , de leur délicateſſe
& de leur débilité , que l'on a fouvent
& mal à propos confondues l'une
avec l'autre ; de la furabondance,de la denfité
& de l'épuiſement du fang , des obftructions
en général , & de chacune en
particulier. Telle eſt l'économie de cet ouvrage
, très-utile ſans doute , s'il eſt auſſi
exact dans les principes , qu'il me ſemble
profond dans les recherches , clair & précis
dans les détails.
:
SEPTEMBRE. 1758. 11;
OBSERVATIONS fur la Nobleffe & le
Tiers - Etat , par Madame *** . Amſterdam.
Dans la diſpute qui s'eſt élevée depuis
peu entre deux Auteurs eſtimables fur cette
queſtion : S'il falloit permettre ou interdire
le commerce à la Nobleſſe , Madame ***
ſeplaint qu'on a oublié de mettre dans la
balance les intérêts de la roture. Elle repréſente
que cet ordre de Citoyens, réduit
àun plus petit nombre , en ſera plus avili ;
que le Commerçant roturier ſera humilié
lui-même de fon aſſociation avec le Commerçant
noble , ſon égal par état , & fon
ſupérieur par la naiſſance. Elle attaque
avec beaucoup de chaleur les préjugés &
les abus politiques , dont elle ne trouve
l'excuſe , dit- elle , ni dans la nature , ni
dans la raiſon , ni dans les effets qu'ils
produiſent. Mais elle avoue que la réforme
abfolue n'en peut être qu'idéale. Rien
deplus idéal en effet que la ſociété d'hommes
ſages , modérés , équitables qu'elle
raffemble , & auxquels elle diſtribue leurs
fonctions & leurs récompenfes. Elle en
exclut les avantages héréditaires , & il y a ,
comme on ſçait , bien des chofes à lui oppoſer.
Je me borne à une ſeule obſervation
ſur la réponſe du nouveau Platon de
Madame *** à cette maxime reçue , qu'il
114 MERCURE DE FRANCE:
faut récompenser les peres dans leur postérité.
« Il faut donc ,dit- il , ſuivant ce principe ,
>> fixer des penſions à toutes les familles
>>deſcendues d'un Chef qui s'eſt diftingué
>>dans fa profeſſion. Or quel eſt celui qui
>> veut donner ſeulement la valeur d'une
>> montre au fils d'un excellent Horloger ,
>> fi ce fils ne travaille plus , ou travaille
>> mal ? Cependant comme les honneurs
>>ſont le ſalaire des uns ,&l'argent celui
>>des autres , il ſeroit dans la même regle
>>de ſubſtituer l'argent comme on ſubſti
>> tue les honneurs. >>
C'eſt- là précisément ce qui arrive , ré
pondrai-je au Philoſophe Législateur que
Madame *** fait parler : on ne donne point
de penſion au fils de l'Horloger habile ;
mais on lui donne la fortune que fon pere
a acquiſe par ſon travail . Je dis qu'on la
lui donne ; car ſans la loi de ſucceſſion qui
l'en établit propriétaire , cette fortune
rentreroit dans la maſſe commune de la ſociété.
On doit donc auſſi laiſſer au fils les
honneurs acquis par ſon pere. Ces honneurs
font la fortune d'une claſſe d'hom
mes généreux , qui font profeſſion de fe
dévouer pour l'état.
Il eſt bien vrai que la loi de fucceffion
pour les biens , eſt plus eſſentielle à l'ordre
&au reposde la ſociété , que la loi de ſuc
SEPTEMBRE. 1758. 115
ceffion pour la Nobleſſe ; mais l'une &
l'autre eſt loi de convention.
Du reſte , les honneurs de cérémonial
attachés à la Nobleſſe , ſont très-distincts
de l'honneur perſonnel. Celui - ci ne ſe
Franſmet point du pere au enfans. Ainfi
la décoration & l'ignominie , les déférences&
le mépris , ne font pas choſes incompatibles.
Madame *** en revient à la conftitution
réelle des choſes. Pourquoi,dit-elle, ſe diffimuler
le vice qui dérange les anciens refforts
( du corps politique ) ? Pourquoi en
fubſtituerde plus dangereux encore ? Pourquoi
n'oſe t'on toucher les véritables cordes
d'une main fûre , adroite & légere ?
« Qui ne verra , en y réfléchiſſant , qu'un
>>pays où te luxeferoit modéré , où l'agricul-
>> ture feroit en vigueur , où l'esprit militaire
>>feroit excité , où les moeurs feroient pures ,
>>n'auroit pas beſoin d'appeller la nobleſſe
» au commerce pour la conſerver elle mê-
» me , d'humilier la roture en ne laiſſant
>> rien entre elle & la nobleſſe , enfin d'a-
>>vilir les grands en confondant leurs égaux
>>a>vec leurs inférieurs. »
Mais le difficile eſt de réaliſer cette ſuppoſition.
Un luxe modéré, des moeurs pures.
Aveccela,que ne feroit-on point. « Avec
>>du fer , du pain, &de l'honneur, le Fran
116 MERCURE DE FRANCE.
>>çois ſera content. >> Rien n'eſt plus noble
que ce ſentiment dans le coeur d'une Françoiſe.
Cependant l'on a attaché la conſidération
aux richeſſes , & l'opprobre à la
pauvreté. C'eſt de quoi ſe plaint Madame
*** , mais comment y remédier ? L'opinion
eſt une Reine bien difficile à détrôner.
Après avoir fait fentir le danger d'ouvrir
à la nobleſſe la voie du commerce ,
Madame *** conclud que les roturiers qui
ſe ſentent du courage , du zele , des lumieres
fervent & foient ennoblis , rien n'eſt ſi
juſte ; mais par la même équité , que les
nobles qui commercent dérogent.
Sans entrer dans cette diſpute que deux
hommes pleins de talens & de connoiſſances
ont épuiſée , & dans laquelle Madame
*** ſe mêle encore avec ſuccès , j'obſerverai
ſeulement qu'en parlant du commerce
& du luxe , on ne diftingue pas
affez 1º . le commerce productifdu commerce
de détail &de commiffion. Celui- la
eſt une fource de richeſſes ; celui-ci une
ſimple commodité. L'un demande toute la
protection du gouvernement , pour s'étendre
, l'autre a beſoin d'être reſtraint à cauſe
du nombre d'hommes qu'il occupe & qu'il
enrichit en pure perte pour l'état. 2° . Le
luxe de diſtinction qui marque les rangs ,
du luxe contagieux qui ſe communique
SEPTEMBRE. 1758. 117
danstoutes les claſſes de la ſociété. Le premier
n'oblige perſonne; le ſecond dégénere
en beſoin univerſel. L'un ne fait que
confommer & répandre les revenus des
grands propriétaires ; l'autre épuiſe toutes
les familles des citoyens , & détourne de
leur véritable application les richeſſes reproductives
de l'induſtrie & du commerce.
Le luxe de diftinction a toujours exifté , &
l'on n'a eu garde de le détruire ; car il a
toujours fallu tirer les revenus des mains
des riches poſſeſſeurs ; le luxe de mode ne
s'eſt introduit que depuis un fiecle. C'eſt
celui- ci qu'il feroit important d'extirper ,
ou de limiter, s'il étoit poſſible ; mais l'excès
de ce luxe a des avantages apparens auxquels
on n'aura peut- être jamais le courage
de renoncer.
Un mal qui n'eſt qu'un mal eſt toujours
facile à détruire : mais un mal d'où réſulte
un bien aura toujours des partiſans , & en
attendant qu'on ait peſé toutes les raiſons
pour & contre , il arrive au point d'être
néceſſaire par les liaiſons qu'il contracte
avec les refforts de l'état. Du reſte quoique
je n'oſe rien décider ſur les principes de
Madame *** , je ne puis qu'applaudir au
zele courageux dont elle eſt animée , à la
vivacité , à la préciſion de ſon ſtyle , mais
furtout au mérite rare d'occuper ſi bien fon
loiſir,
18 MERCURE DE FRANCE.
La Religion révélée poëme , par M. de
Sauvigny. L'Auteur annonce d'heureuſes
diſpoſitions pour la poéſie , de l'imagination
, de l'oreille , de l'élévation dans les
idées , de la nobleſſe dans l'ame ; mais fon
âge m'autoriſe à lui dire que ſon ſujet n'a
été ni aſſez profondément réfléchi , ni travaillé
avec affez de foin. On doit ſe conſulter
long- temps avant que d'entrer dans
une carriere auſſi vaſte & auſſi épineuſe.
Un Poëme ſur la Religion naturelle peut
être un tiſſu de ſentimens & d'images.
Tous les principes en ſont ſimples , toutes
les conféquences faciles. C'eſt une Théologie
des ſens que la poéſie peut manier ,
mais la Religion révélée eſt un labyrinthe
pour la raiſon. L'eſprit ſe perd dans ſes
myſteres : ce n'eſt point un ſujet qu'on
puiſſe effleurer dans un Poëme didactique.
Dès qu'on le traite il faut l'approfondir, &
ce n'eſt pas trop de la meilleure dialectique&
de la méthode la plus rigoureuſe ,
pour ſuivre l'incrédulité dans ſes détours ,
& l'éclairer dans ſes tenebres. Le ton le
plus convenable au merveilleux de la révélation
, eft celui de l'enthouſiaſme &, en
général , depuis Lucrece juſqu'à nous , je
ne connois point de Poëme dogmatique
ſatisfaiſant pour un Philoſophe.
Şans m'attacher au fond de celui-ci , je
SEPTEMBRE . 1758 . 119
me contenterai d'en citer quelques traits ,
quiannoncent le talent du jeune poëte , &
je commence par l'invocation.
• Mortel ! toi , qui ſcus embellir la raiſon ,
Manier à ton gré le compas de Newton ,
La plume de Salufte & la lyre d'Homere
Ofublime Prothée ! ô ſéduisant Voltaire !
Par amour pour toi-même & pour la vérité ,
J'éleve juſqu'à toi mon vol précipité.
Amour de la vertu , tu fis naître mon zele ;
Arme-moi de tes traits , couvre-moi de ton aîle ,
Echauffe mon eſprit , & prête à mes accens
Cet art heureux qu'il a de captiver les ſens?
Puiffe-tu me donner le talent plus utile
Qui ſubjugue le coeur , & rend l'eſprit docile.
:
Voici comme il peint l'ambition dans ſa
naiſſance :
Quel Monstre furieux ſorti des noirs abîmes ,
Aux humains conſternés vient apporter les crit
mes ?
L'envie eſt dans ſon coeur , la fureur dans ſes
yeux ,
Etla fierté s'affied ſur ſon front orgueilleux :
L'homme en devint l'eſclave ; il eur
beſoin du frein des loix.
Il faut donc qu'avec ſoin des bornes foient pref
crites
120 MERCURE DE FRANCE.
Ace coeur qui franchit ſes premieres limites ,
A ce coeur que l'orgueil nourrit de ſon poiſon,
Et qui comme un tyran regarde la raiſon.
Dieu donna donc ſa loi aux hommes ;
mais bientôt l'hypocrifie prit la place de la
piété.
Auprès du fanatiſme & de la frénéfie ,
D'un air humble & contrit paroît l'hypocrifie ,
Qui ne voulant avoir pour arme que ſa voix
Commande à l'univers , & fait trembler les Rois.
A
Quant aux négligences de ſtyle que l'on
peut reprocher à l'Auteur , je ne les attribue
qu'à une compofition précipitée : les
vers bien faits font en affez grand nombre
dans ce Poëme , pour me perfuader qu'il
dépendoit de l'Auteur de n'en pas laiffer
demauvais : mais ce qui exige encore plus
fon attention , c'eſt l'analogie des images ;
heureuſement celá ne demande que la réflexion
d'un eſprit juſte. Rien n'étoit plus
facile à éviter , par exemple , que cette difparate
:
7
7 Du crime triomphant le germe empoisonné
On voit d'un coup d'oeil que le germe &
le triomphe n'ont aucun rapport ; que l'Auteur
eût dit :
L
Du crime renaiſſant legerme empoifonné ,
l'image
SEPTEMBRE . 1758 . 121
l'image feroit claire & juſte. Pour attribuer
un germe au crime , il faut l'annoncer
comme une plante , ainſi du reſte .
La même brochure contient un ſecond
Poëme à la louange des Editeurs de l'Encyclopédie
. L'auteur y rend juſtice à leurs
moeurs & à leurs principes. Mais la chaleur
avec laquelle il s'éleve contre les délateurs
qui ont voulu les noircir , fait trop d'honneur
à la calomnie.
L'AMI des Hommes , quatrieme partie.
L'Avant- propos de ce volume eſt un
dialogue entre l'ami des hommes & un
Surintendant , qui fait depuis long- temps ,
dit- il , le métier , où deux & deux ne font
pas quatre. Il eſt aiſé de l'en croire à ſa
maniere de raiſonner. Il ne peut ſe perfuader
que les hommes foient freres , il
veut des eſclaves . L'ami des homines lui
en accorde. Le ſtupide Surintendant regarde
le peuple comme une bête de fomme.
L'ami des hommes le lui paſſe encore ;
mais il tâche de lui faire entendre qu'au
moins faut- il le nourrir & ne pas l'accabler
ſous le faix. La concluſion de ce dialogue
eſt que la plus dure politique doit avoir
ſoindes pauvres. Le Mémoire ſur les Etats
Provinciaux , qui parut il y a quelques
années , eſt la baſe de cet Ouvrage. Mais
F
122 MERCURE DE FRANCE.
l'Auteur a cru qu'il falloit d'abord établir
les principes généraux de toute adminiftration
, pour s'aſſurer , dit- il , de n'avoir
rien négligé de tout ce que la prudence
exige avant que de propoſer une nouveauté.
Tout ſe tient dans la machine politique
, & pour développer nettement un
feul des refforts , il est bon de jetter un
coup d'oeil ſur l'organiſation entiere.
La convention tacite du travail de
l'homme quelconque , eſt l'eſpoir d'en recueillir
les fruits. L'intérêt eſt donc le premier
lien de la ſociété ; l'intérêt particulier
eſt la baſe de l'intérêt général. Mais
cette union d'intérêts particuliers ne peut
ſubſiſter , ſi chacun d'eux n'eſt contenu par
l'autre , comme les pierres de la voûte
dont le poids fait la ſolidité. Pour former
une ſociété permanente , il faut un intérêt
permanent. L'intérêt le plus permanent eſt
la propriété. La ſociété n'a donc pas de
lien plus fort , ni plus durable. Mais du
goût de la propriété ſuivent le defir de la
conferver& celui de l'étendre , deſirs qui
ſe combattent d'homme à homme ; ces
conteſtations ne peuvent être accordées
que par la force ou l'arbitrage. La force eſt
la diffolution ou la rupture de la ſociété ;
l'arbitrage établit un Juge , commencement
de l'autorité. Les principes de ſa déciſion
SEPTEMBRE. 1758 . 123
paſſent en regles , racines des loix. Ces
regles ſont promulguées & reconnues équitables
, commencement des loix. Ces loix
font déſormais des Juges muets , & leur
protections ſuffiroit à la propriété , ſi les
hommes étoient ſages ; mais la cupidité
eſt partout la plus forte , elle a beſoin d'un
frein qui la retienne , qui la dirige , & qui
lui ſerve de point d'appui ; ce frein eſt le
gouvernement. Le gouvernement a deux
qualités inhérentes , l'équité & la force.
La force ne doit venir qu'à l'appui de l'équité.
Dans le ſens oppoſé , elle eſt tyrannie.
La violence a détruit , & n'a jamais
fondé. La tyrannieconquérante peut fouler
aux pieds l'ordre , mais en paſſant : fi elle
s'arrête , elle ne ſubſiſtera que par l'ordre ,
& en raiſon de l'ordre.
L'Auteur vient à la marche & aux gradations
de la propriété publique. La choſe
publique eſt un tiſſu de choſes particulieres
, & chacun s'habitue à regarder ce tout
comme ſien ; il eſt donc vrai , conclut l'Auteur
, que le penchant à la propriété peut
être le lien de l'attachement d'un citoyen
à la choſe publique : en effet , la choſe
publique eſt d'une part la force réſultante
de la réunion des propriétés , & de l'autre
la force confervatrice des propriétés ellesmêmes.
( Voilà une grande & belle idée ! )
1
Fij
124 MERCURE DE FRANCE.
Je ne connois , ajoute-t'il , que deux fortes
de gouvernement , l'un ſolide & profpere ;
c'eſt celui qui tend au reſpect & au maintien
de la propriété ; l'autre périſſable &
malheureux , c'eſt celui qui attaque &
viole la propriété. De ce principe établi , il
paſſe aux différens points de l'organiſation
de la ſociété , qu'il diviſe en deux branches
; l'adminiſtration qui créée , & la
fubminiſtration qui régit. L'une & l'autre
eſt confiée au gouvernement , & le gouvernement
eſt la clef de la voûte. Il contient
tout , & n'affaiffe rien. L'Auteur
établit pour principe , " qu'en proportion
>>de ce que le gouvernement ſe reſſerre
>> ſur un petit nombre de têtes , il perd
>>de ſa force & le corps politique de ſa
>> folidité. » Mais cela doit s'entendre de
l'autorité dérivée , non de l'autorité primitive.
Celle - ci ne doit réſider qu'en un
ſeul , quelle que ſoit la conſtitution politique
: dans une République même , l'érat
gouvernant ne doit être qu'un. Si l'autorité
primitive eſt partagée , elle est détruite.
Quantàl'autorité dérivée , « fi les prépoſés
>> auxquels le Souverain la confie ſont en
>>petit nombre , les regles échappent , &
>>la confiance publique d'où dérive l'obéif-
>>fance fuit avec elle ; la volonté prend la
>>place , les ordres ſont odieux & mal
SEPTEMBRE. 1758. 125
» exécutés , & l'autorité s'affoiblit . Si elle
>> eſt départie ſur un plus grand nombre
>> de têtes , les loix ſont ſuivies ou récla-
>> mées , la confiance s'établit , l'obéiſſance
>> s'offre d'elle-même , & l'autorité ſuprême
» n'a que l'impulfion à donner. »
Ainſi rien n'eſt plus avantageux à l'organiſation
d'un état , que la diſtribution
que propoſe l'Ami des hommes des quatre
branches de l'autorité , confiée à l'Ordre
Eccléſiaſtique , à l'Ordre Militaire , à l'Ordre
Civil & à l'Ordre Municipal ou Citoyen
, chacun préposé dans ſa partie au
maintien de la ſociété ; mais toujours dans
la dépendance , de maniere que les branchesde
l'autorité ne ſe détachent jamais
de l'arbre. « Par ce moyen tout le monde
>> eſt ſubordonné ; mais perſonne n'eſt ſu-
» jet que d'un ſeul & unique Maître, »
Du reſte , le partage que fait l'Auteur de
l'autorité confiée , & les acceſſoires qu'il y
attache comme droits , peuvent ſouffrir
des difficultés qu'il ſeroit trop long de
diſcuter ici. Par exemple , le droit de jurisdiction
abſolue attribué à la Nobleſſe
dans les cas même où le ſalut public exige
célérité de commandement & aveugle
obéifſfance , ce droit accordé à un Ordre
entier de l'état peut paroître un peu hazardé.
Le Souverain peut le confier à des
Fiij
126 MERCURE DE FRANCE.
/
Gouverneurs , àdes Commandans particu
liers , dont il eſt facile de réprimer & de
punir l'infidélité ou la révolte ; mais à
tous lesNobles en corps , cela peut être
dangereux ; car dans les temps de divifion
&de trouble qui ſera Juge de l'exercice
légitime ou illégitime de ce droit de commander
abſolument , Ne quid detrimenti
refpublica patiatur ? Seroit-il temps alors
de révoquer ce droit , de l'abolir ou de le
refſtraindre ?
Par la ſubordination & la dépendance
mutuelle des quatre Ordres qui gouvernent
, la Monarchie , clefde l'état , trouve
moyen d'intéreſſer à ſon exiſtence l'univerſalité
des ſujets .
Les loix d'après leſquelles marche l'adminiſtration
ſont de deux fortes , les unes
loix fondamentales , que l'Auteur appelle
loix de titre. Les autres loix de gouvernement
, de reſtauration & d'entretien : les
loix fondamentales ou loix de titre , ne
dépendent pas du gouvernement. Quelqu'un
faiſoit à un homme de génie cette
queſtion : Où sont les loix fondamentales
du Royaume, il répondit , dans la Coutume
de Normandie. Mot d'un grand ſens , dit
l'Ami des hommes , & d'une profonde ſageſſe.
Si la loi de titre étoit au pouvoir du
Souverain , Charles VI eût pu deshériter
SEPTEMBRE. 1758. 127
fon fils ; les loix detitre font loix de ſociété:
la ſociété a précédé le gouvernement ;
le droit divin lui-même n'embraſſe tout ,
que parce que Dieu a tout précédé , tout
créé. ( Voilà des vérités vigoureuſement
énoncées.)
Par la loi de titre , notre confcience eſt
ànous , ce qui ne va pas juſqu'à la liberté
du culte ; mais il s'enfuit du moins , dit
l'Auteur , qu'il ſeroit tyrannique de nous
empêcher d'aller vivre aux lieux où notre
culte eſt établi. La propriété morale ne
nous diſpenſe pas de l'obligation tacite &
reſpective contractée entre l'état & nous
dès le moment de notre naiſſance , la liberté
ne peut s'étendre à méconnoître ſon
Roi , ſon pere , &c.
La propriété phyſique eſt 1º. celle de
notre perſonne ; 2°. les droits pris dans la
nature : ce n'eſt pas la ſociété qui établit
les droits du pere au fils , du mari à la
femme ; au contraire , elle les affoiblit &
les reſtraint , en s'en attribuant une partie.
Quant aux loix de titre faites par la fociété
, elles ne peuvent être abrogées que
par la ſociété elle-même ; la Nation ſeule
ypeut toucher. 3 °. Nos biens & immeubles
: l'écuelledu pauvre eſt autant & plus
reſpectable que le diamant du riche , ſoit
qu'on écoute l'humanité , ſoit que l'on
Fiv
128 MERCURE DE FRANCE:
conſulte la politique. 4°. La propriété publique
: elle eſt directe ou réfléchie ; directe
, quand la poſſeſſion réelle eſt commune
; réfléchie , quand les avantages qui
en réſultent ſe répandent ſur la ſociété :
tout ce qui conſtitue ces différens objets
eſt compris ſous la loi de titre.
La loi de réglement eſt autre chofe.
Elle comprend tout le régime intérieur ,
& n'a d'autre regle que la juſtice , l'ordre
& la confervation. Mais il eſt du plus
grand intérêt pour celui qui gouverne de
s'en tenir à cette regle.
L'Auteur craint qu'on ne l'accuſe d'avoir
restraint & dépouillé la ſouveraineté ,
en renfermant dans la propriété publique
la terre , la mer , les finances , &c . Mais la
diſtinction qu'il a établie entre la propriété
réelle & la propriété de réflet , le met à
l'abri de ce reproche. Il s'explique encore ,
& il dit , fi le Prince , par exemple , ſeul
Juge des beſoins courans de l'état , demande
à ſes peuples quelque accroiſſement
de la fubvention qui conſtitue les finances,
perſonnen'eſt en droit de le lui refuſer;mais
ſi le Prince demande au peuple les ſubventions
de la néceſſité pour les employer en
diſſipations , &c. il viole la loi de titre , il
détourne l'objet de la fubvention , il abuſe
en un mot de ſon pouvoir : ce qui s'ap-
:
SEPTEMBRE. 1758 . 129
pelle tyrannie & corroſion de la ſociété.
Parmi les autres exemples où l'Auteur
prétend que la loi de titre eſt violée , celui
qui regarde la Nobleſſe n'eſt pas ſans difficulté.
La Nobleſſe eſt militaire par état ,
& ſes privileges conftitutifs ſont compris
dans la loi de titre ; mais que la Nobleffe
ne puiffe être accordée à d'autres ſervices
que les travaux militaires , ſans entreprenque
dre fur cette loi , cela ne paroît fondé en
preuves , ni de fait , ni de droit. La loi de
titre regle ce que le Noble doit être , &
non ce qu'il doit avoir été. On ſçait bien
que dans le temps où tout n'étoit que ſoldats
, la Nobleſſe n'étoit accordée qu'à la
profeſſion des armes : mais où eſt la poſtérité
de ces premiers Nobles ? où eſt la loi
nationale qui attache excluſivement la Nobleſſe
à leurs neveux , ou à ceux de leur
érat ? Cette prétention eſt extrême, comme
l'abus qu'elle attaque. La Nobleſſe dans
tous les temps a dû être le prix des ſervices
ſignalés rendus au Prince & à la patrie ,
are , ore , mente , animo ; il n'importe. Un
Démosthene qui auroit déſarmé la Ligue ,
ou empêché les Croiſades , n'auroit- il pu
être ennobli ſans un attentat contre la loi
de titre
Fobſerve encore que le changement ou
l'altération des droits de propriété , π'αιτα
Fv
130 MERCURE DE FRANCE.
que la loi de titre, qu'autant que ces pro
priétés tiennent à la conſtitution fondamentale
& primitive ; les immunités& les
privileges accordés par celui qui gouverne ,
renferment eſſentiellement cette condition
implicite,faufle droit d'autrui , & furtout
fauf le droit du peuple. Ils peuvent donc
être révoqués dès qu'ils font nuiſibles , fans
porter atteinte à la conſtitution. Ceci est
une conféquence immédiate des principes
même de l'auteur. Je prétends l'expliquer ,
nonle contredire , & mon deſſein eſt de
faireentendre qu'il faut , non pas le lire
avec défiance , mais l'étudier avec réflexion.
Pourdéſigner la barriere entre les loix
de titre & les loixde réglement, il a recours
à l'équité naturelle. C'eſt , dit- il ,
dans l'équité ſaine , entiere & inébranlable
, que l'homme d'état eſt certain de
trouver tous les bons principes d'inſtitution
, de reftauration &de conſervation.
Mais il obſerve que la foumiſſion ne laiſſe
pasd'être undevoir, lors même que l'exercice
de l'autorité eſt un crime. Les rois
tiennent leur pouvoir de Dieu , & ils n'en
font comptables qu'à Dieu.
Les objets d'adminiſtration &de réglement
font les moeurs , la politique , le militaire
, l'agriculture & les arts. 1 °. De néSEPTEMBRE.
1758 . 131
ceffité. 2°. D'utilité. 3°. De décoration . Sur
l'article des arts , ce noble &fage écrivain
obſerve que rien n'eſt vil dans la nature,&
il vange les artiſans de l'injuſtice du préjugé.
Mais il nous previent ſur le danger
des manufactures , ſi elles ne tendent à
mettre en valeur les productions du ſol ;
&il rappelle à ce ſujet la répugnance de
Sulli pour les manufactures de ſoie , plus
nuiſibles qu'on ne penſe à l'agriculture&
àl'état .
Les objets de fubminiſtration font le
culte de la Religion , la justice & la police ,
la finance & le commerce.
La Religion reſſortit excluſivement à
Dieu , le culte ſeul en eſt humain. L'auteur
le range dans la claſſe des loix de titre. Il
entend par-là le dogme & les regles qui
conftituerent l'eſſence de cette Religion
dans le tems où elle devint la Religion de
l'état. C'eſt à ce point fixe qu'il recommande
que l'on s'en tienne : la loi de titre , uniquement
la loi de titre. ( C'eſt dire beaucoup
enpeu de mots. ) Il ſoumet à la même loi
la juſtice& la police ; & celle-ci plus rigoureuſement
comme plus ſubite , plus
tranchante &plus expoſée aux abus.
Al'égard de la finance, il ne veut point
que l'adminiſtration économique faſſe un
état à part , & rien de plus oppoſé que ſes
Fvj
132 MERCURE DE FRANCE.
principes à l'adminiſtration actuelle. Il leve
la difficulté de la régie, en propoſant de remettre
la levée des deniers publics à l'ordre
municipal .
Les impots qu'il admet , ſont ſur les terres
, ſur les consommations , ſur les têtes ;
mais celui-ci dans un cas preſſant , & jamais
à perpétuité. Dans les droits d'entrée
&de fortie , il ne condamne que les abus.
Il fait main baſſe ſur tout le reſte : & c'eft
dans ces incurſions que ſon ſtyle énergique
&vigoureux triomphe. Il n'a pas le même
avantage dans la diſcuſſion rigoureufe.
Le commerce ſoit intérieur foit extérieur
, eſt le change mutuel du ſuperflu
contre le néceſſaire. C'eſt ſur le double pivotde
cet avantage réciproque , pivot libre
dans fon jeu , & ferme dans fa baſe que
roule le commerce , fon utilité , fa durée.
Le commerce eſt ſubordonné à la production
dans la ſociété : c'eſt un être ſecond
même au phyſique , mais bien plus encore
au moral. Malheur dit la de H , aux Nations
qui font prédominer chez elles l'efprit
de commerce. Cet eſprit ne connoît
que perte ou gain à la place de juſte & d'injuſte.
Cette propoſition avoit beſoin d'être
tempérée : auſſi l'Auteur , en faiſant l'éloge
perfonnel des commerçans , a-t'il foin
de nous avertir que ce n'eſt pas le com
SEPTEMBRE. 1758 . 133
merce qu'il attaque , mais le déplacement
du commerce.
, comme on
Il réſume enfin tous ces points d'adminiſtration
, & revenant aux fonctions de
l'ordre municipal , qui eſt l'objet direct de
fon ouvrage , il ne diſſimule point la réalité
des abus, & que touty va
dit , par compere & par commere. Mais il
prétendque le remede en ſeroit dans les
aſſemblées municipales , dans la liberté des
voix & des élections , dans l'inſpection
des prépoſés par le Souverain ſur tout ce
qui eſt ſtatué , ſans qu'ils ſe mêlent toutefois
des détails de la régie. Il demande &
pour cauſe , que l'influence des prépoſés
ceſſe avec les actes de ſtatuation , en un
mot , qu'ils foient inſpecteurs non acteurs ,
encore feront- ils bien occupés , s'ils veulent
remplir leurs fonctions avec zele.
Il remarque qu'il eſt peu de nos provinces
qui n'ayent eu autrefois leurs états :
mais que preſque toutes ces branches du
bon ordre , ſéchées dans l'anarchie des
temps de trouble, n'ont pu refleurir depuis ;
il bénit la mémoire du digne pere de notre
Auguſte Monarque , qui avoit réſolu de
retablir l'ordre municipal& les pays d'état
dans tout le royaume. Le détail de ce
grand projet compoſe la ſeconde partie de
ce volume. La troiſieme contient les ré
134 MERCURE DE FRANCE.
ponſes aux objections , & le volume eft
terminé par des queſtions intéreſſantes fur
la population , l'agriculture& le commerce,
qui, quoique d'une autre main , ne font
ni déplacées , ni diſſonnantes à la ſuite de
l'Ami des hommes .
L'introduction dontje viens de rendre
compte , finit par un morceau d'enthouſiaſme
, dont le déſordre & la véhémence
ont quelque choſe de ſemblable à ces
nuages orageux qui font éclairés par la
foudre.
Lafuitepour le Mercure prochain.
LA VIE du Pape Sixte V , traduite de
l'Italien de Gregorio Leti , nouvelle édition
, revue , corrigée , augmentée& enrichiede
figures en taille-douce ,deux volumes
in- 12 , prix 4 liv. brochés. AParis,
chez la veuve Damonneville , quai des Auguſtins
, à Saint Etienne ; & chez Hardi ,
rue Saint Jacques , à la Colonne d'or. On
trouve chez ces Libraires , le même Onvrage
in-4° , dont le prix eſt de 6 livres
en feuilles , &de 7 liv. 10 f. relié.
HISTOIRE du Dioceſe de Paris , tomes
13 , 14 & 15. Ces trois volumes contiennent
les Paroiſſes & terres du vieux Corbeil
&du Doyenné de Lagny. Ceux qui ont
SEPTEMBRE. 1758. 135
une idée de cet Ouvrage , ne s'attendent
pas à trouver ici un recueil d'anecdotes ,
ou d'obſervations curieuſes & frivoles. Ce
font des archives fideles où l'Auteur a laborieuſement
ramaffé tout ce qu'on peut
ſçavoir des fondations , des conceffions ,
desmutations , des titres de propriété , de
ſeigneurie, &c. relativement aux lieux qu'il
parcourt ,& c'eſt untravail immenfe qu'il
épargne aux petſonnes intéreſſées à ces recherches.
Les fources où il a puiſé font
indiquées à chaque trait. Il ſuit l'ordre
typographique. Son ſtyle eſt ſimple &
clair , mais diffus. Du reſte , les détails
dans leſquels il entre , trop minutieux
peut- être pour un livre d'agrément , me
ſemblent placés dans celui-ci comme livre
de bibliotheque , & plus fait pour être
conſulté au beſoin que pour être la de
fuite.
1
La regle des devoirs que la nature infpire
à tous les hommes , en 4 vol. in- 12 .
AParis , chez Briaſſon , rue S. Jacques ,
à la Science & à l'Ange Gardien . L'extrait
dans les volumes ſuivants.
DISCOURS fur la Peinture & fur l'Architecture
, dédié à Madame la Marquiſe
dePompadour.
136 MERCURE DE FRANCE:
C'eſt pour les beaux Arts un nouvel
encouragement que de voir le nom de
leur Protectrice à la tête d'un Ouvrage ,
qui eſt le tableau de leurs révolutions , de
leurs progrès & de leur triomphe. Ce Difcours
ſe vend à Paris , chez Prault pere ,
quai de Gêvres , au Paradis .
RECUEIL des Plans , Coupes & Elévation
du nouvel Hôtel- de-Ville de Rouen ,
avec les Plans d'un accroiſſement & autres
ouvrages projettés pour la même Ville ;
par Matthieu le Carpentier , Architecte
duRoi & de fon Académie Royale d'Architecture.
A Paris , chez Charles- Antoine
Jombert , rue Dauphine , à l'Image Notre-
Dame.
POÉSIES Philoſophiques. AParis , chez
Guillyn , quai des Auguſtins.
L'extrait au prochain Mercure.
Je ſuis obligé de renvoyer encore au
volume prochain l'examen du Génie de
Montesquieu.
SEPTEMBRE . 1758 . 137
ARTICLE II I.
SCIENCES ET BELLES - LETTRES.
MATHÉMATIQUES.
SUITE du Discours Préliminaire de M.
-d'Alembert , à la tête de ſon Traité de
Dynamique.
C
EST par cette raiſon que j'ai cru ne
devoir point entrer dans l'examen de la
fameuſe queſtion des forces vices. Cette
queſtion qui depuis trente ans partage les
Géometres , conſiſte à ſçavoir , ſi la force
des corps en mouvement eſt proportionnelle
au produit de la maſſe par la vîteſſe ,
ou au produit de la maſſe par llee quarré de
la vîteſſe : par exemple , fi un corps double
d'un autre , & qui a trois fois autant de
vîteſſe , a dix- huit fois autant de force ou
fix fois autant ſeulement. Malgré les difputes
que cette queſtion a cauſées , l'inutilité
parfaite dont elle eſt pour la méchanique
, m'a engagé à n'en faire aucune mention
dans l'ouvrage que je donne aujour138
MERCURE DE FRANCE.
d'hui : je ne crois pas néanmoins devoir
paffer entièrement fous filence une opinion
, dont Leibnitz a cru pouvoir ſe faire
honneur comme d'une découverte ; que le
grand Bernoulli a depuis ſi ſçavamment &
fi heureuſement approfondie ( 1 ) ; que
Mac- Laurin a fait tous ſes efforts pour
renverſer ; & à laquelle enfin les écrits
d'un grand nombre de Mathématiciens illuſtres
ont contribué à intéreſſer le Public .
Ainſi , ſans fatiguer le Lecteur par le détail
de tout ce qui a été dit ſur cette queftion,
il ne fera pas hors de propos d'expoſer
ici très- ſuccinctement les principes qui
peuvent fervir à la réſoudre .
Quand on parlede la force des corps en
mouvement , ou l'on n'attache point d'idée
nette au mot qu'on prononce , ou l'on
ne peut entendre par-là en général , que
la propriété qu'ont les corps qui ſe meuvent
, de vaincre les obſtacles qu'ils rencontrent
, ou de leur réſiſter. Ce n'eſt donc
ni par l'eſpace qu'un corps parcourt unifor-
(1) Voyez le Diſcours ſur les loix de la communication
du Mouvement , qui a mérité l'éloge
de l'Académie en l'année 1726 , où le P. Maziere
remporta le prix. La raiſon pour laquelle la piece
de M. Bernoulli ne fut pointcouronnée , ſe trouve
dans l'éloge que j'ai publié de ce grand Géometre,
quelques mois après ſa mort , arrivée au commencement
de 1748 .
SEPTEMBRE. 1758 . 139
mément , ni par le temps qu'il employe à
le parcourir , ni enfin par la conſidération
ſimple, unique & abſtraite de ſa maffe &
de ſa vîteffe , qu'on doit eſtimer immédiatement
la force; c'eſt uniquement par les
obftacles qu'un corps rencontre , & par la
réſiſtance que lui font ces obſtacles. Plus
l'obftacle qu'un corps peut vaincre , ou auquel
il peut réſiſter , eſt conſidérable , plus
on peut dire que ſa force eſt grande , pourvuque,
ſans vouloir repréſenter par ce mot
un prétendu être qui réſide dans le corps ,
on ne s'en ſerve que comme d'une maniere
abrégée d'exprimer un fait , à peu près comme
on dit qu'un corps adeux fois autant
de viteſſe qu'un autre , au lieu de dire qu'il
parcourt en temps égal deux fois autant
d'eſpace , ſans prétendre pour cela que ce
mot de vêteſſe repréſente un être inhérent
au corps.
Ceci bien entendu , il eſt clair qu'on
peut oppoſer au mouvement d'un corps
trois fortes d'obstacles ; ou des obſtacles invincibles
qui anéantiſſent tout à fait fon
mouvement , quel qu'il puiſſe être ; ou des
obſtacles qui n'ayent précisément que la
réſiſtance néceſſaire pour anéantir le mouvement
du corps , & qui l'anéantiſſent
dans un inſtant , c'eſt le cas de l'équilibre ;
ou enfin des obſtacles qui anéantiſſent le
140 MERCURE DE FRANCE.
1
mouvement peu à peu , c'eſt le cas du mouvement
retardé. Comme les obſtacles infurmontables
anéantiſſent également toutes
fortes de mouvemens , ils ne peuvent
ſervir à faire connoître la force : ce n'eſt
donc que dans l'équilibre , ou dans le
mouvement retardé qu'on doit en chercher
la meſure.Or tout le monde convient
qu'il y a équilibre entre deux corps , quand
les produits de leurs maſſes par leurs vîteſſes
virtuelles , c'est- à- dire par les vîteſſes
avec leſquelles ils tendent à ſe mouvoir,
font égaux de part & d'autre. Donc dans
l'équilibre le produit de la maſſe par la
vîteſſe , ou , ce qui eſt la même choſe , la
quantitéde mouvement , peut repréſenter
la force. Tout le monde convient auſſi que
dans le mouvement retardé , le nombre
des obſtacles vaincus eſt comme le quarré
de la vîteſſe ; enſorte qu'un corps qui a
fermé un reffort , par exemple , avec une
certaine vîteſſe , pourra avec une viteſſe
double , fermer ou tout à la fois , ou fucceſſivement
, non pas deux , mais quatre
refforts ſemblables au premier , neuf avec
une vîteſſe triple ,& ainſi du reſte. D'où
les partiſans des forces vives concluent que
la force des corps qui ſe meuvent actuellement
, eſt en général comme le produit
de la maſſe par le quarré de la vîteſſe. Au
SEPTEMBRE. 1758. 141
fonds , quel inconvénient pourroit- il y
avoir à ce que la meſure des forces fût
différente dans l'équilibre & dans le mouvement
retardé , puiſque , ſi on veut ne
raiſonner que d'après des idées claires , on
doit n'entendre par le mot de force , que
l'effet produit en ſurmontant l'obſtacle ou
en lui réſiſtant ? Il faut avouer cependant
que l'opinion de ceux qui regardent la
force comme le produit de la maſſe par la
vîteſſe , peut avoir lieu non ſeulement
dans le cas de l'équilibre , mais auſſi dans
celui du mouvement retardé , ſi dans ce
dernier cas on meſure la force , non par
laquantité abſolue des obſtacles , mais par
la fomme des réſiſtances de ces mêmes
obſtacles : car on ne ſçauroit douter que
cette fomme de réſiſtances ne ſoit proportionnelle
à la quantité de mouvement ,
puiſque , de l'aveu de tout le monde , la
quantitéde mouvement que le corps perd
à chaque inſtant , eſt proportionnelle au
produit de la réſiſtance par la durée infiniment
petite de l'inſtant , & que la ſomme
de ces produits eſt évidemment la réſiſtance
totale. Toute la difficulté ſe réduit donc
à ſçavoir ſi on doit meſurer la force par la
quantité abſolue des obſtacles , ou par la
ſomme de leurs réſiſtances. Il paroîtroir
plus naturel de meſurer la force de cette
140 MERCURE DE FRANCE.
mouvement peu à peu , c'eſt le cas du mou
vement retardé. Comme les obſtacles infurmontables
anéantiffent également toutes
fortes de mouvemens , ils ne peuvent
ſervir à faire connoître la force : ce n'eſt
donc que dans l'équilibre , ou dans le
mouvement retardé qu'on doit en chercher
la meſure. Or tout le monde convient
qu'ily a équilibre entre deux corps , quand
les produits de leurs maſſes par leurs vîteſſes
virtuelles , c'est- à- dire par les vîtefſes
avec leſquelles ils tendentàſſeemouvoir,
font égaux de part & d'autre. Donc dans
l'équilibre le produit de la maſſe par la
vîteſſe , ou , ce qui eſt la même choſe , la
quantité de mouvement , peut repréſenter
la force. Tout le monde convient auffi que
dans le mouvement retardé , le nombre
des obſtacles vaincus eſt comme le quarré
de la vîteſſe ; enforte qu'un corps qui a
fermé un reffort , par exemple , avec une
certaine vîteſſe , pourra avec une vîteſſe
double , fermer ou tout à la fois , ou fucceſſivement
, non pas deux , mais quatre
refforts ſemblables au premier , neuf avec
une vîteſſe triple , & ainſi du reſte . D'où
les partiſans des forces vives concluent que
la force des corps qui ſe meuvent actuellement
, eſt en général comme le produit
de la maſſe par le quarré de la vîteſſe. Au
SEPTEMBRE. 1758 . 141
fonds , quel inconvénient pourroit- il y
avoir à ce que la meſure des forces fût
différente dans l'équilibre & dans le mouvement
retardé , puiſque , ſi on veut ne
raiſonner que d'après des idées claires , on
doit n'entendre par le mot de force , que
l'effet produit en furmontant l'obstacle ou
en lui réſiſtant ? Il faut avouer cependant
que l'opinion de ceux qui regardent la
force comme le produit de la maſſe par la
vîteſſe , peut avoir lieu non ſeulement
dans le cas de l'équilibre , mais auſſi dans
celui du mouvement retardé , ſi dans ce
dernier cas on meſure la force , non par
la quantité abſolue des obſtacles , mais par
la fomme des réſiſtances de ces mêmes
obſtacles : car on ne ſçauroit douter que
cette fomme de réſiſtances ne ſoit proportionnelle
à la quantité de mouvement ,
puiſque , de l'aveu de tout le monde , la
quantité de mouvement que le corps perd
à chaque inſtant , eſt proportionnelle au
produit de la réſiſtance par la durée infiniment
petite de l'inſtant , & que la ſomme
de ces produits eſt évidemment la réſiſtance
totale. Toute la difficulté ſe réduit donc
à ſçavoir ſi on doit meſurer la force par la
quantité abſolue des obſtacles , ou par la
ſomme de leurs réſiſtances. Il paroîtroit
plus naturel de meſurer la force de cette
142 MERCURE DE FRANCE.
)
derniere maniere ; car un obſtacle n'eſt tel
qu'entant qu'il réſiſte , & c'eſt , à proprement
parler , la ſomme des réſiſtances qui
eſt l'obstacle vaincu : d'ailleurs , en eſtimant
ainſi la force , on a l'avantage d'avoir
pour l'équilibre & pour le mouvement retardé
une meſure commune : néanmoins
comme nous n'avons d'idée préciſe & diftincte
du mot deforce , qu'en reſtraignant
ce terme à exprimer un effet , je crois
qu'on doit laiſſer chacun le maître de ſe
décider comme il voudra là - deſſus , &
toute la queſtion ne peut plus confifter
quedans une diſcuſſion métaphyfique trèsfutile
, ou dans une diſpute de mot plus
indigne encore d'occuper des Philoſophes.
Tout ce que nous venons de dire ſuffit
aſſez pour le faire fentir à nos Lecteurs.
Mais une réflexion bien naturelle achevera
de les en convaincre. Soit qu'un corps ait
une ſimple tendance à ſe mouvoir avec
une certaine vſteſſe , tendance arrêtée par
quelque obstacle , ſoit qu'il ſe meuve réellement
&uniformément avec cette vîtef
ſe , ſoit enfin qu'il commence à ſe mouvoir
avec cette même vîteſſe , laquelle ſe
confume & s'anéantiſſe peu à peu par
quelque cauſe que ce puiſſe être ; dans
tous ces cas , l'effet produit par le corps eſt
SEPTEMBRE. 1758 . 143
1
différent , mais le corps confidéré en luimême
, n'a rien de plus dans un cas que
dans un autre ; ſeulement l'action de la
cauſe qui produit l'effet eſt différemment
appliquée. Dans le premier cas , l'effet ſe
réduit à une ſimple tendance , qui n'a
point proprement de meſure préciſe , puifqu'il
n'en réſulte aucun mouvement ; dans
le ſecond , l'effet eſt l'eſpace parcouru uniformément
dans un temps donné , & cet
effet eſt proportionnel à la vîteſſe ; dans
le troiſieme , l'effet eſt l'eſpace parcouru
juſqu'à l'extinction totale du mouvement ,
&cet effet eſt comme le quarré de la vîteſſe.
Or ces différens effets ſont évidemment
produits par une même cauſe ; donc
ceux qui ont dit que la force étoit tantôt
comme la vîteſſe , tantôt comme ſon quarré
, n'ont pu entendre parler que de l'effet ,
quand ils ſe ſont exprimés de la forte,
Cette diverſité d'effets provenans tous d'une
même cauſe , peut fervir , pour le dire
en paſſant , à faire voir le peu de juſteſſe
&de précifion de l'axiome prétendu , ſi
ſouvent mis en uſage, ſur la proportionnalité
des cauſes à leurs effets .
: Enfin ceux mêmes qui ne feroient pas
en état de remonter juſqu'aux principes
métaphysiques de la queſtion des forces
vives, verront aifément qu'elle n'est qu'une
144 MERCURE DE FRANCE.
diſpute de mots , s'ils conſiderent que les
deux partis font d'ailleurs entiérement
d'accord ſur les principes fondamentaux
de l'équilibre & du mouvement. Qu'on
propoſe le même problême de méchanique
à réſoudre à deux Géometres , dont l'un
foit adverſaire & l'autre partiſan des forces
vices; leurs ſolutions , ſi elles font bonnes
, feront toujours parfaitement d'accord
: la queſtionde la meſure des forces
eſt donc entiérement inutile à la méchanique
, & même ſans aucun objet réel.
Auſſi n'auroit- elle pas fans doute enfanté
tant de volumes , ſi on ſe fût attaché à
diftinguer ce qu'elle renfermoit de clair &
d'obſcur. En s'y prenant ainſi , on n'auroit
eu beſoin que de quelques lignes pour
décider la queſtion: mais il ſemble que la
plûpart de ceux qui ont traité cette matiere
, ayent craint de la traiter en peu de
mots .
La réduction que nous avons faite de
toutes les loix de la méchanique à trois ,
cellede la force d'inertie , celle du mouvement
compoſé , & celle de l'équilibre ,
peut ſervir à réfoudre le grand problême
métaphyfique , propoſé depuis peu par
une des plus célebres Académies de l'Europe
, Si les Loix de la Statique & de la
Mechanique ſont de vérité néceſſaire ou contingente
?
SEPTEMBRE. 1758 . 145
tingente ? Pour fixer nos idées ſur cette
queſtion , il faut d'abord la réduire au ſeul
ſeus raiſonnable qu'elle puiſſe avoir. Il ne
s'agit pas de décider ſi l'Auteur de la nature
auroit pu lui donner d'autres loix que
celles que nous y obſervons ; dès qu'on
admet un être intelligent capable d'agir
fur la matiere , il eſt évident que cet être
peut à chaque inſtant la mouvoir & l'arrêter
à ſon gré , ou ſuivant des loix uniformes
, ou ſuivant des loix qui ſoient différentes
pour chaque inſtant & pour chaque
partie de matiere ; l'expérience continuelle
des mouvemens de notre corps , nous
prouve aſſez que la matiere , foumiſe à la
volonté d'un principe penſant , peut s'écarter
dans ſes mouvemens de ceux qu'elle
auroit véritablement , fi elle étoit abandonnée
à elle-même. La queſtion propoſée
ſe réduit donc à ſçavoir ſi les loix de
l'équilibre & du mouvement qu'on obſervedans
la nature , ſont différentes de celles
que la matiere abandonnée à elle - même
auroit ſuivies : développons cette idée. Il
eſtde la derniere évidence qu'en ſe bornant
à ſuppoſer l'exiſtence de la matiere &
du mouvement , il doit néceſſairement réfulter
de cette double exiſtence certains
effers ; qu'un corps mis en mouvement
par quelque cauſe , doit ou s'arrêter au
G
146 MERCURE DE FRANCE:
boutde quelque temps , ou continuer tou
jours à ſe mouvoir ; qu'un corps qui tend
à ſe mouvoir à la fois ſuivant les deux cô
tés d'un parallélogramme , doit néceſſairement
décrire , ou la diagonale , ou quelqu'autre
ligne ; que quand pluſieurs corps
en mouvement ſe rencontrent & ſe choquent
, il doit néceſſairement arriver , en
conféquence de leur impénétrabilité mutuelle
, quelque changement dans l'état de
tous ces corps , ou au moins dans l'état de
quelques- uns d'entr'eux . Or des différens
effets poſſibles , ſoit dans le mouvement
d'un corps iſolé , ſoit dans celui de pluſieurs
corps qui agiſſent les uns ſur les autres
, il en eſt un qui dans chaque cas doit
infailliblement avoir lieu en conféquence
de l'existence ſeule de la matiere , & abſtraction
faite de tout autre principe diffé
rent , qui pourroit modifier cet effet ou
l'altérer. Voici donc la route qu'un Philoſophe
doit ſuivre pour réfoudre la queftiondont
il s'agit. Il doit tâcher d'abord
de découvrir par le raiſonnement quelles
feroient les loix de la ſtatique & de la
méchanique dans la matiere abandonnée
àelle-même : il doit examiner enſuite par
l'expérience quelles font ces loixdans l'univers;
fi les unes & les autres font diffé
rentes , il en conclura que les loix de l
SEPTEMBRE. 1758. 147
tatique & de la méchanique , telle que
l'expérience les donne , ſont de vérité contingente
, puiſqu'elles feront la ſuite d'une
volonté particuliere & expreſſe de l'être
ſuprême ; fi au contraire les loix données
par l'expérience s'accordent avec celles que
le raiſonnement ſeul a fait trouver , il en
conclura que les loix obſervées ſont de
vérité néceſſaire , non pas en ce ſens que
le Créateur n'eût pu établir des loix toutes
différentes , mais en ce ſens qu'il n'a pas
jugé à propos d'en établir d'autres que celles
qui réſultoient de l'existence même de
lamatiere.
Or nous croyons avoir démontré dans
cet ouvrage , qu'un corps abandonné à luimêmedoit
perſiſter éternellementdans fon
état de repos ou de mouvement uniforme ;
nous croyons avoir démontré de même
que s'il tendà ſe mouvoir à la fois ſuivant
les deux côtés d'un parallélogramme quelconque
, la diagonale eſt la direction qu'il
doit prendre de lui- même , & , pour ainſi
dire, choiſir entre toutes les autres. Nous
avons démontré enfin que toutes les loix
dela communication du mouvement entre
les corps ſe réduiſent aux loix de l'équilibre
, & que les loix de l'équilibre ſe réduifent
elles-mêmes à celles de l'équilibre de
deux corps égaux , animés en ſens contrai-
Gij
I48 MERCURE DE FRANCE,
res de viteſſes virtuelles égales. Dans ce
dernier cas les mouvemens des deux corps
ſe détruiront évidemment l'un l'autre , &
parune conféquence géométrique, ily aura
encore néceſſairement équilibre , lorſque
les maſſes ſeront en raiſon inverſe des viteſſes;
il ne reſte plus qu'à ſçavoir ſi le cas
de l'équilibre eſt unique , c'est-à- dire , fi
quand les maſſes ne feront pas en raiſon
inverſe des viteſſes , un des corps devra
néceſſairement obliger l'autre à ſe mouvoir.
Or il eſt aiſé de ſentir que dès qu'il y
a un cas poffible & néceſſaire d'équilibre ,
il ne ſçauroit y en avoir d'autres : fans cela
les loix du choc des corps , qui ſe réduiſent
néceſſairement à celles de l'équilibre , deviendroient
indéterminées ; ce qui ne ſcauroit
être , puiſqu'un corps venant en choquer
un autre , il doit néceſſairement en
réſulter un effet unique , ſuite indiſpenſable
de l'existence & de l'impénétrabilité de
ces corps. On peut d'ailleurs démontrer l'unité
de la loi d'équilibre par un autre raiſonnement
, trop mathématique pour être
développé dans ce diſcours , mais que j'ai
tâché de rendre ſenſible dans mon ouvrage
, & auquel je renvoye le lecteur ( 1 ) ,
:
(1 ) Voyez l'article 46 à la fin du troiſieme cas ,
&l'article 47.
SEPTEMBRE . 1758 . 149
De toutes ces réflexions , il s'enfuit que
les loix de la ſtatique & de la méchanique,
expoſées dans ce Livre , font celles qui réfultent
de l'existence de la matiere & dư
mouvement. Or l'expérience nous prouve
que ces loix s'obfervent en effet dans les
corps qui nous environnent. Donc les loix
de l'équilibre & du mouvement , telles que
Pobſervation nous les fait connoître , font
de vérité néceſſaires. Un Métaphyficien ſe
contenteroit peut- être de le prouver , en
diſant qu'il étoit de la fageffe du Créateur
&de la fimplicité de ſes vues , de ne point
établir d'autres loix de l'équilibre & du
mouvement , que celles qui réfultent de
l'existence même des corps , &de leur impénétrabilité
mutuelle; mais nous avons
cru devoir nous abſtenir de cette maniere
de raifonner , parce qu'il nous a paru qu'elle
porteroit ſur un principe trop vague ; la
nature de l'être ſuprême nous est trop cachée
pour que nous puifions connoître di
rectement ce qui eſt ou n'eſt pas conforme
aux vues de ſa ſageſſe; nous pouvons feulement
entrevoir les effets de cette ſageſſe
dans l'obſervation des loix de la nature ,
lorſque le raiſonnement mathématique
nous aura fait voir la ſimplicité de ces loix,
& que l'expérience nous en aura montré
les applications & l'étendue.
Giij
$48 MERCURE DE FRANCE,
res de viteſſes virtuelles égales. Dans ce
dernier cas les mouvemens des deux corps
ſe détruiront évidemment l'un l'autre , &
parune conféquence géométrique, il y aura
encore néceſſairement équilibre , lorſque
les maſſes ſeront en raiſon inverſe des viteſſes
; il ne reſte plus qu'à ſçavoir fi le cas
de l'équilibre eſt unique , c'est- à- dire , ſi
quand les maſſes ne feront pas en raiſon
inverſe des viteſſes , un des corps devra
néceſſairement obliger l'autre à ſe mouvoir.
Or il eſt aiſé de ſentir que dès qu'il y
a un cas poffible & néceſſaire d'équilibre ,
il ne ſçauroity en avoir d'autres : ſans cela
les loix du choc des corps , qui ſe réduiſent
néceſſairement à celles de l'équilibre , deviendroient
indéterminées ; ce qui ne ſcauroit
être , puiſqu'un corps venant en choquer
un autre , il doit néceſſairement en
réſulter un effet unique , ſuite indiſpenſable
de l'existence &de l'impénétrabilité de
ces corps. Onpeut d'ailleurs démontrer l'unité
de la loi d'équilibre par un autre raifonnement
, trop mathématique pour être
développé dans ce diſcours , mais que j'ai
tâché de rendre ſenſible dans mon ouvrage
, & auquel je renvoye le lecteur (1 ) .
( 1 ) Voyez l'article 46 à la fin du troiſieme cas ,
&l'article 47
SEPTEMBRE . 1758 . 149
De toutes ces réflexions , il s'enfuit que
les loix de la ſtatique& de la méchanique,
expoſées dans ce Livre , font celles qui réfultent
de l'existence de la matiere & dư
mouvement. Or l'expérience nous prouve
que ces loix s'obfervent en effet dans les
corps qui nous environnent. Donc les loix
de l'équilibre& du mouvement , telles que
Pobſervation nous les fait connoître , font
de vérité néceſſaires. Un Métaphyficien ſe
contenteroit peut- être de le prouver , en
diſant qu'il étoit de la fageſſe du Créateur
&de la fimplicité de ſes vues , de ne point
établir d'autres loix de l'équilibre & du
mouvement , que celles qui réfultent de
l'existence même des corps , & de leur impénétrabilité
mutuelle ; mais nous avons
cru devoir nous abſtenir de cette maniere
de raiſonner , parce qu'il nous a paru qu'elle
porteroit ſur un principe trop vague ; la
nature de l'être ſuprême nous eſt trop cachée
pour que nous puifions connoître di
rectement ce qui eſt ou n'eſt pas conforme
aux vues de ſa ſageſſe ; nous pouvons feulement
entrevoir les effets de cette ſageſſe
dans l'obſervation des loix de la nature ,
lorſque le raifonnement mathématique
nous aura fait voir la ſimplicité de ces loix,
& que l'expérience nous en aura niontré
les applications & l'étendue.
Giij
150 MERCURE DE FRANCE.
Cette réflexion peut ſervir , ce me femble
, à nous faire apprécier les démonftrations
, que pluſieurs Philoſophes ont donnéesdes
loixdu mouvement d'après leprincipedes
cauſes finales , c'est-à-dire d'après
les vues que l'Auteur de la nature a dû ſe
propoſer en établiſſant ces loix . De pareilles
démonstrations ne peuvent avoir de force
qu'autant qu'elles font précédées & appuyées
pardes démonſtrations directes &
tirées de principes qui ſoient plus à notre
portée ; autrement il arriveroit ſouvent
qu'elles nous induiroient en erreur. C'eſt
pour avoir ſuivi cette route , pour avoir
cru qu'il étoit de la ſageſſe du Créateur de
conferver toujours la même quantité de
mouvement dans l'univers , que Deſcartes
s'eſt trompé ſur les loix de la percuffion.
Ceux qui l'imiteroient , courroient riſque,
oude ſe tromper comme lui , ou de donner
pour un principe général ce qui n'auroit
lieu que dans certains cas , ou enfinde
regarder comme une loi primitive de la
nature , cequi ne ſeroit qu'une conféquence
purement mathématique de quelques
formules.
Après avoir donné au lecteur une idée
générale de l'objet que je me ſuis propoſé
dans cet ouvrage , il ne me refte plus qu'un
mot à dire ſur la forme que j'ai cru devoir
SEPTEMBRE. 1758. 15
lui donner.J'ai tâchédans ma premiere partiede
mettre , le plus qu'il m'a été poſſible,
les principesde laméchanique à la portée
des commençans ; je n'ai pu me diſpenſer
d'employer le calcul différentiel dans la
théorie des mouvemens variés ; c'eſt la
nature du ſujet qui m'y a contraint. Au
reſte , j'ai fait enforte de renfermer dans
cette premiere partie un affez grand nombrede
choſes dans un fort petit eſpace ,
&fi je ne fuis point entré dans tout le
détail que la matiere pouvoit comporter ,
c'eſt qu'uniquement attentif à l'expofition
& au développement des principes effentielsde
la méchanique , & ayant pour but
de réduire cet Ouvrage à ce qu'il peut
contenir de nouveau en ce genre , je n'ai
pas cru devoir le groſſir d'une infinité de
propoſitions particulieres que l'on trouvera
aiſément ailleurs.
La ſeconde partie , dans laquelle je me
fuis propoſé de traiter des loix du mouvementdes
corps entr'eux , fait la portion la
plus conſidérable de l'Ouvrage : c'eſt la
raiſon qui m'a engagé à donner à ce livre
le nom de Traité de Dynamique. Ce nom
qui ſignifie proprement la ſcience des puiffances
ou cauſes motrices , pourroit paroître
d'abord ne pas convenir à ce livre ,
dans lequel j'enviſage plutôt la méchani-
Giv
152 MERCURE DE FRANCE.
que comme la ſcience des effets , que com
me celle des cauſes : néanmoins comme le
mot de dynamique eft fort uſité aujourd'hui
parmi les Sçavans, pour ſignifier la ſcience
du mouvement des corps , qui agiffent les
uns fur les autres d'une maniere quelconque
, j'ai cru devoir le conſerver , pour
annoncer aux Géometres par le titre même
de ce Traité , que je m'y propofe principalement
pour but de perfectionner &
d'augmenter cette partiede la méchanique.
Comme elle n'eſt pas moins curieufe
qu'elle eſt difficile , & que les problêmes
qui s'y rapportent compofent une claffe
très étendue , les plus grands Géometres
s'y font appliqués particulièrement depuis
quelques années : mais ils n'ont réfolu
juſqu'à préſent qu'un très - petit nombre
de problèmes de ce genre , & feulement
dans des cas particuliers : la plupart des
folutions qu'ils nous ont données font appuyées
outre cela ſur des principes que
perſonne n'a encore démontrés d'une maniere
générale ; tels , par exemple , que
celui de la conſervation des forces vives.
J'ai donc cru devoir m'étendre principalement
ſur ce ſujet , & faire voir comment
on peut réfoudre toutes les queſtions de
dynamique par une même méthode fort
fimple& fort directe , & qui ne confifte
SEPTEMBRE. 1.758 . 153
que dans la combinaiſon dont j'ai parlé
plushaut , des principes de l'équilibre &
du mouvement compoſé. J'en montre l'uſage
dans un petit nombre de problêmes
choiſis , dont quelques- uns font déja connus
, d'autres font entiérement nouveaux ,
d'autres enfin ont été mal réſolus , même
par les plus ſçavans Mathématiciens.
L'élégance dans la ſolution d'un problême
, conſiſtant ſurtout à n'y employer que
des principes directs & en très petit nom
bre , on ne fera pas furpris que l'uniformité
qui regne dans toutes mes ſolutions ,
&que j'ai eue principalement en vue , les
rende quelquefois un peu plus longues ,
que ſi je les avois déduites de principes
moins directs. La démonstration que j'aurois
été obligé de faire de ces principes ,
ne pouvoit d'ailleurs que m'écarter de la
brièveté que j'aurois cherché à me procurer
par leur moyen , & la portion la plus con-
Adérable de mon livre n'auroit plus été
qu'un amas informe de problêmes peu di
gne de voir le jour , malgré la variété que
j'ai tâché d'y répandre , & les difficultés
qui font particulieres à chacun d'eux.
Au reſte , comme cette ſeconde partie
eſt deſtinée principalement à ceux qui
déja inftruits du caleul différentiel & intégral
, ſe ſeront rendus-familiers les prin
GV
154 MERCURE DE FRANCE.
cipes établis dans la premiere , ou feront
déja exercés à la folution des problêmes
connus & ordinaires de la méchanique ,
je dois avertir que , pour éviter les circonlocutions
, je me ſuis ſouvent ſervi du
terme obfcur deforce , &de quelques au
tres qu'on employe communément quand
ontraite du mouvement des corps ; mais
je n'ai jamais prétendu attacher à ces termes
d'autres idées , que celles qui réfultent
des principes que j'ai établis , foit
dans ce Difcours , ſoit dans la premiere
partiede ceTraité.
Enfin , du même principe qui me conduit
à la ſolution de tous les problêmes
de dynamique , je déduis auffi plufieurs
propriétés du centre de gravité , dont les
unes ſont entiérement nouvelles , les autres
n'ont été prouvées juſqu'à préſent que
d'unemaniere vague & obfcure , & je termine
l'Ouvrage par une démonstration du
principe appellé communément la confervation
des forces vives.
L'accueil que le Public a fait à ce premier
eſſai , lorſqu'il parut en 1743 , m'a
engagé à publier en1744 un autre Ouvrage
, dans lequel ce qui concerne le
mouvement & l'équilibre des fluides a été
traité ſuivant la même méthode ,&par le
même principe. Cette matiere épineufe &&
SEPTEMBRE. 1758. 155
délicate n'eſt pas la ſeule à laquelle j'aie
appliqué ce principe ; j'en ai fait le plus
grand uſage dans mes Recherchesfur la préceſſion
des Equinoxes , problême dont j'ai
donné le premier la folution , long-temps
&inutilement cherchée par de très grands
Géometres ; dans mon Effai fur la réſiſtancedesfluides
, fondé ſur une théorie entiérement
nouvelle ;dans mes Réflexions fur
la cauſe des vents , pour calculer les oſcillations
que l'action du ſoleil & de la lune
doivent produire dans notre atmosphere ,
&que perſonne n'avoit encore entrepris
de déterminer ; enfin j'oſe dire que plus
j'ai eu d'occafions d'employer les méthodes
expoſées& développées dans cet Ouvrage ,
plus j'ai reconnu la ſimplicité , la généralité&
la fécondité de ces méthodes.
Gvj
156 MERCURE DE FRANCE!
THÉOLOGIE.
A l'Auteur du Mercure au sujet des Lettres
de M. l'Abbé de *** ( 1 ) , pour fervir
d'introduction à l'intelligence des divines
Ecritures , &furtout des Livres Prophéti
ques , relativement àla Langue Originale.
AParis, chez la veuve. Colombat, 1751
MONSONISEIEUURR ,, ce volume renferme dix
lettres adreſſées tant aux Peres Capucins
de la rue Saint Honoré , qu'aux PP. Dominicains
du Noviciat du fauxbourg Saint
Germain , & à quelques autres Eleves féculiers..
La premiere contient le plan que l'Aureur
s'eſt propoſé pour former ſes Eleves
qu'il encourage d'abord , en les félicitant ,
fur le progrès que chacun d'eux a fait dans
l'étude des langues orientales qu'il s'eſt
choiſies. Tous ſe ſont livrés au Grec , à
l'Hébreu ; mais l'un s'eſt appliqué au Chaldéen
& au Syriaque ; l'autre a pris du goût
(1 ) Ces notions préliminaires ſont relatives à
an Ouvrage très- important pour l'intelligence
des Pfeaumes , dont je rendrai compte dans less
volumes ſuivans,
d
SEPTEMBRE. 1758 . IST
pour l'Arabe ; deux pour l'Arménien , &c.
Enſuite l'Auteur fait l'énumération des livres
de l'Ecriture Sainte , dont les Capueins
( 1 ) & les Dominicains ont fait la traduction
latine dans le cours de fix années.
Après ce préliminaire , il leur rend
compte de la maniere dont il s'eſt conduit
lui -même dans ſes travaux relatifs à l'étude
du texte ſacré. Il découvre en fept articles
les défauts qu'il a remarqués dans les
Dictionnaires & dans les Grammaires. IF
remarque dans le VIII° & dans le IX , que
les Commentateurs ont paffé légérement
fur les termes généraux & les expreſſions
énigmatiques. Dans les articles X& XI ,
il les prévient en faveur du double fens
littéral des prophéties.
Enfin il préfente une idée de ſon plan
par l'énoncé des titres qu'il met à la tête
de chacune des lettres qui compoſent les
deux volumes de fon ouvrage. Nous en
allons donner le précis.
Les II , III , IV & V lettres font employées
à donner une idée de la conduite
de Dieu fur fon Egliſe ,depuis Adam juf
quà nos jours.
Dans la II , on lit le précis de l'hiſtoire
(1 ) Les Capucins étoient alors au nombre de 6
les Dominicains au nombre de 10
58 MERCURE DE FRANCE.
fainte , depuis fon commencementjuſqu'a
Jofué.
L'Auteur envifage cette époque ſous
quatre états différens.
1º. Sous la loi naturelle imprimée dans
le coeur de l'homme ſortant des mains de
Dieu , & renouvellée après qu'Adam cut
été relevé de ſa chûre.
2°. Sous la loi naturelle & les préceptes
donnés par Noé , à ſes enfans.
3 ° . Sous la loi naturelle jointe aux préceptes
des Noachides & à ceux qui furent
révélés au pere des Croyans.
4°. Sous la loi naturelle & fous la loi
deMoyſe qui la confirme& qui renferme
auſſi les préceptes des Patriarches.
Cette lettre qui ne contient que 32 pages
, attribue la création au Verbe qui devoit
ſe faire homine pour nous. On y voit
les Etres céleſtes créés d'abord , & la matiere
enſuite : après elle, vient la lumiere ,
&c. Ce morceau qui ne contient que 29
lignes , mérite d'être lu. De- là l'Auteur
paſſe au péché originel. C'eſt à l'occafion
de ce dogme qu'on lit à la page 37 , une
notetrès curieuſe touchant la croyance des
Hottentots ſur le péché de nos premiers
parens , & fur l'endurciſſement du coeur
humain qui en eſt la ſuite.
L'Auteur, après le meurtred'Abel, paſſe
SEPTEMBRE. 1798. 159
au faint Patriarche Enoch & à fon enlevement.
Il rapporte à cette occafion une réflexion
admirable de faint Grégoire l'illuminateur
, premier Patriarche d'Arménie ,
fur la longue vie des Patriarches. Ce morceau
qui n'étoit jamais forti des ténebres
de la langue Arménienne , paroît ici pour
la premiere fois page 42. Il eſt tiré de l'inf
truction que fit le même Saint pour difpofer
au Baptême Tiridate& ſes ſujets , l'an
de J. C. 292.
D'Enoch il paſſe au déluge ;& pourdon
ner une idéede la maniere dont le monde
a pu ſe repeuplerde proche en proche , on
renvoie à Phiſtoire d'Arménie par Moyfer
de Khorêne , traduite en latin par MM.
Whiſton , à Londres 1736 , où l'on voit
comment l'Arméniea été peuplée parHaïk
fils de Thorgoma , petit fils de Japheth.
Après le déluge ,la loi naturelle confervéedans
le coeur de Noé fut développée
par les 7 articles ſuivans , que les Juifs
croyent avoir été révélés à ce faint Patriarche.
1 °. Contre les Cultes étrangers.
20. Contre les Blafphemes.
3º. Contre les Juremens.
4°. Contre les Actes obſcenes.
5°. Contre l'Homicide.
6°. Contre le Vol.
160 MERCURE DE FRANCE.
7°. Défenſe de manger des Membres
d'un animal vivant .
Mais ces préceptes ſi juſtes & fi utiles
pour le bonheur de l'homme , ne mirent
point d'obſtacle à ſa pente naturelle : il ſe
révolta contre le Seigneur & ſe précipita
dans l'idolâtrie.
Abraham fut choiſi ſpécialement pour
remédier à ce déſordre preſqu'univerſel.
Dieu lui révéla le jour du Meſſie , & lui
donna des inftructions pour les tranſmettre
à ſa poſtérité. Il faut lire les pages 49 , 50 ,
51 , 52 , 53 , 54 & 55 , au sujet de ce
faint Patriarche..
La lettre finit par la loi donnée à Moyfe
& par une réflexion ſur l'Ifraelite felon
l'eſprit , & fur l'Iſraélite ſelon la lettre.
La III lettre fait connoître les bontés
du Seigneur plein de compaffion pour ur
peuple qui , malgré la loi donnée parMoyfe
, ſe livre à l'idolâtrie. Pour l'en retirer ,
le Verbe lui ſuſcite des Prophetes depuis
David juſquà Malachie , afin que leurs
oracles ſerviſſent àdétourner Ifraël du cul
tedes faux dieux , & à le guérir de cette
lepre invétérée , lorſqu'il feroit captif à
Babylone.
Quel extrait ferois-je de cette belle lettre
? Il faut la lire toute entiere. Elle ne
contient que 36 pages. Faitesbien réfé
SEPTEMBRE. 1758 . 161
xion au coup d'oeil , ſous lequel on doit
enviſager la captivité d'Iſraël , depuis la
page 78 , juſqu'à la page 88 .
La ſixieme lettre offre un ſpectacle beaucoup
plus confolant que celui qu'on a cou
tume de nous préſenter.
Ifraël guéri, détrompé de fes erreurs , s'a
vance par degrés vers le Meſſie qui doit ſe
revêtir d'une chair ſujette à la mort.
Pour exprimer cette gradation , l'Auteur
emprunte le ſymbole de l'aurore & des
différens accroiſſemens de ſa lumiere , jufqu'à
ce qu'elle forme un jour parfair.
1º . Cette aurore fut précédée d'un nua
ge épais qui ſe répandit fur Ifraël . Son ingratitude
le rendit inſenſible à la gloire du
Temple qu'il négligeoit de bâtir , pendart
qu'il violoit le précepte qui lui défendoir
d'épouſer des femmes étrangeres.
Mais Zorobabel fait voir un crépuscule
moins obfcur. Le Temple eſt rebâti & les
cérémonies commencent à ſe rétablir ; ce
pendant les femmes étrangeres n'étoient
point renvoyées , & l'on violoit le jour du
Sabbat. Les murs de Jérufalem étoient
tombés : Ifraël étoit dans l'affliction &
dans le mépris.
20. Néhémie fit naître les premiers
rayons de l'aurore. Les murs de Jérufalenr
rebâtis ,le culte du vrai Dieu rétabli dans
162 MERCURE DE FRANCE.
fon ancienne ſplendeur , les divines Ecri
tures recueillies & expliquées par Efdras ,
& le Peuple d'Iſraël multiplié ſans meſure
dans le plus vaſte Empire du monde , fut
connu ſous le nom de Juifs. Plus fideles à
leur Dieu que jamais , ils mériterent la
conſidération & la confiance de leurs Souverains
, & même d'Alexandre le Grand.
Le crépuſeule dura 83 ans , & l'aurore
naiſſante 176.
3 ° . Cette aurore prend des accroiffemens
; mais c'eſt du côté de la Religion .
Les Livres faints furent traduits en Grec ,
pour être répandus dans tout l'univers où
cetteLanguedominoit abſolument ſous les
fucceſſeurs d'Alexandre. Cette verſion fur
le principal trait de lumiere. Elle donna le
moyen à tous les Iſraélites de lire par euxmêmes
les écrits qui annonçoient la venue
prochaine du Meſſie. Ils en faifoient part à
toutes les Nations où ils avoient formé
des Proſélytes. A ces Livres faints , on
ajouta , pour former le coeur d'Iſraël , le
Recueil de Philofophie & de Théologie
morale, connu ſous le nom d'Ecclésiastique.
4°. Aux accroiſſemens de cette aurore
fuccede une aurore parfaite. Elle brille
malgré les nuages qui la couvrent. La foi
étoit plus vive que jamais. Elle fut miſe à
l'épreuve par lesperſécutions. Elle triom-
1
SEPTEMBRE. 1758 . 163
pha.D'autres tenebres parurent l'obfcurcir,
je veuxdire les ſectes des Pharifiens , des
Sadducéens , des Efféniens & des Hérodiens
qui formerent la Synagogue ; mais
la foi de l'Egliſe d'Iſraël leur réſiſta juſqu'à
ce que J. C. vînt les détruire.
Dans la cinquieme lettre , on voit qu'à
cette aurore parfaite qui annonce la venue
du Meffie , ſuccede le ſoleil levant , c'eſtà-
dire le Meſſie lui- même. L'Auteur , dans
les 24pages que contient cette lettre , forme
un tableau de l'Egliſe Chrétienne ;
mais l'objet qu'il trace avec un pinceau
fidele & rapide , mérite d'être vu dans
fonenſemble. On peut y remarquer furtout
le ſoin admirable que J. C. prend de
fon Eglife , foit enréparant ſes pertes par
de nouvelles conquêtes , ſoit en lui donnant
une vigueur toujours nouvelle par la
force que ſes Sacremens puiſent dans le
fangd'un Dieu crucifié. Lifez ce morceau
depuis la page 148 , juſqu'à la page 1.5 3 .
M. l'Abbé de *** finit cette lettre en
faiſant voir que dans tous les fiecles , le
Seigneur a exercé ſur ſon Egliſe une alternative
de juſtice &de miféricorde , d'où il
conclut qu'une conduite ſi ſoutenue , eſt
une preuve que la Religion eſt l'ouvrage
d'une ſuprême Intelligence.
Après la lecture de ces quatreLettres , il
164 MERCURE DE FRANCE .
eſt aiſé de voir que l'Auteur a prouvé que
l'Egliſe ne forme qu'un feul& même corps,
depuis Adam juſqu'à nos jours .
La fixieme lettre qui regarde la prononciation
des lettres hébraïques , ſeroit mieux
placée à la tête d'une grammaire. Peut- être
que l'Auteur a été obligé par quelque circonſtance
de placer ici cette lettre . Quoiqu'il
en ſoit , les preuves qui juſtifient ſa
prononciation , méritent d'être lues.
La ſeptieme lettre commence ainſi :
" Cette lettre & les deux fuivantes fe-
>> ront employées à exprimer ma penſée
» ſur les divers fens dont les ouvrages Pro-
>>phétiques font fufceptibles... "
Enfuite P'Auteur fait connoître à quel
deſſein il a donné une idée de ce que contient
l'Ecriture en général , touchant la
conduite de Dieu fur les liommes en mariere
de Religion , depuis Adam juſqu'a
nous. « C'eſt, dit- il page 207, pour effayer
>> de vous faire comprendre qu'il y a dans
>>une grande partie des Prophéties , un
>>double ſens littéral très- différent & très-
>>diftingué du fens ſpirituel. >>
Et à la page 208 .
"Mêmes infidélités , quoique d'une ef
pece différente : mêmes retours vers ſa
miféricorde : mêmes rechûtes , mêmes
châtimens , quoique d'un autre genre
SEPTEMBRE . 1758. 165
> font également prédits pour l'une & l'au-
>> tre alliance . L'hiſtoire a vérifié la certi-
» tude de ces oracles évidemment accom-
>>plis , ſoit avant , ſoit après la venue de
J. C. De ce double objet , le premier
» regarde le Verbe & l'Egliſe de l'ancien
» Ifraël , depuis le commencement de la
>> captivité des dix Tributs juſqu'à la Ré-
» furrection de J. C. Et le ſecond regarde
>> le Verbe incarné , &fon Egliſe du nou-
>> vel Iſraël juſqu'à la fin du monde ; en
>> forte que la même lettre contient ce que
>> le Saint- Eſprit a bien voulu révéler aux
>> hommes touchant ce qui devoit arriver à
> l'une & à l'autre Eglife. »
L'Auteur exprime ainſi , page 210 , le
ſens littéral dont il parle.
« Le ſens littéral eſt fondé ou ſur l'hif-
>>toire paffée , alors il s'appelle le ſens lit-
>> téral hiſtorique ; ou fur des faits prédits
par les oracles divins , alors il s'appelle
>>le ſens littéral prophétique ; il eſt encore
>>un ſens littéral , que l'on appelle moral ,
>>quand le Prophete ou l'Hiſtorien ſacré
» donne au peuple des regles de conduite
>>pour réformer ſes actions & fon coeur. »
M. l'Abbé de *** , page 219 , exige en
conféquence de ce ſens littéral , qu'il regne
une harmonie complete dans les verſions
que feront ſes Eleves ; & il s'éleve à la
A
166 MERCURE DE FRANCE.
page 220 , contre ceux qui diſent qu'il ne
faut point chercher d'harmonie dans les
ouvrages dictés par l'Eſprit Saint.
On lit à la page 223 , les raiſons qui
font admettre par l'Auteur, un double ſens
littéral. Et à la page 225 , il met en deux
colonnes paralleles les onze principaux
chefs ſur leſquels roule le détail des Prophéties
qui regardent l'ancien& le nouvel
Ifraël ſous une ſeule & même lettre.
Le reſtede la lettre eſt employé à répondre
aux objections que l'on pourroit
faire contre le double ſens littéral qu'il
faut cependant bannir des prophéties qui
regardent le Verbe incarné. C'eſt lui ſeul
que l'on doit y enviſager.
La huitieme lettre a pour objet l'explication
de la prophétie contenue dans les
chapitres 58 & 59 d'Ifaïe. Le deſſein de
l'Auteur eft de prouver que cet oracle renferme
undouble ſens littéral ; c'eſt ce qu'il
exécute avant de donner ſa verſion Françoiſe
, précédée de deux obſervations.
La premiere fait voir que , ſans le ſecours
des ſupplémens très faciles à faire ,
exigés par le génie de la langue & par la
ſuite que le diſcours demande , on netrouve
plus l'harmonie qui regne dans cet
oracle.
La deuxieme , après avoir obſervé que
SEPTEMBRE. 1758 . 167
Vatable n'a point ſaiſi le ſens littéral qu'Ifaïe
avoit en vue , eſt employée à prouver
quel'on y découvre un ſens littéral dont
l'un regarde l'ancienne loi , & l'autre la
nouvelle. Enfuite l'Auteur procede à la
découverte de ce double ſens. La méthode
paroîtra nouvelle , mais elle n'en eſt
pas moins fûre , fi j'oſe ledire. Il veut qu'après
avoir ſaiſi la valeur des termes énigmatiques
d'une Prophétie qui regarde le
peuple d'Iſraël , on commence par en examiner
les derniers verſets où l'on trouve
d'ordinaire le dénouementde la piece; car
ces oracles finiſſent communément par la
délivrance d'Iſraël captif , ou par la ruine
de l'empire de Babylone. Il faut enſuite
examiner , en remontant de verſets en verſets
, les objets que le Prophete nous préſente
juſquà ce qu'on ſoit arrivé au premier
verſet de la Prophétie qui , d'ordinaire
, commence par des reproches faits au
peuple d'Iſraël ſur ſon idolatrie & fur fes
autres déſordres.
Il emploie cette méthode que l'on peut
lire depuis la page 261 , juſquà la page 265,
où commence l'argument de la Prophétie.
L'Auteur développe cet argument,& le partage
en7 articles, qu'il faut lire, ſi l'on veut
concevoir comment les Prophetes ont ſaiſi
dumême coup d'oeil , & renfermé ſous les
J
168 MERCURE DE FRANCE.
mêmes termes le double ſens littéral de
l'ancien &du nouvel Ifraël .
A la ſuite de l'argument , on trouve la
verſion françoiſe de la Prophétie. Il eſt
difficile de n'être pas content de l'harmonie
qui regne dans toute la piece , ſurtout
lorſque l'on compare cette verſion avec
celles qui ont paru juſqu'ici .
Dans la neuvieme lettre , on trouve les
notes néceſſaires pour l'intelligence parfaite
du ſens littéral de cet otacle d'Iſaïe .
On y reſtraint les termes généraux aux
idées particulieres que le Prophete avoit
en vue. On y touche les traits hiſtoriques
qui donnent du jour à la Prophétie. La
Grammaire y trouve ſa place au beſoin ,
& le développement des termes enigmatiques
jette fur cette poéſie ſacrée , tout le
jour que l'on pouvoit defirer.
Cesnotes font fuivies de réflexions intéreſſantes
pour confirmer &développer ce
qui a déja étédit ſur le double ſens littéral.
Elles terminent la neuvieme lettre.
La Xº , qui contient 117 pages , eſt uniquement
employée à l'explication du
Pſeaume huitieme , Domine , Dominus nofter
, &c. pour prouver qu'il n'a qu'un ſeul
ſens littéral qui regarde uniquement J. C,
quoique les Juifs , les Déiſtes , & certains
Critiques s'y oppoſent.
Pour
- SEPTEMBRE. 1758 . 169
Pour parvenir à fon but , il fait précéder
ce Pſeaume par cinq Obſervations , partagées
en ſections différentes. L'Auteur a
prévu que les Hébraïzans ne goûteroient
pas plus que les Juifs ſon explication des
termes énigmatiques ; c'eſt pourquoi il a
pris la précaution de prouver dans ces
cinq obſervations , que le ſens qu'il leur
donne eſt fondé ſur l'Ancien & le nouveau
Testament.
Je rendrois volontiers un compte exact
de ces termes ; mais comme l'Auteur a été
attaqué ſpécialement ſur cet article , &
que les PP. Capucins , ſes éleves , ont pris
enmain ſadéfenſe dans le ſeptieme volume
des Principes diſcutés , je remets cette
matiere au temps où je rendrai compte de
leurOuvrage,
Après ces cinq Obſervations ſuivent les
argumens & les verſions Latine & Françoiſe
, après leſquelles on trouve deux ou
trois pages de réflexions ſolides qui terminent
le premier volume de ces Lettres.
La fuite au prochain Mercure.
H
170 MERCURE DE FRANCE .
PHARMACIE.
AVis au Public au ſujet du Manuel des
Dames de Charité , ou Formules de Médicamens
faciles à préparer , dreſſées en faveur
des perſonnes charitables , qui diſtribuent
des remedes aux pauvres dans les
Villes & dans les campagnes , avec des remarques
utiles pour faciliter la juſte application
des remedes qui y ſont contenus ;
enſemble un Traité abrégé de la Saignée ,
&un extrait de pluſieurs remedes choiſis ,
tirés des éphémérides d'Allemagne , quatrieme
Edition , revue , corrigée & augmentée
de la deſcription des maladies ,
vol. in 12. Le prix eſt de 2 liv. 10 fols. A
Paris , chez Debure l'aîné , Libraire , Quai
des Auguftins , à l'Image S. Paul.
Quoique le prix de ce livre ſoit affez
modique , & que fon mérite ſoit déja connu
par le grand débit qui s'en eſt fait jufqu'ici
; cependant fur l'avis de quelques
perſonnes ſages & éclairées , nous avons
ctu qu'il étoit de l'intérêt du Public qu'il
fût plus particulierement & plus généralement
inſtruit de fon excellence &de fon
extrême utilité.
SEPTEMBRE. 1758. 171
Le Manuel des Dames de Charité eſt le
fruit des conſultations gratuites , établies
àOrléans en faveur des pauvres depuis pluſieurs
années par quelques Médecins habiles
& zélés , autoriſés & encouragés par
la penſion honorable dont il a plu à Son
Alteſſe-Séréniſſime feu Monſeigneur le
Duc d'Orléans de gratifier leurs affemblées
, & qui leur a été continuée depuis
par Monſeigneur le Duc d'Orléans ſon fils.
C'eſt donc l'ouvrage du zele pour le bien
des pauvres , d'une méditation & d'une
étude continuée pendant long temps , furtout
d'une expérience confirmée par une
longue ſuite d'épreuves ſouvent réitérées ,
&ce titre ſeul fuffiroit pour en prouver le
mérite. L'accueil favorable que le Public
lui fit auſſi- tôt qu'il parut ; le jugement
avantageux que les Journaux & les feuilles
périodiques porterent alors de ce livre ;
l'approbation que lui donnerent Meſſieurs
les Médecins de la Faculté de Paris , dont
quelques- uns n'ont pas dédaigné depuis
d'en faire uſage pour eux-mêmes , & font
convenus de s'en être ſervis avec ſuccès ;
trois Editions enfin de cet Ouvrage épuiſées
en aſſez peu d'années : tout cela réuni
acheve d'en faire l'éloge. Entrons dans un
détail ſuccinct de ſa nature , &de ce qu'il
renferme.
Hij
172 MERCURE DE FRANCE .
On conçoit d'abord par le titre , qu'il
n'a été compoſé ni pour les Médecins , ni
pour les Chirurgiens & Apothicaires , en
un mot pour tout ce qu'on appelle gens
de l'art ; il eſt principalement deſtiné à l'uſage
des perſonnes pieuſes & charitables ,
que la Religion & l'amour du prochain
engagent au ſervice des pauvres , & qui ,
ſans ſe piquer d'une grande théorie , n'ont
beſoin que d'une Médecine ſenſible & de
pure pratique.
C'eſt en faveur de ces perſonnes , &
dans la vue d'encourager leur zele & leur
charité , en leur metrant tout d'un coup
ſous les yeux une méthode curative abrégée
pour chaque maladie , que l'on a rendu
cet ouvrage public .
MEDECINE .
LETTRE à l'Auteur du Mercure .
Vous m'obligeriez infiniment , Mon
ſieur , fi vous vouliez inférer dans votre
Mercure ce qui fuit :
Au mois de Mai 1757 , à cinq heures
du matin , la partie gauche de mon viſage
devint enflée depuis l'oeil juſqu'au menton,
SEPTEMBRE. 1758. 173
& la moitié des levres ſupérieure & inférieure
: depuis ce temps , cette enflure ſe
promene ſur toutes les parties de mon viſage
, commençant le matin & diſparoifſant
le foir ; elle vient ſans douleurs , &
s'en va de même. Après avoir fait uſage
de nos Médecins dont l'ordonnance ſe
bornoit à la faignée , purgation , bouillons
raffraîchiſſans , l'enflure ſe promenant toujours
, mais jamais deux jours de ſuite fur
la même partie , on me conſeilla de faire
confulter les Médecins de Paris. M. leClerc,
Docteur en Médecine , m'envoya un ordonnance
à peu près comme les autres : il
demandoit , pour agir , diſoit-il , avec plus
de fûreté , une confeffion générale de toute
ma vie. Le détail en ſeroit trop long :
Je me contentai de dire que depuis 23
ans que je ſuis marié , j'ai vécu avec beaucoup
de ménagement ; que mon épouſe &
mes enfans paroiſſent bien fains. Enfin le
Chirurgien de M. leMaréchal deThomond,
le ſieur de la Plaine , étant venu par le carroſſe
de Paris , au mois de Juillet dernier ,
j'eus occafion de lui parler de ma maladie.
Il me fit promettre de le faire avertir au
moment que l'enflure commenceroit à paroître.
Le lendemain matin à quatre heures
, je ſentis le picotement ordinaire ; je
me levai , &j'allai frapper à la porte de ſa
Hiij
174 MERCURE DE FRANCE.
chambre : il ouvrit , & fut étonné de
voir mon menton d'une groſſeur prodigieuſe
, & la levre inférieure épaiffe de
deux gros pouces , ce qui me défiguroit
extrêmement , & il avoua n'avoir rien vu
de pareil. J'allai le voir quelques heures
après ; il ne paroiſſoit plus rien : je fus par
ſes ordres ſaigné du pied , purgé , &c. Čes
enflures ne reviennent pas ſi fréquemment,
mais je n'en ſuis pas quitte , puiſqu'elles
reparoiſſent de temps entemps.
J'ai l'honneur d'être , &c.
DE VILLIERS.
A Blaye , le 22 Novembre 1757 .
SEPTEMBRE. 1758 . 175
ARTICLE IV.
BEAUX- ARTS.
ARTS AGRÉABLES.
GRAVURE.
M. Duflos vient de donner deux nouvelles
Estampes , le Berger avecſon oiseau ,
& la Bergere avec ſaflûte. Ces deux Eſtampes
font d'après M. Soldini.
Le même Graveur qui demeure rue des
Noyers , chez M. Haſté , Serrurier de la
Ville , a auſſi un livre d'Eſtampes intitulé ,
Abrégé des Arts & Métiers , avec un Difcours
à chaque article.
Η ίν
176 MERCURE DE FRANCE.
ARTS UTILES.
HORLOGERI Ε .
MACHINE a arrondir , finir & polir,
les dents des roues de Montre, par le Sieur
Vincent , de Mâcon.
DANS l'horlogerie , les pieces qui font
les plus ſujettes au frottement , & qui parconféquent
ont toujours le plus donné de
peine aux Ouvriers , font les rouages dentelés
, par rapport à leur engrenage dans
les pignons , où les frottemens ne peuvent
être lians , coulans & égaux que par la
parfaite régularité des dents.
L'outil à refendre , dont ſe ſervent aujoud'hui
tous les Horlogers, eſt d'un grand
fecours pour l'exacte diviſion des dents ;
mais il reſte encore beaucoup à faire à
l'Ouvrier : il faut arrondir les dents , les
égalir , les polir ; &quelque attention qu'il
y puiſſe apporter , il eft moralement impoſſible
qu'il n'en altere l'égalité , ſoit dans
les lignes droites , ſoit dans la réunion de
la courbe avec les faces intérieures , opération
à laquelle très - peu d'Horlogers
SEPTEMBRE . 1758 . 177
réuffiffent parfaitement , ſurtout dans les
roues de montre de poche , dont les défauts
moins fenfibles à la vue échappent
plus aiſément à l'Artiſte .
Dans la vue de remédier à tous ces inconvéniens
, pluſieurs perfonnes ont cherché
des moyens pour arrondir & égalir
parfaitement les roues de montre. En 1753 ,
le ſieur Vincent eut l'honneur de préſenter
à l'Académie des Sciences les modeles d'une
Machine qui devoit remplir cet objet.
Les obſervations qui lui furent faites ont
excité ſon émulation ; il s'eſt joint à d'excellens
Artiſtes qui travailloient depuis
long- temps dans les mêmes vues , & il
leur a fait exécuter à grands frais cette
Machine , dont les premieres productions
ont mérité les ſuffrages de la même Académie
au mois de Janvier 1757 .
Les propriétés de cette Machine font
donc d'arrondir , finir& polir les dents des
roues de montre , de toutes grandeurs ,
toutes enarbrées ou fans l'être , même des
roues de champ , avec la plus exacte précifion
; & de les mettre dans cet état de
perfection à laquelle la main du plus habile
Artiſte ne ſçauroit atteindre .
Le fieur Vincent vient d'en faire l'établiſſement
à Paris : l'agrément & le concours
de MM. les Horlogers en prouvent
Hy
178 MERCURE DE FRANCE.
évidemment l'utilité. Il eſt conſtant que
les mouvemens dont les rouages auront
paffé par cet outil , en feront meilleurs ,
puiſque toutes les dentures auront la perfection
deſirée. Il faut eſpérer que la Machine
dont il s'agit ranimera le zele des
Artiſtes , & ne laiſſera pas à l'Auteur le
regret d'avoir infructueuſement préféré ſa
patrie à l'étranger .
Le Bureau de cette Machine eft chez M.
Maréchal , cour de Rohan , quartier Saint
André-des- Arts , à Paris .
On ſe contente par roues d'un prix trèsmodique
, & on eſt ſervi très promptement
: la diligence ſe trouve jointe à la
perfection .
LesHorlogers de Province qui voudront
profiter de ce ſecours , n'auront qu'à envoyer
à l'adreſſe dudit ſieur Maréchal , en
affranchiſſant le port.
SEPTEMBRE. 1758. 179
SÉANCE PUBLIQUE
De l'Académie des Sciences des Belles -Lettres
Aris de Rouen.
L'ACADÉMIE de Rouen tint ſa ſéance
publique le mercredi 2 Août. M. le Cat ,
Secretaire perpétuel de la claſſe des Sciences
, y préſida en l'abſence du Directeur &
du Vice Directeur.
Il ouvrit cette féance comme Secretaire
des Sciences , par la lecture des travaux de
l'année académique de ſa claſſe , & par
l'annonce des Mémoires qui ont remporté
le Prix de Phyſique.
Le ſujet du prix de Phyſique de cette
année étoit : Déterminer les affinités qui se
trouvent entre les principaux mixtes , ainsi
qu l'a commencé M. Geoffroy , & trouver
un ſyſtême phyſico - méchanique de ces affinités.
Le Mémoire n°. 3 , qui a pour deviſe ,
Non tam idem eodem, fed fimilis fimili gaudet
, a très bien rempli la premiere partie
de la queſtion ; mais il n'a preſque point
parlé de la ſeconde.
Le Mémoire º°. 4 , dont la deviſe eſt ,
Simile fimi'i gaudet ,traite ſupérieure ent
le mechaniſme des affinités ; mais il paffe
H vj
180 MERCURE DE FRANCE.
très- légérement ſur la partie chymique :
enforte qu'aucun de ces deux Mémoires en
particulier n'a rempli les vues de l'Académie
, & n'a , à la rigueur , mérité le prix :
mais comme il eſt très- rare de trouver réunies
dans un même homme le titre de
Chymiſte profond qu'on ne ſçauroit refufer
à l'Auteur du Mémoire n ° . 3 , &
celui de grand Phyſicien qui paroît dû à
l'Auteur du Mémoire n°. 4 , la Compagniea
penſé que dans un ſujet ſi important
&qu'il étoit fi difficile de traiter completrement
dans un ſeul Mémoire , elle devoit
ſe relâcher de la rigueur ordinaire des loix
académiques ; que chacun des Auteurs
ayant également fatisfait à la moitié de la
queſtion , & la réunion de leurs Mémoires
formant un tout qu'on peut regarder , en
attendant mieux , comme la ſolution du
problème entier , l'équité demandoit que
le Prix fût partagé auſſi également entr'eux,
&que leurs Mémoires fuſſent imprimés de
ſuitedans l'ordre de leurs n°. 3 & 4 .
L'Auteur du nº . 3 , qui excelle dans la
partie chymique , eſt M. Jean- Philippes
de Limbourg , Docteur en Médecine de
Theux , au pays de Liege. On a de lui un
Traité ſur les Eaux de Spa , & une Differtation
ſur les Bains d'eau ſimple , qui avoit
eu l'acceffit à l'Académie de Dijon.
SEPTEMBRE. 1758. 181
L'Auteur du Mémoire n°. 4 , eſt M. le
Sage , fils , Maître de Philofophie & de
Mathématique à Geneve .
On a donné un acceffit à un Mémoire
très bien fait , & furtout très bien écrit ;
mais moins fort de choſes que les précédens.
C'eſt le n°. I qui a pour deviſe ,
Alia Satisfiet theoria qua rationibus &experimentis
liquidò mibi fuerit probata. Rob.
Boyle Chim . Script.
Ces trois Mémoires ſont dignes de l'impreffion
, & réunis , ils forment ſur la
queſtion propoſée un Ouvrage déja fort
eftimable , & très-propre à exciter les Sçavans
en ce genre à nous en donner un
meilleur encore .
M. du Boulay , Secretaire des Belles-
Lettres , a fait l'ennumération des travaux
de ſa claffe , & l'annonce ſuivante des Prix
de ſon département.
Le ſujet du prix de Poéſie propoſé dès
1756 , étoit la Conquête de l'Angleterre
par Guillaume , Duc de Normandie. Ce
Prix fut remis l'année derniere , & le
mérite des Ouvrages qui ont concouru
cette année , donne lieu à l'Académie de
s'applaudir de ſa févérité.
Celuidont le plan & l'ordonnance générale
lui ont paru remplir le mieux ſes
vues& le ſujet propoſé , eſt le n°. 7 qui
182 MERCURE DE FRANCE:
a pour deviſe , Conamur tenues grandia.
L'Auteur eſt M. Charles le Mefle , le
jeune , Négociant à Ronen , qui ſemble ,
par cet effar , promettre les talens les plus
diftingués.
Le n°. 4 qui a pour deviſe ,
Sic patrius patrium vates canit ore fonanti
Heroa ô quantos Neustria mater, alit.
eſt celui qui a paru en approcher davantage
; & il auroit balancé le précédent , fi
les beautés de détail avoient été foutenues
par une compoſition auffi riche , & une
ordonnance auffi complette & auſſi bien
entendue.
L'Académie croit encore devoir nommer
avec éloge le n°. s , qui a pour deviſe
,
Anglorum meta flammas ſenſere cometa.
Et à la fin ,
At mihi contingat patrios celebrare penates.
Elle y a remarqué de fort beaux vers.
Mais ſon plan n'approche pas non plus de
celui du Poëme couronné .
L'Académie a propoſé depuis trois ans
trois divers ſujets d'hiſtoire , ſans avoir
reçu aucun Mémoire ; ce qui prouve ſenſiblement
que le goût de l'érudition &
SEPTEMBRE . 1758 . 183
des recherches s'affablit beaucoup trop
dans un fiecle où l'agréable l'emporte toujours
fur l'utile . Cependant elle ne croit
pas devoir ſe rebuter , & elle propoſe un
quatrieme ſujet, dont voici le programme :
La délivrance annuelle d'un meurtrier ,
qui se fait folemnellement à Kouen le jour de
Aſcenſion , a t'elle quelque fondement dans
P'histoire civile & ecclésiastique de cette Province
? ou ne seroit - ce qu'un veſtige d'un
usage autrefois plus généralement répandu ,
dont quelques Eglifes particulieres font
reftées en poffeffion d'une maniere differente ,
felon les lieux & les circonstances où il ſe
pratique ?
L'Académie n'ignore pas qu'on a beaucoup
écrit fur ce ſujet ; mais la queſtion ne
lui paroît pas encore fuffisamment éclaircie
: elle demande un réſumé exact & précis
de ce qui a été ditde mieux fur cette
ma iere , & que les Auteurs y ajoutent ou
les preuves , ou les conjectures les plus
probables qui peuvent décider l'alternative
qu'elle propofe.
Outre ce Prix , l'Académie diſtribuera à
fa Séance publique du mois d'Août 1759 ,
un prix d'éloquence , dont le ſujet ſera :
Comment , & à quelles marques les moins
équivoques pouvors nous reconnoître les difpoſitions
que la nature nous a données , plucos
184 MERCURE DE FRANCE.
pour certaines Sciences ou certains aris , que
pour d'autres ?
L'Académie exhorte les Auteurs à envifager
ſous toutes ſes faces &dans ſa plus
grande généralité ce ſujet important pour
le progrès de l'eſprit humain. Il s'agit d'éblir
une théorie lumineuſe , de l'appuyer
de preuves & d'exemples , & d'en tirer
des conféquences pratiques qui puiffent
diriger un choix dont dépend le bon emploi
des talens& l'avantage de la ſociété.
Les ouvrages pour concourir à ces deux
prix , feront adreſſes francs de port , &
fous la forme ordinaire , à M. Maillet du
Boullay , Secrétaire perpétuel de l'Académie
pour les Belles--LLeettttrreess ,, rue de l'Ecureüil
, à Rouen.
M. Le Cat Secrétaire des Sciences &
Préſident de cette féance , a enfuite diftribué
les prix des Ecoles , qui ſont ſous la
protection de l'Académie. Les prix qui
avoient été fournis juſqu'ici par les Profeffeurs
ou par des amateurs , ſont fondés
actuellement par le Corps de Meſſieurs de
Ville.
Les prix d'Anatomie ont été remportés ;
le premier par M. Jacques le Coq , de Tinchebray;
le ſecond par M. Coſme Beaumont,
de Rouen;le troiſieme par M.Charles-
Louis Doubleau , de Bernetal .
SEPTEMBRE. 1758. 1 . 185
Les prix de Chirurgie ont été donnés;
le premier à M. Antoine Dufay, de Kouen ,
& le ſecond à M. Jacques le Coq ; qui venoit
de remporter le premier prix d'Anatomie.
Les prix de Botanique ont été adjugés ;
le premier à M. Bomarre , Eleve en Pharmacie
, de Morfan , près Bernay; le ſecond
à M. Neuville , Eleve en Chirurgie , près
Brionne ; le troiſieme à M. Seyer , Eleve
en Chirurgie , qui en a déja remporté les
deux années précédentes .
Les prix de l'Ecole de Deſſein.
L'Académie voulant tirer ſes ſujets de
compoſition , alternativement de l'allégorie
, de l'Hiſtoire Sacrée , de l'Histoire prophane
& de la Fable , a choiſi cette année
pour ſujet Pigmalion amoureux de la ſtatue
qu'il venoit d'achever.
Ce prix a été remporté par M. Barthelemy
Lamoureux , de Rouen .
Premier prix d'après nature , par M.
Gonor. Second , par M. Louis Guyon , de
Rouen . Premier prix d'aprés la Boſſe , par
Mademoiſelle Marie- Catherine - Béatrix
Deſcamps , fille du Profeſſeur. Second extraordinaire
, par M. Louis le Febvre , de
Rouen , qui depuis peu de mois dans cette
Ecole , y donne des marquesdes plus gran
186 MERCURE DE FRANCE.
des diſpoſitions. Premier prix d'après le
deffein , par Pierre Amable-André Beaufils
, de Rouen. Second extraordinaire , par
M. Thomas Bremontier , du Tronquay s
prés Lyon- la Forêt.
L'Académie annonce de plus , que la généroſité
de Meffieurs du Corps de Ville la
_mettra en état de donner l'année prochaine
une médaille d'or à l'Eleve qui fera le
mieux un tableau ſur un ſujet , qu'elle ſe
réſerve de propoſer.
Le ſujet du prix d'Architecture étoit de
compofer une porte de ville d'expreffion
Dorique , avec deux guichets à côté pour
le paſſage des gens à pied , ſans autres ornemens
que ceux qui ſont admis en architecture.
Ce prix a été remporté par M.
Charles- François Ribard , de Buchy en
Caux.
M. le Cat lut les obſervations Météorologiques
& Nofologiques , & l'éloge de
M. Gunz , aſſocié de l'Académie , premier
Médecin du Roi de Pologne , Electeur de
Saxe.
M. du Poulay lut l'éloge de M. Boulanger
, Secrétaire du Roi , premier Commis
de M. de Saint Florentin.
M. Du Lagne lut pour M. Boiüin un
mémoire ſur les Cometes.
M. l'Abbé Yart lut un diſcours dans leSEPTEMBRE.
1758 . 187
quel il entreprit de fixer juſqu'à quel point
on peut& on doit ſe permettre la fingularité.
Ce difcours fut extrêmement applaudi
del'aſſemblée , qui étoit nombreuſe & brillante.
M. du Lagne lut un mémoire fur l'oppofition
de Jupiter au Soleil pour cette année.
M. du Lagne conclut de ſes obſervations
& de ſes calculs , que les tables de
Hallei donnent la longitude de Jupiter
trop forte de 9 minutes 42 ſecondes , &
la latitude auſſi trop forte de 49 fecondes.
M. Hoden , qui a déja donné dans les
deux années précédentes les moyens de
rendre le jeu du Cabeftan continu , en a
préſenté dans cette ſéance un nouveau ,
où il opere cette continuité ; 18. Par la
forme d'un cône tronqué donnée au cilindre
du cabeſtan ; 2°. par des poulies dont
il couvre , pour ainſi dire , la ſurface de ce
cône , & la rend plus gliſſante encore aux
circonvolutionsdu cable , dont les ſupérieures
doivent forcer les inférieures à
couler vers le ſommet du cône ,& dépouiller
ainſi le cabeſtan à meſure qu'il ſe charge
vers ſa baſe de nouvelles circonvolutions.
M. Gilbert a lu un mémoire ſur les
188 MERCURE DE FRANCE.
moyens de faciliter le paſſage du pont de
batteaux de Rouen , & de ſes pareils aux
voitures, lorſque les eaux ſont très- hautes
ou très-baffes. Ces moyens étoient expoſés
par un modele , dont la démonſtration a
donné beaucoup de fatisfaction au Public .
La féance a été terminée par la lecture
du Poëme couronné , auquel le Public applauditbeaucoup
.
SEPTEMBRE. 1758. 189
ARTICLE V.
SPECTACLES.
OPERA.
LE 8 Août , l'Académie Royale de Mufi
que a donné la premiere répréſentation
des Fêtes d'Euterpe. Ce Ballet , comme je
l'ai annoncé , eſt compoſé de trois Actes.
Le premier intitulé , la Sibyle , eſt dans la
ſimplicité du bon vieux temps. L'action eſt
une querelle d'amans , qu'une Sibyle appaiſe
: le Muficien a imité le ſtyle naïf du
Poëte : la mufique eſt dans le goût le plus
gracieux & le plus touchant des romances,
& le même goût eſt obſervé dans la
danſe , comme dans le chant : il ſemble
même que l'on trouve cette imitation trop
fidele. Le ſpectacle eût été plus vif , plus
varié , plus ſéduiſant pour notre fiecle , s'il
eût peint moins exactement les moeurs fimples
du temps paffé. Ce n'eſt pas que ce tableau
n'ait toutes les graces dont le genre
eſt ſuſceptible ; mais ces graces ingénues
ne font plus aſſez piquantes ; c'eſt peut-être
tant pis pour nous.
190 MERCURE DE FRANCE .
1
Le ſecond Acte eſt le Mariage d'Alphée
d'Aréthuſe dans le Palais de Neptune ,
où Aréthuſe s'eſt réfugiée , pour éviter les
pourſuites d'un amant aimé. Cet Acte foible
, & du côté des images , & du côté des
ſentimens , n'a pas donné au Muſicien de
grands effets à produire ; mais le chant en
eſt noble , varié , facile , & l'on ne méconnoît
pas l'Auteur de Lavinie dans le
Ballet&dans les Choeurs.
Le troiſieme Acte eſt comique & ne l'eſt
pas aſſez. Ce genre n'eſt favorable à la Muſique
qu'autant qu'il eſt animé par le contraſte
des peintures & des ſituations , &
par les mouvemens de la ſcene. On ne laiſſe
pas de retrouver dans les airs , & furtout
dans le duo dialogué , qui termine la
ſeconde ſcene , le même génie qui a produit
la muſique des Troqueurs. En général
cet ouvrage n'eſt ni au-deſſus ni au deſſous
de la réputation de M. d'Auvergne : on y
voit une extrême facilité à ſe monter fur
tous les tons , & les reſſources d'un talent
fécond,qui nedemande, pour les déployer,
que des ſujets qui en ſoient ſuſceptibles.
On ne peut affez louer les ſoins qu'ont
pris MM. les Directeurs de rendre ce Spectacle
auffi brillant qu'il pouvoit l'être. Le
CompoſiteurdesBallets lesaſecondés avec
ſuccès. Trois couples de Danſeurs & de
SEPTEMBRE. 1758 . 191
Danſeuſes ( frere & foeur ) , tous les trois
excellens dans des genres différens , les
ſieurs& Demoifſelles Lani, Veſtris & Lyonnois
, ont fait l'ornement de ces danſes.
COMEDIE FRANÇOISE.
LE 7 , on remit au Théâtre la Tragédie
de Sertorius. Quoique le goût du Public ,
depuis le fiecle de Corneille , ait éprouvé
bien des révolutions , quoique nous ſoyons
accoutumés à des paſſions plus violentes
, à des ſituations plus pathétiques , à
une marche plus rapide de l'action théâtrale;
cette nobleſſe mâle & fimple , cette
majeſté tranquille & foutenue , qui regne
dans Sertorius , n'a pas laiſſé d'étonner ,
d'élever , de ſaiſir l'ame des ſpectateurs.
L'admiration n'émeut pas la multitude ,
comme la crainte & la pitié , ces grands
refforts de la tragédie ; & Sertorius , quoiqu'applaudi
avec tranſport , n'a pas attiré
la foule. Cependant au mérite de la piece ,
digne objet de l'admiration des Héros
du regne paſſe , ſe joint le talent de l'Actrice
qui joue le rôle de Viriate , talent
qui dans ce rôle eût peut-être étonné Corneille
lui-même , pour qui la nature femble
l'avoir formé. Mlle Clairon eſt tou192
MERCURE DE FRANCE.
!
B
jours ſurprenante ; mais le génie de Cor
neille eſt ſurtout analogue au caractere de
fon ame. C'eſt alors qu'on oublie qu'elle
eft Actrice , & qu'on ne voit plus que le
perſonnage héroïque, tel que le grand Corneille
devoit s'applaudir de l'avoir conçu.
Le 23 , on donna la premiere repréſentation
de l'Isle déferte , Comédie en un acte
&en vers,imitée de Métaſtafio. Cette piece
a été reçue très - favorablement. J'en rendrai
compte dans le volume ſuivant.
L
COMÉDIE ITALIENNE.
E 2 Août , l'on reprit les Amours dePsy
ché, dont on a donné trois repréſentations .
Le 7 , on repréſenta pour la premiere
fois Melezinde , Comédie en vers & en
trois Actes , qui a eu quelque ſuccès.
Le ſujet tient beaucoup du tragique , c'eſt
un mari qui , voulant éprouver la fidélité
de ſa femme , fait courir le bruit de ſa
mert, pour voir ſi, ſelon l'ufage établi dans
l'Inde , où ſe paſſe l'action , elle ſe jettera
dans le bucher de ſon époux. Une telle
épreuve a dû paroître bien indiſcrete aux
yeux des ſpectateurs François.
Je donnerai l'extrait de cette Piece dès
qu'elle me ſera confiée,
OPERA
SEPTEMBRE. 1758. 193
OPERA COMIQUE.
LE 7 Août , on a donné pour la premiere
fois , l'Heureux Déguisement. Les
paroles font de M. Marcouville ; la muſique
deM. de Laruette. Le 12 , un nouvel
Acteur a débuté avec ſuccès dans le rôle
du Suffiſant. Le 16 , le Calme après l'orage ,
Ballet pantomine Hollandois , a plu par la
gaieté & la vivacité de l'action qu'il imite.
Les enfans du ſieur Baron jouent fur ce
Théâtre avec applaudiſſement , quelquesuns
de nos Opera comiques. Ils ſemblent
embellir encore celui du Peintre amoureux
defon modele , ſi applaudi dans ſa nouveauté
, & dont la muſique pleine de délicateſſe
& de goût , compoſée ſur des paroles françoiſes
, fait bien voir qu'il n'y a point de
modulation ni de mouvement dont notre
Langue ne foit fufceptible.
Ces enfans étonnent par l'intelligence
de leur jeu & la préciſion de leur chant.
Dans les mêmes pieces a paru la jeune Demoiſelle
Luzy , dont la fineſſe & le naturel
ſemblent promettre une excellente Actrice
comique. Je n'oſe dire ce qu'en attendent
quelques perſonnes qui connoiſſent le
théâtre : un talent auſſi accompli que celui
I
194 MERCURE DE FRANCE.
deMademoiselle Dangeville, eſt un phénomene
bien rare ! Celui de Mlle Luzy eſt au
point où l'on a tout à craindre de l'impreſfion
de l'exemple. Une nuance de plus à
cette fineſſe endétruiroit le naturel.La jeune
Demoiselle Baron a déja perdu de ſa naïveté.
Ceux qui veillent aux progrès des
talens qui ſe développent , doivent avoir
grand ſoin de s'oppoſer au penchant de
l'imitation , & furtout les arrêter aux limites
de la belle nature. Plus le talent eſt
près de ces limites , plus il eſt en danger
de les franchir.
CONCERT SPIRITUEL.
LEIS , jour de l'Afſomption , on y executa
le Regina Cali , Motet à grand Choeur
deM. deMondonville, précédé d'une ſymphonie.
Mlle Hardi la jeune , chanta deux
airs Italiens avec une facilité &une préciſion
fingulieres. M. Piffet joua unConcerto
de ſa compofition , qui fut très applaudi.
Après un Duo Italien exécuté par Mile
Hardy &M. Albaneze , Mile Fel chanta
un petit Mõtet dans le goût Italien avec
cet art & cette voix , qu'on a ſi ſouvent
célébrés. Le Concert finit par le Moret
François de M. de Mondonville , qui fit la
même impreffion que dans ſa nouveauté,
SEPTEMBRE. 1758 . 195
ARTICLE VI.
NOUVELLES ÉTRANGERES.
ALLEMAGN Ε.
DE KONIGGRATZ EN BOHEME, le 17 Juillet .
L'ARMÉS Impériale continue de ſuivre de près
celle des Pruſſiens. La premiere campa le 3 àGewitz
, & en y arrivant , on apprit que le Roi de
Prufſe étoit déja àLeutomiſchel avec les deux premieres
colonnes de ſon armée ; mais que la troifieme
commandée d'abord par le Général Fouquet
, & actuellement par le Maréchal Keith
étoit encore à Zwittau & dans les environs , d'où
cependant elle commençoit à défiler. Le 7 , le
Comtede Laſci , Lieutenant général , qui avoit
dévancé l'armée pour marquer le camp deGewitz,
avec le corps desGrenadiers & des Carabiniers ,
ayant découvert cette troiſieme colonne qui marchoit
par Krenau à Zwittau , fit fes diſpoſitions
pour en charger l'arriere-garde. Il força d'abord le
village de Krenau ; il s'y foutint affez long-temps
pour arrêter la marche des ennemis , & il obligea
toute la colonne de faire halte. Nos Chaſſeurs ,
qui garniſſoient un bois au deſſus du Village , firentde-
là ſur les Prufſiens un feu continuel , leur
détruifirent pluſieurs charriots chargés de pontons
, prirent beaucoup de chevaux , & firent
quantité de butin. Les ennemis craignant de le
Lij
196 MERCURE DE FRANCE .
voir arrêter long-temps dans leur marche , prirent
leparti de ſe former & ſe préſenterent en bataille,
Comme le feu de leur canon qui n'étoit point
ſupérieur au nôttrree , ne fit point l'effet qu'ils en
attendoient; ils détacherent de l'Infantteerriiee&de
la Cavalerie pour attaquer le village de Krenau.
Quatre compagnies de Grenadiers aux ordres du
Général de Tillier , en occupoient le cimetiere ;
deux autres compagnies dans le Village flanquoient
ce poſte des deux côtés , & le Comte de
Brunian , Colonel des Huſſards Eſclavons , étoit
fur la gauche en dehors avec deux compagnies
de Carabiniers. Au premier choc la Cavalerie ennemie
prit la fuite , & l'Infanterie fut repouſſée
avec perte. La nuit étant ſurvenue , l'ennemi pro.
fita des ténebres pour nous dérober ſa marche ,
ce qu'il fit avec tant de promptitude & de précaution
qu'il nous échappa. L'armée Impériale ſe
remit le 9 en mouvement , & marcha en deux
colonnes par les montagnes ſur Politzka , où elle
ſéjourna le 10. Elle ſe porta le 11 à Sebranitz ,
comptantjoindre à Leutomiſchel la troiſieme colonne
des ennemis , & l'y attaquer ; mais elle en
étoit partie avant le jour , après avoir mis le feu
àfon camp , pendant que les deux autres colonnes
s'avançoient par Hollitz vers cette Place. Le 12 ,
cette troiſieme colonne prit la route des deux
premieres. Comme elle en étoit aſſez éloignée
pour ne pouvoirpas en être ſecourue , lesGénéraux
Laudohn , Ziskowitz & de Saint- Ignon , qui
continuoient de cotoyer l'ennemi ſur ſon flanç
gauche , réfolurent de l'attaquer. Le premier fit
d'abord feu fur les Pruffiens de quatre pieces de
canon , près du village de Woſtzetin : ils répondirent
de dix pieces de leur groſſe artillerie ; ce
pendant ils furent obligés de rebrouffer chemin
SEPTEMBRE. 1758 . 197
&de regagner les hauteurs où ils ſe retrancherent
fur le champ. Ils mirent auſſi le feu au village de
Woſtzetin , apparemment dans le deſſein de faire
connoître par ce ſignal au Roi de Pruſſe qu'ils
étoient attaqués. Tandis que nos Huſſards & nos
Croates harceloient les Pruffiens , le Général de
Saint- Ignon arriva avec ſa Cavalerie. Auffi-tôt
qu'il eut remarqué la façon dont la CavaleriePruffienne
ſe formoit , il la fit obſerver d'un côté par
lesChevaux- légers de Lowenstein , & la fit attaquer
de l'autre par les Grenadiers & les Dragons
de Wirtemberg. Cette attaque ſe fit avec tant
d'ordre & de bravoure , que les ennemis furent
pluſieurs fois renversés , enſuite mis en déroute ,
&totalement diſpertés , malgré leur artillerie qui
tiroit de quatre côtés différens. Déja nous nous
étions emparé de pluſieurs pieces de canon ; mais
l'arrivée du Roi de Pruffe qui accourut avec douze
mille hommes , obligea nos troupes de les abandonner
pour ſe replier ſur leurs anciens poſtes ,
&l'on ſe contenta d'emmener deux caiffons de
poudre & pluſieurs charriots , avec un ſeul étendard.
Cette affaire coûte aux ennemis en morts
bleffés & déferteurs , plus de mille hommes . L'armée
Impériale vint camper le 12 près de Hohenmauth
, & le 1s à Hrochow - Teunitz . Les ennemis
n'ont occupé cette Place qu'un jour , & nos
troupes s'en font remiſes en poffeffion le 14. On
apprend que l'armée Pruſſienne marche avec précipitation
par Jaromitz vers la Siléfie & le Comté
de Glatz.
5 ,
Du Quartier général de l'Armée du Prince
de Soubiſe à Caffel , le 9 Août.
M. le Prince de Soubiſe a détaché le 20 JuilletM.
I inj
198 MERCURE DE FRANCE.
Fiſcher, pour s'emparer du Fort de Zighenhein. La
garniſon ſe retiroit au moment que nos troupes
légeres y font arrivées. On a tué ou bleſſé aux
ennemis vingt hommes & fait environ quatrevingts
priſonniers. On a trouvé dans ce Fort quazorze
pieces de gros canon & fix mille ſacs de:
farine.
M. le Duc de Broglie , que le Prince de Soubiſe
avoit envoyé en avant, & qui commandoit l'avantgardede
l'armée depuis Friedberg , s'eſt avancé le
21 à Veſberg. L'armée est venue camper àHoltzdorff,
& les ennemis ont fait une marche rétro
grade. M. le Prince de Soubiſe a envoyé un renfort
d'une brigade d'Infanterie & d'une de Cavalerie
à M. le Duc de Broglie, pour le mettre en états
d'attaquer les ennemis , s'il en trouvoit l'occaſion.
favorable. M. le Duc de Broglie s'eſt avancé le
22 àHortz , & M. le Prince de Soubiſe a porté
foncamp à Yeſberg. Le 23 , M. le Duc de Broglie
s'eſt avancé à Caffel , dans l'intention d'attaquer.
Parriere-garde des ennemis , au moment qu'ils
décamperoient du village de Sunderhauſen od
étoit leur camp. Il a attendu que fon Infanterie
fût aux portes de Caffel , pour envoyer ordre aux
troupes légeres de paſſer la Fulda au gué du moulin
au deſſus de Caffel. L'Infanterie , la Cavalerie
&lesDragons ont joint au delà du village de Bertelhauſen.
Les ennemis avoient marché par leur
droite , pour ſe porter vers le grand chemin de
Munden. Ce mouvement a déterminé M. le Duc
deBroglie à ſe porter en diligence ſur le village
de Sunderhausen. Il a monté fur la hauteur d'où
il avu les ennemis en bataille , leur droite appuyée
àungrand eſcarpement de la Fulda , & leur gauche
à un bois très-fourré. Il a compris que l'affaire
devenoit féricaſe , & demandoit des diſpoſitions.
SEPTEMBRE. 1758 . 199
fages &meſurées. Il avoit laiffé dans Caffel deux
bataillons de Royal Deux-Ponts , & un bataillon
du même Régiment à Sunderhauſen , pour garder
le défilé en cas d'événement. Ce détachement
avoit réduit le corps qu'il commandoit à environ
ſept mille hommes , & les ennemis à qui il avoit
affaire, étoient plus forts que lui. Le terrein étant
étroit , il a mis l'Infanterie en premiere ligne , la
Cavalerie & les Dragons en ſeconde ligne , & il a
appuyé ſa droite au bois. Il ſe propoſoit d'attaquer
l'Infanterie que les ennemis avoient dans ce
bois , & de les tourner par leur gauche , pour les
culbuter dans la riviere , ſi l'attaque réuffiſſoit.
Lorſque ſa difpofition a été faite , il a placé dix
pieces de canon pour tirer fur la Cavalerie des
ennemis. L'incommodité de ce feu a déterminé
cetteCavalerie à charger l'Infanterie de M. le Duc
deBroglie. Alors ce Générał a fait doubler le Régiment
de Waldner derriere celui de Dieſback ,
&le Régiment de Royal-Baviere derriere un bataillon
de Deux- Ponts. Il a fait avancer par cer
intervalle les Régimens deWirtemberg , de Royal-
Allemand & de Naffau , commandés par M. le
Comte de Raugrave. Lorſque la cavalerie Heſſoiſe
les a vu dépaſſer l'Infanterie , elle s'eſt jettée ſur
fa droite , & a paru vouloir gagner notre gauche.
M. le Duc de Broglie a couru promptement au
Régiment de Raugrave ; il l'a fait avancer par un
intervalle de l'Infanterie ; il a fait marcher le Régiment
d'Apchon à la gauche de cette Infanterie ,
&ce mouvement a arrêté la Cavalerie des ennemis.
Pendant qu'elle étoit incertaine du parti
qu'elle devoit prendre , Wirtemberg , Royal-
Allemand&Naſſau l'ont chargée ; ils ont enfuite
plié , & ont été ſuivis aſſez vivement par les ennemis.
M. le Duc de Broglie a craint pendant un
Liv
200 MERCURE DE FRANCE.
moment que cela n'ébranlât l'Infanterie qui ſe
trouvoit ſans Cavalerie ; mais le Régiment de
Royal- Baviere a fait une ſi vive décharge ſur le
Régiment d'Iſembourg , & l'a maltraité de façon ,
que cette Cavalerie n'a plus reparu depuis.
Pendant ce temps-là ,MM. les Comtes de Waldner
& de Dieſback , la brigade Suiffe & trois compagnies
de Royal Deux- Ponts attaquoient le bois ,
ytrouvoient de la réſiſtance , mais s'y foutenoient
avec beaucoup de valeur. Toute l'Infanterie de la
droite & du centre des ennemis marchoit vivement
à notre gauche , où étoit la brigade de Rohan
, dont Beauvoiſis fermoit la gauche. Cette
Brigade effuyoit le plus grand feu , & y répondoit
avec la plus grande intrépidité. Les ennemis ont
reculé quelques centaines de pas ; mais ils font
revenus avec plus de fureur , & ſe couvrant de
l'eſcarpement , ils avoient un grand avantage fur
nos troupes qui étoient à découvert , de forte que
notre gauche a été obligée de ſe replier. Les ennemis
ſe ſont alongés le long de l'eſcarpement ,
& vouloient gagner nos derrieres. Pour les en
empêcher , M. le Duc de Broglie a fait avancer
quelques eſcadrons de notre Cavalerie qui s'étoient
ralliés . Le feu continuoit toujours avec beaucoup
de violence ; les Régimens de Rohan & de Beauvoiſis
perdoient beaucoup , & la poudre commençoit
à nous manquer. Alors M. le Duc de Broglie
a joint les deux bataillons de Royal- Baviere & de
Deux-Ponts à ceux de Rohan & de Beauvoiſis .
Ces Régimens ont d'abord foncé la bayonnette
au bout du fufil; les ennemis ont pris la fuite , &
ſe ſont jettés dans les bois qui bordent la riviere .
Comme il étoit ſept heures du ſoir , & que les
troupes étoient fatiguées de la marche forcée
qu'elles avoient faite le mêmejour , M. le Duc de
SEPTEMBRE. 1758. 201
)
Broglie a jugé à propos de s'arrêter. Il a envoyé le
Baron de Travers , Brigadier , avec fept cens volontaires
& les Huſſards à la pourſuite de l'ennemi.
L'affaire a duré trois heures , & a été très- vive.
M. le Comte de Roſen , qui s'y eſt conduit avec
beaucoup de valeur , eſt bleſſé de deux coups de
fabre , qui ne font pas dangereux ; M. le Prince de
Naſſau d'un coup de fufil dans le bras , M. le Marquis
de Puyſegur d'un coup de feu à la tête , qui
n'aura pas de ſuites fâcheuſes ; M. le Marquis de
Broglie , Aide de Camp , & neveu du Duc de Broglie
, eſt auſſi bleſſé d'un coup de feu à la cuiffe.
Les ſieurs de Saint-Martin , Lieutenant- Colonel
du Régiment de Rohan , & du Rouſſet , Major de
Beauvoiſis , ont été tués. M. le Duc de Broglie a
euun cheval bleſſe ſous lui ; ſon Ecuyer& fon Aide
de Camp ont eu leurs chevaux tués. L'Infanterie
a fait des merveilles . La Brigade de Rohan s'eft
extrêmement diftinguée ; elle a pris quatre pieces
de canon aux ennemis , & M. le Prince de Rohan
s'y eſt acquis beaucoup de gloire. Le Régiment
d'Apchon a auffi combattu très-valeureuſement.
L'artillerie a été ſervie avec l'ardeur & l'activité
ordinaires . Cette action , qui eſt une ſuite des difpoſitions
&des marches de notre armée , commandée
par M. le Prince de Soubiſe , eſt une nouvelle
preuve du courage de nos troupes , qui toutes en
général ont bien fait leur devoir. M. le Prince de
Soubiſe a envoyé M. le Marquis d'Autichamp-
Beaumont, Aïde de Camp de M. le Duc de Broglie,
porter la nouvelle de ce combat à la Cour.
M. le Baron de Travers a pourſuivi les ennemis
juſqu'à Munden , d'où ils étoient déja partis. Il
s'en eſt peu fallu que le Prince d'Iſembourg , qui
s'y étoit arrêté , n'ait été pris.
Il y avoit dans Caſſel, au départ du courier, ſept
Iv
202 MERCURE DE FRANCE.
àhuit cens prifonniers , parmi leſquels cinquante
Officiers. Le Comte de Kanitz , qui commandoit
ſous le Prince d'iſembourg , eſt de ce nombre ,
ainſique lepremier Adjudantde ceGénéral &pluſieurs
Lieutenans-Colonels & Majors. La pertedes
Heſſoisdoit être très- conſidérable ; car outre trois
àquatre cens hommes qui ſe ſont précipités du
hautde l'eſcarpement & noyés dans la riviere , nos
foldats en ont fait un grand carnage , lorſqu'ils
les ont mis enfuite la bayonnette au bout dit fufil.
Les ennemis avoient à cette action ſeize pieces
decanon ; nous en avons pris ſept ſur le champ
debataille , & huit autres en les pourſuivant dans
leur retraite. Nous avons perdu de notre côté , par
le feu vifque nos troupes ont effuyé pendant une
heure , quatre cens hommes qui ont été tués,&
douze cens bleſlés ,&dans ce nombre plufieurs
Officiers. Les Milices Heſſoiſes , qui faisoient partie
de cette armée , ont jetté leurs armes &ſe ſont
ſauvées dans les bois , pour retournerdans leurs
villages. On croit que cette armée de huit mille
hommes eft réduite aujourd'hui à trois mille..
M. le Prince de Soubiſe eſt arrivé le 25 à Caſſel
avec le reſte de l'armée. Il y ſéjournera pendant:
quelques jours pour attendre le Duc de Wirtem-..
berg, qui doit l'y joindre le 31 avec fix mille hom--
mesdeſestroupes.
L'attaque de la redoute du fauxbourg de Koniggratz
a eu des fuites avantageuſes. Les Pruffiens
yont laiſſé pluſieurs morts,parmi lesquels s'eft
trouvé le fieur de Brankenbourg , Colonel du Régiment
de Pannowitz. Leur fuite précipitée a empêché
que leur perte ne fût auffi conſidérable
qu'elle devoit l'être. Ils ont emporté plufieurs de
leurs bleſſés , de forte qu'on ne sçauroit en évaluer
exactement le nombre. On leur a enlevé outre le
SEPTEMBRE. 1758 . 203
canon , cinq charriots de munitions , & un fixieme
qui a ſauté. Nous n'avons eu que deux foldats
tués & quinze bleſſés , avec un Officier.
Toute l'armée Pruffienne décampa le 26 des environs
de Koniggratz . Nos troupes légeres furent
détachées auflitôt pour l'incommoder dans ſa retraite.
Le Maréchal Daun fit marcher les jours
ſuivans ſon armée , qui eſt préſentement campée
entre Koniggratz & Jaromitz.
Les Généraux Jahnus & Ziſcowitz ont pénétré
en Siléſie , ont mis les Villes de Friedberg & de
Patſchar à contribution , ont ſurpris & enlevé un
convoi avec une caiſſe de trente-un mille florins
qui alloit à Breſlau.
Le 29 les ennemis ne firent aucun mouvement ;
ils porterent un détachement à Neustadt , & firent "
des diſpoſitions propres à perfuader qu'ils vouloient
s'établir aux environs. Le Maréchal Daun ,
dont le deſſein eſt de les contraindre à évacuer la
Boheme, fit marcher ſon armée le 30 fur trois
colonnes , & ſe forma en arrivant à Hollolowren
ordre de bataille , dans l'intention de combattre
les Pruſſiens. Ils avoient décampé la nuit , & paffé
la Métau. Le 31 , un nouveau mouvement de leur
part fit préſumer qu'ils vouloient entrer en Siléſie
parTrautnau. En conséquence, le Général Jahnus
fit des diſpoſitions qui arrêterent leur marche. Le
Comte de Kalnocki a eu ſon avant-garde attaquée
aux environs de Neustadt. Il a tué aux Pruffiens
ſoixante hommes , un Capitaine & un Lieutenant
, & leur a bleſſé beaucoup de monde. 11
n'a perdu que vingt-cinq hommes ,&pas un ſeul
Officier.
ر
Ivj
204 MERCURE DE FRANCE.
FRANCE.
Nouvelles de la Cour , de Paris , &c.
LE 15 Août , Fête de l'Aſſomption de la Sainte
Vierge, la Procefſion ſolemnelle , qui ſe fait tous
les ans à pareil jour , en exécution du Voeu de
Louis XIII , ſe fit avec les cérémonies accoutumées.
M. l'Abbé d'Agoult , Doyen du Chapitre
de l'Egliſe Métropolitaine , y officia. Le Parlement
, la Chambre des Comptes , la Cour des Aydes
, & le Corps de Ville , y aſſiſterent .
Dans l'Aſſemblé générale tenue le 16 par le
Corpsde Ville , M. Camus-de Pontcarré-de Viarmes
, Conſeiller d'Etat , a été élu Prevôt des Marchands
, & MM. Boutray , Confeiller de la Ville
&André , Avocat ès Conſeils du Roi , ont été élus
Echevins.
,
Le Roi prit le même jour le divertiſſement de
la chaſſe dans la plaine de Grenelle , & Sa Majeſté
fit l'honneur à M. le Duc de la Valliere de
fouper chez lui à Montrouge.
M. le Marquis de Broglie eſt mort à Caſſel des
bleſſures qu'il avoit reçues au combat de Sunderhaufen.
Par un extrait d'une lettre de l'Armée du bas-
Rhin , le 16 Août 1758 , on a reçu avis que M. le
Marquis de Contades ayant mis le Prince Ferdinand
dans l'impoſſibilité de paſſer le Rhin à Rhinberg
, comme il l'avoit projetté , ce Prince a été
obligé , manquant de vivres , de forcer ſes marchespour
gagner ſes ponts de Rées & d'Emme,
SEPTEMBRE. 1758 . 205
rick. Il a confidérablement perdu , ayant été continuellement
harcelé par nos troupes légeres , &
par le Corps que commandoit M. le Duc de Chevreuſe
ſousGueldres. L'armée de M. le Marquis
de Contades n'a pu ſuivre à cauſe du pain qu'il
falloit tirer par des convois de Cologne , la navigation
du Rhin étant interceptée par la Garniſon
ennemie de Duſſeldorp .
Les ennemis qui avoient détaché des troupes
pour ſoutenir la queue de leur pont de Rées , ont
été obligés de deſcendre au deſſous d'Emmerick ,
où leur armée a achevé de paſſer à la rive droite
du Rhin le 9 & le 10.
Notre armée a ſéjourné à Alpen le 10 & le 11 ,
tant pour ſe repoſer , que pour conſtruire nos
ponts à Weſel . Il n'y en a eu qu'un d'achevé le 12 :
une partie de l'armée l'a paſſé le même jour ;
mais un oragan extrêmement violent a retardé le
reſte , qui n'a pu achever de le paſſer en entier
que le 13 & le 14. Ily a apparence que nous ne
tarderons pas à marcher pour nous rapprocher de
l'armée du Prince de Soubife .
La tête de l'armée des ennemis étoit campée
les à Boicholt , où elle doit être jointe par les
Anglois , qui ont débarqué à Embden .
On a appris le 10 à midi , au camp d'Alpen ,
par un Officier dépêché à M. le Marquis de Contades,
par M. le Marquis de Caraman , que M.
d'Hardenberg , Général Hanovrien , qui commandoit
dans Duſſeldorp , dont la garniſon étoit
d'environ deux mille hommes , avoit évacué cette
Place le même jour au matin. M. le Marquis de
Caraman l'a ſuivi avec un gros détachement , &
a fait cent cinquante prifonniers. Cet abandon eſt
la ſuite des bonnes manoeuvres de notre Général ,
qui a empêché le Prince Ferdinand de pouvoir
paſſer àRhinberg.
206 MERCURE DE FRANCE.
M. de Chevert , qui avoit été détaché de Colo
gnepour ſe rendre par la rive droite à Weſel , ne
putyarriver que le 4 à cauſe des débordemens de
la Roer , de l'Ems , de la Lippe , & de tous les
ruiſſeaux ; ce qui a fait qu'il n'a pu marcher que
les avec cinq à fix millehommes extrêmement
fatigués , &la plus grande partie de Milices. Ce
retardement l'a empêché de ſurprendre le Corps
commandé par le Général Imhoff , qui couvroitle
pont de Rées à la rive droite , & qui avoit été
confidérablement renforcé par les garniſons de
Cleves , de Moeurs , & par un détachement de
l'armée du Prince Ferdinand. M. de Chevert a
trouvé ces troupes ſi bien poſtées , qu'il n'a pu les
forcer. Il s'eſt mis du déſordre dans les troupes
deſagauche preſque toutes compoſée de Milices;
cequi l'a obligé de ſe retirer , après avoir perdu
cent quatre-vingt-quatorze hommes de tués ou
reftés dans la retraite , trois cens trente-quatre
bleſſés , & fix pieces de petit canon dont les chevaux
avoient été tués.
On a appris de l'Armée du Prince de Soubiſe à
Caffel , le 9 Août 1758 , les nouvelles ſuivantes.
M. Fiſcher, avec un gros détachement , a pouffé
fort avant au de là de la Verra dans le pays d'Ha
novte , où il a établi des contributions.
Nous avons un Corps ſous le commandement
deM. le Marquis de Caſtries à Gottingen , qui a
obligé le Prince d'iſembourg de ſe retirer partie
à Fimbeck , d'où il a envoyé ſes équipages & fes
malades à Hamelen. M. le Marquis Dumeſnil a
marché avec notre avant-garde à Warbourg le 7,
d'où il a pouffé des détachemens à Paderborn.
On aſſure que nous allons tous nous raſſembler
en avant, & marcher à la rencontre de notre
grande armée , pour exécuter les opérations pro
SEPTEMBRE. 1758 .. 207
jettées par nosGénéraux. On ne ſçauroit exprimer
la bonne volonté de toutes les troupes , qui n'afpirent
qu'à joindre l'ennemi .
Les dix mille Saxons ſont déja arrivés àAnder
nach , & vont inceſſamment joindre l'armée. Ce
renfort ſera ſupérieur à celui des Anglois , qui ne
monte qu'à huit mille hommes. Ces Saxonsſeront
commandés par M. le Comte de Luſace , qui
s'eſt acquis l'eſtime générale de toute l'armée, &
l'affection de tous les Officiers .
Une flotte Angloiſe a reparu ſur les côtes de
Normandie. Le 7 , les Anglois débarquerent au
nombre de dix mille par l'anſe d'Arville , ſituée à
une lieue&demie de Cherbourg. M.le Comte de
Raymond , Maréchal de Camp , qui commande
dans cette partie de la Normandie , n'avoit pour
lors que les deux Régimens de Clare & d'Horion.
Ces deux Corps demandoient avec la plus vive
ardeur de combattre les Anglois; mais M. le
Comte de Raymond jugea qu'ils étoient trop inférieurs
pour s'oppofer à l'ennemi , protégé d'ailleurs
par le feu des canons de la Flotte , & que ce
feroit les expoſer à une deſtruction certaine. It fie
fa retraite pour couvrir Valogne , & pour raffembler
les Régimens qui font ſous ſes ordres. Les
ennemis ſont maîtres de Cherbourg. Il font campés
ſur la hauteur du Roule , s'étendant du côté
deTour-la-Ville & d'Igauville d'une part , & de
Pautre , du côté de Noinville- Oeteville & de Martinwaſt.
Toutes les troupes que nous avons fur
ces côtes , ſont en mouvement pour venir au ſecours
,& forcer l'ennemi de ſe rembarquer , ou au
moins pour le reſſerrer de façon que la priſe de
Cherbourg lui devienne inutile. M. le Duc d'Har
court, Lieutenant-Général des armées du Roi &
de la Province , & qui y commande en chef, s'eft
208 MERCURE DE FRANCE.
:
porté en toute diligence à Tamerville , ainſi que
MM. les Marquis de Brancas & de Braffac , Maréchaux
de camp. M. le Maréchal de Luxembourg ,
Gouverneur de la province , partit le 12 pour aller
prendre le commandement des troupes.
M. le Marquis Deſgouttes a fait partir de Louifbourg
le quinze Juillet dernier , M. du Drefnay
des Roches , Capitaine de vaiſſeau , fur la Frégate
l'Aréthuſe , avec les paquets de la Colonie. Cette
Frégate a relâché à Saint-Ander en Eſpagne , d'où
M. du Dreſnay s'eſt rendu à Verſailles .
Les Lettres qu'il a remiſes portent , que depuis
le 20 Juin les Anglois avoient été plus occupés à
fortifier leurs retranchemens & à faire des lignes
de communication , qu'à s'approcher de la Place ,
dont ils étoient encore éloignés d'environ quatre
cens toiſes ; & qu'il paroiſſoit que leur deſſein
étoit de réduire la ville par le feu des canons &
des mortiers , en établiſſant des batteries ſur toutes
les hauteurs qui la dominent , & eny employant
le feu de leurs vaiſſeaux du côté de la mer. Celui
de leurs batteries eſt très-vif , & il n'y a point
d'endroit dans la ville qui n'y ſois expoſé ; cependant
on y travaille avec une ardeur ſans égale
àéteindre le feu , & à réparer les dommages que
les bombes & les boulets y cauſent. Il y a eu deux
Religieux de la Charité & un Chirurgien tués à
l'hôpital , ainſi que pluſieurs malades.
Pour rendre l'entrée du Port plus difficile aux
vaiſſeaux Anglois , en cas qu'ils vouluſſent la forcer
, on a coulé à fond trois bâtimens du Roi
&trois navires marchands , dans la paſſe du côté
de la batterie du Fanal. On continue à faire fortir
tous les jours des détachemens de volontaires ,
pour reconnoître les travaux des ennemis , & les
inquiéter dans leurs opérations.
1
SEPTEMBRE. 1758 . 209
La nuit du 8 au 9 Juillet , on fit une fortie compoſée
de pluſieurs piquets commandés par M.
Marin , Lieutenant- Colonel du bataillon de Bourgogne.
Ce détachement ſe porta ſur la partie des
ouvrages des ennemis , entre le Cap Noir & la
Pointe Blanche. Nos troupes ont raſé une partie
de leurs travaux , leur ont tué beaucoup de monde
, & auroient remporté un avantage des plus
confidérables , fi elles ne s'étoient pas un peu trop
preſſées. Outre le monde qu'on leur a tué , on
leur a fait priſonniers un Ingénieur & un autre
Officier , avec trente grenadiers. Nous avons perdu
de notre côté M. de Chauvelin , capitaine dans
le bataillon de Bourgogne , M. de Garſemes , capitaine
dans les troupes de la Colonie , & environ
cinquante hommes tués ou bleſſés. M. de Jarnage
, Lieutenant des grenadiers d'Artois , a eu la
jambe caſſée dans la retraite , & a été fait prifonnier.
M. de Boishébert eſt à Miray avec ſa troupe ,
d'où il ne tardera pas de venir attaquer les ennemis.
On a reçu la confirmation de la mort de Mefſieurs
la Gardepayan , Lieutenant de vaiſſeau ;
Rouillé d'Orfeuil , Enſeigne ; & Dubois , Garde
de la Marine , qui ont été tués ſur les vaiſſeaux
par le canon des ennemis.
La Frégate l'Arethuse , commandée par M. Vauquelin,
Lieutenant de Frégate , s'eſt diſtinguée
par la fermeté avec laquelle elle a ſoutenu le feu
de pluſieurs batteries des ennemis , vis-a- vis defquelles
elle s'étoit emboſſée dans le Port , pour
interrompre leurs travaux ; & tous les Officiers en
général ont donné les plus grandes preuves de
zele dans les différentes occaſions où ils ont été
employés.
210 MERCURE DE FRANCE.
Par un Courier arrivé à Parme le 9. du mois au
matin , & expédié de Rome , à Milan au Comte
Deila Torre Rezzonico , neveu & coufin du Cardinal
Rezzonico , on a appris que le 6 Juillet ce
Cardinal a été élu unanimement , & avec une joie
univerſelle de toute laVille de Rome, Souverain
Pontife. Ce Pape est né à Veniſe le 7 Mars 1693
de Jean-Baptifte Rezzonico , Patricien , &Décurion
de la Cité de Côme , noble Vénitien , & Barondu
Saint Empire Romain , mort l'année derniere
, qui avoit rempli les emplois les plus diftingués
de la République. Sa mere , qui eft encore
vivante, ſe nomme Victoire Barbarigo ,& elle est
foeur du feu Patriarche de Veniſe Barbarigo. Don
Aurelle Rezzonico , frere de Sa Sainteté , eſt ace
tuellement Sénateur de Venife. En 1723 il fut Podeftat
de Bergame , où l'on conſerve encore la
mémoire de ſon adminiſtration , généralement applaudie.
Dans le même temps il rempliffoit encore
l'emploi de Grand Capitaine: il avoit épousé
Anne Juftiniani , dont la Maiſon deſcend des Empereurs
de Conftantinople. Les neveux du Pape
font Charles Rezzonico , Vicaire de Saint Marc ,
& élu de la Chambre , lequel a déja été Préſident
de la Chambre Apoftolique. Louis Rezzonico , qui
a étéGrand Capitaine à Vicenze , & qui a épousé
depuis peu la Comteſſe de Savorgnan. Quintilia
Rezzonico , niece de Sa Sainteté , eſt mariée au
Seigneur Louis Vidman , Comte du Saint Empire
Romain , & noble Vénitien. Toutes ces familles
font non-feulement des plus diftinguées de Venife
, mais font très- connues dans toute l'Europe,
La Maiſon de Rezzonico deſcend de celle de la
Torre , qui étoit en poſſeſſion de Milan &de Côme
avant les Viſcomti. Cette famille eſt nombreufe&
des plus illuftrées par les dignités de robe &
SEPTEMBRE. 1758. 210
d'épée, les Ordres de Malthe & autres Ordres Militaires
dont elle a été revêtue : elle eſt d'ailleurs
liée étroitement de pluſieurs côtés à celle d'Innocent
XI. Le Pape , nouveau Pontife , eſt Docteur
de la Collégiale de Come. Son extrême libéralité
pour les pauvres & la douceur de ſes moeurs , l'avoient
fait paſſer par les premieres charges de l'Eglife
: il a étéGouverneur de Fano , Protonotaire
Apoftolique des Participans , Référendairedes deux
Signatures , & enſuite Auditeur de Rote pour la
République de Veniſe. Il fut créé Cardinal par le
Pape Clément XII , dans la nomination des Couronnes
, le 20 Décembre 1737. Le 11 Mars 1743
il fut nommé Evêque de Padoue par le défunt Pape
Benoît XIV , & la Bulle d'Election ſuffit pour
faire fon éloge. C'eſt dans les fonctions de cet
Epifcopat , qu'ayant été choiſi par la République
de Venise , pour traiter devant le Pape du Patriar
chat d'Aquilée , il ſçut habilement terminer les
différends qui s'étoient élevés entre cette Répu
blique & l'Auguſte Maiſon d'Autriche. Lorſqu'il
partit dePadoue pour le Conclave , tout le peuplé
l'accompagna en le félicitant & en le pleurant ,
parce qu'on s'attendoit bien qu'il ne retourneroit
plus dans cette Ville , & que tout le monde avoir
un preſſentiment qu'il feroit élu Pape ; ainſi la
joie de le voir élevé à la plus haute Dignité de l'Eglife
, étoit altérée par la douleur de perdre un
Prince&un Evêque , qui avoit toujours été le pere
des pauvres, desorphelins, des veuves & des pupilles
, diſpoſitions qui font justement eſpérer que
fon gouvernement ſera très heureux. Cette relation
a été imprimée à Parme , & nous a été communiquée
par M. le Duc de Montpezat , qui eft
de retour de ſes voyages d'Italie , & qui eft parti
pour aller conclure le mariage de Mademoiselle
212 MERCURE DE FRANCE .
deMontpezat , ſa fille , avec M.le Duc des Iſſarts ,
dont il a obtenu l'agrément de Madame la Dauphine&
de la Cour.
MORTS.
M. le Comte de Chabannes Curton , Capitaine
dans le Régiment de Dragons d'Apchon , a été tué
d'un coup de canon dans le combat de Sanderhauſen
le 23 Juillet , âgé de vingt-cinq ans , & fans
avoir été marié ; il étoit fils aîné du Marquis de
Chabannes Curton , Seigneur de Paulagnac & de
Rochefort , ci- devant Major du Régiment des Cravates
, & de Mademoiselle de Roquefeuil ; neveu
de feu le Marquis de Chabannes Curton , Lieutenant-
Général des armées du Roi , mort il y a plufieurs
années à Pragues en Boheme , ſans avoir
laiflé de poſtérité ; & d'Antoine de Chabannes
Marquis de Curton , ancien Colonel d'Infanterie.
Il laiſſe un frere , Enſeigne de vaiſſeaux , actuellement
en mer , qui s'eſt trouvé à la priſe du Port
Mahon en 1756 , & une fooeur mariée au Marquis
de Bochart Champigni .
,
,
Ce Seigneur qui , l'an paſſé , avoit combattu à
Roſbac , eft le quatrieme de la même maiſon
tué au ſervice du Roi depuis 1743 , le Marquis
de Chabannes Mariol , Maréchal de Camp & Lieutenant
des Gardes du Corps , à la bataille d'Etinguen
, fans poſtérité. Le Comte de Chabannes ,
frere de M. l'Evêque d'Agen , à la bataille de
Coni , faiſant les fonctions d'Aide Maréchal des
Logis de l'armée , & le Chevalier de Chabannes
Duverger , ſur mer. Depuis des fiecles , cette maifon
eſt en poffeffion de fournir fous tous les re
SEPTEMBRE . 1758 . 213
gnes des ferviteurs & des victimes à l'Etat , dont
les noms font inférés dans nos Hiſtoires générales
& particulieres , ayant occupé les dignités
& emplois de Grands Maîtres de France , Maréchal
de France , Lieutenans-Généraux , &c .
Meſſire François - Ifaac de la Cropte , Comte de
Bourzac , ci -devant Premier Gentilhomme de la
Chambre du Prince de Conty , & ancien Meſtre
de Camp-Lieutenant du régiment de Conty , cavalerie,
eſt mort à Noyon le 31 du mois de Juillet,
dans la ſoixante-dix- ſeptieme année de ſon âge,
J'AI
APPROBATION.
'Ai lu ,, par ordre de Menſeigneur le Chancelier,
le Mercure du mois de Septembre , & je n'y ai
rien trouvé qui puiſſe en empêcher l'impreſſion,
AParis , ce 30 Août 1758 .
GUIROY,
214
TABLE DES ARTICLES.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES EN VERS ET EN PROSE.
ERS ſur la mort V de M. le Comte deGiſors,
page 1
Epitaphe de M. le Comte deGifors, 8
Vers à Madame L. C. S. en lui envoyant une
Toilette , ibid.
Conte. La Fée aux Têtes , 10
Epître à M. le Marquis de Marigny . 20
Second Dialogue de M. de Moncrif, 23
Réflexions fur l'Eſſai des grands événemens par
les petites Cauſes , 31
L'Erreur univerſelle , morceau traduit du Pere
Féijoo , Bénédictin Eſpagnol. Théâtre critique
des Erreurs communes , tome.6 , 37
Fable. Fanfan & Colas , 62
Lettre de Mademoiselle de Barry , à ſon frere,
Eleve de l'Ecole Royale Militaire , 64
Explication de l'Enigme & du Logogryphe du
Mercure d'Août , 71
Enigme ,
ibid.
Logogryphe , 7.2
Chanfon , 74
ART. II . NOUVELLES LITTERAIRES.
Suite de l'Extrait du Voyage d'Italie,par M. Cochin.
Obſervations critiques ſur les Salles des
Spectacles , 7:5
Suite de l'Eſſai ſur l'amélioration des terres , 87
Commentaires ſur la Cavalerie , par M. Bouffapelle,
97
12:15
Traité des affections vaporeuſes , 106
Obfervations ſur la Nobleſſe & le Tiers-Etat , par
Madame *** , 113
La Religion révélée , Poëme par M. de Sauvigny ,
118
L'Ami des Hommes , quatrieme partie , 121
134
ibid.
La Vie du Pape Sixte V ,
Hiftoire du Dioceſe de Paris ,
La Regle des Devoirs que la nature inſpire àtous
les hommes , 135
Diſcours ſur la Peinture & ſur l'Architecture , dédié
à Madame la Marquiſe de Pompadour , ibid.
Recueil des Plans , Coupes , & Elévations du nouvelle
Hôtel de Ville de Rouen ,
Poésies philoſophiques ,
136
ibid.
ART. III . SCIENCES AT BELLES LETTRES.
Mathématique. Suite du Diſcours préliminaire de
M. d'Alembert , à la tête de ſon Traité de Dynamique
, 137
Théologie. Lettre à l'Auteur du Mercure , au ſujet
des Lettres de M. l'Abbé de *** , pour ſervir
d'introduction à l'intelligence des divines Ecritures
, & furtout des Livres Prophétiques , relativement
à la Langue Originale , 156
Pharmacie. Avis au Public , au ſujet du Manuel
des Dames de Charité ,
Médecine. Lettre à l'Auteur du Mercure ,
ART. IV. BEAUX-ARTS,
170
172
Gravure, 175
Horlogerie. Machine à arrondir , finir & polir les
dents des roues de Montre, par le ſieur Vincent,
de Mâcon , 176
216
Séance publique de l'Académie des Sciences , des
Belles- Lettres & Arts de Rouen ,
ART. V. SPECTACLES.
179
Opera ,
Comédie Françoiſe ,
Comédie Italienne ,
Opera Comique ,
Concert Spirituel ,
189
191
192
193
194
ARTICLE VI.
Nouvelles étrangeres , 195
Nouvelles de la Cour , de Paris , &e , 204
Morts, 212
LaChanson notée doit regarder la page 74.
Del'Imprimerie de Ch. Ant. Jombert.
MERCURE
DE FRANCE ,
DÉDIÉ AU ROI .
OCTOBRE. 1758 .
PREMIER VOLUME.
Diversité, c est ma devise. La Fontaine.
Cakin
Silius inv.
PapilionSculp.
Chez {
A PARIS ,
CHAUBERT , rue du Hurepoix.
ROLLIN , quai des Auguſtins.
PISSOT , quai de Conty.
DUCHESNE , rue Saint Jacques.
CELLOT , grande Salle du Palais.
AvecApprobation & Privilege du Roi.
AVERTISSEMENT.
LE Bureau du Mercure est cher.M.
Lutton , Avocat , & Greffier- Commis au
Greffe Civil du Parlement , Commis au
recouvrement du Mercure , rue SainteAnne ,
Butte Saint Roch , à côté du Sellier du Roi.
C'està lui que l'on prie d'adreſſer , francs
deport , les paquets &lettres , pour remettre ,
quant à lapartie littéraire , à M. MARMONTEL
, Auteur du Mercure.
Le prix de chaque volume est de 36 fols ,
mais l'on ne payera d'avance , en s'abonnant,
que 24 livres pour ſeize volumes , à raiſon
de30fols piece.
Les perſonnes de province auxquelles on
enverra le Mercure par la poſte , payeront
pourſeize volumes 32 livres d'avance en s'abonnant
, &elles les recevront francs de port.
Celles qui auront des occafions pour lefaire
venir , ou qui prendront les frais du porifur
leur compte , ne payeront , comme à Paris ,
qu'à raison de 30 fols par volume , c'est-àdire
24 livres d'avance , en s'abonnani peur
16 volumes .
Les Libraires des provinces ou des pays
étrangers , qui voudront faire venir leMercure
, écriront à l'adreſſe ci - deſſus.
Aij
On fupplicles personnes des provinces d'envoyerpar
la poſte , enpayant le droit , le prix
de leur abonnement , ou de donner leurs ordres,
afin que le paiement en ſoit fait d'avance au
Bureau.
Les paquets qui neseront pas affranchis ,
reſteront au rebut.
Il y aura toujours quelqu'un en état de
répondre chez le ſieur Lutton ; & il obſervera
de reſter à son Bureau les Mardi , Mercredi
Jeudi de chaque ſemaine , après midi.
On prie les perſonnes qui envoient des Li-
Estampes & Musique à annoncer,
d'en marquer le prix.
ures ,
On peut se procurer par la voie du Mercure
, les autres Journaux , ainsi que les Livres
, Estampes & Muſique qu'ils annoncent.
On trouvera au Bureau du Mercure les
Gravures de MM. Feffard & Marcenay.
Le Nouveau Choix ſe trouve auſſi au
Bureau du Mercure. Le format , le nombre
de volumes , & les conditions font
les mêmes pour une année,
MERCURE
DE FRANCE.
OCTOBRE. 1758 .
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES
EN VERS ET EN PROSE.
LE MOUTON ET LE DOGUE,
FABLE .
MOUFFLARD , gros Dogue d'Angleterre ,
Et Robin , Mouton de Berry ,
Habitoient en commun le château d'une Terre ,
D'un Bourgeois raiſonnable aſyle favori .
Fidele Hiſtorien , je ne dois point vous taire
Le deſtin qu'éprouvoient , dans ce lieu folitaire ,
Anj
1
6 MERCURE DE FRANCE.
Deux Animaux fi différens
De figure , d'eſprit , de moeurs, de caractere:
On careffoit le Dogue auftere ,
Et le Mouton trouvoit les gens indifférens.
Avoit-on , en paſſant , quelque careffe à faire,
C'étoit Moufflard que l'on flattoit.
Quelque morceau friand aux convives reſtoit ,
Sire Moufflard en profitoit :
De lui plaire chacun s'étoit fait une affaire ;
De Robin pas un mot... Il s'en plaignit , dit on ,
Auffi fot en cela que peut l'être unMouton.
Etquoi ? tu ne vois pas d'où provient ce dé
fordre ,
Lui dit quelqu'un ? pauvre Animal !"
Meſſieurs les Dogues ſçavent mordre ,
Et les Moutons ( mon cher ) ne font jamais de
mal.
C'eſt une erreur , un crime , une injustice extrême:
J'en conviens ; mais en vain la ſageſſe s'en plaint.
: Comme on ne fonge qu'à foi même,
On fait peu pour ceux que l'on aime ,
Etbeaucoup pour ceux que l'on craint.
OCTOBRE.. 1758 7
EPITRE
A CLEANTHE.
VIENS , j'ai besoin d'un Sage & d'un Ami.
J'aimois Olympe , & tu connus ma flamme.
Eh bien , Olympe étoit belle , étoit femme ;
Elle a changé. J'ai tonné , j'ai gémi.
L'ingrate a vu l'ennui qui me dévore ,
Et dans ſes bras qu'elle ouvroit à demi ,
M'a rappellé , pour m'en chaffer encore.
C'en étoit fait : condamné ſans retour ,
J'ai baſſement rampé dans la priere ,
Sans réfléchir, qu'aux lices de l'Amour ,
Qui perd le but retourne à la barriere,
Ode mon fort rare fatalité !
Si j'euſſe au moins confondu la parjure ,
Si j'euſſe pu l'accuſer d'impoſture ,
De la haïr le plaiſir m'eût reſté :
Mais la cruelle a caufé ma bleſſure
Par le poignard de la fincérité.
L'éclat dont brille une Amante nouvelle ,
Dans l'inſtant même où l'Amour eſt vainqueur,
N'égale point l'attrait d'une infidelle ,
Dans l'autre inſtant où ſa bouche cruelle
Dit cet adieu qui nous perce le coeur.
Je l'avouerai , le frere inſéparable
DuDien d'Amour , cetyran comme lui,
}
A iv
8 MERCURE DE FRANCE.
Cet amour-propre a joint à mon ennui
De fon poiſon l'amertume effroyable.
Quels changemens ont ſuivi ce revers !
Muſes , Amours , j'ai quitté vos ombrages :
Ma lyre en deuil n'enfante plus ces airs
Qui des oiſeaux excitoient les ramages ,
Qui conſoloient Echo dans ſes déſerts.
J'erre , en pleurant , ſur de fombres rivages,
Et n'y vois plus que les aſpects ſauvages
D'affreux rochers , d'abîmes entr'ouverts ,
Des malheureux éternels payſages.
Chez les neuf foeurs , je dédaignai toujours
Le luth plaintif de celle qui ſoupire :
Scule aujourd'hui , Muſe de mon martyre ,
Elle répond à mes triſtes amours.
Moi , qui n'aimois qu'à chanter une Orgie ,
Me voilà donc captif de l'Elégie !
Sous un cyprès réduit à lamenter ,
J'irai vivant m'enfoüir ſous l'arcade
D'un Mausolée , ou me précipiter,
Comme Sapho , des rochers de Lencade !
Non , me dis tu , change aufſi , vange toi :
Ce noeud détruit, qu'un autre lui fuccede ;
Tant de beautés accourant à ton aide ,
Vont t'affranchir de cette dure loi.
Hais qui te fuit , quitte qui t'abandonne ,
Climene eſt libre , oſe te préſenter.
Fort bien , j'entends le Sage qui raifonne ;
Mais l'Amant brûle & ne peut l'écouter .
OCTOBRE. 1758 . 9
Quand je pourrois , dégagé de ma chaîne ,
D'un autre amour allumer les flambeaux ;
Quand j'aimerois Charite , Iſſfé , Climene ,
Pour mon bonheur quelle route incertaine !
Tout choix feroit un échange de maux.
Je la fuirai l'ingrate , & fon image
S'envolera dans les champs de l'oubli :
De ma raiſon l'empire rétabli
Me ſauvera de tout autre naufragea
Mais je ne ſuis qu'à l'été de mon âge ,
L'orage encor eſt prompt à s'y former.
Ah! gardons-nous d'une autre enchantereſſe :
Je me connois. Eh ! grands Dieux ! que feroit-ce,
Si par malheur j'allois encor aimer ?
HEUREUSEMENT ,
Anecdote Françoise.
NOONN ,, Madame , diſoit l'Abbé de Châteauneuf
à la vieille Marquiſe de Liſban ,
je ne puis croire que ce qu'on appelle vertu
dans une femme , ſoit auſſi rare qu'on
le dit , & je gagerois , ſans aller plus loin ,
que vous avez toujours été ſage. Ma foi ,
mon cher Abbé , peu s'en faut que je ne
vous diſe comme Agnès , ne gagez pas....
Perdrois-je ? . Non , vous gagneriez ; mais
de ſi peu , ſi peu de choſe , que franche
Av
10 MERCURE DE FRANCE.
ment ce n'eſt pas la peinede s'en vanter..
C'eſt à-dire , Madame , que votre fagelſe
acouru des riſques.. Hélas oüi ! plus d'une
fois je l'ai vue au moment de faire naufrage.
Heureusement la voilà au port.. Ah !
Marquiſe ,confiez moi le récit de ſes aventures..
Volontiers : nous fommes dans
l'âge où l'on n'a plus rien à diſſimuler , &
ma jeuneſſe eſt ſi loin de moi , que j'en
puis parler comme d'un beau fonge.
Si vous vous rappellez le Marquis de
Lifban , c'étoit une de ces figures froidement
belles , qui vous diſent , me voilà ;
c'étoit une de ces vanités gauches , qui
manquent ſans ceſſe leur coup. Il ſe piquoit
de tout , & n'étoit bon à rien : il
prenoit la parole, demandoit filence , fufpendoit
l'attention& difoit une platitude ;
il rioit avant de conter ,& perſonne ne
rioit de ſes contes ; il viſoit ſouvent à être
fin , & il tournoit fi bien ce qu'il vouloit
dire , qu'il ne ſçavoit plus ce qu'il diſoit.
Quand il ennuyoit les femmes , il croyoit
les rendre rêveuſes : quand elles s'amufoient
de fes ridicules ,il prenoit cela pour
des agaceries.. Ah ! Madame , l'heureux
naturel !. Nos premiers tête-à-têtes furent
remplis par le récit de ſes bonnes fortunes.
Je commençai par l'écouter avec impatience;
je finis par l'entendre avec dégout : je
OCTOBRE. 1758. II
pris même la liberté d'avouer à mes parens
que cet homme- là m'ennuyoit à l'excès .
Onme répondit que j'étois une ſotte , &
qu'un mari étoit fait pour cela : je l'époufai.
On me fit promettre de l'aimer uniquement
: ma bouche dit oüi , mon coeur
dit non , & ce fut mon coeur qui lui tint
parole. Le Comte de Palmene ſe préſenta
chez moi avec toutes les graces de l'eſprit
& de la figure. Mon mari , qui l'amenoit
, fit les honneurs de ma modeſtie : il
répondit aux choſes agréables que lui dit
le Comte fur fon bonheur , avec un air
avantageux dont je fus indignée. A l'en
croire , je l'aimois à la folie ; & delà toutes
ces confidences indiſcretes qui ne choquent
pas moins la vérité que la bienſéance
, & dans leſquelles la vanité abuſe
du ſilence de la pudeur. Je n'y pus tenir ,
je quittai la place , & Palmene put s'appercevoir
à mon dépit , que le Marquis lui
en impoſoit. L'impertinent , diſois- je en
moi-même ! il va s'applaudiſſant de fon
triomphe , bien aſſuré que je n'aurai pas
le courage de le démentir. On le croira ,
on me ſuppoſera affez peu de goût pour
aimer l'homme du monde le plus fot& le
plus vain. S'il parloit d'un attachement
honnête à mes devoirs , encore paſſe ; mais
de l'amour ! de la foibleſſe ! il y a de quoi
Avj
12 MERCURE DE FRANCE.
me deshonorer . Non , je ne veux pas qu'on
diſe dans le monde que je fuis folle de
mon mari : il eſt important ſurtout de défabufer
Palmene , & c'eſt par lui que je
dois commencer.
Mon mari , qui ſe félicitoitde m'avoit
fait rougir , ne démêla pas mieux que moi
la véritable cauſe de ma confufion & de
ma colere. Il s'eſtimoit trop , & ne m'aimoit
pas affez pour daigner être jaloux.
Tu as fait l'enfant , me dit- il , quand le
Comte fut forti : je te dirai pourtant qu'il
te trouve charmante. Ne l'écoutes pas trop
au moins , c'eſt un homme dangereux. Je
le ſentois mieux qu'il ne pouvoit le dire.
Le lendemain le Comte de Palmene vint
me voir ; il me trouva ſeule. Me pardonnez-
vous , Madame , l'embarras où je vous
vis hier ? J'en étois la caufe innocente , &
j'aurois bien diſpenſé le Marquis de me
prendre pour confident. Je ne ſçais pas , lui
dis-je , en baiffant les yeux , pourquoi il a
tant de plaifir à raconter ce que j'ai tant de
peine à entendre.. Quand on eſt ſi heureux
, Madame , on eſt bien pardonnable
d'être indifcrer.. S'il eſt heureux , je l'en
félicite ; mais en vérité il n'y a pas de
quoi. Hé ! peut-il ne pas l'être , reprit le
Comte avec un foupir , en poffédant la
plus belle perſonnedu monde?. Je ſuppoOCTOBRE.
1758 . 13
,
ſe , Monfieur , je ſuppoſe que je fois telle ;
où eſt la gloire , le mérite , le bonheur de
me poſſéder ? Est- ce moi qui me ſuis donnée..
Non Madame , mais fi je l'en
crois , vous avez bientôt applaudi vousmême
au choix qu'on avoit fait ſans vous..
Quoi ! Monfieur , les hommes ne penſeront-
ils jamais qu'on nous éleve à la diffimulation
dès l'enfance ; que nous perdons
la franchiſe avec la liberté , & qu'il
n'eſt plus temps d'exiger de nous que nous
foyons finceres , quand on nous a fait un
devoir de ne l'être pas ?
Je l'étois un peu trop moi-même , & je
m'en apperçus trop tard : l'eſpoir s'étoit
gliffé dans l'ame du Comte. Avouer qu'on
n'aime pas fon mari , c'eſt preſque avouer
qu'on en aime un autre , & le confident
d'un tel aveu en eſt aſſez ſouvent l'objet.
Ces idées avoient plongé le Comte dans
une douce rêverie. Vous êtes donc bien
diffimulée , medit-il après un long filence ;
car le Marquis m'a raconté des chofes
étonnantes de votre mutuel amour.. A la
bonne heure,Monfieur ; qu'il ſe flatte tour
à fon aife : je n'ai garde de le déſabufer..
Mais vous , Madame ,feriez-vous à plaindre
? Je fais mon devoir , je fubis mon
fort , ne m'en demandez pas davantage , &
ſurtout n'abuſez jamaisdu ſecret que l'im-
:
14 MERCURE DE FRANCE.
prudence de mon mari , ma ſincérité na
turelle , &mon impatience m'ont arraché..
Moi , Madame ! ah ! que je meure plutôt
que d'être indigne de votre confiance.
Mais je veux l'avoir ſeul & fans réſerve :
regardez-moi comme un ami qui partage
toutes vos peines , &dans le ſein duquel
vous pouvez les dépoſer.
Ce nom d'ami porta dans mon coeur
ane tranquillité perfide ; je ne me défiai
plus nide moi-même , ni de lui. Un ami
devingt-quatre heures , de l'âge & de la
figure du Comte , me parut la choſe du
monde la plus raiſonnable & la plus honnête
; & un mari tel que le mien , la choſe
dumonde la plus ridicule & la plus affligeante
pour moi.
Celui- ci n'obtint plus de mon devoir
que quelques froides complaiſances , dont
il avoit encore la fottiſe de ſe glorifier ; &
c'étoit toujours à Palmene qu'il en faifoit
confidence , & qu'il en exagéroit le prix.
Le Comte ne ſçavoit qu'en croire. Pourquoi
me tromper , me diſoit-il quelque
fois ? pourquoi déſavouer une ſenſibilité
louable ? rougiſſez- vous de vous dédire ?.
Hé! non , Monfieur : j'en ferois gloire; je
ne ſuis pas affez heureuſe pour avoir à me
retracter.
Aces mots mes yeux ſe remplirent de
OCTOBRE. 175.8 . 15
larmes. Palmene en fut attendri. Que ne
me dit-il point pour adoucir mes peines !
quel charme j'éprouvois à l'entendre ! O
mon cher Abbé ! ledangereux confolateur !
Il prit dès ce moment un empire abfolu
fur mon ame ; &de tous mes ſentimens ,
mon amour pour lui étoit le feul dont je
lui faifois un myſtere. Il ne m'avoitjamais
parlé du ſien que ſous le nom de l'amitié ;
mais abuſant enfin de l'aſcendant qu'il
avoit fur moi , il m'écrivit : « Je me ſuis
>>trompé , & je vous ai trompée : cette
» amitié ſi tranquille & fi douce , à la-
>>quelle je me livrois ſans crainte , eſt de-
>venue l'amour le plus violent , le plus
>> paſſionné qui fût jamais. Je vous verrai
>>ce ſoir pour vous conſacrer ma vie , ou
>> pour vous dire un éternel adieu. »
Je ne vous expliquerai pas , mon cher
Abbé , les mouvemens oppoſés qui s'éleverentdans
mon ame : je ſçais qu'il y avoit
de la vertu , de l'amour , de la frayeur ;
mais je ſçais bien aufſi qu'il y avoit de la
joie. Je tâchai cependant de me préparer
àune belle défenſe. Premiérement je ne
ſerai pas ſeule , &je vais dire qu'on laiffe
entrer tout le monde: en ſecond lieu ,je
ne le regarderai que légérement , fans permettre
que ſes yeux s'attachent un inftant
fur les miens. Cet effort fera pénible; mais
16 MERCURE DE FRANCE .
la vertu n'eſt pas vertu pour rien : enfini
j'éviterai qu'il me parle en particulier , & ,
s'il l'oſe , je lui répondrai d'un ton , mais
d'un ton à lui impoſer .
Ma réſolution bien priſe , je me mis à
ma toilette , & fans y penſer , je me parai
ce jour- là avec plus de grace & d'élégance
que je n'avois jamais fait.
Il me vint ſur le ſoir un monde prodigieux,
& ce monde me donna de l'humeur.
Mon mari plus empreſſé , plus affidu que
decoutume , comme s'il l'avoit fait exprès,
me cauſa un ennui mortel ; enfin on annonça
Palmene. Il me falua en rougiſſant :
je le reçus avec une révérence profonde ,
ſans daigner lever les yeux fur lui , & je
me difois à moi-même : En vérité cela eſt
fort beau ! La converſation fut d'abord générale
: Palmene laiſſoit échapper des
mots qui , pour tout le monde , ſignifioient
peu de choſe , & qui , pour moi , diſoient
beaucoup. Je feignis de ne les pas entendre
, & je m'applaudiſfois tout bas d'une
rigueur fi bien foutenue. Palmene n'oſoit
s'approcher de moi : mon mari l'y obligea
avec ſes plaiſanteries familieres. Le reſpect
&la timidité du Comte m'attendrirent.
Le malheureux , diſois-je , eſt plus à plaindre
qu'il n'eſt à blâmer : s'il oſoit , il me
demanderoitgrace: mais il ne l'ofera jamais..
OCTOBRE. 1758 . 17
Je l'y encourageai par un regard. J'ai fait
une imprudence , me dit- il , Madame ; me
la pardonnez -vous ?. Non , Monfieur . Ce
non prononcé je ne ſçais comment , me
parut fublime. Palmene ſe leva comme
pour s'en aller : mon mari le retint de
force. On vint avertir que le ſouper étoit
ſervi . Allons , cher Comte , fois galant ;
donne la main à ma femme : elle a de
l'humeur , ce me ſemble ; mais nous ſçaurons
la diſſiper.
Palmene déſeſpéré me ſerra la main ,
je le regardai , & je crus voir dans ſes yeux
l'image de l'amour & de la douleur. J'en
fus pénétré , mon cher Abbé ; & par un
mouvement qui partoit de mon coeur , ma
main répondit à la ſienne. Je ne puis vous
peindre le changement qui ſe fit tout-àcoup
fur fon viſage. Il devint rayonnant
de joie ; cette joie ſe répandit dans l'ame
de tous les convives ; l'amour & le defir
de plaire ſembloient les animer tous comme
lui.
Lepropos tomba fur la galanterie. Mon
mari , qui ſe croyoit un Ovide dans l'art
d'aimer , dit à ce ſujet mille impertinences.
Le Comte , en y répondant , tâchoit
de les adoucir avec une délicateſſe ingénieuſe
, qui achevoit de me charmer. Heureuſement
un jeune étourdi qui s'étoit mis
MERCURE DE FRANCE.
à côté de moi , s'aviſa de me dire de jolies
choſes ; heureusement auſſi je lui donnai
quelque attention , & lui répondis avec
un airdecomplaiſance. Palmene , cet homme
ſi aimable , tomba tout à coup dans
une humeur noire. La converſation, avoit
paſſé de l'amour à la coquetterie. LeComte
ſedéchaîna contre cette envie généralede
plaire , avec une chaleur& un ſérieux qui
me confondirent. Je pardonne , diſoit- il ,
àune femme de changer d'amant , je lui
paſſe même d'en avoir pluſieurs ; tout cela
eſt dans la nature ; ce n'eſt pas ſa faute fi
on ne peut l'attacher : au moins ne cherche-
t'elle à captiver que ceux qu'elle aime
&qu'elle rend heureux , & fi elle fait en
même temps le bonheur de deux ou trois ,
c'eſt un bien qui ſe multiplic. Mais une
coquette eſt un tyran qui veut tout affervir
pour le ſeul plaifir d'avoir des eſclaves.
D'elle-même idolâtre , tout le reſte ne lui
eſt rien : fon orgueil ſe fait un jeu de
notre foibleſſe , & un triomphe de nos
tourmens : ſes regards mentent , ſa bouchetrompe
, fon langage & ſa conduite ne
font qu'un tiſſu de pieges , ſes graces font
autant de ſyrenes , ſes charmes autant de
poiſons.
Cette déclamation étonna toute l'aſſemblée.
Quoi ! Monfieur , lui dit le jeune
OCTOBRE.. 1758 ..
homme qui m'avoit parlé , vous préférez
une femme galante à une femme coquette!!
Oui , fans doute ; je la prétere , & il n'y a
pas àbalancer . Cela eſt plus commode, lai
dis-je ironiquement. Et plus eftimable ,
Madame , me dit-il d'un ton ſévere , plus
eftimable mille fois. Je vous avoue que je
fus piquée de cette inſulte. Allez , Monſieur
, repris - je avec dédain , vous avez
beau nous faire un crime du plaifir le plus
innocent&le plusnaturel qui ſoit au monde
, votre opinion ne fera pas loi. Les co
quettes , dites-vous , ſont des tyrans : vous
êtesbienplustyran vous même, de vouloir
nous priver du ſeul avantage que nous ait
donné la nature. S'il faut renoncer au foin
de plaire , que nous reſte-t'il dans la ſocié
té ? Talens , génie , vertus éclatantes , vous
avez tout , ou vous croyez tout avoir ; il
n'eſt accordé à une femme que de prétendre
à être aimable , & vous la condamnez
impitoyablement à ne vouloir l'être que
pour un ſeul ! c'eſt l'enſevelir au milieu
des vivans ! c'eſt pour elle anéantir le monde.
Ah ! Madame , me dit le Comte avec
dépit , vous êtes bien de votre fiecle. En
vérité je ne le croyois pas. Tu avois tort ,
mon cher , reprit mon mari , tu avois tort :
ma femme veut plaire à toute la nature ;
mais elle ne veut rendre heureux que moi.
20 MERCURE DE FRANCE .
Cela eft cruel , je l'avoue , & je le lui ai
dit cent fois; mais c'eſt ſa folie : tant pis
pour les dupes. Auſſi pourquoi prendre
au ferieux ce qui n'eſt qu'une plaifanterie.
Si elle a du plaiſir à s'entendre dire qu'elle
eft belle , faut- il pour cela qu'elle réponde
fur le même ton ? Elle m'aime , cela eſt
tout ſimple ; mais toi , mais tant d'autres
qui l'amuſent, n'ont rien à prétendre à fon
coeur. Il eſt pour moi celui- là , & je défie
qu'on me l'enleve. Vous me fermez la
bouche , dit Palmene , dès que vous prenez
Madame pour exemple , & je n'ai
point à repliquer. A ces mots on fortit de
table.
Je conçus dès ce moment pour le Comre
, je ne dis pas de l'averſion , mais une
crainte qui en approche. Quel homme ,
diſois - je en moi - même ! quel caractere
impérieux ! il feroit le malheur d'une
femme. Après le ſouper , il tomba dans un
filence morne , d'où rien ne put le retirer.
Enfin me trouvant ſeule un inſtant , penſez
-vous ce que vous m'avez dit , me demanda-
t'il du ton d'un Juge ſévere ?. Affurément
.. C'en eſt aſſez : vous ne me verrez
de ma vie.
Heureusement il ma tenu parole , & je
fentis par le chagrin que me cauſa cette
rupture , tout le danger que j'avois couru.
OCTOBRE. 1758 . 2г
Voilà , dit l'Abbé , en profond Moraliſte ,
ce que produit un moment d'humeur. Une
bagatelle devient ſérieuſe : on s'aigrit , on
s'humilie ; l'amour s'épouvante , & s'enfuit.
Le caractere du Chevalier de Luzel ,
reprit la Marquiſe , étoit tout oppoté à
celui du Comte de Palmene.. Ce Chevalier
, Madame , étoit ſans doute le jeune
homme qui vous avoit fouri pendant le
fouper ?. Oui , mon cher Abbé , c'était luimême.
Il étoit beau comme Narciffe , &il
ne s'aimoit guere moins ; il avoit de la vivacité
, de la gentilleſſe dans l'eſprit , mais
pas l'ombre du ſens commun.
Ah ! Marquiſe , me dit- il , votre Palmene
eſt un triſte perſonnage ! que faitesvous
de cet homme là ? il raiſonne , il
moraliſe , il nous aſſomme avec ſon bon
ſens. Pour moi , je ne ſçais que deux chofes;
m'amuser & être amusant : je connois
mon monde , je vois ce qui s'y paſſe , je
vois que le plus grand des maux qui affligent
l'humanité , c'eſt l'ennui ; or l'ennui
vientde l'égalité dans le caractere , de la
conſtance dans les liaiſons , de la ſolidité
dans les goû's , de la monotonie enfin qui
endort le plaifir lui même ; au lieu que la
légéreté , le caprice , la coquetterie le ré
veille. Aufli j'aime les coquettes à la folie :
22 MERCURE DE FRANCE.
c'eſt le charme de la ſociété. D'ailleurs les
femmes fentibles ſont fatigantes à la lon
gue. Il est bon d'avoir quelqu'un avec qui
ſe délaſſer. Avec moi , lui dis-je en fouriant
, vous vous délaſſerez tout à voire
aiſe.. Et voilà ce que je dafire , ce que je
cherche auprès d'une coquette : quelle
combatte, quelle réſiſte, quelle ſe défende,
s'il eſt poffible. Oui , Madame , je vous
fuirois , ſi je vous croyois capable d'un
engagement ſérieux. Madame , reprit
l'Abbé , ce jeune fat étoit un homme à
craindre.. Je vous en réponds , mon ami ,
&jene fus pas long-temps à m'en appercevoir.
Je le traitois d'abord comme un
enfant , & cet empire de ma raiſon fur la
fienne ne laiſſoit pas d'être flatteur àmon
age; mais c'étoit à qui me l'enleveroit. Je
commençai à en avoir de l'inquiétude. Ses
abſences me donnoient de l'humeur , ſes
liaiſons de la jalouſie. J'exigeai des ſacrifices
,& je voulas impoſer des loix.
Ma foi , me dit- il un jour que je lui reprochois
ſa diſſipation , voulez-vous faire
un petit miracle ? Rendez-moi ſage tour
d'uncoup : je nedemande pas mieux. J'entendis
bien que pour le rendre ſage , il
falloit ceſſer de l'être moi-même . Je lui demandai
cependant à quoi tenoit ce petit
miracle. Apeude choſe , me dit- il : Lous
OCTOBRE. 1758 . 23
nousaimons , à ce qu'il meſemble ; le reſte
n'eſt pas mal aifé.. Si nous nous aimions ,
comme vous le dites , & comme je he le
crois pas , le miracle ſeroit opéré , l'amour
ſeul vous eût rendu ſage.. Oh , non , Madame
, il faut être juſte : j'abandonne volontiers
tous les coeurs pour le vôtre ; perte
ou gain , c'eſt le fort du jeu , & j'en veux
bien courir les riſques ; mais il y a encore
un échange à faire ,& en confcience vous
ne pouvez pas exiger que je renonce au
plaifir pour rien. Madame , interrompit
encore l'Abbé , le Chevalier n'étoit pasauffi
dépourvu de bon fens que vous le dites ,
&le voilà qui raiſonne aſſez bien. J'en fus
étonnée , dit la Marquiſe ; mais plus je
ſentois qu'il avoit raifon ,plus je tâchai de
lui perfuader qu'il avoit tort. Je lui dis
même , autant qu'il m'en fouvient , les plus
belles chofes du monde fur l'honneur , le
devoir , la fidelité conjugale : il n'en tint
compte ; il prétendit que l'honneur n'étoit
qu'une bienféance , le mariage une cérémonie,
& le ferment de fidélité un compliment,
une politeſſe qui , dans le fonds ,
n'engageoit à rien. Tant fut diſpuré de part
&d'autre , que nous nous perdions dans
nos idées , quand tout à coup mon mari
arriva..
Heureusement , Madame !.Oh, très-heu
24 MERCURE DE FRANCE .
reuſement , je l'avoue ! Jamais mari ne
vint plus à propos. Nous étions troublés ;
ma rougeur m'eût trahi ,& fans avoir le
temps de réfléchir , je dis au Chevalier :
Cachez vous . Il ſe ſauva dans mon cabinetde
toilette.. Retraite dangereuſe , Madame !.
Il eſt vrai , mais ce cabinet avoit une iſſue ,
&je fus tranquille ſur l'évaſion du Chevalier
.Madame , dit l'Abbé , avec fon air réfléchi
, je gage que Monfieur le Chevalier
eſt encore dans le cabiner. Patience , reprit
la Marquiſe , nous n'en ſommes pas
audénouement. Mon mari m'aborda avec
cet air content de ſoi , qu'il portoit toujours
ſur ſon viſage , & moi , pour lui cacher
mon embarras , je courus vite l'embraſſer
avec un cri de ſurpriſe & de joie .
Hé bien , petite folle , me dit- il , te voilà
bien contente : tu me revois : je ſuis bien
bon de venir paſſer la ſoirée avec cette enfant.
Tu ne rougis donc pas d'aimer ton
mari : ſçais- tu bien que cela eſt ridicule ,
&que l'on dit dans le monde qu'il faut
nousenfevelir enſemble , ou m'exiler d'au .
près de toi ; que tu n'es bonne à rien , depuis
que tu es ma femme ; que tu déſoles
tous tes amans , & que cela crie vengeance..
Moi , Monfieur , je ne déſole perfonne...
je ne déſole perſonne.. Quel air
ingénu ! on l'en croiroit. Ainfi , par exmple,
OCTOBRE . 1758 . 25
ple , Palmene doit trouver bon que tu
n'ayes fait avec lui que le rôle d'une coquette
? Le Chevalier doit être content
qu'on lui préfere un mari ? Et quel mari encore
? Un ennuyeux , un mauflade, qui n'a
pas le ſens commun , n'est- ce pas ? Quelle
comparaiſon avec l'élégant Chevalier !. Afſurément
, je n'en fais aucune.. Le Chevalier
a de l'eſprit , de la légéreté , des graces.
Que ſçais- je ? Il a peut être le don des larmes.
A- t'il jamais pleuré à tes genoux ? Tu
rougis , c'eſt preſque un aven. Acheve ,
conte- moi cela. Finiſſez , lui dis- je , ou je
quitte la place.. Hé , quoi ? Ne vois- tu pas
que je plaiſante ? . Cette plaifanterie mériteroit..
Comment donc ? Le dépit s'en mêle.
Tu me menaces ! Tu le peux , je n'en fo
rai pas moins tranquille.. Vous vous prévalez
de ma vertu.. De ta vertu ? Oh, point
du tout , je ne compteque fur mon étoile ,
qui ne veut pas que je fois un ſot.. Et vous
croyez à cette étoile ?. J'y crois fi fort , j'y
compte ſi bien , que je te défie de la vaincre.
Tiens , mon enfant , j'ai connu des
femmes ſansnombre ; jamais aucune, quoique
j'aye fait , n'a pu ſe réſoudre à m'être
infidelle. Ah ! je puis dire , ſans vanité
que quand on m'aime , on m'aime bien .
Ce n'eſt pas que je ſois mieux qu'un autre ,
je ne m'en fais pas accroire ; mais c'eſt un
I. Vol. B
,
26 MERCURE DE FRANCE .
jene fçais quoi , comme dit Moliere, que
l'on ne ſçauroit expliquer. A ces mots fe
meſurant des yeux , il ſe promenoit devant
une glace. Aufſi , pourſuivit il , tu vois ſi
je te gêne : par exemple , ce ſoir , as-tu
quelque rendez- vous , quelque tête- à-tête?
je me retire. Ce n'est qu'en ſuppoſant que
tu fois libre , que je viens paſler la ſoirée
avec toi. Quoi qu'il en ſoit ,lui dis- je, vous
ferez bien de reſter.. Pour plus de sûreté ,
n'eſt -ce pas ?. Peut- être bien.. Je te remercie
, je vois qu'il faut que je ſoupe avec
toi. Soupez donc bien vite , interrompit
l'Abbé , M. le Marquis m'impatiente : il
me tarde que vous fortiez de table , que
vous ſoyez retirée dans votre appartement,
&que votre mari vous y laiſſe. Hé- bien ,
mon cher Abbé , m'y voilà, dans le trouble
le plus cruel que j'aye éprouvé de ma vie.
L'ame combattue , j'en rougis encore , entre
la crainte & le defir , je m'avance à
pas tremblans vers le cabinet de toilette ,
pourvoir enfin ſi mes allarmes étoient fondées
; je n'y voisperſonne , je le crois parti
, ce perfide Chevalier , mais heureusefementj'entendsparler
àdemi-voix dans le
chambre voiſine ;j'approche , j'écoute , c'étoit
Luzel lui- même , avec la plus jeune de
mes femmes. Il est vrai , diſoit-il , je ſuis
venu pour la Marquiſe , mais le hazard
OCTOBRE. 1758 . 27
me ſert mieux que l'amour. Quelle compa
raiſon ! & que le fort eſt injuſte ! Ta maîtreſſe
eſt aſſez bien ; mais- a-t'elle cette
raille , cet air leſte , cette fraîcheur , cette
gentilleſſe ? Par exemple , c'eſt cela qui devroit
être de qualité. Il faut qu'une femme
foit , ou bien modeſte , ou bien vaine ,
pour avoir une ſuivante de ta figure & de
ton âge. Ma foi , Louiſon , ſi les graces
font faites comme toi , Vénus ne doit pas
briller à fa toilette .. Réſervez , M. le Chevalier
, vos galanteries pour Madame , &
fongez qu'elle va venir.. Hé non , elle eft
avec ſon mari ; ils font le mieux du monde
enſemble ; je crois même , Dieu me
pardonne , avoir entendu tantôt qu'ils
ſe diſoient des choſes tendres. Il ſeroit
plaiſant qu'il vînt paffer la nuit avec
elle ! Quoi qu'il en ſoit , elle ne me ſçait
point ici , & dès ce moment je n'y ſuis
plus pour elle.. Mais , Monfieur , vous n'y
penſez pas , que deviendrois-je ſi l'on ſçavoit?.
Raſſure- toi,j'ai tout prévu: fidemain
l'on me voit fortir , il eſt aiſé de donner le
change.. Mais , M. le Chevalier , l'honneur
de Madame.. Tu badines , l'honneur
de Madame eſt bien à cela près ! Tant
mieux , après tout , qu'on lui donne un
homme comme moi , cela va la mettre à la
mode. Ah ! le ſcélérat , s'écria l'Abbé ! ju
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
gez , mon ami , reprit la Marquiſe , de ma
colere à ce diſcours. Je fus au moment d'éclater
; mais cet éclat alloit me perdre : ni
mes gens , ni mon mari n'auroient pu ſe
perfuader que le Chevalier fût là pour
Louiſon. Je pris le parti de diſſimuler : je
fonnai , Louiſon parut : jamais je ne l'avois
vue ſi jolie , car la jaloufie embellit
fon objet quand elle ne peut l'enlaidir.
Eſt- ce un des gens de Monfieur , lui dis - je ,
que je viens d'entendre avec vous ? Oui ,
Madame , répondit- elle avec embarras ..
Qu'il ſe retire à l'inſtant même , & ne revenez
qu'après qu'il ſera ſorti. Je n'en dis
pas davantage ; mais foit que Louiſon
m'eût pénétrée , ſoit que la crainte la déterminat
à renvoyer le Chevalier , il ſe retira
dans la minute , & fortit ſans être apperçu
. Vous jugez bien , mon cher Abbé ,
qu'il fut conſigné à ma porte , & que Louifon
le lendemain , me coëffa mal, fit tout
detravers , ne fut bonne à rien , m'impatienta
,& fut congédiée.. Vous aviez raifon
, Madame , conclut l'Abbé : votre-vertu
a couru des riſques. Ce n'eſt pas tout ,
pourſuivit-elle , & voici bien une autre
avanture. Nous paſſions tous les ans la
belle ſaiſon à notre maiſon de campagne
de Corb.. , & pour voiſin nous avions un
Peintre célebre , qui fit naître au Marquis
OCTOBRE. 1758 . 19
L'idée galante d'avoir mon portrait & le
fien. Vous ſçavez que ſa folie étoit de ſe
croire aimé de moi : il vouloit qu'on nous
vît dans le même tableau , enchaînés par
l'hymen , avec des noeuds de fleurs. Le
Peintre ſaiſit ſa penſée ; mais accoutumé
à travailler d'après nature , il défiroit avoir
un modele pour la figure de l'hymen. Dans
cette même campagne étoit alors un jeune
Abbé , qui nous venoit voir quelquefois :
ſes beaux yeux , ſa bouche de roſe , fon
teint à peine encore velouté du duvet de
l'adolefcence , ſes cheveux d'un blond cendré
, qui flottoient à petites ondes ſur un
cou plus blanc que l'ivoire ; la tendre vivacité
de ſes regards , la délicateſſe & la
régularité de ſes traits , tout ſembloit fait
en lui pour le deſſein qu'on ſe propoſoit.
Le Marquis obtint de l'Abbé qu'il ſervîtde
modele au Peintre.
A ce début , l'Abbé de Châteauneuf redoubla
d'attention; mais il diſſimula jufqu'au
bout pour entendre la fin de l'hiftoire.
L'expreffion à donner aux têtes , continua
la Marquiſe , produifit d'excellentes
ſcenes entre le Peintre & le Marquis. Plus
mon mari tâchoit d'avoir l'air paſſionné ,
plus il avoit l'air imbécille. Le Peintre copioit
fidélement , & le Marquis étoit fu
B iij
30 MERCURE DE FRANCE.
rieux de ſe voir peint au naturel. De mon
côté , j'avois je ne ſçais quoi de moqueur
dans la phyſionomie que le Peintre imitoit
de même. Le Marquis juroit , l'Artiſte retouchoit
fans ceſſe , & toujours il retrouvoit
fur la toile l'air d'une friponne & d'un
fot. Enfin l'ennui me gagna ; le Marquis
prit cela pour une douce langueur : de fon
côté il ſedonnaun rire niais , qu'il appelloit
un tendre fourire ,& le Peintre en fut
quitte pour le rendre comme il le voyoir.
Il fallut en venir à la figure de l'hymen.
Allons , Monfieur l'Abbé , difoit le Peintre
, des graces , de la volupté , regardez
Madame tendrement , plus tendrement encore
; prenez-lui la main , ajoutoit mon
mari ,&fuppofez que vous lui dites : «Ne
>> craignez rien , ma belle enfant , ces chaî-
>>> nes ſont de fleurs ; elles ſont fortes , mais
>>légeres. >> Animez-vous donc, M. l'Abbé,
votre viſage ne dit mot ; vous avez l'air
d'un Hymen tranfi. Le jeune homme
profitoit à merveille des leçons du Peintre
&du Marquis. Sa timidité ſe diffipoit peu
àpeu , fa bouche fourioit amoureuſement ,
fonteint ſe coloroit d'une rougeur plus vive
; ſes yeux pétilloient d'une douce flamme
, & fa main ferroit la mienne avec un
tremblement dont moi ſeule je m'appercevois.
Il faut tout vous dire , l'émotion de
OCTOBRE. 1758. 31I
fon ame paſſa dans mes ſens , & je regardois
le Dieu bien plus tendrement que l'époux.
Voilà ce que c'eſt, diſoit le Marquis !
Continuez , Monfieur l'Abbé , cela vient à
merveille. N'est- ce pas , Monfieur, demandoit-
il au Peintre ? Nous ferons quelque
choſe de notre petit modele. Allons , ma
femme , ne nous rebutons point : je ſçavois
bien que cela ſeroit beau. Vous voilà
comme je voulois : courage , Abbé; continuez
, Madame , je vous laiſſe tous deux
en attitude. N'en changez pas juſqu'à mon
retour. Dès que le Marquis s'étoit éloigné ,
mon petit Abbé devenoit céleſte : mes
yeux dévoroient ſes regards , &je ne pouvoism'en
raſſaffier : les féances étoient longues
, & nous ſembloient ne durer qu'un
inſtant. Quel dommage , diſoit le Peintre ,
que je n'aye pas ſaiſi Madame dans un
moment comme celui-ci ! Voilà l'expreffion
que je demandois : c'eſt toute une autre
phyſionomie. Ah ! Monfieur l'Abbé , quel
plaiſirde vous peindre! Vous ne vous refroidiſſez
point; vos traits s'animent de plus en
plus. Point de distraction , Madame , attachez
vos yeux fur les fiens , mon hymen
fera un morceau fublime. Quand la tête
de l'hymen fut, achevée , je veux , Madame
, me dit- il unjour en l'abſence de mon
mari , je veux retoucher votre portrait.
食
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
Changez de place , Monfieur l'Abbé , &
prenez celle de M. le Marquis. Pourquoi
donc , Monfieur , lui demandai-je en rougiſſant
?. Hé! mon Dieu ! Madame , laiſſezmoi
faire, jeconnois mieux que vous ce qui
vous eſt avantageux..Je l'entendis à merveille,&
l'Abbé en rougit comme moi. L'artifice
du Peintre eut un effet merveilleux. Cette
langueur , qu'il m'avoit donnée , fit place
à l'expreffion la plus touchante d'une timide
volupté. Le Marquis , à ſon retour , ne
pouvoit ſe laſſer d'admirer ce changement ,
qu'il ne concevoit pas. Cela eſt ſingulier ,
diſoit- il ! Il ſemble que ce tableau ſe ſoit
animé de lui-même. C'eſt l'effet de mes
couleurs , lui répondit froidement le Peintre
, de ſe développer ainſi à meſure qu'elles
travaillent. Vous verrez bien autre choſe
dans quelque temps d'ici. Mais , ma tête
, à moi , reprit le Marquis , ne s'embellit
pas de même.. La raiſon en eſt ſimple ,
repliqua l'Artiſte : les traits font plus forts
&les couleurs moins délicates. Mais ne
vous impatientez pas ; cela doit faire , avec
le temps , une des plus belles têtes de mari
qu'on ait vues.
Quand le tableau fut fini , nous tombames
, l'Abbé & moi , dans une triſteſſe pro-,
fonde. Ils n'étoient plus , ces momens fi
doux , où nos ames ſe parloient par nos
OCTOBRE. 1758 . 33
yeux , & s'élançoient l'une vers l'autre. Sa
timidité , ma pudeur nous impofoient une
gêne cruelle : il n'oſoit plus venir nous
voir auſſi ſouvent , & je n'ofois plus l'y
inviter moi- même.
Un jour enfin qu'il étoit chez moi , je
le trouvai ſeul , immobile & rêveur devant
le tableau. Vous voilà bien occupé ,
lui dis-je ? Oui , Madame , me réponditil
naïvement ; je goûte le ſeul plaifir qui
me ſoit permis déſormais : je vous admire
dans votre image.. Vous m'admirez ? Cela
eſt bien galant.. Ah ! je dirois mieux ſi je
l'ofois .. En vérité, vous êtes content ?.Content
, Madame : je ſuis enchanté. Hélas !
que n'êtes- vous encore telle que je vous
vois dans ce portrait ! Il eſt aſſez bien , interrompis
je , en feignant de ne l'avoir pas
entendu ; mais le vôtre eſt mieux , ce me
ſemble.. Mieux , Madame, que dites - vous ?
Le mien eſt d'un froid à glacer.. Vous
plaiſantez avec votre froideur : il n'y a
rien de plus vif dans le monde. Ah ,
Madame ! que n'étois-je libre de laiffer
éclater ſur mon viſage ce qui ſe paſſoit
dans mon coeur ! Vous auriez vu bien au
tre choſe. Mais le moyen d'exprimer ce
que je ſentois dans ces momens ? Si ce n'étoit
pas le Marquis , c'étoit le Peintre , qui
avoit fans ceſſe les yeux ſur moi. Il falloit
Bv
34 MERCURE DE FRANCE.
>
bien avoir l'air tranquille. Voulez-vous
voir , ajouta-t'il , comment je vous aurois
regardée , ſi nous avions été fans témoins
Rendez- la-moi cette main , que je ne ferrois
qu'en tremblant , & reprenons la même
attitude.. Le croiriez-vous , mon ami ,
j'eus la curiofité , la complaiſance , & fi
vous voulez , la foibleſſe de laiſſer tomber
ma main dans la ſienne. Il faut l'avouer
je n'ai rien vu de ſi tendre , de fi paſſionné
, de ſi touchant que la figure de mon
petit Abbé dans ce dangereux tête- à-tête.
La volupté fourioit ſur ſes levres ; le défir
brilloit dans fes yeux , & toutes les
fleurs du Printems ſembloient éclorre fur
fes belles joues. Il preſſoit ma main contre
fon coeur , & je le ſentois battre avec une
vivacité qui ſe communiquoit au mien.
Oui , lui dis-je , en tâchant de diffimuler
mon trouble , cela ſeroit plus expreſſif , je
l'avoue , mais ce ne feroit plus la figure de
Phymea. Non , Madame , non , ce ſeroit
celle de l'amour ; mais l'hymen àvos pieds
ne doit être que l'amour même. A ces
mots il parut s'oublier ,&je vis le moment
qu'il ſe croyoittout debon le Dieu dont il
étoit l'image.
Heureusement qu'il me reftoit encore af
ſez de force pour me fâcher : le pauvre
enfant interdit&confus , prit mon émo
V
OCTOBRE. 1758. 35
tion pour de la colere , & perdit , à me denander
grace , le moment le plus favorable
de m'offenſer impunément. Ah ! Madame
, s'écria l'Abbé de Châteauneuf, eſtil
poſſible que j'aye été fi fot ! Comment
donc , reprit la Marquiſe.. Hélas ! ce petit
imbécille , c'étoit moi !. Vous ! il n'eſt pas
poſſible ?. C'étoit moi-même , rien n'eſt
plus certain. Vous me rappellez mon hiftoire.
Ah ! cruelle , ſi j'avois ſçu ce que je
ſçais.. Mon vieil ami , vous auriez eu trop
d'avantage , & cette ſageſſe que vous vantez
tant , vous eût foiblement réfiſté. Je
fuis confondu , s'écrioit l'Abbé : je ne me
le pardonnerai de ma vie.. Conſolez-vous ,
il en eſt temps , reprit en ſouriant la Marquiſe
; mais avouez , qu'il y a fouventbien
dubonheur dans la vertu même , & que
celles qui en ont le plus ,devroient juger
moins ſévérement celles qui n'en n'ont pas
affez.
B vj
36 MERCURE DE FRANCE.
ODE
ANACREONTIQUE.
Si près de celle que j'adore ,
J'ai ſouvent chanté mon bonheur :
Par des fons plus touchans encore ,
Puiſſai - je exprimer ma douleur !
Toi , dont la beauté , la tendreſſe
Egale celle des amours ;
Toi , dont la main enchantereſſe
Serre mes chaînes tous les jours ;
Que ne vois-tu couler mes larmes !
Ces vers en ſont preſqu'effacés ;
Mais ils en auroient moins de charmes
Si ma main les eût mieux tracés.
Les traits de cette main tremblante
Seront déchiffrés tour à tour ;
Rien n'échappe aux yeux d'une Amante
Qui lit au flambeau de l'Amour.
Ton Amant loin de toi ſoupire ,
Tandis que Paris enchanté
T'écoute , & tous les jours admire ,
Et tes talens , &tabeauté, ?
OCTOBRE . 1758. 37
Le triſte joug dont la fortune
M'accable & m'impoſe la loi ,
Ces vains honneurs , tout m'importune;
Je ne lui demandois que toi.
C'eſt en vain pour moi que l'aurore
Du ſoleil hâte le retour ;
Je ne dois point te voir encore ,
Je deſire la fin du jour.
Toute la nature en filence .
N'offre qu'un déſert à mes yeux ;
Et les oiſeaux en ton abſence
N'ont plus de chants harmonieux.
Quelquefois couronné de lierre ,
De Silene le nourriffon
M'agace , me préſente un verre ,
Et me demande une chanfon.
Mais du tendre Amant de Délie ,
Ma voix a perdu les accens ;
Et du triſte Amant de Julie ,
J'imite les tons languiſſans.
Pour éviter les jours de fête ,
Je voudrois fuir dans les forêts ;
Je ne couronne plus ma tête
Que de ſoucis & de cyprès.
38 MERCURE DE FRANCE.
En vain je voudrois à l'étude
Pouvoir donner quelques momens
L'eſprit a trop d'inquiétude ,
Et le coeur trop de ſentimens.
Souvent fans deſſein& ſans guide,
Je m'égare au fond des valons :
Làde Maupertuis & d'Euclide ,
Je veux répéter les leçons.
Je paſſe en ces ſombres demeures
Lejour ſans m'en appercevoir ,
Et n'ycalcule que les heures
Que je dois paffer ſans te voir.
Lanuit dans cet eſpace immence
Que Newton foumit à ſa loi ,
Je n'obſerve que la diftance
Dont je ſuis éloigné de toi.
Lorſque de l'aurore naiſſante,
J'apperçois le doux incarnat ;
Amon eſprit toujours préſente,
Ton image en ternit l'éclat.
Mon ame abuſée & ravie ,
Croitainſi preffer mon retour:
Dans tous les inſtans de mavie,
Tout ſe rapporte à mon amour.
OCTOBRE . 1758 . 39
RÉPONSE
De M. de Voltaire à une Enigme qui venoit
de Madame la Ducheffe d'Orléans (1).
VOTRE Enigme n'a point de mot :
Expliquer choſe inexplicable ,
Eſt ou d'un Docteur ou d'un ſot ,
L'un & l'autre eſt aſſez ſemblable ;
Mais ſi l'on donne à deviner
Quelle est la Princeſſe adorable,
Qui ſur les coeurs ſçait dominer ,
Sans chercher cet empire aimable ;
Pleine de goût fans raiſonner ,
Et d'eſprit ſans faire l'habile :
Cette Enigme peut étonner ,
Mais le mot n'est pas difficile.
(1) L'espece d'Enigme qui a donné lieu à ces
vers , & que tout le monde connoît , occaſionne de
vives disputes parmi nos Edipes . L'un m'écrit que
le mot est la lune; l'autre , que c'est la mule ,
ils me prient d'insérer leur découverte dans mor
Journal.
40 MERCURE DE FRANCE .
LETTRE
A L'AUTEUR DU MERCURE. -
J'AAIr une jeune niece , Monfieur , qui fait
paſſablement des vers , & qui me récita
l'autre jour le Sonnet que vous allez lire :
vous vous doutez bien de la réponſe que
je fis après l'avoir entendu ; mais ce que
j'ai peine à me perfuader moi- même , c'eſt
que toutprévenu que j'étois , elle parvint ,
par un certain caractere de vérité qui eſt
inimitable , à me convaincre qu'elle n'avoit
jamais lu le Sonnet de Deſbarreaux ,
ſur lequel le ſien paroît fi abſolument
moulé , qu'on y trouve le même plan ,
preſque la même coupe & le même tour ;
j'en excepte la derniere penſée qui , quoique
la plus frappante , me paroît la moins
fufceptible de l'accuſation de plagiat
parce que l'idée en étant comme innée
dans tous les Chrétiens , il n'y a pas plus
de fondement à traiter de copiſte le Poëte
qui la verſifie , que l'Orateur qui la prêche.
La critique ne peut tomber que fur
la maniere de la rendre.
Deſportes avant Deſbarreaux avoit terminé
ainſi un Sonnet adreſſé à Dieu :
,
OCTOBRE. 1758 . 41
Ne tourne point les yeux ſur mes actes pervers ,
Ou fi tu veux les voir , vois les teints & couverts ,
Du beau ſang de ton fils, ma grace & ma juſtice.
Deſbarreaux près d'un ſiecle après , a
fini le ſien par ces deux beaux vers :
Mais deſſus quel endroit tombera ton tonnerre ,
Qui ne ſoit tout couvert du ſang de Jeſus-Chriſt ?
Enfin on trouve dans les OEuvres de
M. de la Motte , t. 10, p. 211 , édition
de 1754 , un troiſieme Sonnet dont voici
les derniers vers , en parlant du jugement
dernier :
Tout m'y doit annoncer la rigueur de mon Juge ,
Mais j'y dois voir auſſi la croix de mon Sauveur ,
Et j'en fais aujourd'hui mon éternel refuge.
Voilà trois penſées dont le fonds paroît
tout- à- fait le même ; mais ces penſées appartenant
à tout le monde , on ne peut
accuſer de larcin ceux qui les employent
ſucceſſivement. Il reſte à juger qui des
trois aura le mieux usé d'un bien commun
, & fi le Sonnet de ma niece mérite
d'entrer dans ce parallele.
J'ai l'honneur d'être , &c.
Paris , ce 7 Juillet 1758 .
FLEVILLE .
42 MERCURE DE FRANCE.
SONNET
ParMademoiselle R.... B.... qui n'avoit
aucune connoiſſance de celui de Deſbarreaux .
GRARANNDDDieu, qui nous fis naître afin de nous
ſauver :
:
Toi , dont le bras vengeur ne tient ouvert l'abîme
Qu'aux coupables humains qui penſent te braver ,
Puis-je eſpérer encor la grace de mon crime ?
Demes larmes en vainje voudrois le laver ,
J'ai trop long-temps aigri le courroux qui t'a
nime;
Et lorſque ta bonté veille à me conferver ,
Tajuſtice réclame auſſi-tot ſa victime.
Je ne murmure pas du décret éternel ,
Qui te rend inſenſible aux pleurs d'un criminel :
Briſe un vaſe d'argille , & le réduits en poudre.
Mais ſouviens-toi du moins ,Dieu juſte , Dieu
puiſſant ,
Que fi ce corps mortel doit tomber ſous ta foudre,
Le ſalut de mon ame eſt le prix de tonfang.
A la rime près , qui reſt point exacte
dans le dernier tercer , ce Sonnet , je l'avoue
, me ſemble préférable à celui de
Deſbarreaux. La penſée en eſt plus nette ,
OCTOBRE. 1758 . 43
1
plus juſte , & mieux exprimée. Dans le
Sonnet de Deſbarraux , indépendamment
des vers inutiles , il y a une contradiction
choquante. Toujours tu prends plaisir à nous
être propice , contente ton defir , offense toi
des pleurs qui coulent de mes yeux. L'image
qui le termine , mais deſſus quel endroit
tombera ton tonnerre , me paroît du faux
fublime ; elle préſente cette idée fauffe &
puérile , que Jeſus-Chriſt eſt mort pour
ſauver le pied , la main , la tête du cou
pable ; en un mot , ces deux derniers vers :
Que ſi ce corps mortel doit tomber fous ta foudre,
Le falut de mon ame eſt le prix de ton ſang .
ces deux vers , dis-je , font plus vrais ,
plus beaux dans leur noble ſimplicité.
A L'AUTEUR DU MERCURE.
MONSIEUR , accordez- moi une petite
place dans votre premier Mercure. Pourriez-
vous la refuſer à une muſe encore
toute jeune , & dont les badinages n'ont
jamais vu le jour ? C'eſt trop tard , m'allezvous
dire ... déja l'Imprimeur.. Je m'en
doute bien.. Comment voulez - vous que je
faſſe ? Le voici , rien de plus facile. Regardez
à la fin de ma lettre , vous y verrez
44 MERCURE DE FRANCE.
quatre petits vers ; liſez-les , & fuppofé
qu'ils foient paſſables , envoyez - les bien
vite à l'Imprimeur : il n'y a pas loin. Si
tout eſt rempli dans votre Journal , nichezmoi
à la fin. Je ſuis bien preſſante , n'eſt- il
pas vrai ? Les perſonnes de mon ſexe ne
font pas faites autrement , à moins qu'on
ne les commande. M. Greſſet , mon bon
ami , nous a devinées :
Defir de fille eſt un feu qui dévoré.
Il a bien raiſon : mais chut.
J'ai l'honneur d'être , &c.
DESJARDIN.
VERS
Au Marquis de ... âgé de 10 ans , le jour
de ſa Fête , en lui préſentant un laurier.
PRÉFERE , aimable enfant , préfere ce laurier
Aux fleurs qu'en ce jour on te donne :
De ce tendre arbriſſeau prends ſoin,jeuneGuerrier,
Je veux avant dix ans t'en faire une Couronne.
OCTOBRE. 1758. 45
PARVA LEVES CAPIUNTANIMOS,
Pour le Lecteur ou pour moi,
SUREMENT je ferai lu à la toilette , cité
comme la nouvelle du jour , regardé comme
une bagatelle amusante , & peut- être
deviné , quoique je ſouhaitaſſe fort de
jouir incognito de ces petits avantages. Si
j'ai réuſſi , je m'eſtimerai un homme comme
il faut ; fi j'ai échoué , je renonce à la
faculté de penſer , que j'exerce depuis longtemps
à fixer les proportions du beau. J'ai
pris tous les points de vue en m'approchant
plus ou moins du tableau de la nature
( 1 ) . Après bien des coups d'oeil , j'ai
(1 ) Ce n'est qu'en nous éloignant plus ou
moins des objets conſidérables à proportion de
leur grandeur que nous les voyons comme il faut ,
&perſonne n'ignore que , ſuivant l'éloignement
ou la proximitié, les objets nous paroiſſent ou plus
petits ou plus grands. Ce n'eſt cependant qu'en
diminuant cette grandeur à notre vue , comme ,
par exemple , la façade d'un bâtiment que la per
ſpective rend plus agréable : trop près , nous ne
pouvons voir que le détail; plus loin , nous voyons
l'effet de l'enſemble : tout ce qui eſt réduit à ſon
expreffion la plus ſimple , à ſa plus petite dénomination
, ſe conçoit mieux,& procure plus de plaifir
; les productions de l'eſprit , les combinaiſons
46 MERCURE DE FRANCE.
cru ſentir qu'il falloit regarder d'une afſez
grande diſtance les objets pour leur
trouver moins dedéfauts : le phyſique &
le moral demandent le même éloignement
pour nous plaire , il m'a encore ſemblé ,
que machinalement , & comme par inftinct
, notre nation avoit ſenti le rapport
denos ſens aux objets qui nous affectent le
plus.Heureuſe notre nation à qui l'instinct
tient lieu de la raiſon !
C'eſt de l'inſtinct que je demande à mes
lecteurs pour fixer ma réputation ; ceux
qui ſe piquent encore d'être raiſonnables ,
auront ſans doute pitié de moi ; ceux qui
font affez heureux pour n'avoir que cet
inſtinct machinal qui ſent le plaiſir , ſans
pouvoir décider en quoi il conſiſte , feront
mes juges , à coup sûr les meilleurs & le
plusgrandnombre.
Les proportions du beau conſiſtent dans
la petiteſſe ( 1 ) ; nos goûts en font la preudu
génie ne font pas àla portée de tout le monde;
parceque ce fontdes compoſitions , des arrangemens
de parties éloignées , dont bien des gens
n'ont point apperçu les rapports ; P'homme le
plusborné reconnoît dans une imitation fimple &
vraie , ce qu'il a vu dans la nature. Ce qu'il a plu
aux hommes de figurer autrement , il ne peut en
jugerque d'après leurs inſtructions.
(1) Toutes les productions végétales & animales
nous plaiſent mieux à un certain degré
OCTOBRE. 1758 . 47
ve , & le gout de notre nation , qui a toujours
donné le ton aux autres , prouve encore
mieux que nous avons ſaiſi le vrai de
lanature agréable.
Qu'est- ce que le goût , me dirat'on 2
Une eſpece d'inſtinct qui nous décide pour
tout ce qui eſt petit & délicat. Qu'entendoit-
on , il y a cinquante ans , par le goût ?
Pour fixer le mérite d'un homme , on l'appelloit,
un homme d'eſprit, un grand homme.
Veut- on actuellement donner une idée
diſtincte d'un homme de notre ſiecle ,
d'un connoiſſeur en tout genre ; la qualification
d'homme de goût détermine en un
ſeul motquel homme c'eſt .
Ce mot de nos jours que j'ai vu bien
des gens embarraſſés de définir , n'étoit indéfiniſſable
, que parce qu'on ignoroit fon
rapport avec l'inſtinet qui nous décide.
Le goût n'a beſoinquedes ſens pour juges :
ce qui les affecte lui plaît ; il témoigne
au dehors les ſenſations gracieuſes qu'il
éprouve ; un mot , un gefte lui ſuffiſent :
d'accroiſſement, que lorſqu'elles ſont entiérement
développées; l'arbuſte , la fleur qui commence à
s'épanouir , les fruits des amours des animaux,
dans les genres , les plus petites eſpeces , le ruifſeau
, le zéphyr , l'aurore d'un beau jour , font
des objets auxquels nous nous arrêtons avec complaiſance.
48 MERCURE DE FRANCE.
fans tant de circonlocutions , il exprime
dans un ſeul terme toute la vivacité du
plaiſir dont il eſt affecté : un homme de
goût , s'il éprouve une ſenſation agréable ,
s'écrie , cela eſt divin ! Ah ! fi , cela eſt
du dernier mauvais , execrable , odieux ,
ſi la ſenſation lui répugne.
Tous les Poëtes nous peignent un état
primitif , qu'ils appellent fiecle d'or ; point
d'amour-propre qui bleſſât celui des autres
, par conféquent point de paffions &
rien de grand ; ils ſe plaiſent à nous en faire
des portraits qui nous charment ; il n'y
aperſonne en les lifant , qui ne ſouhaitât
voir revenir les temps paſſes : mais graces
à la révolution des eſprits , ces temps heureux
, fuſſent- ils des fables , nous les verrons
dans peu ſe réaliſer.
Abandonnons - nous entiérement au
goût : ce qui lui plaît eſt réellement le
vrai beau ; & le vrai beau conſiſte dans la
petiteſſe ; nous l'avons ſenti par inſtinct ,
&nous l'approuvons par goût ; tout ce qui
nous plaît a cette qualité. L'homme opulent
, qui a du goût , raſſemble dans ſa petite
maiſon l'abrégé des arts&des talens ;
petites maîtreſſes , petit ameublement , petites
parties , petit ſouper , les petits collets
, les petits maîtres & les petites maîtreffes
, dont les pantins étoient des copies
;
OCTOBRE. 1758. 49
pies ; les gens aimables , que l'inſtinct ſeul
dirige , ne plaiſent que par les plus petites
choſes ; ils doivent s'occuper à des riens ,
dire des riens , qui font de très - petites
choſes, pour être chéris dans de petites ſociétés.
Voulons- nous trouver quelque choſe à
notre goût ? attachons-nous à ſa dimenfion
: plus l'objet ſera petit dans ſon efpece
, plus il nous plaira ; & chaque goût
particulier n'eſt affecté plus ou moins vivement
, qu'à proportion de la petiteſſe des
objets qui l'attachent.
Les voluptueux dans tous les genres ,
gens qui donnent le ton , parce que leur
goût les détermine aux plus petites chofes,
fuient tout ce qui eſt grand ; parce qu'ils
ne veulent point être accablés , excédés ,
anéantis. L'amant aime dans ſa maîtreſſe
un petit pied , une jambe fine , une petite
bouche , une petite main, de petits yeux
même ont je ne ſçais quoi de plus vif,
de plus perçant que les grands yeux : les
petits airs , la minauderie , l'inconféquence,
l'étourderie , la vivacité ; fi on ne les
a pas , on tâche de les prendre , on tâche
d'avoir ces petiteſſes de l'enfance. Celui
que ſon goût fixe aux délices de la table ,
aime la fineſſe & la délicateſſe des mêts ;
L'avare aime dans l'objet de ſes richeſſes ,
1.Vol.
C
SO MERCURE DE FRANCE.
les pieces d'or toujours plus petites que
celles d'un autre métal ; l'envieux hait
tout ce qui lui paroît trop s'accroître ; le
pareffeux recule toujours à la vue d'une
grande entrepriſe , parce qu'il enviſage
l'étendue qui ne s'accorde point avec fon
goût ; la variété des modes qui changent
avant que la nation entiere les ait connues
on adoptées , ne nous plaît que parce que
ce changement diminue la forme de ce
que l'on nous préſente , en le rendant ou
plus léger , ou moins ample , ou moins
chargé. Les Artiſtes n'ont de réputation
qu'autant qu'ils préſentent à nos yeux
leur travail ſous des formes extrêmement
délicates & diminuées. De combien a- t'on
rendu plus légeres nos voitures, en les réduiſant
à des cabriolets , à des vis- à-vis ?
Les in folio compilés avec beaucoup de
peine & de recherches , font aujourd'hui
tous mis en abrégé ; on daigne les ouvrir
fous cette forme qui plaît mieux : l'in-12
eſtmis en petit format ; les brochures ne
prennent ſi bien , que parce que leur ſtyle
coupé n'a pas la majeſté de celui des Boffuer
, des Fénélon , &de tous les grands
Ecrivains qu'il n'appartient qu'à la raiſon
detrouver bons : nosRomansdans lesquels
les Scuderi , les Calprenedes , les Gomés ,
&tant d'autres avoient & bien analyſé les
OCTOBRE. 1758 .
51
fentimens d'un amour tendre ne font
plus que des annales de faits & d'actions
momentanées ; l'inſtant , qui eſt ce que
nous avons de plus court , nous décide actuellement
en amour, &c : c'eſt ce qui doit
s'appeller véritablement copier la nature.
Ne juger que par le goût & les ſenſations
, c'eſt être guidé par l'inſtinct ; approuver
par goût les plus petites choſes ,
c'eſt encourager la perfection dans les
ſciences & les arts , & grace à la fureur
de perfectionner , nous verrons bientôt
toutes les combinaiſons de la raiſon & du
génie réduites à un tel degré de tenuité ,
qu'elles échapperont aux ſens : alors fans
arts ni ſciences , mus par le ſeul inſtinct ,
ce fera pour nous , je penſe , cet état primitif
de la nature que nos ſouhaits ſemblent
avoir hâté.
Nota. Il feroit àſouhaiter que l'Auteur de ce
badinage eût pris un sujet plus heureux.
EPITRE
A M*** , par Madamede ... Religieuse
an Couvent de ...
SAGE Diſciple de Socrate ,
Philoſophe ſans vanité ,
Cij
52 MERCURE DE FRANCE:
Docteur ſans morgue & fans fierté ,
Vous , qui d'une main délicate
Corrigez l'infipidité
Du jargon de la Faculté
Et des préceptes d'Hypocrate ;
Par le goût & l'urbanité
De la célebre antiquité;
Favoridu Dieu d'Epidaure;
Qui dans la boîte de Pandore
Renfermez l'eſſaim détesté
Qui détruit , afflige &dévore
La miſérable humanité :
Vous , qui , guidé par Uranie
Dans ledédale de nos corps,
Y rétabliſſez l'harmonie
Et la juſteſſe des accords ;
Vous , dont l'expérience habile ,
Juſques dans nos moindres vaiſſeaux
Sépare le ſang de la bile ,
Etterminant ſes fiers aſſauts ;
Sçait rendre au teint le plus jaunâtre,
Et fans couleur & fans pinceaux ,
Son incarnat & fon albâtre :
Vous , à qui le Dieu du repos,
Le Dieu qui fait la ſourde oreille
Au cri du malade qui veille ,
Remit ſes paiſibles pavots ;
Aqui la cruelle Atropos ,
Cette Déeſſe redoutable
OCTOBRE. 1758.
A confié tous ſes fuſeaux ,
Et la Santé ſon or potable':
Lorſque de mes jours mal tiſſus
Vous avez réparé la trame ,
Et que pour s'envoler , mon ame,
Graces à vos ſoins affidus ,
'A fait des efforts fuperflus ;
Vous ne demandez pour tout gage ,
Du ſentiment que je vous dois ,
Que ma LANTERNE : ch ! dites-moi ,
Sire Eſculape , à quel uſage ?
Perſonne n'en feroit ſurpris ,
Si , comme tel de nos Marquis ,
Vous poſſédiez un goût exquis
Pour toute forte d'antiquailles :
Si vous étiez un afſaſſin ,
Comme tel autre Médecin ;
> Pour éclairer les funérailles
» De quelque pauvres trépaffé
► Dont il a ſans doute avancé ,
► Par ſes fecours , l'heure fatale ,
» Il la demande , & n'a pas tort ,
► Dirois- je , & la lumiere pâle
» De ma lanterne obfcure & fale ,
>> Peut lui donner auprès d'un mort
>>L'air d'une lampe ſépulcrale.
En plein jour la lanterne en main ,
Voulez- vous , comme le Cynique,
Chercher dans la place publique
Cij
54 MERCURE DE FRANCE.
Un homme ſur votre chemin ?
Ce n'eſt pas là votre deſſein.
Vous ſçavez qu'au fiecle où nous ſommes,
Hélas ! partout on voit des hommes.
Mais enfin, me répondez-vous ,
De cette piece de ménage ,
Au fonds d'un cloître , quel uſage
Faifiez- vous donc ? Moi , Vierge ſage,
Dans l'ombre je cherchois l'Epoux.
Le jour paroît , je le découvre
J'entends le bruit fourd des verroux ,
Le gond gémit , la porte s'ouvre :
Adieu : la lanterne eſt à vous..
PENSÉES.
ΟNa attaché du ridicule au nom de
Philofophe ; ne ſeroit- ce pas pour avoir un
prétexte de ſe diſpenſer de l'être , ou pour
ſe venger des leçons de la philofophie ?
Le même fonds de générofité , qui fait
oublier le bien qu'on a fait, empêche d'oublier
celui qu'on a reçu .
Si les hommes entendoient bien leurs
vrais intérêts , ils ſe donneroient autant
de mouvemens & de foins pour ſe garantir
d'une grande fortune , qu'ils s'en donnent
pour y parvenir.
Ne pourroit- on pas comparer la fortune
OCTOBRE. 1758. 55
و àune femme coquette ? Même brillant
mêmes attraits , même ſéduction ; tout
charme, tout engage ; auffi de part & d'autre
quelle foule d'adorateurs ! D'un autre
côté , même légéreté , mêmes caprices , on
croit les tenir ; elles échappent ; que de
dupes !
Il eſt aifé de comprendre qu'un déſir immodéré
de plaire a fait donner les femmes
dans l'affectation ; mais comment le goût
&le ſentiment unanime des hommes n'at'il
pu les ramener au naturel ?
L'amour eft pour la beauté , ce qu'eft
le foleil pour les fleurs : d'abord il en augmente
l'eclat ; mais bientôt il la flétrit &la
détruit entiérement. ( Cette pensée n'est pas
juste.)
Ces hommes , qu'on voit fortir tout à
coup comme du néant dans des temps de
guerre& de troubles , & dont la fortune
prodigieuſe cauſe autant de ſurpriſe que
d'envie , reſſemblent à ces petits ruiſſeaux ,
qu'un orage ſubit a groffis , & qui , devenus
dans un inſtant des torrens impétueux ,
déſolent au loin les campagnes , & renverfent
avec fracas les chênes , ſous l'ombre
deſquels ils euſſent tari mille fois.
Il n'y a preſque pas un jour de la vie où
leshommes , qui ſe plaignent que la durée
en eſt ſi courte , ne faffent des voeux pour
l'abréger. ( Cela a été dit. ) Civ
1
36 MERCURE DE FRANCE.
Le mérite naturel ſans l'éducation , eſt
un diamant brute , qu'il faut examiner de
prèspour en connoître le prix ; il n'eſt eftimé
quedes connoiffeurs : pour le mérite
fuperficiel que donnent l'éducation & l'uſage
du monde , c'eſt un faux brillant qui
éblouit les yeux du peuple ,&que les connoiſſeurs
mépriſent : un heureux naturel ,
cultivé par une bonne éducation ,& perfectionné
par le commerce des honnêtes
gens , raffemble toutes les perfections , &
réunit tous les fuffrages.
2
Quoique la nature du lierre ſoit de ramper
, il ne laiſſe pas de s'élever très-haut
par le moyen de l'arbre auquel il s'attache ,
dont il tire ſa nourriture , & qu'il empêche
de parvenir au point de force & de
perfection qu'il eût atteint ſans lui : image
naturelle du Prince & du flatteur.
Si l'on n'a pas de plus grande ſatisfaction
que d'être ſeul avec une perſonne
qu'on aime , pourquoi l'homme , ſi plein
d'amour-propre , ne peut- il refter un moment
avec lui-même
Puiſque la tendreſſe&Pamitié ſont deux
des plus forts liens qui nous attachent à la
vie , il ſemble que les grands devroient la
quitter avec moins de peine.
La fortune eſt comme un fleuve qui ſe
détourne dès qu'il rencontre des lieux éle
OCTOBRE. 1758 . 57
ves ; la vertu& la grandeur d'ame mettent
les hommes hors de fon cours.
UnGentilhomme peut être violent , in
juſte , débauché , plongé dans la molleſſe
&l'oiſiveté , ſans déroger ; mais s'il ſe rend
utile à l'Etat &à la ſociété par le commerce
, ildéroge..
Ceux qui n'ont point devant les yeux le
flambeau de la vérité , ſe flattant toujours
de ſe mettre enfin au niveau de leurs défirs
, pourſuivent ſans relâche un vain
phantôme de bonheur , qu'ils n'atteignent
jamais, ſemblables à ces enfans qui , ayant.
ledos tourné au ſoleil , courent après leur
ombre.
Unebonnemere ſe contemple avec plai--
fir dans ſa fille , qui eſt jeune &belle , &
qui lui reſſemble; elle ne la voit jamais
affez : une mere coquette l'éloigne d'elle
le plus qu'elle peut , & voudroit ne la voir
jamais : c'eſt le ſeul miroir qu'elle n'aime
pas.
e
L'amour du repos tient les hommes dans
une agitation continuelle.
Lesgrands génies ont des vues ſi vaſtes ,
que cet eſpace de temps , qu'on nomme la
vie , n'eſt à leurs yeux qu'un point ſans
étendue , pendant que la plupart des hommes
y voyent un vuide immenfe , qu'ils
ne ſcavent comment remplir.
Cv
58 MERCURE DE FRANCE.
Que penfer des femmes ? Eſclaves en
Afie , adorées en Europe , leur deſtin eſt
femblable à celui des fleurs , que Phomme
à ſon gré , foule aux pieds , ou fait ſervir
àl'ornement d'une fête.
La plupart de ces pensées me semblent
neuves , justes & vivement exprimées.
VERS
AMonsieur &à Madame de Bullioud , fur
la belle action de leur fils , âgé de ſeize
ans ; parMadame de *** buf
CHERS Ballioud, ſur les bords ignorés, folitaires,
Oùpar un vain éclat on n'eſt jamais ſéduit ,
Eſt venu juſqu'à mon réduit :
1
Le bruit des exploits militaires p
Devotre jeune fils; lorſque pour ſes beaux jours
Trembloient , non moins que vous , les jeux & les
amours.
'Ainſi donc à ſeize ans ce Guerrier intrépide,
Dans l'horreur des combats ſignale fa valeur :
Sacourſe périlleuſe , autant qu'elle eſt rapide ,
Ne peut un ſeul moment étonner ſon grand
coeur !
De Minerve avoit- il l'Egide
"
Pourgarantir ſon ſein des horreurs de lamort
هللا
OCTOBRE. 1758.59
Non : mais dans Adonis le courage d'Alcide ...
Secondoit un ſi noble effort.
Je le ſuis pas à pas au milieu du carnage :
Il veut vaincre ou mourir dans le fort de l'orage ;
Et renvoyant la mort à qui veut le percer ,
En digne éleve de Bellone ,
Tout ce qu'il n'abat point , il ſçait le diſpercer.
De chaque laurier qu'il moiffonne ,
Minerve forme la couronne
Dont le plus grand des Rois va le récompenfer.
O! tandis qu'en cent lieux la prompte Renommée
Va répandre le bruit de ſes vaillans efforts ,
Qu'avec plaifir de votre ame charmée
Ma ſenſible amitié partage les tranſports ! ..
Puiſſent de leur Couſin mes fils ſuivre la trace !....
Pour animer leur noble audace,
Mes fils n'ont plus beſoin d'un exemple étranger ,
Puiſſent - ils ne jamais craindre d'autre danger.i
Que le péril de la patrie.
1
Votre fils tient déja le prix de fa valeur :
Mais dût l'ardeur des miens toujours plus aguerrie,
N'obtenir que la gloire en expoſant leur vie :
C'eſt aſſez. Ce bien ſeul récompenſe un grand
coeur.
Au château de V... le 25 Juillet 1758 .
Cvj
Tο MERCURE DE FRANCE
VERS
Sur la Mort de mon Fils.
Tor , que le Ciel m'avoit prêté,
Durant les jours de ſa clémence ;
Toi , ſurqui je fondois toute mon eſpérance;
Ma joie & ma félicité;
Toi , que j'ai tant chéri , que je chéris encore...
monfils ! mon cher filst je t'embraſſe , & tu
meurs !.
Tu meurs ! & la tombe dévore
Tabonté , tes vertus , digne objet de mes pleurs.
Quoi ! les cris, les ſanglots de ta mere expirante
Ne peuvent ranimer tes beaux yeux prefqu'éteints
!!
Je voudrois réchauffer cette bouche mourante....
Le trépas&l'horreur pour toujours y font peints.
Cher Narcifſe ! 6 mon fils ! ſitum'entends encore,
Si mes gémiſſemens ne fontpas fuperius ;
Sois fenfible aux regrets d'un pere qui t'adore ,
Qui te perd, qui s'égare , &ne ſe connoît plus..
Pour toi , je ſupportois le fardeau de la vies
Mes peines, mes foucis, ſe changeoient en plaiſirs :
Tu n'es plus ; je vivrai de larmes, de ſoupirs ;
Du calice verſé j'épuiſerai la lie..
Par M. MENU- DE CHOMORCEAU
Avogal à Villeneuve-le-Roi.
OCTOBRE. 1758. 6F
VERS ( 1 )
A Son Excellence Mgr l'Evêque de Laon.
AMBASSADEUR , grandAumonier ,
LQu'à ce double titre on révere ,
A Rome allez négocier ,
On iroit plus loin pour vous plaire :
On débite au-delà des monts
'Abſolutions & pardons ,
Qu'à Londres on ne priſe guere.
François ne penſe pas ainfi ,
J'ymettrois mon eſpoir auſſi ;
Mais un appui tel que le vôtre .
Vaut ſans doute en ce monde-ci
Autantqu'indulgence pour l'autre.
Par la Muse Limonadiere.
(1 ) Un motif louable me détermine à donner
place dans ceRecueil aux Vers de Madame Bouret
L'usage qu'elle fait d'un talent estimable en luimême,
n'est pas , pour une mere defamille de fon.
état,un amusementfrivole.
62 MERCURE DE FRANCE.
A Son Excellence Monseigneur de Breteuil ,
Ambassadeur de Malthe à Rome.
CHARGÉ des intérêts d'un Ordre redoutable
Par les preuves de fa valeur ,
Vous rempliſſez , Breteuil, ce poſte avec honneur,
Auprès d'une Cour reſpectable ,
Où la Religion regne dans ſa ſplendeur.
Votre illustre Maiſon donna plus d'un grand
homme.
L'on choiſit autrefois en France , avec raifon ,
Un Miniſtre de votre nom ,
Et l'on n'est pas ſurpris d'en voir un autre à
Rome.
Par laMême.
A
ΕΡΙΤАРНЕ
Du Pape Lambertiny.
SAGE fous la thiare , il régna tour à tour ,
Par les arts , les vertus & la paix bienfaiſante :
De Rome ſainte il fut l'amour ,
Il eût fait l'ornement de Rome la ſçavante.
t Par laMême.
OCTOBRE. 1738. 6
LE mot de l'Enigme du Mercure de Septembre
eſt Magloire. Celui du Logogryphe
eſt Hypocondriaque , dans lequel on trouye
Cupidon, Henri , Condé , Anjou , Rouen
Aire, coeur, an, jeudi , juin , chopine, pui, arche
, hydropique , ruche , or, cuivre , barpe ,
once , byver, pair, navire , avoine , Yedo
dépit , ancre , appui, ciron , pou , repit , candeur,
Doyen , poivre, convoi, cing , cog , air,
eau, urne , pâque , racine hier , aride , oynique
, pauvre , riebe , cri & écho.
ENIGME.
JeE ttiieennss de la frivolité
Je plais par ma légéreté;
9
De m'avoir , on eſt entêré :
Onvante ma commodité ,
J'ai pourtant peu d'utilité.
Chez moi l'on ſe grille en Eté,
En hyver on eſt éventé.
Par moi de plus d'une beauté,
On a vu le corps maltraité ;
Plus d'un paſſant a bien peſté ,
Me rencontrant à ſon côté ,
Et toi , Lecteur , dis vérité ,
A
64 MERCURE DE FRANCE.
Juge fi ma fragilité ,
Et fi ma multiplicité
Annoncent la ſolidité
Du fiecle, ou ſa futilité.
CARDONNEfils , C. A. C. G. D. M. E. D.
LOGOGRYPHE.
J'HABITE ici ,j'habite là ,
En tout lieu s'étend mon empire ;
'Si je te tiens , chaſſe-moi ; mais holà !
Crains, en le foulageant,d'augmenter ton martyre..
Pour éviter les coups d'un ennemi ſanglant ,
Le beau ſexe a recours àmon premier enfant :
Pere fécond , j'en offre plus de trente.
Lecteur ( je te ſuppoſe Amant ),
Ton Iris eft-elle charmante ,
Douce ſurtout , ce qu'on voit rarement ?
Unautre de mesfils lui convientjuſtements.
A-t'elle de l'eſprit ? à la malice encline ,
Te fait-elle enrager ? un autre exactement
Caractériſera cette aimable Lutine.
!
Eſt-elle ignorante , peu fine ?
Un autre encor la peindra sûrement.
Je te montre ce que la Belle
Peut-être cache , àtes voeux trop rebelle
Cequi ſert de comparaiſon
LAcetréſor : un petit nom
OCTOBRE. 1758 . 65
Dont ſouvent la porteuſe efface uneDucheſſe ;
Celui qu'on donne aux tours d'un eſcroc, d'un
fripon;
Lemodele orgueilleux de l'huntaine foibleffe :
Un fruit , une punition ,
Le bouclier d'une Déeſſe ,
Dont l'emploi n'eſt pas fort aiſé ;
Un oiſeau d'affez fotte eſpece
Un animal têtu qui n'eft guere ruſé ,
Son cher fils , & leur nourriture.
Une délicieuſe ou cruelle impoſture ;
Un Roi de Sparte , le péché
Dont maint Laquais eſt entiché ,
L'endroit où tu me lis , fi ce n'eſt dans la rue;
Une maiſon en l'air
Artiſtement pendue ,
Le favori de Jupiter ,
Son épithete , & le furnom d'ovide:
De certaine Toiſon le raviffeur avide ;
Son pere : ce qu'il faut ſe baiſſer pour bien voir;
Ce qu'abhorre , dit- on , l'Eglife ,
Que prodigue un Guerrier, qu'un bon Monarque
priſe :
Ou juſte ou non , ce que l'on veut avoir ;
Une expédition de guerre ,
Un terme d'Ecuyer , un très- mince bijou' ,
Qui ſemble aux enfans le Pérou :
L'état d'un malheureux prêt à quitter la terre ;
Cequi manque à plus d'un Auteur ,
66 MERCURE DE FRANCE.
Le mot d'un libertin qu'on prêche.
Tu t'impatientes , Lecteur ?
J'abrege donc , & me dépêche ;
Mon ſein renferme encor un rare maſculin ,
Mais un plus rare féminin :
Homme & femme ! malgré leur extrême diſette;
Cherchez -les , je vous les ſouhaite .
DE VILEMONT.
CHANSON אב
Muſette dont les paroles ont été inférées dans
leMercure de Juillet 1758 , p. 58.
LORSQUE fur ta muſette
Tu chantes ton ardeur
Une langueur ſecrette
S'empare de mon coeur.
Ah ! ſur un ton fi tendre ,
Pourquoi te faire entendre ?
Pourquoi , Colin , m'allarmer chaque jour ?
Ne peut-on pas vivre heureux fans amour ?
Lamusique est de Mile D *** , de Bauvais.
Violon,Doux
Tendrem
3
Musette.
Lorsque sur ta Musette Tu chante ton ar
Fort. D.
+0
- deur, Une langueur secrette S'em
F
D.
+
=pa re de mon coeur. Ah! surun ton si
দ
W
W
W
W
W
tendre, Pourquoi tefaire entendre. Pourquoi,Co :
= lin, m'allarmer chaque jour. Nepeut- on
pas vivre heureux sans amour?
Gravéeepar MelleLabassée. ImpriméeparTournelle.
OCTOBRE. 1758. 67
ARTICLE II.
NOUVELLES LITTERAIRES.
Suite de l'Extrait du Voyage d'Italie , par
M. Cochin .
Notes fur les Ecoles de Peinture & fur les
plus célebres Peintres d'Italic.
MILAN. Les Peintres particuliers à cette
ville , ou dont on y voit un grand nombre
d'ouvrages , font Daniel Creſpi , dit le Cerano
, & les Procaccini. Jules- Céſar Procaccino
eſt bien ſuperieur à l'autre , & Daniel
Crespi eſt au moins égal au meilleur.
Quoique leurs noms ne foient pas de la
premiere célébrité , ils méritent cependant
de l'eſtime. Si l'on peut reprocher au Cerano
des incorrections de deſſein intolérables
, cela eſt racheté par un goût excellent
, par une très belle maniere de peindre
, large & moëlleuſe ; enfin par une
couleur forte , agréable & féduiſante. Jules-
Céfar Procaccino , plus correct , paroît
avoir moins de fierté dans ſon exécution ;
1
8 MERCURE DE FRANCE.
mais ſouvent ſon coloris eſt admirable ,&
ſemble prêt d'égaler celui de Rubens.
D'ailleurs fon pinceau eſt large & aimable
; cependant ces Peintres ne font pas
autant connus qu'il ſemble qu'ils devroient
P'être avec tant de talens , parce que , quoiqu'ils
ayent réuni pluſieurs parties de la
peinture ,néanmoins ils n'en ont porté au
cune au plus haut degré.
PARME. Ce qui s'y trouve le plus digne
del'attention des amateurs &des Artiſtes ,
c'eſt ſans doute le nombre d'ouvrages du
Corregio , qu'on y voit encore. Ce Peintre
fera toujours merveilleux lorſque l'on conſidérera
que certe grandeur de maniere &&
le point de perfection où il a porté le coloris
, ne lui ontpoint été enſeignés ,& qu'il
en eſt proprement l'inventeur. La nature
ſeule l'a guidé ,& ſa belle imagination a
ſçu y découvrir ce qu'elle ade plus féducteur.
Ses ouvrages ſont ſouvent remplis des
plus groffieres incorrections ,& cependant
on ne peut réſiſter à leur attrait , tant il eſt
vrai , quoique biendes Auteurs ayent voulu
en écrire , que les graces de la nature ,
conſidérées par le côtéde la couleur , foutenues
d'un pinceau large &d'un beau faire
, équivalent à ce que peut produire de
plus beau la correction d'un deſſein chârié
, qui ſouvent les exclut. Le Corregio
OCTOBRE. نو . 1758
malgré tous ſes défauts , ſera toujours mis
par cette ſeule partie , en parellele avec
Raphael & avec les plus grands Peintres
qu'il y ait eu. Il eſt vrai cependant que ce
n'eſt que par ſes plus beaux ouvrages. Si
l'on fait réflexion que cet admirable Peintre
n'a eu pour maître que la ſeule nature ,
on a peine à ſe refuſer de penſer que feule
elle peut montrer à chacun la véritable
route qu'il lui convient de ſuivre , & qu'en
perd trop de temps à chercher celle des autres.
Perſonne n'a traité les raccourcis des
plafonds avec plus de hardieſſe. Il eſt vrai
qu'il y a quelques figures où il eſt exceffif
&demauvais choix; mais c'eſt en petit
nombre ,& les autres ſont de la plus grandebeauté.
Engénéral ilaimoit àfairedans
les plafonds les figures coloſſales. Il fee
roit difficile de donner de bonnes raiſons
pour établir que les figures duſſent paroî
tre plus grandes que le naturel , ſurtout
dans un morceau, où s'aſſujettiſſant aux
raccourcis, on paroît prétendre àfaire illufion.
Pluſieurs Peintres l'ont ſuivi en cela ,
ſans peut- être avoir d'autres raiſons , finon
que le Corregio l'avoit fait ; mais ſuppoſé
quecela faſſe bien au plafond de laCathé
drale , ce que l'on pourroit nier , on ne
peut ſe diffimuler le mauvais effet que cela
fait au plafondde l'Egliſe de S. Jean , dont
t
70 MERCURE DE FRANCE.
la coupole , quoiqu'aſſez grande , paroît
néanmoins fort petite , à cauſe des colofſes
monstrueux qui y font , & qui ne laifſent
de place que pour un très-petit nombre
de figures. C'eſt ſans doute la plus belle
maniere de compoſer , que celle qui
n'employe que peu de figures , &grandes
dans le tableau ; mais cependant cela a
des bornes , & il y a un milieu àtenir pour
ne pas détruire l'illuſion .
NAPLES. Les Peintres , que cette ville
peut regarder proprement comme fiens ,
font , Maffimo , qui avoit vraiment du mésite
; Luca Giordano , de qui l'on y voit
une quantité d'ouvrages , dont pluſieurs
font très - beaux. Solimeni , Peintre d'un
très-beau génie & d'une grande facilité ,
&les modernes ſes éleves , qui y brillent
maintenant. On peut encore compter parmi
les Peintres Napolitains du ſecond ordre
Simonelli , dont il y a quelques morceaux
affez bons. Paul Matteis , Peintre
médiocre , quoiqu'avec quelque génie ,
mais qui a trop abuſé de ſa facilité. Il y en
abeaucoup d'autres , tels que Maria, Farelli
, &c. dont les ouvrages font , pour la
plus grande partie , mauvais , & les meilleurs
méritent peu d'attention. Les plus diftingués
de ces Peintres Napolitains , que
nous venons de nommer , quoiqu'excel.
OCTOBRE. 1758 . 71
lens à bien des égards , ne ſont cependant
pointdu premier ordre. On peut en général
, les qualifier de Peintres maniérés ,
médiocrement ſcavans dans leur art , &
preſque tous imitateurs de Pietro da Cortona.
Maffimo a quelque choſe de plus folide
& de plus propre à inſtruire ceux
qui étudient la peinture ; mais il n'a pas
les graces & l'agrément des autres dans
les caracteres de fon deſſein & dans ſon
coloris. Le plus ſéduiſant de tous , c'eſt
Luca Giordano . Son génie eſt abondant ,
fon faire eſt de la plus belle facilité ; fon
coloris , fans être bien vrai ni bien précieux
pour la fraîcheur & la variété des
tons , eſt cependant extrêmement agréable,
&l'on peut dire en général , que c'eſt une
belle couleur. Son deſſein n'a point de ces
fineſſes ſcavantes qui viennent d'une étude
profonde. La nature n'y eſt pas d'une
exacte correction ; cependant ſes ouvrages
font affez bien deſſinés , & ne préſentent
point de ces fautes groffieres , qu'on trouve
quelquefois dans des maîtres plus grands
que lui, C'eſt un de ces maîtres , qui ont
réuni toutes les parties de la peinture dans
un degré ſuffifant , pour produire le plus
grand plaifir à l'oeil , ſans exciter à l'examen
le même ſentiment d'admiration
qu'on éprouve à la vue des ouvrages de
72 MERCURE DE FRANCE.
ceux qui , ne donnant leur principale at
tention qu'à une des parties de la peinture
, font parvenus à laporter au plus haut
degré. Ils n'ont point produit ce que la
peinture a de plus étonnant , mais ils ont
faits les tableaux les plus tableaux , qu'on
me paſſe cette expreſſion , &dont le tout
enſemble fait le plus de plaiſir. Il ſeroit
difficile de décider lequel eſt à préférer ,
ou de réunir toutes les parties de la peinture
dans unbeau degré , ou de n'en poſſéder
qu'une à un degré ſublime. Ce qu'on
en peut dire , c'eſt que le Peintre qui n'auraqu'unepartie
ſublime , eſſuyera pendant
ſaviemille critiques ſur celles qui luimanquent
, mais il ſera l'objet de l'étude&de
l'admiration de la poſtérité , au lieu que
celui qui poſſédera l'art du tout enſemble
agréable, ſera dédommagé, par l'eſtime de
ſes contemporains & les agrémens qui la
ſuivent , de ce que la poſtérité pourra lui
refuſer. Les talens qui ont peucoûté& qui
font preſque entiérement le fruit des dons
naturels , font les plus ſéducteurs : on ne
peut réſiſter à leur impreſſion.Quoique ce
ſoit avec raiſon que l'on dit que ce qui a
été fait vite , doit être vu de même , néanmoins
il y a des beautés de facilité & d'heureuſe
négligence , auxquelles on ne peut
refuſer ſonadmiration ; mais ceux qui étudieng
OCTOBRE. 1758 . 73
dient la peinture , ne doivent point ſe les
propoſer pour modeles : il eſt &trop facile
de les imiter mal , & trop difficile de les
égaler : il faudroit avoir les mêmes dons
de la nature , ce dont on ne doit jamais ſe
Hatter. Ces maîtres faciles accoutument
ceux qui les ſuivent à être ſuperficiels , &
fi leurs imitateurs ont un degré de talent
moindre , ils tombent dans une médiocrité
tout- à- fait mépriſable. Ce qu'on peut principalement
conſidérer dans ce maître , &
qu'on répétera ici, quoiqu'il ait déja été dit
àl'occaſion de quelques-uns de ſes ouvrages
, c'eſt l'accord & l'effet harmonieux de
ſes tableaux. L'artifice dont il s'eſt ſervi
& qu'il eſt important de connoître , eſt
dévoilé plus clairement dans ſes Ouvrages
que dans la plupart des autres Maîtres ,
parce qu'il l'a ſouvent porté à l'excès. Il
conſiſte à faire toutes les ombres de fon
tableau , en quelque façon , du même ton
de couleur. Pour faire entendre ceci , ſuppoſons
qu'un Peintre ait trouvé un ton
brun compoſé de pluſieurs couleurs , qui
ſedétruiſent aſſez les unes les autres , pour
qu'on ne puiſſe plus aſſigner à ce brun le
nom d'aucune couleur , c'eſt à-dire qu'on
ne puiſſe le nommer ni rougeâtre , ni
bleuâtre , ni violâtre , &c. alors il auroit
unmoyen d'ombrer tous ſes objets comme
I. Vol. D
74 MERCURE DE FRANCE.
la nature nous les préſente. L'obſcurité
dans la nature n'eſt qu'une privation qui
n'a aucune couleur , & qui détruit toutes
les couleurs locales , à meſure qu'elle eft
plus grande. On remarquera dans tous les
les Maîtres , qui peuvent être cités pour
l'harmonic , qu'ils ont adopté unton favori
avec lequel ils ombrent tout , les étoffes
bleues , les étoffes rouges , &c. Dans les
ombres même des étoffes blanches , ce ton
yentre affez pour les accorder avec le reſte.
On le voit distinctement dans Luca Giordano
& dans Andrea Sacchi , dont le ton
d'ombres eſt aſſez ſemblable. C'eſt un brun
qui tient de la couleur naturelle de la terre
d'ombre. Dans les tableaux de Pietro da
Cortona , il eſt gris-brun , ou argentin ;
dans le Baccicio , jaunâtre. Paul Veronese
fait ſes ombres violâtres ; le Guercino dans
fon meilleur temps , les fait bleuâtres. Dans
la Foffe , c'est un brun rouſſeâtre , &c. Celui
de tous les tons d'ombres qui imitera
le mieux la nature , ſera celui qui tiendra
lemoins d'une couleur qu'on puiffe nommer.
Solimeni plus fin de deſſein , & plus
correct en tout que Luca Giordano , lui
cede cependant par l'agrément du coup
d'oeil de ſes tableaux , par la facilité du
pinceau & même par les graces. Ce n'eft
pas que fa touche ne ſoit très belle , & fes
OCTOBRE. 1758 . 75
d
demi- teintes de la plus grande fraîcheur;
mais ſes tableaux font tout-à- fait déparés
par le mauvais ton de ſes ombres , qui font
ſouvent d'un noir bleu tout- à- fait faux , &
qui plus il noircit , plus il devient déſagréable.
D'ailleurs , il difperſe ſouvent ſes
lumieres par petites parties , qui détruiſent
l'effet total de ſes tableaux. Cependant il
n'eſt pas toujours tombé dans ce défaut ,
&les figures qui ſont dans la ſacriſtie de
S. Paul font d'un meilleur ton : auſſi eftce
un des plus beaux ouvrages qu'il ait
fait , & qui peut être comparé à Pietro da
Cortona ; parce que s'il lui cede en quelque
partie , il l'emporte pour la correction
&la fineſſe du deſſein. Les éleves de Solimeni
, tels que Franciſchello delle Mura ;
ont conſervé une partie de ce génie furabondant
qu'on admire en lui , & la beauté
de ſa touche. Ils font auſſi deſſinateurs afſez
corrects & fpirituels ; mais leur maniere
eſt plus petite , leurs ombres font
trop refletées & trop belles , c'est-à-dire
que les couleurs locales ( 1 ) n'y ſont pas
:
(1 ) Je me ſers partout de l'expreſſion de couleur
locale dans le ſens qu'on lui donne ordinairement
, & qui ſignifie la couleur propre de cha
que objet , quoiqu'elle ne foit pas exacte , &
qu'elle dût plutôt fignifier la couleur occaſionnée
par le lieu & par la diſtance de l'oeil .
-
Dij
76 MERCURE DE FRANCE.
affez rompues ; ce qui empêche leurs ta
bleaux de faire de l'effet. A la vérité , on
peut eſpérer qu'en vieilliſſant , ils prendront
un meilleur accord. Il vaut beau,
coup mieux que des tableaux pêchent pour
avoir les ombres trop claires qu'autrement,
parce que le temps ne fera que les améliorer.
La ville de Naples n'eſt pas moins eme
bellie par les ouvrages de pluſieurs Maî
tres célebres qui lui font étrangers. Ceux
du Dominichino , quoique moindres que
ce qu'il a fait à Rome &à Bologne , font
cependant remplis de grandes beautés. On
y trouve des morceaux admirables du
Lanfrance , & aucune ville d'Italie n'en
préſente un ſi grand nombre. Il en eſt de
même d'Antonio , di Ribera , dit l'Espagnoletto
, dont il y a des ouvrages de la plus
grande beauté & nombreux ; c'eſt certainement
un des plus grands coloriſtes qui
ayent exiſté , & ſon exécution eſt admi
rable.
FLORENCE . L'école ancienne de Florence,
a produit quantité de Peintres qui ne font
pas fans mérite : cependant il en eſt bien
peu qui ayent acquis quelque célébrité.
LesEgliſes ſont remplies de tableaux de
quantité de différens Maîtres , que néan
moins on croiroit tous du même , tant ils
1
OCTOBRE. 1758 . 77
font du même goût , du même caractere
de deſſein , de la même maniere de draper
&de la même couleur. La couleur en eſt
très-grife & foible , le deſſein grand ; mais
maniéré dans le goût de M. A. Buonarotti ,
qui a été le chef de cette école. Ce font de
cestours de figures ſi ſouples, qu'on eft tenté
de les croire impoſſibles ; de ces grands
contours chargés , qui ſemblent tordre les
membres ; de ces graces outrées qui ont du
grand , mais qui ne préſentent l'idée que
d'une nature imaginaire : on n'y voit
point deColoriſtes , ni de ces Peintres remplis
de feu qui oſent hazarder des irrégularités
pour produire des beautés qui en
dédommagent ſurabondamment , & qui
font le charme de la peinture. L'école de
Florence a reçu tout fon éclat des célebres
Sculpteurs qu'elle a produits . Ce qui a été
cauſe que l'on s'eſt principalement &
preſque uniquement attaché au deſſein , à
une correction & à une grandeur de formes
qui dégénere facilement en maniere.
On a bean dire qu'elle eſt grande ; une
grande maniere qui ne tient pas à la nature
, ne vaut guere mieux qu'une plus
petite quí s'en écarte également. La vérité
eſt le but : le manquer d'une façon ou
d'autre eſt preſqu'égal.
#fuit encore de cette façon d'étudier ,
Diij
78 MERCURE DE FRANCE .
qu'amene une école preſqu'entiérement
dirigée par des Sculpteurs , qu'on deſſine
trop long- temps avant que de ſe hazarder
à peindre ; qu'on ne s'attache qu'aux contours
, & à placer les dedans avec exactitude
, ſans conſidérer la nature du côté
des effets de la lumiere & des couleurs ,
qui eſt la partie la plus effentielle de la
peinture : on peut s'en aſſurer par l'examen
des deſſeins des Maîtres Florentins , qui
ſont d'un fini extrême , & ombrés depetites
hachures qui marquent l'exactitude &
la ſervitude.
Mais auſſi on peut dire , à la gloire de
l'école Florentine , qu'elle a produit les
plus excellens Sculpteurs ,&en plus grand
nombre que toutes les autres Villes d'Italie
, au contraire de la ville de Veniſe qui
a donné tant de grands Peintres , & n'a
point formé de Sculpteurs. Il est vrai que
ces Sculpteurs de Florence ſont maniérés ,
parce qu'ils ont plutôt imité Michel-Ange ,
que la nature & l'antique ; mais néanmoins
ils ſont ſçavans, corrects & de grand
goût.
La ſuite au prochain volume.
EXTRAIT des Poëſies philoſophiques.
A Paris , chez Guillyn , quai des Auguftins.
1
OCTOBRE. 1758 . 79
Ce Recueil de vers , où l'on trouvera
peu de philofophie , eſt compoſé d'un petit
Poëme , de quelques Odes , & de quantité
d'Epigrammes , pour la plupart auffi mauvaiſes
que méchantes.
Un Auteur qui parle de tout avec auffi
peude ménagement , ne s'attend pas à être
ménagé , & celui qui dit de la Tragédie
de Didon , que l'Auteur eſt perdu , ſi vous
lifez Virgile , ne doit pas trouver étrange
qu'on parle de lui avec une franchiſe honnête.
Son Poëme intitulé, les Refſſources du Génie,
tient affez mal ce qu'il promet. On croiroit
qu'il va ouvrir de nouvelles routes à
la poéſie , à l'imagination , à l'invention
engénéral ; étendre les limites des arts ;
fouiller au ſein de la nature , & en tirer
des tréſors inconnus ; ce n'eſt rien moins
que tout cela.
Il débute par une foible imitation de
quelques beaux vers de la Métromanie ſur
l'épuiſement des ſources de nos idées :
Dès long-temps tout eſt dit , repete un peuple
fot.
Obſervons que c'eſt d'après Horace & la
Bruyere que ce peuple fot le répete.
Pour détruire ce préjugé , l'Auteur parcourt
les divers genres de poéfie. Corneille
Div
80 MERCURE DE FRANCE.
eſt un athlete toujours grand danssa courſe
infinie. Racine moins hardi , mais plus foutenu
, flatte notre oreille , & fait couler nos
pleurs. L'Auteur avouera du moins que
tout eſt dit ſur ce parallele , & qu'il n'y a
de neuf ici que la fauſſe image de l'athlete
qui court. Il ajoute que perſonne encore
n'a égalé Corneille & Racine ; mais ne
pourroit-on pas
Rapprocher , réunir leurs diverſes beautés
Etendre en les joignant leurs talens limités.
3
Le ſecret fans doute ſeroit merveilleux ;
il feroit à ſouhaiter auſſi que le même
Peintre deſſinât comme Michel-Ange , &
colorât comme Rubens. Mais eſt - ce la
peine de le dire , & de le dire en vers ? II
veut, pour la comédie & pour l'apologue ,
qu'on ait les talens de Moliere & de la
Fontaine , & qu'on écrive plus correctement.
C'eſt là ce qu'il appelle les reffources
du génie : ainfi du reſte.
Les perles de l'Elégie , le myrte de l'Eglogue
, le laurier du Poëme épique ſont encore
les reſſources que l'Auteur préſente
aux Poëtes François. Mais il ne s'agit point
ici de perles de laurier & de myrte. Il
falloit approfondir les genres , en diftinguer
les caracteres , en développer l'étendue
, & déſigner dans la nature les ſources
OCTOBRE. 1758. S1
Cachées , s'il en eſt , où le génie pourroit
puiſer. Ce n'eſt point en effleurant la fuperficie
des objets qu'on fait un poëme
philofophique.
Il prétend que nous n'avons point de
poëme épique françois. Il ne s'eſt pas flatté,
ſans doute ,d'en être cru ſur ſa parole ; &
cettedéciſion tranchante auroit exigé quelque
diſcuſſion. Mais il ne daigne pas même
expliquer ce qu'il entend par un pоёте
épique. Il ſe contente d'avancer dans une
note que les perſonnes d'un goût fûr , qui
ont lu Homere , Virgile & le Tafle , n'ont
pu croire que le Télémaque& la Henriade
fuſſent des poëmes épiques.
Il employe l'argument de M. de Fontenelle
pour prouver que la nature na
point dégénerédans les hommes
Ne voit-on plus les pins & les larges ormeaux ,
Ofer juſqu'à la nuë élancer leurs rameaux ?
C'eſt l'art qui nous manque , dit- il : on
le néglige , on n'étudie plus les Anciens.
On ne lit plus Homere & ſa trompette altiere ,
Comme un or ignoré , languit dans la pouſſiere.
Virgile eſt inconnu; ſon chef d'oeuvre en oubli
Dans le profond Léthé ſemble. être enfeveli..
Où l'Auteur a - t'il pris tout cela : Si
l'are avoit manqué, comme it le prétend
82 MERCURE DE FRANCE.
à Fénelon & à Voltaire , feroit- ce faute
d'avoir étudié les Anciens ? L'Auteur du
Télémaque n'avoit point lu Homere !
l'Auteur de la Henriade n'avoit point lu
Virgile ! Et quel eſt l'homme de Lettres
qui n'a pas le tableau de l'Iliade & celui
de l'Enéide auffi préſent qu'Homere &
Virgile l'avoient eux- mêmes ? Aquoi bon
ſe répandre en vaines déclamation contre
fon fiecle ?
Que d'Homere&de Plaute on couronne le front ,
Qu'on life encor leurs vers , les Virgiles naîtront.
Les Virgiles naîtront quand on lira Plaute
: eſt- ce là de la philoſophie ?
Mais c'eſt trop inſiſter ſur unOuvrage
que l'Auteur déſavouera lui- même, quand
il y aura réfléchi. L'on voit qu'il ne s'eſt
pas même donné le temps de châtier fon
ſtyle , de choiſir ſes épithetes , d'obſerver
dans ſes métaphores l'analogie des termes.
Avec plus d'attention , il n'auroit pas écrit
la langueur de Racine , les vers durs de
Pompée , les larges ormeaux , l'athlete dans
ſa courſe , &c. il n'auroit pas uni lesgraces
avec les foudres ; il n'auroit pas dit que les
fombres noirceurs ont énervé les moeurs du
François ; que les vers criminels allument
des ravages , &c.
Ses Odes ne font pas écrites avec plus
OCTOBRE. 1758. 83
de ſoin , ni mieux raiſonnées que fon
Роёте.
La premiere à la Renommée , eſt une foible
copie de l'Ode à la Fortune.
La marche , les mouvemens , les tours ,
les rimes elles - mêmes , font le plus fouvent
priſes de Rouſſeau. Mais tout cela fe
reffent de la négligence du Copiſte.
Par exemple Rouſſeau a dit :
Mais de quelque ſuperbe titre
Dont ces Héros ſoient revêtus ,
Prenons la raifon pour arbitre ,
Et cherchons en eux leurs vertus.
Onlit ici :
Mais ſans s'éblouir des grands titres
Que ton orgueil a fabriqués ;
J'y conſens , prenons pour arbitres
Ces Héros , de ton ſceau marqués.
La concluſion de cet Ode eſt que ,
Le Sage place dans ſoi-même
Sa joie & fon bonheur ſuprême ,
Et loin qu'il tente de chercher
Abriller du fonds de ſa tombe ;
Tel qu'un fruit , il murit , il tombe ;
Quand le fort vient le détacher.
小
Si l'Auteur avoit écrit en philoſophe ,
comme il l'annonce , il auroit avoué que
Dvj
84 MERCURE DE FRANCE.
ce ſage eſt heureuſement un être de rai
fon ; que tout homme eſt ſoigneux de ſa
renommée; que perſonne n'a l'orgueil de
ſe ſuffire ; que le defir de ſe ſurvivre eſt
l'ame des grands deſſeins & le but des
nobles entrepriſes ; qu'enfin , ſuivant la
penſée d'un Ancien , celui qui mépriſe la
gloire n'eſt pas loin de mépriſer la vertu.
Je n'analyſerai point lesOdes ſuivantes :
il y a quelques traits heureux , &il dépendoit
de l'Auteur de donner à ces Poésies
un mérite qu'elle n'ont pas.
J'aurois pu , dit- il , dans l'une de ſesEpigrammes
J'aurois pu par maint trait agréable & touchiant,
Fixer l'attention , la tenir ſuſpendue ;
Mais , ami , j'écrivois pour le ſiecle préſent ,
Cefiecle de pantins , frivole , voltigeant ,&c.
Il eſt au moins dangereux de penſer
ainſidu ſiecle pour lequel on écrit. C'eft:
la diſpoſition la plus prochaine à la négligence&
à lamédiocrité.
Je ne releve point les reſſemblances
trop exactes que l'on apperçoit dans ces
Poéfies. Mais il en eſt que l'Auteur avoit
intérêt d'éviter:
(
Par exemple , après ces quatre vers de
Boileau , que tout le monde ſçait :
Maudie foit le premier dont la verve inſenſée
OCTOBRE. 1758 .
Dans les bornes d'un vers enferma ſa penſée ,
Et donnant à ſes mots une étroite priſon ,
Voulut avec la rime enchaîner la raiſon .
Il n'y a aucun avantage à dire dans un
Ode ,
Soi maudit cent fois le premier ....
•
Qui par la rime & la raiſon
Voulant briller avec juſteſſe ,
Creuſoit une ingrate priſon ,
Où notre ame eſt toujours en preſſe.
J'ai dit un mot des Epigrammes qui terminent
ce Recueil. Je finis par ce vers de
Boileau ſur un genre d'écrire humiliane
lorſqu'on y échoue , & malheureux même
lorſqu'on y excelle :
Le mal qu'on dit d'autrui ne produitque du mal.
L'Auteur me pardonnera ſans peine la
fincérité de mes remarques.
Dans fa molle facilité ,
Toujours foigneux de ſe complaire,
Il rit avec tranquillité
De tout critique attrabilaire. ( Ode IV. )
Je ſuis bien sûr qu'il ne trouvera ici aucune
trace de bile noire , mais le langage
courageux qu'auroientdû lui tenir ſes amis
avant qu'il publiât ſon livre.
86 MERCURE DE FRANCE.
SUITE de l'Ami des Hommes , quatrieme
Partie. Mémoire fur les Etats provinciaux.
QUOUIOQIQUUEE CE morceau ſoit déja très-connu
, je crois devoir en retracer l'idée pour
préparer l'eſprit des lecteurs à balancer
les difficultés qu'on a oppoſées aux principes
de l'Ami D. H. avec les ſolutions qu'il
en donne. L'objet de ſon Mémoire eſt
donc l'avantage que le Roi & l'Etat trouveroient
à ce que les pays d'Election fuſſent
Provinces d'Etats. Il en montre l'utilité ,
1º . relativement au bonheur des peuples ;
2º . relativement à l'autorité Royale ; 3 ° .
il propoſe la façon d'établir les pays d'E-.
tats dans tout le Royaume ; ainſi l'ouvrage
eſt diviſé en trois parties.
PREMIERE PARTIE. L'Auteur fait ſentir
combien l'adminiſtration , relativement
aux impôts , eſt plus juſte , plus douce &
plus légere pour les peuples dans les pays
d'Etats. Il prétend que la taille réelle fur
les terres ne peut s'établir que là , & qu'il
eſt impoſſible ailleurs de prendre une notion
même fautive de la qualité des biens
&de la nature des revenus. Il démontre
le vicede la taille tarifée d'après le nom->
bre des charrues & d'après la quantitédes
OCTOBRE. 1758 . 87
beftiaux , ſyſtème qui décourage l'induftrie
la plus précieuſe à l'Etat. Il explique
ce qu'on appelle affouagement , c'est- àdire
, la forme d'impoſition & de levée
des deniers dans les quatre grandes Provinces
d'Etats, le Languedoc , la Bretagne,
la Provence & la Bourgogne. Mais c'eſt
à l'adminiſtration de la Provence qu'il
s'attache particulierement : il en ſuit les
opérations dans le tarif des biens , dans
la répartition& la levée des impôts , dans
les dépenſes générales & particulieres de
la Province , article dans lequel il tâche
de juſtifier , avec ſon éloquence naturelle ,
les frais exceffifs de l'aſſemblée des Etats ;
&de tous ces détails il conclut quedans
aucune autre forme d'adminiftration , l'économie
, l'égalité , le bien public & l'avantage
d'un chacun ne font ni mieux ,
ni ſi bien d'accord. Il finit par une conſidération
bien importante : ſçavoir , que
l'homme eſt fait pour ſe croire libre &
pour être enchaîné , mais volontairement
&par des liens dont il fente la néceffité
&non la contrainte ;&que les peuples
font perfuadés qu'ils jouiſſent de leur-libertédès
qu'ils font admis à l'adminiſtration
de leur Province. Il compare la con
dition du Colon , dans les pays d'Etats ,
avec la condition de ſon ſemblable dans
IS MERCURE DE FRANCE.
une Province d'Election , & le contraſte
n'eſt que trop ſenſible.
Cependant on objecte que l'impofition
réelle fur les biens fonds exempte les pofſeſſeurs
des biens fictifs de leur nature ,
mais réels par le crédit public , comme les
rentes , &c. H répond que les grandes villes
, qui font partout l'habitation de cette
claſſe de gens aifés , ont dans les pays d'Etats
la permiſſion de payer les ſubſides
fur leurs entrées , & que par ce moyen
les gens aiſés portent les charges, relatives
àleur confommation. A cette réponfe fatisfaiſante
il en ajoute quelques-unes qui
le font beaucoup moins. Il ſemble qu'on
affoibliſſe une bonne raiſon en lui en afſociant
de mauvaiſes.
SECONDE PARTIE. On a ſouvent répété
qu'il ſeroit dangereux pour l'autorité
Royale d'ériger toutes les Provinces du
Royaume en pays d'Etat. L'ami des hommes
attaque ce préjugé calomnieux , &
il fait voir que nulle part l'autorité Royale
n'eſt plus préſente , ni plus reſpectée.
Je ne penſe pas , dit- il , qu'on veuille me
citer le droit de repréſentation comme
contraire à l'autorité : nous vivons ſous
une race de Princes toujours juftes &tou
joursbons. Il préſente à ce ſujer letableau
pathétique & fidele de l'amour des Fran
OCTOBRE. 1758 . S
çois pour leurs Rois , & de l'amour de
nos Rois pour leur peuple. Malheur ,
ajoute-t'il aux Miniſtres qui veulent féparer
l'intérêt du Prince de celui de ſes
ſujets; rien n'eſt plus inséparable de ſa
nature.
Ce qui contribue le plus au maintien
de l'autorité , ce font les gradations de
l'autorité même dans les prépoſés qui en
font les dépoſitaires , & cette hiérarchie
n'eſt obſervée que dans les aſſemblées des
Etats. Ici l'Auteur donne à la Nobleſſe la
prééminence qui lui eſt dûe , mais il lui
échappe des propoſitions qui ne font rien
moins qu'inconteſtables : par exemple ,
>> quelques Princes ont , dit-on , penſé
>>que tous leurs ſujets étoient égaux de-
>> vant eux. J'ai peine à croire qu'un Etat
>policé ait jamais été gouverné par un
>>Souverain affez aveugle & pufillanime
>> pour cela. Il eſt vrai que tous les ordres
>>de ſujets doivent un reſpect & une
>> obéiſſance égale au Souverain comme
» tel & revêtu d'un pouvoir ſacré ſelon
>> les loix divines & humaines. Mais le
>> Pere de famille , le Maître , le Seigneur
» ont auſſi des droitsfondés dans la nature,
» & le droit divin . L'autorité Souveraine
>>eſt faite pour maintenir tous ces droits.
>> Si le Prince traite le pere comme le
१० MERCURE DE FRANCE.
>> fils , le maître comme le valet , le Sei-
>> gneur comme le vaſſal , aine du reſte ,
» je ne dis pas dans les détails relatifs à la
>> Juſtice , où tout le monde a le même
>> droit , mais comme homme , ſi tout eft
>>égal en prérogatives , en autorité auprès
>> de lui , il fera le moteur de l'anarchie
>> loin d'être le ſoutien du bon ordre. »
J'avoue que ces principes me ſemblent
pouffésbien au-delà de la vérité. Politiquement
ſans doute , pour l'exemple & le
maintien de l'ordre établi , & des diftinctions
convenues , le Prince doit marquer
des préférences relatives aux conditions
: mais qu'il y ſoit obligé ſur peine
de porter atteinte au droit naturel & au
droit divin; cela eft fort. Quel est donc
dans la nature ce droit de prééminence ,
je ne dis pas du pere fur le fils , mais du
maître ſur le valet , & du Seigneur ſur le
vaſſal ? Cette ſupériorité, ſi je ne me trompe
, eſt toute d'inſtitution humaine. Mille
circonstances peuvent autoriſer les exceptions
à l'uſage reçu , &je ne vois que les
conféquences plus ou moins dangereuſes
de l'interverſion de l'ordre qui doivent
entrer en conſidération. Il falloit donc
s'en tenir à cette raiſon de convenance à
laquelle l'Auteur revient : « Les Princes
> ſçavent que les diſtinctions font nécefOCTOBRE.
1758 . 9
» ſaires dans leur état; ils aiment naturel-
» lement celle de la naiſſance , parce que
>> preſque tous héréditaires& fiers de leur
>> fang, les avantages d'autrui en ce gen-
>> re relevent encore la prééminence des
» leurs.»
L'adminiſtration propoſée eſt avantageuſe
à l'autorité , elle l'eſt auſſi aux finances.
Et c'eſt encore un préjugé à détruire
, que les pays d'Etat rendent moins
au Roi que les autres Provinces. L'Auteur
prouve par le fait que ſur ſept millions
cinq cens mille livres de revenus que peut
avoir la Provence , il en entre quatre dans
les coffres du Roi ou à ladécharge du Tréfor
Royal. Encore les dépenſes des Communautés
, relatives au bien public , les
intérêts des dettes qu'elles ont contractées
pour le beſoin de l'Etat , les nouveaux
droits de Contrôle,d'Infinuation , de Douane
, &c. ne font- ils point compris dans le
calcul des quatre millions. L'Auteur a-t'il
raiſon de dire qu'on faſſe maintenant la
même opération ſur le plus riche pays d'Election,
ſur la fertile & induſtrieuſe Normandie
, & je défie tous les calculateurs ?
mais , quoiqu'il en ſoit , Marseille &
Toulon qui , par leur commerce Maritime ,
mettent les productions de la Provence en
valeur, ne laiſſent aucune comparaiſon enMERCURE
DE FRANCE.
tre cette Province & celles de l'intérieur
duRoyaume...
Il eſt évident que par la même adminif
tration dans toutes les Provinces , les opérations
de finance feroient ſimplifiées ,&
les frais qu'elles exigent prodigieufement
diminués ; qué ces frais ſe diſtribueroient
dans le ſein même des Provinces,&que
la circulation abrégée de l'argent des ſujets
au tréſor , & du tréfor aux objets de
dépenſe , épargneroit une partie confidérable
de ce qui s'en perd dans le double
labyrinthe de la perception &de l'emploi :
il eſt encore évident que la police & la
vivification qui font l'ame du commerce ,
la liberté , la protection & les occafions
du travail qui en font les encouragemens,
gagneroient à ce qu'il propoſe ; qu'en un
mot tous les refforts de l'induſtrie ſeroient
mis en oeuvre avec une attention plus fuivie
, & une vigilance plus foutenue dans
les pays d'Etat , que dans les Provinces
d'Election ; & à ce propos l'Auteur , après
avoir rappellé les établiſſemens faits ſous
les yeux du Souverain , ajoute cette réflexion
qui exprime le voeu de la Nation
entiere. Ne feroit- il pas à ſouhaiter que
les Provinces qui doivent une balance fi
énorme à la capitale , euſſent auſſi dans
leur ſein des Arts & des Manufactures
OCTOBRE. 1758. 93
propres ày ramener le ſuc alimentaire qui
s'écoule néceſſairement par tant d'endroits?
Il rappelle le ſyſtême de M. de Colbert.
CeMiniſtre établit des Manufactures dans
les lieux les plus reculés du Royaume,
C'eſt un examen défolant pour un citoyen
que la comparaiſon de la vivification intérieure
de ce temps-là , à celle de celuici.
Le ſang de l'Etat , qui ſe porte tout à
la tête , en fait preſque un corps apoplectique.
Mais le point capital eſt l'agriculture,
Les encouragemens qu'elle exige ſont bien
peu de choſe ; ils ſe bornent preſque à la
tranquillité & à l'égalité dans les charges s
cependant elle ne peut les attendre que
de l'adminiſtration municipale. L'Ami des
hommes ne craint pas de dire que « l'agri
culture , telle que l'exercent nos payſans,
> eſt une véritable galere , & qu'il eſt auſſi
malaiſé à un de ces pauvres gens d'être
>>>bon Agriculteur , qu'à un forçat d'être
>>bon Amiral.
Il n'y a qu'un Miniſtere paſſionné pour
le bien de l'état , & impatient de l'opérer ,
qui puiffe permettre qu'on lui expoſe la
vérité avec cette noble franchiſe.
Enfin le crédit des Provinces d'états au
deſſus de tout crédit particulier , ſouvent
même au deſſus de celui du Prince , eſt
94 MERCURE DE FRANCE.
fondé ſur les deux baſes de la confiance
publique , les richeſſes& la ſûreté. On ne
doit craindre que d'en abuſer. Les fonds
des pays d'état , quoique répondans de
dettes très- conſidérables , ſont eſtimés dans
l'évaluation publique au double de ceux
qui font libres de dettes , mais accablés
par l'adminiſtration arbitraire. Il eſt donc
démontré par les faits , que l'adminiſtration
municipale eſt la plus avantageuſe ,
1º. au bonheur des peuples , 2º . à l'autorité&
à la puiſſance du Souverain. Il reſte
à voir quelle eſt la façon d'établir des états
provinciaux dans tout le Royaume.
TROISIEME PARTIE. L'Ami des hommes
commence par détruire d'un ſeul mot l'objection
triviale& rebattue,qu'il ſeroit dangereux
de multiplier les corps puiſſfans.
Tous nos mouvemens font venus de la
cour , qui ne fait point corps ; la ligue ,
les troubles de la régencede Marie deMédicis
, du regne de Louis XIII & de la
minorité de Louis XIV , furent tous excis
tés par les grands qui trouvoient l'impunité
& la fortune dans la défobéiſſance.
Que les Princes ſoient toujours en garde
contre leur cour & jamais contre leurs
peuples. Le pauvre ne demande qu'à labourer
en paix , &c. Il décrit enſuite ,
d'après M. de Boulainvilliers , les Affem
OCTOBRE. 1758 . 95
blées des Etats dans les quatre grandes
Provinces qu'il a citées , le Languedoc ,
la Bretagne , la Bourgogne & la Provence,
& il donne la préférence aux Affemblées
des Etats de Languedoc , où il ne déſapprouve
que la facilité de ſe faire repréſenter
par Procureur. Dans les Etats de Bretagne
il regarde comme un défaut l'intervalle
de deux ans pour les Aſſemblées . Plus
ſouvent un pere de famille regle ſes
comptes , mieux il arrange ſes affaires. La
multiplicité des Députés de la Nobleſſe eſt
encore un inconvénient de ces Etats. En
Bourgogne l'intervalle des Aſſemblées eſt
de trois ans , & toute la Nobleſſe y eſt
admiſe. L'Auteur obſerve de plus , que le
corps des élus qui repréſente les Etats de
cette Province n'a pas aſſez de confiftance.
Il voudroit que dans une Province où
l'on établiroit des Etats , ſurtout qui ne
devroient être tenus que tous les trois
ans , l'autorité de l'interregne réſidât dans
un Conſeil plus nombreux. Il propoſe enfin
une forme nouvelle , non pour les
Etats actuels , car il ne veut point innover
, mais pour ceux qu'on peut établir ;
& il ſuppoſe cet établiſſement dans la
Guyenne : même tarifqu'en Provence , &
même vérification; mais avant tout il s'agit
de régler quels biens font nobles dans
96 MERCURE DE FRANCE.
l'étendue de la Province , & quels biens
ne le font pas ; opération délicate , de l'aveu
même de l'Auteur. Pour lever toute
difficulté , il propoſe deux expédiens ; le
premier feroit de laiſſer dans chaque
terre&dans chaque bénéfice la contenancede
quatre charrues, au choix des poffefſeurs
, affranchies de toutes tailles. ( Il
ſemble qu'il feroit mieux de fixer une
partie proportionnelle , comme le tiers ,
le quart du bénéfice ou de la terre. ) Le
fecond expédient ſeroit de regarder comme
nobles , tous les biens unis aux fiefs
ou aux bénéfices avant l'année 1755. Il
prévoit toutes les difficultés de l'un &
de l'autre de ces projets ; mais il cherche
le bien général. Les poſſeſſeurs eux-mêmes
, voyent tous que leurs payſans accablés
ſe retirent , & que la campagne ſe
dépeuple . Que leur vaudra-t'elle quand
elle le ſera tout-à- fait ? Il croit donc pouvoir
aſſurer qu'ils entendroient raiſon&
que tout applaudiroit à l'établiſſement
de la taille réelle. Quant à l'adminiſtration
intérieure , il regarde comme un
abus pernicieux le droit de propoſer excluſivement
, attribué dans certains Etats
aux Préſidens Eccléſiaſtiques : il veut que
ce droit ſoit commun aux Préſidens des
trois Ordres , & que les distinctions dans
les
OCTOBRE. 1758. 97
Ics aſſemblées ne foient que de ſimple
déférence , & nullement d'autorité . Alors
il n'y auroit aucun inconvénient à accorder
, comme il le demande, la premiere
place d'Adminiſtrateur à unGentilhomme
dans chaque municipauté particuliere :
mais auſſi ne voit on pas quel en feroit
l'avantage ; & je crois qu'il eſt encore
mieuxde laïffer chacun dans ſa claſſe , ſans
préſumer d'un ordre de citoyens trop favorablement
au préjudice de l'autre. Selon
ce nouveau plan les Officiers municipaux
feroient élus tous les ans , mais
les anciens ſerviroient encore un an avec
les nouveaux pour les inſtruire. Les Députés
aux Etats ſeroient pris parmi ces
anciens Officiers. Les Syndics Généraux
ſeroient renouvellés & doublés de même ;
il y en auroit un ou pluſieurs à la ſuite
de la Cour ; tous les emplois généraux
feroient à la nomination des Etats aſſemblés.
Les trois Ordres délibéreroient enſemble
comme en Languedoc , & non pas
ſéparément comme en Bourgogne & en
Bretagne , chaque Député auroit ſa voix
dans les trois Ordres ſans diſtinction . En
un mot rien de plus ſage , de plus beau ,
de plus utile que le plan d'une adminiftration
ſi bien organiſée : l'intérêt du peuple
& celui de l'Etat , l'autorité , l'obéif
I. Vol. E
93 MERCURE DE FRANCE.
fance , la liberté légitime , tout y eſt mé
nagé , reſpecté , concilié avec une harmonie
admirable , & un tel projet doit
rendre ſon Auteur également cher à ſon
Prince & à ſes concitoyens.
: L'Ami des hommes remplit , comme on
vient de le voir , les conditions attachées
à ce titre. Il ne lui reſte plus qu'à répondre
aux objections qu'on lui fait , & qu'il
ſe fait à lui-même ; & je réſerve cette
partie pour le volume prochain.
LETTRES édifiantes & curieuſes , écrites
desMiſſions étrangeres , par quelquesMifſionnaires
de la Compagnie de Jeſus. 28°
Recueil.
Je ne m'étendrai point ſur la premiere
& la troiſieme Lettre de ce recueil , ni fur
ledétail des travaux apoftoliques qui font
l'objet eſſentiel de ces correſpondances,
Le zele infatigable , la conſtance à toute
épreuve des Miniſtres de la Religion qui
vont ſemer la foi aux extrêmités dumonde,
l'aveugle politique & l'obſtination déplorabledes
infideles à en étouffer les germes
dans le fang des Martyrs ; les combats de
la vérité &de l'erreur, tels qu'on les a vus
dans les premiers ſiecles de l'Egliſe , font
des tableaux édifians , ſans doute , mais f
ouvent répétés dans ce recueil , que les
OCTOBRE. 1758 .
exemples multipliés de l'héroïſme évangélique
, n'ont plus rien d'étonnant pour
nous.
Mais ce que je dois obſerver ici pour
la gloire & l'exemple des Ouvriers de l'Evangile
, c'eſt que les Miſſionnaires d'Europe
, & les Jéſuites en particulier , en ſe
dévouant au ſervice de Dieu , ne renoncent
pas au deſir de fe rendre utiles à leur
patrie , & ce font les obſervations philoſophiques
de ces Apôtres citoyens que je
vais parcourir rapidement dans l'extrait de
ces Lettres édifiantes à tous égards.
La ſeconde écrite par le Pere Vivier ,
du pays des Illinois , le 17 Novembre
mil ſept cens cinquante , contient une defcription
affez détaillée de la Louiſianne ,
des bords du fleuve Miſſiſſipi ou du grand
Fleuve , & de la riviere de Miſſouri qui s'y
jette.
L'embouchure du Miſſiſſipi , par le 29º
degré de latitude ſeptentrionale , feroit
d'un abord dangereux à cauſe de la multitude
d'Ifles & de bancs de vaſe dont elle
eſt remplie , ſi l'on n'avoit pour guide un
Pilote expérimenté. Le fleuve eſt difficile
à remonter pour les vaiſſeaux. Depuis le
29º juſqu'au 31º degré de latitude , il n'eſt
pas plus large que la Seine devant Rouen ;
mais il a beaucoup plus de profondeur
Eij
100 MERCURE DE FRANCE:
on lui connoît plus de 700 lieues de cours.
Le Miſſouri plus large , plus profond ,
plus rapide , prend ſa ſource d'encore bien
plus loin; fon eau , la meilleure qui ſoit
au monde , domine ſi fort dans ſon mêlange
avec celle du Miſſiſſipi , que celle- ci
devient excellente , de mauvaiſe qu'elle eſt
avant la jonction ; cependant le Miffiffipi ,
découvert le premier , a ufurpé ſur leMiffouri
le nom de grand Fleuve.
Les deux rives du Miſſiſſipi font bordées
dans preſque tout fon cours de deux lifieres
d'épaiſſes forêts ; derriere ces forêts on
trouve des pays plus élevés , entrecoupés
de plaines & de bois clairſemés , ce qui
vient de ce que les Sauvages mettent le
feu dans les prairies vers la fin de l'antomne.
Le feu qui gagne de tous côtés ,
détruit la plupart des jeunes arbres. Les
bords du fleuve plus humides , ſont préſervés
de l'incendie. Les plaines & les forêts
ſont peuplées de boeufs ſauvages , &
des mêmes eſpeces de bêtes fauves & de
bêtes féroces que les forêts de l'Europe. 11
y ades dindes & des faiſans. Le fleuve ,
les rivieres & les lacs abondent en poiffons.
On y trouve une quantité prodigieuſe
d'oiſeaux aquatiques , les mêmes
que dans nos climats.
* A is lieues de l'embouchure du fleuve
OCTOBRE. 1758 . 101
commencent nos habitations ſituées ſur les
deux bords juſqu'à la nouvelle Orléans.
Cet eſpace eſt de 15 lieues , & il n'eſt pas
tout occupé.
Le climat , quoique plus doux que celui
des Ifles , paroît peſant à un nouveau débarqué.
Le terroir eſt fort bon , preſque
toute eſpece de légume y vient affez bien .
On y a de magnifiques orangers , de l'indigo
, du maïs en abondance , du riz , des
patates , du coton & du tabac. La vigne
pourroit y réuffir ; le bled farrazin , le
millet , l'avoine , y profperent. Mais le
climat eſt trop chaud pour le froment. On
yéleve toute eſpece de volailles &de bêtes
à cornes. Le principal commerce eft en
bois de charpente , que l'on travaille avec
des moulins à ſcier .
Le P. Vivier fait ici une obſervation
curieuſe. Dans preſque tout pays le bord
d'un fleuve eſt l'endroit le plus bas. Ici au
contraire , c'eſt l'endroit le plus élevé. Du
fleuve à l'entrée des cyprieres ou forêts , il
y a juſqu'à quinze pieds de pente. Voulezvous
arroſer votre terre , faites une faignée
à la riviere & une digue à l'extrêmité
du foffé; en peu de temps , elle ſe couvrira
d'eau. Pour pratiquer un moulin , il n'eſt
queſtion non plus que d'une ouverture à
la riviere , l'eau s'écoule dans les cyprieres
C
;
E iij
2 MERCURE DE FRANCE:
juſqu'à la mer. A la nouvelle Orléans rien
n'eſt plus rareque la pierre. On y ſubſtitue
la brique. Il y ades montagnes de coquillages
ſur le bord du lac Pont Chartrain , &
l'on en fait de la chaux. Il croit aux environs,&
encore plus du côté de laMobile,
quantité d'arbres qu'on a nommés ciriers ,
parce que de leur graine on a trouvé
moyen d'extraire une cire , qui bien travaillée,
iroit preſque de pair avec cellede
nos abeilles. Si l'uſage de cette cire pouvoit
s'introduire en Europe , ce ſeroit une
branche de commerce confidérable pour la
Louiſiane. Acinquante lieues , & plus encore
à cent lieues de la nouvelle Orléans
en remontant le fleuve , il croit d'excellent
tabac. «Si au lieu de tirer des Etrangers
>> le tabac qui ſe conſomme en France , on
>>le tiroit de ce pays , on en auroit de
»meilleur , on épargneroit l'argent qu'on
>>fait fortir pour cela du Royaume , & on
Ȏtabliroit la Colonie. >>>
Près de 350 lieues au deſſus de la nouvelle
Orléans , eſt le pays des Illinois par
le 38º degré 15 minutes de latitude. Le
climat eſt à peu près ſemblable à celui de
la France. Les grandes chaleurs s'y font
fentir un peu plutôt , & plus vivement;
mais elles ne font ni conſtantes , ni durables.
Les grands froids arrivent plus tard
OCTOBRE. 1758. 103
L'alternative du doux &du froid en hyver
eft forr nuifible aux arbres fruitiers. Le
terroir eft fertile cependant le froment
n'y donne que depuis cinq juſqu'à huit
pour cent ; mais il eſt à remarquer que les
terres font cultivées négligemment , &que
depuis trente ans qu'on les travaille on ne
les ajamais fumées. Le maïs y donne plus
demillepour un,&le pays produit trois fois
plus de vivres qu'il n'en peut conſommer.
Nulle part la chaſſe n'eſt plus abondante ,
on y prend les taureaux fauvages au lacet.
Il y a dans cette partie de la Louiſianne
cinq villages François& trois villages Illinois
, dans l'eſpace de 22 lieues , fitués
dans une longue prairie bornée à l'Eſt par
une chaîne de montagnes&par la riviere
desTamarouas ; à l'Oueſt par le Miffiffipi.
Les cinq villages François compoſent environ
140 familles. Il y a dans le pays plufieurs
fontaines ſalées , des mines fans
nombre , mais qu'on n'exploite pas.
Le domaine du Roi dans ces contrées
eft illimité au Nord &Nord-oueft ; il s'érend
dans les immenfes pays qu'arrofent
le Miffouri & les rivieres qui ſe jettent
dans ce fleuve , pays les plus beaux du
monde.
Parmi les Nations du Miſſouri , il y en
aqui n'ont de ſauvage que le nom. Le
Eiv
104 MERCURE DE FRANCE.
Chefdes Panis- Mahas , à la mort de fort
Prédéceſſeur , ayant réuni tous les fuffrages
, ſe refuſa d'abord au choix qu'on
avoit fait de lui ; mais obligé d'y acquiefcer
enfin : Vous voulez donc , leur
dit- il , que je fois votre Chef, j'y conſens ;
mais fongez que je veux être véritablement
Chef , & qu'on m'obéifſe ponctuellement
en cette qualité. Juſqu'à préſent,
les veuves & les orphelins ont été à l'abandon;
je prétends que dorénavant on pourvoye
à leur beſoin ; & afin qu'ils ne foient
point oubliés , je veux qu'ils foient les premiers
partagés. Depuis , la premiere portion
de la chaſſe eſt conftamment réſervée
pour les veuves & les orphelins. Ce Chef
des Panis Mahas honore du titre de Soleil
le François le plus miſérable qui ſe trouve
dans ſon village : ce village peut fournir
900 hommes en étatde porter les armes.
Au reſte , ajoute le Miſſionnaire , ce
pays eſt d'une bien plus grande importance
qu'on n'imagine. La tranquillité du Canada,
& la fûreté de tout le bas de la Colonie
en dépendent : certainement , ſans ce
poſte plus de communication entre la
Louiſiane & le Canada. Le Roi , en faiſant
ici un établiſſement ſolide , s'affure de la
poffeffion du plus vaſte & du plus beau
paysde l'Amérique ſeptentrionale.
OCTOBRE. 1758 . 110ος
Le Pere Chanſeaume a envoyé de la
province de Houquang un Mémoire fur la
cire d'arbre , que les Chinois appellent
Pe- la. Ce n'eſt point l'extrait d'un fruit
comme celle que l'on recueille aux Illinois
& dans la Mobile . Celle- ci eſt l'enveloppe
dont ſe couvre un petit infecte , qui s'attache
à deux eſpeces d'arbres , dontl'un tient
de la nature du buiſſon , & croît dans les
lieux ſecs : il ſe nomme kan - la - chu ,
arbre ſec qui porte la cire. L'autre plus
grand , s'éleve dans les lieux humides , &
s'appelle choui- la- chu , arbre d'eau qui porte
la cire. Les inſectes qui donnent la cire ,
ne ſe trouvent pas fur ces arbres; il faut
les y appliquer , & l'Auteur en preſcrit
l'opération d'après les épreuves qu'il en a
faites ſur l'arbre nommé can- la-chu.
Je paſſerai légérement ſur la lettre du
P. Amyot , deſcription plus curieuſe qu'intéreſſante
d'une fête ordonnée par l'Empereur
de la Chine , & exécutée le 6 Janvier
1752 , pour célébrer , ſelon l'uſage ,
la 60º année de l'âge de ſa mere.
Les décorations commençoient à l'ane
des maiſons de Plaiſance de l'Empereur ,
appellée Yuen-Min- Yuen & ſe terminoient
au Palais Impérial de Pekin , c'eſtà-
dire , à 4 lieues de diſtance le long de
la riviere. D'abord la Cour devoit aller
5
:
Ev
106 MERCURE DE FRANCE!
fur des barques , & quoique les froids
foient exceffifs à Pekin , & que l'on fût
dans la faiſon la plus rigoureuſe de l'année
, on ſe flattoit d'empêcher la riviere
de gêler. Pour cela des milliers de Chinois
furent occupés nuit & jour , pendant
trois ſemaines , à battre l'eau , à rompre
&à retirer les glaçons à meſure qu'ils ſe
formoient. Malgré ces travaux incroyables
la riviere prit , les barques furent inutiles,
&l'on eut recours aux traînaux ; il faut
avouer que notre faſte Européen eſt bien
peu de choſe en comparaiſon de cette
magnificence. Que l'on ſe repréſente les
deux bords de la riviere décorés dans l'étendue
de quatre lieues , avec toute la variété
, l'élégance & la richeſſe dont eſt
fufceptible l'Architecture Chinoiſe ; les
bâtimens éclairés par ces illuminations&
ces feux d'artifice colorés , dont la foible
imitation nous étonne ; ce ſpectacle animé
encore par les exercices de voltigeurs,
où l'on ſçait que les Chinois excellent ;
enfin ce tableau immenfe coupé de loin
enloinpardes fites & des points de vue
champêtres où l'on avoit imité la nature
dans ſes aſpects les plus riants , & dans
ſes détails les plus riches , où l'on voyoit
des vergers &des jardins avec des arbres
detoutes les efpeces , des fruits & des
<
* OCTOBRE. 1758 . 107
Aeurs de toutes les ſaiſons ; des lacs , des
mers , des réſervoirs avec leurs poiffons
& leurs oiſeaux aquatiques , &c. Telle
eſt l'idée que le Pere Amyot nousdonne
de cette fère , en ne décrivant que ce qu'il
avu. Tout cela paroît fabuleux dans un
pays où l'on manque d'hommes : mais il
y a une forte d'économie politique dans
cette magnificence chez une Nation où
l'eſpece humaine furabonde , & où les trê
fors du Souverain n'ont , pour ſe répandre
ſur le peuple , que les canaux de la
fomptuofité.
Le Mémoire de M. Paradis envoyé de
Pondicheri par le Pere Coeurdoux , fur les
trois façons de teindre les toiles dans les
Indes ſeroit un morceau précieux pour nos
Manufactures , ſi nos Teinturiers pou
voient ſe procurer les ingrédiens dont les
Indiens compoſent leur rouge. Aux détails
du Mémoire de M. Paradis , le Pere
Coeurdoux joint de nouvelles inſtructions
qu'il a priſes ſur les plantes , fur les
drogues , fur leur infuſion , fur la maniere
de l'employer , & , ce qui eſt plus intéreſſant
encore , ſur les moyens de ſubſtituer
nos végétaux à ceux de l'Inde dans
la compoſition de la teinture en rouge. Le
Pere Coeurdoux a déja éprouvé que la foude
eſt au moins le parfait ſupplément de la
Evj
IOS MERCURE DE FRANCE.
cendre de nayourivi , & que l'huile d'oli
ve avec la ſoude tient lieu de l'huile de
Séfame avec la cendre de nayourivi. Il a
découvert de plus , que l'eau acre , dont
ſe ſervent excluſivement les Indiens pour
cette infuſion , eſt chargée de nitre , &
l'analyſe qui le prouve , me ſemble faite
avec beaucoup de ſoin.
En un mot , ſi ce Mémoire & les notes
qui l'accompagnent , ne nous donnent pas
précisément la teinture en rouge des Indiens
, ils mettent nos Manufacturiers fur
la voie , & je ne doute pas que nos Botaniſtes
& nos Chymiſtes ne perfectionnent
aiſément la recette indiquée par ce
diligent obfervateur.
Ce recueil eſt terminé par un Mémoire
du Pere Gaubil , Miſſionnaire à Pekin,
d'après la relation du Docteur Supao-
Koang , Ambaſſadeur de l'Empereur de
la Chine , Kanghi auprès du Roi des Ifles
Lieon - Kieou , envoyé en 1719 , & de
retour en 1720. Ce Mémoire contient
des détails intéreſſans , relatifs à la Géographie
, à la Chronologie , au Gouvernement
, aux moeurs , aux uſages , au commerce
, à l'induſtrie , à l'Hiſtoire politique
& naturelle des Iles Lieou-Kieou ;
toutes ces obſervations annoncent dans
l'Ambaſſadeur Chinois un ſcavant , un
:
OCTOBRE. 1758. 109
Philoſophe , un homme d'Etat , & répondent
pleinement à l'idée que nous avons
de la ſageſſe de ſa patrie.
RÉFLEXIONS ſur les avantages de la
libre fabrication , & de l'uſage des toiles
peintes en France ; pour ſervir de réponfe
aux divers Mémoires des Fabricans de
Paris , Lyon , Tours , Rouen , &c. fur cette
matiere. A Geneves , & ſe trouve à Paris
chez Damonneville , Libraire , quai des
Auguſtins.
Dans l'attente d'une replique à ces réflexions
, j'ai différé d'en rendre compte :
on me l'avoit annoncée , & je croyois en
avoir beſoin pour me préſerver de la féduction
à laquelle on eft expofé , quand
onn'entend qu'une partie. Mais j'ai trouvé
dans les Mémoires auxquels ces réflexions
répondent , ou plutôt j'ai trouvé dans ces
réflexions elles-mêmes de quoi fuppléer à
la replique , & dans l'extrait que je vais
donner , je ne crains pas que l'on m'accuſe
de m'être laiſſé prévenir.
L'Auteur , qui ne fe donne que pour un
Citoyen zélé , croit défendre la cauſe dela
Nation contre les Commerçans.. Il remarque
1º. que l'intérêt d'un Commerçant ,
celui d'une Communauté , celui même de
toutes les Communautés, peut- être oppofé
:
TIO MERCURE DE FRANCE.
à l'intérêt général du commerce & de l'E
rat ; 2°. que des Communautés qui font
intervenues dans cette cauſe , ily en a plufieurs
qu'elle ne regarde en aucune façon .
La permiſſion de porter des toiles peintes ,
dit-il , n'intéreſſe pas les Orfevres ni , je
crois , les Epiciers ,&c. Les draps ne peuvent
être remplacés par les toiles peintes ;
&comme les Merciers ne fabriquent aueune
étoffe , il leur eſt abſolument égal
que l'on confomme telle ou telle , &c. It
met ainfi hors de cauſe les ſix Corps des
Marchands de Paris , & par conféquent
les mêmes claſſes de Commerçans dans les
Provinces. Les parties véritablement intéreffées
font les Fabricans de Paris , de
Lyon , de Tours , de Rouen , &c. On répond
à leurs plaintes ſur l'état de leurs
manufactures ; 1°. que le mal ne vient
point , comme ils l'ont dit , de l'uſage des
toiles peintes , maisde la ſituation actuelle
de l'Europe , & d'autres cauſes moins élois
gnées que l'Auteur indique en paffant ;
2°. que l'uſage des toiles peintes fût - il
auſſi pernicieux qu'ils le prétendent , il
n'eſt pas poſſible de le déraciner ; que l'appas
du gain en fera toujours introduire ,
que le bon marché & la mode en feront
toujours acheter ,& que la loi prohibitive
àla rigueur , ne pouvant s'exercer fans
OCTOBRE. 1738. IT
diftinction , ſans exception , elle ſeroit à la
fois odieuſe & impuiſſante.
Qu'en un mot , la loi prohibitive pûtelle
être exécutée à la rigueur , elle ne le
fera jamais ; & qu'il vaut encore mieux
permettre la fabrication des toiles peintes
que d'en tolérer la contrebande.
Acesmoyens on peut oppofer 10. qu'on
n'introduira plus de toiles peintes dans le
Royaume , quand on n'y en débitera plus ;
qu'on n'y en débitera plus , quand la loi
qui en défend l'uſage ſera mife enexécution
; qu'une loi prohibitive n'eſt odieuſe ,
ou ne doit l'être , qu'autant qu'elle gêne le
citoyen , fans aucun intérêt pour l'Etat (&
c'eſt ce qui eſt'en queſtion ); que les murmures
& les plaintes momentanées , fi on
les écoutoit , s'éléveroient demême contre
toutes les opérations , où l'on facrifie le
bien particulier au bien public ; qu'il y a
partout des loix prohibitives bien plus rigoureuſes
que celles- ci , & que partout
elles font obſervées , quand on veut bien
qu'elles le foient.
2 ° . Qu'à l'égard des moyens de faire
exécuter cette loi ſans violence , il n'y a
qu'à donner l'exemple , à impofer des
amendes proportionnelles , à les attribuer
aux Communautés marchandes , qui follicitent
l'interdiction , & à confier le main
112 MERCURE DE FRANCE.
و
tien & l'exécution de la loi aux Tribunaux
chargés de la haute police ; qu'il n'y a
point d'afyle pour les Faux-Monoyeurs , &
que la loi qui défend la fauſſe monnoie ,
n'eſt pas plus ſacrée , plus inviolable , que
telle autre loi émanée du trône , qu'enfin
il eſt au moins indécent de ſoutenir qu'une
loi qui n'interdit aux Citoyens que
telle eſpece de vêtemens étrangers , dont
l'uſage eſt regardé par le Gouvernement
comme nuiſible à l'Etat , que cette loi déja
prononcée & confirmée par des Arrêts
foit odieuſe & doive être impuiſſante.
Auſſi l'Auteur des Réflexions ſe défiant de
ces moyens , entreprend-t'il de prouver
que la libre fabrication des toiles peintes
feroit avantageuſe , & il commence par
établir qu'il eſt poſſible d'en fabriquer en
France. Il ſoutient que chez nos voiſins ,
en Suiffe , en Hollande , &c. non ſeulement
on imprime les toiles , mais qu'on y
file & tire le coton , & qu'on y fait la
toile même , ſurtout des qualités communes.
C'eſt un fait qu'on lui a nié , & les
queſtions de fait font faciles à réſoudre.
Mais il reſte encore à fçavoir ſi les toiles
qu'on fabriqueroit en France , à l'exemple
de nos voiſins , ſoutiendroient la concurrence
des toiles étrangeres , c'eſt- à- dire fi
la qualité étant égale , le prix pourroit
OCTOBRE. 1758. 113
être le même. Quant à l'induſtrie , l'Auteur
cite des eſſais qui , bien conſtatés , ne
laiſſeroient aucun doute ſur le ſuccès de
la filature. Quant au prix , il prétend que
nos fabriques établies dans les campagnes ,
&furtout loindes grandes Villes , peuvent
être au pair de celles de l'Europe : il femble
réſulter auffi de ſes calculs que nous
foutiendrions la concurrence avec les toiles
de l'Inde rendues en Europe ; mais ſes
calculs font loin de s'accorder avec ceux
des Marchands de Rouen ; & d'ailleurs le
prix étant égal , la beauté , la bonté de la
toile fera-t'elle ici la même que dans l'Inde?
D'habiles ſpéculateurs prétendent que
le coton ne ſe travaille bien que fur les
lieux ; par ce qu'il s'altere dans l'emballage
&dans le tranſport , & qu'il n'eſt jamais fi
moëlleux que lorſqu'il vient d'être cueilli.
L'Auteur de l'examen ſur la prohibition
des toiles peintes , en convenant qu'il eſt
poſſible de fabriquer en France des toiles
de coton en concurrence avec les Etrangers
, dit qu'ilfaut attendre que ces établiſ-
Semensfoientformés , &qu'avant cela il ne
feroit pas prudent de nous conduire commie fi
nous étions arrivés au but. On lui répond ici
que pour fabriquer des toiles , on attendra
qu'on puiſſe les vendre , &qu'il faut établir
la confommation en même temps que
114 MERCURE DE FRANCE.
la fabrication. Voyons à préſent quel tort
cet établiſſement feroit à nos Manufac
tures.
L'Auteur rappelle la diſtinction qu'il a
faite de l'intérêt des Commerçans & de
Pintérêt du commerce , & il obſerve qu'il
ne ſeroit pas impoffible que la fabrication
des toiles peintes fût très-utile au commerce
en général , quoique nuiſible à chacun
des Commerçans actuellement établis.
Il entre enſuitedans le détail de ce préjudice
à l'égard des Manufactures de foie ,
desManufactures de petites étoffes en laine
, & des Manufactures de cotonnades
établies à Rouen.
Auxplaintes des Fabriquans de Rouen ,
il répond 1º. qu'ils ſeroient employés aux
nouvelles toiles de coton ; 2°. que le commerce
n'en feroit point incompatible avec
celuides cotonnades. Je doute que ces Fabricans
foient fatisfaits de pareille réponſe
, ni que l'exemple des Anglois les
raffure ſur le danger de ce concours. Aufli
PAuteur , pour leur fermer la bouche , les
oppoſe- t'il à eux - mêmes. L'établiſſement
de leur Manufacture nuiſoit plus à celles
des étoffes de laine que ne peut lui nuire
celles des toiles peintes. La main-d'oeuvre
du peuple , la culture des terres , la noursiture
du mouton , les Manufactures de
OCTOBRE. 1758 . Frg
toile & de laine , tout devoit yperdre.
Cependant le Conſeil jugea en leur faveur..
« L'intérêt particulier varie ; mais l'intérêt
>> de l'Etat eſt toujours le même , & cer
>>intérêt demande qu'on permette aujour
>>d'hui la libre fabrication des toiles pein-
>> tes , comme on a permis autrefois celle
>>des cotonnades. A cet argument pref
fant , quelques Citoyens répondent : Le
peuple avoit beſoin d'une étoffe de coton
légere , & à bon marché. On a fait pour
lui un établiſſement nuiſible à la conſom .
mation de la laine , & par conféquent à
l'agriculture. Mais cet établiſſement ac
cordé aubeſoin, n'en autoriſe pas un plus
nuiſible encore , & que l'on n'accorderoit
qu'au luxe ; car il ſeroit ridicule de prétendre
que la couleur imprimée à la toile
fût un objet de premier beſoin. C'eſt ſurtout
aux fabriques d'étoffes légeres en laine
, que les toiles peintes nuiroient , & la
laine n'eſt déja qu'à trop vil prix dans le
Royaume.
L'Auteur tâche de faire voir que les
Manufactures de Lyon & de Tours fouffriroient
peu de ce nouvel établiſſement , &
il applannit toutes les difficultés qu'on lui
oppoſe à cet égard d'une maniere ſpécieuſe.
Mais il va plus loin. « Qu'on exagere
>> tant qu'on voudra , dit- il , le vuide quis
116 MERCURE DE FRANCE:
» pourra réſulter du nouvel établiſſement
» dans nos Manufactures de ſoie; il eſt
> certain qu'on n'en éprouvera aucun dans
>>la partie de ces Manufactures dont les
>>ouvrages paſſent chez les étrangers... Or
>>cela poſé , je dis que le tort que les toiles
>>peintes peuvent faire aux Manufactures
>>de ſoie , n'eſt preſque d'aucune impor-
>>tance pour le gouvernement. Il lui eſt
>>indifférent que la Nation ſoit vêtue de
>> foie ou de toile. >>
Non certes , lui dira-t'on , cela n'eſt pas
indifférent , & fans compter les inconvéniens
dont je parlerai dans la ſuite , il eſt
important pour l'Etat de ſoutenir des Manufactures
, qui font une branche de commerce
conſidérable chez l'étranger. Ce
commerce , qui n'eſt que de luxe , eſt ſujet
àmille accidens. Les circonstances actuelles
ſont un exemple des interruptions qu'il
peut fouffrir. Faut-il dans ces momens de
criſe laiſſer anéantir les établiſſemens ? &
qui les ſoutiendroit alors , ſi on leur ôtoit
les reffources du commerce de l'intérieur !
C'eſt un courant qui les arroſe dans les
temps d'aridité ; il eſt dangereux d'en détourner
la ſource. Obſervons encore que
les Manufactures de foie font moins nuifibles
que jamais à l'agriculture, depuis que
la plantation des mûriers & l'éducation
OCTOBRE . 1758. 117
des vers - à - foie a fait de cette denrée
précieuſe une production de nos campagnes.
Que le prix de nos étoffes augmente le
prix des denrées , c'eſt un mal pour le
commerce d'induſtrie ; mais un très -grand
bien pour l'agriculture , & par conféquent
pour l'Etat . L'exemple des Hollandois ne
prouve rien par rapport à nous. Tout doit
être au plus bas prix dans un pays qui ne
produit rien. Tout doit être à un prix
avantageux dans un pays qui produit tout
lui-même. Il eſt donc vrai , conclueront les
Syndics de la Chambre du Commerce de
Normandie ; il eſt donc vrai , comme
nous l'avons dit , qu'il faut fixer le conſommateur
regnicole vers les Manufactures
les plus avantageuſes à la conſommation
intérieure , & au commerce avec l'étranger.
J'ai déja touché l'article des Manufac
tures de laines. Ace ſujet, l'Auteur obſerve
1°. que les Fabricans de Lainages lé
gers , qui ſeuls auroient droit de ſe plaindre,
ne ſe plaignent pas , ou ſe plaignent
modérement ; 2 ° . qu'en Angleterre où l'on
traite avec tant de prédilection les Manufactures
de laine , tout genre d'induſtrie
eſt permis , protégé , encouragé ; 3 °. que
cette même raiſon auroit dû s'oppoſer à
113 MERCURE DE FRANCE.
l'établiſſement des Manufactures de foie&
de cotonde toute eſpece.
L'Auteur avouera que c'eſt ici ſon endroit
foible . Que les Fabricans ſe plaignent
ou non d'un projet qui tend à leur
ruine ; que l'Angleterre qui a le débit le
plus facile & le plus avantageux de ſes laines,
laiſſe la liberté de travailler les cotons
de ſes Colonies; qu'on ait eu des raiſons
pour établir en France des Manufactures
de foie&de coton au préjudice de l'agriculture
, tout cela prouve - t'il que l'on
doive ruiner les ſeules Manufactures du
Royaume , qui encouragent leCultivateur,
pour en établir une qui nous eſt étrangere ?
Elle conſommera , dit l'Auteur , le coton
de nos Colonies : &que deviendra la laine
de nos troupeaux ? irons-nous la vendre à
la Chine ?
A ces réponſes particulieres pour chaque
eſpece de Manufacture , l'Auteur en
ajoute de plus générales , que je paſſerai
fous filence.
Les Fabricans ont donné dans l'extrême
, en expoſant les maux qui réſulteroient
de ce nouvel établiſſement ;l'Auteur de ces
réflexions donne dans l'extrême oppofé.
D'un côté tout eſt perdu , de l'autre le mal
est très-peu de choſe pour les anciennes
Manufactures, ou plutôt elles gagnentelles-
1
OCTOBRE . 1758 .
:
119
mêmes à l'établiſſement de celle-ci , les
unes & les autres s'aideront mutuellement :
comme l'Auteur diminue les inconvéniens
qu'on lui oppoſe , il exagere tous les motifs
qui peuvent le favorifer. Ne pas permettre
l'uſage d'une étoffe, c'eſt gêner d'une
maniere odieuſe la liberté des citoyens. La liberté
à ſe vêtir de toile peinte ! n'est-ce pas
abuſerdes termes ? Elle eſt gênée , elle doit
l'être cette liberté dans bien d'autres choſes
! Que la nouvelle fabrique ſe concilie
avec les anciennes , ou qu'elle employe les
hommes qu'elles ceſſeront d'occuper , que
l'émigration de nos ouvriers en ſoierie
ne ſoit pas plus à craindre qu'elle ne l'a été
pour la Hollande , l'Angleterre , l'Allema
gne,lorſqu'ony a introduit les toiles peintes
; que la tolérance actuelle ait fait dans
nos Manufactures de ſoie tout le vuide
que feroit la libre fabrication ; qu'il n'y
ait aucun changement ſubit à craindre par
la raiſon , qu'on ne brûlera pas toutes les robes
& tous les meubles de foie & de laine le
jour qu'on permettra deſe vêtir & de se menbler
en toiles peintes; que les ouvriers renvoyés
des atteliers deLyon & deTours puiffent
retourner à la charrue , ou commencer
dans les arts un nouvel apprentiſſage ;
que , quelque occupation qu'on leur donne,
leur profeffion foit au moins auſſi utile à
120 MERCURE DE FRANCE.
l'Etat que celle qu'ils auront quittée ; tour
cela peut ſe foutenir avec plus ou moins
de vraiſemblance ; mais que préſerver le
peuple de la tentation d'un luxe nuiſible
à ce peuple même , & ruineux pour les
campagnes qu'il cultive à la fueur de fon
front , ce ſoitgênerſa liberté d'une maniere
odieuse; que l'obliger à ſe vêtir de la laine
de ſes moutons en concurrence avec les
cotonnades , étoffes ſolides & légeres, commodes
& durables , qui ſe lavent ſans ſe
déteindre , que la Nation fabrique ellemême
, qui durent beaucoup & qui coûtent
peu , ce ſoit mettre un nouveau fardeau
fur la tête du peuple qui consomme , & du
Cultivateur déja preſqu'accablé ; donner
tout cela pour des raiſons , c'eſt , ſi je ne
me trompe , deshonorer ſa cauſe. Il falloit
ſe borner à deux points : à prouver 1 °. que
l'établiſſement propoſé ne nuiroit point à
l'agriculture ; 2° . qu'il compenferoit au
moins par ſes avantages le préjudice qu'il
doitcaufer aux anciens établiſſemens .
Pour en venir à ce dernier article , il eſt
certain que dans l'alternative de laiſſer introduire
lestoiles peintes étrangeres ou d'en
fabriquer nous-mêmes , le dernier parti eſt
le meilleur ; mais ſommes nous réduits à
cette alternative ?
i L'Auteur fait monter bien haut le bénéfice
OCTOBRE. 1758. 12
fice de la main-d'oeuvre , mais il doit ſçavoir
que dans une concurrence libre , ce
bénéfice n'eſt jamais proportionné qu'au
nombre d'Ouvriers , & au temps qu'ils
employent , à moins que l'induſtrie particuliere
ne tienne lieu d'un privilége excluſif.
Car fi un art très - lucratif est en
même - temps très - facile , l'induſtrie ſe
portera vers cet objet , & le prix de la
main-d'oeuvre baiſſera juſqu'au niveaude
la ſubſiſtance commune. Tel ſeroit le cas
des toiles peintes ; la concurrence libre ,
ſoit intérieure ſoit extérieure , en retrancheroit
bien vîte l'excédent de ſa valeur
vénale , au-deſſus du prix général & proportionnel
de la main-d'oeuvre.
Si le prix de la matiere premiere eſt pen
de choſe , dit l'Auteur de ces réflexions ,
encomparaiſonde celui que la main- d'oeuvre
donne à la marchandise , on ne doit
pas craindre d'élever des Manufactures ,
même en manquant des matieres premieres.
Non fans doute , répondent les Economes
politiques , ſi l'on n'a pas de quoi
mieux occuper les hommes qu'on y employe
; mais c'eſt là le noeud de la difficulté.
L'avantage commun de toutes les Ma
nufactures , qui travaillent pour l'Etranger
, c'eſt de procurer aux productions du
L.Vol. F
3
)
122 MERCURE DE FRANCE.
fol , une confommation intérieure , équivalente
au produit de l'exportation. Par
exemple , vingt mille Ouvriers qui travaillent
à Lyon pour l'Etranger , font
vingt mille penſionnaires que l'Etranger
nourrit dans le Royaume , & qui achetent
nos denrées avec l'argent de nos voifins.
Mais les Manufactures qui mettent
en oeuvre les productions du pays , procurent
en même- temps une double conſommation
; ſçavoir , celle des Ouvriers ,
en denrées commeſtibles , & celle de leur
ouvrage en matiere premiere. Celle- ci eft
toute en profit pour l'Etat , au lieu que
l'autre n'est qu'un moyen d'échange plus
facile & plus commode que le débit dans
l'Etranger. Il n'y a donc pas à héſiter
dans le choix , entre une Manufacture
qui donne une valeur vénale aux production
du pays , avec celle qui travaille
des matieres étrangeres. L'avantage eſt encore
plus ſenſible pour le commerce intérieur
, puiſque l'une ne nous rend tributaires
que de l'Etat , & que l'autre nous
rend tributaires du pays d'où elle tire fes
matieres. Je fuppofe même que le peuple
fût vêtu à meilleur marché avec de
l'indienne , ce ſeroit lui en impoſer , que
de lui préſenter cet appât ; car un écu
qui ne fait que circuler dans l'intérieur ,
OCTOBRE. 1758 . 123
revient par l'équilibre des prix & par la
fucceſſion des échanges , dans les mains
de celui qui le donne , au lieu que vingt
fols qui paſſent à l'Etranger , ne reviennent
point ou reviennent lentement. Plus
le cercle de la circulation eſt étendu , plus
le reflux eſt tardif, incertain , difficile .
< Al'égarddu nombre des Ouvriers , nous
ne ſommes pas au moment de préférer les
Manufactures , qui en employent le plus ,
& l'Auteur a raiſon de ſe prévaloir du
fervice que le nouvel établiſſement rendroit
aux campagnes , en leur renvoyant
des mains inutiles ; mais il a tort d'abandonner
ce moyen , pour prouver que les
toiles peintes occuperoient autant de Fabricans
que les cotonnades. Et commenr
conciliera-t'il la ſuppoſition de ce
même nombre d'hommes à nourrir , avec
le meilleur marché qu'il annonce ? Eft- ce
qu'à nombre égal , on fabriquera , on débitera
plus de toiles peintes qu'on ne débitede
cotonnades ? Si cela eſt , la Fabrique
des toiles diminuera de tout cet excédent
le débit de quelqu'autre Manufacture
dont elle n'occupera point les Ouvriers :
or c'eſt ſurtout pour les Manufactures de
laine que l'on doit craindre le préjudice
de ce nouvel établiſſement.
Il fort 20 millions pour les toiles peintes
Fij
124 MERCURE DE FRANCE.
introduites en fraude : c'eſt un grand mal ;
mais l'on n'a qu'à vouloir , le mal va ceſſer
avec ſa cauſe.
L'Auteur a beau nous promettre des
avantages incertains pour nous dédommager
d'un préjudice inévitable ; il a beau
nous préſenter le bénéfice d'une nouvelle
branche de commerce dans l'étranger ,
l'aiſance du peuple vêtu à meilleur compte
, le cotonde nos Colonies mis en oeuvre
&en valeur ; le coton de nos Colonies ne
nous eſt pas fi précieux que nos laines ; le
peuple ne ſera jamais ſi avantageuſement
vêtu , que de la dépouille des troupeaux
qui engraiſſent les campagnes : fi nous
avons quelque branche de commerce à
foutenir , à vivifier , c'eſt celle qui vivifie
l'agriculture , & les bons Citoyens en reviendront
toujours là. Il falloit donc, pour
autoriſer le projet de la fabrication des
toiles peintes , prouver, ou qu'il eſt impofſible
d'en empêcher l'uſage , & parconféquent
l'introduction , ou que cette nouvelle
fabrique ne nuira point au débit des
étoffes de laine. Ni l'un ni l'autre de ces
deux articles n'eſt prouvé dans ces Réflexions.
Les maux qui réſultent de la contrebande
ſont déplorables ; mais la contrebande
ceſſe où ceſſe l'uſage des marchandises
۱
OCTOBRE. 1758 . 125
prohibées , & l'uſage va ceſſer dès qu'on
le voudra ſérieuſement. La tolérance a
ſuſpendu la loi ; mais que la loi ſoit mife
en vigueur , elle n'aura pas plus d'infracteurs
que toutes les autres loix de Police :
une loi prohibitive des choſes de premier
beſoin, ſeroit une loi impuiſſante de ſa
nature ; mais perſonne ne peut foutenir
ſérieuſement que dans un Etat policé , il
foit impoſſible d'empêcher le port & l'ufage
d'une toile dont tout l'avantage fur
les toiles permifes eſt d'être un peu plus
agréable aux yeux. Pourquoi la contrebande
du tabac est- elle ſi difficile à détruire
? c'eſt qu'il eſt impoffible de l'attaquer
dans ſa cauſe , c'est- à- dire dans l'uſage du
prohibé. Il n'en eſt pas ainſi de la toile.
C'eſt encore nous ſuppoſer bien crédules
, que de vouloir nous perfuader que
la fabrication & l'introduction des toiles
peintes étant libres , il en entreroit peu de
l'étranger. Qu'on acheve de lever la digue,
leRoyaume en fera inondé dans une ſaifon.
Le danger de l'introduction n'ajoutant
plus au prix de ces toiles , elles prendront
le deſſus ſur toutes celles de nos
étoffes dont elles peuvent tenir lieu , &
toutes ces branches de commerce feront
ruinéesde fond en comble, avant que notre
fabrique de toiles peintes ait eu le temps de
s'effayer. Fiij
126 MERCURE DE FRANCE.
L'Auteur des Réflexions ſe trouve ici
dans une eſpecede détroit; car s'il prétend
que la fabrique des toiles dans leRoyaume
s'établira tout d'un coup , cet établiſſement
ſubit rendra tout d'un coup inutiles des
milliers de Fabricans dans les autres Manufactures
, & s'il nous promet que cet
établiſſement ſera ſucceſſif , il donne aux
Manufactures étrangeres le temps de nous
prévenir , &de s'enrichir à nos dépens par
l'introduction de leurs toiles .
L'Auteur voudroit bien qu'on pûr concilier
la fabrication intérieure & la prohibition
des toiles du dehors. Mais il voit
qu'il retombe dans tous les inconvéniens
de la contrebande. Il ſe réduit donc à demander
qu'on impoſe un droit d'entrée
fur les toiles étrangeres : mais ce droit , s'il
eſt aſſez modique pour ne pas nous rejetter
dans le danger de la contrebande , ſera-t'il
affez fort pour aſſurer à nos toiles l'avantage
de la concurrence avec celles de nos
voiſins , & furtout avec celles des Indes ?
Er quand on y réuſſiroit , il ne s'agit pas
ſeulement de s'aſſurer du débit de nos toiles
dans le Royaume , il faut encore n'avoir
pas à craindre que cette branche de
commerce en érouffe de plus utiles. La
fabrication de nos laines met en valeur
nos troupeaux , & alimente l'agriculture :
OCTOBRE . 1758. 127
la fabrication de nos ſoies met en valeur
nos plantations de mûriers , & attire l'argent
de l'étranger dans le Royaume. Il n'y
a aucune apparence que nos toiles peintes
deviennent jamais un objet de commerce
extérieur ; il eſt incontestable qu'elles n'ont
pour l'intérieur d'autre avantage que de
remplacer , peut être à un prix un peu plus
bas, les Manufactures de cotonnades & d'étoffes
de laine. Il n'y auroit donc en faveur
de la libre fabrication des toiles pein.
tes , que la difficulté d'en détruire l'uſage ;
& c'eſt au Gouvernement ſeul à décider ſi
cet obſtacle au bien public eſt en effet infurmontable.
Je finis cet extrait par une des réflexions
pleines de modération & de ſageſſe qu'on
a faites ſur le même objet , & qui renferment
un grand ſens fous un très - petit
volume.
Une nouvelle branche de commerce de
plus , peut- être combinée de trois façons
différentes , tant en elle- même que relativement
aux autres.
Ou elle occaſionnera de la perte , ou elle
produira du profit , ou enfin le profit & la
perte feront compenſés l'un par l'autre.
Dans le premier cas , la délibération eſt
toute faite : il faut rejetter un ſyſtême qui
tend à ce but ; les Mémoires des Manufac-
:
Fiv
128 MERCURE DE FRANCE.
tures prétendent que cette perte exifte : fi
ce fait eſt vrai tout eft dit.
La troiſieme fuppofition eſt encore à
écarter : car ſi la perte eſt égale au profit ,
il vaut mieux reſter comme on eft , que de
changer de ſituation ; tout mouvement
dans ce genre occaſionne toujours une
fecouffe.
C'eſt donc la deuxieme combinaiſon
ſeule qui réduit la queſtion à fes véritables
termes: il s'agitdoncde fçavoir ſi la liberté
des toiles peintes accroîtra le commerce de
France, & fi le profit qui en reviendra
fera affez fupérieur , non pas pour dédommager
des pertes qu'on fera fur autre chofe
, cela tomberoit dans la troiſieme ſuppoſition
; mais pour donner un profit
confidérable , réel , certain , ſolide & duzable.
Car il faut au moins qu'en enviſageant
ce profit , on y trouve les mêmes qualités
&les mêmes conditionsque dans la perte :
fi la perte eſt irréparable & que le gain
foit paſſager ; fi la perte exiſte déja , & que
le gain ſoit douteux & en efpérance ; fi la
perte doit aller en augmentant , & que le
gain foit borné& ne puiſſe s'étendre ; enfin
fi la perte actuelle ſe trouve liée à d'autres
pertes conſidérables qu'elle peut occafionner
avec vraiſemblance , & que le profit
OCTOBRE . 1758 . 129
foit ifolé & ne tienne à rien ; il eſt clair
alors que les chofes ne font plus égales , &
que c'eſt agir ſagement que de réſiſter à la
tentation d'un pareil profit : il n'auroit
que l'apparence du bien , &deviendroit
un mal en effer.
LA RÉGLE des devoirs que la nature
inſpire à tous les hommes.
L'Auteur expoſe lui-même le plan de
fon ouvrage dans une inſtruction préliminaire
, dont je vais donner le précis .
Les hommes ne ſe ſont pas faits : leur
auteur, juſte & fage, comme il l'eſt , a dû
imprimer dans leur coeur des principes
qui puiſſent leur rapeller le premier
point de perfection d'où ils font partis
forſqu'ils s'en écartent ; enforte que
pour peu qu'ils veuillent réfléchir , la
connoiffance de ces principes ſe fortifie
en eux & ſe perfectionne. Ces regles
premieres doivent être pour tous ; elles
font donc fimples & affez générales pour
en tirer les conféquences néceſſaires aux
différents états de la vie. Pour réduire la
regle des devoirs à ſes principes , il n'y a
point de ſyſtême à faire , l'unique foin
c'eſt d'imiter celui qui eſt tout fait , &
de montrer la liaiſon de ſes parties. Ce
ſyſtème eſt celui qui réfulte de la conftitu
,
Fv
130 MERCURE DE FRANCE .
tionde notre être , de nos premiers penchans
, de nos affections , de nos fentimens
, &des notions naturelles qui ſe
forment des réflexions que nous faiſons
fur notre propre fond. C'eſt-là l'école où
Dieu nous renvoye. La regle des devoirs
eſt donc dans le coeur de l'homme , &dans
le coeur de tous leshommes. L'Auteur tâche
de le prouver par le témoignage univerſel
du genre humain qu'il atteſte. La voix de
la nature n'eſt point trompeuſe , ſi ſon Auteur
ne trompe point : or que nous dit cette
voix ? C'eſt la matiere de ce livre.
L'homme porte en lui deux affections
ou deux ſentimens, inaltérables , l'amour
de la juſtice & l'amour de la gloire. Comme
ces deux ſentimens , dit l'Auteur ,
font labaſe de tout mon ſyſtème , je n'oublie
rien pour en conſtater la réalité.
Le goût du bien moral eſt en nous
un instinct , comme le goût du bon & du
beau phyſique. Une direction ſemblable
àcellequi mene les animaux aux alimens
qui leur conviennent, ou qui leur fait faire
ceux qui leur nuiſent , force en quelque
forte notre ame à difcerner entre les actions
des hommes que nous jugeons bonnes ou
mauvaiſes.
Cette notion , ce goût de juſtice ne
perd jamais toute ſa force fur ceux
OCTOBRE. 1758: 131,
mêmes qui font profeſſion d'en ſecouer
le jong. On ne fuit pas toujours les ſaines
maximes que nous ſuggere ce préjugé
du coeur ; mais on ne ceſſe point de les approuver
, elles reſtent en poſſeſſion de régler
le langage : la vertu jouit d'une eſtime
forcée.
>>Il eſt des eſprits qui ſe refuſent à ces
>> forte de preuves , & qui les confiderent
>> comme les fruits de certains préjugés
>> perſonnels : » Il en eſt ſurtout , qui regardent
les ſentimens du bien&du mal ,
du juſte&de l'injuſte,comme une ſuitedes
ſentimens de l'utile & du nuiſible , &
comme relatifs à l'état de l'homme en ſociété.
D'où ils concluent que la vertu &
le vice ne font que des rapports , que
les idées que nous en avons , n'ont pu
venir qu'à l'homme en ſociété , & que
dans tous les cas où les idées de l'utile
&du nuiſible différent , les idées de jufte
& d'injuſte , de bien & de mal , doivent
différer. Qu'ainſi tel peuple a dû
appeller vertu , ce que tel autre appelloit
vice.
ود
« Je leur fais voir , dit l'Auteur , que
>>la notion du bien & du mal moral eſt
>> univerſelle , & dès là même , naturelle
>>à tous les hommes. Ce n'eſt en effet que
>> parce qu'elle eſt naturelle qu'elle ,
F vj
132 MERCURE DE FRANCE:
>> eſt univerſelle , que quelques nations.
>>appellent mal ce que d'autres appellent
» bien. Cette objection confirme mon
>>principe , au lieu de l'infirmer : il en
>>réſulte , qu'il y a chez toutes les nations
>> des idées de bien &de mal , & des ter-
>>mes pour les exprimer. » Cependant , fi
ces idées ne font pas les mêmes partout ,
elle ne peuvent ſervir de regle ; car qui décidera
de la juſte application des termes ?
J'indique , répond l'Auteur , les fources
d'où les contrariétés ont pu naître
& les moyens infaillibles pour ramener
à l'unanimicé les opinions les plus oppofées.
,
Ce ſeroit un grand bien ſans doute ;
il ne reſte plus qu'à ſçavoir ſi ces moyens.
font auffi infaillibles que l'Auteur ſe l'eſt
perfuadé.
Ces penſées , qu'il n'y a de différence
entre les objets des vertus & des vices ,
que celle de l'utilité plus ou moins marquée
, & que rien n'eſt mal , qu'autant
qu'il eſt défendu par les loix civiles : » Ces
>>penſées bizarres ſont miſes au néant
» par des raifonnemens ſans replique , &
> qui ne laiſſent plus voir dans l'objec-
>> tion , que du faux , de l'abſurde & du
>>ridicule. >>
Les idées du bien & du mal moral
1
OCTOBRE. 1758. 13
fubſiſtoient avant les loix humaines ; c'eſt
une vérité d'expérience confirmée par
l'exemple de tous les peuples , & par l'aveu
de tous ceux qui ſe ſont expliqués
fur l'origine du droit , fur fon eſſence ,
fur ſes effets : les législateurs ont trouve
l'ordre preſcrit par une raifon fouveraine
dont la raifon de l'homme n'eſt que comme
un écoulement.
Les loix , quelques ſages qu'elles foient,
ne commandent & ne défendent pas tout
ce qu'il y a de juſte ou d'injuſte , & la
juſtice de l'homme doit toujours aller
beaucoup au delà de leurs diſpoſitions..
x
Deux impreſſions contraires, le remords
& le defir de la gloire , les confirment
dans la perfuafion , que quand il n'y au--
roit jamais eu de loix écrites ou convenues
, ils n'en feroient pas moins obligés
de vivre felon les loix qu'ils portent
gravés dans leur propre coeur.
Le remords eſt une impreſſion ſi natu-:
relle , qu'elle fe remarque même dans
les enfans. L'Auteur fait une longue énumération
des effets & des témoignages
des remords , atteſtés par toutes les Nations.
L'amour de la justice nous eſt donné
pour nous rendre dignes de la gloire qui
la fuit. C'eſt ainſi que ces deux ſentie
;
134 MERCURE DE FRANCE.
mens concourent à confommer le grand
deſſein de Dieu fur nous : l'un fait notre
mérite , & l'autre notre récompenfe.
Un Etre ainſi conftitué nous indique
de lui-même la grandeur de fon origine
: de-là , l'Auteur s'éleve à la démonftration
de l'exiſtence de Dieu , tirée de
la conſtitution morale de l'homme.
Les actions morales ne ſont ni récompenſées
ni punies dans cette vie , felon
toute l'étendue de leur mérite ou de
leur démérite. Le mérite ſurtout des
vertus eſt de nature à ne pouvoir être
récompensé par aucun dédommagement
digne d'elles , ſi ces dédommagemens font
paſſagers. Il y a donc des récompenfes
&des châtimens futurs , qui ſuppoſent
les ames des hommes immortelles .
L'Auteur des principes du droit natu
rel , dans ſa diſſertation ſur l'immortalité
de l'ame , en réduit toutes les preuves
à des probabilités. Celui ci entreprend
de lui faire voir que pluſieurs des preuves
qu'il ne donne que pour probables ,
font en effet démonstratives.
11 reprend enſuite l'enchaînement de
fes principes. Il eſt eſſentiel à l'homme ,
pour fixer les objets de ſes eſpérances &
de ſes craintes , de bien ſçavoir comment
il peut mériter ou démériter. No
OCTOBRE. 1758. 139
tre juſtice conſiſte à faire ce qui nous
eſt montré comme juſte , précisément parce
qu'il eſt juſte ; dans le mal , aucontraire ,
on démérite par la ſeule volonté de le
préférer au bien.
د
Mais on allégue que les vérités morales
ne peuvent être démontrées. L'Aur
teur ſoutient qu'elles peuvent l'être : il
prétend que celles qu'on appelle de ſentiment
font plus évidentes par ellesmêmes
, que les idées purement ſpéculatives
; il en donne quelques eſſais qu'il
regarde comme incontestables ; il obſerve
que les ſimples déciſions de la confcience ,
font communément fi claires & fi füres ,
qu'on ne peut les infirmer ſans ſe démentir
foi-même , & pour ôter tout pré--
texte à de nouvelles inſtances , il examine
ſur quels ſujets il peut naître des doutes
, quelles en font les cauſes ,&c.
Il n'y a point , dit-il , d'erreur invincible
ſur les devoirs , il n'y a point de
devoirs incompatibles : il parcourt toutes
les cauſes des erreurs & les moyens de
s'en préſerver.
Aucune raiſon ne l'emporte ſur l'obligation
des devoirs indiſpenſables ; mais
les obligations impoſées par des loix humaines
, n'ont jamais , dit il , ce caractere
: on doit ſuppoſer que les Législateurs
136 MERCURE DE FRANCE.
:
ne ſeſont jamais propoſé de contredire le
droit naturel .
Il y a des regles pour décider des actions
, quand les doutes tombent ſur les
fuites qu'elles peuvent avoir , & fur le
mauvais fuccès qu'elles ont eu. L'Auteur
croit avoir déterminé ces regles : quant
à la liberté , nous en avons l'invincible
fentiment en nous-mêmes. Le fataliſme
eſt une abſurdité ; nier ouvertement que
nous ſoyons libres , c'eſt nier en fecret
qu'il ait un Dieu .
Telle eſt la ſubſtance du premier vo
lume , dont la concluſion eſt que la vie
de l'homme doit être toute raiſon : les
principes de notre conduite s'appliquent ,
premiérement , à ce que nous nous devons
à nous-mêmes , à ce que nous de.
vons à nos femblables , & furtout , à ce
que nous devons à notre Auteur.
Le détail de ces trois fortes de devoirs
fait la matiere des trois volumes fuivans ,
dontje rendrai compte dans les prochains
Volumes , fi l'affluence des Ouvrages
nouveaux m'en laiſſe le temps & l'efpace.
Nota. Une difficulté que je n'ai pu prévoir
, retarde encore l'impreſſion des notes
que je me propofois de donner ſur quel
OCTOBRE. 1758 . 137
ques- unes des maximes recueillies dans le
livre intitulé , le Géniede Montesquieu.
CONSIDERATIONS ſur le Commerce , &
en particulier ſur les compagnies , ſociétés
&maîtriſes. A Amsterdam , & ſe trouve à
Paris , chez Guillyn , quai des Auguſtins ,
au Lys d'or.
Oeuvres poſthumes de M. de *** contenant
ſes harangues au Palais , ſes difcours
Académiques , &c. Ce livre eftimable , le
monument le plus glorieux qu'on pût élever
à la mémoire de fon Auteur , a été imprimé
, à Lyon , chez les freres Duplain ,
rue Merciere.
LES PENSÉES errantes avec quelques lettres
d'un Indien , par Madame de * * *. A
Londres , &fe trouvent à Paris , chez Hardi
, Libraire , rue S. Jacques , à la Colonne
d'or.
EPITRE d'Héloïſe à Abailard , traduite
( en proſe ) de l'Anglois , avec un abrégé
de la vie d'Abailard, A Geneve, & ſe trouve
à Paris , chez Tilliard , quai des Auguſtins,
& chez la Marche , au Palais Royal.
DÉTAILS Militaires par Durival le cadet
, à Lunéville , de l'Imprimerie de C. F.
Meffuy.
138 MERCURE DE FRANCE.
EXAMEN des Eaux Minérales de Verberie
, ſe vend à Paris , chez Barrois , rue
du Hurpoix , au Mercure.
ELOGE de M. de Fontenelle, par M. l'Ab.
bé Trublet. Cet Eloge fait partie des nombreuſes
additions inférées dans l'Edition
du Dictionnaire de Moreri , qui paroîtra
l'année prochaine. On ne peut que louer
le zelede M. l'Abbé Trublet pour la mémoire
de ſon illuſtre ami. Ceux qui ont
dit que M. de Fontenelle n'avoit jamais
aimé & n'avoit jamais été aimé , ſont bien
démentis d'un côté par le fait , & il feroit
difficile de ſe perfuader , qu'une affection
auſſi pure , auſſi vive , auſſi conſtante , eût
pris pour objet un ingrat.
ELÉMENS d'Arithmétique , d'Algebre &
deGéométrie , avec une introduction aux
Sections Coniques , par M. Mazeas , Profeſſeur
de Philofophie en l'Univerſité. A
Paris , chez P. G. le Mercier , rue S. Jacques
, au Livre d'or.
DISSERTATIONS ſur les biens nobles ,
avec des obſervations ſur le vingtieme , &
quelques autres pieces relatives à ces objets.
Ce recueil intéreſſant paroît ſous deux
formes , in- 8 °, petit format , 2 volumes ;
in- 12 , 1. vol.
OCTOBRE. 1758. 139
L'UTILITÉ de l'Education des Armes , ou
l'Emulation renaiſſante. A Paris , chez
Cuiffard , quai de Gêvres .
L'Auteur y rappelle la jeuneſſe à l'exercice
des armes , c'eſt à-dire , du fleuret ; il
en fait ſentir l'utilité , & parmi les avantages
qu'il y trouve , celui de rendre un
homme plus réſervé , plus prudent & plus
brave , feroit un grand bien pour la ſociété
, ſi le fruit de cette expérience étoit le
même dans tous les hommes. Mais pour
un jeune étourdi qu'elle modere , combien
de lâches infolens n'encourage-t'elle pas ?
RECHERCHES hiſtoriques &critiques fur
les différens moyens qu'on a employés juſqu'ici
pour refroidir les liqueurs , où l'on
indique une forme de temps immémorial
& pratiqué dans la plus grande partie de
l'Univers , par lequel il eſt facile ſans nulledépenſe
, & avec un ſoin très léger , de
ſe procurer dans les plus grandes chaleurs
de l'été , desboiſſons très- fraîches. Se vend
chez Claude Heriſſant , fils, rueNotre-Dame.
L'extrait dans le volume prochain.
Tractanda ac perdiſcende Theologia ratio.
Parifiis , ex typis Prault , ad ripam vulgò
deGêvres , fubfigno Paradiſi.
140 MERCURE DE FRANCE.
ESSAI d'une Hiſtoire de la Paroiſſe de S.
Jacques de la Boucherie , où l'on traite de
l'origine de cette Eglife , de ſes antiquités ,
&c. avec les plans de la conſtruction & du
territoire de la Paroiſſe , gravés en tailledouce.
Ouvrage intéreſſant pour les Paroiffiens
& pour les perſonnes qui aiment
l'antiquité. A Paris , chez Prault , quai de
Gêvres , an Paradis.
MANUEL Phyſique , ou maniere courte
& facile d'expliquer les phénomenes de la
nature , par M. J. Ferapie Dufieu . ALyon ,
chez Geoffroy Regnault , rue Merciere , fe
trouve à Paris , chez J. T. Heriſſant , rue
S. Jacques , à Besançon , chez Santel le cadet
, àAvignon , chez Chambeau , à Marfeille,
chez Moffy.
L'Auteur eſt un jeune homme ſtudieux ,
qui a l'eſprit net , précis & juſte , & le talent
de répandre dans ſon ſtyle la clarté
de ſes idées. Son ouvrage , fans être profond
, préſente des notions curieuſes pour
le commun des lecteurs. Il eſt dédié aux
Adminiſtrateurs de l'Hôtel- Dieu de Lyon ,
à cette élite de citoyens , les modeles des
riches , les peres des pauvres , l'honneur
de leur patrie & de l'humanité..
OCTOBRE. 1758. 141
ARTICLE III.
SCIENCES ET BELLES - LETTRES.
THÉOLOGIE.
SUITE des Lettres de M. l'Abbé de ***
LE Tome II. imprimé chez Heriſſant , rue
Neuve Notre-Dame , 1754 , contient fix
Lettres , qui font les XI , XII , XIII , XIV ,
XV & xv1° qui terminent l'ouvrage.
Les 8 premieres pages de la Lettre onzieme
caractériſent la vérité d'une maniere
ſi noble , que je ne puis m'empêcher
d'exhorter à les lire dans le livre même.
De là l'Auteur à la page neuvieme, paſſe
aux termes énigmatiques , dont il regarde
l'intelligence comme le premier pas qu'il
faut faire pour ſaifir la connoiſſance du ſtyle
prophétique , où il refte encore de grandes
difficultés à vaincre ; mais avant que
de continuer l'examen de ces termes dont
il a parlé dans le premier volume , il exhorte
ſes éleves à l'étude du ſtyle prophé
tique, par une raiſon vraiement eſſentielle,
142 MERCURE DE FRANCE .
qui eſt de ſe mettre en état de concilier les
paſſages de l'ancien Teftament avec euxmêmes
, lorſqu'ils font cités dans le nouveau.
M. l'Abbé de *** cite en preuve de ces
textes fi néceſſaires à concilier , le Pf. 108 .
Deus laudem netacneris , qui , entendu dans
l'ancien Teſtament des Apoſtats , dont l'Egliſe
d'Iſraël ſe plaint par la bouche de
David , s'applique avec une juſteſſe admirable
à Judas , Chef des Apoſtats du nouveau
Testament .
L'Auteur , au bas de la page 15 , donne
une idée très-claire du ſtyle prophétique
par ſa ſeule diviſion , en quatre parties ,
qui font :
1 °. Les termes énigmatiques.
2°. Les termes généraux ou indéterminés.
3°. Les réticences ( ou termes ſous-endus.
)
4°. Les enallages (tant dans les noms
quedans les verbes.
Il n'eſt queſtion dans tout ce ſecond volume
, que des termes énigmatiques&généraux.
I. On nous permettra de paſſer ce que
dit ici M. l'Abbé de*** ſur les termes énigmatiques
, parce que les PP. Capucins ſes
éleves , entraitent d'après lui d'unemaniere
plus étendue dans le ſeptieme volume
OCTOBRE. 1758 . 143
de leurs principes difcutés. ( J'en rendrai
compte dans la fuite. )
Cependant on ne peut ſe refuſer à deux
obſervations qui précedent ce qu'il dit de
ces fortes de termes.
La premiere page 16 regarde leur antiquité
dans l'Egliſe d'Iſraël. L'Auteur fait
voir que Jacob , Moïse & Balaam ont employé
le ſtyle énigmatique en béniſſant la
nation ſainte. Enſuite il fait voir que d'âge
en âge ce ſtyle s'eft conſervé par une chaîne
aſſez ſuivie pour qu'on ne le perdît point
de vue. Le cantique de Débora , celui de la
mere de Samuel , ceux de David , celui de
Salomon , les ouvrages d'Iſaïe , de Jérémie
, d'Ezechiel , de Daniel & de Job , de
même que ceux des douze petits Prophetes
, ont conſervé le ſtyle énigmatique , &
la récitation des Pſeaumes l'a perpétué juſqu'à
J. C. & juſqu'à nous.
د
<<En effet , dit l'Auteur , au bas de la pa-
» ge 22 , S. Jean Chryfoftome , Théodo-
>>ret , S. Cyrille d'Alexandrie , & S. Je-
» rôme nous donnent l'explication de
>> ces termes. C'eſt dans ce tréſor que les
» plus célebres Commentateurs , Corne.
>> lius à Lapide , Salméron , Bonfrérius &
>>pluſieurs autres , & furtout Dom Cal-
» met , ont puiſé l'explication qu'ils nous
» en dorinent... Mais foyez perfuadés ,
544 MERCURE DE FRANCE.
>>Meſſieurs , que l'Ecriture Sainte bien ap-
- profondie , nous découvre tantde richef-
>>ſes en ce genre , qu'on ne fort pas de ſur-
>>priſe , quand on examine à quel point on
>>a porté la négligence ſur un article auffi
>> eſſentiel à l'intelligence des Pſeaumes &
>>des Prophetes , quant au ſens hiſtori-
ودque.
ود
La ſeconde obſervation qui , ſans porter
cetitre , ſe trouve à la page 31 , donne les
raiſons de l'inintelligibilité du ſtyle prophétique.
L'Auteur nous en donne cinq.
La premiere eſt que les oracles des Pleaumes
& des Prophetes contre Babylone , ne
devoient être entendus qu'après le renverſement
de cegrand Empire. La ſeconde eſt
l'endurciſſement&l'aveuglement auxquels
le commun , ou plutôt la très-grande partie
de ce peuple ſe trouvoit , ſoit avant la
captivité , ſoit du temps de J. C.
La troiſieme eſt le danger où les Iſraëlices
ſe ſeroient trouvés , ſi les prophéties &
les Pleaumes , qui preſque tous prédiſent
la ruine de Babylone , euſſent été compoſés
dans un ſtyle intelligible aux Apoſtats.
La quatrieme raiſon conſiſte ence que
rien n'étoit plus capable d'énoncer les deux
alliances , qu'un ſtyle qui , par la généralité
de ſes termes , par ſes expreſſions énigamatiques
, &par ſes reticences, forme un
yoile
OCTOBRE. 1758 . 145
voile qui , une fois levé , porte un jour
admirable fur l'ancien & le nouveau Teftament.
La cinquieme eſt tirée de S. Jean Chryſoſtome
, qui croit que ſi le peuple eût
compris combien les prophéties prononcées
contrelui , étoient terribles , il auroit
mis à mort les Prophetes , & c .
Il faut lire ledétailde ces raiſons depuis
la page 30 juſqu'à la page so .
II . L'Auteur employe les XIII & Χιν
Lettres de ce volume à développer la valeurd'un
nombre de termes généraux tirés
de différens textes de l'Ecriture ſainte . Enfuite
il explique le Pf. 116 , Laudate Dominum,
omnes gentes,& le premier Pfeaume
Beatus vir qui non abiit in concilio , & c.
qui lui ſeul tient la xiv Lettre. Ce Pfeaume
eſt traité dans toute l'étendue grammaticale
, néceſſaire pour lever les difficultés
que préſentent les termes généraux qui
formoient 1x articles , & les énallages au
nombre de 8. On nous diſpenſera de ce
détail , auquel nous renvoyons le petit
nombre de Sçavans qui ont aſſez de goût
pour s'y intéreſſer .
Mais je crois ne devoir point omettre
ce que M. l'Abbé de *** a remarqué à la
page 280. « Les termes généraux , dit- il ,
forment une eſpece de diſcours énigma-
I. Vol. G
146 MERCURE DE FRANCE.
>>tique d'autant plus difficile à pénétrer ,
» qu'on ne s'aviſe pas d'y ſoupçonner le
>> moindre voile. Eh ! pourquoi le ſoup-
>> çonneroit- on ? puiſque l'on croit y voir
>>les objets à découvert. Ces termes géné-
>>raux ſont ſi clairs & tellement à la por-
>> tée de tout le monde , que l'on riſque
>> de n'être pas cru , quand on avance que
>> ces expreffions , priſes dans la ſignifica-
>>tion indéterminée qu'elles préſentent, ne
>>rendent pas le ſens littéral de l'ancien
>>>Ifraël. >>
Et à la page 282 : " En effet , ſi l'on eût
>>fait lire à un Apoſtat , ou à tout autre
>>ennemi de l'Egliſe d'Iſraël le Pf. 36 ,
» Héb. 37. Noli amulari , l'on ne courroit
>> pas le moindre riſque. Il auroit dit : Je
>> ſens tout le mérite de cette piece ; j'y
>>vois un parallele entre l'homme juſte &
l'injuſte. Cette poéſie eſt bien faite ,
> mais le ſujet n'eſt pas nouveau. L'Apof-
>> tat n'auroit point eu tort , puiſqu'il faut
>> convenir que ce Pſeaume eſt un tiſſu des
>>expreſſions les plus claires. Elles forment
>>>néanmoins un voile tellement impénétra-
>> ble , que jamais l'Apoſtat ni le Chal-
>>déen n'auroient pu le percer pour y ap-
>>percevoir la triſte deſtinée de la Monar-
>> chie de Babylone & le triomphe d'Iſraël,
>>Cependant l'art de s'énoncer obſcure-s
OCTOBRE. 1758 . 147
ment , en ſe ſetvant d'expreſſion géné-
>> rales , n'eſt inconnu dans aucune Na-
>>tion. Les diſcours conçus en termes gé-
>>néraux , font ſouvent d'un grand fecours
>> pour s'énoncer en préſence des perſon-
>> nes , ſans qu'elles s'apperçoivent qu'elles
>> font la matiere de la converſation . Par
>> ce même chiffre ſi ſimple , on peut har-
> diment laiſſer lire une Lettre à l'homme
>> même contre lequel elle eſt écrite, "
On conçoit par ce que l'on vient de
lire , qu'il faut examiner avec une extrême
attention les termes généraux pour les reftraindre
à l'idée que le Prophete avoit en
vue , bien loin de s'arrêter aux notions
indéterminées qu'ils préſentent.
د
III. La Lettre xv fait voir que le ſtyle
prophétique employe les termes énigmatiques
& généraux dans la nouvelle alliance
auſſi-bien que dans l'ancienne ; ces termes
au nombre de 18 étant expliqués par
quantité de textes de l'ancien Teftament.
L'Auteur fait enfuite cette remarque, page
439 : « Je ne ſçais pas ſi tous ceux qui li-
» ront cette Lettre m'accorderont le dou-
> ble ſens littéral que je donne à tous les
>> termes que je viens d'expliquer. Mais il
>> ſera encore établi dans la ſuite d'une
>>maniere plus développée par ceux de
>> mes Eleves , à qui je remets le foin de
re
Gij
148 MERCURE DE FRANCE.
>> continuer & de perfectionner cet im-
>> portant Ouvrage.
>> Le Cantique de Zacharie , pere de
» Saint Jean-Baptiste , va prouver ſa réalité
>>du double ſens. En effet , preſque tout
>> ſon Cantique est composé des expref-
>>ſions que je viens d'expliquer ; il n'y a
>>pas un ſeul de ces termes qui n'entre
>> dans la compoſition du Benedictus ; &
>>afin qu'on n'en doute pas , je vais en
>> donner la traduction à côté du texte la-
>> tin , & marquer en caracteres différens
>> les paroles que Zacharie a empruntées
>>des Pſeaumes & des Prophetes pour for-
» mer ſon Cantique d'actions de graces au
>> ſujet de la naiſſance prochaine du Verbę
>> incarné. »
PHYSIQUE.
LETTRE d'un Médecin à l'Auteur du
Mercure
MONSIEUR , puiſque M. Olivier de
Villeneuve , Médecin de la Faculté de
Montpellier , dans ſon triomphe de l'éther
, inféré dans le premier volume du
Mercure de Juillet , nous déclare qu'il
OCTOBRE. 1758 . 140
eſt bien réſolu à ne rien écrire déformais
pour l'établiſſement de fon principe
, qu'il croit auſſi ſolidement établi
qu'incontestable , & que c'eſt pour la
derniere fois qu'il préconiſe l'éther , en
expliquant ſommairement le feu , la chaleur
, la flamme , la fumée , la lumiere ,
il eft temps de propoſer à ce ſçavant Médecin
, nos doutes ſur ſes explications , &
de ranimer , s'il ſe peut , ſon ardeur , qui
paroît vouloir s'éteindre dans lefeu, la chaleur
, la flamme , &c. Et d'abord prionsle
d'établir les titres de propriété du principe
, qu'il nous dit être fien , & qu'il /
n'a pas jugé néceſſaire de rappeller ici ,
fans doute , comme ſuffisamment connu .
C'eſt ſans contredit une grande découverte
, que celle d'un principe nouveau ,
qui ſemble ne devoir naître que d'une
immenſité de faits qui le reconnoiffent
pour pere. Newton a découvert des principes
nouveaux. La table des affinités de
M. Geoffroy , a fourni des principes nouveaux
en Chymie. La belle differtation
de Boerhaave , ſur le feu , la chaleur , &c.
établit , à l'aide d'un grand nombre d'expériences
la principale propriété du feu ,
qui eſt la raréfaction des corps.
Pareillement , les expériences de M.
Nedham , de la Société de Londres , ont
Giij
150 MERCURE DE FRANCE:
conduit ce Sçavant pleinde ſagacité àdes
principes qu'il peut regarder comme ſiens :
une infinité de nouveaux phénomenes
lui ont fait voir une force expanfive ,
qui pénetre intimement chaque partie
infenfible de ſubſtances végétales& animales
,& qui eſt contrebalancée par une
force de réſiſtance , laquelle venant à diminuer
(par l'action de l'eau , par exemple
, qui tient en digestion ces ſubſtances
, ) laiſſe cette force ſe manifeſter ſenfiblement
.
Or je dis qu'à quelque identité qu'on
puiſſe rappeller ces principes , ils n'en
font pas moins propres aux grands hommes
qui les ont annoncés , parce qu'ils y
font arrivés par différens chemins.
Pauci quos aquus amavit,
Jupiter, aut ardens evexit ad athera virtus ,
Diis geniti , potuére.
M. Olivier doit donc nous faire voir
que ſon principe , qu'il dit auſſi ſolidement
établi qu'incontestable , eſt le réſultat
de ſes recherches & de ſes expériences
: & alors nous nous ferons un
plaiſir de le mettre au nombre des grands
hommes que nous venons de citer.
Les raréfactions victorienfes du centre dà
la circonference , les raréfactions victoricuOCTOBRE.
1758 .
一擊
fes de la circonférence au centre , les raréfactions
du centre à la circonférence ,
de la circonférence au centre en équilibre ,
ou à peu près. Voilà le grand reſſort de
la nature. De-là doivent éclorre tous les
phénomenes de l'Univers. Auſſi déclaret-
il qu'il ne finiroit pas , s'il parcouroit
toutes les expériences qui se présentent en
foule à son esprit , pour établir les rapports
fucceffifs que doivent avoir les raréfactions
centrifuges & centripetes. Car tout s'opere
par raréfaction , tout est redevable à l'éther
, au feul raréfiant univerſel.
Ces principes énoncés à la maniere de
M. Olivier , ſe rapprochent au fond du
fameux principe d'action & de réaction ,
dans lequel conſiſte la vie de cet Univers.
Et fi notre Auteur eût voulu prendre
la peine de conſulter les ouvrages
des Grands hommes que je viens de citer
, il auroit reconnu que Newton , par
des obſervations Aſtronomiques , Geoffroi
, par des expériences Chymiques ,
Boerhaave , par des expériences Phyſiques
, & Nedham , par des obſervations
Microſcopiques , enſeigne nettement &
clairement , ce qu'il s'efforce de comprendre
& d'expliquer , par des ſpéculations
abſtraites.
Tous ces illuftres Sçavans ont vu le
Giv
152 MERCURE DE FRANCE.
grand principe , le grand reffort de la
nature d'auffi près , qu'il paroît être poffible
; M. Olivier ſemble ne le vouloir
obſerver que de loin ; & comme il ne
le voit revêtu d'aucune forme ſenſible ,
fon imagination lui en prête qui font
purement idéales. Il tombe à peu près
dans le même inconvénient , que ceux qui
ont voulu expliquer l'arrangement de cet
Univers , en ne demandant que de la matiere
& du mouvement.
,
Mais venons à l'objet de ce mémoire ,
dans lequel il ſe propoſe d'expliquer , le
feu , la chaleur , la fumée , la lumiere
&c. Après avoir permis de donner à l'éther
, le nom de feu élémentaire , il nous
dit , que l'air , la nuit comme le jour , Phiver
comme l'été , n'en est pas plus ou moins
air , qu'il est autant mu en hiver comme
en été , que pour approfondir le nouvel état
de l'air au soleil levant , il ne faut pas
confondre les termes d'effluence & de réfluence
; il abandonne aux Aftronomes
les fameuſes queſtions ſur l'émanation
des corpufcules du ſoleil , ſur le mouvement
ou le repos de la terre ; queſtions
fuperflues pour la connoiffance de la lumiere
, & il prend le parti d'allumer du
feu ou un flambeau , & nous invite à
obſerver avec une attention finguliere , 2
OCTOBRE. 1758 . 153
ee qui va ſe paſſer ; écoutons - le.
Pour qu'un flambeau éclaire & continue
d'éclairer , il faut que l'air quife fuccede
à lui-même pour l'environner immédiatement
, devienne plus rare du centre
à la circonférence , à proportion qu'il aborde
le flambeau , & il conclut quelques lignes
après : La lumiere n'est qu'un air dardé en
rayons lumineux , en lignes pyramidales , en
cônes aéréo- éthérés , & tout cela ſe voit à
la chandelle. Vous ſouvenez- vous , Monfieur
, de quelle maniere Strabon inftruit
Thalès , dans la Comédie de Regnard ,
intitulée Démocrite.
On pourroit demander à l'Auteur , ce
qu'il entend par des raréfactions excentrales
, dont les degrés font autant inconcevables
que nombreux.
Des degrés inconcevables ! Pourquoi altere-
t'il le langage des Géometres , en parlant
de lignes tirées d'un centre à tous les
points d'une circonference circonscrite ? Une
circonférence n'eſt ni inſcrite ni circonfcrite
à un centre , mais elle peut être
infcrite ou circonferite à un polygone régulier.
Mais quand il prétend que la lumiere
, que la terre réfléchiroit à une diſtance
auffi grande qu'eſt celle de la lune ,
feroit en tout ſemblable à celle que la
Gv
154 MERCURE DE FRANCE.
lune répand d'unſecond bond , il fait voir
qu'il ignore que la différence des diametres
dans les ſpheres refléchiſſantes , produit
néceſſairement de la différence dans
les réflexions , par la divergence des
rayons ; mais ne poufſons pas la critique
plus loin , & reſpectons , dans M. Olivier
, un habile Médecin , peu occupé
de la Phyſique expérimentale , & abfolument
neufdans les ſciences Phyſico -Mathématiques
, ſans lesquelles on peut
être très diſtingué dans la pratique , &
craignons déja de nous attirer le reproche.
Pol me occidiftis , amici ,
Nonfervaftis , ait , cui fic extorta voluptas ,
Et demptus per vim mentis gratiſſimus error.
PRIX d'Eloquence de l'Académie Françoi
ſe , pour l'anné 1759 .
LE vingt- cinquieme jour du mois d'Août
1759 , fête de S. Louis , l'Académie Françoiſe
donnera un Prix d'Eloquence , qui
ſera une médaille d'or de la valeur de fix
cens livres. ( 1 )
\ ( 1) Le Prix de l'Académie eft formé des fondations
réunies de Meſſieurs de Balzac , de Cler
mont-Tonnerre , Evêque de Noyon , & Gaudron.
OCTOBRE. 1758 . 155
Elle propoſe pour ſujet , l'Eloge de Maurice
Comte de Saxe , Maréchal de France.
Il faudra que le Diſcours ne ſoit que
d'une demi-heure de lecture au plus , &
l'on n'en recevra aucun ſans une approbation
ſignée de deux Docteurs de la Faculté
de Théologie de Paris , & y réſidans actuellement.
Toutes perſonnes , excepré les Quarante
de l'Académie , ſeront reçues à compoſer
pour ce Prix.
Les Auteurs ne mettront point leur nom
à leurs ouvrages , mais ils y mettront un
parafe avec une ſentence ou deviſe telle
qu'il leur plaira .
Ceux qui prétendent au Prix, font avertis
que les pieces des Auteurs qui ſe feront
fait connoître , ſoit par eux-mêmes , foit
par leurs amis , ne concourront point , &
que Meffieurs les Académiciens ont promis
de ne point opiner fur celles dont les
Auteurs leur feront connus .
Les ouvrages feront remis avant le premier
jour du mois de Juillet prochain à
M. Brunet, Imprimeur de l'Académie Françoiſe
, au Palais ; & fi le port n'en eſt point
affranchi , ils ne feront point retirés.
L'Auteur de l'Ode ſur l'Immortalité de
l'Ame , qui a remporté le prix de Poéfie ,
ne s'eſt point fait connoître.
Gvj
136 MERCURE DE FRANCE.
3
PRIX proposé au jugement de l'Académie
Royale des Sciences.
UN Citoyen zélé , défirant d'être utile à
ſa Patrie , & perfuadé de l'importance de
l'art de la Verrerie dans le Royaume , a
ſouhaité qu'on pût répandre de nouvelles
lumieres fur cet objet. Dans cette vue il a
fait remettre à l'Académie une fomme de
cinq cens livres, pour être donnée, par forme
de Prix , à celui qui , au jugement de
l'Académie , réuffira le mieux à déterminer
les moyens les plus propres à porter la perfection
&l'économie dans l'art de la Verrerie.
Les Sçavans & les Artiſtes de toutes les
Nations font invités à travailler fur ce ſujer
,même les Aſſociés- Etrangers de l'Académie.
Les ſeuls Académiciens regnicoles
en font exclus , comme des autres Prix propoſés
par l'Académie.
Ceux qui compoſeront , font invités à
écrire en françois ou en latin , mais fans
aucune obligation. Ils pourront écrire en
zelle langue qu'ils voudront , l'Académie
fera traduire leurs ouvrages.
On les prie de faire enforte que leurs
écrits foient très- liſibles .
Ils ne mettront point leurnom àleurs
OCTOBRE. 1758. 157
ouvrages , mais ſeulement une ſentence ou
devife. Ils pourront , s'ils veulent , attacher
à leur écrit un billet ſéparé & cacheté
par eux , où ſeront , avec la même ſentence
, leur nom , leurs qualités & leur adreffe
, & ce billet ne ſera ouvert par l'Acadé
mie , qu'au eas que la piece ait remporté
lePrix.
Ceux qui travailleront pour le Prix ,
adreſſeront leurs ouvrages francs de port ,
àParis au Secrétaire perpétuel de l'Académie
, ou les lui feront remettre entre les
mains. Dans le ſecond cas le Secrétaire en
donnera en même- temps à celui qui les lui
aura remis , fon récépiſſé , où ſera marqué
la ſentence ou deviſe de l'ouvrage & fon
numéro , ſuivant l'ordre ou le temps dans
lequel il aura été reçu .
Les ouvrages ne feront reçus que juf
qu'au onze. Novembre 1759 inclufive
ment.
L'Académie adjugera ce Prix à fa pre
miere aſſemblé de 1760 , & fon jugement
fera annoncé dans les papiers publics .
S'il y a un récépiffé du Secrétaire pour
la piece qui aura été couronnée , le Tréſorier
de l'Académie délivrera la ſomme de
soo livres à celui qui lui rapportera ce ré
cépiſſé. Il n'y aura à cela nulle autre formalité.
i
158 MERCURE DE FRANCE:
S'il n'y a pas de récépiſſé du Secrétaire,
le Tréſorier ne délivrera le Prix qu'à l'Auteur
même , qui ſe fera connoître , ou au
porteur d'une procuration de ſa part.
L'Académie auroit bien ſouhaité faire
connoître celui qui a fi généreuſement contribué
à la perfection d'un art auffi utile
que la Verrerie. Mais en faiſant voir fon
amour pour le bien public , il a ſoigneufementcaché
fon nom , & elle n'a pu le dé
figner que par celui de citoyen .
SÉANCE PUBLIQUE
:
De l'Académie Royale de Nancy , tenue le
8 Mai de cette année.
M. André ouvrit la ſéance par la lect ire
des Découvertes dans le genre fabumaire ,
précédées de quelques obſervations & réflexions
: Ouvrage envoyé à la Société royale
, par M. Groſley , de Troyes , Affocié
étranger. Seroit il impoffible , dit- il , de
devenir original en ce genre , même après
la Fontaine ? Furetiere , la Mothe n'ont pu
s'élever à cette gloire en inventant ; pat
quelle voie la Fontaine y est-il lui-même
parvenu ? Il a imité. Il s'en glorifie auffi
hautement que la Mothers'en défend .
Ses modeles ont été Eſope , Phédre ,
1
OCTOBRE. 1758. 159
Horace , Avienus. M. Groſley, après avoir
caractériſé le génie & la maniere de chacun
de ces Auteurs , peint ainſi notre immortel
Fabuliſte. La nature l'avoit formé
pour ce genre , en verfant dans ſon ame ,
en mettant dans ſes moeurs , la ſimplicité ,
l'ingénuité , la naïveté...
Une exacte conformité de goût l'avoit
entraîné vers Rabelais , vers Bocace , vers
l'Arioſte. 11 ſe retrouvoit dans tous ces
Auteurs, dont l'étude continue avoit achevé
de déterminer ſa vocation , & de développer
ſes talens preſqu'à ſon inſçu... II
connut auffi nos anciens Fabliaux , fources
où Rabelais , l'Arioſte avoient puiſé , monument
précieux de la naïveté de nos
Ayeux. Cette habitude avec les Narrateurs
anciens& modernes eut tout l'effet qu'elle
devoit avoir ſur un génie tel que celui
de la Fontaine. Elle fit couler de ſa plume
ces beautés légeres qui ne conſiſtent point
dans les penſées recherchées , mais dans
un certain air naturel , dans une fimplicité
facile , élégante & délicate , qui ne
tend point l'eſprit , qui ne lui offre que
des images communes mais vives &
agréables ; qui ſur chaque ſujer ne lui
préſente que les objets dont il peut être
touché ; qui enfin toujours montée au ton
de la nature , ſaiſit habilement , & fait
160 MERCURE DE FRANCE .
paſſer dans l'ame des lecteurs tous les mouvemens
que les choſes qu'elle peint doivent
produire.
Je ne ſçais , continue M. Groſley , ſi je
ne me fuis point fait illuſion ; mais je crois
avoir fenti dans la lecture réfléchie des
Ouvrages de la Fontaine , des nuances qui
ſemblent diſtribuer ſes Fables en quatreclaffes.
Dans la premiere , la Fontaine s'eft propoſé
la ſimplicité toute nue des Fables
d'Eſope. Telles font les Fables de la Montagne
qui accouche ; du Coq & de la Perle ,
&c.
Dans la ſeconde à laquelle appartient
le Lion devenuvieux , il a imité la fimplicité
douce & fleurie de l'affranchi d'Auguſte.
Il a joûté dans la troiſieme avec Horace.
Le Renard & la Cicogne le Héron , les
Animaux malades de la peſte , & les autres
Fables de cette claſſe réuniſſent l'élégance ,
la vérité , la naïveté des images , & toutes
les graces de détail que l'ami de Mécene
avoit répandues dans ſa Fable du Rat de
ville & du Rat des champs.
Dans la quatrieme , il ceſſe enfin d'imiter
, il s'ouvre une nouvelle route. A la
tête des Fables de cette claſſe , je place
celle de la jeune Veuve. C'eſt là que ne
travaillant que d'après lui-même , il a déY
OCTOBRE. 1758 . 161
ployé , comme dit M. de la Mothe , tout
ce que le riant a de plus gai , tout ce que le
gracieux a de plus attirant , tout ce que le
familier a de plus élégant , toute la liberté
du naturel , tout le piquant de la naïveté.
,
M. de la Mothe voulut être en même
temps , & l'Eſope , & le La Fontaine . Il ne
fut ni l'un ni l'autre aux yeux du Public
qui ſemble , par ſa déciſion ſur les Fables
de la Mothe , avoir voulu mettre le genre
naïf en réſerve contre les entrepriſes du
bel- efprit.
Averti par le mauvais ſuccès de la Mothe
, M. Richer s'eſt renfermé dans une
des routes que la Fontaine avoit ouvertes
par l'imitation de l'élégance douce , fimple
& châtiée de Phedre. Le Public lui a
adjugé la place que la Mothe ambitionnoit
au deſſous de la Fontaine.
Cet exemple nous éclaire fur les reffources
qui reſtent à nos Fabuliſtes : c'eſt de
ſuivre la Fontaine dans l'une des quatre
routes qu'il a tenues. Mais il faut le ſuivre
comme il ſuivoit ſes modeles . Il embelliffoit
des beautés propres à l'un , les fujets
pris de l'autre. La Fable du Renard &de
la Cicogne , priſe de Phedre , il la traite à
la maniere d'Horace : dans celle du Rat de
ville & du Rat des champs , imitée d'Ho
race , il prend le ton de Phedre.
162 MERCURE DE FRANCE.
Ses quatre routes feront pour nos Fabu
liſtes , ce que ſont pour nos Architectes
les cinq Ordres anciens. Un fixieme ,
quoiqu'imaginé par le Brun , a échoué.
Dans la ſuitede cet Ouvrage , qui n'a
pu être lu en entier à cette ſéance , M.
Groſley recherche quels font dans chaque
ſujet les modeles que la Fontaine a imités.
Eſope & Phedre ſont connus. Il parle d'Avienus
, de Gabrius , de Faërne , d'Abſtemius
, de l'excellent Recueil donné par
Cumérarius , de celui qu'a donné en 1610
Ifaac Vercler, petit-neveu de MM. Pithou,
&du Recueil des Facéties de Bébelius. Par
l'examen de ces différens Recueils , M.
Groſley croit être parvenu à déterminer
le modele que la Fontaine s'eſt propofé
pour chaque Fable. Il n'eſt en défaut que
fur cinq ou fix.
Il y a des ſujets qui ont été traités par
le plus grand nombre de ces Auteurs. Elles
ont quelquefois gagné , quelquefois perdu
en paſſant par tant de mains; la Fontaine
les a ſuivies dans toutes , & profité de
toutes les nouvelles beautés qu'elles y ont
acquiſes.
L'objet des recherches de M. Groſley a
été de ſaiſir la maniere d'imiter de la Fontaine
, & ſa ſupériorité ſur ſes modeles. Il
donne pour exemples deux Fables ; celle
OCTOBRE. 1758 . 163
de l'Araignée & de la Goutte , tirée du
Recueil de Cumérarius , & dont Nicolas
Geſbellius eſt l'Auteur , & celle des Animaux
malades de la peſte , priſe de Bébelius.
La même Fable ſe trouve dans le
quinzieme Sermon de Raulin ſur la Pénitence.
M. Groſley finit par inviter nos Fabuliſtes
à examiner la maniere d'imiter de la
Fontaine , & à ſe bien convaincre qu'ils ne
l'égaleront , s'il eſt poſſible , qu'en le ſuivant
dans les routes qu'il a ouvertes , &
non en s'engageant dans des routes nouvelles.
Après la lecture de cet Ouvrage , M. le
Chevalier de Solignac , Secretaire perpétuel
, lut un Diſcours en forme de Lettre ,
dont il ne déſigna l'Auteur qu'en diſant ,
qu'il étoit tout à la fois protecteur & favori
des Muses. Le portrait que cet Auteur fait
des grandes qualités néceſſaires à un Prince
, ſervit bientôt à le faire mieux connoître.
Je donnerai ce Discours en entier , s'il
eſt poſſible , dans le volume prochain .
164 MERCURE DE FRANCE .
SÉANCE PUBLIQUE
De l'Académie des Sciences & Belles Lettres
de Dijon , & Sujets propofés pour les Prix
des années 1759 , 17606 1761 .
L'ACADÉMIE termina ſes ſéances le Dimanche
13 Août , par une aſſemblée publique
, dans laquelle M. l'Abbé Richard ,
Secretaire perpétuel pour les belles Lettres,
fit l'éloge de MM. Devepas , Académicien
honoraire , & Meney , Affocié , morts
dans l'année. M. Guyot lut un Difcours
fur la modeſtie ; M. Picardet une piece en
vers contre les détracteurs du fiecle , &M.
Hoin un Difcours ſur la queſtion de Médecine
propoſée par l'Académie ; il s'attacha
particulièrement à prouver que l'obfervation
comparée peut fournir les
moyens de diftinguer promptement le caractere
des différentes maladies épidémiques.
,
Sujet pour le prix de Phyſique de l'année
1759 : Déterminer les causes de la
graiſſe du vin , & donner les moyens de l'en
préſerver , ou de le rétablir.
Sujet pour le prix de Belles-Lettres de
l'année 1760 : Les Sciences & les Arts les
plus utiles & les premiers cultivés , font-ils
OCTOBRE. 1758 . 165
ceux qui ont été portés jusqu'à present à une
plus grande perfection ?
Sujet pour le Prix de Médecine de l'année
1761 : Quels sont les moyens de distinguer
le caractere des differentes maladies
épidémiques ; &quelles font les regles de con..
duire qu'on doitſuivre dans leur traitement ?
Cette derniere queſtion utile autant
qu'intéreſſante , avoit déja été propoſée
pour cette année ; mais l'Académie n'ayant
pas eu lieu d'être fatisfaite des Mémoires
qui lui ont été adreſſés , a cru devoir la
propofer de nouveau ; & pour donner
tout le temps de faire les recherches nécef-..
faires , elle a renvoyé la diſtribution du
Prix à l'année 1761 .
Pour remplir les vues de l'Académie ,
les Auteurs doivent particulièrement s'attacher
, d'après les obſervations qui nous
ont été tranſmiſes des différentes maladies
épidémiques , à réduire ces mêmes maladies
à certains genres , & les genres aux
eſpeces qu'ils comprennent ; à indiquer
avec préciſion les moyens de reconnoître
chaque genre & chaque eſpece ; à tracer
la route qu'on doit ſuivre juſqu'à ce qu'on
puiſſe les diftinguer ; enfin à établir les
indications curatives qu'offrent chacune
d'elles.
Il ſera libre d'écrire en latin ou en
166 MERCURE DE FRANCE .
françois ſur les différens ſujets propofés ,
obſervant que lesOuvrages foient liſibles ,
& que la lecture de chaque Mémoire
n'excede pas trois quarts d'heures. On en
excepte le ſujet de Médecine , pour lequel ,
vu ſon utilité , on ne preſcrit aucune limite.
Les Mémoires , francs de port , ſeront
adreſſes à M. Petit , rue du vieux
Marchef , avant le premier Avril des années
indiquées pour chaque ſujet ; paffé
ce temps , ils ne feront plus admis au concours.
On mettra au bas des Ouvrages une
ſentence ou deviſe ; elle ſera répétée ſur
une feuille de papier pliée en pluſieurs
doubles , & cachetée.
Les Prix propoſés conſiſtans chacun en
uneMédaille d'or de la valeur de trois cens
livres , feront diſtribués fucceffivement à
la fin de chaque année.
SÉANCES PUBLIQUES
De la Société Littéraire d'Arras.
M. le Marquis de Mézieres , Lieutenant
Général des Armées du Roi , & Gouverneur
de la Ville de Longwy , élu afſocié
honoraire de cette Compagnie,y prit ſéance
le 11 Février dernier 1758 , & prononOCTOBRE.
1758 . 167
ça ſur ſa réception un diſcours , auquel répondit
M. Denis , Tréſorier de la Chancellerie
d'Artois , Directeur de la Société.
Enſuite M. l'Abbé de Lys , Bénéficier de
la Cathédrale d'Arras , lut des obſervations
Météorologiques , dans leſquelles il
examina ſi la grande hauteur du mercure
peut indiquer l'hyver un très-grand froid ,
comme l'infinue une planche graduée d'un
barometre de l'Académie de Florence ;
pourquoi dans les vents du Nord le mercure
eſt toujours plus élevé que dans les
autres vents , & pourquoi il étoit le 30
Janvier de cette année , à vingt-huit pouces
onze lignes.
M. Durant fils , Médecin des Hôpitaux
du Roi , en ſurvivance , fit la lecture d'une
lettre ſur une maladie extraordinaire ,
àla fin de laquelle les cheveux de la malade
ſe trouverentde couleur fanguine. Le
Pere Lucas , Jéſuite , lut une Differtation
ſur le même ſujet , après quoi il donna des
réflexions Phyſiques ſur la ſuperficie de la
terre , fur la formation des montagnes qui
lacouvrent , & fur les corps hétérogenes
que renferment ſes couches homogenes.
On croit devoir ajouter ici la liſte des
autres ouvrages lus dans quelques ſéances
publiques , qui ont précédé & ſuivi celle
dont on vientde rendre compte, 2
168 MERCURE DE FRANCE.
De M. Denis. Diſcours dont l'objet eft
de faire voir que les Sciences font néceffaires
à l'homme , & qu'elles procurent à
l'Etat & aux moeurs les plus précieux avantages.
De M. I Abbé de Lys. Differtation ſur la
diverſité des langues , où l'on établit que
cette diverſité eſt nuiſible aux Sciencesproprementdites.
Mémoire ſur la vie de François Richardot
Evêque d'Arras , contenant le détail
des cérémonies obſervées à ſon Entrée ſolemnelle
dans cette ville.
De M. Durant. Eſſai ſur l'homme.
Du Pere Lucas. Mémoire ſur pluſieurs
phénomenes hydrauliques de la Province
d'Artois ; ſçavoir , les exondations fingulieres
du puits deBoyaval, les ſources bouillonnantes
de Fontaine - les - Boullans , les
fontaines ſaillantes du Château de la Vafferie
, & les fontaines intermittentesdeBailleul
Mont.
Nouvelles Obſervations phyſiques ſur
les eaux du pays & des environs , particuliérement
fur la fontaine du marais de
Beuvry , près de Béthune , & fur l'eau naturellement
rouffe de l'auberge de Mariembourg
dans la ville de Douay.
Hiſtoire de la pierre à fufil , ou filex ;
dans laquelle il eſt traité de l'origine de,
cette
OCTOBRE. 1758. 169
cette pierre , de ſa formation, de ſes différentes
eſpeces , de ſes diverſes configurations
, des corps hétérogenes qui adherent
à ſa ſuperficie , & de l'uſage qu'on peut
enfaire.
DeM. Camp , Avocat , préſentement Député
des Etats d'Artois à la Cour. Difcours
fur l'utilité des recherches de monumens
antiques , & de médailles dans laProvince
d'Artois (Seconde partie ) .
Recherches hiſtoriques , tirées de pluſieurs
manuſcrits &titres anciens , fur ce
qui s'eſt paffé à Arras en 1459 & 1460, au
ſujet des Vaudois , ou prétendus Sorciers ,
qui y furent condamnés à différens ſupplices.
Mémoire ſur l'origine & l'ancien uſage
de la Garance , en Artois.
De M. l'Abbé Simon , Prêtre du Diocese
d'Arras. Differtation ſur les cauſesdu pyrrhoniſme
littéraire .
De M. de Ruzé- de Jouy , Receveur &
Agent de l'Ordre de S. Louis. Diſcours dont
le but eſt de prouver que l'inconſtance naturelle
aux hommes nuit autant , que la
foibleſſe des talens dans la compoſition des
Ouvrages de littérature .
DeM. Dupré d'Aulnay , Membre de la
Société Littéraire de Châlons, Aſſocié externe
de celle d'Arras. Réflexions ſur la cauſedu
1. Vol. H
170 MERCURE DE FRANCE.
Aux de la mer , & de l'aſcenſionde la ſeve
dans les végétaux.
Autres fur le Traité phyſico- méchanique
de M. Haukſbée , traduit de l'Anglois
par M. de Brémont , & mis au jour avec
des notes par M. Defmarets.
De M. Beauzée, Profeffeur de Grammaire
à l'Ecole Royale Militaire , Affocié externe.
Effai d'analyſe ſur le verbe.
De M. Maſſon. Ode ſur la naiſſancede
Monſeigneur leComte d'Artois.
OCTOBRE. 1758. 171
:
ARTICLE IV.
BEAUX- ARTS.
ARTS AGRÉABLE S.
PEINTURE.
Le coeur de l'Egliſe des Peres de l'Ora
toire , rue S. Honoré , vient d'être orné
de cinq tableaux , de la main du Sieur Michel
Ange Challe , Peintre ordinaire du
Roi , Membre de ſon Académie Royale
de Peinture & Sculpture.
Le moment terrible , qui doit nous
rendre à la vie , & qui fera la récompenſe
des juſtes & la punition des méchans
, occupe le milieu , dans une eſpace
de 12 pieds d'élévation ſur 9 de largeur.
Jeſus-Chriſt au ſein de la lumiere fur
un trône de nuages , tend la main droite
aux Prédeſtinés : Adam & Eve , qui
lui font préſentés par l'Ange Gardien ,
demandent grace pour eux & leur poftérité
, tandis qu'à la gauche , S. Michel
, Miniſtre de la vengeance , lance
!
Hij
172 MERCURE DE FRANCE.
la foudre ſur les péchés , allégorique
ment perſonnifiés , en leur oppoſant fon
bouclier lumineux , où paroît en lettres
de feu , le nom du Tout-Puiſſant .
L'envie , le plus dangereux de tous les
vices , eſt renverſée s'arrachant les cheveux
, écraſant d'une main le fatal ferpent
qui ſemble encore menacer Eve ;
Thomicide , le poignard ſanglant , la fureur
dans les yeux , tombe avec l'avarice ;
le menfonge , levant fon maſque , ſe
voit confondu avec l'orgeuil ; la terre ,
qui s'ouvre pour les engloutir , laiſſe
échapper des flammes à travers leſquelles
on apperçoit la gourmandiſe & la luxure.
UnAnge , au fon de la trompette , rafſemble
les Juſtes : Abel , Abraham , Sara
, Noé , & pluſieurs Patriarches forzent
du ſein de la terre , dans une obſcurité
qui marque que les aſtres font
anéantis.
Aux deux côtés , fur des grandeurs à
peu près pareilles , font repréſentées la
Réſurrection & l'Afcenfion.
Dans le premier tableau , Jésus- Chriſt
triomphant de la mort , ſort du tombeau ,
dont deux Anges ſoulevent la pierre ; la
lumiere qu'il répand , ſaiſit de crainte les
Soldats prépoſées à la garde du Sépulchre ;
leur Officier qui cherche à fuir , eſt ar
OCTOBRE. 1758. 175
rêté par ceux de ſa troupe qui ſe mertent
en défenſe ; un d'eux renverſé ſe
couvre de ſon bouclier , ne pouvant foutenir
la vue de ce prodige ; deux jeunes
Anges dans les nuages , tiennent des
chaînes & des entraves rompues , ( ſymboles
de notre heureuſe délivrance , qui
nous ſouſtrait au pouvoir de la mort ).
Dans le deuxieme , le Sauveur retournant
dans le ſein de ſon pere , s'éleve
fur un nuage ; deux Anges vêtus de
blanc , le montrent aux onze Difciples ,
en les aſſurantde fon retour à la fin des
fiecles ; S. Pierre , tenant les clefs , dont
il eſt dépofitaire , marque ſon étonnement
&ſon admiration ; S. Jean à genoux ,
tend les bras à fon divin maître , ainſi
que pluſieurs des Apôtres qui font debout
fur la pente de la montagne.
Deux autres tableaux plus petits , qui
fervent de deſſus de portes aux entrées
de ce coeur , repréſentent les Pélerins
d'Emaiis , & l'incrédulité de S. Thomas.
Jésus-Christ , dans ce dernier , témoigne
fa bonté pour la foibleſſe de cet
Apôtre incrédule , en lui laiſſant toucher
fes plaies ; S. Pierre & les autres Diſciples
admirent avec reſpect la clémence
du Sauveur.
Dans celui qui eſt au côté oppoſe ,
Hiij
174 MERCURE DE FRANCE:
Jésus- Chriſt bénit le pain pour le partager
aux deux Pélerins qu'il avoit joints
fur le chemin d'Emaüs ; leur étonnement
extrême à la vue de celui qu'ils croyoient
au rang des morts , eſt exprimé ſur leur
viſage.
L'un , oppofé à la lumiere qui éclaire
la table , s'avance pour mieux le reconnoître
, l'autre étend les bras , perfuadé
de la vérité , & demeure en admiration ;
la Lune qui paroît derriere un nuage ,
marque le moment de l'action.
T
MUSIQUE.
ROISIEME Recueil d'Airs en Duo tiré
des Opera de MM. Rameau , Rebel &
Francoeur , &c. Opera Comiques , Parodies
, &c. choifis & ajuſtés pour les flûtes ,
violons , pardeſſus de viole , & dont la
plûpart peuvent ſe jouer ſur la vielle & fur
la muſette , ſoit naturellement , foit par
tranſpoſition ; par M. Bordet. Prix en blanc
6 liv. A Paris , à la demeure du fieur Bordet
, rue Saint Denis , chez M. Bayle ,
Avocat en Parlement ; & aux adreſſes ordinaires.
L'on trouvera aux mêmes adreſſes ſes
deux premiers Recueils chacun à 6 liv.
OCTOBRE. 1758 . 175
Dans le premier eſt une Méthode raiſonnée
pour apprendre la muſique , à jouer de la
flûte , & de pluſieurs Inſtrumens.
Six Sonates de fa compoſition , pour
deux flûtes, violons, ou pardeſſus de viole ,
dans le goût des Duo de M. Lavaux : parties
ſéparées 4 liv. 16 fols.
Les deux premiers Recueils de M. Bordetayant
eu le plus brillant ſuccès , nombre
de perſonnes ,& même gens de diſtinction
, l'ont engagé à en donner au Public
un troifieme. Il ſe flatte d'avoir raſſemblé
dans celui- ci un choix de morceaux des
plus célebres Auteurs , plus intéreſſans que
difficiles.
:
, LUDUS Melothidicus ou le Jeu des
dés harmonique , contenant plufieurs calculs
par leſquels toute perſonne compoſera
différens menuets avec l'accompagnement
debaſſe en jouant avec deux dés , même
ſans ſçavoir la muſique. A Paris , chez
M. de la Chevardiere , rue du Roule , à
la Croix d'or , & aux adreſſes ordinaires
deMuſique ; à Lyon , chez les freres le
Gouy , place des Cordeliers.
Hiv
176 MERCURE DE FRANCE.
ARTS UTILES.
ARCHITECTURE.
Obſervations fur la Tour de Pizes.
N a beaucoup écrit endifférens temps
fur la Tour de Pizes. Il en étoit queſtion
dans l'extrait d'un Mémoire de M. de la
Condamine , inféré dans le Mercure du
mois d'Août de l'année derniere. M. Cochin
dans le Voyage d'Italie qu'il vient de
mettre au jour , en a parlé en Artiſte qui
ſçait examiner les objets digne d'attention ,
&en rendre compte : il eſt même entré
dans des détails qui tendent à prouver
combien eſt ridicule l'opinion de ceux qui
ont cru qu'elle avoit éré ainſi conſtruite à
deſſein par l'Architecte. Il n'en donne
point de meſures. M. de la Condamine
donne celle de la hauteur qui eſt exacte.
Celle de l'inclinaiſon ne l'eſt pas. Elle eft ,
comme il le dit , d'un douzieme de la hauteur
: mais on ne la trouve telle que depuis
le rez-de- chauffée, juſques ſur la plaweforme
d'où l'on fonne les cloches, qui font
dans les fenêtres du donjon. Un plan &
Towes P
6.
Pouces
10 Torses
6.Re
PLAN
et Coupede la
Tour dePise.
OCTOBRE. 1758. 177
une coupe de cet édifice , des meſures prifes
avec ſoin , & quelques remarques faires
par un Architecte qui l'a examiné attentivement
, en donneront peut être une
connoiffance plus exacte que celles que
l'on a données juſqu'à préſent. Joſeph
Martini dans ſon livre intitulé , Theatrum
Bafilica Pisana , dit que cette tour fut com-
•mencée en 1174 au mois d'Août ; que
Guillaume qui étoit Allemand en fut l'Architecte
; après lui Bonanni de Piſes , &
enfin Thomas , auſſi de Piſes , qui fit exécuter
le donjon.
Il eſt aiſé de démontrer que ces Architectes
n'ont jamais ſongé à la bâtir exprès
hors de ſon aplomb de 12 pieds , fur la
hauteur de 142, à compter , comme on l'a
dit , depuis le bas juſques ſur la platteforme.
Il paroît même ſûr qu'elle commença
à s'incliner du côté du midi , lorfqu'elle
fut élevée à cette hauteur , & peutêtre
un peu avant , comme le remarque
M. Cochin ; mais certainement elle ne
s'inclina pas alors du douzieme de fa haureur.
La raiſon eſt que l'inclinaiſon du
donjon eſt bien moins conſidérable que
celle de la tour : d'où l'on doit conclure
que la tour s'étant inclinée de 7 à 8 pieds
feulement , lorſqu'on l'eût conſtruite jufqu'à
la platte forme , on éleva au deffus, &
1
Hv
178 MERCURE DE FRANCE.
en retraite, ledonjon perpendiculairement,
avec d'aurant plus de confiance , que ce
fut probablement alors que l'on ajouta aux
fondemens un empatement d'environ cinq
pieds , ſelon ce qu'en a écrit George Vazari
. Mais malgré la fûreté qu'on avoit
cru acquérir , le tout s'étant encore incli
né , il en réſulta que le donjon fortit de
fon aplomb d'environ neuf pouces ; &
parconféquent en raiſon de la nouvelle
inclinaiſon de la tour , qui fut de quatre
pieds fix pouces , & qui jointe à celle de
fept pieds & demi , qui exiſtoit avant la
conſtruction du donjon , en forma une de
douze pieds , ou peut-être de moins : car
Vazari ne ladonne que de fix bras & demi,
c'eſt-à-dire de onze pieds deux lignes : fi
cela eſt vrai , il s'enfuit que depuis environ
deux cens ans , elle a augmenté d'un pied ,
&que ſi l'effet continuoit , la chûte en réfulteroit
néceſſairement. A toutes ces obſervations
, on peut en ajouter quelquesunes
ſur la conſtruction de cet édifice , par
leſquelles on achevera de démontrer que
ſon inclinaiſon eſt un pur accident.
Les joints de lit & les joints montans
font inclinés. Les marches de l'eſcalier
pratiquédans l'épaiſſeur du mur circulaire,
font pentives , de maniere qu'en y montant
le corps incline tantôt à droite , tanOCTOBRE.
1758. 179
tốt à gauche ; mais l'appareil eſt ſi bien
fait& la liaiſon eſt ſi bonne , qu'il n'eſt
pas étonnant que cet accident n'ait caufé
aucune défunion des parties de cete tour ;
&quoique délicate en apparence , elle eſt
bâtie de maniere à avoir pu réſiſter aifément
aux mouvemens que la mauvaiſe
qualité d'une portion du terrein ſur lequel
elle eſt élevée , a occaſionnés à diverſes
repriſes.
Il eſt à préſumer qu'elle a été établie
fur un maſſif général conſtruit en bons
matériaux , & dont le diametre eſt d'environ
dix toiſes . Le diametre intérieur de
la tour eſt de 23 pieds au rez-de chauffée.
Le mur circulaire a d'épaiſſeur douze pieds
huit pouces , fans y comprendre les colonnes
engagées qui y ajoutent un pied huit
pouces , & en ont deux & demi de diame
tre. Quoique les colonnes qui font au
deſſus de ces premieres foient fort petites ;
&, par leur iſolement , laiſſent entr'elles
&le mur des portiques circulaires d'environ
quatre pieds de largeur , ce mur
conſerve encore une épaiſſeur de ſept pieds
huit pouces. A la vérité l'eſcalier eft pris
dedans ; mais il l'affoiblit peu , il n'occafionne
qu'un vuide en ſpirale , & laiffe
entre ſes révolutions des maſſifs confidesables
conſtruits avec des blocs de marbre
Hvj
180 MERCURE DE FRANCE.
dont les uns font les marches , & les autres
les plafonds audeſſus , & qui ont aſſez de
priſe dans les murs pour ne faire qu'un
tout avec eux ; il en eſt de même des architraves
au deſſus des petites colonnes. Ce
font des morceaux de marbre qui d'un
bout entrent dans le mur , & de l'autre
font comprimés entre les chapiteaux , & la
charge des archivoltes &des corniches qui
font au deſſus. Il eſt probable qu'il y a
dans ces colonnes en haut & en bas de
petites ancres de fer ou de bronze retenues
pardes tirans de même matiere , & que
les aſſiſes des murailles font cramponées
avec ſoin. Toutes les parties de cette tour
étant ainſi liées enſemble , elle a donc pu
aifément s'incliner ſans qu'elles ayent ſouf
fert aucun dérangement , &donner une
preuvede ſabonne conſtruction , de l'intelligence
, &de l'attention des Architecres
qui en ont été ſucceſſivement chargés
cela doit fûrement les rendre bien plus
recommandables que l'idée extravagante
de bâtir une tour inclinée , qui ne peut
jamais paſſer pour une merveille , ſurtout
aux yeux des perſonnes qui ont quelques
connoiſſances des arts & des mathématiques.
OCTOBRE. 1758 .
TEINTURE..
Le ſicur Duval - Deſmaillaits avertit le
Public qu'il a fait fur les couleurs des
découvertes dont les avantages font les
plus finguliers , entr'autres fur le rouge.
Cebeau rouge ne revient pas à plus d'un
louis d'or la livre , &une livre fuffit pour
teindre soo aulnes d'étoffes par jour ſans
ſe fatiguer , & auſſi-tôt qu'elle eſt ſeche ,
on la peut mettre à la calendre.
Cette couleur écarlate s'applique fur
routes étoffes & toiles , fur la foie & le
coton , & cela à froid' ; on pourroit l'appliquer
de même à chaud. Cette teinture
eſt ſi parfaite , qu'elle peut aller à la leſſive
cent¢ fois ſans aucun altération , &
elle pénetre l'étoffe avec la même vivacité
danstoute ſon épaiſſeur.
Ily a plus , ces étoffés écarlates étant
horsde tout ſervice , on brûle l'étoffe dans
un creuſet , audernier degré de feu ſi l'on
veut , & l'on trouve cette couleur écarlate
plutôt exaltée qu'altérée , & quand cette
couleur aura mille & mille fois été tirée de
ees étoffes & employée de nouveau , elle
ſera toujours la même. Cette écarlate eft
conféquemment auſſi parfaite , que celle
par la cochenille eſt imparfaite & fufcepti
182 MERCURE DE FRANCE.
ble de taches; celle- ci au contraire portant
fon propre attrament , & étant fixe & permanente
, elle ne craint ni eau forte , ni eau
regale , ni aucun mordant , brûlant , corrodant
de toute autre nature même la
plus active.
L'Auteur ne s'étendra pas fur le bleu &
le verd , il fera ſeulement obſerver en paffant
que ſi les Teinturiers ſçavoient trouver
le véritable attrament de ces couleurs
qui eſt en elles , ainſi qu'il eſt dans ce rouge-
ci , ils éviteroient l'inconvénient de les
altérer par leur attrament étranger , qui les
rend très- imparfaites même juſqu'à bleſſer
la vue. En effet , toutes les couleurs des
Indiennes & des Perſes ſont ſi altérées par
les faux attramens que ces Teinturiers
emploient pour faire tenir leurs couleurs ,
qu'elles font très- imparfaites en Perſe auffibien
qu'ailleurs. Pour peu que l'on reflé
chiſſe ſur les couleurs des Indiennes &des
Perſes , on verra que ces fauſſes couleurs
fatiguent infiniment la vue ; mais on le
verra bien mieux lorſque les vraies couleurs
ci-deſſus annoncées paroîtront dans leur
vivacité naturelle. Ces couleurs récréeront
la vue , la fortifieront , & la rétabliront
même de ſa débilité.
Nota. Pinfere ces fortes d'avis à peu près tels qu'on me les
envoye : c'est au Public à mesurerſa confiance , & aux Gur
vieuxà vérifier les faits.
· OCTOBRE. 1758. 183
ARTICLE V.
SPECTACLES.
L
OPERA.
E 12 Septembre , on a donné le Rival
favorable à la place de la Coquette trompée.
Les paroles font de M. Brunet , la muſique
de M. Dauvergne,
CeMuſicien plein de talent , de docilité&
de modeſtie , a cédé aux inſtances
qu'on lui a faites de compoſer à la hâte
quelques ſcenes qu'on pût ajuſter au divertiſſement
de l'acte comique des fêtes
d'Euterpe Il s'est donc eſſayé fur de nouvelles
paroles ; mais ce petit acte , quoiqu'aſſez
bien écrit , eſt dénué d'action , de
chaleur & d'images , & le plus habile Muficien
a beſoin d'être infpiré par le Poëte.
Un Poëme lyrique mal verſifié , mais qui
préſente ou indique des fentimens , des
tableaux , des mouvemens à exprimer , eſt
préférable , pour le Muficien, au Poëme le
plus élégant , qui ne lui donne rienàpeindre.
184 MERCURE DE FRANCE.
COMEDIE FRANÇOISE.
Extraitde la Comédie intitulée, l'Iſſedéſerte.
FERDINAND & Constance, que l'Hymen &
l'Amour venoient d'unir , ayant entrepris
un voyage fur mer , furent jettés par la
tempête ſur les bords d'une Iſle inhabitée ,
avec Silvie , foeur de Constance. Tandis
qu'elles dormoient dans un lieu écarté ,
Ferdinand diſparut , &Constance ne douta
point qu'il ne l'eût abandonnée. Dans fas
douleur , elle s'eſt occupée à graver ces
mots ſur un rocher :
Du traître Ferdinand Conſtance abandonnée ;
Finit ici ſa vie & ſes malheurs.
Otoi ! qui de fon ſort apprendras les horreurs,
Venge la d'un perfide , & plains fa deſtinée.
Le dernier mot n'eſt gravé qu'à demi
lorſque l'action de la piece commence.
Le caractere naïf & enjoué de Silvie' ;
contraste heureuſement avec la ſituation
de Constance. Silvie avoit perdu ſa petite
épagneule : elle la retrouve; elle eſt enchantée
, elle vient faire part de ſa joie à
fa foeur ; mais voyant qu'elle y eſt peu fen
OCTOBRE. 1758 .
ſible , & qu'elle ne ceſſe de gémir ; elle lui
peint le calme& la douceur de leur vie ,
&ne conçois pas que Constance puiſſe regretter
d'autres lieux.
Mais cet endroit charmant , que fans ceſſe tu
nommes ,
N'eſt-il pas ce ſéjour habité par des hommes ?
Constance les lui a peint eruels & perfides
; elle ajoute encore à ces traits. Silvie
ne conçoit pas que l'on regrette ce que
l'on haït , & qu'on veuille être vangé de
ce qu'on aime : cependant elle ſe doute
que ſa ſoeur ne lui dit pas tout.
Je réfléchis ſouvent , & ce matin encore ,
En voyant mille oiſeaux , au lever de l'aurore ,
Je penſois
Conſtance , en se retirant.
Ces oiſeaux , qu'anime le printemps ,
Auront , avant l'été , pleuré mille inconftans...
Silvie , ſeule livrée à ſes réflexions , apperçoit
un vaiſſeau , ſpectacle nouveau
pour elle : ſa ſurpriſe redouble à la vue
des hommes qui débarquent. Elle ſe cache
pour les obſerver. Ferdinand avec Timante
, ſon ami , vient chercher Constance dans
cette Ifle. Il reconnoît les lieux où il la
laiſſée. C'eſt-là , dit- il , où je fus attaqué ,
186 MERCURE DE FRANCE.
&d'où les brigands m'arracherent. Il s'éloigne
pour chercher les traces de fon
épouſe. Timante déplore les malheurs de
fon ami. Il fort. Silvie témoigne fon embarras
ſur l'eſpece d'êtres qu'elle vient de
voir , & fur l'émotion qu'elle éprouve.
Ferdinand revient déſolé que ſes recherches
ayent été vaines. Il lit les vers gravés
fur le marbre , & s'écrie dans ſon déſefpoir
:
Conſtance ne vit plus , & me croyoit parjure !
Timante le retrouve dans cette fituation
accablante. Ferdinand veut mourir dans
cette Ifle , & dit adieu à ſon ami. Timante
ſe réſoud à le faire enlever de force , & il
en donne l'ordre aux Matelots .
Silvie cherche fa foeur pour l'inſtruire
de ce qui fe paſſe , &ne la trouve point.
Timante apperçoit Silvie. Elle eſt d'abord
tremblante , & lui défend d'approcher."
Timante.
Aumoins ſi je ſçavois de quoi tu t'épouvantes :
Les hommes ne ſont pas des bêtes dévorantes.
Silvie.
Quoi ! tu ſerois un homme ?
Timante.
Oui , je paſſe pour tel
OCTOBRE. 1758. 187
La frayeur de Silvie redouble ; elle fe
jette aux genoux de Timante. Il la raſſure ,
& lui demande où Constance a fini ſes
- jours. Il apprend qu'elle eſt vivante ; il eft
au comble de la joie.
Cours , vole vers ta ſoeur , tandis qu'à Ferdinand ...
Silvie.
Il eſt donc avec toi , cet ingrat , ce tyran ,
Ce monstre ?
Timante.
Que ces mots ne ſouillent plus tabouche :
Dans peu je t'inſtruirai de tout ce qui le touche.
Ils vont chacun de leur côté pour chercher
Ferdinand & Conftance .
Les hommes ne ſont pas ſi méchans, ce me ſemble,
dit Silvie , en le quittant. Vient un
Matelot qui , dans fon langage , dit des
douceurs à Silvie. Celui- ci n'eſt pas ſi bien
reçu. Elle le quitte pour aller chercher ſa
foeur. Constance revient au rocher pour
achever de tracer l'inſcription qu'elle veut
laiſſer en mourant. Elle rencontre le Matelot
, & c'eſt de lui qu'elle apprend que
Ferdinand eſt arrivé dans l'Ifle. Constance
s'évanouit. Le Matelot fait de ſon mieux
pour la fecourir : il entend Timante ; il
l'appelle. Celui ci accourt : il ne doute pås
que ce ne foit Constance elle-même. Il la
SS MERCURE DE FRANCE.
rappelle à la lumiere , justifie ſon ami , en
racontant ſon enlévement &fon eſclavage.
Ferdinand arrive enfin , reconnoît Constance,
ſe jette dans ſes bras. Ils ſe diſent l'un
à l'autre les choſes les plus touchantes fur
leur amour & fur les maux qu'ils ont foufferts.
Silvie & Timante s'expliquent à leur
tour.
:
Timanie.
:: : Si tu m'aimois , Silvie ,
Je ne direis qu'un mot , & tu ſerois ravie.
Silvie.
Quand on aime , a ton bien du plaifir à ſe voir ?
Timante.
Beaucoup.
Silvie.
) Je t'aime donc.
Timante.
Tu combles mon eſpoir
Mais de tes ſentimens j'oſe eſpérer ce gage ,
Confens qu'un doux Hymen.
Silvie.
Point , point de mariage:
Elle craint que Timante ne l'abandonne.
Constance la raffure , & lui dit :
Mon,ma foeur, Ferdinand ne m'a point délaiſſée
OCTOBRE. 1758. S
4tort je te diſois , dans ma triſte penſée ,
Tant de mal de ſon ſexe : hélas ! il n'en est rien.
Silvie.
Quand j'apperçus Timante , ah ! je m'en doutois
bien.
On voit que cette piece eſt mêlée de
pathétique & de comique. La naïveté &
la vivacité de Silvie , que Mlle Guean joue
parfaitement bien ; la franchiſe & le ton
joyeux duMatelot égayent le fonds de l'action
par des ſcenes réellement plaiſantes ,
& ces couleurs , quoiqu'oppoſées , s'allient
agréablement. Il eſt ſuperflu d'obſerver
que le défaut de l'action théâtrale eſt
l'inutilité répétée des recherches & des
mouvemens que ſe donnent les Acteurs ,
courant ſans cefſſe les uns après les autres .
Mais ce défaut eft bien racheté. A l'égard
du dénouement , j'aurois voulu que Ferdinand
trouvat Constance occupée à finir
l'inſcription ; c'eſt là que Métaſtaſe a placé
la reconnoiſſance. Son imitateur a préféré
le comique du Matelot ſecourant Conſtance
évanouie , au pathétique d'une reconnoifſance
imprévue. Je ne ſçais s'il a eu raiſon,
** Le jeudi 31 Août , on repréſenta , pour
la premiere fois , la Tragédie d'Hyperma
nestre , de M. Lemiere , Auteur connu par
d'heureux eſſais .
A ว
190 MERCURE DE FRANCE.
Les juſtes applaudiſſemens qu'elle reçut,
redoublerent au tableau terrible qui précede
le dénouement , & qui décida le plein
ſuccès de la piece. Le Public demanda
l'Auteur ; il fut obligé de ſe montrer , &
d'être préſent à ſon triomphe.
Je donnerai une idée de cette Piece dans le
volumefuivant.
COMÉDIE ITALIENNE.
E Le famedi 23 Août , les Comédiens Italiens
donnerent la premiere repréſentation
des Femmes filles , ou des Maris battus ,
Parodie nouvelle d'Hypermneſtre en un
acte en vers. Cette piece n'a eu qu'un ſuccès
médiocre.
L'extrait de Mélezinde au volume prochain.
E
OPERA COMIQUE.
Le famedi 9 Septembre , on adonné
avec ſuccès Nina & Lindor , Opera Comique
en deux actes , mis en muſique par
M. Duni.
!
Quoique la muſique n'en foit pas d'un
caractere auſſi ſaillant que celledu Peintre
OCTOBRE. 1758. 19
amoureux de fon Modele , elle n'a pas laiſſé
de plaire beaucoup. Les vers de ce Роёте
font officieux pour l'Ariette ; & le mêlange
du gai , du gracieux , du naif & du
touchant , y donnoient au Muſicien de
quoi briller dans ces différens genres. Le
divertiſſement , qui peint les jeux de l'enfance
, eſt d'une compoſition ingénieuſe,
Les jeunes Acteurs qui ont exécuté cet
Opera Comique , ont partagé l'honneur du
fuccès avec le Poëte & le Muficien. Mile
Baron y a joué le rôle de Nina avec une
vérité charmante. Il ſemble qu'elle ait
voulu ſe venger du reproche qươn lui
avoit fait d'avoir perdu de ſa naïveté,
Dans ce même Spectacle a paru pour la
premiere fois Mlle Villette , dont la voix
brillante & flexible a fait la plus vive impreffion.
C'eſt un talent acquis à l'AcadémieRoyale
de Mufique.
2
Le Médecin de l'Amour , Opera Comique
en un acte , fut repréſenté pour la
premiere fois ſur le même Théâtre , le
vendredi 22 Septembre .
Je donnerai l'extrait de ces deux Pieces
dans le Mercure prochain.
192 MERCURE DE FRANCE.
CONCERT SPIRITUEL.
Le vendredi 8 Septembre , jour de la
Nativité de la Vierge , le Concert a commencé
par une ſymphonie , ſuivie d'Exaltabo
te , Motet à grand choeur de M. Giraud
, qui a été entendu avec plaifir.
Mlle Faure a chanté un petit Motet de
M. Mouret. A travers ſa timidité , on a
reconnu une belle voix , & l'on ne doute
pas qu'elle ne ſoit admirée lorſqu'elle
paroîtra dans tout ſon éclat. M. Balbaftre
a joué ſur l'orgue l'ouverture des fêtes
de Paphos. Mlle Hardy qui a chanté au
Concert précédent , a fait un nouveau
plaiſir en chantant une Ariette , & un Duo
avec M. Albaneze , ſon Maître. Le Concert
a fini par Exultate , justi , Motet à
grand choeur de M. Mondonville.
Le Public eſt très-ſatisfait de ce Spectacle
, & des ſoins que ſe donnent les Directeurs
pour lui plaire.
ARTICLE
OCTOBRE. 1758. 193
4
ARTICLE VI.
NOUVELLES ÉTRANGERES.
ALLEMAGNE.
DE BERLIN, le 19 Août.
LEIS du même mois , les Ruſſes ſe préſenterent
devant Cuſtrin. Ce n'étoit qu'un gros détachement
de leur grande armée qui reſta campée ſous
Landſberg. Ils commencerent tout de ſuite à
bombarder la Place avec la plus grande violence ,
& le bombardement continua ſans interruption
juſqu'au 17. Durant ce court intervalle , tous les
édifices publics & particuliers furent ou écrasés ,
oudévorés par les flammes. Il ne reſta pas dans la
Ville une ſeule maiſon ſur pied , & ſes infortunés
habitans virent tous leurs effets ou conſumés par
le feu , ou enfevelis ſous les ruines. Le 17 au matin,
les Ruſſes ſommerent le Commandant de ſe
rendre , lui faiſant appréhender tous les malheurs .
qui ſont inévitables à une Ville priſe d'aſſaut. La
réponſe fut telle qu'on devoit l'attendre de la
part d'un Officier qui connoît l'importance de
cette Place , & qui ne voyant point ſes fortificarions
entamées , n'étoit point dans le cas de capituler.
Sur ſon refus , le bombardement recom
mença, mais avec moins de vivacité.
L. Vol. I
194 MERCURE DE FRANCE.
FRANCE.
Nouvelles de la Cour , de Paris , &c.
Le Roi a nommé M. le Marquis de Contades
Maréchal de France.
On a appris par une Gazette extraordinaire de
Londres , que Louiſbourg avoit capitulé le 26
Juillet dernier. Quoique cette nouvelle ſoit annoncée
d'une maniere poſitive , cependant comme
cette Gazette ne contient aucun détail du
ſiege , ni de la priſe de la Place , & qu'on n'a reçu
aucune lettre du Gouverneur , ni des autres Offi
ciers. Il faut attendre des nouvelles plus circonf
tanciées à cet égard,
On a reçu avis le 13 Septembre que M. le Duc
d'Aiguillon , avec ce qu'il avoit pu raffembler
de troupes , avoit attaqué dans l'anſe de Catz le
lundi II , les Anglois au nombre de douze à
treize mille hommes , dans le temps qu'ils ſe
rembarquoient ; que les ennemis avoient d'abord
foutenu cette attaque avec beaucoup de fierté ;
mais qu'ils avoient été enfoncés , taillés en pieces
&culbutésdans la mer ; que nos troupes s'étoient
portées dans l'action avec la plus grande intrépidité
, & qu'elles avoient poursuivi les Anglois,
dans la mer même , en y entrant juſqu'à la ceinture
; que les Anglois ont eu plus de trois mille,
hommes tués fur le rivage , fans compter ceux
qui ſe font noyés , ſoit dans les bâtimens de
tranſport qui ont été coulés à fonds , foit en voulant
ſe ſauver à la nage ; qu'au départ du Courier,
OCTOBRE. 1758 . 195
le nombre des priſonniers montoit à plus de cinq
cens , parmi leſquels il y avoit beaucoup d'Officiers&
de la plus grande deſtinction ; que MM. le
Chevalier de Polignac & le Comte de la Tourd'Auvergne
, avoient été bleſſés dangereuſement ,
ainſi que M. le Marquis de Cucé , Cornette des
Mouſquetaires du Roi , qui étoit à l'action comme
Volontaire. Il paroît que la perte desAnglois
eſt en tout de quatre à cinq mille hommes.
Extrait d'une Lettre de Vienne , du 8 Septembre
1753.
On n'a point encore de relation bien circonftanciée
de ce qui s'eſt paſſé le 25 & le 26 Août ,
entre les armées de Ruffie & de Pruſle. Ce qu'on
en ſçait aujourd'hui , pour n'être pas encore bien
détaillé , n'en eſt pas moins exact ni moins pofitif:
c'eſt le réſultat de pluſieurs lettres écrites
du camp de l'armée Impériale de Ruffie , à Groff-
Camin le 29 Août. D'après ces lettres , Sa Majeſté
Pruſſienne vint le 25 à la tête d'une armée
de cinquante à cinquante - cinq mille hommes
axaquer l'armée de Ruſſie , près du village de
Zorndorff dans le Baillage de Quartſch.
*LeGénéral Comte de Fermer n'avoit ce jourlà
que trente-huit mille hommes ſous les armes ,
&le terrein où il falloit combattre , coupé par
des marais &des bois , ne lui permettoit pas de
prendre une poſition également avantageuſe en
tous ſes points. La bataille commença à neuf
heures du matin par une canonnade des plus vives
, qui fut foutenue de part & d'autre pendant
une heure &demie.
Les Pruffiens déboucherent par les défilés de
Sicher & de Groſf-Camin , derriere l'aîle gauche
des Ruſſes , & s'étendirent vers Zorndorff , point .
I ij
196 MERCURE DE FRANCE.
d'appui de l'île droite de l'armée de Ruſſie.
Ayant mis près d'une heure &demie à ſe former,
ils s'attacherent d'abord à cette aîle ; mais inſenſiblement
le feu s'étendit juſqu'à l'aî'e gauche , &
les deux armées ſe trouverent engagées de front.
L'attaque fut alors générale & furieuſe ; mais
l'armée Impériale de Ruſſie , non ſeulement la
ſoutint par tout avec une fermeté inébranlable;
mais elle repouffa l'ennemi avec tant de vigueur ,
qu'à midi la premiere ligne fut entiérement culburée.
Le Roi de Pruſſe fit avancer ſon corps de réſerve
pour rétablir cette ligne ; mais elle fut renverſée
de nouveau , & la Cavalerie des Ruſſes ſe
jettant le ſabre à la main fur l'Infanterie Pruffienne
, l'enfonça , &y fit un carnage horrible. Cependant
Sa Majesté Pruſſienne faiſant les derniers
efforts , réuffit à percer entre l'aîle droite & l'aîle
gauche , ſépara la premiere de l'autre , la miten
confufion , & poursuivant vivement cet avantage,
pouſſa cette aîle droite juſqu'au bord d'un
marais.
L'aîle gauche ſoutint ſa pofition malgré ce revers
, & ne perdit pas un pouce de terrein. La
nuit ſurvint , & ce futfansdoutedans ce moment
que les Pruffiens croyant la victoire décidée pour
eux , ſe hâterent de l'annoncer par des Couriers à
toute l'Europe. Mais on ne fut pas de cet avis
dans l'armée Ruffienne. Le Général Major de
Demicourt , par une préſence d'eſprit admirable ,
rallia les ſoldats diſperſés fur le bord du marais ,
en forma un corps composé d'Infanterie & de
Cavalerie , marcha derechef à l'ennemi , le prit
àdos& en flanc , le chaſſa àune demi-lieue au
de-làdu champ de bataille , s'y établit , en avertic
Paile gauche , qui marchant tout de ſuite en
OCTOBRE. 1758. 194
avant , acheva de s'en emparer , & s'y ſoutint.
Le lendemain 26 , on ſe canonna encore pen
dant quelque temps fort vivement ; & l'armée
Impériale de Ruſſie , toujours en peſſeſſion du
champ de bataille , enterra ſes morts , raſſembla
ſes trophées, en canons , étendards & drapeaux ,
& finit ainſi la journée.
Le 27 , comme l'armée devoit ſe rapprocherde
ſes magaſins , & ſe mettre à portée de la diviſion
du Général Romanzow , elle leva ſon camp en
préſence de l'ennemi & en plein jour , & alla s'établir
à Groff- Camin , où le 28 il ne ſe paſſa rien
de nouveau .
Le 29 , les deux armées firent preſqu'en même
temps des feux de réjouiſſance , pour célébrer une
victoire que l'une croyoit avoir gagnée , & que
l'autre lui arracha par une manoeuvre , qui fait
également l'éloge fagacité & de la fermeté
de ſes Généraux , de l'intrépidité & du courage
opiniâtre de ſes troupes.
dela
Ces deux journées ne peuvent qu'avoir été trèsfanglantes.
Elles font un événement dont l'hiſtoire
ne fournit guere d'exemple , & qui fera un mo
nument éternel de gloire pour les armes Impé
riales de Ruffie.
On n'a jusqu'ici aucun détail de la ppeerrte qu'on
afaite de part & d'autre en morts , bleffés & prifonniers
, &tout ce récit n'eſt encore que préliminaire
à la relation qui doit nous venir.
Une lettre duGénéral Fermer éerite le 31 Sep
tembre du camp de Groff-Camin , àM. de Solticoff
, Miniſtre de Ruſſie à Hambourg , marque
qu'après treize heures de combat le plus opiniatre
, il avoit repouffé le RoidePruffe,pris vingtfix
pieces decanon & pluſieurs étendards , qu'il
feroit joint le premierde ce mois par leGénéral
I iij
198 MERCURE DE FRANCE .
Romanzow , & qu'il poursuivroit alors fes opérations.
Détail de l'affaire qui s'eſt paſſsée le 8 Juillet entre
les Troupes du Roi , commandées par M. le Marquis
de Montcalm , & celles d'Angleterre , aux
ordres du Général Abercromby.
M. le Marquis de Montcalm ayant été envoyé
par M. le Marquis de Vaudreuil , Gouverneur
Général du Canada, pour protéger la frontiere de
la Cólonie du côté du Lac Saint- Sacrement , fe
rendit à Carillon le 30 Juin. Il y trouva huit Bataillons
de troupes de terre , une compagnie de
Canonniers , deux à trois cens Ouvriers , & quelques
Sauvages. Il reçut quelques jours après un
renfort de quatre cens hommes des troupes de la
Colonie & des Canadiens , commandés par M. de
Remond , Capitaine. Il apprit à Carillon , que les
Anglois avoient aſſemblé au fonds du Lac Saint-
Sacrement , près des ruines du Fort Georges , une
armée compoſée de vingt mille hommes deMilice
, & de fix mille de troupes réglées , aux ordres
du Major Général Abercromby , & qu'elle devoit
ſe mettre en mouvement pour s'emparer du Fort
Carillon& envahir le Canada. Sur l'avis que M.
leMarquis de Montcalm en donna à M. le Marquisde
Vaudreuil ,& fur ceux que ce Gouverneur
en avoit déja reçus , il changea la deftination de
M. le Chevalier de Levis , qui avoit été détaché
du côté de Corlac ; il lui donna ordre de ſe joindre
à M. le Marquis de Montcalm , & fit les
diſpoſitions néceſſaires pour lui procurer d'autres
renforts.
M. le Marquis de Montcalm prit d'abord le
parti d'occuper le poſte de la Chute , fur le bord
du Lac Saint-Sacrement , pour retarder l'ennemi,
OCTOBRE. 1758.
ة ر و
Il y reſta juſqu'au 6 Juillet que les Anglois parurent
en force fur le Lac. M. le Marquis de Montcalm
repaſſa la riviere de la Chute avec toutes
fes troupes , pour venir camper ſous le Fort Carillon
, où il avoit déja fait tracer des retranchemens
. Il envoya en même temps différens détachemens
, pour harceler l'ennemi dans ſa deſcente.
Un de ces détachemens , commandé par MM. de
Trépezée & de Langis , s'étant égaré par la faure
des guides , tomba dans une colonne de l'armée
ennemie déja toute formée.
De ce détachement , qui étoit d'environ trois
cens hommes , il y eut deux Officiers tués , qua
tre Sauvages , & cent quatre-vingt- quatre foldats
desTroupes & Milices tués , ou priſonniers ; le
reſte joignit le corps de nos Troupes.
:
M. le Marquis de Montcalm n'avoit dans ſon
camp devant Carillon en y arrivant , qu'environ
deux mille huit cens hommes de troupes de France
, & quatre cens cinquante de la Colonie , encore
faut-il diſtraire de ce nombre un des batail
lons de Berry , lequel , à l'exception de ſa compagnie
deGrenadiers , fut occupé à la garde & au
ſervice du Fort .
2 Le 7 Juillet au masin , l'armée fut toute employé
au travail des abbatis , ſous la protection
des compagnies de Grenadiers & des Volontaires
qui la couvroient. Les Officiers , la hache à la
main, donnoient l'exemple , & les drapeaux étoient
plantés ſur l'ouvrage. La gauche occupée par les
bataillons de la Sarre & de Languedoc , étoit appuyée
à un eſcarpement diſtant de quatre- vingt
toiſes de la riviere de la Chute. Le fommet de
l'eſcarpement étoit couronné par un abbatis. Cet
abbatis flanquoit une trouée que gardoient de
front les deux compagnies de Volontaires de
1
I iv
200 MERCURE DE FRANCE.
me ,
Bernard&deDuprat. Derriere cette trouée , on
devoit placer fix pieces de canon. La droite gardée
par la Reine , Bearn &Guyenne, étoit également
appuyée à une hauteur dont la pente n'étoit pas
fi roide que celle de lagauche. Dans la plaine
entre cette hauteur & la riviere de Saint- Frederic
furent portés les Troupes de la Colonie & les
Canadiens , qui s'y retrancherent auſſi avec des
abbatis. Le canon du Fort étoit dirigé ſur cette
partie , ainſi que ſur le lieu où le débarquement
pouvoit ſe faire àla gauche de nos retranchemens.
Le centre ſuivoit les ſinuoſités du terrein , confervant
le ſommet des hauteurs , &toutes les parties
ſe flanquoient réciproquement. Ce centre étoit
formé par les bataillons de Royal Rouffillon &
par le premier bataillon de Berry. Dans tout le
front de la ligne , chaque bataillon avoit derriere
lui une compagnie de Grenadiers & un Piquet en
réſerve.
Ceseſpeces de retranchemens étoient faits de
zroncs d'arbres couchés les uns ſur les autres
ayant en avant des arbres renversés , dont les
branches coupées & pointues faifoient l'effet de
chevaux de frife .
Le 7 au foir , il arriva quatre cens hommes
d'élite des Troupes qui avoient d'abord eu une
deftination particuliere ſous les ordres de M. le
Chevalier de Levis. Leur arrivée répandit une
grande joie dans notte armée , & M. le Chevalier
de Levis arriva bientôt après avec M. de Sennezergues,
Lieutenant Colonel du Régiment de la Sarre.
M. le Marquis de Montcalm chargea le Chevalier
de Levis de la défenſe de la droite, le ſieur de
Bourlamaque de celle de la gauche , & il ſe réſerva
le commandement du centre , pour être plus à
portéede donner ſes ordres partout.
OCTOBRE. 1758. 201
L'armée coucha au bivouac. Le 8. à la pointe
du jour , on battit la générale , pour que toutes les
troupes puſſent connoître leurs poſtes. Après ce
mouvement , une partie fut employée à achever
l'abbatis , & l'autre à conſtruire les batteries .
Vers les dix heures du matin, les troupes legeres
des ennemis parurent de l'autre côté de la riviere
, & firent un grand feu , mais de fi loin , que
l'on continua le travail ſans leur répondre..
A midi & demi leur armée déboucha fur nous.
Nos gardes avancées , ainſi que les volontaires &
les compagnies de grenadiers , ſe replierent en bon
ordre,& rentrerent dans la ligne , ſans perdre un
ſeulhomme. Au moment même du ſignal convenu,
les travailleurs & toutes les troupes furent à leurs
armes& à leurs poſtes. La gauche fut la premiere
attaquée par deux colonnes , dont l'une cherchoit
à tourner le retranchement , & ſe trouva ſous le
feu du Régiment de la Sarre ; l'autre dirigea ſes
efforts ſur un angle ſaillant , entre Languedoc &
Berry. Le centre où étoit Royal Rouffillon , fut
attaqué preſqu'en même temps par une troiſieme
colonne,& une quatrieme porta ſon attaque vers
la droite , entre les Bataillons de Bearn & de la
Reine.
Comme les troupes de la Colonie & les Canadiens
, qui occupoient la plaine du côté de la riviere
de Saint - Frédéric ne furent point attaqués , ils
fortirent de leur retranchement , prirent en flanc
la colonne qui attaquoit notre droite ,& tomberent
deſſus avec la plus grande valeur ; çes troupes
étoient commandées par le ſieur de Remond , Capitaine.
Environ à cinq heures , la colonne qui avoit attaqué
les Bataillons de Royal Rouſillon , s'étoit
rejettée ſur l'angle ſaillant du retranchement , dé
Lv
202 MERCURE DE FRANCE.
fendu par le Bataillon de Guyenne & par la gauche
de celui de Bearn : la colonne qui avoit attaqué
les Bataillons de la Reine & de Bearn , s'y rejetta
auſſi , de forte que le danger devint très-grand
à cette attaque. M. le Chevalier de Levis s'y porta
avec quelques troupes de la droite : M. le Marquis
de Montcalm y accourut auſſi avec quelques
troupes de réſerve. Ils firent éprouver aux ennemis
une réſiſtance qui rallentit d'abord leur ardeur.
Le ſieur de Bourlamaque fut bleſſé à cette
attaque , & les ſieurs de Sennezergues & de Privat
, Lieutenans-Colonels , le ſuppléerent.
Vers les fix heures , les deux colonnes de la droite
abandonnerent leur attaque , vinrent faire encore
une tentative contre les Bataillons de Royal
Rouffillon & de Berry , &enfin tenterent un dernier
effort à la gauche.
Depuis fix heures juſqu'à ſept , l'armée ennemie
s'occupa de fa retraite , favoriſée par le feu de ſes
troupes légeres , qui dura juſqu'à la nuit.
Pendant l'action , le feu prit en pluſieurs endroits
; mais il fut éteint ſur le champ. On reçur
du Fort en munitions & en rafraîchiſſemens , tousles
ſecours néceſſaires .
L'obſcurité de la nuit , l'épuiſement & le petir
nombre de nos troupes , les forces de l'ennemi
qui , malgré ſa défaite , étoient encore bien ſupérieures
aux nôtres , la nature du pays dans lequel
on ne peut s'engager ſans guides , ne permirent
pas à nos troupes de pourſuivre lesAnglois. On
comptoit même qu'ils reviendroient le lendemain à
lacharge , mais ils avoient abandonné les poſtes
de la Chute & du Portage ; & M. le Chevalier de
Levis qui fut envoyé le lendemain pour les reconnoître
, ne trouva que des traces d'une fuite precipitée.
OCTOBRE. 1758 . 203
Ön eſtime la perte des ennemis d'après le rapport
de leurs priſonniers , à quatre mille hommes
tués ou bleſſés , parmi leſquels il y a pluſieurs
Officiers de marque. Le Lord How & le ſieur
Spitall , Major général des Troupes réglées , ont
été tués.
Cinq cens Sauvages qui étoient dans l'armée
Angloiſe , ſont toujours reſtés derriere , &n'ont
pas voulu prendre part à l'action .
Le ſuccès de cette journée eſt dû aux bonnes
diſpoſitions de M. le Marquis de Montcalm , &
à la valeur de nos troupes. MM. le Chevalier de
Levis & de Bourlamaque , ſe ſont diftingués dans
le commandement de la droite & de la gauche ;
le premier a eu pluſieurs coups de fufil dans fon
habit , & le ſecond a été bleſſé dangereuſement.
M. de Bougainville , Aide de Camp de M. le Marquis
de Montcalm & M. de Langis , ont été
bleſſés à ſes côtés. Tous les Officiers en général
méritent les plus grands éloges .
Nous avons perdu douze Officiers & quatrevingt-
douze foldats tués ſur le champ de bataille.
Il y a eu vingt- cinq Officiers , & deux cens quarante-
huit foldats bleſſés .
Le Corſaire le Moiſſonneur , eſt rentré dans le
port de Dunkerque avec une priſe Angloiſe eſtimée
vingt-deux mille livres , & une rançon de
deux cens cinquante guinées. Il va armer de nouveau
pour ſa troiſieme courſe , qui aura lieu à la
finde ce mois .
BÉNÉFICES DONNÉS.
SaMajesté a donné l'Abbaye Réguliere de l'Etoile
, Ordre de Citeaux , Diocese de Poitiers , à
I vj
204 MERCURE DE FRANCE.
M. l'Abbé de la Corne , Doyen du Chapitre de
Québec , & Conſeiller-Clerc au Conſeil Souve
rain de la même Ville ; & l'Abbaye de la Déferte,
Ordre de Saint Benoît , Dioceſe & Ville de Lyon ,
àla Dame de Monjouvent , Religieuſe Ursuline à
Bourg enBrefle..
MORTS.
MESSIRE Charle Chatelain , Chapelain du Roi ,
Chanoine de Soiffons , Prieur Commandataire de
Friardel &de Lieru , mourut à Lieru le 29 Juillet ,
âgé de ſoixante- dix-neuf ans.
Meſſire François-Ifaac de la Cropte , Comte
de Bourzac , Marquis de la Jarrie , Seigneur dé
Chaſſagnes , Vandoire , Belleville , &c. ci-devant
premier Gentilhomme de la Chambre de S. A. S.
Monſeigneur le Prince de Conty , & ancien Mef
tre de Camp, Lieutenant du Régiment de Cavalerie
de Conty , mourut à Noyon le 31 Juiller
dernier , dans la ſoixante dix-septieme année de
ſon âge. Il étoit fils de François- Ifaac de la Cropte
, Comte de Bourzac , & de Suzanne Tiraqueaude
la Jarrie , & frere aîné de Jean-François de la
Gropte-de Bourzac , Evêque-Comte de Noyon ,
Pair de France , & avoit épousé Dame Marie-
Antoinette-Achars de Joumard- de Legé , fille de
feu Meſſire Louis-Achars de Joumard , Vicomte
de Legé , & Dame Elifabeth de la Faye , dont il
laiſſe 1. Suzanne de la Cropte ; 20. Jean- François
de la Cropte ; 3°. Françoiſe-Elifabeth-Suzanne de
la Cropte , & 4°. Louis-François-Joſeph de la
Cropre , Chevalier de Malthe.
Le 2Aoûr , mourut au village de Conche, dans
4
203 OCTOBRE. 1758 .
le Dioceſe de Mende, Florette Roux , âgée de
cent dix-huit ans & quatre mois. Són mari , Jac
ques Guin , mourut l'année derniere âgé de cent
quatorze ans. Ils ont vécu enſemble foixante-dixneuf
ans , & ont eu dix-huit enfans , douze garçons&
fix filles : quatorze de ces enfans vivent
encore. Leur mariage avoit été béni par un Miniſtre
quelque temps après la révocation de l'Edit
deNantes. Jacques Guin ſe diftingua parmi les
Rebelles , connus ſous le nom de Camiſards. Il
s'étoit d'abord attaché à Joannen , & combattit
fous ſes ordres à l'affaire de Chandomerge. Il
quitta Joannen pour ſuivre Roland, lequel ayant
bonne opinion de ſes talens , lui donna le commandement
d'une Troupe de cinquante hommes.
Il ſe trouva avec ce dernier à Fontmort , où le
Régiment de Champagne fut fi maltraité. Enfin
il Paccompagna auprès du Maréchal de Villars ,
& lui ſervit de conſeil pour conclure ſon traité
particulier.
Meſſire Bleixart-Louis-Edouard-Henri leGras,
Chevalier de Vauberſey , fils de feu Meſſire Fran--
çois-Edouard le Gras de Vauberſey , Seigneur de
Mongenôt , Lieutenant des Maréchaux de France
au département de Champagne & Brie , & de
DameMarie-Claire de Relongue de la Louptiere ,
eſt mort au château de la Louptiere en Champagne
, le 10 Août , âgé d'un an , onze mois 21
jours. Il étoit arriere-petit neveu de Meffire Simon
leGras-de Vauberſey , Evêque de Soiffons , qui a
eu l'honneur de ſacrer Louis XIV.
Meſſire Robion , ancien Curé de Dartas , dans
le Dioceſe de Vienne , y eſt mort le 11 Août âgé
de cent huit ans. 11 poſſédoit cette Cure depuis
près de quatre-vingt ans , & il avoit vu naître tous
ſes Paroiſſiens. La ſervante qui l'a toujours ſervi
vit encore , & a cent quatre ans.
206 MERCURE DE FRANCE.
M. Bouguer , l'un des Membres de l'Académie
Royale des Sciences , de la Société Royale de
Londres & de Berlin , Honoraire de l'Académie de
Marine , eſt mort en cette Ville le 13 Août , dans
Ja foixante- troiſieme année de ſon âge.
Meffire Charles-Louis de Monfaulnin , Comte
de Montal , Lieutenant-Général des Armées du
Roi , Chevalier des Ordres de Sa Majesté , Gouverneur
des Ville & Château de Guiſe , eſt décédé
dans ſes terres en Bourgogne le 22 Août , âgé de
foixante-dix- sept ans..
SUPPLEMENT
A L'ARTICLE CHIRURGIE.
Hôpital deM. le Maréchal-Duc de Biron (1).
5
Treizieme traitement depuis fon établiſſement .
Le nommé Bouvet , Compagnie de la Ferriere ,
eſt entré le premier Juin , & eſt forti le 18 Juillet.
L'on ne peut aſſurer la guériſon radicale de ce
foldat , parce que fa maladie étoit fort grave ,
auroit demandé qu'il reſtât encore une quinzaine
de jours à l'hôpital , & que par un entêtement
déplacé, il a voulu fortir abſolument. On le croit
cependant guéri.
( 1 ) J'ai reçu une Lettre anonyme contre leRemede
de M. Keyser. 1. Je ne ferai jamais aucun.
usage des Lettres anonymes , quand l'objet en ſeras
de quelque conséquence. 2°. L'on a vérifié les faits
contenus dans celle- ci , &j'ai en main les preuves
-de leur fauſſeté,
OCTOBRE. 1758 . 207
Le nommé Joſeph , de la Compagnie d'Obſonville,
eſt entré le 17 Juin , & eſt forti le 27 Juillet
parfaitement guéri .
Le nommé Marinigay , de la Compagnie de la
Tour , eft entré le 17 Juin. Ce ſoldat étoit dans
Pétat le plus fâcheux ; il avoit la poitrine affectée,
&crachoit le ſang. Il eſt ſorti le 25 Juillet parfaitement
guéri .
Le nommé Bavoyau , de la Compagnie de le
Camus , eft entré le 29 de Juin , & eſt forti le
8Août parfaitement guéri.
Le nommé le Blanc , de la Compagnie de Bouville
, eſt entré le 30 Juin , & eſt ſorti le 8 Août
parfaitement guéri .
Le nommé Mitouart , de la Compagnie de la
Sône , eſt entré le 13 Juillet , & eſt ſorti le 22
Août parfaitement guéri .
Le nommé Lagrenade , Compagnie de Tourville
, eſt entré le 20 Juillet , & eſt ſorti le 22 Août
parfaitement guéri ,
Suite des Expériences continuelles dans les diverſes
Villes & Provinces du Royaume , entr'autres à
Grenoble , Dijon & Saint- Malo.
د
GRENOBLE.
Lettre de M. Marmion , Docteur Aggrégé à la
Faculté de Médecine du Dauphiné , à M. Keyfer,
en datte du 2 Août 1758 .
J'ai tardé , Monfieur , juſqu'à préſent à avoir
P'honneur de vous écrire pour vous faire part du
ſuccès de vos dragées pour le traitement des maladies
vénériennes , parce que je voulois finir plufieurs
épreuves que j'en ai faites , & qui ont répondu
à votre attente. Je crois avoir eu celui déja
108 MERCURE DE FRANCE.
de vous marquer quej'avois fait adminiſtrer votre
remede fur deux pauvres attaqués de ſymptômes
formidables , qui ſont très-bien guéris. Depuis ce
remps , je l'ai employé avec le même ſuccès fur
nombre de perſonnes. Je puis donc maintenant
affurer que votre méthode a des avantages , & que
conduite avec la bonne adminiſtration que vous
indiquez , elle guérit parfaitement ſans les défagrémens
des ſalivations fongueuſes , qui ſont ſuivies
d'événemens ſi fâcheux.
Le traitement par vos dragées , plus doux &
plus aiſé , mérite certainement la préférence fur
les frictions mercurielles. C'eſt l'opinion quej'ai,
Monfieur , ſur votre remede que je me ferai un
plaifir de faire adminiſtrer quand Poccaſion s'en
préſentera, pour contribuer avec vous , autant
qu'il me fera poſſible , au bien public. J'ai l'hon
neur d'être , &c. Signé , Marmion , Médecin de
l'hôpital du Roi , à Grenoble.
DIJON.
Lettre deM. Maret Maitre en Chirurgie de l'Académie
des Sciences & Belles - Lettres de Dijon ,
Chirurgien de l'Hôpital général , & celui des
Filles de Sainte Anne , à M. Keyſer , en date du
13 Juillet 1758 .
J'ai eu la fatisfaction , Monfieur , de traiter le
mois dernier , avec vos dragées , dans notre hôpital
général , de l'agrément de Meſſieurs nos Directeurs
, une femme de ſoldat âgée de 25 ans , attaquée
de maladie vénérienne. Sa tête étoit couverte
de puftules dans un état de ſuppuration putride.
L'on en voyoit de très-groffes ſur les ailes
du nez , les commiſſures des levres & le menton.
Quelques-unes plus petites étoient répandues fur
OCTOBRE. 1758. 201
lecol, les épaules & les bras : elles étoient accom
pagnées d'infomnies & de douleurs nocturnes dans
les membres , & elles avoient été précédées par
d'autres maladies , fruit ordinaire de l'incontinence.
Tous ſes ſymptômes , dix jours après l'uſage
de vos dragées , diminuerent ; le ſommeil revint ,
les douleurs cefferent , les pustules ſe deſſecherent
; enfin , en ſuivant le traitement que vous
preſcrivez , la malade fut parfaitement guérie , environ
quarante jours après fon entrée dans Phopital.
Četre femme , très-contente de la maniere
douce dont elle avoit été traitée , en alla témoigner
ſa reconnoiſſance à M. Marlot , notre Maire ,
qui a bien voulu donner une atteſtation de l'étar
où il la trouvée , & légaliſer les certificats de
deux de mes confreres qui ont vu la malade devant
&après le traitement. Je vous envoie ces trois
pieces juſtificatives , qui , ainſi qu'une multitude
de pareilles que vous recevez de toutes parts , doivent
conſtater de plus en plus l'excellence de votre
remede. Recevez mes remercimens , Monfieur ,
de ce que vous m'avez donné les moyens de reconnoître
par moi- même l'efficacité de votre remede.
J'ai l'honneur d'être , &c. Signé , Maret
de l'Académie des Seiences & Belles-Lettres de
Dijon.
1
Certificat de M. Marlot , Maire de Dijon.
Nous , Vicomte , Mayeur , Prevôt & Lieutenant-
général de Police de la ville de Dijon , &
l'un des Préſidens du bureau d'adminiſtration de
Phôpital de ladite ville , atteſtons que le ſieur
Maret l'aîné , Maître en Chirurgie , & Chirurgien
dudit hôpital , y a traité avec les dragées deM.
Keyſer , une femme attaquéede la maladie vénérienne
, & qu'après fix ſemaines ou environ , il
216 MERCURE DE FRANCE .
nous l'a repréſentée dans un état qui nous a fait
juger qu'elle étoit guétie ; & l'ayant interrogée ,
elle nous a dit ne plus reſſentir aucunes douleurs ,
&n'avoir plus aucuns des fymptômes du mal dont
elle étoit incommodée . Fait à Dijon , le 13 Juillet
1758. Signé , Marlot.
Certificat de M. Enaux , Maître en Chirurgie
àDijon.
Je, ſouſſigné , Maître en Chirurgie de la villede
Dijon , certifie avoir vu pendant le mois de Mars
de la préfente année , une femme au grand hôpital
de Dijon , ayant des pustules à la tête ,&
des douleurs nocturnes dans les membres , laquelle
M. Maret , Chirurgien dudit hôpital , m'a
dit devoir traiter avec les dragées de M. Keyfer',
& qu'après leur uſage pendant trente - cinq ou
quarante jours , j'ai revu la femme qui m'a dit
ne reffentir aucunes_douleurs , ſes puſtules étant
effacées ſans l'uſage d'aucun topique. Fait à Dijon,
ce 10 Juillet 1758. Signé , Enaux.
Certificat de M. Hoin , l'un des deux Chirurgiens
de l'Hôpital de Dijon.
Je , ſouſſigné , l'un des deux Chirurgiens alternes
de l'hôpital de Dijon , certifie qu'étant en exercice
audit hôpital dans le cours du mois deMars
dernier , j'y ai vu une femme qui ſe plaignoit de
douleurs nocturnes ,& dont la tête étoit couverte
de puſtules dans un état de ſuppuration putride;
que ces accidens me parurent dépendre d'un virus
vénérien; qu'en ayant fait avertir M. Maret mon
collegue audit hôpital , qui m'avoit témoigné le
-déſir qu'il avoit d'éprouver un remede contre les
maladies vénériennes , je lui ai cédé le traitement
de cette femme, quoiqu'il ne dût entrer en exer
OCTOBRE. 1738 .
cice audit hôpital , que le premier jour du mois
ſuivant ; que M. Maret m'a dit depuis , qu'il en
treprenoit la guériſon de cette malade par l'uſagedes
dragées de M. Keyſer ; qu'environ deux
mois après , il m'a fait revoir la même femme
dont les pustules étoient abſolument deſſéchées ,
&qui m'aſſura qu'elle jouiſſoit d'une très-bonne
fanté ,& en avoit toutes les apparences. Fait à
Dijon , ce 10 Juillet 1758. Signé , Hoin.
Nous , Vicomte , Mayeur & Lieutenant-général
de Police de la ville de Dijon , atteſtons que
la fignature ci-deſſus , eſt celle du ſieur Hoin ,
Maître en Chirurgie en cette ville , & l'un des
Chirurgiens de l'hôpital général de ladite ville.
Fait àDijon le 13 Juillet 1758. Signé , Marlot.
M. Keyſer ſupplie le Public d'obſerver que
voila déja plus de trente des principales villes du
royaume , qui ont fait avec la plus grande fatisfaction
, les épreuves les plus authentiques de fes
dragées , qu'il n'y a peut- être jamais eu de remede
dont on ait rendu un compte fi exact , &
qui ait fubi autant d'examens , puiſqu'indépen
damment d'un hôpital fondé en ſa faveur, & treize
traitemens confécutifs qui y ont déja été faits , il
réſulte de tous les endroits où il l'a envoyé , des
témoignages à la vérité deſquels il ſeroit impoffible
de ſe refufer ; & il ofe fe flotter de n'avoir plus
beſoin d'afficher dorénavant , la continuité de ſes
ſuccès , pour perfuader le Public , & étouffer les
faux & mauvais propos que la jaloufie de ſes adverſaires
ſe plaît d'enfanter chaque jour.
Il prie Meſſieurs ſes Correſpondans de ne pas
s'impatienter s'ils ne trouvent pas encore leurs
Lettres& Certificats inférés dans les Mercures , ne
pouvant en mettre que deux ou trois à la fois ,
12 MERCURE DE FRANCE .
&les annoncer les uns après les autres.
Il eſpere donner dans les volumes prochains,
la lifte générale de ſes correſpondans actuels , &
n'attend plus pour cela , que les réponſes de quelques-
uns , &la fin des épreuves de quelques autres.
Il a l'honneur de prévenir auſſi ceux qui pourroient
par fauſſe prévention ou autres raiſons , ne
pas deſirer de voir leurs noms inférés dans la liſte ,
de lui en écrire avant le 15 Octobre , ne voulant
les gêner en aucune façon , & ne leur demandant
que ce que la vérité & la justice pourront leur
dicter à cet égard pour le bien de l'humanité.
AVIS
Al'Auteur de la Lettre anonyme ſur l'Inftruction
de la Jeuneſſe , dans le second
volume du Mercure du mois de Juillet
dernier , fol. 137 .
MONSIEUR',
ONSIEUR , fur l'avis que vous donnez
au bas de votre Lettre , un Seigneur auroit
envie de faire connoiſſance avec l'Auteur
de la nouvelle Méthode dont vous
parlez ; il m'a écrit à cet effet , & je me
preſſe de vous en faire part pour que vous
lui procuriez ce plaifir. Mon adreſſe eſt à
M. Gelein , Agent des RR. PP. Céleftins
, près l'Arſenal , demeurant en leur
maiſon. Je me flatte que vous voudrez '
bien me faire connoître cet habile home
OCTOBRE. 1758 . 213
me , à moins qu'il ne juge plus à propos
de ſe donner la peine de venir dans cette
maiſon . J'attendrai avec impatience que
vous me procuriez l'honneur de le connoître
par celui de ces deux moyens qu'il
trouvera bon .
J'ai l'honneur d'être , &c.
GELEIN.
Paris , ce 8 Septembre 17.58 .
Faute à corriger dans le Mercure de Septembre.
PAGE 103 , ligne 9 , au lieu de Marſeillois , lisi
-fez , Maffiliens.
Je prie ceux qui m'envoyent leurs manufcrits
de vouloir bien marquer diſtinctement les lettres
des noms propres ſur leſquels le ſens ne peut lever
l'équivoque des caracteres. La reſſemblance du z
avec l'r de l'écriture courante a fait imprimer
dans le Mercure d'Août à l'article des Morts , page
213 , Philibert de Sizy au lieu de Siry, &de même
Hugues de Sizy au lieu de Hugues de Siry.
APPROBATION.
J'ai lu , par ordre de Monſeigneur le Chancelier,
le premier Mercure du mois d'Octobre , & je n'y
ai rien trouvé qui puiſſe en empêcher l'impreffion,
AParis , ce 29 Septembre 1758.
GUIROY,
214
TABLE DES ARTICLES.
ARTICLE PREMIER .
PIECES FUGITIVES EN VERS ET EN PROSE
FABALBLEE. Le Mouton&leDogue ,
Epître à Cléanthe ,
Heureuſement. Anecdote Françoiſe ,
Ode Anacreontique ,
page s
7
9
36
Réponſe de M. de Voltaire à une Enigme qui venoit
de Madame la Ducheſſe d'Orléans , 39
Lettre à l'Auteur du Mercure , & Sonnet par Mademoiselle
R... Β...
1
40 6 42
de
Lettre à l'Auteur du Mercure , & Vers au Marquis.
... âgé de 10 ans , le jour de ſa fête , en lui
préſentant un laurier , 43 44
Parva leves capiunt animos , pour le Lecteur ou
pour moi , 45.
Epître à M *** , par Madame de ... Religieuſe
au Couvent de ... SI
Penſées , 54
Vers à Monfieur & à Madame de Bullioud , fur la
belle action de leur fils , âgé de ſeize ans , par
Madame de V *** , 58
Vers fur la Mort de mon Fils , : 60
Vers à Son Excellence Monſeigneur l'Evêque de
Laon , par la Muſe Limonadiere ,
Vers à Son Excellence Monſeigneur de Breteuil ,
Ambaſſadeur de Malte à Rome , par la même, 62
61
Epitaphe du Pape Lambertini , par la même , ibid.
Explication de PEnigme & du Logogryphe du
Mercure de Septembre , 63
Enigme , ibid.
Logogryphe , 64
Chanfon, 66
215
ART. II . NOUVELLES LITTERAIRES.
Suite de l'Extrait du Voyage d'Italie , par M. Co
chin. Notes fur les Ecoles de Peinture & fur les
plus célebres Peintres d'Italie , 67
Extrait des Poéſies Philoſophiques , 78
Suite de l'Ami des Hommes , quatrieme Partie .
Mémoire ſur les Etats Provinciaux ,
Lettres Edifiantes & curieuſes , écrite des Miſſions
Etrangeres , par quelques Miffionnaires de la
৪৫-
Compagnie de Jeſus , 98
Réflexions ſur les avantages de la libre fabrication
&de l'uſagedes toiles peintes en France, &c. 109
La Regle des devoirs que la nature inſpire à tous
les hommes , 129
Confidérations ſur le Commerce, & en particulier
"fur les Compagnies , Sociétés & Maîtriſes , 137
OEuvres poſthumes de M. de *** , ibid.
Les Penſées errantes , avec quelques Lettres d'un
Indien , par Madame de *** ibid,
Epître d'Héloïſe à Abailard , traduite ( en profe )
de l'Anglois , avec un abrégé de la Vie d'Abailard
, ibid
Détails Militaires , par Durival , ibid.
Examen des Eaux minérales de Verberie , 138
E'oge de M. de Fontenelle , par M. Trublet , ibid.
Elémens d'Arithmétique , d'algebre & de géomé-,
métrie avec une Introduction aux Sections
,
coniques , par M. Mazeas , ibid .
Differtations ſur les biens nobles , &c . ibid,
L'utilité de l'Education des Armes ,&c. 139
Recherches hiſtoriques & critiques ſur les différens
moyens qu'on a employés juſqu'ici pour refroi
dir les liqueurs , & c. ibid
Tractande ac perdiſcenda Theologia ratio , ibid.
Effai d'une Hiſtoire de la Paroiſſe de S. Jacques la
Boucherie, 149
216
Manuel phyſique , ou maniere courte & facile
d'expliquer les phénomenes de la nature , ibid.
ART. III. SCIENCES ET BELLES LETTRES.
Théologie. Suite des Lettres de M. l'Abbé de *** , 141
Physique . Lettre d'un Médecin à l'Auteur du Mercure,
148
Prix d'Eloquence de l'Académie Françoiſe , pour
l'année 1759 , 154
Prix propofé au jugement de l'Académie Royale
des Sciences , 156
Séance publique de l'Acad. Royale de Nanci , 158
Séance publique de l'Académie des Sciences &
Belles- Lettres de Dijon , 164
Séances publiques de la Société Littéraire d'Arras,
166
ART. IV. BEAUX-ARTS.
Peinture. 17.1
Musique. 174
Architecture. Obſervations ſur la tour de Piſes, 176
Teinture. 18,1
ART. V. SPECTACLES .
Opera , 183
Comédie Françoiſe. Extrait de laComédie intitulée
, l'Ile déserte , 184
Comédie Italienne , 190
Opera Comique , ibid.
Concert Spirituel , 192
ARTICLE VI
Nouvelles étrangeres , 193
Nouvellesde la Cour , de Paris , &c , 194
Bénéfices donnés , 203
Morts, 204
LaChanson notée doit regarder la page 66.
Etla Planchegravée la page 176 .
Del'Imprimerie deCh. Ant. Jombert.
=
DE FRANCE ,
DÉDIÉ AU ROL.
AOUST. 1758 .
Diverſité, c'est ma deviſe. La Fontaine.
Cochin
Filius inv
PapillenSculp
1715.
A PARIS ,
CHAUBERT , rue du Hurepoix.
PISSOT , quai de Conty.
Chez DUCHESNE , rue Saint Jacques,
CAILLEAU , quai des Auguſtins.
CELLOT , grande Salle du Palais .
Avec Approbation & Privilege du Roi,
129
Compl, sets
nighaft
7-10-31
24009
AVERTISSEMENT.
LEE Bureau du Mercure est chez M.
LUTTON , Avocat , & Greffier- Commis au
Greffe Civil du Parlement , Commis au
recouvrement du Mercure , rue Sainte Anne ,
Buite Saint Roch , à côté du Sellier du Roi.
C'est à lui que l'on prie d'adreſſer , francs
deport , les paquets & lettres , pour remettre ,
quant ààlapartie littéraire , àM.MARMONTEL
, Auteur du Mercure.
Le prix de chaque volume eſt de 36fols ,
mais l'on ne payera d'avance , en s'abonnant,
que 24 livres pour ſeize volumes , à raiſon
de 30fals piece.
Les perſonnes de province auxquelles on
enverra le Mercure par la poſte , payeront
pourſeize volumes 32 livres d'avance en s'abonnant
, &elles les recevront francs de port.
Celles qui auront des occaſions pour le faire
venir , ou qui prendront lesfrais du portfur
leur compte , ne payeront , comme à Paris ,
qu'à raison de 30 fols par volume , c'est-àdire
24 livres d'avance , en s'abonnant pour
16 volumes .
Les Libraires des provinces ou des pays
étrangers, qui voudront faire venirle Mercure
, écriront à l'adreſſe ci - deſſus.
Aij
OnSupplie les personnes des provinces d'en
voyer par la poſte , enpayant le droit , le prix
deleur abonnement , ou de donner leurs ordres,
afin que le paiement en ſoit fait d'avance au
Bureau.
Les paquets qui neferont pas affranchis,
resteront au rebut.
Il y aura toujours quelqu'un en état de
répondre chez leſieur Lutton ; &il obſervera
de rester àson Bureau les Mardi , Mercredi
Jeudi de chaque ſemaine , après- midi.
Onprie les perſonnes qui envoient des Livres
, Estampes & Musique à annoncer ;
d'en marquer le prix.
Onpeut se procurer par la voie du Mercure
, les autres Journaux , ainsi que les Livres
, Estampes & Musique qu'ils annoncent.
On trouvera au Bureau du Mercure les
Gravures de MM. Feſſard & Marcenay.
Le Nouveau Choix ſe trouve auſſi au
Bureau du Mercure. Le format , le nombre
de volumes , & les conditions font
les mêmes pour une année,
AVANT- PROPOS.
PLUS LUS cet Ouvrage devient intéreſſant
pour les Gens de Lettres , plus il ſemble
devoir mériter la confiance & l'attention
dupublic. Il étoit difficile qu'un ſeul homme
, réduit à ſes reſſources particulieres ,
& au concours accidentel de quelques Pieces
fugitives , donnât tous les mois un bon
Livre de la nature de celui- ci ; mais ſi nos
Ecrivains , nos Artiſtes célebres , daignent
contribuer à le rendre tel qu'il doit être ,
le ſuccès n'en eſt plus douteux. Sa forme
le rend fufceptible de tous les genres d'agrément
& d'utilité , & les talens n'ont
ni fleurs , ni fruits dont le Mercure ne ſe
couronne. Littéraire , civil &politique ,
il recueille , il extrait , il annonce ; il embraffe
toutes les productions du génie &
du goût ; il eſt comme le rendez-vous des
Sciences & des Arts , & le canal de leur
commerce.
Les progrès qu'il a fait ſous mes prédéceſſeurs
, l'ont mis au point de pouvoir
A iij
vj AVANT- PROPOS
être dans mes mains la plus belle portion
du patrimoine das Lettres , fi mes facultés
répondoient à mon zele , & fi mon zele
étoit ſecondé. C'eſt un champ qui peut
devenir de plus en plus fertile , & par les
ſoins de la culture , & par les richeſſes
qu'on y verſera . La culture eſt mon travail
perſonnel : il ne fera point épargné.
Quant aux richeſſes que je dois faire valoir,
c'eſt à la Société littéraire à les répandre.
En deux mots , le Mercure peut être
conſidéré , ou comme extrait , ou comme
recueil. Comme extrait , c'eſt moi qu'il regarde
; comme recueil , ſon ſuccès dépend
des ſecours que je recevrai.
Dans la partie critique , l'homme eſtimable
à qui je ſuccede , ſans ofer prétendre
à le remplacer , me laiſſe un exemple
• d'exactitude & de ſageſſe , de candeur &
d'honnêteté , que je me fais une loi de
fuivre. Mon premier devoir eſt de rendre
compte de l'opinion du public; mais l'opinion
n'eſt pas toujours unanime , & dans
le cas de partage , on me permettra de pefer
les voix.
AVANT - PROPOS
vij
Pour la maniere dont je dois parler
d'après moi-même , mes engagemens font
pris d'avance , & je ſuis bien für de n'y
manquer jamais. En donnant l'articleExtrait
, & l'article Critique de l'Encyclopédie
, je ne prévoyois pas que mes regles
me ſeroient un jour appliquées ; mais
quand je l'aurois prévu , je n'en aurois pas
été moins févere ; & quoique je ne me
connoiſſe ni l'envie , ni le talent de nuire ,
il eſt heureux que je me fois donné un
frein, encondamnant publiquement ce que
je ne dois pas imiter.
Je me propoſe de parler aux Gens de
Lettres , le langage de la vérité , de la décence
& de l'eſtime , & mon attention à
relever les beautés de leurs ouvrages , juftifiera
la liberté avec laquelle j'en obſerverai
les défauts. Je ſçais mieux que perfonne
, & je ne rougis point de l'avouer, combien
un jeune Auteur est à plaindre , lorfqu'abandonné
à l'inſulte , il a aſſez de pudeur
pour s'interdire une défenſe perfonnelle.
Cet Auteur , quel qu'il ſoit , trouvera
en moi , non pas un vengeur paffion-
Aiv
AVANT - PROPOS.
né , mais , felon mes lumieres , un appréciateur
équitable.
1
Une ironie , une parodie , une raillerie,
ne prouvent rien , & n'éclairent perfonne.
Ces traits amuſent quelquefois : ils font
même plus intéreſſans pour le bas peuple
des lecteurs , qu'une critique honnête &
fenſée. Le ton modéré de la raiſon n'a
rien de confolant pour l'envie , rien de
flatteur pour la malignité , mais mon deffein
n'eſt pas de proſtituer ma plume aux
envieux & aux méchans. Peut-être enfin ,
trouverai-je dans l'étude de l'art & de la
nature , dans l'examen & la comparaiſon
des divers moyens d'intéreſſer & de plaire,
dans le développement des refforts de l'efprit
& de l'ame, de quoi ſuppléer à des reffources
que je mépriſe , & que je m'interdis.
Je ne doute pas que dans les combats
d'opinions , dont le Mercure eft comme la
lice , les Auteurs ne ſe prêtent au deſſein
que j'ai de n'offenfer perſonne. Je les invite
à s'abſtenir , ſoit dans l'attaque , foit
dans la défenſe , de tout ce qui reſſemble
AVANT-PROPO ix
à l'invective : une injure n'eſt pas une
raifon.
A l'égard de la partie collective de cet
Ouvrage , quoique je me propoſe d'y contribuer
autant qu'il eſt en moi , ne fût- ce
que pour remplir les vuides , je ne compte
pour rien ce que je puis. Tout mon eſpoir
eſtdans la bienveillance & les ſecours des
Gens de Lettres , & j'oſe croire qu'il eſt
fondé. Si quelques- uns des plus eſtimables
n'ont pas dédaigné de confier au Mercure
les amuſemens de leurs loiſirs , ſouvent
même les fruits d'une étude ſérieuſe , dans
letemps que le ſuccès de ce Journal n'étoit
qu'à l'avantage d'un ſeul homme ; quels ſecours
ne dois -je pas attendre du concours
des talens intéreſſés à le foutenir ? Le Mercure
, je le répete , n'eſt plus un fonds particulier
: c'eſt un domaine public , dont je
ne ſuis que le cultivateur & l'économe. Il
fait la richeſſe des uns , l'eſpérance des autres
, & pour peu que les Gens de Lettres
foient unis , il doit leur être cher à tous.
Puiſſai-je , avec leur fecours , remplir les
vues d'un Miniſtre bienfaiſant & fage ,
Av
x AVANT-PROPOS.
qui daigne compter parmi les devoirs de
l'homme d'Etat , le ſoin d'encourager les
talens à l'entrée de la carriere , & de les
récompenfer au terme de leurs travaux !
;
MERCURE
DE FRANCE.
AOUST. 1758 .
ARTICLE PREMIER .
PIECES FUGITIVES
EN VERS ET EN PROSE.
LA CAGE ET LES FILETS ,
FABLE.
DEUX Bergeres , pour faire uſage
De l'amuſement des beaux jours ,
Alloient chaſſer dans le bocage
Ces Oiseaux qu'on appelle Amours.
Doris , d'une courſe rapide,
Oſa, ſans crainte , en approchers
Avj
12 MERCURE DE FRANCE.
Eglé d'un pas lent & timide ,
Dans un buiſſon fut ſe cacher .
De Filets l'une environnée ,
Vouloit enlever tout l'Eſſain ;
L'autre , dans ſes voeux plus bornée ,
N'avoit qu'une Cage à la main.
Bientôt auprès de nos Bergeres
Tout le peuple aîlé répandu ,
Vola ſur les branches légeres
Du piege qu'on avoit tendu.
Doris en vit approcher mille ;
Aucun d'eux ne s'y hazarda :
Dans ſa Cage , Eglé plus habile ,
En prit un ſeul , qu'elle garda.
EPITRE
De M. le C. de S. à Madame la D. Offol..
L'AMOUR eſt une tyrannie :
Je ſuis libre , & je fais ferment
De n'aimer jamais de ma vie ;
Pas même vous , belle Emilie..
Et ni la puiſſante magie
De cet oeil noir & pétillant ,
Que vous fixez ſi tendrement,
AOUST. 1758 . 13
9
Ni toute la coquetterie
Du bout de votre nez charmant ,
Ni ce teint frais , vif, éclatant ,
Nourri de lait & d'ambroiſie ,
Cet incarnat ſur ce beau blanc
Que m'offre une joue arrondie
Par la main du Dieu d'Idalie ,
Chef-d'oeuvre de ſa fantaisie
Qu'il baifoit en la façonnant ;
Ni cet air fin , noble , décent ,
Cet air heureux , intéreſſant ,
Plein d'une douce rêverie ;
Ce port , ce maintien raviſſant ,
Ce jeu de phyſionomie ,
Ce je ne ſçais quoi qui plaît tant
Cet accord & cette harmonie ,
Cetout , cettegrace infinie ,
La même , & qui pourtant varie
Achaque trait s'aſſortiſſant ;
Ni cette voix au ſon touchant ,.
Ni cet eſprit vif& plaiſant ,
Aifé , naturel , amusant ,
Dont l'étincellante ſaillie ,
N'eſt que le feu du ſentiment ;
Ni cet agréable folie ,
Dont vous égayez le moment
Noirci par la mélancolie ;
Ni ce coeur , hélas ! trop conftant,
Simple , ouvert , ſans déguisement
14 MERCURE DE FRANCE..
Sans artifice , ſans envie ,
Sincere ſans étourderie
Délicat ſans raffinement ,
Ce coeur à qui le mien ſe lie....
Qu'ai-je dit ? ah ! belle Emilie ,
Je ſerai , malgré mon ferment ,
Tyranniſé toute ma vie.
LES DEUX INFORTUNÉES ,
CONTE MORAL .
DANS le couvent de la Viſitation de Cl...
s'étoit retirée depuis peu la Marquiſe de
Clarence. Le calme & la ſérénité qu'elle
voyoit régner dans cette folitude , ne rendoient
que plus vive & plus amere la douleur
qui la confumoir. Qu'elles font heureuſes
, diſoit- elle , ces colombes innocentes
qui ont pris leur eſſor vers le Ciel ! La
vie eſt pour elles un jour fans nuages :
elles ne connoiſſent du monde ni les peines
, ni les plaiſirs.
7
Parmi ces filles pieuſes dont elle envioit
le bonheur , une ſeule nommée Lucile ,
lui fembloit triſte & languiſſante. Lucile
encore dans le printems de ſon âge , avoit
ce caractere de beauté qui eſt l'image d'un
coeur ſenſible ; mais la douleur & les larAOUST
. 1758. I
mes en avoient terni la fraîcheur , ſemblable
àune roſe que le ſoleil a flétrie , & qui
laiſſe encore juger , dans ſa langueur ,de
tout l'éclat qu'elle avoit le matin. Il ſemble
qu'il y ait un langage muet pour les
ames tendres. La Marquiſe lut dans les
yeux de cette aimable affligée , ce que perfonne
n'y avoit apperçu. Il eſt ſi naturel
aux malheureux de plaindre & d'aimer
leurs ſemblables ! Elle ſe prit d'inclination
pour Lucile , & l'amitié qui dans le monde
eſt à peine un ſentiment , eſt une paffiondans
les cloîtres. Bientôt leur liaiſon
fut intime ; mais des deux côtés une amertume
cachée en empoiſonnoit la douceur :
elles étoient quelquefois une heure entiere
àgémir enſemble, ſans oſer ſe demander
la confidence de leurs peines. La Marquiſe
enfin rompit le filence.
Un aveu mutuel , dit-elle , nous épargneroit
peut-être bien des ennuis : nous
étouffons nos foupirs l'une & l'autre. L'amitié
doit-elle avoir des ſecrets pour l'amitié
? A ces mots , le rouge de la pudeur
anima les traits de Lucile , & le voile de
fes paupieres ſedéploya ſur ſes beaux yeux.
Ah ! pourquoi , reprit la Marquiſe , pourquoi
cette rougeur eſt- elle un effet de la
honte ? c'eſt ainſi que le ſentiment du bonheur
devroit colorer la beauté. Parlez ,
16 MERCURE DE FRANCE.
Lucile , épanchez votre coeur dans le fein
d'une amie , plus à plaindre que vous fans
doute, mais qui ſe conſoleroit de ſon malheur
, fi elle pouvoit adoucir le vôtre..
Que me demandez - vous , Madame ? je
partage toutes vos peines , mais je n'en ai
pas à vous confier. L'altération de ma ſanté
cauſe feule cette langueur où vous me
voyez plongée. Je m'éteins inſenſiblement,
&, grace au Ciel , mon terme approche.
Elledit ces dernieres paroles avec un fourire
dont la Marquiſe fut pénétrée. C'eſt
donc là , lui dit-elle , votre unique confolation
? Impatiente de mourir , vous ne
voulez pas m'avouer ce qui vous rend la
vie odieuſe. Depuis quand êtes-vous ici ?.
depuis cinq ans , Madame.. Est- ce la violence
qui vous y a conduite ?. Non , Madame
, c'eſt la raiſon , c'eſt le Ciel même
qui a voulu attirer mon coeur tout à lui..
Ce coeur étoit donc attaché au monde ?.
Hélas ! oui , pour ſon ſupplice.. Achevez..
Je vous ai tout dit.. Vous aimiez , Lucile ,
&vous avez pu vous enſevelir ! eft- ce un
perfide que vous avez quitté ?. C'eſt le plus
vertueux , le plus tendre , le plus eſtimable
des hommes. Ne m'en demandez pas davantage
: vous voyez les larmes criminelles
qui s'échappent de mes yeux : toutes les
plaies de mon coeur ſe ſont ouvertes à cette
AOUST. 1758 . 17
idée.. Non , ma chere Lucile , il n'eſt plus
temps de nous rien taire. Je veux pénétrerjuſques
dans les replis de votre ame ,
poury verſer la confolation : croyez -moi ,
lepoifonde ladouleur ne s'exhale que par
les plaintes ; renfermé dans le filence, il
n'en devient que plus dévorant.. Vous le
voulez , Madame ? hé bien , pleurez donc
fur l'infortunée Lucile , pleurez ſa vie , &
bientôt ſa mort.
Apeineje parus dans le monde , que
cette beauté fatale attira les yeux d'une
jeuneſſe imprudente&légere , dont l'hommage
ne put m'éblouir. Un ſeul , dans l'age
encore de l'innocence &de la candeur ,
m'apprit que j'étois ſenſible. L'égalité d'âge,
la naiſſance , la fortune , la liaiſon même
de nos deux familles , & plus encore
un penchant mutuel , nous avoient unis
P'un à l'autre : mon amant ne vivoit que
pour moi. Nous voyions avec pitié ce vuide
immenfe du monde , où le plaifir n'eſt
qu'une ombre , où l'amour n'eſt qu'une
lueur : nos coeurs pleins d'eux - mêmes ....
Mais je m'égare. Ah ! Madame , quel fouvenir
m'obligez - vous à rappeller... Eh
quoi ! mon enfant , te reproches-tu d'avoir
été juſte ? Quand le Ciel a formé deux
coeurs vertueux & ſenſibles , leur fait- il un
crime de ſe chercher , de s'attirer , de ſe
18 MERCURE DE FRANCE.
captiver l'un l'autre ; & pourquoi les au
roit-il donc faits ?... Il l'avoit formé fans
doute avec plaifir , ce coeur dans lequel le
mien ſe perdit ; où la vertu devançoit la
raiſon ; où je ne voyois rien à reprocher
à la nature. Ah , Madame ! qui fut jamais
aimée comme moi ! Croiriez-vous que j'étois
obligée d'épargner à la délicateſſe de
mon amant l'aveu même de ces légeres
inquiétudes qui affligent quelquefois l'amour.
Il ſe fût privé de la lumiere , i Lucile
en eût été jalouſe. Quand il appercevoit
dans mes yeux quelqu'impreſſion de
triſteſſe, c'étoit pour lui l'éclipſe de la nature
entiere : il croyoit toujours en être la
caufe ,& fe reprochoit tous mes torts.
Il n'eſt que trop facile de juger à quel
excès devoit être aimé de tous les hommes
le plus aimable. L'intérêt qui rompt tous
les noeuds , excepté ceux du tendre amour,
l'intérêt diviſa nos familles : un procès
fatal , intenté à ma mere , fut pour nous
l'époque & la ſource de nos malheurs. La
haine mutuelle de nos parens s'éleva entre
nous comme une éternelle barriere : il fallut
renoncer à nous voir. La Lettre qu'il
m'écrivit ne s'effacera jamais de ma mémoire.
« Tour eft perdu pour moi , ma chere
AOUST. 1758. 19
>> Lucile : on m'arrache mon unique bien.
» Je viens de me jetter aux pieds de mon
>> pere , je viens de le conjurer , en le bai-
>> gnant de mes larmes , de renoncer à ce
>> procès funeſte ; il m'a reçu comme un
>> enfant. J'ai proteſté que votre fortune
>>m'étoit ſacrée , que la mienne me feroit
> odieuſe. Il a traité mon déſintéreſſement
>>de folie. Les hommes ne conçoivent pas
» qu'il y ait quelque chofe au deſſus des
>>richeſſes. Et qu'en ferai - je , ſi je vous
>>perds ? Un jour , dit- on , je m'applaudi-
>> rai que l'on ne m'ait pas écouté. Si je
>> croyois que l'âge , & ce qu'on appelle la
>> raiſon , pût juſques- là dégrader mon
>> ame , je cefferois de vivre dès à préſent ,
>> effrayé de mon avenir : non , ma chere
Lucile , non , tout ce que je fuis eft à
>>>vous. Les loix auroient beau m'attribuer
>>une partie de votre héritage ; mes loix
>> font dans mon coeur ,& mon pere y eſt
>> condamné. Pardon mille fois des cha-
>>grins qu'il vous cauſe. A Dieu ne plaiſe
>>que je faffe des voeux criminels : je re-
>> trancherois de mes jours pour ajouter
» à ceux de mon pere ; mais ſi jamais je
>> ſuis le maître de ces biens qu'il accu-
>> mule , & dont il veut m'accabler mal-
>> gré moi , tout ſera bientôt réparé. Ce-
>>pendant je ſuis privé de vous. On diſpo-
ود
20 MERCURE DE FRANCE.
>> fera peut- être du coeur que vous m'avez
>>donné. Ah ! gardez-vous d'y confentir
>> jamais : penſez qu'il y va de ma vie ,
>>penſez que nos fermens ſont écrits dans
» le Ciel. Mais réſiſterez-vous à la volonté
>>impérieuſe d'une mere ? Je frémis : raf-
» ſurez-moi , au nom de l'amour le plus
>> tendre. »
Vous lui répondîtes fans doute ?. Oui ,
Madame , mais en peu de mots.
« Je ne vous reproche rien , je ſuis mal-
>>>heureuſe , mais je ſçais l'être : apprenez
>> de moi à fouffrir. >>>
Cependant le procès étoit engagé , & fe
pourſuivoit avec chaleur. Unjour , hélas !
jour terrible ! comme ma mere liſoit en
frémiſſant un Mémoire publié contr'elle ,
quelqu'un demanda à me parler. Qu'estce
? dit - elle , faites entrer. Le Domeſtique
interdit , héſite quelque temps , ſe
coupe dans ſes réponſes ,& finit par avouer
qu'il eſt chargé d'un billet pour moi....
Pour ma fille ! & de quelle part ? J'étois
préſente , jugez de ma fituation ! jugez de
l'indignation de ma mere en entendant
nommer le fils de celui qu'elle appelloit
fon perſécuteur ! Si elle eût daigné lire ce
billet qu'elle renvoya ſans l'ouvrir , peutêtre
en eût- elle été attendrie ; elle eût vu
AOUST. 1758 . 22
dumoinsque rien au monde n'étoit plus
pur que nos ſentimens : mais foit que le
chagrin où ce procès l'avoit plongée , ne
demandât qu'à ſe répandre , ſoit qu'une ſecrete
intelligence entre ſa fille & fes ennemis
, fût à ſes yeux un crime réel , il
n'eſt point d'opprobres dont je ne fus accablée.
Je tombai confondue aux pieds de
ma mere , & je ſubis l'humiliation de ſes
reproches , comme ſi je les avois mérités.
Il fut décidé ſur le champ que j'irois cacher
dans un cloître , ce qu'elle appelloit
ma honte & la fienne. Conduite ici dès
le lendemain , il y eutdéfenſe de me laiſſer
voir perſonne , & j'y fus trois mois entiers
, comme ſi ma famille & le monde
avoient été anéantis pour moi. La premiere
& la ſeule viſite que je reçus , fut celle de
ma mere : je preſſentis dans ſes embraffemens
, l'arrêt qu'elle venoit me prononcer.
Je ſuis ruinée , me dit-elle dès que nous
fümes ſeule : l'iniquité a prévalu , j'ai perdu
mon procès , & avec lui , tout moyen
de vous établir dans le monde. Il reſte à
peine à mon fils de quoi foutenir ſa naifſance.
Pour vous , ma fille , c'eſt ici que
Dieu vous a appellée , c'eſt ici qu'il faut
vivre & mourir : demain vous prenez le
voile. Aces mots appuyés d'un ton froidement
abſolu , mon coeur fut ſaiſi , & ma
22 MERCURE DE FRANCE.
langue glacée ; mes genoux ployerent fous
moi , & je tombai tans connoiſſance . Ma
mere appella du ſecours ,& faiſit cet inftant
pour ſe dérober à mes larmes . Revenue
à la vie , je me trouvai environnée de
ces filles pieuſes , dont je devois être la
compagne , & qui m'invitoient à partager
avec elles la douce tranquillité de leur
état. Mais cet état ſi fortuné pour une ame
innocente & libre , n'offrit à mes yeux que
des combats , des parjures &des remords.
Un abîme alloit s'ouvrir entre mon amant
&moi; je me fentois arracher la plus chere
partie de moi -même ; je ne voyois plus autour
de moi que le ſilence & le néant ; &
dans cette folitude immenſe , dans cet abandon
de la nature entiere , je me trouvois
en préſence du Ciel , le coeur plein de
l'objet aimable qu'il falloit oublier pour
lui. Ces faintes filles me diſoient , de la
meilleure foi , tout ce qu'elles ſçavoient des
vanités du monde ; mais ce n'étoit pas au
monde que j'étois attachée : le déſert le
plus horrible eût été pour moi un ſéjour
enchanté , avec celui que je laiſſois dans
ce monde , qui ne m'étoit rien.
Je demandai à revoir ma mere : elle
feignit d'abord d'avoir pris mon évanouifſement
pour un accident naturel . Non ,
Madame , c'eſt l'effet de la ſituation vioAOUST.
1758 . 23
lente où vous m'avez miſe ; car il n'eſt
plus temps de feindre. Vous m'avez donné
la vie , vous pouvez me l'ôter : mais , ma
mere , ne m'avez-vous conçue dans votre
ſein que comme une victime dévouée au
ſupplice d'une mort lente ? & à qui me facrifiez-
vous ? ce n'eſt point à Dieu. Je ſens
qu'il me rejette : il ne veut que des victimes
pures , des ſacrifices volontaires , il eſt
jaloux des offrandes qu'on lui fait , & le
coeur qui ſe donne à lui , ne doit plus être
qu'à lui ſeul. Si la violence me conduit à
l'autel , le parjure& le facrilege m'y attendent...
Que dites vous , malheureuſe ? ...
Une vérité terrible que m'arrache le déſeſpoir
: oui , Madame , mon coeur s'eſt donné
ſans votre aveu : innocent ou coupable
, il n'eſt plus à moi ; Dieu ſeul peut
rompre le lien qui l'attache... Allez , fille
indigne , allez vous perdre ; je ne vous
connois plus.. Ma mere , au nom de votre
ſang , ne m'abandonnez pas ; voyez mes
larmes , mon déſeſpoir ; voyez l'enfer ouvert
à mes pieds.... C'eſt donc ainſi qu'un
amour funeſte te fait voir l'aſyle de l'honneur
, le port tranquille de l'innocence ?
Qu'est- ce donc que le monde à tes yeux ?
apprends que ce monde n'a qu'une idole :
c'eſt l'intérêt. Tous les hommages font
pour les heureux ; l'oubli , l'abandon , le
24 MERCURE DE FRANCE.
mépris ſont le partage de l'infortune.
Ah! Madame , ſéparez de cette foule
corrompue celui... celui que vous aimez ,
n'est -ce pas ? Je vois ce qu'il a pu vous
dire .. Il n'eſt point complice de l'iniquité
de fon pere ; il la déſavoue ; il vous plaint;
il veut réparer le tort qu'on vous fait..
Promeſſes vaines , difcours de jeune homme
, qui ſera oublié demain. Mais fût-il
conſtant dans ſon amour , & fidele dans ſes
promeffes ; fon pere eſt jeune: il vieillira .
car les méchans vieilliſſent ; & cependant
l'amour s'éteint , l'ambition parle , le devoir
commande ; un grade , une alliance ,
une fortune viennent s'offrir , & l'amante
crédule & trompée , devient la fable du
Public. Voilà le fort qui vous attendoit ;
votre mere vous en a ſauvée. Je vous coûte
aujourd'hui des larmes ; mais vous me bénirez
un jour . Je vous laiſſe , ma fille : préparez
vous au facrifice que Dieu vous demande.
Plus ce ſacrifice ſera pénible , &
plus il ſeradigne de lui.
Que vous dirai- je , Madame ? il fallut
m'y réfoudre . Je pris ce voile, ce bandeau;
j'entrai dans la voie de la pénitence; &
pendant ce temps d'épreuve , où l'on eft
libre encore , je me flattai de me vaincre
moi-même , & je n'attribuai mon irréſo-
Jution & ma foibleſſe qu'à la funeſte liberté
de
AOUST. 1758 . 25
de pouvoir revenir ſur mes pas. Il metardoitde
me lier par un ferment irrévocable.
Je le fis ce ſerment ; je renonçai au monde :
c'étoit peu de choſe. Mais hélas ! je renonçai
à mon amant , & c'étoit plus pour moi
que de renoncer à la vie. Enprononçant
ces voeux , mon ame errante fur mes levres
, ſembloit prête à m'abandonner. A
peine avois je eu la force de me traîner
au pied des autels: mais il fallut qu'on
m'en retirât expirante. Ma mere vint à
moi tranſportée d'une joie cruelle. Pardonne-
moi , mon Dieu: je la reſpecte , je
l'aime encore , je l'aimerai juſqu'au dernier
ſoupir. Ces paroles de Lucile furent
coupéespar ſes ſanglots , &deux ruiſſeaux
de larmes inonderent ſon viſage.
Le ſacrifice étoit conſommé , reprit- elle,
après un long filence : j'étois à Dieu , je
n'étois plus à moi même. Tous les liens
des ſens devoient être rompus : je venois
de mourir pour la terre ; j'oſois le croire
ainſi. Mais quelle fut ma frayeur , en rentrant
dans l'abîme de mon ame ! J'y retrouvai
l'amour , mais l'amour furieux &
coupable , l'amour honteux & déſeſpéré ,
l'amour révolté contre le ciel , contre la
nature , contre moi-même , confumé de
regrets , déchiré de remords , & transformé
en rage. Qu'ai-je fait, m'écriai- je mille
B
26 MERCURE DE FRANCE.
fois , qu'ai-je fait ! Ce mortel adoré , que
je nedevois plus voir , s'offrit à ma penſée
avec tous ſes charmes. Le noeud fortuné
qui devoit nous unir , tous les inſtans
d'une vie délicieuſe , tous les mouvemens
dedeux coeurs que le trépas ſeul eûtſéparés,
ſe préſenterent à mon ame éperdue. Ah !
Madame , quelle image déſolante ! Il n'eſt
rien que je n'aie fait pour l'effacer de mon
ſouvenir. Depuis cinq ans je l'écarte & la
revois ſans ceſſe : en vain je m'arrache au
ſommeil qui me la retrace ; en vain je me
dérobe à la folitude où elle m'attend; je la
retrouve au pied des autels , je la porte au
ſein de Dieu même. Cependant ce Dieu
plein de clémence a pris enfin pitié de
moi . Le temps , la raiſon , la pénitence ,
ont affoibli les premiers accès de cette pafſion
criminelle : mais une langueur douloureuſe
a pris la place. Je me ſens mourir
à chaque inſtant , & le plaifir d'approcher
du tombeau eſt le ſeul que je goûte
encore.
Oh ! ma chere Lucile , s'écria Madame
deClarence , après l'avoir entendue ! Qai
de nous eſt la plus à plaindre ? L'amour a
fait vos malheurs & les miens : mais vous
avez aimé le plus tendre , le plus fidele ,
le plus reconnoiſſant des hommes ; & moi ,
le plus perfide , le plus ingrat , le plus
AOUST. 1758 . 27
cruel qui fût jamais. Vous vous êtes
donnée au ciel ; je me fuis livrée à un lâche
: votre retraite a été un triomphe ; la
mienne eſt un opprobre : on vous pleure ,
on vous aime , on vous reſpecte ; l'on
m'outrage , & l'on me trahit.
De tous les amans , le plus paffionné
avant l'hymen , ce fut le Marquis de Clarence.
Jeune, aimable, ſéduisant à l'excès,
il annonçoit le naturel le plus heureux. Il
promettoit toutes les vertus , comme il
avoit toutes les graces. La docile facilité
de ſon caractere recevoit ſi vivement l'impreffion
des ſentimens honnêtes , qu'ils
ſembloient devoir ne s'en effacer jamais.
Il lui fut hélas ! trop aiſé de m'inſpirer
l'amour qu'il avoit lui-même , ou qu'il
croyoit avoir pour moi. Toutes les convenances
qui font les grands mariages ,
s'accordoient avec ce penchant mutuel ;
& mes parens , qui l'avoient vu naître ,
confentirent à le couronner. Deux ans ſe
paſſerent dans l'union la plus tendre. Oh
Paris ! Oh théâtre des vices ! Oh funefte
écueil de l'amour , de l'innocence & de la
vertu ! Mon mari , qui juſqu'alors n'avoit
vu ceux de fon âge qu'en paſſant , & pour
s'amuſer , diſoit-il , de leurs travers & de
leurs ridicules , reſpira inſenſiblement le
poiſon de leur exemple. L'appareil bruyant
Bij
28 MERCURE DE FRANCE,
de leurs rendez-vous infipides , les confidences
myſtérieuſes de leurs aventures , les
récits faſtueux de leurs vains plaiſirs , les
éloges prodigués à leurs indignes conquêtes
, exciterent d'abord ſa curiofité. La
douceur d'une union innocente & paiſible
n'eut plus pour lui les mêmes charmes,
Je n'avois que les talens que donne une
éducation vertueuſe ; je m'apperçus qu'il
m'en deſiroit davantage. Je ſuis perdue ,
dis-je en moi-même ; mon coeur ne ſuffit
plus au fien. En effet ſon affiduité ne fut
dès- lors qu'une bienféance : ce n'étoit
plus par goût qu'il préféroit ces doux entretiens
, ces tête à tête délicieux pour moi,
au flux & au reflux d'une ſociété tumultueuſe.
Il m'invita lui-même à me diffiper,
pour l'autoriſer à ſe répandre : je devins
plus preſſante , je le gênois. Je pris le parti
de le laiſſer en liberté , afin qu'il pût me
ſouhaiter & me revoir avec plaiſir , après
une comparaiſon que je croyois devoir être
àmon avantage : mais de jeunes corrupteurs
ſe ſaiſirent de cette ame, par malheur
trop flexible ; & dès qu'il eut trempé ſes
*levres dans la coupe empoiſonnée , fon
ivreſſe fut ſans remede , & fon égarement
fans retour. Je voulus le ramener; il n'étoit
plus temps. Vous vous perdez , mon ami ,
lui dis-je ; & quoiqu'il me ſoit affreux de
AOUST. 1758 . 29
me voir enlever un époux qui faiſoit mes
délices , c'eſt plus pour vous que pour moimême
que je déplore votre erreur. Vous
cherchez le bonheur où certainement il
n'eſt pas. De faux biens , de honteux plaifirs
ne rempliront jamais votre ame. L'art
de ſéduire & de tromper eſt l'art de ce
monde qui vous enchante ; votre épouſe
ne le connoît point , vous ne le connoiſſez
pas mieux qu'elle , ce manege infâme n'eſt
pas fait pour nos coeurs : le vôtre ſe laiſſe
égarer dans ſon ivreſſe; mais ſon ivreffe
n'aura qu'un temps : l'illuſion ſe diſſipera
comme les vapeurs du ſommeil ; vous reviendrez
à moi ; vous me retrouverez la
même ; l'amour indulgent & fidele vous
attend au retour : tout fera oublié. Vous
n'aurez à craindre de moi ni reproche , ni
plainte. Heureuſe , ſi je vous conſole de
tous les chagrins que vous m'aurez cauſés !
Mais vous , qui connoiffez le prix de la
vertu , & qui en avez goûté les charmes ,
vous , que le vice aura précipité d'abîme
en abîme , vous , qu'il renverra peut- être
avec mépris, cacher auprès de votre épouſe
les jours languiſſans d'une vieilleſſe prématurée
, le coeur flétri par la triſteſſe , l'ame
en proie aux cruels remords , comment
vous réconcilierez-vous avec vous-même ?
comment pourrez-vous goûter encore le
B iij
30 MERCURE DE FRANCE.
plaifir pur d'être aimé de moi ? Hélas ! mon
amour même fera votre ſupplice. Plus cet
amour ſera vif & tendre , plus il ſfera humiliant
pour vous. C'eſt là , mon cher
Marquis , c'eſt là ce qui me déſole &
m'accable. Ceſſez de m'aimer , j'y confens ;
je vous le pardonne , puiſque j'ai ceſſé de
vous plaire ; mais ne vous rendez jamais
• indigne de ma tendreſſe, & foyez du moins
tel que vous n'ayez point à rougir à mes
yeux. Le croiriez-vous , ma chere Lucile ,
une plaifanterie fut fa réponſe. Il me dit
que je parlois comme un ange , & que
cela méritoit d'être écrit. Mais voyant mes
yeux ſe remplir de larmes , Ne fais done
pas l'enfant , me dit-il : je t'aime , tu le
ſçais ; laiſſe moi m'amuſer de tout , & fois
fûre que rien ne m'attache.
Cependant d'officieux amis ne manquerent
pas de m'inſtruire de tout ce qui pouvoit
me défoler & me confondre. Hélas !
mon époux lui-même ſe laſſa bientôt de ſe
contraindre & de me flatter.
Je ne vous dirai point , ma chere Lucile,
tout ce que j'ai ſouffert d'humiliations
&dedégoûts. Vos peines auprès des miennes
vous ſembleroient encore légeres . Imaginez
, s'il eſt poſſible , la ſituation d'une
ame vertueuſe & paffionnée , vive& délicate
à l'excès , qui reçoit tous les jours
AOUST. 1758 . 37
,
de nouveaux outrages de celui qu'elle aime
uniquement ; qui vit pour lui ſeul encore,
quand il ne vit plus pour elle , quand il ne
rougit pas de vivre pour des objets dévoués
au mépris. J'épargne à votre pudeur ce
que ce tableau a de plus horrible. Rebutée,
abandonnée , ſacrifiée par mon mari , je
dévorois ma douleur en filence ; & fi j'étois
l'objet des railleries de quelques ſociétés
ſans moeurs , unPublic plus compatiffant
&plus eftimable , me conſoloit par ſa
pitié . Je jouiſſois du ſeul bien que le vice
n'avoit pu môter , d'une réputation fans
tache. Je l'ai perdue , ma chere Lucile.
La méchanceté des femmes
que mon
exemple humilioit , n'a pu me voir irréprochable.
On a interprété , comme on a
voulu , ma folitude & ma tranquillité apparente
: on m'a donné le premier homme
qui a eu l'impudencede laiſſer croire qu'il
étoit bien reçu de moi. Mon mari , pour
qui ma préſence étoit un reproche continuel
, &qui ne ſe trouvoit pas encore affez
libre , a pris , pour s'affranchir de ma douleur
importune , le premier prétexte qu'on
lui a préſenté , & m'a exilée dans l'une de
ſes terres. Inconnue au monde , loin du
ſpectacle de mes malheurs j'avois du
moins dans ma folitude la liberté de ré
pandre des larmes ; mais le cruel m'a fait
,
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
annoncer que je pouvois choiſir un
couvent; que la terre de Florival étoit
vendue , & qu'il falloit m'en retirer....
Florival ! interrompit Lucile toute émue ...
C'étoit mon exil , reprit la Marquiſe.
Ah ! Madame , quel nom vous avez prononcé
!. Le nom que portoit mon époux
avant d'acquérir le Marquiſat deClarence..
Qu'entends- je ! Oh ciel ! oh juſte ciel !
eſt- il poſſible , s'écria Lucile , en ſe précipitant
dans le ſein de ſon amie ?. Qu'avez-
vous donc , quel trouble , quelle ſoudaine
révolution ! Lucile , reprenez vos
ſens.. Il n'eſt que trop vrai : Quoi ! Ma-
✓ dame , Florival eſt donc le perfide , le
ſcélérat qui vous trahit & vous deshonore
!. vous eſt il connu ?. C'eſt lui , Madame
, que j'adorois , que je pleure depuis
cinq ans , lui , qui auroit eu mes derniers
foupirs ! Que dites- vous ?. C'eſt.lui , Madame
: hélas ! quel eût été mon fort ! A ces
mots, Lucile ſe proſternant le viſage contre
terre : oh mon Dieu , dit-elle , oh mon
Dieu ! c'eſt vous qui me tendiez la main.
LaMarquiſe confondue ne pouvoit revenir
de ſon étonnement. N'en doutez pas , ditelle
à Lucile , les deſſeins du ciel font marqués
viſiblement ſur nous : il nous réunit,
il nous inſpire une confiance mutuelle , il
ouvre nos coeurs l'un à l'autre , comme
AOUST. 1758. 33
deux fources de lumiere &de confolation.
Eh bien , ma digne & tendre amie , tachons
d'oublier enſemble , & nos malheurs
, & celui qui les cauſe.
Dès ce moment la tendreſſe & l'intimité
de leur union furent extrêmes : leur folitude
eut pour elles des douceurs qui ne font
connues quedes malheureux. Mais bientôt
après , ce calme fut interrompu par la nouvelle
dudanger qui menaçoit les jours du
Marquis. Ses égaremens lui coûtoient la
vie. Au bord du tombeau il demandoit fa
vertueuſe épouſe. Elle s'arrache des bras
de ſa compagne déſolée ; elle accourt , elle
arrive; elle le trouve expirant. Oh vous ,
que j'ai tant & fi cruellement outragée ,
dit-il , en la reconnoiſſant ! voyez le fruit
de mes déſordres ; voyez la plaie épouvantable
dont la main de Dieu m'a frappé ! Si
je ſuis digne encore de votre pitié , élevez
au ciel une voix innocente , & préſentezlui
mes remords. Sa femme éperdue voulut
ſe jetter dans ſon ſein. Eloignez - vous ,
lui dit- il , je me fais horreur ; mon ſouffle
eſt le ſouffle de la mort. Et après un long
filence , me reconnois-tu dans l'état où
m'a réduit le crime ? Est-ce là cette ame
pure , qui ſe confondoit avec la tienne ?
Eſt ce là cette moitié de toi- même ? Est-ce
là ce lit nuptial , qui me reçut digne de
Bv
34 MERCURE DE FRANCE:
toi ? Perfides amis , déteſtables enchante
reſſes , venez , voyez & frémiſſez ! Oh
mon ame ! qui te délivrera de cette prifon
hideuſe ? Monfieur , demandoit-il à ſon
Médecin , en ai-je pour long-temps encore
: mes douleurs font intolérables...
Ne me quitte pas , ma généreufe amie ; je
tomberois ſans toi dans le plus affreux défefpoir...
Mort cruelle , acheve , acheve
d'expier ma vie. Il n'eſt point de maux que
je ne mérite ; j'ai trahi , deshonoré , perfécuté
lâchement l'innocence & la vertu
même.
Madame de Clarence , dans les convul
fions de ſa douleur , faifoit à chaque inf
tantde nouveaux efforts pour ſe précipiter
fur ce lit , d'où l'on tâchoit de l'éloigner.
Enfin le malheureux expira , les yeux attachés
ſur elle , & ſa voix acheva de s'éteindre
en lui demandant pardon.
La feule conſolation dont Madame de
Clarence fut capable , étoit la confiance
religieuſe que lui inſpiroit une fi belle
mort. Il fut , difoit-elle , plus foible que
méchant , & plus fragile que coupable.
Le monde l'avoit égaré par les plaifirs
Dieu l'a ramené par les douleurs. Il l'a
frappé , il lui pardonne. Oui mon
époux , mon cher Clarence , s'écrioit-elle ,
dégagé des liens du ſang & du monde
,
2
AOUST. 1758. 35
tu m'attends dans le ſeinde ton Dieu !
L'ame remplie de ces ſaintes idées , elle
vint ſe réunir à ſon amie , qu'elle trouva
au pieddes autels. Le coeur de Lucile fut
déchiré au récit de cette mort cruelle&
vertueuſe. Elles pleurerent enſemble pour
la derniere fois ; & quelque temps après
Madame de Clarence conſacra à Dieu, par
les mêmes voeux que Lucile , ce coeur , ces
charmes , ces vertus dont le monde n'étoit
pas digne.
VERS écrits au bas d'une tête de Pallas,
fingulièrement bien deſſinée par un Enfant
de 8 ans , qui joint à la plus jolie figure >
des talens fort au deſſus deſon âge.
PALLAS doit oublier l'injure
Que lui fit le Berger Paris.
L'Amour deſſine ſa figure ,
/
Cela vaut bienla pomme accordée à Cypris:
36 MERCURE DE FRANCE.
LETTRE à l'Auteur du Mercure.
Vous avez préſens , Monfieur , lesDialogues
compoſés par quelques-uns de nos
plus illuftres Auteurs. Tous ſont écrits en
proſe; les matieres ſcavantes & quelquefois
abſtraites , qui y font traitées
comportant guere une autre maniere d'écrire.
د
ne
J'ai pensé qu'en faiſant parler des perfonnages
connus , par un caractere mêlé
de ſérieux & d'enjouement , ou par des
bons mots , ou par des paſſions qui donnent
lieu à des tableaux agréables , la poéſie
pourroit être heureuſement employée , &
même prêter une grace de plus à l'art du
Dialogue. Je vous envoie quelques eſſais
en ce genre. Je ſuis perfuadé que bien
d'autres Gens de Lettres s'empreſſeront de
concourir à remplir le Livre pour la formation
duquel le Miniſtere vient de faire
choix de vous . Cet Ouvrage ne peut prendre
entre vos mains que plus de conſiſtance,
& mériter mieux l'empreſſement du Public
éclairé. Vous connoiſſez les ſentimens avec
leſquels j'ai l'honneur d'être , & c .
A Vichy.
DEMONCRIF.
AOUST . 1758 . 37
La nouvelle forme de ces Dialogues
pleins de gaieté & de philofophie , rend la
ſcene plus animée entre des perſonnages
qui ſe ſuccedent , qu'elle n'a coutume de
l'être entre des interlocuteurs permanens ;
& c'eſt une nouveauté qui ne peut manquer
de réuffir. Elle n'a point d'exemple
chez les Anciens , & les Modernes qui les
ont imités, n'avoient pas riſqué juſqu'à préfent
ce changement de ſcenes dans le Dialogue
: je ne connois qu'un eſſai du même
genre; il eſt dans le porte-feuille de l'un
de nos meilleurs Poëtes. Ceux qui ont entendu
les Dialogues voluptueux d'Ema &
Azor , ont dû fentir , comme on l'éprouve
ici , combien cette fucceffion de perſonnages
contribue à étendre la ſphere du
dialogue , & à le rapprocher de la poéfie
dramatique.
38 MERCURE DE FRANCE.
DIALOGUE PREMIER.
DIOGENES. MYCION , Marchand d'Efclaves.
DENIS , de Syracufe. NEARQUE,
Comédien célebre.
DIVIN
MYCION.
IVIN Mercure ! enfin , ton aide & ma pru
dence
M'ont remis un tréſor dont il faut profiter :
Oui , je vais acquérir une richeſſe immenſe,
En vendant ce Captif que je viens d'achepter.
Il paroît ; on l'entoure , & tout bas chacun cauſe
Sans ofer lui parler , tant ſon mérite impoſe.
Il ſe tait : ah ! combien la foule augmentera ,
Lorſque ſon grand eſprit ſe manifeſtera !
Pour gîte , nuit & jour , pour maiſon de plaiſance,
Il ne veut qu'un tonneau ; modique eſt la dépenſe.
Quelqu'un paroît : fort de ton tonneau , vien.
Comment ! par Jupiter , ce ſont des gens de mar
que ;
Denis de Syracuse , & le fameux Néarque ,
Cet excellent Comédien.
Allons , fais toi valoir.
DIOGENES.
Je n'épargnerai tien
Vous venez m'acheter ? parlez ....
AOUST. 1758 . 39
DENIS.
Cela peut être
DIOGENES.
Mais me conviendrez-vous pour Maître
DENIS.
Eſclave , apprens que je ſuis Roi.
DIOGENES .
Dites, Tyran.
DENIS.
Qu'entends-je ?
DIOGENES a Néarque.
Etvous
Etmoi ?
NEARQUE.
Si je ne ſuis pas Roi , j'ai l'art de le paroître
Si bien qu'on s'y méprend , dit- on .
DIOGENES.
Hé bien, tenez , tous deux , aux yeux de la raiſon;
Vous êtes, àvrai dire , autant Roi l'un que l'autre.
DENIS.
Vous comparez fon art ? ....
DIOGENES.
Je le préfere au votres
Syracuſe étoit libre , elle ſubit vos loix ;
Votre pouvoir eſt - il l'ouvrage de ſon choix ,
Ou le droit de votre naiſſance ?
Bien différent de lui , la faneſte ſcience
40 MERCURE DE FRANCE:
D'envahir , d'enchaîner par cent forfaits divers ,
Seule établit votre puiſſance :
La ſcene où vous brillez , n'offre que des revers.
Vos talens font l'orgueil , la force , Pinclémence s
Vos triſtes ſpectateurs gémiſſent dans les fers :
Vous régnez par l'effroi , lui , par le don de plaire.
Tyran ingénieux , dont l'art ſçait nous ſaiſir ,
Il impoſe aux eſprits, un tribut volontaire ,
Inſéparable du plaifir .
La crainte par cet art , la douleur nous eft chere :
De tous nos fentimens ſage dépofitaire ,
Au portrait des vertus il ſçait nous attendrir ,
Et fur l'horreur du vice exciter la colere.
Sa tyrannie enfin , & fon regne enchanteur ,
Eft d'amufer l'efprit & corriger le coeur.
Je l'eſtime , & je vous mépriſe.
DENIS.
Qu'ofe dire ce fou ?
MYCION,
Ce n'eſt qu'une mépriſe.
Il dormoit à l'inſtant ... Un reſte de vapeur ...
çà, que deſtinez-vous à ce grand Diogenes ?
DENIS.
La mort ou les plus rudes chaînes :
Adieu.
MYCION à Néarque.
Je vois que vous voulez l'avoir :
Combien payerez-vous ce fameux perſonnage?
AOUST. 1758 . 41
NEARQUE .
Acquérir untelbien n'eſt pas en mon pouvoir.
Quel Acteur ! comme il ſçait ennoblir l'eſclavage
!
MYCION à Diogenes.
Miſérable ! on te fuit ! Je ſuis au déſeſpoir :
Tu m'as volé.
DIOGENES ,
Volé ?
MYCION.
Dis , Philoſophe inique ,
Si la moindre pudeur avoit pu t'arrêter ,
Tu m'aurois averti , quand je vins t'acheter ,
Que ton eſpritmordant, que ton humeur cynique
Te faifoient partout déteſter.
Comme j'ai de l'honneur , j'agis ſans défiance ;
En augmentant le prix j'obtiens la préférence ,
Et par l'événement je vois qu'on m'a dupé.
DIOGENES.
Je te plains.
MYCION.
1
Oui , tu m'as trompé.
Je 'te croyois un perſonnage
De débit , point du tout ; l'impudent a la rage
De ne vomir que fiel contre le genre humain .
Je voudrois le revendre , & je l'expoſe en vain ,
Je perds l'argent & l'étalage.
42 MERCURE DE FRANCE
DIOGENES .
L'admirable reproche ! hé ! me ſuis-je maſqué,
Lorſqu'au marché d'Egyne on m'expoſoit en
vente ?
L'eſprit libre & l'ame contente ,
Je n'ai vu que des fous ,& je m'en ſuis moqué.
La lanterne à la main , au milieu de la foule ,
J'allois cherchant un homme , & je le cherche
encor.
MYCION.
J'ai cru qu'il me vaudroit une montagne d'or
Tout mon édifice s'écroule.
Eſclave indigne !
DIOGENES.
Allons , gronde à loiſir ;
L'injuſtice m'amuſe ,
MYCION.
Affronteur !
DIOGENES.
Hé ! courage
Qui m'auroit dit que l'eſclavage
M'auroit caufé tant de plaifir ?
ΜΥΣΙΘΝ .
Je ſens que ma fureur s'irrite
De ſon infolente gaîté.
D'où te vient tant d'orgueil ? animal effronté
Qui n'a pas affez de mérite
Pour être deux fois acheté,
AOUST. 1758. 47
DIOGENES
Oh! je n'ai point de vanité.
Tu fais un plaiſant perſonnage.
Qui croiroit , à le voir , le coeur gros de ſoupirs ;
Que c'eſt moi , que le ſort outrage.
Il eſt libre , & je ſers ; j'aime mieux mon partage :
Jen'éprouve que l'eſclavage ,
L'imbécile a les déplaiſirs.
MYCION.
Je touche à ma perte certaine :
Vous me voyez en pleurs tombant àvos genoux :
Prenez pour un moment un langage plus doux ,
Afin qu'une autre dupe vienne ,
Et que je puiſſe enfin me défaire de vous.
DIOGENES .
Tu m'attendris , que je t'embraſſe , écoute.
Reprends l'eſpérance , crois moi :
Tu trouveras dans cette Iſſe , ſans doute ,
Quelqu'habitant tout auſſi ſot que toi.
Leſecond Dialogue au Mercure prochain.
:
44 MERCURE DE FRANCE.
EPITRE
AMadame de *** , par M. P ***.
P
:
EUT- ON rimer pour une belle ,
Sans lui parler un peu d'amour ?
Ne me faites point de querelle ,
Si je vous en parle en ce jour.
La fiction nous eſt permiſe :
En intéreſſant elle inſtruit.
Je vais , puiſque l'on m'autoriſe ,
Vous conter la Fable qui ſuit :
Le petit lutin de Cythere ,
Etoit un jour à vos genoux.
Je ne ſçais ce qu'il vouloit faire
D'un carquois qu'il mit près de vous,
J'avois ſouffert ſous ſon empire :
Pour me venger , je m'approchai ,
Puis de ſes traits , ſans lui rien dire ,
Je me ſaiſis , & les cachai .
Le fripon les trouva bien vite .
Mieux que toi , dit- il , je m'y prends ,
Et j'en vais mettre un dans un gîte
Qui le gardera plus long-temps.
AOUST . 1758 . 45
Il dit; & foudain la vengeance
Lui mettant une fleche en main ,
Malgré toute ma réſiſtance ,
Le cruel m'en perça le ſein.
J'ignorois de quelle fabrique
Sortoit le trait victorieux ;
Mais ce que j'éprouve , m'indique
Qu'Amour l'avoit pris dans vos yeux.
Car depuis ce moment funeſte,
Je reſſens pour vous tant d'ardeur ,
Que pour toute autre il ne me reſte
Qu'indifférence & que froideur.
Votre chiffre , par ma houlette ,
Eſt gravé ſur tous les ormeaux ,
Et par le ſeul nom de Liſette ,
J'éveille aujourd'hui les échos.
:
Les biens que le plus on eftime ,
Sans vous n'ont point d'attraits pour moi :
Vos yeux font tout ce qui m'anime ;
Je ne vis que quand je vous voi,
Du fort la rigueur inflexible ,
Peut à fon gré m'oter le jour ;
Mais il tenteroit l'impoſſible ,
S'il vouloit m'ôter mon amour.
46 MERCURE DE FRANCE .
De ma promeſſe , objet aimable ,
Ce récit m'a plus qu'acquitté :
Je n'avois promis qu'une fable ,
Et j'ait dit une vérité.
Mais voyez un peu le délire
D'un peuple qu'on nomme Rimeur ,
Et quel détour il prend pour dire :
Je vous aime de tout mon coeur.
PORTRAITS
Tirés d'un Manuscrit , par le Solitaire de
Bretagne.
I. LAA on voyoit la Coquetterie avec une
robe parfemée de clinquant. Sa démarche
étoit vive & légere , comme celle de Flore,
quand elle agace le zéphyr ſur l'émail des
prairies. Le miel étoit ſur ſes levres nuancées
de minauderies , & l'abſynthe dans
ſon coeur. Tantôt ſes yeux étinceloient des
éclairs ſéduiſans du defir , tantôt ils ſe couvroient
du nuage touchant de la langueur.
Les agaceries pétillantes animoient quelquefois
fon teint du vif éclat des roſes ;
quelquefois il étoit coloré de l'incarnat
trop doux , mais trop impoſteur de la ſenſibilité.
Ses cheveux flottoient au gré des
AOUST. 1758 . 47
caprices mutins, freres des zéphyrs inconftans.
Ses mains portoient un réſeau délié ,
tiſſu de manege & de ſtratagêmes , & l'agitoient
perpétuellement ſur un eſſain folâtre
de petits êtres tranſparens , pêtris de
frivolités , qui ſe trouvoient tout d'un
coup abattus à ſes pieds dans l'attitude du
dépit, de l'eſclavage&du déſeſpoir. Telles
les trois filles dangereuſes d'Acheloiis attiroient
le voyageur avide de plaiſir , par les
fons enchanteurs mais perfides de leur
voix mélodieuſe, &lui tendoient un piege
funeſte.
II. Ici marchoit d'un pas faſtueux la Pru
derie couverte d'un voile brodé d'impoftures&
de ſimagrées. Son regard étoit fier
& impérieux. L'éloge de la vertu , & la
critique du vice , repofoient alternativement
ſur ſes levres auſteres. Son teint ſcrupuleux
ne ſe coloroit jamais qu'au pinceau
fimulé de la pudeur ou de la colere, quand
l'équivoque déliée venoit indiſcrétement
pétiller autour d'elle , avec ſon double viſage.
On voyoit à ſes pieds un débris immenſe
des fleches de l'Amour , qu'elle ſe
glorifioit d'avoir vu ſe briſer contre l'égide
impénétrable de ſa ſageſſe. La chaſte Reine
des bois l'auroit priſe elle-même pour la
plus fidelle de toutes ſes Prêtreſſes , ſi une
folitude conſtruite du triple airain de l'hy
48 MERCURE DE FRANCE.
pocrifie , avoit pu la garantir de l'indifcrétion
de quelques Satyres qu'elle y avoit
ſouvent renfermés pour célébrer de profanes
myſteres , & qui dans leurs danſes folâtres
avoient tout révélé àla Déeſſe . Ainfi
l'épouſe du fils de Saturne faiſoit retentir
l'Olympe du fracas de ſa ſageſſe , & donnoit
en fecret la naiſſance au Dieu de la
guerre.
III . D'un autre côté , ſous un berceau
délicieux , formé par la main des Hyades
bienfaiſantes , paroiſfoit la tendre Senſibilité
ornée des bandelettes de la Candeur,
telle qu'on voit une jeune habitante de
Paphos porter ſur l'autel de l'Amour une
offrande fincere .
Ses genoux chancelans annonçoient l'agitation
& l'inquiétude de ſon coeur. Sa
bouche charmante étoit le temple de l'aimable
vérité. La douce langueur de ſes
yeux intéreſſoit pour elle; & quand l'ambroiſie
précieuſe des larmes ſi rares de la
tendreſſe , baignoit ſon teint coloré de pudeur
&d'émotion, quelques ames ſenſibles
ſe précipitoient pour les recueillir & en
faire leurs plus cheres délices. Ses cheveux
parfumés de myrthes étoient légérement
agités par une petite troupe de ſoupirs
touchans. Ce n'étoit qu'à elle qu'il étoit
réellement permisde ſe parer de la blancheur
AOUST. 1758 .
cheurdes lys , mêlée à l'éclat des roſes :
emblême trop profane d'une paſſion innocente.
Le cortege impoſteur des ſinges du
ſentiment ne l'entoura jamais. Un ſeul
Amour ſans aîles , ſans frivolité , ſans faſte
&fans minauderies , étoit proſterné à ſes
genoux tremblans , qu'il tenoit étroitement
embraſſes , &lui juroit une tendreſſe
digne d'elle & de la jalouſie des immortels.
Telle la tendre Pſyché jouit en ſecret
des hommages du fils de Vénus même , &
ne chercha ni dans l'infidélité , ni dans
l'oſtentation , le bonheur qui excita la jalouſie
de cette Déeſſe .
IV. Sur le lieu le plus éminent de la
lice , on voyoit enfin la Galanterie promener
ſon viſage d'airain. Le ciniſmede la
licence ombrageoit ſa tête de ſon pennage
orgueilleux ; la Hardieſſe , mere du vice ,
régnoit dans ſes yeux impudens , comme
dans ceux des Bacchantes échevelées ,
quand, un tyrſe à la main , elles fouloient
aux pieds les ſages loix de la Pudeur. Sa
demi- robe ſemblable à celles des Filles de
Sparte, quand, preſque nues, elles alloient
diſputer le prix des exercices gymniques ,
étoit parfemée des couleurs de la débauche;
le feu des peintures dangereuſes fortoit
de ſa bouche impure, comme les flammes
de l'Etna , pour le malheur de ceux
C
5o MERCURE DE FRANCE.
qui l'environnent. Une Jeuneſſe novice ,
portant d'une main la torche ardente de la
paffion aveugle , & de l'autre , le frêle roſeau
de l'inexpérience , alloit en foule porter
dans le gouffre de la corruption les
tendres fruits de l'Education , les racinės
déliées de la Vertu , & les fleurs délicates
de la Santé.
!
EPITRE
AM. Pepin de Maiſon Neuve , Capitaine
de Vaisseaux , Commandant pourle Roi
au Havre.
Vouous , qui , par un rare aſſemblage ,
Uniffez la valeur d'Hector
Ala prudence du vrai Sage
Qu'Homere nous peint dans Neftor ;
Vous venez de nous apprendre dans
une Lettre modeſte , que les ennemis éternels
du nom François , nos dangereux voifins
, ont quitté vos côtes , & qu'ils font
rentrés dans leurs ports après être venu
conſidérer pendant deux jours celui du
Havre , fans ofer y deſcendre. Ainſi des
trois mots fameux de Céſar , ils ne pourfont
s'appliquer que les deux premiersa
AOUST. 178. ε
veni , vidi. Mais , Monfieur , vous nous
laiſſez ignorer la cauſe d'un retour ſi précipité
, & pourquoi la terreur s'eſt emparé
tout à coup de ces Infulaires , dont la flotte
orgueilleuſe ſembloit vouloir envahir tous
nos ports. A mon tour , Monfieur , je ſuis
charmé de vous annoncer le ſujet de ce
prompt départ ,
Par la voix d'un Triton échappé de nos ports ,
Ils ont ſçu que la ville où tendoient leurs efforts ,
Par vous gardée & défendue ,
Au prix de tout leur fang ne ſeroit point rendue ;
Que le bronze homicide hériſſoit tous vos forts ;
Que déja la foudre entendue ,
Bientôt ſur leurs vaiſſeaux vomiroit mille morts ;
Que la vigilance aſſidue ,
Nuit & jour veilioit ſur vos bords.
Le Dieu ne fut point cru ; les Chefs de
la flotte doutant de la fidélité de cetre relation
, voulurent s'en convaincre par euxmêmes
,
L'un d'eux , par le ſecours d'un verre favorable ,
Vous diſtingua , vous vit ardent infatigable ,
Tantôt de vos remparts viſiter les coat urs ,
Examiner de leurs détours
Le labyrinthe impénétrable ;
Et tantôt établir fur le haut de vos tours ,
L'appareil le plus formidable :
Cij
52 MERCURE DE FRANCE.
A1
Ici donnant à tout un ordre invariable ,
On vous voyoit ranger , redoubler les ſecours ,
Et rendre de vos murs l'accès impraticable.
A cet aſpect , aux pavillons épars ,
L'obſervateur s'écrie: O vous , de mes hazards
Fideles compagnons ! fuyons de cette rade ;
Que notre flotte rétrogade,
Et revole vers nos remparts .
Netentons point ici plus long-temps la fortune;
Du Guerrier que je vois , la prudence importune,
D'un projet confondu m'annonce le malheur.
Ofer ſurprendre ſa valeur ,
C'eſt vouloir triompher de Mars & de Neptune.
Voilà au vrai , Monfieur , la cauſe de la
retraite précipitée de nos ennemis.
O toi , qui jamais ne ſommeilles ,
Meſſagere de l'univers ,
Ardente Renommée , annonce ces merveilles
Aux extrêmités des deux mers !
De l'époux d'Orithie enfans tumultueux;
Diſperſez ces nefs vagabondes ,
Et de vos cavernes profondes
Que les ſouffles impétueux
Faſſent deſcendre au ſein des ondes
Cescoupables préſomptueux.
Mais plutôt ſur notre rivage
Puiffent- ils revenir ! non plus en ennemis ;
Et recevoir enfin , par les mains de Louis
:
AOUST. 1758. 53
D'une éternelle paix l'inviolable gage.
Qu'ils remportent , nouveaux Jaſons ;
Pour le bonheur du monde & celui de leur ifle ,
De l'olivier chéri , le rameau plus atile
Que laplus riche des toiſons.
DESAULX , Chanoine de Reims:
VERS
De M. l'Abbé de Lattaignant, à M. le Maréchal-
Duc de Richelieu , en lui envoyanz
fesPoésies.
CHARMANT Héros de qui ma voir
Acélébré plus d'une fois ,
L'amour , la gloire & le courage,
Recevez mon nouvel hommage ,
Etſou venez-vous qu'autrefois
De vous plaire j'eus l'avantage ;
Que vous aimiez tant mes chanſons ;
Quand je mêlois mes tendres ſons
Aceux de l'aimable Lifette.
Mais peut- être , me dira-t'on ,
Que Colin a pu trouver bon
D'être chanté ſur ma muſette,
Et pour le vainqueur de Mahon ;
Qu'il faut emboucher la trompette
Ciij
34 MERCURE DE FRANCE.
*
VERS
AM. le Maréchal - Dus de Biron , pa
le même. :
1
Si c'étoit un für privilege ,
Pour compter ſur votre bonté ,
Que d'avoir autrefois été
Votre camarade au college ,
Je pourrois fans témérité ,
Seigneur , vous offrir ces fornestes ,
Et ce recueil de chanſonnettes ,
Quele ful plaifir m'a dicté.
Mais tout a bien changé de face
Depu's que je vous ai quitté ;
Et des Héros de votre race ,
Suivant toujours la noble trace,
Avec tant de rapidité ,
Et si haut vous êtes monté ,
Que je vous ai perdu de vue :
C'eſt ce qui fait ma retenue ,
Et que ſans m'être préſenté,
De loin je vous ai reſpecté.
Admirateur de votre gloire , ر
1
Quand , dans les champs de la victoire,
Vous vous êtes tant ſignalé ;
! Alors ſeulement j'ai mêlé
Les faibles fons de ma muſette
AOUST. 1758. 55
A cette héroïque trompette
Digne de chanter vos exploits ,
Que la renommée aux cent voix ,
Faifant plus de bruit qu'un tonnerre ,
Annonçoit à toute la terre.
Pour moi , je ſuis toujours reſté
A peu près à la même place ,
Dans ma paiſible obſcurité ,
Et loin du fommet du Parnaffe.
Si vous daignez baiſſer les yeux ,
Vous m'y verrez toujours joyeux ,
Toujours faiſant des vers lyriques ;
Mais comme nous devenons vieux ,
Će ne font plus que des cantiques .
Je me rappelle avec plaiſir
Les jours de notre adolefcence :
Je prévoyois un avenir
Dont vous rempliffez l'eſpérance ,
Et je n'ai point trop préſumé
D'un aſtre dont j'ai vu l'aurore.
Partout je vous vois eſtimé ;
Je vous refpecte & vous honore.
Mais peut- on vous avoir aimé ,
Et ne vous pas aimer encore ?
Civ
36 MERCURE DE FRANCE.
LEE mot de l'Enigmedu ſecondMercure
de Juillet eſt la Cire. Celui du Logogryphe
eſt Agriculture.
ENIGME.
On me vit autrefois blanche , droite , brillante.
On me donnoit alors une place éminente.
De femelle je ſuis devenu maſculin ,
Petit , ſombre , puant , en un mot fi vilain ,
Qu'on ne me laiſſe pas terminer ma carriere :
C'eſt à qui le premier m'otera la lumiere...
AOUST. 1758. 57
LOGOGRYPHE.
JE fais preſque en tous lieux le tourment de
l'enfance.
Eft- on jeune , on m'oublic ; eſt- on vieux , on
m'encenſe.
Je porte dansmonſein mon ennemi mortel.
Il veut m'anéantir , & mon malheur eſt tel ,
Qu'en le perdant , je perds preſque toute exif
tence.
Déja de mes dix pieds huit ſont en ſa puiſſance :
Mais il m'en reſte deux qui peuvent aisément,
Suivant qu'ils font placés, être pris pour deus
cent
CV
38 MERCURE DE FRANCE.
CHANSON.
JE ne veux plus chanter Lifette :
Elle est volage , elle eſt coquette ;
Je veux voltiger à mon tour.
Jeupe Cloé , tendre Colette ,
Recevez mes voeux en ce jour :
Je ne veux plus chanter Lifette.
Mais , hélas ! quel nom je repete !
Lifette ! hé quoi ! toujours Lifette !
Ah! tu me trahis , ma muſette :
Es-tu complice de l'Amour ?
Je ne puis chanter que Liſette ;
Je l'aime volage & coquette :
Mon coeur s'eſt donné ſans retour.
Je ne veux plus chanter Lisette Elle est vo
+
-la-ge,elleest coquette;je veux volliger
Je veux voltiger voltiger, volti
ger mon tour,voltiger, voltiger amon
moinsvite
+
tour. Jeune Clo- é, tendre Co- let-te Recevés
+ Léger.
mon coeur en ce cejour.Je
e ne veux
sette,Je ne veux plus chanter
xplus
chanter Li
Liset
-- teje ne veux plus chanter
Liset
pluslent.
te.Mais, hélas:quel nomje répette!Lisette!El
mesure
quoi: toujours Lisette Ah!tu me trahis ma mu
Lent.
-set-te;Ah!tu me trahis ma musette Es tu com
Léger.
plice de l'amour, Jene puis chanter que Li
sette:Je l'aime volage etcoquetteje l'aime vo
la ... ge et coquette:je l'aime vola-geet.co
=quette;Mon coeur s'est donne sans re_
tour, s'est donné, s'est donné sans retour .
GravéparMelleLabassée. Imprimépar Tournelle .
AOUST. 1758 : 59
ARTICLE II.
NOUVELLES LITTERAIRES.
V
OYAGE d'Italie par M. Cochin , Secretaire
de l'Académie Royale de Peinture
& de Sculpture.
Rienn'eſt ſi facile en apparence que de
juger les productions des Arts , qui ont
pour objet l'imitation de la nature. Tout
le monde voit la nature , tout le monde
prétend la bien voir , & chacun ſe croit
en état d'en apprécier l'imitation. De-là
vient qu'en Poésie , en Peinture , en Sculp
ture , il y a tant de prétendus connoiffeurs
& fi peu de véritables juges. L'amateur
le plus éclairé abeſoin encore , s'il eſt permis
de le dire, des yeux de l'Artiſte , furtout
en voyageant dans des pays où regne
une vieille prévention pour les curioſités
qu'ils renferment. Ce n'eſt point là qu'un
obfervateur trouvera des guides fideles
chaque ville par intérêt , ou par vanité ,
lui exagere le prix de ce qu'elle poffede,&
l'on regarderoit comme un mauvais citoyen
celui qui décéleroit les imperfes
3
Cvj
60 MERCURE DE FRANCE:
tions d'un morceau que le préjugé auroit
rendu célebre.
Il faut , pour écrire l'hiſtoire desArts,
comme celle des Nations , avoir le monde
pour patrie. C'eſt avec cette liberté philoſophique
, appuyée de la juſte confiance ,
que doit avoir en écrivant , l'homme qui
traite de ce qu'il ſçait bien , que M. Cochin
nous a rendu compte des beautés qu'il
a obſervées. Son livre devroit être intitulé
, Elémens du gout en fait de Peinture &
de Sculpture. Voici comment&dans quelles
circonstances il a été compoſé.
M. leMarquis de Marigny , nommé par
le Roi en 1746, à la ſurvivancede la place
de Directeur & Ordonnateur général de
ſes Bâtimens , remplie alors par M. de
Tournehem , crut avec raiſon , dit M..
Cochin , qu'après avoir paſſé trois années
àprendre toutes les connoiffances relatives
à cette place , il ne pouvoit mieux les
perfectionner que par un examen réfléchi
de toutes les beautés de ce genre , que l'Italie
renferme dans ſon ſein.
11 fit choix de M. Soufflot & de M. Co
chin pour l'accompagner dans ſon voyage.
Le recueil d'obſervations qui fuit , ajoute
M. C, fur les belles chofes qu'on voit en
Italie , eſt l'abrégé des réflexions que nous
faiſions enſemble pour les apprécier à leur
juſte valeur.
AOUST. 1758. 68
Il étoit naturel que ce Recueil , fait ſous
les yeux de M. le Marquis de Marigny ,
fût publié ſous ſes aufpices. M. Cochin ,
en le lui dédiant , s'eſt ſouvenu de la maximede
la Bruyere : Eloge d'épithetes ,mauvais
éloge, C'eſt par les faits qu'il l'a loué
d'accord avec la voix publique.
L'Auteur nous prévient dans fa Préface
, qu'il n'apas prétendu rendre un compte
exact de toutes les belles choſes que l'on
voit en Italie ; que les notes , qu'on l'engage
à publier , n'étoient faites que pour
lui; qu'il y a de beaux morceaux ſur lefquels
il n'a pas eu le temps d'écrire ſes
obſervations ; que divers accidens lui ont
fait perdre une partie de celles qu'il avoit
recueillies ; qu'enfin il n'a rien écrit fur
les belles choſes qu'on trouve à Rome ,
par la raiſon qu'elles font en trop grand
nombre , & que le temps lui a manqué.
"Onyvoit , dit- il ailleurs ,tant de reſtes
>> d'architecture antique , & de fa beaux
» monumens de celle des derniers fiecles ;
>>les Egliſes , ainſi que les Palais , y font
>>ornés avec tant de profuſion des plus
>> beaux morceaux de Sculpture &de Pein-
>>ture de ces mêmes ſiecles , qu'il eût fallu
" un temps très - conſidérable pour écrire
>>ſeulement quelques notes ſur chaque
›choſe : je crus devoir employer le ſéjour
ور
62 MERCURE DE FRANCE.
> que je pourrois faire dans cette Ville , a
> deſſiner . "
e Ce Recueil eſt diviſé en trois volumes ,
& chaque volume en deux parties. La premiere
contient les beautés de Turin , de
Milan , de Plaiſance , de Parme , de Regio,
de Modene , de Ravenne & de pluſieurs
autres Villes d'Italie. Quelques-unes des
notes faites fur les derniers articles de cette
premiere partie , ayant été perdues , on
s'eſt ſervi pour les rétablir , d'un ancien
livre intitulé , Nouveau Voyage d'Italie
imprimé à Lyon en 1699. Tout ce qui eſt
en italique, depuis Imola juſques à Capone ,
eſt tiré de ce livre , dont toutefois M.
Cochin ne garantit point les indications.
,
La deuxieme partie contient Naples ,
Portici , Pouzzoles , Ronciglione , Caprarola
, Viterbe & Sienne.
La troiſſeme , Florence& ſes environs
Piſtoya , Luques , Pize & Livourne.
La quatrieme , Bologne & Ferrare.
La cinquieme , Venife.
1
La fixieme , Padoue , Vicence , Véro
ne , Mantoue , Crémone , Brefcia , Bergame
, Pavie & Genes. On y a joint Toulon,
Marseille & Nimes.
Ceux qui cherchent des deſcriptions
brillantes , peuvent ſe diſpenſer de lire ces
études. Le deſſein de l'Auteur eft d'inſtrui
TAOUST. 1758 .. 63
re , non d'amufer , d'apprécier & non de
décrire ; il s'eſt même interdit les termes
détournés & vagues , pour n'employer que
ceux de l'art , préférant avec raiſon la jufreſſe
à l'élégance dans un Ouvrage qui doit
préfenter à l'eſprit des idées claires&préciſes.
Il ne s'eſt étendu que fur les mor
ceaux qui demandoient quelques détails.
Cequi ne méritoit que d'être indiqué l'a
été d'un feul trait de plume : ce Recueil
n'eſt donc pas fufceptible d'extrait ; mais
nous donnerons dans les volumes ſuivans,
les articles des Théâtres , & ceux des Eco
les de Peinture & de Sculpture d'Italie ,
pour exemples de la maniere de voir &
d'écrire de l'Auteur .
Essar ſur l'Amélioration des terres , par
M. Patullo. A Paris , chez Durand , in- 12 .
C'eſt un étranger qui nous donne des
préceptes d'agriculture , mais un étranger
devenu François,& qui regarde fon aſyle
comme ſa véritable patrie.
SonLivre est dédié à Madame la Marquiſe
de Pompadour. La bienfaiſance &
P'humanité font les objets de ſon hommage.
Il n'a pas craint d'expoſer dans ſon épitre
le tableau de nos campagnes , & l'état
déplorable de l'agriculture en France. « De
cet art,dit-il , le nourriffier des arts ,
2
64 MERCURE DE FRANCE.
>>&qui les tient tous à ſes gages ; de cer
>>art ſans lequel les hommes répandus en
>>petit nombre ſur la ſurface de laterre ,
>>diſputeroient encore la proie aux tigres
>>& le gland aux ſangliers.
>>On ne peut , ajoute - t'il , comparer
>> ſans étonnement l'importance de l'agri-
>>culture avec l'abandon où elle eft ré-
>>duite. Vous le ſçavez , Madame , vous ,
» qui interrogez la vérité , & qui l'encou-
>>ragez à répondre.
>>Quelques citoyens éclairés tendent la
>> main au laboureur , & tâchent de le ra-
>>nimer par le ſecours de leurs lumieres ;
>>mais la ſpéculation eft inutile où la pra-
>>tique ne peut s'exercer. Ce font les ri-
>>cheſſes du laboureur , qui produiſent les
>>riches moiffons. Il n'y a point de ſecrets
>>de fertiliſer les campagnes ſans des tra-
» vaux qui les préparent , ſans des troupeaux
qui les engraiffent , fans des bef-
>> tiaux qui les labourent , ſans un com-
» merce facile & avantageux , qui affure
>>au cultivateur la récompenſede ſes ſoins,
>> la rentrée de ſes fonds & un bénéfice
>>proportionné aux riſques de ſes avances.
>> Que ne m'eſt- il permis , Madame , de
>>développer à vos yeux ces idées élémen-
>>taires de l'économie politique , vous verriez
les produits de la terre ſe diviſer
AOUST. 1758 . 65
,
>>dans les mains du laboureur , en frais de
>>culture & en revenus ; les frais , fe diſtri-
>>buer aux habitans de la campagne ; les
>> revenus , ſe répandre par les dépenſes
>>des propriétaires , dans toutes les claſſes
>> de l'Etat : vous verriez ces mêmes ri-
>>cheſſes , après avoir animé le commerce,
>>la population , l'induſtrie retourner
>>dans les mains du cultivateur , pour être
» employées à la réproduction ; vous re-
>>connoîtriez que c'eſt à la plénitude de ce
>>reflux périodique des revenus de l'Etat
>>vers leur fource , qu'on doit attribuer
>>leur renouvellement perpétuel ; & que
>>c'eſt à cette circulation ralentie , inter-
>>rompue ou détournée , qu'on doit attri-
>>buer leur dépériſſement. "
L'Ouvrage de M. Patullo eſt diviſé en
deux parties. La premiere donne lesdétails
des opérations de culture qu'il propofe , &
le calcul de leurs produits : la ſeconde
traite des avantages qui peuvent en réfulter
dans l'économie politique , &dedivers
points qui intéreſſent en général la proſpérité
de l'agriculture.
Premiere Partie. Les opérations de culture
ſe réduiſent à cinq articles :
1 ° . La rectificationde toutes les terres
par leur mêlange , & la juſte application
des divers engrais connus.
66 MERCURE DE FRANCE
:
2º. La clôture des terres & leurs diviſions
, à quelques uſages qu'on les deſtine.
3 °. L'emploi de la moitié ou des deux
tiers de ces terres en herbages artificiels.
4. La nourriture des beftiaux fur les
fermes.
5°. La fucceffion alternative de la culture
d'herbage en labour , &de labour en
herbage : méthode qui entretient & augmente
la fertilité.
M. P. avoue qu'aucun de ces principes
n'eſt nouveau en France ; que dans un Livre
intitulé , Théâtre d'Agriculture , écrit
en 1600 , & dédié à Henri IV, par le ſieur
de Serres , Seigneur de Pradel , ſa méthode
eſt expreſſement recommandée , & que
l'Auteur paroît avoir connu tout ce qu'on
ſçait encore de mieux en agriculture ; mais
ce Livre eſt un infolio de plus de mille pages
, qui n'a point été lu. M. Patullo réduit
l'expoſition de ſes principes à moins
de 80 pages in- 12 .
Il prétend qu'il y a très peu de terres
qui ne contiennent dans leur ſein des engrais
propres à en améliorer la ſurface, fans
le fecours étranger du fumier : tels font les
marnes , les terres à foulon , les craies , les
glaiſes , l'argille , & en général preſque
route eſpece de terre d'une qualité oppofée
à celle qu'on veut améliorer. La maAOUST.
1758. 67
:
niere la plus facile d'en découvrir les différentes
couches , eſt d'y appliquer la fonde
; ce qui ſe fait à très peu de frais.
* Un champ rendu fertile par ce mê-
>> lange des terres , s'épuiſeroit bientôt , fi
» le fumier ne réparoit continuellement
> ſes pertes; il feroit même très difficile
>> de ſe remettre de cette eſpece d'épuiſe-
» ment. » . Note de M. L. R.
Les engrais étrangers font la vaſe des
étangs&des rivieres , celle de la mer , ſes
herbages , ſes ſables même , &c. L'Auteur
nous reproche d'employer le fumier avant
qu'il ſoit mûr; il en preſcrit le mêlange
avec de la terre d'une qualité , comme je
P'ai dit , oppofée à celle qu'on veut fumer.
Il regarde la marne comme le meilleur de
tous les engrais ; mais il en diftingue de
trois eſpeces , la moëlleuſe ,la glaiſeufe &
la fablonneuſe , dont il détermine l'application.
« La méthode de mêler la terre avec le
>>fumier , eſt ſans doute excellente , on
>>l'emploie dans les jardins ; mais en grand
>>elle est très-coûteufe , & ne peut guere.
>> s'appliquer qu'aux terres voiſines de l'é-
>>table. » Note de M. L. R.
:
Il paſſe à la clôture des terres en foſſés.
bordés de haies vives , & il y trouve trois
avantages : r . de préſerver les grains &
68 MERCURE DE FRANCE.
les herbages de toute eſpece de dégât :
2º. de les mettre à l'abri des rigueurs de
l'hyver , & des vents froids du printems :
3º . d'efſuyer les terres par l'écoulement
des eauxdans les foffés.
Pour cela , c'eſt peu d'enclorre un do
maine , il veut qu'il ſoit diviſé en enclos ;
& pour exemple , il propoſe trois diviſions
d'une ferme de 100 arpens : les planches
en ſont gravées à la fin du Livre.
८८
« Les clôtures propoſées ont beaucoup
>>d'inconvéniens : les racines des épines
» & des arbres , épuiſent la terre fort au
>>loin. Le voiſinage des ormes eſt ſenſi-
>> blement nuiſible à quarante pieds de
>> diſtance. L'ombre des haies retarde la
>>maturité des grains , & les expoſe à la
> rouille : d'ailleurs qui peut raſſembler
» dans une enceinte d'une certaine éten-
» due , des héritages morcelés ? » Note de
M. L. R.
Il diſtingue quatre eſpeces de terre , &
preſcrit la culture qui convient à chacune
d'elles , en faiſant fuccéder le labour à
l'herbage , & l'herbage au labour. Les herbages
qu'il recommande ſont des prairies
artificielles , en treffle , en luzerne , en
ſainfoin . L'auteur entre dans le détail de
la culture , de la qualité & du produit de
ces herbages : il conſeille le treffle pour les
AOUST . 1758 . 69
terres fortes , la luzerne pour les moyennes
, le ſainfoin pour les plus légeres.
Je crois devoir ajouter encore aux obſervations
de M. Patullo , fur la culture
des herbages , quelques remarques qui me
viennent de gens très - verſés dans cette
partie.
« Le treffle eſt une des meilleures nour-
>>ritures que nous ayons pour les beſtiaux :
>> donné en verd , il eſt humectant , ra-
>> fraîchiffant , adouciſſant & nourriſſant :
>>on ne peut guere en fixer la coupe , elle
>>dépend du degré de froid ou de chaleur
>> du printems. Pour le donner en verd ,
>>il faut le couper avant qu'il fleuriſſe ,
>»>&attendre qu'il foit en graine, ſi l'on
>>veut en faire du foin : des trois coupes ,
>>la premiere eſt la ſeule qui ſoit bonne
>>pour les chevaux. M. J.
زو
» Le Lolium eft ce que nous appellons
>>Ivraie. Quoique les beſtiaux le mangent
✓enverd, c'eſt une mauvaiſe nourriture :
>>la quantité en peut être pernicieuſe aux
>>beftiaux , comme le mêlange avec le
>> bled en eſt pernicieux à l'homme. M. J.
» La durée de la luzerne depend de la
>> qualité du terrein , &de l'influence du
>>climat : ſa premiere coupe eſt un dés
>> meilleurs foins que nous ayons pour les
» chevaux , pourvu qu'on ne la donne
70 MERCURE DE FRANCE .
» qu'après les premieres gelées. Donnée
» en verd , elle les gonfle fans les engraiffer
; donnée à ſec , & mêlée avec de la
>> paille menue ou de la paille de pois , elle
» les engraiffe beaucoup . M. J.
>> Le confeil de femer le treffle & la lu-
> zerne vers la fin d'Août , ſeroit excellent
> ſi l'on pouvoit garantirque le temps ſera
doux pendant l'automne. Il faut mettre
»à l'abri la récolte préſente , avant d'en
>> préparer une autre , & dans les meilleu-
>> res provinces de France , cela n'eſt pas
» fait , année commune , avant le 8 Sep-
» tembre. On ne peut donc ſemer qu'a-
» lors : mais fi la terre eſt ſeche , le labour
ود
eſt mauvais , & ces graines qui deman-
>> dent à n'être que légèrement couvertes ,
»ne doivent être ſemées que ſur un bon
labour ; fi le temps eſt humide , il
arrive des gelées blanches qui nuiſent
>>beaucoup au treffle & à la luzerne : quel-
» ques gelées de fuite peuvent même les
»faire périr. L'Auteur conſeille , en pa-
„ reil cas , de les ſemer au mois d'Avril ;
» mais il y a même inconvénient. On ne
>> peut femer avec quelque fûreté , que
» vers la fin de Mai , lorſque la terre n'eſt
>> pas trop humide ; mais alors la premiere
>> récolte eſt très foible , & ne doit point
» entrer en ligne de compte, M. L. R.
OUST. 1758. 74
Le ſainfoin eſt coupé trop tard dans
quelques endroits de la France ; mais ce
n'eſt que dans les plaiſirs du Roi . M. Patullo
prétend que le foin monté en graine
eſt ſans ſaveur& fans vertu , en quoi il eſt
formellement contredit par l'un des hommesexpérimentés
dont je donne ici les notes.
« Il en eſt , dit- il , du foin , comme de
>> tous les végétaux ; il faut que chacun ait
>>acquis ſon degré de maturité : or le foin
>>n'eſt mûr que lorſqu'il eſt en graine. Il
>>eſt vrai que ſi la premiere coupe des plan-
>> tes ſe fait dans leur degré de maturité , le
>>>regain ſera moins fort ; mais la premiere
>> coupe , qui eſt l'eſſentielle , ſeroit moins
>> forte elle - même , & le foin beaucoup
>>moinsfucculent, ſi elle étoit prématurée.
M. J.
M. Patullo n'établit point le calcul des
produits ſur une économie de ſpéculation ,
mais fur l'uſage reçu en France ; & il s'en
rapporte , pour l'évaluation des frais , à
l'article Fermier de l'Encyclopédie , morceau
dont il fait le plus digne éloge. 11
ſuppoſe une ferme de trois cens arpens
de terre , dont le bail feroit de fix ans. Si
les terres en font bonnes , le produit total
des fix années ſera de 101 , 375 liv.
La dépenſe totale (y compris le fermage
, les impôts , l'intérêt de l'argent avancé
, les faux frais& petits accidens ) , fera
6
2 MERCURE DE FRANCE .
pour fix ans , de • 65 , 250 liv.
Le bénéfice net , de ..
Si les terres font médiocres
36 , 125 liv.
ou légeres ,
le produit annuel ſera de 10 • 13016 liv.
La dépenſe annuelle , de
Le produit net , de
.. 6750 liv.
.. 6266 liv.
Y a-t'il , conclut M. Patullo , y a-t'il au
monde aucun commerce , aucune occupation
dont on puiſſe eſpérer la fortune que
promet une agriculture bien conduite ? &
toutefois est-il un genre de vie accompagnéde
plus de douceur , d'innocence & de
folide fatisfaction ? Il prévoit les difficultés
qu'on peut lui faire , mais il les prévient
enportant les frais au plus haut prix,
& les revenus au plus bas. Il ſe relâche
même de ſa méthode ,& permet les jacheres
pour donner quelque choſe au préjugé,
en ſe ménageant toutefois des récoltesde
légumes , au lieu des récoltes de grain. Au
refte , il regarde comme une erreur pernicieuſe
, ce principe de nos Fermiers ,qu'on
ne peut faire trop de froment. « Ce font ,
» dit- il , ces récoltes de grains trop fuc-
» ceſſives ſur les terres mal cultivées , qui
» les épuiſent ; & ce ſont les années en pâtures
& en prés naturels ou artificiels ,
>>qui les améliorent par le double moyen
>> du repos &du fumier des beſtiaux qu'on
y fait paître. Plus on fera d'abord de ces
herbages
AOUST. 1758 . 73
herbages artificiels , plus l'amélioration
>> ira vite. » Il deſire que l'on emploie
les fourrages à nourrir des beftiaux ſur
les lieux mêmes , par la raiſon qu'on en
retire le double avantage des engrais des
terres , & de la vente des beſtiaux dont
il preſcrit la nourriture.
« Mais , dans les dépenſes , l'Auteur ne
>> compte jamais que deux chevaux pour
» une charrue : or il eſt certain que les
>terres fortes en exigent quatre , & les
>> moyennes deux , pour être bien labou-
» rees. M. L. R.
» S'il y a du gazon mêlé dans un her-
» bage qu'on défriche , ce qui arrive pref-
>>> que toujours , un labour en automne , &
>> quatre mois de jachere , ne ſuffiront pas
» pour détruire ce gazon : ainſi le ſecond
» labour , donné en Avril , mettra la fri-
>> che deſſus , & les pois feront mal ſemés.
>> Je n'ai pas d'expérience pour les navets.
M. L. R.
» L'Auteur recommande ſouventde don-
» ner deux labours en automne , mais je
>> ne vois pas le temps de les placer : cela
>>eſt impoſſible dans les climats où la ré-
» colte eſt tardive , comme en Norman-
ود die. Si la récolte n'eſt finie qu'au 15
» Septembre , il n'y aura pas affez d'inter-
>> valle entre ce temps & celui des ſemail-
D
74 MERCURE DE FRANCE.
» les : or fi les deux labours ne ſont pas
» faits , il en réſultera un nouvel ordre de
chofes , & la néceſſité de nouveaux calculs.
M. L. R.
» Au reſte ce Livre eſt plein d'excellens
>>>principes ; il annonce le bon citoyen ;
>> ony ſent preſque partout l'eſprit du cultivateur
éclairé. Il eſt ſurtout recom-
» mandable par les grandes vues politi-
>> ques qui font à la fin. >> M. L. R.
Il ne m'appartient pas d'ajouter à ces
éloges , mais la premiere Partie de ce Livre
me ſemble un tiſſu de préceptes fondés
fur des faits ; c'eſt le tableau de la nouvelle
culture en Angleterre ; c'eſt le réfultat
des épreuves faites en France dans les
terreins les moins fertiles ,& il n'y aqu'une
obſtination aveugle qui puiſſe refuſer de
ſe rendre à l'évidente utilité de la plûpart
des procédés de cette méthode nouvelle.
L'Auteur cependant veut qu'on ne gêne
perfonne. « Il faut , dit - il , que chacun
faffe librement & hardiment l'emploi de
>> ſon terrein , qu'il juge clairement lui de-
>> voir rapporter davantage , ſans jamais
dire : Si tout le monde en fait autant ,
» qu'en ferons- nous ? ou, Si perſonne n'en
>>ſeme , où en trouverons nous ? Dans un
→pays abondant comme la France , où tout
doit ſe communiquer , on doit trouver
AOUST. 1758 . 75
de tout avec ſon argent ; toute produc-
>>>tion doit prendre naturellement le ni-
>> veau de fon prix , proportionné à fon
>> utilité , rareté , difficulté , & tout ſage
>> laboureur doit donner la préférence à la
>> culture de l'eſpece de production dont
-> leprix combiné avec la nature de fon
>>>terrein , & avec les frais , lui promet le
>> plus de profit. »
La fuite au prochain Mercure.
CHYMIE métallurgique , dans laquelle
on trouvera la théorie & la pratique de
cet art , avec des expériences ſur la denſité
des alliages des métaux & des demi-métaux,
& un Abrégé de Docimaſtique, avec
figures , par M. C. E. Gellert , Confeiller
des mines de Saxe , & de l'Académie Im.
périale de Peterſbourg , Ouvrages traduits
de l'Allemand , en deux volumes in- 12 . A
Paris, chez Briaſſon , 1718.
La Métallurgie , ou l'art de travailler
les métaux & les mines , eſt une des plus
importantes & des plus difficiles parties
de la Chymie ; c'eſt elle qui nous fournit
les moyens de mettre à profit les ſubſtances
que la nature a renfermées dans le ſein de
la terre , objet devenu néceſſaire , puiſque
les hommes ſont convenus d'attacher aux
métaux un très-grand prix. En effet c'eſt
Dij
76 MERCURE DE FRANCE.
à cet art que pluſieurs pays de l'Europe
doivent une grande partie de leur bienêtre
& de leur commerce. Perſonne n'ignore
les avantages que la Suede , l'Angleterre
, l'Allemagne , & furtout la Saxe ,
retirent depuis pluſieurs fiecles des travaux
de la Métallurgie , malheureuſement trop
négligés parmi nous. Cependant , malgré
l'importance & l'utilité de la matiere , il
manquoit un Ouvrage élémentaire , qui
contînt un ſyſtême ſuivi de cet art . M. Gellert
a fenti ce défaut. S'étant trouvé chargé
d'enſeigner la Métallurgie à des jeunes gens
que le Roi de Sardaigne avoit envoyés en
Saxe pour s'en inſtruire , il vit qu'il n'y
avoit point encore d'ouvrage en ce genre
qui pût ſervir de guide, c'eſt ce qui l'a déterminé
à compoſer en Allemand le Livre
dont on nous donne aujourd'hui la traduction.
L'Auteur a donc cherché à rapprocher
tout ce qui étoit épars dans les écrits
des Métallurgiſtes les plus célebres , tels
que Becher , Stahl , Henckel, Potr, Marggraff,
&c. Il y a joint les obſervations que
lui ont préſentées les expériences que fon
état l'a mis à portée de faire. En puiſant
dans ces ſources il a formé un ſyſtême lié
de Métallurgie , propre à faire connoître
les découvertes qui ont été faites juſqu'à
préſentdans cet art pénible. On voit par- la
AOUST. 1758. 77
que la traduction d'un pareil Ouvrage doit
intéreſſer également l'utilité & la curiofité
du Public François , qui a été longtemps
privé d'écrits ſur une matiere ſi importante.
Cette traduction eſt dûe à une
perſonne zélée pour les progrès de la Chymie
, de l'Hiſtoire naturelle , & des arts
en général , & qui nous a déja fait connoître
pluſieurs Ouvrages intéreſſans en ce
genre , ſans vouloir être connue ellemême
, ſe dérobant à la célébrité qu'elle
mérite , avec autant de ſoin que d'autres
la recherchent , & ſouvent ſans la mériter.
On trouvera dans le premier volume de
cetOuvrage la théorie & les principes généraux
de la Métallurgie. Dans la premiere
diviſion , l'Auteur donne une deſcription
abrégée des terres , des pierres , des métaux
, des mines , en un mot de toutes les
ſubſtances du regne minéral , qui font les
ſujets des opérations de la Métallurgie.
Enfuire il donne une idée générale des
agens , au moyen deſquels elle opere , qui
font le feu , l'air , l'eau & la terre , les dif
folvans & les vaiſſeaux de la Chymie. Le
tout eſt accompagné de planches, dans lefquelles
on a repréſenté pluſieurs fourneaux .
Parmi ces planches , celle qui paroîtra la
plus intéreſſante aux connoiffeurs, eſt celle
de la table de ladiſſolution des corps , dans
Diij
78 MERCURE DE FRANCE:
Jaquelle on verra que l'Auteur a réuni fous
unmême point de vue les effets des différentes
ſubſtances , lorſqu'elles font mifes
en diffolution . Ce volume eſt terminé par
la traduction d'un Mémoire très-curieux.
de M. Gellert , tiré des Commentaires de
l'Académie Impériale de Peterſbourg. Les
expériences qui y ſont contenues , tendent
àdétruire une erreur introduite par Archimede
dans la Phyſique , & depuis adoptée
généralement par tous les Phyſiciens. Cette
erreur confiſte à juger de la nature des alliages
métalliques , à l'aide de la balance
hydroſtatique. C'étoit à la Chymie qu'il
étoit réſervé de découvrir la fauſſeté de la
ſuppoſition qui avoit donné lieu à ce préjugé.
A la fin de ce Mémoire l'Auteur a
réuni dans une table les effets de l'aimant
fur le fer , lorſqu'il eſt allié dans des proportions
différentes avec d'autres ſubſtances
métalliques.
Le ſecond volume contient la pratique
de la Métallurgie , c'eſt- à - dire l'application
des principesqui ont été établis dans la premiere
partie. Les différentes opérations y
font préſentées ſous le nom deproblêmes , &
la maniere de les faire , ſous le nomdefolutions.
L'Auteur a mis à la ſuite de chaque
opération des remarques , dans lesquelles
il cherche à développer les cauſes des phé
AOUST. 1758.
nomenes qui ſe préſentent , & à en expliquer
les raiſons. Ces obſervations d'un
homme verſé dans ſon art , font la partie
la plus intéreſſante de l'Ouvrage. Ce volume
eſt terminé par des élémens de Docimaftique
, ou de l'art d'eſſayer les mines ,
pour ſçavoir les métaux qu'elles contiennent.
On verra que l'Auteur a fait uſage
des lumieres que le célebre M. Cramer
avoit déja jettées ſur cet art difficile. Il y a
joint un très-grand nombre d'opérations&
de remarques , qui font les fruits de ſes
propres travaux & de fes recherches.
On ne peut donner un extrait plus détaillé
d'un Ouvrage qui eſt l'aſſemblage
d'une infinité d'opérations ; elles me paroiſſent
utiles à toutes les perſonnes qui
s'occupent de la hymie , de la Phyſique ,
de l'Hiſtoire naturelle & des arts , & furtout
à celles qui travaillent ſur les métaux,
quiy trouveront des ſecours qu'elles chercheroient
vainement ailleurs.
NOUVELLES Lettres Angloiſes , ou Hiftoire
du Chevalier Grandiſſon , par l'Auteur
de Pamela & de Clariſſe , tomes troifieme&
quatrieme. A Amſterdam.
Dans les quatre premiers volumes de ce
Roman , l'on a vu Miff Biron partir du
château de Selby pour Londres , avec Ma
Div
80 MERCURE DE FRANCE.
dame Reves ſa couſine ; arrivée à Londres,
ajouter à ſes conquêtes celle du Chevalier
Hargrave Pollexen , jeune homme violent
& fuperbe , qui , déſeſpéré de ſes refus,
l'enleve au fortir du bal , la fait d'abord
conduire à Podington , village à un mille
de Londres ; là , s'efforce en vain d'obtenir
qu'elle conſente à l'épouſer , & réſolu de
l'y contraindre , va s'enfermer avec elle
dans ſa maiſon de campagne , où ſans témoins
& fans obſtacles il ſera libre de tout
ofer.
Comme il s'éloignoit avec ſa proie , on
l'a vue délivrée par le Chevalier Charles
Grandiſſon , qui , frappé des cris d'une
inconnue , l'arrache des mains de ce raviffeur
forcené , & l'emmene au château da
Comte de L** , époux de Miff Caroline ſa
foeur. Dans cet aſyle reſpectable on a vu
MiffBiron liée de la plus étroite amitié
avec la famille de ſon Libérateur , paſſer
de la reconnoiffance à l'admiration , de
l'admiration à l'amour le plus tendre pour
le plus vertueux des hommes. Tel eſt le
précis des quatre premiers volumes. L'hiftoire
de la famille de Grandiffon , les
aventures du Chevalier , les épreuves auxquelles
ſa vertu a été miſe , & tous les détails
de ſociété , dont l'action principale
eſt entrecoupée , en ſont comme les épifodes.
AOUST. 1758. SI
Juſques - là Miff Biron n'a que l'inquiétude
de ſçavoir fi elle eſt aimée de
celui qu'elle admire & qu'elle aime : mais
dans les volumes ſuivans ſa ſituation devient
plus pénible. Sir Charles , dans ſes
Voyages d'Italie , a inſpiré la paffion la
plus violente & la plus malheureuſe , à
unejeune perſonne d'une haute naiſſance,
d'une beauté finguliere , & d'une vertu
égale à ſa beauté ( Clémentine della Porretta
) . La piété , la ſenſibilité , la fierté,
compoſent ſon caractere. La religion eſt
l'obstacle qui s'oppoſe à l'union d'un
proteftant avec une catholique , & l'attachement
à leurs principes eſt invincible
des deux côtés .
Clémentine eſt tombée dans une mélancolie
qui va juſqu'au délire. Sa famille ,
après avoir tout tenté inutilement pour réfoudre
Sir Charles à changer de croyance ,
l'a laiſſé partir de Boulogne , & retourner
dans ſa patrie. Il apprend que l'altération de
la ſanté de Clémentine ne laiſſe plus pous
elle , à ſa famille défolée , d'autre eſpoir de
guériſon que de le rappeller en Italie. Le
coeur du meilleur & du plus généreux des
homnies en eſt déchiré de douleur. Quell:e
épreuve pour Miff Biron ! « Je vais, dit-elle
àMadame Selby, t. 3, lettre LIX , je vais
→m'efforcer de voir avec indifférence celui
Dy
:
82 MERCURE DE FRANCE.
>>>que nous avons tous admiré , que nous
» avons étudié depuis quinze jours fous
>> tant de différentes faces , le chrétien , le
» héros , l'ami , ah ! Lucile , l'amant de
>>Clémentine , le modefte & généreux.
>>>bienfaicteur , le modele de la bonté &
→de toutes les vertus » .
Le Chevalier confie àMiffBiron la lettre
qui l'invite à retourner en Italie. Toute la
famille de Clémentine eſt dans la plus
profonde affliction. Son frere , l'ami intime
de Sir Charles , qui lui a ſauvé la vie
comme il alloit expirer ſous les coups des
afſaſſins , Jeronimo, dans l'état où l'ont mis
fes bleſſures , ne demande qu'à rendre les
derniers ſoupirs dans les bras de ſonami.
Clémentine enfermée dans le château d'une
barbare parente , y a fouffert mille cruautés
; ſa mere l'en a retirée , & l'a fait conduire
à Naples , où elle eſt encore. Miff
Biron , faiſant violence à ſon amour , prévient
le Chevalier ſur la réſolution qu'il a
dû prendre de partir; il lui avoue qu'elle
eft priſe. Mon coeur n'étoit pas ſans émo-
» tion , ma chere Lucile , dit-elle dans ſa
>> lettre : mais j'en fuis fâchée pour mon
» coeur , & ma raiſon n'en a pas moins été
>> pour Sir Charles.
Grandiffon laiſſe en Angleterre deux
jeunes beautés , les plus tendres , les plus
AOUST. 1758 . 83
vertueuſes du monde ,& qui l'aiment pafſionnément.
L'une eſt Charlote Biron ;
l'autre , Emilie Jervins ,dont il eſt tuteur.
Il arrive à Boulogne , avec un Médecin
Anglois pour Clémentine , & un Chirurgien
appellé Lwther , pour ſon ami Jéro--
ronimo , & ramene la confolation & la
ſanté dans la famille de Della Porretta ,
dont il réunit enfin les voeux& les ſuffrages
par le charme de ſes vertus. Son mariage
avecClémentine ne ſouffre plus aucun obftacle.
Les articles en font réglés. Le plus
eſſentiel eſt la liberté de religion pour l'un
&l'autre. Clémentine remiſe par degrés
du trouble&de l'abattement où le chagrin
l'avoient plongée , n'a plus que ſon coeur à
confulter , & que ſon penchant à ſuivre :
mais effrayée du danger d'être unie à un
hérétique , dont l'afcendant ſur ſon ame
ne lui eſt déja que trop connu , elle ſe refuſeàcemariage
qui fait l'objet de tous
ſes defirs , & demande à ſe retirer dans un
cloître ; réſolution violente , qui déſeſpere
fa famille.
Ce récit eſt entremêlé de la peinture
des fituations diverſes , où les nouvelles
d'Italie mettent l'ame de Charlote Biron ,
d'Emilie Jervins , & de leurs amis d'Angleterre.
Le Chevalier s'abſente quelque temps
Dvj
84 MERCURE DE FRANCE.
de Boulogne. La raiſon & la fanté de Clé
mentine s'affermiſſent-pendant ce voyage.
Il la revoit plus tranquille , plus réfolue
que jamais ; & après avoir obtenu qu'elle
ſuſpende quelque temps encore le deſſein
qu'elle a pris d'embraſſer l'état religieux ,
il part comblé d'éloges , & pénétré de reconnoiffance
, digne des regrets & de l'admiration
d'une famille dont il a fait le
malheur & la confolation .
Clémentine eſt adorée du Comte de
Belvedere : mais elle ne veut rien entendre
avant que le Chevalier Grandiſſon ſe ſoit
engagé de fon côté. Elle a beſoin de cet
exemple. Il reçoit des lettres d'Italie , qui le
preffent de le donner. Ce motif le détermi
ne à demander la main de Miff Biron . H
Pobtient. Cette nouvelle répand la joie dans
les deux familles d'Angleterre. L'ingénue
&tendre Emilie s'en réjouit auffi , mais
en verfant des larmes. Cette charmante
pupile étoit amoureuſe de ſon tuteur, fans
le ſçavoir. Elle s'en apperçoit enfin , &
l'avoue à MiffBiron , en la fuppliant d'ob...
tenir de Sir Charles qu'il lui permette de ſe
retirer au château de Selby. Toutes les ſce
nes d'Emilie avec Miff Biron , font d'une
délicareſſe &d'une naïveré admirables.
Les préliminaires du mariage de Miff
Biron avec Sir Charles , ont des longueurs
AOUST. 1758 . 84
fatiguantes. L'un des rivaux de Grandiffon
, appelléGreville , veut s'oppofer à fon
hymen. C'eſt une répétition des emportemens
de Sir Hargrave , mais avec moins de
nobleffe encore. Celui-ci eſt confondu ,
comme le premier , par la généroſité de
Grandiſſon . L'hymen s'acheve , & le Traducteur
a cru nous devoir épargner les circonftances
de la fête. Emilie ſe retire au
château de Selby , accompagnée par un digne
amideGrandiſſon, appellé Belcher, qui
eſt épris des charmes de la jeune pupile.
Tout à coup on apprend que la malheu
reuſe Clémentine s'eſt échappée de Boulogne
, & s'eſt embarquée pour l'Angleterre
: elle arrive à Londres , le Chevalier va
la recevoir, & la conduit chez Myledy E**
ſa ſoeur. L'indécence de cette démarche
eſt ſauvée par les ſentimens nobles & vertueux
que l'Auteur y a répandus avec beau
coup d'art ; les parens de la fugitive ne tar
dent point à venir après elle; le Comte
de Belvedere lui-même les accompagne en
Angleterre ; ainſi tous les Acteurs intéreſfans
ſe trouvent réunis dans les dernieres
ſcenes :les entrevues de Clementine avec
fir Charles & Miff Biron , & fa réconci
liation avec ſes parens , forment des tableaux
très-pathétiques. Enfin par un ſtraragême
affez puerile dont s'aviſe M. Lw
56 MERCURE DE FRANCE.
...
ther , l'eſprit de Clementine reprend ſa ſerénité
naturelle; >> tout ſéjour lui devient
» égal avec ſa famille , le célibat& la vie
>>religieuſe ne lui paroiſſent plus les ſeuls
états qu'elle puiſſe aimer . Si c'eſt
>>au mariage qu'elle eſt deſtinée , elle ſe
→réduit à ſupplier qu'il ſoit différé d'un
»an Sir Charles & fon épouſe ſont
>>pour elle ce que le monde a de plus par-
»fait Elle voit leur bonheur avec
» joie .... elle ne veut point être accuſée
>>d'ingratitude pour le Comte de Belve-
>>dere ; elle rend justice à ſon mérite ; elle
....
..
ſent tout le prix de ſes ſoins & de fa
>>conſtance. » Ce caractere n'eſt pas net ::
il manque de naturel & d'enſemble.
M. Belcher demande la main d'Emilie ,
le tuteur donne ſon conſentement à la recherche
de fon ami . « Que j'aime cette
>>>Emilie , écrit Mylady Grandiffon à Ma-
>dame Selby ſa tante ! Je n'oublierai ja-
»mais les tendres émotions qu'elle m'a
>>caufées ; je l'aime pour fon ingénuité ,
>> ſon ame ſenſible , fes manieres careſſan-
>> tes , en un mot pour elle- même , je l'ai
>> me pour moi , &c. » Il n'eſt point de
lecteur qui ne tienne le même langage.
Emilie & Belcher , deux coufines de
Miff Biron & leurs amans , ſe rendent au
Château de Grandiſſon. Sir Charles ydon
9
AOUST. 1758. 87
ne les plus galantes fêtes ; cependant la:
Marquiſe , mere de Clémentine , eſt dans >
un état de langueur qui les allarme ; elle
a de fréquentes foibleſſes : l'un de ces ac--
cidens ſe termine par une criſe violente ,
qui la met au bord du tombeau ; la déſolation
fuccede à la joie ; on accourt ; Clémentine
fe proſterne auprès du lit de ſa
mere expirante. >>> Chere fille , lui dit la
>>Marquiſe , idole de la tendreſſe d'une
>> mere , je meurs , vous le voyez ; ne ren-
>> drez- vous pas mesderniers momens heu-
>> reux ? &c . » Clémentine entend le ſens :
de ces paroles , & ſe tournant vers le Marquis
fon pere , les jouesbaignées de pleurs :
"Vous l'ordonnez donc , Monfieur :
>> C'eſt votre volonté comme celle de ma
>>>mere ? Puis , ſans attendre ſa réponſe ,
>>>Monfieur , dit-elle au Comte de Belve-
>>> dere , ſi vous me jugez digne de vous ,
>>je vous donne mon coeur & mamain. "
Aces mots l'excès de la joie cauſe à la Marquiſe
une révolution ſoudaine , qui dé
truit le principe caché de ſes ſuffocations ,
&qui la rappelle à la vie. Jeronimo eſt
aufſi ſubitement guéri des ſuites douloureuſes
de ſes bleſſures par la vertu de l'électricité.
ود
L'Auteur a raiſon de dire que ce jour
étoit fait pour les miracles. Dès ce mo
88 MERCURE DE FRANCE.
ment le calme & la félicité regnent dans
le Château deGrandiffon : l'on fe propoſe
d'y célébrer quatre mariages : celui d'Emilie&
celui de Clémentine font du nombre.
Le Comte a fait élever ſécrétement
pour cette fête dans le parc même de Grandiſſon
, un magnifique Temple conſacré
à l'Amitié : il y conduit la nombreuſe afſemblée
, & là il prononce ces paroles ,
dont tous les coeurs font attendris . " Murs
>>> naiſfans , voûtes muettes , mais témoin
» de ma reconnoiffance pour tant de bien-
> faits , & de mon admiration pour tant
>> de vertus , c'eſt à ces Divinités que je
>>>vous confacre fous le tendre & reſpecta-
>> ble nom d'amitié : elles y feront hono-
>> rées juſqu'à mon dernier ſoupir. Ja-
>>mais je ne ferar de ſéjour au Château de
>>Grandiſſon , l'héritage de mes peres, fans
venir paffer ici quelques momens aves
> la plus chere moitié de moi-même , &
>> tous les amis que j'y pourrai raſſembler ,
>> pour y adorer au fond de mon coeur
tout ce que je refpecte & que j'aime
>> ainſi le Ciel puiſſe m'écouter à la dernie
>> re heure de ma vie.
ور
Que l'on me permette quelques réflexions
, & fur le genre de ces Romans en
lettres, & fur la maniere de peindre &de
raconter , qui caractériſent leur AuteurM.
Richardfon..
AOUST. 1758. 89
L'avantage de ce genre eſt de mettre le
récit en ſcene, &de donner pour auditeurs
àcelui qui raconte , des perſonnages intéreffés.
La narration en eſt plus vive & plus
touchante , l'effuſion des ſentimens plus
naturelle , le Lecteur plus attentif, plus impatient
, plus ému ; car il ſe met tour à
tour à la place de l'Acteur qui parle , & de
celui qui écoute ; il oublie l'Auteur , il
s'oublie lui-même ; il ne voit& il n'entend
que les perſonnages qui font en ſeene ; ce
qui fait le charme de l'illuſion.
Les inconvéniens qu'on y trouve , ſont
les longueurs & les redites : mais j'oſe avancer
que ces défauts font de l'Auteur , &
nondu genre. Rien n'est moins impoſſible
que de les éviter dans des lettres , comme
dans un ſimple récit.
M. L. P. dans ſa traduction , nous en a
épargné un grand nombre : mais tandis
que les uns ſe plaignent encore qu'il n'ait
pas été plus ſévere , d'autres lui reprochent
les retranchemens qu'il a faits comme
autant de larcins , & tous ont raiſon
dans leur fens. Du reſte , quel que foit le
ſtyle de l'Original Anglois , j'oſe croire
qu'il n'a rien perdu , en paſſant dans notre
Langue , par une plume ſi abondante , fi
naturelle & fi facile.
Quant à la maniere de l'Auteur origo
MERCURE DE FRANCE.
ginal , je ne crois pas que notre fiecle
ait un pinceau plus vrai, plus délicat, plus
animé. On ne lit pas , on voit ce qu'il raconte
: mais ce qu'il raconte n'est pas toujours
digne d'être peint. Son talent prodigieuxàrendre
ſenſibles tous lesdétailsd'une
action , l'engage dans des longueurs dont
l'ennui va quelquefois juſqu'à l'impatience:
on jette le Livre , mais on le reprend , &
il attache, quoiqu'il impatiente, ou plutôt
il n'impatiente que par la raifon qu'il attache;
car rien n'eſt plus inquiétant qu'une
action intéreſſante qui ne court point au
dénouement. Ce n'est pas que des repos
bienménagés ne contribuent beaucoupeuxmêmes
àl'illuGon& à l'intérêt. Il eſt certain
que la vie privée a peu de ce qu'on appelle:
coups de théâtre , & beaucoup de ces fitua
tions plus familieres , qui font tableau. On
ne reconnoîtroit pas la ſociété dans une ſucceſſion
rapide d'événemens inattendus. Ces
événemens , pour être amenés naturellement,
exigent que les intervalles en foient
remplis par les circonstances d'une vie
tranquille. Mais celles - ci doivent tenir
aux incidens qui les ſuivent ou qui les précedent.
Elles ſervent à marquer les caracteres
, à développer les ſentimens , à fonder
les ſituations , & tout ce qui n'a pas l'un
de ces effets , doit paroître froid, languif
AOUST. 1758 .
fant & fuperflu. C'eſt ce que les uns veulent
qu'on retranche , tandis que les autres
exigent qu'on ne leur déguiſe rien. Cela
dépend de la diſpoſition des eſprits , & du
plus ou moins de curioſité qu'on peut
avoirde connoître les moeurs nationnales ,
& le génie d'un Ecrivain.
Dans le Roman de Grandiſſon , la plûpart
des perſonnages n'ont point de caractere
marqué : au moins ne les diftinguet'on
que par de légeres touches. Des amans
de Miff Biron , l'un eſt inſolent , l'autre
eſt flatteur , le troiſieme reſpectueux : mais
ces nuances font trop foibles ou trop peu
marquées. Dans le nombre il n'y a de faillant
que le caractere impétueux & fier de
Sir Hargrave Pollexen ,& le caractere accompli
de Sir Charles. La famille de Miff
Biron , & celle de Grandiſſon , ſe reſſemblent
; c'eſt la même bonté , la même pureté
de moeurs: mais fi le tableau en eſt
moins frappant , il faut convenir qu'il en
eſtplus vrai. Les contraſtes recherchés refſemblent
trop aux études d'un Peintre.
L'Auteur a réſervé ces fortes oppoſitions
pour les figures principales : c'eſt la magie
del'ordonnance. Ainfi , tandis qu'on voit
fur les premiers plans Miff Biron entre le
fage Grandiffon &le forcené Hargrave ,
92 MERCURE DE FRANCE.
on apperçoit dans le lointain les parens de
cette fille adorée dans l'inquiétude & dans
l'affliction , mais ſans aucun jeu d'attitudes
quidétourne notre attention du premier
grouppe du tableau.
Obſervons cependant que lorſqu'il manque
àces fonds un premier grouppe qui les
anime , le coloris en paroît fade , & la
compoſition monotone. C'eſt encore un
reproche que l'on a fait à l'Auteur de Paméla,&
qui ſe renouvelle par intervalles à
la lecture deGrandifſon. Mais perſonne ne
peut nierque la plupartde ces ſituations qui
femblentfroides& ſtériles par elles-mêmes,
ne foient ici maniées avec unedélicateſſe &
une habileté qui les rendent vives & fécondes.
Je n'en citerai que deux exemples :l'un
eſt le combat qui ſe paſſe dans l'ame de
Miff Biron , entre la curiofité de lire une
lettre de fon amant , adreſſée au Docteur
Barlet ,& la répugnance à violer la foi du
fecret en lifant une lettre ſurpriſe , tome 2,
lettre XLVIII ; l'autre exemple eſt un entretien
de Miff Biron avec Miff Jervins ,
pupiledu Chevalier , & dont elle a été jaloufe:
même tome , lettre LH .
Des ſituationsplus théâtrales y font traitées
avec autant de vérité que de force :
relle est la déſolation de la famille de Miff
Biron , après ſon enlévement , tome
AOUST. 1758 . 93
lettres XV , XVI , XVII ; la ſcene de Hargrave
, avec cette vertueuſe fille , dans la
maiſon de Madame Auberry, au village de
Podington , tome 2 , lettre XIX ; la ſcene
de Sir Thomas Grandiſſon , avec ſes deux
filles , tome 2 , lettres XXXVIII , pag . 43 ;
la déſolation de la famille de Clémentine
autour de cette infortunée; le courage de
Miff Biron au milieu de ſes amis , à
la nouvelle du mariage de Clémentine
avec le Chevalier Grandiſſon. Tous ces
morceaux ſont des coups de maître,
A l'égard des moeurs , il n'y en eut jamais
de plus nobles ni de plus pures : il
n'eſt pas poſſible de rendre l'honnêteté ,
l'innocence & la vertu plus intéreſſantes ,
plus aimables que dans les perſonnages de
MiffBiron , de Miff Jervins & du Chevavalier
Grandiffon ; l'enthouſiaſmede l'honneur
&de la piété , plus touchant que dans
Clémentine , quelque inférieur que ſoit ce
caractere à ceux que je viens de citer. Mais
au milieu de tous ces perſonnages , celui
de Grandiſſon domine avec une ſupério
rité qui ne ſe dément jamais. Ce calme &
cette élévation d'ame ſans oftentation ,
fans foibleſſe , eſt un chef- d'oeuvre de philoſophie
, un modele de ſageſſe & de bonté
d'autant plus utile , que les épreuves
qui le font éclater ſont pour la plupart des
94 MERCURE DE FRANCE.
circonstances affez familieres de la vie privée.
Quelques perſonnes trouvent ce caractere
trop compoſé & trop peu naturel:
Grandiſſon eſt à la vérité un homme rare ,
en ce qu'il a toutes les vertus ſans aucun
mêlange de vices ; mais ſes principes font
ſi ſimples , fes actions en découlent avec
tant d'aiſance , elles s'enchaînent ſi naturellement
l'une avec l'autre , que l'admiration
qu'il inſpire ne prend rien ſur la vraifemblance.
Hélas! notre fiecle a vu réaliſer
* ce caractere dans le jeune Comte de Gifors
, que la France vient de pleurer .
En général le charme de ce Roman conſiſte
dans la délicateſſe & la vérité des
peintures , ſon défaut , dans des peintures
trop détaillées de toutes les circonftances
-d'une action dont elles ralentiſſent la marche
: c'eſt ainſi que deux fituations touchantes
à la vérité l'une & l'autre , l'aliénation
d'eſprit de Clémentine , & la réfolution
qu'elle a priſe de ne pas épouſer un
homme qu'elle adore , mais dont les principes
ſont différens des ſiens , rempliffent
ſeules deux volumes , même dans la traduction
abrégée de M. L. P.
-Je crois devoir prévenir ceux de nos
jeunes Ecrivains qu'attachera cette lecture,
d'éviter comme un écueil l'exemple ſéduifant
de ces peintures trop prolongées, lai
AOUST. 1758 . 95
l'Auteur , avant de s'y livrer , a pris pour
centre de l'intérêt général , des ſituations
d'une force & d'une chaleur peu communes
: ces ſituations répandent leur pathétique
fur tous les détails qui les environnent;
mais il ne falloit pas moins que l'influence
continue d'une action vive & touchante
par elle-même pour ranimer à chaque
inſtant l'attention du lecteur , refroidie
par la lenteur de la narration .
POESIES de M. l'Abbé de Lattaignant,
en quatre volumes in- 12 , nouvelle édition.
A Londres , & ſe trouvent à Paris .
chez Duchesne , Libraire , rue S. Jacques .
Toute poéfie doit peindre la ſituation
de celui qui parle ; l'ode doit peindre l'ivreſſe
du génie ; le poëme épique , l'inſpiration
; l'élégie , la douleur ; ainſi par degrés
juſqu'à la poéſie familiere qu'on appelle
de fociété. Celle-ci doit être le langage
d'un homme aimable au milieu du
monde , cauſant , badinant , contant avec
une gaietédécente , ſans étude& ſans prétention.
La négligence lui ſied bien , mais
la négligence même a ſes graces. Qu'il foit
fimple & naturel. Rien d'affecté , rien de
pénible : des fleurs , des images ; mais les
images & les fleurs qui ſe préſentent fur
fon chemin. S'il a l'air de les chercher ,
96 MERCURE DE FRANCE .
s'il fait le poëte , il fort du vrai. La vérité
de ſituation a fait le mérite de Chaulieu ,
de Chapelle , de ceux qui depuis les ont
furpaffés , à la tête deſquels eſt M. de
Voltaire , le modele de la poéſie familiere
comme de la poéſie héroïque. Parmi ces
Ecrivains aimables , le public compte avec
justice M. l'Abbé de Lattaignant ; ſes épîtres
& ſes chanfons ont une facilité ingénieuſe
, qui les fait lire avec plaiſir , même
après qu'elles ont perdu le mérite de l'àpropos
: ſemblables à ces portraits que l'on
eſtime comme tableaux , ſans en avoir vu
lesmodeles.
Mais la familiarité a ſa nobleſſe , comme
la négligence a ſes graces : c'eſt ce
que l'Auteur a oublié quelquefois , & l'on
en ſera peu furpris ſi l'on fait attention
que la plupart de ſes poéſies lui ont échappédans
le tumulte de la ſociété , & dans
le libre eſſor de la joie.
DISSERTATION ſur le véritable Auteur
du Livre de l'Imitation de Jésus Chriſt ,
pour ſervir de réponſe à celle de M. l'Abbé
Valart , par un chanoine régulier de Sainte
Geneviève . A Paris , chez P. G. Cavelier,
rue Saint Jacques , aux Lys d'or.:
Eſt ce le Bénédictin Gerſen , ou le Chanoine
régulier Thomas Akempis , qui eſt
l'Auteur
AOUST. 1758 . 97
l'Auteur de ce Livre pieux ? Cette queftion
, peu intéreſſante pour le public , a
cauſé la plus vive diſpute dans le dernier
fiecle , entre les Bénédictins & les Chanoines
réguliers. C'eſt la même conteſtation
qui ſe renouvelle ; mais nous ſommes dans
un temps où les diſputes de mots font réléguées
dans les écoles. L'Imitation de
Jéſus - Chriſt eſt un excellent Livre : le
nom de l'Auteur n'y fait rien.
HISTOIRE du Dioceſe de Paris , par
M. l'Abbé Lebeuf , de l'Académie des Infcriptions
& Belles- Lettres , tomes 13 , 14,
15. A Paris , chez Prault , pere , quai de
Gevres , au Paradis. ( J'en rendrai compte
dans le prochain volume.)
Le Génie de Monteſquieu. A Amſterdam
, & ſe trouve à Paris , chez Claude
Hériſſant , fils , rue Notre- Dame. ( L'extrait
dans le Mercure ſuivant . )
ENCYCLOPÉDIE portative , ou Science
univerſelle à la portée de tout le monde ,
par un Citoyen Prufſien. A Berlin ; & fe
trouve à Paris , chez Claude Hériſſart , fils ,
rue Notre-Dame , à la Croix d'or & aux
trois Vertus .
Ce Livre eſt une Table méthodique de
tous les objets de nos connoiſſances : il
E
98 MERCURE DE FRANCE.
embraſſe Dieu , l'homme , le monde ; en
Dieu , l'existence , l'effence , les attributs ,
&c.; dans l'homme , l'ame , le corps , &c.;
dans le monde , la terre , l'air , le firmament
, & chacune de ces idées collectives ,
diviſée de branche en branche , mais fans
aucun autre détail que les ſimples dénominations.
Il indique ce que l'homme doit
étudier & connoître ; mais après l'avoir
lu , on ne connoît rien. Cependant ce tableau
immenſe n'a pu être ainſi développé
que par un vrai Philofophe.
L'Ove enlevée , poëme héroïque , en fix
chants . A Amſterdam ; & ſe trouve àParis
, chez Leclerc , quai des Auguſtins , à
la Toiſon d'or .
MANUEL des Dames de Charité. AParis
, chez Debure l'aîné , quai des Auguftins.
( L'avis au public dans le prochain
volume.)
DISSERTATION ſur la petite - vérole ,
>> dans laquelle on prouve que cette mala-
>> die n'eſt pas dangereuſe, & dans laquelle
>> on donne en même temps les moyens
>>de prévenir lesdommages qu'elle fait à la
>> beauté. » A Paris , chez Antoine Boudet ,
Imprimeur du Roi , rue S. Jacques , à la
Bible d'or.
ود
AOUST. 1758 . 99
L'Auteur commence par s'élever contre
Pinoculation ; méthode inhumaine , s'il
faut l'en croire. Il attribue enfuite la malignité
de la petite-vérole naturelle à la
frayeur qui dérange la machine , ralentit
la circulation , ſupprime la tranſpiration ,
& rend l'éruption plus difficile. C'eſt l'imagination
qui eft bleſſée , & c'eſt elle qu'il
faut guérir. Comme on peut avoir peur ,
ou de mourir de la petite-vérole ou d'en
être défiguré. Il eſſaye 1º.de démontrer
que la petite-vérole eſt une criſe bénigne
Salutaire &parfaite , qu'elle eſt épidémique&
non contagieuse , & que les funeſtes
effets qu'on lui attribue viennent des maladies
avec leſquelles la petite-vérole eſt
ſouvent compliquée. Cependant il la range
dans la claſſe des maladies aiguës , mais
ſeulement par rapport àſa durée. Il défend
lapurgationdans le commencement de la
maladie , par la raiſon que les purgatifs
donnent aux humeurs une direction toute
oppoſée à l'effort que fait la nature dans le
moment de l'éruption. Quò natura vergit
eò ducendum.
2º. Il attribue les traces qui reſtent fur
la peau à l'âcreté corrofive de la matiere
qui ſéjourne ſous les puftules ; & pour en
prévenir l'effet , il propoſe de percer inférieurement
chaque pustule avec une ai
E ij
roo MERCURE DE FRANCE .
guille d'or ou d'argent. Cette opération
faite à propos prévient auſſi le reflux dangereux
du pus dans la maſſe du ſang. Il ſe
fait à lui-même quelques difficultés qu'il
détruit , ou qu'il croit détruire. Mais la
plus forte ſubſiſte encore , c'eſt l'expérience.
La petite- vérole fe communique , elle
eſt donc contagieuſe ; la petite-vérole naturelle
, ſimple ou compliquée , tue beaucoup
de monde , il eſt donc très-dangereux
d'attendre qu'elle vienne naturellement.
On connoît depuis long temps l'expédient
de percer les pustules , & un très grand
nombre de perſonnes ne laiſſent pas d'en
être marquées . Ce préſervatif n'eſt donc
pas auſſi efficace que l'Auteur veut le faire
entendre , ou bien toute la médecine eſt
inexcuſable de ne l'avoir pas employé.
ESSAI hiſtorique ſur le Louvre ( 1 ) , in- 12 .
A Paris, chez Pierre Prault, quai deGêvres.
Poffunt qui poſſe videntur Tacit.
Ce mot de Tacite que l'Auteur a pris
pour épigraphe eſt vrai , ſurtout par rapport
aux Arts.
Il étoit comme décidé que le Louvre
ne ſeroit jamais que de ſuperbes ruines.
M. le Marquis de Marigni n'a été effrayé
(1 ) Ce morceau eſt revendiqué , mais par un
Anonyme. En pareil cas ,l'on doit ſe nommer.
AOUST. 1758. 101
!
ni des difficultés qu'il avoit à vaincre , ni
du temps que cet édifice demandoit pour
être achevé. Il a préſenté au Roi les voeux
de la Nation , la néceſſité indiſpenſable de
divers établiſſemens dont le Louvre pouvoit
tenir lieu , & qui partout ailleurs exigeroient
des frais immenfes. Il a concilié
dans ſon projet la magnificence& l'économie;
& dans les temps les plus difficiles ,
il eſt parvenu à commencer du moins la
reſtauration de ce ſomptueux monument.
On a ſaiſi cette circonfiance pour donner
au Public un Effai hiſtorique ſur la conftruction
du Louvre.ir
Sous le nom de Louvre , on a ſouvent
confondu le palais des Tuileries avec le
Louvre même , & celui-ci avec l'ancien
château dont il a pris la place. Pour lever
l'équivoque , l'Auteur de cer Effai diftinague
l'ancien Louvre , le vieux Louvre &
-le nouveau Louvre.c
Il fixe l'époque de la conſtruction de
Pancien Louvre au regne de Philippe-
Auguſte , fondé ſur ce paffage de Pigagnolde
la Force : « Il eſt conſtant que ſous Phi-
» lippe-Auguste le Louvre étoit un châ
teau Dans ce même emplacement
avoit été une Louveterie , & c'eſt de Lupara
que le Louvre a tiré ſon nom. La
grande tour du Louvre ſervoit, ſous Phi-
E iij
102 MERCURE DE FRANCE:
lippe - Auguſte , de dépôt pour le tréfor
royal , les titres&archivesde la Couronne.
Elle étoit hors de Paris , dans une
plaine , ſur le bord de la riviere , & entourée
de foſſés. Nos Rois en firent une
prifon.
L'ancien Louvre étoit un château de
forme gothique & irréguliere. Il avoit la
même enceinte que celui d'à préſent. Dans
l'une des tours de ce château étoit labibliotheque
de Charles V, compoſée de
900volumes , laquelle , dit Germain Brice ,
-étoitla mieux conditionnée&laplus nombreuſe
defon temps. C'étoit beaucoup en effer ,
remarque l'Auteur , pour un Prince à qui
le Roi Jean , ſon pere , n'avoit légué que
vingt volumes. 1101
Le vieux Louvre fut conſtruit à la place
de l'ancien , fous le regne de Français If.
CePrince fit venir àgrands frais d'Italie
Jean- Baptiste Serlio , le plus célebre Architecte
de l'Europe. Ses plans ne furent
pas goûtés. Un François , Pierre Leſcot ,
-connu ſous le nom de l'Abbé de Clugni ,
l'emporta fur ce Concurrent. L'édifice fut
commencé ſur ſes deſſeins en 1528. Il
conſiſtoit en deux corps de bâtimens. La
principale entrée faiſoit face à la riviere.
Henri II fit continuer ces bâtimens. Sous
Louis XIII , Jacques le Mercin les reprit
AOUST. 1758. 103
bupavillon , qui eſt au deſſus de la porte
du côté des Tuileries. Il y joignit le bâtiment
qui eſt du côté de la rue S. Honoré ,
parallele à celui de l'Abbé de Clugni . Les
Cariatides qui ornent la porte du côté de
la rue Froidmanteau , font un des chefsd'oeuvres
de Sarrazin. Louis XIV , jaloux
de furpaſſer les Rois ſes Prédéceſſeurs , fit
choix du célebre Chevalier Bernin pour
achever le Louvre. Mais Claude Perrault ,
Médecin de la Faculté de Paris , propoſa le
deſſeinde la magnifique colonnade vis-àvis
S. Germain l'Auxerrois. Un François
pour la feconde fois l'emporta ſur un Italien.
« La mort de M. de Colbert & les
>>longues guerres que Louis XIV eut à
>> foutenir ſur la fin de fon regne , retar-
>> derent encore l'exécution de cet ouvrage.
>>Ce chef- d'oeuvre de l'art attendoit pour
- toucher àſa perfection le regne de notre
» auguſte Monarque. »
L'Auteur donne enſuite une idée du
palais des Tuileries , qu'il appelle le nouveau
Louvre , bâti d'abord ſous François
premier vers l'an 1519 , mais reconſtruit
ſous la Régence de Catherine de Médicis ,
d'après les deſſeins de Jean Bulland & de
Philibert de Lorme. Ce bâtiment ſe terminoit
aux deux petits pavillons. Les deux
grands corps & les deux pavillons des ex
E iv
104 MERCURE DE FRANCE.
trémités n'ont été bâtis que ſous Louis
*XIV. L'Auteur obſerve même que la partie
du milieu élevée ſous Catherine de
Médicis , n'avoit ni la forme , ni les ornemens
qui la décorent aujourd'hui . Henri
III , Henri IV & Louis XIV , ont fait
exhauffer & orner ces bâtimens , dont les
beautés ſe ſont multipliées ſuivant les progrès
des arts & du goût. L'on ſçait que le -
jardin des Tuileries fut fait ſur les defſeins
de le Nautre.
L'Auteur ajoute quelques anecdotes fur
la galerie du Louvre commencée ſous
Henri IV , prolongée ſous Louis XIII , &
finie ſous Louis XIV.
On defireroit que dans ſon Eſſai il eûr
marqué avec un peu plus de netteté &de
préciſion , quelles font les parties de l'édifice
du Louvre exécutées en tel ou tel
temps , & par tel ou tel Architecte , de
maniere qu'on pûr ſuivre de l'oeil le récit
de l'Hiſtorien , & voir clairement où les
travaux ont commencé , & où ils ont fini
ſous chaque regne .
1
AOUST. 1758 . τος
ARTICLE III.
SCIENCES ET BELLES - LETTRES.
MATHÉMATIQUES.
DISCOURS Préliminaire ( 1 ) de M.
d'Alembert , à la tête de ſon Traité de
Dynamique (2) .
La certitude des Mathématiques eſt un
avantage que ces ſciences doivent principalement
à la ſimplicité de leur objet. Il
faut avouer même , que comme toutes les
parties des Mathématiques n'ont pas un
objet également ſimple , auſſi la certitude
proprementdite , celle qui eſt fondée ſur
des principes néceſſairement vrais & évidens
par eux-mêmes , n'appartient ni également
, ni de la même maniere à toutes
(1) On ſçait combien les Préfaces que M. d'Alembert
met à la tête de ſes Ouvrages font intéreſſantes
& lumineuses ; & ce n'eſt pas la premiere
fois que le Mercure s'en eſt enrichi .
(2) Dynamique , ſcience du mouvement des
corps qui agiffent les uns fur les aures.
1
Ev
106 MERCURE DE FRANCE:
>
ces parties. Pluſieurs d'entr'elles , appuyées
fur des principes phyſiques , c'est-à-dire
fur des vérités d'expérience , ou fur de fimples
hypotheſes , n'ont , pour ainſi dire
qu'une certitude d'expérience , ou même
de pure ſuppoſition. Il n'y a , pour parler
exactement , que celles qui traitent du calcul
des grandeurs , &des propriétés générales
de l'étendue , c'eſt à-dire l'Algebre ,
la Géométrie & la Méchanique , qu'on
puiſſe regarder comme marquées au ſceau
de l'évidence. Encore y a-t'il dans la lumiere
que ces Sciences préſentent à notre
eſprit , une eſpece de gradation , & , pour
ainſi dire , de nuance à obſerver. Plus l'objet
qu'elles embraſſent est étendu , & conſidéré
d'une maniere générale &abſtraite ,
plus auſſi leurs principes font exempts de
nuages , & faciles à ſaiſir. C'eſt par cette
raiſon que la Géométrie eft plus ſimple
que la Méchanique , & l'une & l'autre
moins fimples que l'Algebre. Ce paradoxe
ne paroîtra point tel à ceux qui ont étudié
ces Sciences en Philoſophes : les notions
les plus abſtraites , celles que le commun
des hommes regarde comme les plus inacceſſibles
, ſont ſouvent celles qui portent
avec elles une plus grande lumiere. L'obfcurité
ſemble s'emparer de nos idées à mefure
que nous examinons dans un objet
AQUST. 1758 . 107
plusdepropriétés ſenſibles : l'impénétrabilité
, ajoûtée à l'idée de l'étendue , ſemble
ne nous offrir qu'un myſtere de plus ; la
nature du mouvementeſt une énigme pour
les Philoſophes ; le principe métaphyfique
des loix de la percuſſion ne leur eſt pas
moins caché ; en un mot plus ils approfondiſſent
l'idée qu'ils ſe forment de la matiere
&des propriétés qui la repréſentent ,
plus cette idée s'obſcurcit,&paroît vouloir
leur échapper; plus ils ſe perfuadent que
l'exiſtence des objets extérieurs , appuyée
fur le témoignage équivoque de nos fens ,
eſt ce que nous connoiſſons le moins-imparfaitement
eneux .
Il réſulte de ces réflexions , que , pour
traiter, ſuivant la meilleure méthode pofſible
, quelque partie des Mathématiques
que ce ſoit (nous pourrions même dire
quelque Science que ce puiſſe être ) , il eft
néceſſaire non ſeulement d'y introduire &
d'y appliquer , autant qu'il ſe peut , des
connoiffances puiſées dans des Sciences
plus abſtraites , & par conféquent plus
fimples , mais encore d'enviſager de la
maniere la plus abſtraite & la plus fimple
qu'il ſe puiſſe , l'objet particulier de cette
Science ; de ne rien ſuppoſer , ne rien admettre
dans cet objet , que les propriétés
que la Science même qu'on traite y ſup-
E vj
IOS MERCURE DE FRANCE
poſe. Delà réſultent deux avantages ; les
principes reçoivent toute la clarté dont ils
ſont ſuſceptibles: ils ſe trouvent d'ailleurs
réduits au plus petit nombre poſſible , &
par ce moyen ils ne peuvent manquer d'acquérir
en même temps plus d'étendue ,
puiſque l'objet d'une Science étant néceffairement
déterminé , les principes en font
d'autant plus féconds , qu'ils font en plus
petit nombre.
On a penſé depuis long temps , & même
avec ſuccès , à remplir dans les Mathématiques
une partie du plan que nous
venons de tracer : on a appliqué heureuſement
l'Algebre à la Géométrie , la Géomé
trie à la Méchanique , & chacune de ces
trois Sciences à toutes les autres , dont elles
font la bafe & le fondement. Mais on n'a
pas éré ſi attentif , ni à réduire les principesde
ces Sciences au plus perit nombre ,
ni à leur donner toute la clarté qu'on pouvoit
defirer. La Méchanique ſurtout , eſt
celle qu'il paroît qu'on a négligée le plus
àcet égard : auſſi la plupart de ſes principes
, ou obſcurs par eux-mêmes , ou énoncés
& démontrés d'une maniere obſcure ,
ont - ils donné licu à pluſieurs queſtions
épineuſes. En général , on a été plus occupé
juſqu'à préſent à augmenter l'édifice
qu'à en éclairer l'entrée ; & on a penfé
AOUST. 1758 . 109
principalement à l'élever , ſans donner à
ſes fondemens toute la folidité convenable.
Je me ſuis propoſé , dans cet Ouvrage ,
de fatisfaire à ce double objet , de reculer
les limites de la Méchanique , & d'en applanir
l'abord ; & mon but principal a été
de remplir en quelque forte un de ces objets
par l'autre , c'eſt à-dire non ſeulement
dedéduire les principes de la Méchanique
des notions les plus claires , mais de les appliquer
auffi à de nouveaux uſages ; de
faire voir tout à la fois , & l'inutilité de
pluſieurs principes qu'on avoit employés
juſqu'ici dans la Méchanique ,& l'avantage
qu'on peut tirer de la combinaiſon des
autres , pour le progrès de cette Science ;
en un mot , d'étendre les principes en les
réduifant . Telles ont été mes vues dans le
Traité que je mets au jour. Pour faire connoître
au lecteur les moyens par leſquels
j'ai tâché de les remplir , il ne fera peutêtre
pas inutile d'entrer ici dans un examen
raiſonné de la Science que j'ai entreprisde
traiter.
Le mouvement& ſes propriétés générales
, font le premier & le principal objet
de la Méchinique : cette Science ſuppoſe
l'exiſtence du mouvement , & nous la fuppoſerons
auſſi comme avouée & reconnue
de tous les Phyſiciens. A l'égard de la
TIO MERCURE DE FRANCE:
nature du mouvement , les Philoſophes
font au contraire fort partagés là-deſſus.
Rien n'eſt plus naturel , je l'avoue , que de
concevoir le mouvement comme l'application
ſucceſſive du mobile aux différentes
partiesde l'eſpace indéfini , que nous imaginons
comme le lieu des corps ; mais cette
idée ſuppoſe un eſpace dont les parties
foient pénétrables & immobiles : or perſonne
n'ignore que les Cartéſiens ( Secte
qui à la vérité n'exiſte preſque plus aujourd'hui)
ne reconnoiſſent point d'eſpace diftingué
des corps , & qu'ils regardent l'étendue
& la matiere comme une même
choſe. Il faut convenir qu'en partant d'un
pareil principe , le mouvement ſeroit la
choſe la plusdifficile à concevoir , & qu'un
Cartéſien auroit peut-être beaucoup plûtôt
fait d'en nier l'exiſtence , que de chercher
à en définir la nature. Au reſte ,
quelque abfurde que nous paroiſſe l'opinion
de ces Philoſophes , & quelque peu
de clarté & de préciſion qu'il y ait dans
les principes métaphyſiques ſur leſquels ils
s'efforcent de l'appuyer , nous n'entreprendrons
point de la réfuter ici : nous nous
contenteronsde remarquer, que pour avoir
une idée clairedu mouvement , on ne peut
ſe diſpenſer de diftinguer , au moins par
l'eſprit , deux fortes d'étendue : l'une qui
MOUST. 1758. 111
foit regardée comme impénétrable , & qui
conftitue ce qu'on appelle proprement les
corps ; l'autre qui , étant conſidérée ſimplement
comme étendue , ſans examiner ſi
elle eſt pénétrable ou non , ſoit la meſure
de la diſtance d'un corps à un autre , &
dont les parties enviſagées comme fixes &
immobiles , puiſſent ſervir àjuger du repos
ou du mouvement des corps. Il nous
feradonc toujours permis de concevoir un
eſpace indéfini comme le lieu des corps,
foit réel, ſoit ſuppoſé , & de regarder le
mouvement comme le tranſport du mobile
d'un lieu dans un autre.
La conſidération du mouvement entre
quelquefoisdans les recherches de Géométrie
pure : c'eſt ainſi qu'on imagine ſouvent
les lignes , droites ou courbes , engendrées
par le mouvement continu d'un
point,les ſurfaces par le mouvementd'une
ligne, les folides enfin par celui d'une furface.
Mais il y a entre la Méchanique &
la Géométrie cette différence , non ſeulement
que dans celle-ci , la génération des
figures par le mouvement eft , pour ainfi
dire , arbitraire , &de pure élégance, mais
encore que la Géométrie ne conſidere dans
le mouvement que l'eſpace parcouru , au
lieu que dans la Méchanique on a égard
de plus au temps que le mobile emploie à
parcourir cet eſpace.
112 MERCURE DE FRANCE.
On ne peut comparer enſemble deux
choſes d'une nature différente , telles que
l'efpace & le temps ; mais on peut comparer
le rapport des parties du temps avec
celui des parties de l'eſpace parcouru : le
temps , par fa nature , coule uniformément,
&la Méchanique ſuppoſe cette uniformité.
Du reſte , ſans connoître le temps en
lui-même , & fans en avoir de meſure
préciſe , nous ne pouvons repréſenter plus
clairement le rapport de ſes parties , que
par celui des portions d'une ligne droite
indéfinie. Or l'analogie qu'il y a entre le
rapport des parties d'une telle ligne , & celui
des parties de l'eſpace parcouru par un
corps qui ſe meut d'une maniere quelconque
, peut toujours être exprimé par une
équation : on peut donc imaginer une
courbe , dont les abſciſſes repréſentent les
portions du temps écoulé depuis le commencement
du mouvement, les ordonnées
correſpondantes défignant les eſpaces parcourus
durant ces portions de temps. L'équation
de cette courbe exprimera , non
le rapport des temps aux eſpaces , mais , ſi
on peut parler ainſi , le rapport du rapport
que les parties de remps ont à leur unité ,
à celui que les parties de l'eſpace parcouru
ont à la leur ; car l'équation d'une courbe
peut être conſidérée , ou comme exprimant
AOUST. 1758. 113
le rapport des ordonnées aux abfciffes , ou
comme l'équation entre le rapport que les
ordonnées ont à leur unité ,& le rapport
que les abſciſſes correſpondantes ont à la
leur.
Il eſt donc évident que par l'application
ſeule de la Géométrie & du calcul , on
peut , ſans le ſecours d'aucun autre principe
, trouver les propriétés générales du
mouvement , varié ſuivant une loi quelconque.
Mais comment arrive- t- il que le
mouvement d'un corps ſuive telle ou telle
loi particuliere ? C'eſt ſur quoi la Géométrie
ſeule ne peut rien nous apprendre , &
c'eſt auſſi ce qu'on peut regarder comme
le premier problême qui appartienne immédiatement
à la Méchanique.
On voit d'abord fort clairement , qu'un
corps ne peut ſe donner le mouvement à
lui-même : il ne peut donc être tiré du repos,
que par l'action de quelque cauſe
étrangere. Mais continue-t'il à ſe mouvoir
de lui-même , ou a- t'il beſoin pour ſe mouvoir
de l'action répétée de la cauſe ? Quelque
parti qu'on pût prendre là-deſſus , il
ſera toujours incontestable que l'exiſtence
du mouvement étant une fois ſuppoſée
fans aucune autre hypotheſe particuliere ,
la loi la plus ſimple qu'un mobile puiſſe
obſerver dans fon mouvement , eſt la loi
114 MERCURE DE FRANCE.
d'uniformité , & c'eſt par conféquent celle
qu'il doit ſuivre , comme on le verra plus
au long dans le premier Chapitre de ce
Traité. Le mouvement est donc uniforme
par ſa nature : j'avoue que les preuves
qu'on adonnéesjuſqu'à préſent de ce principe
, ne font peut- être pas fort convaincantes.
On verra dans mon Ouvrage les
difficultés qu'on peuty oppoſer ,& le chemin
que j'ai pris pour éviter de m'engager
à les réfoudre. Il me ſemble que cette loi
d'uniformité eſſentielle au mouvement
conſidéré en lui - même , fournit une des
meilleures raiſons ſur leſquelles la meſure
du temps , par le mouvement uniforme ,
puiſſe être appuyée. Auſſi j'ai cru devoir
entrer là-deſſus dans quelque détail , quoiqu'au
fonds cette diſcuſſion puiſſe paroître
étrangere à la Méchanique.
La force d'inertie , c'est-à-dire , la propriété
qu'ont les corps de perſévérer dans
leur ératde repos ou de mouvement , étant
une fois établie , il eſt clair que le mouvement
, qui a beſoin d'une cauſe pour commencer
au moins à exiſter , ne ſçauroit
non plus être accéléré ou retardé que par
une cauſe étrangere. Or quelles font les
cauſes capablesde produire ou de changer
lemouvement dans les corps? Nous n'en
connoiſſons juſqu'à préſent que de deux
AOUST. 1758.
Tortes : les unes ſe manifeſtent à nous en
même temps que l'effet qu'elles produiſent,
ou plutôt dont elles font l'occaſion . Ce
font celles qui ont leur fource dans l'action
ſenſible& mutuelle des corps , réfultante
de leur impénétrabilité. Elles ſe réduiſent
à l'impulfion & à quelques autres
actions dérivées decelle-là. Toutes les autres
cauſes ne ſe font connoître que par
leur effet , & nous en ignorons entiérement
la nature. Telle eſt la cauſe qui fait
tomber les corps peſans vers le centre de la
terre , celle qui retient les planetes dans
leurs orbites , &c.
:
Nous verrons bientôt comment on peut
déterminer les effets de l'impulſion & des
cauſes qui peuvent s'y rapporter. Pour
nous en tenir à celles de la ſeconde eſpece,
il eſt clair que lorſqu'il eſt queſtion des
effets produits par de telles cauſes , ces
effets doivent toujours être donnés indépendamment
de la connoiſſance de la cauſe,
puiſqu'ils ne peuvent en être déduits.
C'eſt ainſi que fans connoître la cauſe de
la peſanteur , nous apprenons par l'expérience
que les eſpaces décrits par un corps
qui tombe , font entr'eux comme les quarrésdes
temps. En général , dans les mouvemens
variés , dont les cauſes ſont inconnues
, il eſt évident que l'effet produit par
116 MERCURE DE FRANCE.
lacauſe, ſoitdans un temps fini, ſoit dans
un inſtant , doit toujours être donné par
l'équation entre les temps & les eſpaces.
Cet effet une fois connu , & le principe de
la force d'inertie ſuppoſé , on n'a plus befoinque
de la Géométrie ſeule , & du calcul
, pour découvrir les propriétés de ces
fortes de mouvemens. Pourquoi donc aurions-
nous recours à ce principe dont tout
le monde fait uſage aujourd'hui , que la
force accélératrice ou retardatrice eſt proportionnelle
à l'élément de la vîteſſe principe
appuyé ſur cet unique axiome vague
&obfcur, que l'effet eft proportionnel à fa
cauſe Nous n'examinerons point ſi ce principe
eſt de vérité néceſſaire; nous avouerons
ſeulement que les preuves qu'on en a
apportées juſqu'ici , ne nous paroiffent pas
hors d'atteinte. Nous ne l'adopterons pas
non plus , avec quelques Géometres , comme
de vérité purement contingente ; ce
qui ruineroit la certitude de la Méchanique
, & la réduiroit à n'être plus qu'une
ſcience expérimentale. Nous nous contenterons
d'obſerver que vrai ou douteux ,
clair ou obſcur, il eſt inutile à la Méchanique
, & que par conféquent il doit en être
banni.
T
Nous n'avons fait mention juſqu'à préfont
, que du changement produit dans la
AOUST. 1758. 117
viteſſe du mobile par les cauſes capables
d'altérer ſon mouvement , & nous n'avons
point encore cherché ce qui doit arriver ,
fi la cauſe motrice tend à mouvoir le corps
dans une direction différente de celle qu'il
a déja. Toat ce que nous apprend dans ce
cas le principe de la force d'inertie , c'eſt
que le mobile ne peut tendre qu'à décrire
une ligne droite , & à la décrire uniformément
: mais cela ne fait connoître ni ſa vîteſſe
, ni ſa direction. On eſt donc obligé
d'avoir recours à un ſecond principe : c'eſt
celui qu'on appelle la compoſition des
mouvemens , & par lequel on détermine
le mouvement unique d'un corps qui tend
à ſe mouvoir ſuivant différentes directions
à la fois , avec des vêteſſes données . On
trouvera dans cet Ouvrage une démonſtration
nouvelle de ce principe , dans laquelle
je me ſuis propoſé , & d'éviter toutes les
difficultés auxquelles ſont ſujettes les démonstrations
qu'on en donne communément
, & en même temps de ne pas déduire
d'ungrand nombre de propoſitions compliquées
un principe qui , étant l'un des
premiers de la Méchanique , doit néceſſairement
être appuyé ſur des preuves fimples
&faciles .
Comme le mouvement d'un corps qui
change de direction peut être regardé
118 MERCURE DE FRANCE.
comme compoſé du mouvement qu'il avoit
d'abord , & d'un nouveau mouvement,
qu'il a reçu , de même le mouvement que
le corps avoit d'abord , peut être regardé
comme compofé du nouveau mouvement
qu'il a pris , & d'un autre qu'il a perdu.
Delà il s'enfuit que les loix du mouvement
changé par quelques obftacles que ce puiſſe
être , dépendent uniquement des loix du
mouvement détruit par ces mêmes obſtacles
; car il eſt évident qu'il ſuffitdedécompoſer
le mouvement qu'avoit le corps avant
la rencontre de l'obstacle , en deux autres
mouvemens tels que l'obſtacle ne nuiſe
point à l'un , & qu'il anéantiſſe l'autre.
Par-là on peut non ſeulement démontrer
les loix du mouvement changépar des obftacles
inſurmontables , les ſeules qu'on ait
trouvées juſqu'à préſent par cette méthode;
on peut encore déterminer dans quel cas le
mouvement eft détruit par ces mêmes obftacles.
A l'égard des loix du mouvement
changé par des obſtacles qui ne font past
infurmontables en eux-mêmes , il eſt clair
par la même raiſon qu'en général il ne
faut pour déterminer ces loix qu'avoir bien
conſtaté celles de l'équilibre.
Or quelle doit être la loi générale de
l'équilibre des corps ? Tous les Géometres
conviennent que deux corps dont les direcAOUST.
1758 . 119
tions font oppoſées , ſe font équilibre
quand leurs maſſes ſontenraiſon inverſe
des vîteſſes avec leſquelles ils tendent à
ſe mouvoir : mais il n'eſt peut-être pas facile
de démontrer cette loi en toute rigueur
, & d'une maniere qui ne renferme
aucune obſcurité : auſſi la plupart des Géometres
ont- ils mieux aimé la traiter d'axiome
, que de s'appliquer à la prouver. Cependant
, ſi l'on y fait attention , on verra
qu'il n'y a qu'un ſeul cas où l'équilibre ſe
manifeſte d'une maniere claire & diſtincte:
c'eſt celui où les maſſes des deux corps font
égales ,& leurs vîteſſes égales & oppoſées.
Le ſeul parti qu'on puiſſe prendre , ce me
ſemble , pour démontrer l'équilibre dans
les autres cas , eſt de les réduire , sil ſe
peut , à ce premier cas fimple & évident
par lui-même. C'eſt auſſi ce que j'ai tâché
de faire : le Lecteur jugera ſi j'y ai réuſſi.
Le principe de l'équilibre , joint à ceux
de la force d'inertie & du mouvement
compofé , nous conduit donc à la folution
de tous les problêmes où l'on confidere le
mouvement d'un corps en tant qu'il peus
être altéré par un obſtacle impénétrable&
mobile , c'est-à-dire , en général , par un
autre corps , à qui il doit néceſſairement
communiquer du mouvement pour conſerver
au moins une partie du ſien. De ces
120 MERCURE DE FRANCE.
principes combinés on peut donc aifément
déduire les loix du mouvement des corps
quiſe choquentd'une maniere quelconque,
ou qui ſe tirent par le moyen de quelque
corps interpoſé entr'eux , & auquel ils font
attachés.
Si les principes de la force d'inertie ,
dumouvement compoſé & de l'équilibre ,
font effentiellement différens l'un de l'autre
, comme on ne peut s'empêcher d'en
convenir ; & fi d'un autre côté ces trois
principes ſuffiſent à la Méchanique , c'eſt
avoir réduit cette ſcience au plus petit nombre
de principes poſſible , que d'avoir établi
fur ces trois principes toutes les loix
du mouvement des corps dans des circonftances
quelconques , comme j'ai tâché de
le fairedans ce Traité.
A l'égard des démonstrations de ces
principes en eux-mêmes , le plan que j'ai
ſuivi pour leur donner toute la clarté& la
ſimplicité dont elles m'ont paru ſuſceptibles
, a été de les déduire toujours de la
conſidération ſeule du mouvement enviſagé
de la maniere la plus ſimple & la plus
claire. Tout ce que nous voyons bien diftinctement
dans le mouvement d'un corps,
c'eſt qu'il parcourt un certain eſpace , &
qu'il emploie un certain temps à le parcourir.
C'eſt donc de cette ſeule idée qu'on
doit
AOUST. 1758. 121
doittirer tous les principes de la Méchanique
, quand on veut les démontrer d'une
maniere nette & préciſe : ainſi on ne ſera
point ſurpris qu'en conféquence de cette
réflexion j'aie , pour ainſi dire , détourné
la vue de deſſus les causes motrices , pour
n'enviſager uniquement que le mouvement
qu'elles produiſent ; que j'aie entiérement
proſcrit les forces inhérentes au corps en
mouvement , êtres obſcurs & métaphyſiques,
qui ne ſont capables que de répandre
les ténebres ſur une ſcience claire par
elle-même.
Lafuite au prochain Mercure.
MEDECINE.
LETTRE à l'Auteur du Mercure , fur
une guérison de morſure de vipere.
MONSONISEIEUURR,, le 9de ce mois ayant at
trapé une vipere ( 1 ) , j'en fus mordu vive-
(1 ) Le lieu eſt borné du Couchant au Levant
par une chaîne de côteaux. La partie ſupérieure
de celui de la gorge de Znetz , qui regarde le
Sud-sud- est , eft garnie de broſſailles&de genievre.
C'eſt le ſeul endroit que je connoiſſe dans
ce canton, où il ſe trouve des viperes. L'on m'en a
F
122 MERCURE DE FRANCE,
ment ; ce qui a donné lieu à l'obſervation
ſuivante , dont je vous prie de vouloir
faire part au public : elle intéreſſe trop
T'humanité pour la taire.
Le crochet droit de la mâchoire ſupérieure
de la vipere , me fit , à nu, uneponction
de deux lignes de profondeur , perpendiculairement
dans le milieu de la ſeconde
phalange de l'index de la main droite
du côté du pouce : il en fortit ſur le
champ du ſang abondamment. La nature
de l'animal , & les ſuites fâcheuſes que ſa
morſure pouvoit occaſionner , me firent
faire dans un inſtant mille réflexions. Ifolé
dans la campagne , je me décidai à faire
une ligature au bas du doigt avec un brin
de paille d'avoine , qui fut ce qui s'offrit
d'abord. Je ſuçai la plaie fortement , appuyant
avec les dents inciſives , pour ex
primer tout le ſang & la lymphe , eſpérant
qu'ils ſerviroient de véhicule pour
pouſſer au dehors le virus. De retour à la
maiſon , je renouvellai avec un cordon de
ſoie la ligature qui s'étoit défaite ; le ſang
extravaſé dans la piquûre , m'en fit connoître
la ſituation : je fis de bas en haut , avec
une lancette , une inciſion pour dilater la
plaie , & faciliter l'iſſue des humeurs. Il
apporté depuis mon accident trois dont une avoir
onze,&l'autre treize vipéraux prêts à naître.
AOUST. 1758 . 123
s'étoit élevé à la partie ſupérieure du doigt,
deux ampoulles telles que celles qu'occaſionne
l'application des cantharides; je les
ouvris , il en fortit une eau très-rouſſe ;
après avoir encore légèrement fucé , j'appliquai
ſur le tout de la cendre ( 1 ) ; je
l'y laiſſai pendant le temps de mon dîné.
J'eus une légere douleur au palais, qui ſe
paffa en mangeant ; le reſte du jour j'eus la
têre embarraſſée , & voyant qu'il ne furvenoit
aucun autre accident , je lavai la
plaie& n'y mit rien plus : elle s'eſt réunie
fans aucun topique , & je n'ai pas eu le
moindre accident depuis. Voilà, Monfieur,
un remede fûr , ſimple , facile , & dont
tout le monde peut faire uſage. Les perſonnes
de la campagne , qui , comme moi,
ſe trouveront dénuées de ſecours dans une
auſſi fâcheuſe conjoncture , pourront par
eux-mêmes ſe procurer le même avantage.
(1) La cendre étoit le ſeul alkali dont je puſſe
faire uſage; je m'en ſervis avec d'autant plus de
confiance, que les lymphes animales volatiliſent
les alkali fixes , & que l'alkali volatil eſt un remede
ſpécifique contre les accidens de la morſure de
lavipere. J'en avois guéri un homme en 1745, par
le moyende l'eau de Luce faite avec l'huile de Suecin&
l'alkali volatil , remede que j'ai eſſayé avec
ſuccès ſur les chiens ſoumis à mes expériences en
1743 & 1744 , & recommandé depuis peu dans le
Journal de Médecine.
Fij
124 MERCURE DE FRANCE.
Les citadins ſe prépareront avec ſuccès aux
remedes généraux , peut - être néceſſaires
à ceux qui font plus mal conſtitués que
nous autres payſans.
Les ſecours & l'agrément que je tire d
lacampagne de la lecture de votre Mercure
, me forcent de me dire avec reconnoiſſance
, Monfieur , &c .
GRIGNON.
CHYMIE.
LETTRE à M.... Docteur en Médes
cinede la Faculté de Rheims ,ſur les Eaux
Minérales de Sainte - Reine des Grands
Cordeliers ; parM.... Chirurgien .
MONSIEUR
CONSIEUR ,vous ferez ſans doute fur ,
pris de recevoir une obſervation de Chymie
d'un homme à qui , par état , cette
partie de la Médecine n'eſt pas tout à fait
dévolue , mais voulant remplir avec une
forte de diſtinction la place que j'occupe ,
j'ai cru que des notions préliminaires ſur
la matiere médicale , devoient faire mon
premier objet ; ſucceſſivement m'eſt venue
l'envie d'acquérir quelques connoiſſances
de cette Chymie , partie ſi précieuſe de
AOUST. 1758. 125
Taarrtt de guérir. La premiere operation qui
ſe trouva ſoumiſe à ma curiofité , fut la
pierre infernale , comme étant plus à mon
uſage ; dela je fis des diſſolutions , des
vitrifications , &c. enfin un domeſtique
me préſenta une bouteille contenant dans
le fond un fel bien cryſtallifé , & portant
écrits ces mots , Eau minérale de Sainie
Reine aux Grands Cordeliers , 15 fols la bouteille.
Il me dit que fon maître éprouvoit
des effets admirables de cette eau ; dès
l'inſtant je formai le deſſein de l'analiſer.
D'ailleurs , animé par l'effet qui m'étoit
annoncé , & confirmé par le malade qui ,
après m'avoir détaillé tous les ſignes de fa
maladie, me dit qu'avant de ſe mettre à l'ufagede
ces eaux, fa digestion étoit troublée,
étant rempli d'obſtructions; la tranſpiration ,
habituellement abondante chez lui , fupprimée
, réduit enfin à un état où tous les remedesde
la médecine paroiſſoient échouer,
il lui reſtoit encore beaucoup de ſes accidens
lorſque je le vis. Son médecin inſiſta
beaucoup fur la continuation de ces
eaux de Sainte Reine : je vous avoue ingénuement
, Monfieur , que ces eaux étant
tombées dans un diſcrédit étonnant , je
n'y eus pas beaucoup de foi , mais je me
ſçais bon gré de ma faute , puiſqu'elle m'a
appris à reſpecter le profond ſçavoir dans
Fiij
126 MERCURE DE FRANCE.
uneguériſon auſſi inattendue , & que mon
peu d'expérience ne me permettoit pasd'efpérer.
Arrivé chez moi , mon premier
ſoin futde tenter l'analiſe de ſel : je paffe
le procédé comme étant fort inutile à notre
objet. Je fus flatté d'y découvrir un
principe fulfureux , un fel participant du
nitre & du bitume ; je me fis conſtater la
réalité de mon expérience par un médecin
fort éclairé dans cette partie , qui , après
m'avoir donné ſon approbation , m'apprit
qu'il exiſtoit un petit écrit en forme
d'inſtruction , que l'on diſtribue au couventdes
grands Cordeliers , aux perſonnes
qui font uſage de ces eaux ; j'y vis avec
ſarisfaction que je ne m'étois pas trompé
dansmon opération , puiſque M. Malouin,
Docteur en médecine de la Faculté de Paris
, homme connu par les excellens Ouvrages
dont il a enrichi la République des
Lettres , ainſi que par les ſçavans Mémoires
qu'il a donnés à l'Académie desSciences
dont il eſt membre , dit , & voici ſes
propres paroles : Son principe minéral est
sélénirique & bitumineux , ce qui la rend
apéritive & adouciſſante , & préférable , meme
pour boiſſon ordinaire , à toutes les autres
eaux, parsa légéreté. Il infere enſuite quantité
de conféquences néceſſaires en faveur
de cette eau , qu'il appuye d'une multipliAOUST.
1758 . 127
cité d'expériences qu'une longue pratique
lui a fait faire dans les maladies des
reins , de la veſſie , dans celles de la matrice,
dans toutes les affections vaporeuſes
des femmes , dans les maladies hypocondriaques
, en un mot dans toutes les occaſions
où il eſt queſtion de lever les obftructions
des vifceres , ainſi que le prouve
mon obſervation , de même que pour les
eſtomacs délicats , où les eaux ne peuvent
paſſer à cauſe de leur peſanteur. Si mon
expoſé ne vous paroît pas auſſi correct &
méthodique que je l'aurois ſouhaité , pafſez-
moi cela en faveur d'une partie que je
n'ai pas coutume de traiter ; mais j'ai quel .
ques obſervations chirurgicales, dont j'aurai
l'honneur de vous faire part , & qui feront
détaillées avec plus d'exactitude, conime
appartenant à l'art que je profeſſe. J'ai
l'honneur d'être , &c .
SÉANCE PUBLIQUE
De l'Académie Royale de Nimes.
L'ACADÉMIE tint ſon aſſemblée publique
le 12 Mai dernier , dans la ſalle de l'Hôtel
de Ville. MM. les Officiers municipaux
y aſſiſterent. M. l'Evêque de Nîmes , en
qualité de Protecteur , y préſida.
Fiv
128 MERCURE DE FRANCE.
M. Séguier, Directeur, ouvrit la ſéance
par la lectured'un Mémoire , dans lequel ,
après avoir fait un parallele exact & raiſonné
des antiquités de France & d'Italie ,
il conclut que ſi l'on excepte la ſeule ville
de Rome , l'Italie ne l'emporte point ſur la
France , & que celle-ci poſſede un plus
grandnombrede monumens anciens.
M. Salles récita une Ode intitulée , les
malheurs de la vengeance.
D. d'Olive , Religieux de la CongrégationdeSaintMaur,
lut enſuite une analyſe
de l'Electre de Sophocle.
M. Meynier , Chancelier , termina la
féanceparundifcours , dans lequel , après
avoir comparé le dix-ſeptieme fiecle avec
le dix-huitieme , il prouve contre les détracteurs
de ce dernier ,& malgré leurs
aſſertions , que le goût n'y eſt point tombé
en décadence.
SÉANCE PUBLIQUE
De la Société Littéraire de Châlon-fur
Marne.
La Société Littéraire de Châlons- fur-
Marne a tenu , le 6 Septembre 1757 , une
ſéance publique , dans laquelle M. Fradet
aluun Eſſai ſur l'état des ſciences en France,
& fur les écoles où on les enſeignoir
AOUST. 1758 .
ا ن و
en Champagne dans te douzieme fiecle ,
avec quelques recherches hiſtoriques fur
Adalgiſe , qui vivoit dans ce fiecle.
M. Meunier , une Ode ſur le vrai
bonheur.
M. Delapagerie , un Mémoire ſur la culture
des mauvaiſes terres de Champagne .
M. Derclye , une Differtation fur les
honneurs , les privileges & les charges at
tachés aux Pairies , & fur l'époque de l'érection
de la Pairie de Châlons.
€
1
M. Gelée , un Mémoire ſur les qualités
d'une fontaine minérale, découverte àAmbonnai
, à quatre lieues de Châlons.
La même Société Littéraire de Châlonsfur-
Marne a tenu , le 14 Mars 1758 , une
ſéance publique , dans laquelle M. Fradet
a lu un Mémoire contenant des recherches
hiſtoriques & critiques ſur la vie & les
oeuvres de Salomon Jarry , Juif Champenois
, du douzieme ſiècle .
:
M. Derclye, une Differtation ſur l'intitution
des Comtes , fur les honneurs , les
droits & les devoirs attachés à leur dignité,
& fur le temps auquel le Comté de Châlons
a été réuni au Siege Epifcopal .
M. l'Abbé Beſchefer , des recherches
hiſtoriques fur la vie de Guilbert , Evêque
de Chalons , & fur la forme de procéder à
Pélection des Évêques dans le 9 fiecle.
FV
130 MERCURE DE FRANCE.
:
SUJETS proposés par l'Académie Royale
des Sciences & Beaux Arts établie à Pau ,
pour trois Prix , qui seront distribués le
premier Jeudi du mois de Février 1759
L'ACADEMIE ayant jugé à propos de réſerver
les deux prix qu'elle avoit à diſtribuer
cette, année , en donnera trois en
1759. Les deux à des Ouvrages en profe ,
qui ſeront au plus d'une demi-heure de
lecture , & qui auront pour ſujets , l'un ,
pourquoi leshommes-les plus distingués par ta
naiſſance & par les richeſſes , ſont ſi ſouvent
Littérateurs de profeſſion , & presque jamais
Artiſtes ? Et l'autre , est- il plus difficile d'éclairer
les hommes que de les conduire ?
Le troiſieme prix fera pour un Ouvrage
de poéſie de cent vers au plus , fur ce
fujet , la renaissance des Lettres en Europe ,
dans leſeiziemefiecle.
Il ſera fait de chaque Ouvrage deux
exemplaires , qui feront adreſſés à M. de
Pomps ,Secretaire de l'Académie..
Onn'en recevra aucun après le mois de
Novembre , & s'ils ne font affranchis des
fraisdu port.
Les Auteurs mettront à la fin de leur
Ouvrage une ſentence ; ils la répéteront
audeſſus d'unbillet cacheté , dans lequel
ils écriront leurs noms, avec leur adreffe.
AOUST. 1758 . 131
ARTICLE IV.
BEAUX- ARTS .
ARTS AGRÉABLES.
PEINTURE.
DISSERTATION fur l'effet de la
Lumiere dans les Ombres , relativement
àla peinture , par M. C *****.
Si l'expérience & la raison avoient beſoin d'autorités
, il en est peu qui , en fait de deſſein ,
euſſent autant de poids dans l'opinion desArtiftes
, que celle du célebre Auteur de la Diſſertation
suivante.
S'IILl eſt avantageux à ceux qui ſedeftinent
aux arts fondés ſur le deſſein , d'en
trouver dans divers Auteurs les principes
généraux , il ſemble que lorſqu'il eſt queftion
d'un principe moins connu , ou qui
n'eſt pas univerſellement accordé , c'eſt
une raiſonde plus pour est traiter & pour
en donner l'explication & les preuves. Si
Fvj
132 MERCURE DE FRANCE .
:
A
celui que j'avance ici eſt certain , comme
je le crois , j'ai dû me hâter de le publier
en faveur de ceux qui ne feroientpas ces
réflexions d'eux-mêmes , & qu'elles peuvent
éclairer. Je le tiens de M. de Largilliere.
Les profondes réflexions de ce grand
Peintre , qui l'ont rendu ſi ſçavant dans la
partie de la Peinture , que nous nommons
le clair- obfcur , ont été le fondement de
preſque toutes les connoiſſances que notre
Ecole moderne poſſede dans cette ſcience.
Le principe dont il eſt queſtion eſt celuici
: les ombres les plus fortes en obfcurité ne
doiventpoint être ſur les devants du tableau,
au contraire les ombres des objets qui ſontſur
cepremier plan , doivent être tendres &réfletées
, & les ombres les plus fortes &les plus
obscures doivent être aux objets qui ſontfur le
Secondplan.
Je me ſers des expreſſions de premier &
de ſecond plan, qui font affez uſitées parmi
les Artiſtes , & qui ſuppoſent le terrein ,
depuis le bord du tableau juſqu'à l'horizon
, diviſé en trois ou quatre parties ,
par rapport à l'enfoncement perſpectif qu'il
préſente à l'oeil.
Cette propofition peut d'abord paroître
fort finguliere , & contraire à l'opinion
commune; & ce qui m'a engagé à l'approfondir
, c'eſt l'oppoſition que j'ai trouvée
AOUST. 1758 . 133
dans pluſieurs Artiſtes à adopter ce ſentiment.
Je déférerois ſans balancer à la fupériorité
de leurs lumieres , s'il étoit poffible
de ſe refuſer à ce qu'on croit voir évidemment
& preſqu'invariablement dans la
nature.
J'avertis que dans tout ce que je dirai
pour prouver cette vérité , je fais abſtraction
des couleurs particulieres de chaque
objet , & que je ſuppoſe la nature d'une
feule couleur , pour ne faire attention qu'à
l'effet que produiſent les rayons de la lumiere
, & à l'obſcurité plus ou moins
grande des ombres.
Ainſi , quand je dis qu'une ombre eſt
plus forte qu'une autre , je n'entends pas
dire qu'elle foit plus forte de couleur, mais
ſeulement plus forte d'obſcurité.
En conféquence du principe que j'ai expofé
, & en ſuppoſant les objets d'une
même couleur ou approchante , ſi l'on confidere
une muraille fuyante , ombrée , &
portant auffi dans toute ſa longueur une
ombre ſur le terrein ;je dis que ces ombres
, loin de s'affoiblir en s'éloignant ,
vont au contraire en augmentant de force
& d'obſcurité , plus elles s'éloignent de
nosyeux : cette augmentation ſe continue
même juſqu'à une diſtance affez grande.
Si l'on confidere une allée d'arbres
134 MERCURE DE FRANCE.
fuyante , on y trouvera le même effet , fi
elle n'eſt pas continuée juſqu'à une diſtance
très-éloignée : les ombres des derniers
arbres feront les plus fortes , & celles des
arbres du commencement de l'allée ſeront
très reflétées & vagues. Il en fera de même
des troncs , qui , étant de même couleur à
peu près les uns que les autres , donnent
licude s'aſſurer encore mieux de la vérité
de ce principe , ſi l'on y voit ( comme cela
arrive en effet ) que plus ils s'éloignent ,
plus ils acquierent de force d'obſcurité.
On appercevra la même choſe dans l'Architecture
, & très- ſenſiblement , à cauſe
de l'uniformité de ſa couleur. Ainfi fuppoſezune
colonnade qui ait pluſieurs rangs
de colonnes , les uns derriere les autres ,
l'ombre de la premiere colonne ſe tire en
clair ſur l'ombre de la ſeconde , celle- ci eft
plus tendre que celle de la troiſieme , &
ainſide toutes les autres dont la force de
l'ombre , quant à l'obſcurité , augmente à
meſure qu'elles s'enfoncent , juſqu'à une
diſtance affez grande , où cette gradation
change & devient dans un ſens contraire ,
c'est-à-dire , où les ombres s'affoibliſſent
en s'éloignant.
Enfinon peut ſe convaincre de la vérité
de ce principe , en examinant dans cette
idée toutes les vues d'une grande étendue
AOUST. 1758 . 135
qu'on peut rencontrer. Cet effet y eſt beaucoup
plus fenfible que ſi on le cherchoit
dans des objets qui euſfent peu de diſtance
entr'eux. Alors cette gradation , bien
qu'elle y füt , pourroit n'être pas viſible à
ceux qui partiroient d'un principe contraire.
Je ſuppoſe auſſi parler à ceux qui ont la
vue aſſez longue pour diftinguer les objets
à une diſtance éloignée ; car ceux qui ne
voient pas de loin, ne ſeroient pas à portée
de ſe convaincre ſur la nature avec autant
d'évidence. L'ombre la plus forte pour eux
feroit àune diſtance ſi proche , que la dégradation
qu'il y auroit entre cette ombre
&celle d'un objet plus prochain, ne feroit
preſque pas ſenſible ,& les laiſſeroit toujours
libres de douter de la vérité de ce
principe.
La preuve la plus complette ſeroit de le
faire voir , en raiſonnant la nature devant
lesyeux : mais étant privé de cet avantage,
j'entrerai dans quelques détails ſur lemé.
chaniſme de la lumiere, par lequel j'efpere
deprouver que non ſeulement le principe
d'effet de lumiere , que j'ai annoncé , eft
vrai , mais même qu'il l'eſt néceſſairement.
Cette matiere eſt un peu abſtraite , & les
preuves dont j'ai cru devoir m'appuyer ,
font fondées ſur des idées qui ne font peut136
MERCURE DE FRANCE.
être pas également familieres à tous les jeunes
Artiſtes : mais je crois que l'habitude
de conſidérer la lumiere , en ſe fondant fur
quelques principes faciles à comprendre ,
& de la ſuivre enſuite dans ſes diverſes
manieres d'éclairer les objets , peut être
d'une grande utilité à ceux qui defirent
d'acquérir la connoiſſance du clair obfcur ,
qui eſt une ſcience toute de réflexion .
Je reprends le premier exemple que j'ai
cité d'une longue muraille fuyante ,entiérement
ombrée , & portant dans toute fa
longueur une ombre ſur le terrein , & je
dis que l'ombre de la muraille va en ſe fortifiant
, plus elle s'éloigne , & qu'il en
eſt de même de l'ombre portée ſur le terrein.
Pour le prouver , je poſe pour baſe de
mon raiſonnement quelques maximes , qui,
étant reçues d'un conſentement général ,
peuvent paſſer pour des vérités inconteſtables.
1 °. Que nous ne voyons la couleur &
la forme des objets de la nature, que par la
réflexion de la lumiere qui les frappe , qui
ſe réfléchit , & qui vient en peindre une
image au fond de nos yeux. Ainfi , dans
la privation de toute lumiere , quoique les
objets exiſtent autour de nous , nous ne les
voyons point; & ce ne peut être que parce
AOUST. 1758.
1: 1
137
qu'ils ne nous renvoient point de rayons
de lumiere qui nous les peignent.
2°. Que c'eſt la plus ou moins grande
quantité de ces rayons , & la force plus ou
moins grande avec laquelle ils frappent
nos yeux , qui produit en nous la ſenſationde
lumiere plus ou moins vive. Ainfi
ladiminution de la lumiere détruit la netteté&
l'éclat des images qu'elle peint à nos
yeux.
3 °. Que l'action des rayons de la lumiere
s'affoiblit par la diſtance qu'elle a à
parcourir. Un flambeau , à une diſtance
très éloignée , ne nous paroît pas aufli
brillant que lorſqu'il eſt proche.
4°. Que la lumiere perd confidérablement
de ſa force à chaque fois qu'elle ſe
réfléchit ; ce qui fait que , quoique nous
voyons diſtinctement une lumiere trèséloignée
de nous , nous ne voyons pas
néanmoins les objets qu'elle éclaire autour
d'elle , parce que les rayons de lumiere ,
que ces objets réfléchiffent , ne peuvent
point arriver juſqu'à nous, ou ils y arrivent
fi foibles , qu'ils ne peuvent affecter nos
yeux d'une maniere qui nous ſoit ſenſible.
Or ce qui est vrai d'une lumiere telle que
celle d'un flambeau , eſt auſſi vrai de la lumiere
du ſoleil , quoique dans une propor
tion différente,
138 MERCURE DE FRANCE.
On peut comparer l'action de la lumiere
au mouvement d'une balle de billard, qui ,
étant pouffée , va frapper une bande qui
la renvoie contre une autre , d'où elle eſt
encore renvoyée contre une troiſieme. Chaque
fois qu'elle eſt renvoyée par quelque
bande , elle perd de ſa force , tant qu'enfin
elle s'arrête d'elle- même , quoiqu'elle
n'ait pas parcouru , à beaucoup près , un
chemin auſſi long qu'elle auroit fait ſi elle
n'avoit rencontré aucun obſtacle .
La réflexion de la lumiere a cependant
cette différence , qu'un ſeul rayon de lumiere
, quelque délié qu'on le conçoive ,
doit être regardé comme une gerbe de
rayons qui , en ſe réfléchiſſant , font renvoyés
à la ronde , tellement que la lumiere
qui tombe ſur la pointe d'une aiguille, eſt
réfléchie tout à l'entour , & cette pointe eft
viſible par l'action de cette lumiere réfléchie
aux yeux de tous ceux qui la regardent.
Il n'y a que les corps polis qui ré-
Aéchiſſent dans une ſeule direction .
La lumiere part du ſoleil , & va frapper
directement ſur le terrein. Ce terrein la
réfléchit en tous ſens; une partie des rayons
vient à nos yeux , & y peint l'image de ce
terrein. Cette image eſt vive & lumineuſe,
parce que cette lumiere n'a encore ſouffert
qu'une premiere réflexion.
AOUST. 1758. 139
Une autre partie des rayons qui font
renvoyés par ce terrein , va frapper contre
la muraille , & l'éclaire : c'eſt ce que nous
appellons reflet. Si ces rayons qui éclairent
la muraille , n'étoient pas renvoyés une
ſeconde fois juſqu'à nos yeux , nous ne
verrions point la muraille , ou du moins
nous la verrions parfaitement obfcure , &.
nous n'y diftinguerions rien : mais ces
rayons qui ont d'abord été réfléchis par le
terrein , le font une ſeconde fois par la
muraille , & viennent juſqu'à nos yeux y
peindre la muraille, les pierres qui la compoſent
, & les autres détails qui peuvent
s'y rencontrer. Cependant ces rayons ont
été réfléchis deux fois ; ils font affoiblis :
c'eſt pourquoi la muraille nous paroît plus
obſcure que le terrein éclairé , qui nous
envoie ſa lumiere par une réflexion fimple.
De ces rayons qui font réfléchis pour la
ſeconde fois par la muraille , une partie
eſt renvoyée ſur le terrein ombré , & delà
ſe réfléchit encore vers nos yeux par une
troiſieme réflexion , & y peint la partie du
terrein qui eſt dans l'ombre portée , & les
objets qui s'y trouvent. Mais ces rayons
n'étant renvoyés à nos yeux que par une
troiſieme réflection , ſont très-foibles , &
l'image qu'ils peignent eſt fort obfcure.
140 MERCURE DE FRANCE.
C'eſt la cauſe de cette regle de clair obfcur
, que l'ombre portée est toujours plus forte
que l'ombre des corps qui la portent ,
Les deux ombres , de la muraille & du
terrein ſur lequel elle porte ombre , nous
paroîtroient encore plus obfcures qu'elles
ne nous le paroiſſent, ſi elles ne recevoient
point d'autre lumiere que celle dont nous
venons de parler , d'autant plus qu'étant
réfléchie deux ou trois fois , elle devient
très-foible. Mais il s'y joint une autre lumiere
qui vient de tout le ciel ; elle eft
moins vive que celle du ſoleil : cependant
elle eſt aſſez forte , puiſqu'elle fuffit pour
nous faire voir distinctement tous les
objets , lorſque le ſoleil eſt caché par
les nuages. Cette lumiere frappe à peuprès
également ſur l'ombre de la muraille ,
& fur l'ombre portée ; de-là elle revient
à nos yeux par une premiere réflexion ,
nous éclaire toutes ces ombres , & diminue
la différence d'obſcurité qu'il y auroit
entr'elles.
C'eſt par les diverſes réflexions de ces
différentes lumieres que nous voyons ces
ombres. Or nous avons dit que les rayons
s'affoibliſſent par la diſtance qu'ils ont à
parcourir avant que d'arriver à l'oeil. Donc
les rayons qui viennent des parties de la
muraille , les plus proches , ont plus de
1
AOUST. 1758.. 141
forceque ceux qui viennent des parties les
plus éloignées. S'ils ont plus de force , ils
ſont plus lumineux , & nous font voir ces
parties prochaines de la muraille plus claires
& plus détaillées que les parties qui
ſont plus éloignées.
La lumiere de reflet , qui vient des ob .
jets ombrés dans l'éloignement , n'a pas
affez de force pour affecter nos yeux; c'eſt
pourquoi nous voyons ces objets ombrés
très- obſcurs , par maſſes & fans aucun reflet
, par conféquent plus noirs & plus forts
d'ombres qu'ils ne ſeroient , s'ils étoient
rapprochés ſur le devant , où ils ſeroient
éclairés par des lumieres de reflet , que,
nous pourrions appercevoir .
L'ombre de la muraille s'obſcurcit en
s'enfonçant , parce que les lumieres de reflet
, qui la rendent viſible , deviennent
moins ſenſibles à meſure qu'elles s'éloignent.
Il en eſt de même de l'ombre portée
ſur le terrein ; les rayons de lumiere ,
qui empêchent qu'elle ne ſoit parfaitement
obfcure , la peignent d'autant moins claire
ànos yeux , qu'ils viennent de plus loin .
Dans la nature , le terrein eſt éclairé
d'une lumiere égale partout , & le reflet
qu'il envoie contre la muraille , eſt également
lumineux dans toute fa longueur :
cependant nous ne voyons pas ces ombres
142 MERCURE DE FRANCE .
d'un ton égal & fans dégradation ; car , fi
cela étoit ainfi , nous ne nous appercevrions
pas qu'elles fuyent.
Or on ne peut attribuer les différences
de tons que nous y voyons , qu'à la force
plus ou moins grande dont nos yeux font
affectés par les rayons de lumiere qui nous
font voir ces objets .
D'où je concluds que les ombres des objets
médiocrement éloignés , ſont ſourdes
& obfcures , & qu'elles deviennent plus
tranſparentes , plus vagues & plus reflétées
àmeſure qu'elles s'approchent de l'oeil .
Il paroît s'enfuivre de ce principe que ,
les ombres augmentant de force à proportion
de leur éloignement , celles qui font
les plus proches de l'horizon , devroient
être les plus fortes de tout le tableau , &
approcher de l'obſcurité parfaite ; ce qui
n'eſt pas dans la nature. Au contraire les
objets très- éloignés ont des ombres trèsfoibles
: c'eſt l'air interpoſé entre ces objets
& nous qui en affoiblit ainſi les ombres.
L'air en effet , quoique fort tranſparent
, lorſque ſon volume eſt aſſez confidérable
, eſt un corps capable de réfléchir
la lumiere . On peut oppoſer qu'il y a toujours
de l'air entre nous & les objets : mais
cette difficulté ceſſera , ſi l'on confidere
combien l'air eſt tranſparent lorſque le
:
AOUST. 1758 . 143
ciel eſt pur & ferein; ce qui eſt le casde
ma ſuppoſition. L'obſtable qu'il apporte à
la viſion des objets , n'eſt alors ſenſible
qu'à une diſtance éloignée , & dans les objets
qui ſont proche de nous , il ne doit
être compté pour rien.
C'eſt par rapport à cet affoibliſſement
caufé par un grand volume d'air , que j'ai
dit qu'après que les ombres des objets ont
augmenté de force à proportion de leur
éloignement , juſqu'à un certain point que
je n'ai point fixé , elles arrivent à ce point
où la dégradation commence dans un ſens
contraire , c'est -à-dire où elles s'affoibliffent
à meſure qu'elles s'éloignent.
Selon ce que j'ai expoſé juſqu'ici , il
paroît qu'il y a , dans tous les aſpects de la
nature, une certaine ligne enfoncée àquelque
diſtance dans le tableau , où ſont les
ombres les plus fortes & les plus obfcures
du tableau; & qu'enfuite elles diminuent
de force , tant en venant ſur le devant
qu'en reculant en arriere, Mais il eſt impoſſible
de fixer cette diſtance, parce qu'elle
varie fuivant la quantité de vapeurs dont
l'air eſt chargé , tellement que j'ai vu dans
des jours d'été , ces fortes ombres à plus
de quarante toiſes de moi ; au lieu que
dans de fort beaux jours d'automne , elles .
paroiſſoient à peine à quatre toifes,
144 MERCURE DE FRANCE!
Onpeut objecter que, puiſqu'il ſe trouve
des jours où cette loi eſt ſi pea ſenſible
dans la nature , on peut ſe diſpenſer de
l'obſerver , & fuppofer qu'on peint la nature
dans ces momens , puiſque le Peintre
eſt maîtrede prendre tel inſtant de la
nature qu'il lui plaît .
Mais pour le faire avec vérité , il faut
prendre ces momens avec toutes leurs circonſtances
,& dès que l'on ſuppoſe l'air
chargé de vapeurs , il faut repréſenter les
objets du fond même peu éloignés , comme
au travers d'une eſpecede brouillard.
Si on les peint distincts & formés , on
tombe dans la néceſſité de ſuivre cette loi
invariable dans la nature éclairée d'un
jour pur & ferein .
De plus , cette loi ſubſiſte toujours dans
le rapport qu'il y a des grouppes les uns
aux autres , entre lesquels ſouvent on ne
ſuppoſe pas une diſtance de plus de cinq
ou fix pieds.
Au reſte je ſuis très - aſſuré que ceux
qui voudront confidérer la nature dans
l'intention d'y découvrir ce principe , l'y
trouveront preſque invariablement.
Je dis preſqu'invariablement , parce qu'il
fe rencontre des cas où l'effet de la nature
eſt différent ; mais alors cela eſt occaſionné
par d'autres cauſes.
J'en
AOUST . 1758 . 145
J'en indiquerai quelques- uns pour mettre
ſur la voie de les découvrir. Si l'on
confidere un berceau d'arbres , ou l'intérieur
d'un bâtiment proche de ſoi & ombré
, qui ne ſoit éclairé que par des lumieres
de réflection , c'eſt-à-dire où la lumiere
qui vient de tout le ciel , ne puiſſe point
entrer , & qu'après cette partie ombrée
& prochaine , il ſe trouve un plan vuide
qui reçoive une grande lumiere , alors
ces ombres voiſines paroîtront les plus fortes
, & même plus obfcures qu'elles ne le
font , & les ombres des objets qui ſont
au-delà du plan lumineux , plus foibles ,
quoiqu'elles ne foient pas éloignées.
La cauſe de cet effet vient de l'éblouifſement
que produit dans nos yeux la quantité
des rayons renvoyés par ce plan vivement
éclairé : c'eſt une impulfion violente
qui en détruit une plus foible. Nos
yeux font moins affectés par les rayons
de lumiere réfléchie , que renvoyent les
parties ombrées qui font auprès de nous ;
ainſi elles nous paroiſſent , par oppoſition ,
plus obfcures qu'elles ne le font , & plus
que celles qui font au-delà du plan éclairé.
Dans ce cas , quoique le jour foit trèspur
, les ombres les plus fortes font fort
proches du devant du tableau : il faut
néanmoins pour que cet effet arrive , que
G
146 MERCURE DE FRANCE.
le ſpectateur ſoit dans la partie ombrée ,
&à peu de diſtance de ce plan très éclairé .
Il eſt à remarquer que ce qui arrive
dans ce cas n'eſt pas même abſolument
contraire au principe que je viens d'établir
; car les plus fortes ombres ne font pas
pour cela précisément ſur le devant du tableau
, ſeulement elles ſont moins éloignées
, & leurs reflets ne ſont pas ſi ſenſibles
qu'ils le feroient ſans cela.
Si l'on eſt dans une chambre , & que
l'on ſoit placé dans la partie la plus éloignée
de la fenêtre ; ſi l'on conſidere delà
les ombres refletées qui ſont proches de
la fenêtre , il arrive alors que ces ombres ,
quoique plus éloignées , ſont plus refletées
que celles qui font proches ; mais c'eſt
parce que la lumiere ne parvient pas également
juſqu'au fond de la chambre : elle
eſt plus forte près de la fenêtre ,& les reflets
qu'elle envoie ſont plus clairs où
elle eſt plus forte. C'eſt ce qui n'arrive pas
dans les lieux découverts , où , comme
nous l'avons dit , la lumiere frappe également
partout , & envoye des reflets égaux.
De plus , ſi l'on examine cette chambre
en ſe plaçant de maniere qu'on ait la fenêtre
de côté , à droite ou à gauche , l'effet
des devants plus refletés que les fonds ,
reparoîtra .
AOUST. 1758. 147
Il ſe trouve quelquefois dans les objets
du devant , des ombres , ou plutôt des touches
qui l'emportent en force fur les ombres
plus éloignées , & on peut s'en procurer
, fi on le juge néceſſaire à l'effet
de fon tableau ; mais il faut que ces forces
foient dans des enfoncemens où il ne puiſſe
parvenir aucune lumiere ni du ciel , ni
par la réflection des objets d'alentour . Ces
touches ou enfoncemens font rares dans la
nature ; mais comme il eſt permis à l'art
d'employer tous les ſecours qu'elle peut
lui fournir , il eſt utile de s'en fervir en
conſervant la vraiſemblance & la poſſibilité.
J'apporterai encore comme une preuve
de ce que j'avance , que tous les deſſeins
de vues , de payſages ou autres , qui ont
été ombrés d'après nature , ſont dans cet
effet; même les deſſeins des Maîtres qui
ne l'ont point obſervé dans leurs tableaux :
ils ont été entraînés par la vérité qu'ils
avoient devant les yeux , ſans peut- être y
faire de réflexion.
A la vérité , ne connoiſſant point cet
effet par principe , quelques - uns ont cru
qu'il étoit néceſſaire d'ajouter ſur les devants
des touches bien noires , pour les
tirer en avant ; mais ceux qui pourroient
être encore dans cetuſage , conviendront ,
Gij
148 MERCURE DE FRANCE.
s'ils veulent bien y faire attention , qu'ils
mettent ces touches par goût , & fans les
voir dans la nature.
C'eſt même un moyen für pour connoître
ſi undeſſein a été ombré d'après nature
, & fans fortir du lieu ; car s'il eſt ombré
totalement dans un effet oppoſé à celui
dont je parle , on peut être certain
qu'il a été ombré de pratique , & ſans voir
la nature.
Dans tout ce que j'ai dit juſqu'ici , j'ai
fait abſtractión de toutes les couleurs locales
, & j'ai conſidéré tous les objets de la
nature comme s'ils n'en avoient qu'une
ſeule , parce qu'il y a quantité de cas particuliers
qui réſultent de la différence des
couleurs , quoiqu'ils foient cependant toujours
foumis à la loi générale ; ſeulement
elle eſt moins ſenſible alors. Les couleurs
les plus claires réfléchiſſant plus de rayons ,
&les couleurs brunes en réfléchiſſantd'autant
moins , qu'elles font plus foncées , ſi
les couleurs brunes ſe trouvent ſur le ſecond
plandu tableau , leurs ombres feront
encore plus obfcures qu'elles ne le ſeroient
; ainſi l'effet dont je parle des ombres
éloignées plus fortes , en deviendra
encore plus ſenſible. Si au contraire les
couleurs les plus brunes ſont ſur le devant
du tableau , & que les objets qui font
4
AOUST. 1758 . 149
ſur le ſecond plan du tableau ſoient de couleurs
claires , alors il arrivera que les ombres
les plus fortes du tableau feront fur le
devant par cette raiſon de la diverſité des
couleurs; mais le principe ſubſiſte également
: les couleurs locales claires , qui font
ſur le ſecond plan , auront toujours des
ombres plus obſcures qu'elles n'en auroient
eues , ſi elles ſe fuſſent trouvées ſur les devans
, & les couleurs brunes , qui ſont ſur
les devans , auront des ombres plus refletées
qu'elles n'en auroient eues ſi elles ſe
fuſſent trouvées ſur un plan plus éloigné.
D'ailleurs il ſe trouve toujours ſur les devans
quelques parties de couleurs claires ,
qui ſont ſoumiſes à la loi générale.
Je ſouhaiterois pouvoir appuyer mon
ſentiment de l'autorité des grands Maîtres,
mais j'avouerai , que lorſque j'ai conſidéré
leurs ouvrages , il ne m'eſt pas toujours
venu à l'eſprit d'examiner s'ils avoient travaillé
ſuivant ce principe , je ſuis cependant
en état d'en citer deux des plus recommandables.
Paul Véroneſe , un des plus grands &
des plus intelligens Peintres qu'il y ait jamais
eu , ſuit ce principe avec tantd'exactitude
, qu'on ne peut point ſuppoſer que
ce ſoitpar hazard.
Dans tous les tableaux que j'ai vus de
Giij
150 MERCURE DE FRANCE.
ce Maître à Veniſe , j'ai toujours remarqué
que les grouppes du devant du tableau
font traités de reflet. Les touches mêmes
qui s'y trouvent , font plus foibles que les
ombres des grouppes qui ſont ſur le ſecond
plan ; cependant ceux de ſes tableaux ,
qui font bien conſervés , font un grand
effet , & tous les objets paroiſſent à leur
place.
Le Guide a ſuivi cette regle dans pluſieurs
de ſes tableaux , je ne dirai pas dans
tous , car je ne les ai pas tous examiné dans
cette idée ; cependant il y a lieu de préſumer
que ç'a été un de ſes principes d'effet
, ſi l'on fait attention que ſes principales
figures , placées ſur le devant du tableau
, ont toujours des ombres tendres ;
&que néanmoins pluſieurs de ſes tableaux
ont de la force ; j'en puis du moins citer
un des plus beaux , qui eſt à Boulogne dans
l'Egliſe des Mendicanti. Il repréſente Job
remis fur le Thrône . Ce tableau eſt entiérement
éclairé ſelon ce principe , & il eft
d'un effet & d'un accord admirables ; cette
gradation y eſt douce , parce que ce rableau
eſt dans ſa maniere claire , mais tous
les objets du devant y font tendres , & les
ombres s'obſcurciſſent & ſe fortifient à mefure
qu'elles s'enfoncent dans le tableau.
Je ne doute pas qu'il n'y ait eu encore d'auAOUST.
1758 . 1I 7
tres Maîtres , ſurtout parmi les Coloriſtes ,
qui ayent obſervé cette regle.
Il me ſemble qu'en ſuivant ce principe,
il en réſulte pluſieurs avantages pour l'effetd'un
tableau .
Je ſuppoſe que des ombres les plus fortes
qu'on met ſur les devans d'un tableau ,
àcelles qui font les plus foibles à l'horifon
, il y ait une quantité connue de degrés
d'affoibliſſement , pour donner à un
tableau tout l'enfoncement poſſible : fi au
lieu de mettre cette plus grande force fur
le devant du tableau nous pouvons la mettre
ſur un plan plus éloigné , nous aurons
toujours cette gradation toute entiere pour
les objets qui ſuivent , & nous acquerrons
de plus tout le plan qui ſera au devant
; ainſi nous pouvons par ce moyen ,
produire un effet de perspective aérienne
plus étendu.
Certe intelligence bien entendue , empêcheroit
tous les trous de noir & toutes
les touches qui embarraſſent l'oeil & otent
le repos & l'accord d'un tableau ; car les
ombres fortes étant éloignées ſeroient brunes
, par maffes , fans aucunes touches ni
trous, & les devans étant traités de reflect
, n'auroient pas beſoin de touches
fort ſenſibles pour faire voir les détails dans
leurs ombres.
Giv
152 MERCURE DE FRANCE.
On évite de faire des tableaux noirs &
où les ombres ſoient fort obſcures , nonſeulement
parce qu'ils noirciſſent encore
par l'effetdu temps , mais auſſi parce qu'ils
ne plaiſent point au Public , qui veut voir
auſſi clair dans les tableaux qu'il voit dans
la nature. De- là il s'enfuit ſouvent que ,
pour vouloir faire des tableaux clairs , on
les fait foibles , c'est- à- dire , qu'ils n'ont
de force en aucun lieu , &qu'ils font peu
d'effet ; or il ſemble que , ſi l'on ſe réſout
que,
à mettre les ombres les plus obfcures du
tableau à une diſtance un peu éloignée ,
on y peut employer l'obſcurité la plus forte
de la peinture , & conferver des devans
vagues & d'une couleur agréable.
Je dois répondre ici à une objection qui
ſe préſente naturellement. On peut craindre
qu'en ſuivant ce principe , les devans
du tableau ne ſe tirent pas affez en avant ;
mais il faut obſerver que , dans tout ce que
j'ai dit, je n'ai point parlé des couleurs parriculieres
de chaque objet. Quand je dis
que les ombres ſont foibles & tendres , je
ne prétends pas dire que les tons de couleur
le ſoient auſſi ; au contraire , plus les
couleurs font proches de l'oeil , plus elles
ontde force & de vivacité , & leur ſeul
éclat peut fuffire à faire ſentir la diſtance
qui eſt entre les objets.
AOUST . 1758 . 153
C'eſt une ſuite du principe dont j'ai parlé
ci-devant à l'occaſion de la maniere dont
les objets ſe peignent dans nos yeux par les
rayons réfléchis de la lumiere.
Les rayons qui viennent peindre les parties
lumineuſes des objets éclairés de la lumiere
directe , nous tracent une image
beaucoup plus vive de la lumiere & de la
couleur des objets voiſins , que de ceux
qui font plus éloignés : ainſi les lumieres
s'enfoncent dans le tableau en s'affoibliffant&
en ſe décolorant ; les ombres auſſi
en ſe décolorant , en devenant plus griſes
&plus obfcures , juſqu'au point où l'interpoſitionde
l'air commence à produire l'effetcontraire.
Deplus , il eſt rarement à craindre que
les objets qui ſont ſur le devant paroiſſent
tenir enſemble , parce qu'on voit le plan &
ladiſtance qui eſt entr'eux , c'eſt plutôt à
*ceux qui font éloignés qu'on peut craindre
l'équivoque ; ſouvent le plan ſe raccourcit
tellement , qu'ils ne feroient point paroître
de diſtance entr'eux ſans le ſecours de
la perſpective aérienne.
Il peut cependant arriver , que ſur les
devans du tableau on ne voie point de
plan , par exemple , quand on ſuppoſe
l'horizon au - deſſous du tableau ; mais
alors on voit la diſtance qui eſt entre les
Gv
154 MERCURE DE FRANCE.
têtes ; celles qui ſont plus enfoncées dans
le tableau , font plus baſſes ; d'ailleurs la
diminution des figures fait juger de leur
diſtance.
Si toutes les têtes étoient dans l'horizon,
&que néanmoins par quelque obſtacle on
ne vit pas le plan fur lequel font poſées les
figures , il ne feroit pas étonnant qu'on ju
geât plus difficilement de l'eſpace qui eft
entre les objets , puiſqu'il faudroit faire
des tableaux plus parfaits que la nature
pour que cela ne fût pas ainfi : nous ju
geons très difficilement dans la nature de
la diſtance d'un objet , lorſque nous ne
voyons point de plan entre lui & nous , ou
quelque objet conſidérable qui puiſſe faire
juger par ſa différence de grandeur & de
couleur de l'eſpace qui eſt entre deux.
Il arrive tous les jours aux voyageurs
de ſe croire beaucoup plus proches d'un
lieu qu'ils ne le font en effet , lorſqu'ils
ne voyent pas le chemin qui y conduit , ou
quelque objet intermédiaire qui puiffe affurer
leur jugement.
Pour repréſenter la nature dans ces cas
& fatisfaire l'oeil , il peut être néceſſaire
d'outrer l'effet de la vivacité des couleurs
fur-les devans , & de leur amortiſſement
dansles fonds.
... Au reſte j'avouerai que l'intelligence de
AOUST. 1758 . ISS
lumiere qui réſulte du principe que j'ai poſé
, réuffit difficilement avec le blanc & le
noir ſeuls ſans le ſecours des couleurs locales
, & qu'on eſt quelquefois obligé d'ajouter
aux devans quelques touches ou
quelques contours pour les tirer de deſſus
leurs fonds . C'eſt une des défectuoſités de
la gravure qui fait qu'on ne peut pas tou
jours rendre exactement le même effet que
les tableaux. Mais la peinture ſe ſert , pour
perfectionner l'illuſion où elle peut atteindre
, de tous les fecours que lanature emploie
pour ſe peindre à nos yeux .
J'ai cru devoir rendre ces réflexions publiques
en faveur des Eleves , &je les foumers
aux jugemens des Artiſtes , qui font
maintenant la gloire de notre Ecole , en
les priant cependant de ne point précipiter
leur jugement , & d'obſerver la nature en
confequence de cette idée avant que de ſe
décider. J'ai peine à croire que ce que j'y
ai vu invariablement , & que je n'avance
qu'après un long examen , puiſſe être une
erreur.
Gvj
156 MERCURE DE FRANCE.
O
SCULPTURE.
N vient de découvrir dans l'égliſe paroiſſiale
de Saint Roch , une Chaire inventée
& exécutée par M. Challe , Sculpteur
du Roi , & membre de ſon Académie de
Peinture & de Sculpture. Cet Ouvrage
d'une nouvelle invention , forme une tribune
enrichie de différens ornemens , foutenue
par quatre ſupports repréſentant les
vertus cardinales , la force , la tempérance,
la prudence& la justice. Le corpsde cette
tribune eſt orné de trois bas- reliefs : celui
du milieu repréſente la charité ; ſur
les côtés ſont la foi & l'eſpérance ; la rampe,
dont les ornemens ſont de bronze , eſt
exécutée fur le deſſein du même Auteur.
Le couronnement de cette Chaire , repréſente
le voile de la vérité , que l'ange de
lumiere leve au miniſtre de l'Evangile. Il
annonce ſa miffion par la trompette qu'il
tient d'une main ; de l'autre il préſente des
palmes à ceux que la vérité aura éclairés ,
&qui auront ſuivi ſa lumiere.
Cette idée , auſſi grande qu'elle eſt juſte
, caractériſe le génie du jeune Auteur.
Quant à la beauté del'exécution , le ciſeau
de M. Challe a déja fait ſes preuves : je
AOUST. 1758. 157
n'en citerai pour exemple , que le médaillon
d'Antinois.
GRAVURE.
Iz paroît une Eſtampe nouvelle,dont le
fujet eſt Jupiter &Leda. Ce morceau eft
gravé par le ſieur Ryland , fur le tableau
deM. Boucher : la nouveauté de la diſpoſition
du ſujet , l'agrément du deſſein , &
le talent de l'artiſte , rendent cette Eſtampe
digne de la curioſité des amateurs. Elle ſe
vend à Paris , chez Bulder , rue de Gêvres
, au Grand Coeur. Le prix eſt de 3 liv.
ARTS UTILES.
MARÉCHALERIE.
DISCOURS prononcé le 17 Juin 1756,
parGenſon fils , à l'Ecole Royale Militaire,
à l'ouverture des premieres leçons d'Oſthéologie
du Cheval , qu'il donne aux Eleves
de ceue Ecole Royale.
MESSIEURS
4
ESSIEURS, ſoit que je meregarde comme
citoyen , ou comme artiſte , rien de
138 MERCURE DE FRANCE.
plus honorable , rien de plus intéreſſant
pour moi , que les fonctions dont je viens
m'acquitter auprès de vous .
Comme citoyen, puis- je afſez m'applaudir
d'avoir à contribuer à l'éducation mili
taire d'une jeuneſſe dévouée en naiſſant à
la gloire du Roi ,& à la défenſe de l'Etat ?
Comme artiſte , pouvois-je recevoir une
récompenfe plus flatteuſe , un éloge plus
diftingué , que le choix qu'on a daigné
faire de moi , pour m'affocier aux foins
que prennent de vous inftruire , les hommes
ſupérieurs en tout genre , qui dirigent
&compoſent cet établiſſement ?
Votreprincipale éducation , Meſſieurs ,
eſt l'art militaire : tous vos exercices doivent
s'y rapporter comme à leur centre ,
toutes les ſciences qu'on vous enſeigne
font relatives à cet objet commun , tous
les talens que l'on prend ſoin de cultiver
envous, en font les branches & les moyens.
L'équitation eſt une partie eſſentielle de
vos exercices , & votre Académie eſt dès
aujourd'hui une des meilleures de l'Europe
; mais il ne ſuffit pas que vous appreniez
à monter à cheval , à manier , à conduire
, à maîtriſer cet animal fuperbe , le
plus digne eſclave de l'homme , & le plus
utile compagnon de ſes travaux , il faut
encore que vous en connoiffiez la ſtructure
AOUST. 1758 . 159
anatomique , que vous foyez en état d'en
appercevoir les bonnes & mauvaiſes qualités
, ſon âge , fes maladies , fon paysnatal
, ſes vices de conformation : rien de
tout cela ne doit vous être étranger ; & la
médecine équestre , fur laquelle je viens ,
Meffieurs , vous communiquer mes foibles
lumieres , eſt étroitement liée avec l'art
de l'équitation .
Il eſt étonnant que l'art de l'équitation ,
&du manege , ayant été regardé dans tous
les temps comme faiſant partie de la noble
profeſſion des armes , on ait fi fort négligé
la ſanté & la conſervation du cheval
, fi utile & fi cher à la Nobleffe militaire..
Les nations cultivées ont des Académies
pour toutes les ſciences & pour tous les
arts : la médecine vétérinaire eft feule reftée
dans l'oubli. Il n'en eſt pas moins vrai
que la profeſſion de Maréchal , tient à l'anatomie
, à la phyſique ,& àtoutes les parties
de la médecine.
Le ſçavant M. de Buffon fait un reproche
aux Médecins de ce qu'aucun d'eux
ne s'adonne à la médecine équestre. La
raiſon qui les arrête est bien ſenſible ; la
ferrure eſt une partie indiſpenſable de la
profeſſion du Maréchal , & cette partie
exige l'exercice de la main : c'eſt à quoi un
160 MERCURE DE FRANCE.
ſpéculateur ne peut ſe réduire , à moins
que l'amour de fon art ne l'éleve au deſſus
d'un préjugé difficile à vaincre.
Pour moi , Meſſieurs , qui me fais honneur
d'allier les travaux de l'attelier avec
ceux du cabinet , & qui , au fortir de ma
philoſophie , ai commencé en même temps
l'anatomie & la ferrure , je continuerai de
tirer de la théorie & de la pratique , les
lumieres réciproques qu'elles ſe communiquent
l'une à l'autre ,&je viendrai , Mefſieurs,
vous en faire part , avec tout le zele
d'un ſujet dévoué à tout ce qui peut contribuer
à la gloire du Roi , dont vous êtes
les enfans adoptifs , & à la proſpérité de
l'Etat , dont vous ferez un jour les colonnes
.
Nota. L'Auteur eſt dans ſa dix-neuvieme
année.
AOUST . 1758. 161
MECHANIQUE .
NOUVEAU Métier de Tapiſſerie , par
M. de Vaucanson.
Le vrai moyen d'encourager les grands
talens , eſt de les appliquer à de grandes
choſes,& c'eſt ainſi qu'un Miniſtere éclairé
les fait fleurir à l'avantage de l'Etat.
Si le génie de M. de Vaucanſon n'avoit
eu à produire que de frivoles merveilles ,
il ſe fût bientôt ralenti de lui-même : le
point de vue du bien public étoit ſeul digne
de l'animer.
On a fenti de quelle utilité pouvoit être
au progrès de l'induſtrie & du commerce ,
un obfervateur fi clairvoyant , un inventeur
ſi fertile en reſſources. Laperfection
des manufactures de foie , eſt l'objet qu'on
lui a propoſé , & l'on ſçait comme il l'a
rempli . Les préparations que ſes tours &
ſes moulins donnent à nos ſoies , depuis le
cocon juſques ſur le métier , ſont telles
que les manufactures d'Italie , dont nous
avons été ſi long-temps tributaires , n'ont
elles-mêmes riend'égal en beauté , & que
162 MERCURE DE FRANCE.
pour retenir dans le royaume les millions
dont nous avons payés juſqu'ici l'induſtrie
des Piémontois nous n'avons plus qu'à
multiplier les établiſſemens dont Aubénas
eſt le modele.
,
Le but de M. de Vaucanſon fut toujours
de ſimplifier les opérations , en les rectifiant
, de les rendre indépendantes des accidens
de la main- d'oeuvre , & de réduire
au plus petit nombre poſſible , ces hommes
que les atteliers dérobent à la charrue , &
qui tombent en non valeur dès que les
variationsdu commerce ralentiſſent ou fufpendent
les travaux des manufactures. II
eſt démontré que la non valeur des hommes
eſt de toutes les pertes la plus funeſte
pour un Etat ; car on lui devient
onéreux dès qu'on ceſſe de lui être utile.
Le ſuccès de M. de Vaucanfon , dans ce
projet d'économie , a paſſé l'eſpérance ,
l'intention même du Gouvernement , &
l'on a été obligé de reſtreindre l'utilité de
fes machines , pour ne pas rendre tout à
coup oiſives tant de mains induſtrieuſes
dont elles auroient tenu lieu.
M. le Marquis de Marigny qui ſçait de
quel prix peuvent être les loiſirs d'un homme
de ce génie , lui propoſa l'été dernier ,
d'employer ſes momens perdus à corriger
AOUST. 1753. 163
les métiers de tapiſſerie de la manufacture
des Gobelins , & à réunir en un feul les
avantages de la baſſe liſſe & de la haute
liffe , en évitant , s'il étoit poſſible , les inconvéniens
de l'une &de l'autre. Il n'eſt
rien qu'on n'obtienne des talens ſupérieurs,
quand on ſçait les traiter avec cette eſtimé
&cette confiance qui les captivent ſans les
aſſervir. L'idée de M. le Marquis de Marigny
a été remplie preſque auffitôt que propoſée
: le métier qu'il defiroit & dont
je vais donner une deſcription abrégée ,
exécute actuellement aux Gobelins , avec
une perfection ſurprenante , l'un des plus
beaux morceaux du Rubens de notre
fiecle.
Il faut avoir une idée des anciens métiers
de baffe liffe & de haute liffe , pour
être en état de juger des corrections qu'ils
demandoient. La baſſe liſſe ſe travaille
comme la toile , ſur un métier horizontal ;
la chaîne y eſt contenue entre deux rouleaux
: elle ſe partage au moyen des marches
, & l'on y paſſe entre les fils des fuſeaux
au lieu de navettes. Le tableau d'après
lequel on travaille , étoit autrefois
coupé par bandes , & placé ſous la chaîne
pour être copié. On voit par- là que la baſſe
liſſe avoit pluſieurs inconvéniens.
164 MERCURE DE FRANCE .
1º. On étoit obligé de détruire des tableaux
ſouvent précieux , en les coupant
ainſi parbandes.
2°. La tapiſſerie travaillée à l'envers ,
repréſentoit les objets renverſés comme
l'eſtampe, avant qu'on eût trouvé le moyen
de graver d'après le tableau répété dans un
miroir.
3°. La tapiſſerie étant de deux ou trois
aunes de largeur , & poſée ſur le métier
dans une ſituation horizontale , à trois
pieds de terre , il n'étoit pas poſſible d'obſerver
& de corriger les fautes de coloris
&dedeſſein à meſure qu'elles échappoient
à l'ouvrier. Pour éviter ces inconvéniens,
on avoit imaginé , ſous le regne de Louis
XIV, le métier de haute liſſe , dans lequel
la chaîne eſt perpendiculaire à l'horizon .
On n'y applique point les tableaux ſous la
chaîne , mais les grands traits y font
crayonnés , & l'ouvrier confulte , pour les
détails, l'original qui eſt placé derriere lui.
Par- là les tableaux ſont conſervés , les objets
ſe trouvent repréſentés dans leur ſens
naturel , & l'on peut voir & rectifier les
fautes de coloris ou de deſſein au même
inſtant qu'elles échappent. Voilà par où
les ouvrages de haute lifſſe ont acquis un fi
haut degré de beauté : mais, ſi l'on y gagne
AOUST. 1758 . 165
du côté de la perfection , on y perd beaucoup
pour la commodité & pour la célérité
du travail ; car les liſſes n'y agiſſent point
au moyen du pied; elles ſont placées de
maniere que l'ouvrier eſt obligé d'avoir
ſans ceſſe une main levée , pour choiſir &
tirer les cordons correſpondans aux fils de
la chaîne , & qui doivent s'ouvrir pour le
paſſage du fuſeau; ce qui exige beaucoup
plusde temps &beaucoup plus de fatigue :
d'où il réſulte que les ouvrages de haute
liſſe ſont d'un tiers plus longs à exécuter ,
&par conféquent plus chers que ceux de
baſſe liſſe ; auſſi cette Manufacture n'at'elle
pu juſqu'à préſent ſe ſoutenir qu'aux
dépens du Roi.
M. Neilſon , Entrepreneur de la Manu
facture dans cette partie , encouragé par
M. le Marquis de Marigni , avoit eſſayé
depuis quelques années , comme il me l'a
dit lui-même , de concilier la perfection
de la haute liſſe avec les commodités de la
baſſe, en ſubſtituant aux bandes du tableau,
des deſſeins qui en tenoient lieu, mais dans
le ſens renverſé du tableau même , d'où il
réfultoir.
1 ° . Que les tableaux étoient conſervés.
2°. Que la tapiſſerie travaillée à l'envers
, ſur un deſſein renverſé , repréſen166
MERCURE DE FRANCE.
toit les objets dans leur diſpoſition naturelle.
Mais il reſtoit l'inconvénient de ne
pouvoir obterver les progrès de l'ouvrage
ſous un métier horizontal & immobile ; il
étoit réſervé à M. de Vaucanfon de rendre
ce métier verſatile à volonté.
M. Soufflot , cet Architecte célebre ,
chargé du détail de la Manufacture des
Gobelins , avoit déja penſé au projet de
donner au métier de baſſe liſſe cette faculté
de changer de poſition : mais il falloit trouver
le moyen de déplacer facilement deux
rouleaux de dix-huit pieds de long fur un
piedde diametre, &de conſerver, pendant
leur mouvement, la chaîne dans une tenfion
égale.
Pour y parvenir , M. de Vaucanſon a
fait ſupporter les rouleaux par deux paralleles
qui forment avec eux un quarré long,
& les deux paralleles par deux boutons de
fer , ſur leſquels le métier peut tourner
comme ſur ſon axe : l'équilibre des deux
rouleaux rend ce mouvement très- facile ,
&un coup de main fuffit pour faire prendre
alternativement au métier les ſituations
de la haute & de la baſſe liſſe , ou le degré
d'inclinaiſon le plus commode pour l'ouvrier.
Ce moyen ſi ſimple & fi long-temps
AOUST . 1758. 167
inconnu , réunit en un ſeul métier tous les
avantages de la haute&de la baſſe liffe :
mais il ne ſuffiſoit pas pour en éviter tous
les inconvéniens ; il reſtoit à faciliter la
tenſion de la chaîne dans un paralléliſme
parfait des deux rives.
1º . Dans les anciens métiers la chaîne
ſe tendoit au moyen d'un levier d'abord
fimple,& appliqué depuis à un treuil : opération
pénible & dangereuſe , ſurtout
quand la corde qui attachoit le levier au
cylindre , ou celle qui l'arrêtoit par l'extrêmité
oppoſée , venoit à caffer.
M. de Vaucanſon a ſubſtitué à ce levier
deux vis , qui éloignent ou qui rapprochent
le cylindre de derriere du cylindre de devant
, ſelon qu'on veut tendre ou détendre
la chaîne . Le cylindre de devant eſt fixe ,
& ne peut ſe mouvoir que ſur lui-même.
Celui de derriere a la même facilité de
tourner ſur ſon axe , & de plus le mouveanent
progreffif , que les vis peuvent lui
donner. Pour cet effet M. de Vaucanfon
a imaginé deux moutons ou bandes de
bois , à rainures, qui reçoivent les extrêmités
de l'axe de ce cylindre . Chacun de ces
moutons gliſſe dans l'intérieur de chacune
des deux paralleles de bois , qui contiennent
les deux cylindres , & forment avec
168 MERCURE DE FRANCE.
eux un quarré long. La couliſſe des moutons
eſt fermée par une bande de fer , à
l'extrêmité des paralleles : c'eſt là qu'eſt le
point fixe de la vis. La vis s'engraine dans
l'intérieur du mouton , & le pouffe en
avant , ou l'attire en arriere , ſelon qu'elle
tourne en l'un ou l'autre des deux ſens.
On ſçait combien le mouvement des
vis eſt facile, & il eſt aiſé de juger combien
l'opération de tendre ou de détendre la
chaîne devient commode par ce moyen.
2°. Dans les anciens métiers , le levier
qui tend la chaîne , n'étant appliqué qu'à
l'une des extrêmités du rouleau , il s'enfuit
que les deux cylindres qui ne font
contenus , ni dans leur paralléliſme , ni par
leurs extrêmités , ſe trouvent plus rapprochés
par un bout que par l'autre , ou que
les extrêmités correſpondantes des deux
rouleaux ſe déplacent en ſens contraire.
Dans l'un & dans l'autre cas les rives de la
chaîne étant inégalement ou obliquement
tendues pendant le travail , celles de la
tapiſſerie ne peuvent manquer d'être inégales
ou de biais , quand l'ouvrage fort du
métier.
Pour y remédier , on eſt obligé de couper
&de rentraire l'une des bordures à l'aiguille
; ce qui exige une opération difpendieuſe,
AOUST. اکو 1758. 1
dieuſe , & furtout nuiſible à la perfection
de l'ouvrage.
Dans le nouveau métier , le mouvement
progreffifdes deux moutons qui portent le
rouleau de derriere , étant le même des
deux côtés , le paralléliſme des rouleaux
eft exactement confervé dansla tenfion de
la chaîne; les deux rives ont la même longueur,
& la piece de tapiſſerie fort du métier
exactement quarrée. Enfin , pourtendre
les rouleaux immobiles, quand la chaîne
eſt tendue au point qu'on le defire, deux
demi- cercles de fer , attachés aux deux paralleles
, embraſſent l'extrêmité des cylindres
,& les arrêtent au moyen d'une fiche,
qui s'enfonce dans les trous correſpondans
du demi- cercle&du cylindre . Ainfi le mé
tier tendu forme un bâtis ſolide & inébranlable
, quelque poſition qu'il plaiſe à l'ouvrier
de lui donner.
On peut demander ce que deviennent
les liſſes quand le métier paſſe de la ſituationhorizontale
à la perpendiculaire : elles
fe détachent en deſſus & en deſſous ; ce
qui ſe faitdans un inſtant , & on les rattache
avec la même aiſance quand on rétablit
le métier dans ſa ſituation horizontale.
On peut demander encore ſi ce nouveau
métier coûte beaucoup plus que les anciens :
H
170 MERCURE DE FRANCE!
1
on m'aſſure qu'il coûtera environ un quart
deplus ; ce qui est bien peu de choſe en
comparaiſon du temps qu'il épargne , des
avantages qu'il réunit, &des inconvéniens
qu'il évite.
CHIRURGIE.
LETTRE à l'Auteur du Mercure.
Chirurgien MONSIEUR , M. Ravaton ,
Major de l'Hôpital Militaire de Landau ,
a fait une découverte très- intéreſſante pour
l'humanité ; il s'eſt donné tous les ſoins
qu'on peut attendre d'un bon Citoyen
pour la faire connoître : il l'a préſentée au
Miniſtre de la Guerre , à l'Académie de
Chirurgie , qui l'a approuvée. Elle a été
inférée dans le Journal de Médecine , du
mois de Février , d'où je tire l'extrait que
j'ai l'honneur de vous adreſſer , parce que
cette méthode toute excellente qu'elle me
paroît , n'a pas été aſſez examinée ou affez
connue , & qu'il n'y a que le Mercure de
France qui puiſſe en la mettant ſous les
yeux d'un plus grand nombre de Connoif
feurs , en faire remarquer tous les avany
rages,
AOUST. 1758 . 171
M. Ravaton dit que lorſque la carie ,
la gangrene , ou la fracture des os du pied,
demandent pour leur guériſon l'amputation
de cette partie , l'opération s'eſt toujours
faite au deſſous du genou , & que
le bleſſé étant guéri , marche par le ſecours
d'une jambe de bois.
Voilà la méthode dont on s'eſt ſervi
juſqu'aujourd'hui pour le traitement de
cesmaladies.
Pourquoi faut-il que la jambe qui n'eſt
affectée d'aucune maladie , devienne la
victime des maladies du pied ? Cette réflexion
a conduit M. Ravaton à tenter de
couper la jambe près les malléoles.
Mais comme il ne pouvoit eſpérer de
cicatriſer la plaie en pratiquant l'amputation
ſuivant l'ancienne méthode , les os
n'étant couverts dans cette partie que de
la peau& de la membrane adipeuſe ; il a
employé l'amputation à deux lambeaux
qu'il a inventée : elle conſiſte à faire une
inciſion tranſverſale autour de la partie ,
&deux longitudinales qui commencent à
quatre pouces au deſſus de celle-ci , & qui
viennent s'y réunir , portant la pointe de
ſon biſtouri ſur la crête interne du tibia ,
& de l'autre côté ſur le péroné ; ce qui
forme deux lambeaux à peu près égaux ,
qu'il releve ſucceſſivement pour ſcier l'os
Hij
172 MERCURE DE FRANCE:
le plus haut qu'il eſt poſſible : il ramene
enfuite les lambeaux qui couvrent exactement
le bout des os ; il applique ſon bandage
, & c .
L'expoſé ſimpledecette façon d'amputer
les extrêmítés , paroît avoir tant d'avantages
ſur l'ancienne méthode , qu'il me ſemble
qu'elle doit emporter tous les ſuffrages.
La ſageſſe des inciſions que nous venons
d'expoſer, ont des vues bien plus étendues
qu'elles n'en préſentent d'abord à l'eſprit :
elles préviennent & empêchent les gonflemens
, les fuſées , les dépôts , l'exfoliation
des os ; le bout du moignon eft toujours
bien matélaſſé , la cicatrice eſt folide
; les fuppurations font moins longues ,
moins abondantes , & ſe terminent toujours
en moins de trois ſemaines ; mais le
plus grand de tous les biens , c'eſt que la
vie du malade paroît en ſûreté , par le peu
d'accidens qui accompagnent cette méthode
. Il paroît peu de gonflement , parce
que les incifions latérales dégorgent la
partie ; parconféquent , il ne peut ſe faire
de dépôts , ni des fuſées ; les os ne s'exfolient
point , parce que les lambeaux les
couvrent fi exactement , que l'air ne peut
les frapper : le moignon eſt bien maté
laffé , la cicatrice ſolide par le même prine
AOUST. 1758 . 173
cipe , les ſuppurations font moins abondantes
, & la maladie ſe termine en peu
de temps , parce que la plaie n'a que peu
de ſurface ; & cette même plaie n'a peu de
furface , que parce que le bout de l'os ne
s'y trouve point , & que les lambeaux ſe
touchent intimement.
L'amputation faite près les malléoles ,
eſt moins ſujette aux accidens , que celle
qu'on fait ſous le genou ; parce qu'il y a
une moindre perte de ſubſtance , qu'elle
eſt plus éloignée du tronc , que la ſection
eft moins conſidérable , que la plaie a
moins de furface , que les ſuppurations
font moins longues , qu'il ne ſe fait point
d'exfoliation d'os , & qu'enfin elle ſe termine
en moins de temps.
Tout le monde ſçait que les accidens
qui emportent les bleſſés les premiers
jours de l'amputation , proviennent effentiellement
de la grandeur de la ſection
de ſa proximité du tronc ; d'où fuit que
ceux qui paroiffent après l'amputation fous
legenou , doivent être plus fâcheux que
ceux qui ſuivent celle des malléoles ; les
autres accidens ſucceſſifs font les gonflemens
, les dépôts , les fuſées , la longueur
des ſuppurations , la néceſſité indiſpenſablede
l'exfoliation des os; la difficulté de
former la cicatrice , les gales , & les ulce-
Hiij
174 MERCURE DE FRANCE:
res qui aſſiegent le moignon pendant Ic
cours de la vie : ce ſont des vérités que
perſonne n'ignore , & qui doivent engager
tous les Chirurgiens à abandonner
leurs anciens préjugés pour ſuivre la nouvelle
méthode qu'on leur préſente.
Mais enfin je ſuppoſe que voilà deux
bleffés guéris , l'un d'une amputation faite
fous le genou , & l'autre près les malléoles,
qu'il ne foit plus queſtion que de leur
fournir des moyens pour les faire marcher.
C'est ici précisément où la nouvelle
méthode que propoſe M. Ravaton triomphepleinement
de l'ancienne , même aux
yeux des Chirurgiens les plus prévenus.
Le bleſſé auquel on applique une jambe
debois , après l'amputation ſous le genou,
ne peut mouvoir cette jambe que par le ſecours
de l'articulation de la cuiſſe avec la
hanche. Si on examine les différens mufcles
qui concourent à ce mouvement; fi l'on
compare la foibleſſe de ceux qui ſont def
tinés à fléchir cette partie , leurs tendons
courts & grêles , avec la force , la maffe &
les attaches fortes & robuſtes des extenſeurs
; ſi l'on joint la configuration de
la tête de l'os de la cuiſſe , les mouvemens
auxquels cette articulation eſt deſtinée , on
ſentira la gêne , la fatigue , la peine , la
douleur & la difficulté qu'un homme doit
AOUST. 1758 . 17
avoir pendant toute la vie pour ſe tranfporter
d'un lieu à un autre. Au reſte l'expérience
journaliere s'accorde ſi parfaite
ment avec cette théorie , que l'expoſition
que j'en fais , peut être regardée comme
hors d'oeuvre. Pour faire marcher les
fés , auxquels l'amputation a été faite près
les malléoles , M. Ravaton a inventé une
bottine compoſée d'acier & de cuir. La
premiere piece de cette botine eſt un cercle
d'acier , mince , figuré en talon de ſoulier,
de quatre pouces d'élévation , auquel cercle
font rivés ſolidement deux montans
d'acier , de quatorze lignes de large , &
une ligne & demie d'épaiſſeur , qui s'élevent
juſqu'aux condilles du tibia , & font
terminés par un anneau mobile. Ces montans
ſont placés , l'un à la partie interne ,
& l'autre à la partie externe de la jambe ,
&pliés à ſes différens contours, pour qu'ils
Ja touchent intimement.
Il y a deux trous d'un quarré long à chacun
des montans d'acier , au deſſus du molet
de la jambe , qui répondent préciſément
à l'endroit où les hommes ont coutume
de porter la jarretiere , dans leſquels
trous on paſſe un morceau de cuir trèsfort&
bien coufu, pour porter cette même
jarretiere.
Aux anneaux mobiles ſont attachés deux
Hiv
176 MERCURE DE FRANCE.
tirans de cuir , dans lesquels on paffe une
ſeconde jarretiere, pour arrêter ſolidement
labottine au deſſus du genou.
Le cercle d'acier , qui forme le talon de
labottine , eſt traverſé dans fon milieu par
ur cheville de fer , bien rivée des deux
côtes , qui ſert à porter un reffort qui ,
après avoir fait pluſieurs tours autour de
cette cheville , fort par un trou placé antérieurement
pour ſe répandre, en forme de
patte d'oie , dans un foulier , & jouer la
flexion & l'extenfion du pied.
--Le foulier eſt renu ferme à la bottine par
une vis qui , après avoir paſſé au milieu
de fon talon , va ſe perdre dans un morceau
de bois , qui remplit la partie inférieure
du cercle d'acier.
د Toute cette charpente eft couverte de
deux pieces de cuir , qui , après avoir enveloppé
le talon , s'élevent juſqu'à la hauteur
des deux montans d'acier , & y font
arrêtés à travers des petits trous qui régnent
ſur ſes bords. Deux bandes de cuir , placées
intérieurement , fervent à envelopper
entiérement les deux montans d'acier ; ce
qui forme une bottine , qu'on laſſe devant
&derriere.
L'objet le plus eſſentiel qu'on ait à obferver
pour que le bleſſfé puiffe marcher
aifément, c'eſt de prendre ſes meſures bien
AOUST. 1758. 177
Juſtes, afin que la bottine foit de même
longueur que la jambe ſaine.
Tout ceci bien exécuté , on poſe deux
ou trois pelotes de crin dans le fond de la
botine , au deſſus de la cheville de fer ,
qui ſoutient le reffort , pour que le bout
du moignon ſoit appuyé mollement ; on
place la jambe dans la bottine ; on ferre la
jarretiere qui eſt au deſſus du molet ; on
laſſe la bottine devant & derriere , & on
met une ſeconde jarretiere ſur le genou ,
paſſée dans les tirans de cuir , pour empêcher
que la bottine ne quitte la jambe .
Cette bottine ſupporte avec facilité le
poids du corps , & ſe prête à tous les mouvemens,
dont la jambe peut jouir. Ceci eſt
d'autant plus aiſé à ſentir , que l'organe
qui fert à ce mouvement, eſt conſervé dans
fon entier. Tous les muſcles jouiffent de
leurs actions; nul n'eſt gêné dans fonmouvement
; tout s'exécute avec la même
promptitude & la même facilité : enfin
rien n'eſt ſi ſurprenant que cette heureuſe
découverte.
M. Ravaton dit avoir fait cette amputation
le 5 Novembre 1757 , au nommé Fray ,
de la compagnie de Barbantane , au régi
ment de cavalerie de Schomberg, à l'occafion
d'un coup de feu , qui lui fracaffoit
lepied ,& ce Cavalier n'a pas voulu quit
Hv
178 MERCURE DE FRANCE:
ter le ſervice , & marche avec autant de
facilité que s'il avoit deux pieds.
J'ai l'honneur d'être , &c.
Le 20 Septembre 175.7.
L. M.
AOUST. 1758. 179
ARTICLE V.
SPECTACLES.
OPERA.
LE 18 Juillet , l'Académie Royale de
Muſique a remis au théâtre l'Opera d'Enée
& Lavinie, mieux exécuté& plus applaudi
que jamais. Le morceau de Didon au ſecond
acte& le monologue qui le précede ;
les deux ſcenes de Lavinie , l'une avec
Turnus , l'autre avec Enée. Les airs de
danſe& les choeurs des Bacchantes au troiſieme
; le Ballet des armes d'Enée au quatrieme
; celui des peuples Aériens au cinquieme
, font de nouvelles preuves que la
muſique Françoiſe eſt ſuſceptible de tous
les caracteres de peinture & d'expreſſion ,
lorſqu'elle eſt maniée par des Auteurs qui
ſçavent exprimer & peindre , & que fa
force ou ſa foibleſſe , ſon abondance ou ſa
ſtérilité , ſont dans le génie de celui qui
compoſe. :
Cet Opera avoit d'abord paru froid , &
il avoit dû le paroître. Le rôlede Lavinie, le
Hvj
180 MERCURE DE FRANCE.
ſeul qui ſoit en ſituation, n'a été bien ſenti
que lorſque Mlle Arnould l'a joué avec
cette intelligence , cette nobleſſe , ces graces
naturelles & touchantes dont le Public
eſt enchanté. Il eſt heureux qu'elle ait rifqué
ce que lui inſpiroit la nature avant
que d'être intimidée par tous les petits
préjugés de l'art. Modele en débutant ,
elle ranime la ſcene lyrique , & femble
communiquer fon ame à celles des Actrices
qui ont la modeſtie & le talent de
l'imiter. Mlle Arnould s'eſt ſurpaſſée ellemême
à la repriſe de Lavinie. Cependant
P'accueil le plus flatteur a été pour M.
Dauvergne : les applaudiſſemens unanimes
& redoublés pendant le cours du ſpectacle
&à la fin , ont affez marqué la prédilection
du Public pour ſa muſique , & l'impreſſion
toujours plus vive qu'elle faiſoit
fur les eſprits. Le ſentiment s'éclaire, &ne
ſe refroidit point ſur les ouvrages de génie;
& les ſuccès de M. Dauvergne font
faits pour aller en croiffant.
On va donner de lui un Ballet intitulé,
les Fêtes d'Euterpe , compoſé de trois entrées
; les paroles de la premiere fontprifes
dans les OEuvres de M. de Moncrif ,
la ſeconde eſt l'Aréthuſe de feu M. Dancher
avec quelques changemens , la troifieme
eft deM. Favard. On compte don
AOUST. 1758. 180
ner le 8 de ce mois la premiere repréſencation
de ce Ballet..
COMEDIE FRANÇOISE.
Le ſieur Deſprez a débuté dans Merope
Mélanide , Mahomet , les Dehors Trompeurs
, Andronic , Alzire , Rodogune , le
Glorieux , le Joueur , le François à Londres,
Oracle , Zénéide , & c. Le Public le voit
avec plaiſir. Il a de l'intelligence & du
feu ; mais rien ne peut effacer dans un
Acteur les vices naturels de l'organe. Ce
Débutant depuis quelques jours a été admis
à l'effai.
Le lundi 10 Juillet , on a donné le Pere
déſabusé , piece en un acte de M. Seroux.
D'abord le Public y a trouvé des longueurs
&quelques traits de reſſemblance avec
des pieces connues. Les corrections de
l'Auteur ont fait diſparoître ces défauts ,
& j'ai vu ſa piece favorablement reçue à la
ſeconde repréſentation. Cependant il a jugé
à propos de la retirer à la troiſieme.Voiei
quel en eſt le ſujer..
Geronte prévenu contre ſon fils Damon,
qu'il n'a jamais voulu voir par averfion
pour la mere , ſe trouve avec lui fans le
connoître. Le jeune homme gagne fon
12 MERCURE DE FRANCE.
amitié & ſa confiance. Gérente le conſulte
fur le moyen de déshériter ſon fils. Il lui
dit enſuite l'expédient qu'il a imaginé luimême
, c'eſt de ſe marier une ſeconde fois .
Il a jetté les yeux fur Julie , niece de MadameArgante
, dans la maiſon de laquelle
ſe paſſe la ſcene. Damon eſt amoureux de
Julie ; mais il n'eſt connu ni d'elle , ni de
ſa tante. Il s'eſt préſenté ſous le nom de
Valere , & a fait rechercher Julie au nom
de Damon , ſuppoſé abſent. Son pere le
charge de la diſpoſer à accepter ſa main.
Damon ne peut ſe refuſer à ſes inſtances ,
& dit à Julie , en préſence de ſon pere ,
quelques mots qui ſemblent l'inviter à
lui être favorable. Julie piquée de voir que
fon Amant lui parle pour un autre ,
déclare en faveur de Damon qu'elle ne
connoît pas. Le pere ſurpris & fâché de
la préférence accordée à ſon fils , defireroit
que Valere voulût & pût le ſupplanter.
Celui-ci , comme pour l'obliger , conſent
à cette tentative. Mais alors Madame
Argante & Julie ſçavent que Valere eſtDamon
lui-même. Sa propoſition eſt acceptée,
Géronte ſigne le contrat ; & Damon ſejette
aux genoux de ſon pere , qui lui pardonne.
Cette intrigue affez plaiſante par ellemême
, eſt égayée encore par la rencontre
d'un Frontin & d'une Lifette, qui ſe font
fe
AOUST. 1758. 183
épouſés il y a quelques années , & qui ne
ſe reconnoiſſent pas. Ce manque de vraiſemblance
a paffé au théâtre dans la ſcene
de Cléantis & de Strabon ; mais il eſt ici
plus frappant encore que dans Démocrite :
car Frontin qui eſt méconnu par ſa femme
, avoue qu'il vient d'être reconnu par
fon beau-pere , & c'eſt une circonstance
dont l'Auteur n'avoit pas beſoin. Frontin
s'eſt évadé avec la dot immédiatement
après le mariage. Il eſt actuellement Secretaire
de Damon , ſous le nom de Bonne-
Main. Lisette qui ne ſçait ce qu'eſt devenu
fon mari , confulte M. Bonne-Main, & lui
demande ſi elle peut ſe remarier ſans
la certitude d'être veuve. Elle lui conte
ſon hiſtoire ; d'abord l'Avocat condamne
le fugitif à être pendu ; mais au nom de
Frontin il ſe radoucit. Il profite de corte
circonftance pour interroger Lifette ſur ſa
conduite , & ſçavoir ſi elle a été fidelle.
Il n'eſt pas vraiſemblable qu'elle ſe croye
obligée de lui répondre ſur cet article ;
cependant elle lui répond , & même affez
ingénuement. Elle aime encore ſon perfide
; mais il y a quelque petite choſe
qu'elle n'avoue qu'à demi. Frontin déſolé ,
ſe retire ſans endemander davantage ; cependant
la reconnoiſſance & la réconciliation
ſe ſont faites derriere le théâtre , &
184 MERCURE DE FRANCE.
Lifette & Frontin ſont réunis au dénouement.
On voit qu'il y a du comique dans les
ſituations ; il y a auſſi de la vivacité &
de la gaieté dans le dialogue.
Le 16 , le ſieur Armand rétabli d'une
maladie douloureuſe , qui a privé le théâtre
pendant neuf mois de ce Comique
plein de gaieté , a reparu dans le rôle de
Dave , & le Public en a marqué ſa joie
par un applaudiſſement général.
On s'eſt plaint quelquefois que la Comédie
Françoiſe ſe négligeoir. Ce n'eſt pas
à préſent qu'elle mérite ce reproche. Il
n'eſt pas poſſible de ſuppléer aux nouveautés
qui lui manquent par une plus
grande variété , ni par un meilleur choix
de pieces anciennes.
COMÉDIE ITALIENNE.
LEE ſamedi 15 Juillet , on a donné pour
la premiere fois les Amours de Pſyché , Parodie
, ou plutôt imitation de l'acte de
Pſyché des Fêtes de Paphos. Le foible fucçès
de cette parodie , d'abord en quatre
actes , & qu'on a réduite aux deux derniers
, a été interrompu à la ſeconde repréſentation
, par l'indiſpoſition de l'Actrice
AOUST. 1758 . 185
qui jouoit le rôle de l'Amour. Le Public
veut avec raiſon qu'une parodie ſoit gaie
&plaiſante .
Le 20 , le ſieur & la Demoiſelle Déamicie
ont exécuté ſur ce théâtre gli raggiri
della femina ſcaltra , intermede Italien ,
fuivi desla Serva Padrona. L'ardeur du
Public pour ce Spectacle a bien fait voir
que le goût de la muſique Italienne ou
plutôt de la bonne muſique ( car elle eſt
de tous les pays ) n'étoit pas affoibli parmi
nous ; & ce qui prouve que ce goût
n'eſt point un fanatiſme , c'eſt que le premier
intermede , quoique nouveau , a été
peu applaudi , & que le ſecond, quoique
très- connu , a eu tout le charme de la
nouveauté. L'Actrice & l'Acteur ont réuffi
: l'une a de la fineffe & de la vivacité ;
l'autre une exprefflion très-bouffone , mais
trop chargée. On s'eſt plaint que la Chanreuſe
gâtoit des airs charmans en euxmêmes
, pour vouloir en exagérer l'expreffion.
Tel eſt l'Arriete , a Zerbina Penfarete
, &c. que la Demoiſelle Tonelli
chantoit fi naturellement .
186 MERCURE DE FRANCE.
OPERA COMIQUE.
CE Spectacle ſe reſſent de la mort de
ſon Poëte. Il n'a eu depuis fon ouverture
qu'une nouveauté , La Confidente ſans le
Sçavoir , encore a- t'elle été malheureuſe .
Mais on tâche d'y attirer le Public par des
Ballets agréables. Celui de la Foire de
Bezon eft un tableau très-amuſant.
AOUST. 1758. 187
SUPPLÉMENT
AUX NOUVELLES LITTÉRAIRES.
CLAUDE Hériſſant débite actuellement
un Livre qui a pour titre, Differtation phyfico
médicale , fur les cauſes de pluſieurs
maladies dangereuſes ,& fur les propriétés
d'une liqueur purgative & vulnéraire , qui
eſt une Pharmacopée preſqu'univerſelle ,
dédiée à S. A. E. & R. Madame l'Electrice
de Baviere , par Claude Chevalier , Conſeiller
-Médecin ordinaire du Roi, des cent
Suiſſes de la garde ordinaire du corps de
S. M. premier Médecin du corpsde S. A E.
&R. Madame l'Electrice de Baviere .
A Paris , rue neuve Notre - Dame , à
la croix d'or , 1758 , avec privilege du
Roi.
Le premier ſoin qu'on doit avoir, eſtde
conſerver la ſanté , & de la rétablir lorfqu'elle
eſt en déſordre. Le Livre ci-deſſus
annoncé , en contient les moyens ; il offre
un remede précieux , recherché , dont les
pratiques font aiſées , le prix modique , &
le ſuccès aſſuré. C'eſt l'ouvrage d'un habile
Médecin , conſommé dans la pratique,
18 MERCURE DE FRANCE.
&très connu par ſes talens. Toujours charitable
envers les pauvres , il confacre depuis
long temps ſes veilles & ſes travaux
au bien commun de la fociété , & à l'avantagede
ſapatrie. Sa réputation& fa grande
expérience lui attirent , à Paris , un concours
de malades de tous les pays , & il en
eſt peu qui ne trouvent chez lui les remedes
à leurs maux. Celui qu'il annonce
dans ce Livre eſt un des plus finguliers par
la variété de ſes effers , étant auſſi ſouverain
pour les maladies extérieures qu'intérieures
des hommes &des animaux. L'approbation
générale qu'a eu cet Ouvrage
auſſi tôt qu'il a paru , eſt dûe à la folidité
des principes qui y font établis ; & l'empreſſement
avec lequel on le demande ,
ſoit au dedans du royaume, ſoit au dehors,
eſt le fruit des guériſons fingulieres que
l'Auteur a opéré ſur tant de malades déſefpérés.
Les lettres qu'il reçoit tous les jours
de toutes fortes de perſonnes , & en particulier
des Médecins les plus célebres , font
bien voir que la jalouſie n'eſt pas effentiellement
attachée à leur profeffion , comme
les langues médiſantes le leur imputent.
Ces Maîtres de l'art ne ſe laſſent point de
publier les effets merveilleux des remedes
que ce Livre annonce , & qu'ils ont éprouvés
ſur eux-mêmes & ſur leurs malades.
AOUST . 1758. 189
Ce Livre qui a 225 pages , & dans lequel
on voit l'établiſſement d'une Maison de
ſanté pour les riches , n'eſt vendu que
24 f. broché , afin que tout le monde foit
à portée de l'avoir. Cutés , ſeigneurs de
paroiffe , peres de famille , habitans de la
campagne , en un mot tous ceux qui chériffent
la vie & la ſanté dans eux-mêmes ,
& que la tendreſſe ou la charité animent à
la conſerver dans les autres , trouveront
dans cetOuvrage les conſeils & les inftructions
les plus ſimples & les plus falutaires ,
& dans le remede , les ſecours les plus efficaces.
Mais il n'en n'eſt point , on peut le
dire , auxquels il foit plus néceſſaire
qu'aux gens de guerre , fur terre & fur
mer, ainſi qu'aux voyageurs . Privés ſouvent
dans leurs courſes des ſecours les plus eſſentiels
, & fans ceſſe expoſés àtoutes les intempéries
de l'air , au changement continuel
de nourriture , à la différence des climats
& des ſaiſons , ſources funeſtes de
tant de maux , n'ont-ils pas l'intérêt le
plus marqué à ſe munir également , & du
remede qui peut les garantir des maladies ,
ou faire diſparoître promptement celles
dont ils pourroient être attaqués , & du
Livre qui en contient les propriétés & la
manierede s'en ſervir ?
:
90 MERCURE DE FRANCE:
On trouve chez Giffart, Libraire à Paris,
rue Saint Jacques , à Sainte Théreſe , les
Ouvrages ſuivans , publiés à la Haye.
Dictionnaire Hiſtorique , ou Mémoires
Critiques & Littéraires , concernant la vie
&les ouvrages de divers Perſonnages diftingués
, particulièrement dans la République
des Lettres , par Profper Marchand,
à la Haye , chez Pierre de Hondt , 1758 .
Mémoires Militaires , fur les Grecs &
les Romains , où l'on a fidélement rétabli,
fur le texte de Polybe & des Tacticiens
Grecs & Latins , la plupart des ordres de
bataille & des grandes opérations de la
guerre , en les expliquant ſuivant les principes&
la pratique conſtante des Anciens ,
&en relevant les erreurs du Chevalier
Folard & des autres Commentateurs . On
y a joint une Diſſertation ſur l'attaque &
ladéfenſe des places des Anciens , la Traduction
d'Onozander , & celle de la Tactique
d'Arrien , & l'analyſe de la campagne
de Jules- Céſar , en Afrique , avec des notes
critiques &des obſervations militaires,
répandues dans tout le cours de l'Ouvrage,
qui eſt enrichi de quantité de plans & de
figures ſoigneuſement gravées , deux vol.
in-4°. par M. Guiſchardt , Capitaine au
bataillon de S. A. S. Monſeigneur le Marcgrave
de Bade Dourlach , au ſervice de
AOUST. 1758. 19f
L. HH. PP. les Seigneurs Etats-Généraux
des Provinces-Unies. A la Haye , chez
Pierre de Hondt , 1758 .
Eſſai ſur l'Histoire naturelle de la Mer
Adriatique, par M. Vitaliano Donati, Profeſſeur
à Turin , avec une Lettre du Docteur
Léonard Seſler , ſur une nouvelle efpece
de plante terrestre. A la Haye , chez
Pierre de Hondt , 1757 , in - 4°. 4 liv.
Le même Livre , en grand papier , avec
des eſtampes enluminées d'après nature,
15 liv. 15 f.
ADDITION
A L'ARTICLE DES BEAUX-ARTS.
ILL paroît une nouvelle Carte de M. d'And
ville , de l'Académie royale des Belles-
Lettres. Elle repréſente la France, Allema
gne, l'Italie , l'Espagne , les ifles Britanniques
; & comme cette Carte eſt de deux
grandes feuilles aſſemblées , chacun de ces
objets s'y trouve auſſi amplement figuré
que dans la grandeur d'une feuille ordi
naire d'Atlas. On la trouve chez l'Auteur
aux galeries du Louvre,
192 MERCURE DE FRANCE.
Le ſieur le Rouge vient de publier une
très bonne Carte de la baiſe Luface , d'une
grande feuille , levée nouvellement par les
Ingénieurs Saxons. Cette Carte a été gravée
par P. Schenk , en quatre feuilles , en
Hollande . Le Kouge la réduit en une
feuille , avec le même détail. Plus , un
Plan exact de la ville de Duffeldorff, le
Plan de Saint- Malo & des environs. Prix,
24 f. la feuille.A Paris , rue des grands Au-
*guſtins .
2
ARTICLE VI.
AOUST. 1758. 195
ARTICLE VI.
NOUVELLES ÉTRANGERES
M.
DU NORD.
DE VARSOVIE , le 25 Juin.
leMarquisde Monteil , ci -devant Miniſtre
Plénipotentiaire de S. M. T. C. auprès de l'Electeur
de Cologne , a été nommé pour venir remplacer
ici , en qualité d'Envoyé Extraordinaire & de Miniſtre
Plénipotentiaire , M. le Comte de Broglie ,
qui eſt allé ſervir à l'armée de France.
On a cu avis que le Major Général Ruſſien
Demicku, ayant été détaché le 19 Juin , de Konitz
par le Comte de Romanzoff avec un corps
de Troupes , étoit arrivé le 20 au ſoir près de
Ratzembourg , & qu'y ayant trouvé un Parti de
Huſſards Pruffiens ,il l'avoit fait attaquer par cinq
cens Coſaques foutenus par quelques Eſcadrons
de Huſſards ; que les Coſaques avoient d'abord
diſperſé l'ennemi qui avoit laiſſé vingt morts ſur
laplace; qu'on avoit fait ſur lui trente deux priſonniers;
qu'enfin le reſte avoit pris la fuite , &
qu'il avoit été pourſuivi juſqu'au nouveau Stettin.
DE STOCKOLM , le 24 Juin.
On équipe actuellement en ce Port pluſieurs.
Galeres deſtinées à tranſporter en Pomeranie les
I
194 MERCURE DE FRANCE.
munitions & les proviſions néceſſaires pour l'armée
Suédoiſe..
Nous apprenons de Gottenbourg , que le 8 de
Juin, entre cinq & fix heures du foir , le feu prit
à la fonderie de canons qui étoit dans la citadelle
de cette ville , & que le bâtiment a ſauté en l'air .
Il y a péri ſept hommes avec un Officier , & deux
foldats d'Artillerie ont été dangereuſement bleſſés
àquelque diſtance. Le fracas des grenades & des
bombes qui étoient chargées , a duré près de deux
heures. Voilà le ſecond accident de cette nature
que nous effuyons , ce qui fait ſoupçonner que ce
n'eſt point l'effet du hazard.
ALLEMAGN Ε.
DE STRALSUND , le 2 Juillet,
Depuis le 26 Juin, les Pruſſiens ont évacué la
Pomeranie Suédoiſe. Actuellement leur arrieregarde
eſt au-delà de la Peene , à un quart de lieue
de Loitz , & le reſte de leur armée campe entre
Paſſewalk & Prentzlow.
Un détachement de Cavalerie &d'Infanterie de
l'armée Suédoiſe eſt parti le premier Juillet , pour
déloger deux Bataillons Prufſiens poſtés à Swine
& à Peenemunde,&pour attaquer leur arrieregarde.
L'armée Suédoiſe ſera bientôt entiérement rafſemblée
& en état d'aller en avant. Elle ſe renforce
de jour en jour par l'arrivée des Troupes qui
étoient dans l'Ile de Rugen , & de celles qui viennent
de Carlſcroon, dont pluſieurs Corps joignent
ſucceſſivement. Les Huſſards Suédois ont déja été
àDemmin.
AOUST . 1738. 195
DE VIENNE , le 22 Juillet.
On apprendde Moravie que le Comte de Daun
pourſuit vivement les Prufſiens avec toute ſon armée.
Leur tetraite a été ſi précipitée qu'ils ont
abandonné leurs malades & leurs bleſſés , qui font
en très-grand nombre..
Tous les avis que nous recevons ne font que
confirmer la perte que l'ennemi ne pouvoit jamais
évites en ſe retirant, à la vue d'une armée nombreuſe
& fort ſupérieure , par des montagnes &
des défilés. On prétend que la nuit du 2 Juillet ,
on a fait ſur les Pruſſiens près de fix mille prifonniers
; que le Général Putkammer a été pris avec
ſept cens Fufiliers & trois cens Grenadiers ; qu'un
Corps de dix mille hommes eſt entiérement coupé;
que les ennemis ont encloué 60 pieces de leur
canon; que ladéſertion occaſionnée par cette retraite
, n'eſt pas concevable ; qu'enfin ils font les
plus grands efforts , pour gagner promptement le
Comté de Glatz , mais que les Croates & les Pandoures
font des marches forcées , pour tomber ſur
eux partout où ils peuvent les joindre , & qu'un
Corps de trois mille Croates , qui a fait en dix
heures neufmilles d'Allemagne , est allé ſe poſter
àReinertz , pour leur couper les paſſages.
D'OLMULTZ en Moravie , le 12 Juillet.
Il vint de tous côtés le 6 de ce moi des avis concernant
la marche des Pruſſiens , & l'on apprit
qu'une de leurs colonnes ſe portoit ſur Konitz &
Kornitz , que leur Quartier Général étoit ce jourlà
à Mariſch-Tribau ; qu'une autre colonne de
treize à quatorze mille hommes , aux ordres du
1 ij
196 MERCURE DE FRANCE.
Général Fouquet , marchoit ſur Muglitz par Lit
tau & Auffée , & que cette colonne emmenoit
l'artillerie qui avoit fervi au ſiege.
La pourſuite des ennemis ſe fait en cet ordre.
Le Baron de Bucow , Général de Cavalerie , cotoye
toujours le Roi de Pruffe par ſon flanc gauche,
& il a pris pour cet effet poſte à Oppatowitz . Il a
envoyé à Zwittau & à Schonhengſt quelques Détachemens
de Croates , pour faire des abbatis , &
rendre les chemins de ce côté-là le plus impraticables
qu'il feroit poſſible. La ſeconde colonne eſt
obſervée par le Général de Laudon , qui s'eſt porté
juſqu'àHohenſtadt. Le GénéralComte de Saint-
Ignon est attaché à cette même colonne , & il s'eſt
avancé juſqu'à Bladendorff, où marche auſſi le
Général de Ziskowitz .
De fon côté , le Comte de Daun s'eſt diſpoſé
fur le champ à ſuivre l'ennemi avec toute l'armée.
Dès le même jour 3 , il fit jetter quatre ponts ſur
la Morave , où paſſerent le Corps des Grenadiers
& celui des Carabiniers Impériaux , qui vinrent
enfuite camper ſur les hauteurs de Khrenau. Le 4.
toute l'armée repaſſa la Morave en pluſieurs colonnes
, & elle entra vers le midi dans le camp
deDrahonitz .
Les Proffiens forcent tellement leurs marches,
que nos Détachemens ont beaucoup de peine à
lesjoindre. Cependant leGénéral de Laudon a atteint
leur arriere-garde avec ſes Troupes légeres ;
il leur a déja tué& bleſſé beaucoup de monde
il leur a même enlevé pluſieurs charriots , & il
les pourſuit avec une activité extraordinaire.
,
Le 9 de Juillet , le quartier général du Maréchal
de Daun étoit à Hara , près de Politſchan , &
fon avant-garde à Proſetch. Il continue avec ate
tention de ſuivre la marche des Prufſiens .
1.1
ز
AOUST. 17.58.197
L'entrée du Roi de Pruſſe en Moravie lui coû
te environ quinze mille hommes , dont il a
perdu fix mille au fiége de cette Place , quatre
mille hommes de ſes meilleures Troupes à la
défaite du convoi , & cinq mille déſerteurs , ſans
compter tout ce qu'il perd dans ſa retraite.
DE BRESLAW , les Juillet.
L'approche des Ruſſiens nous eſt confirmée par
tous les avis qui nous viennent des frontieres de
cette Province. Le Corps de Troupes commandé
par leGénéral Browne étoit le 28 du mois de Juin
àLiſſa& à Frauſtadt , & il s'avance à grandesjournées
vers l'Oder.
DE HAMBOURG , le 3 Juillet .
L'Armée du Général Fermer a dirigé ſa marche
fur Konitz , Tauchel & Friedland , ce qui le conduit
directement dans la nouvelle Marche. Les
Troupes légeres de cette armée ont pénétrée dans
laPomeraniePruſſienne par Tempelbourg & Beerwalde.
Quelques lettres de Lithuanie marquent , qu'un
troiſieme Corps de Troupes Ruſſiennes , compofé
de trente mille hommes , eſt encore en marche
pour ſe joindre à l'une des deux armées , qui s'avancent
dans les Etats de Pruffe .
On vient d'apprendre que la Reine& la Famille
Royale de Pruſſe ſont parties de Berlin pour ſe
rendre àMagdebourg : ainſi les Ruſſiens ſont peutêtre
à préſent maîtres de Berlin.
I iij
198 MERCURE DE FRANCE:
Du Camp de l'Armée combinée à Saatz en
Boheme ,le 6 Juillet.
:
On apprit hier ici que le Baron de Dombale,
Lieutenant-Général , s'étoit mis le 26 Juin en marche
de Bamberg , pour entrer dans le Voigtland
&de- là en Saxe. Le général Comte Eſterhazy a
pouffé il y a quelques jours un fort détachement
aux ordres du Général Luzinsky, juſqu'à Oelſnitz,
d'où nos patrouilles vont fort près de Zwickau.
Suivant leur rapport , le Général Memplatz commande
en cette Ville , qui eſt occupée par un
Corps d'Infanterie , tandis qu'un Corps de Cavale.
rie eſt poſté ſur les derrieres , qui aboutiſſent au
grand chemin de Chemnitz.
Le Corps commandé par le Baron de Dombale,
eſt entré le premier de Juillet dans le camp de
Monichberg , en fort bon état , & bien pourvu
d'artillerie. Il a pouffé ſon avant-garde à Hoff,
&des poſtes à Lobenstein ; il a auſſi porté fur
Konigshoff un gros détachement de Haffards ,
pour éclairerde tous côtés les mouvemens des ennemis
, & s'oppoſer à leurs courſes.
Par les derniers avis de la Saxe on eſt informé
que le Prince Henry occupe encore avec ſon armée
le camp de Tſchoppau , & que fon quartier
général eſtdans le village de Gorna ; qu'il s'aſſemble
un gras corps de ſes troupes à Annaberg , d'où
les Prufliens,font courir le bruit qu'ils vont péné
trer en force en Boheme ; que cependant le camp
de Tſchoppau eft extrêmement fortifié ; qu'il y a
partout entre deux régimens une batterie de huit
canons , & quarante-deux groſſes pieces d'artillerie
à la réſerve ; que derriere ce camp les Pruffiens
ontjetté deux ponts ſur la riviere de Tſchoppau ,
AOUST. 1758. 199
đu côté de Waldkirckin & d'Henerſdorff; qu'ils
forment à Chemnitz un gros magaſin , & qu'enfin
le Prince Henry a fait marquer deux camps , l'un
àCheinzenback , l'autre à Wolchenſtein .
L'armée combinée doit dans deux jours fe met
tre en marche pour entrer en Saxe.
Si l'on en croit les déſerteurs qui nous viennent
de Siléfie , les Ruſſiens font fort près du grand
Glogau. Il y a déja eu une action entre l'avantgarde
de leur armée & les troupes de la garnifon
de Landshut, qui étoient forties de cette ville pour
efcorterunconvoi: on prétend que les Ruffiens
en ont détruit une partie , & enlevé l'autre.
DE DRESDE, le 30 Juin.
Nous apprenons que le Prince Henry a rappellé
la Garniſon de Léipfick , & qu'il n'a laiſſé dans
cette Ville que le Régiment de Saldern, avec quelques
centaines de malades.
11 part d'ici tous les jours une grande quantité
d'avoine pour le camp du Prince à Chemnitz ; les
Etats du Cercle de Miſnie ont fourni pour la tranfporter
cinq cens chariots , tous attelés de quatre
chevaux , qu'on a exigés d'eux par les voies dont
ufent ordinairement les Pruſſiens. Dans tous les
endroits de ce Cercle , qui n'ont pas fourni leurs
recrues , on enleve les jeunes gens de tout âge , &
l'on arrête les parens de ceux qui ont déferté du
ſervice Pruſſien. Le Cercle des montagnes eſt auſſi
tenu d'entretenir cinq cens charriots à quatre chevaux
pour le ſervice journalier du camp.
Le Quartier Général du Prince Henry eſt maintenant
à Gornau , entre Tichoppau & le pont de
Farbenbrukke. Ce Prince vient de détacher quatre
Bataillons pour garder le poſte de Freyberg ;
I iv
200 MERCURE DE FRANCE.
le reſte de ſes Troupes cantonne le long des frontieres
entre la Boheme & le Cercle des montagnes.
DE STRASBOURG , le II Juillet .
Trois Bataillons tirés des Régimens Saxons du
Prince Frederic , des Grenadiers du Roi & du
Prince Xavier , ſont attendus ici le 12, le 14 & le
17 de Juillet. Le 7, les Régimens des Gardes , du
Prince Joſeph , du Prince Clément & du Comtede
Brulh , entrerent en garniſon à Landau. Les Régimens
de Lubomirski & de Mundewitz, font entrés
hier à Weiſſembourg , & le 18 les Régimens du
Prince Maximilien, de Rochau & de Gotha, feront
rendus àHaguenau.
ESPAGNE.
DE LISBONNE , le 13 Juin.
Par un Arrêt du Roi qui a été publié ici le 2 de
ce mois , il eſt ordonné que cette Ville ſera rebâtie
dans l'eſpace de cinq années. Chaque Propriétaire
ſera tenu de faire reconstruire ſa maiſon ſuivant le
Plan qui a été arrêté au Conſeil , & ceux qui ne ſe
trouveront point en état de rebâtir , vendront leur
terrein à d'autres particuliers ou au Roi. Le terrein
qui ſera pris pour les rues qu'on élargira ou
que l'on fera obligé de percer , ſera payé aux Propriétaires
par ceux dont la ſituation en deviendra
plus avantageuſe;mais celui qui ſera employé pour
les Places publiques ſera payé par le Roi.
,
Le lendemain de cette publication , à deux heures
trois quarts du matin une nouvelle ſecouſſe
aſſez forte & précédée d'un bruit ſouterrein , ſe fit
ſentir dans tous les quartiers de la Ville .
AOUST. 1758 . 201
ITALI E.
DE LIVOURNE , le 24 Juin.
Un Corſaire Anglois s'empara dans le mois der
nier du Saint-Jean , Navire François de Marſeille
qui revenoitdu Levant. Les Négocians de cette
Ville , intéreſſés à la cargaiſon de ce Navire , au
premier avis de ſa priſe , dépêcherent à la hauteur
de ce Port où il devoit être conduit , deux Chaloupes
armées. Auſſi- tôt que ces Chaloupes eurent
apperçu le Corſaire , elles arborerent , l'une Pavillon
Algérien , l'autre Pavillon Eſpagnol , & elles
feignirent de ſe battre , en s'approchant toujours
du Navire Anglois. Lorſqu'elles ſe trouverent à
portée , vingt- cinq hommes de l'équipage de la
prétendue Chaloupe Eſpagnole y monterent; l'autre
Chaloupe forçant de voiles aborda preſque en
même temps l'Armateur ; il fut pris de cette maniere
, & emmené du côté de Gênes avec le Bâtiment
dont il s'étoit emparé.
DE ROME , le 9 Juillet.
ACiterna , dans les Etats de l'Eglife , le Peuple
apris les armes & s'eſt ſoulevé contre le Gouverneur
; mais cette émeute populaire doit être
actuellement appaiſée. Il y en a eu une pareille à
Citta-di-Caſtello , ſur le Tibre, contre les Sbirre's
& leur Commandant. Les mutins armés , ayant
conduit deux pieces de canon devant le Palais du
Gouverneur , à qui pourtant ils n'en vouloient
point, font ǎ bout de chaffer de laVille&
le Commandant & les Sbirres. Ces fortes d'émeutes
ſont affez fréquentes pendant la vacance du
venus
Iv
202 MERCURE DE FRANCE.
1
Saint Siége : le Pape élu , tout rentre dans l'ordre..
On avoit redoublé les prieres dans toutes les
Eglifes de cette Capitale , pour la prompte élection
d'un Pontife , lorſque le Jeudi 6 Juillet , vers
les huit heures du ſoir , les Cardinaux ayant procédé
au ſcrutin dans la Chapelle Sixtine , Charles
Rezzonico, Vénitien,Cardinal du Titre de S. Marc,
Evêque de Padoue , Créature du Pape Clement
XII , fut élu par le concours d'autant de voix qu'il
y avoit de Cardinaux au Conclave. Le nouveau
Pontife prit auffi- tôt le nom de Clement XIII. Sa
Sainteté ayant enſuite été revêtue des habits Pontificaux,
fut portée dans un fauteuil ſur les marchess
del'Autel , ou Elle reçut les adorations & les hommages
des Cardinaux. L'Anneau du Pécheur lui fut
préſenté par leCardinal Camerlingue,& le S. Pere
le remit au Premier Maître des Cérémonies ,
pour y faire graver le nom de Clement XIII.
A huit heures & demie , le Cardinal Albani
premier Diacre , étant précédé de la Croix ,
ſe rendit à la grande loge ſous le Portique de
Saint Pierre , où il publia à haute voix l'exaltation
du Pontife . A cette nouvelle toute la Ville fut
remplie de joie , & le ſon des cloches l'eut bien--
tôt répandue de tous les côtés. Vers les neuf heures,
le Saint Pere revint à la Chapelle Sixtine& les
Cardinaux revêtus de la pourpre ſacrée , firent ladeuxieme
adoration . De-là , le Pape porté dans un
fauteuil&entouré de la Garde Suiffe , fut conduit
en proceſſion à Saint Pierre par les Cardinaux , le
Gouverneur de Rome , le Connétable Colonne ,.
Prince du Trône , le Duc de Guadagnuolo , Maî
de l'Hoſpice Sacré , l'Ambaſſadeur de Bologne, les
Confervateurs & le Prieur du Peuple Romain
toute la Prélature , & une grande partie de la Nobleſſe,
au milieudes acclamations d'une foule pro--
*
AOUST. 1758. 203
digieuſe de peuple. Après que le Saint Pere eut
fait ſa prieredevant le Saint Sacrement & à l'Autel
de la Confeffion , on chanta le Te Deum , & on
lui fit la troiſieme adoration. Le Pape donna la
premiere Bénédiction folemnelle au peuple , & enfuite
fut porté dans ſa chaiſe à ſon appartement du
Vatican.
La vacance du Saint Siége a duré ſoixante - cinq
jours , & le Conclave cinquante- trois .
GRANDE BRETAGNE.
DE LONDRES, le 16 Juillet.
On va faire embarquer pour Embdem quatre
Compagnies d'anciennes Troupes qui remplaceront
le Régiment Anglois de Brudenell , actuellement
engarnison dans cette Place , & que l'on envoye
à l'armée d'Hanovre.
Suivant l'état remis au Parlement dans la derniere
ſéance,nos dettes nationales montoient le 11
Janvier dernier à ſoixante- dix- ſept millions ſeptcens
quatre-vingt mille trois cens quatre-vingtfix
livres ſterlings. Elles ont été augmentées depuis
decinq millions de livres , pour les dépenſes extraordinaires
de cette campagne. Ainfielles montent
actuellement à quatre-vingt-deux millions
fept cens quatre-vingt mille trois cens quatrevingt-
fix livres ſterlings , le tout non compris less
dettes de la Marine qui font ſeules un objet d'enron
deux millions de livres ſterlings .
Il paroît décidé que la Cour ne fera paſſer en
Allemagne que dix mille hommes , au lieu de
trente ou de vingt mille qu'on s'étoit d'abord propoſé
de joindre à l'armée d'Hanovre
Lecommandement de ces troupes é tant deſtiné
I vj
204 MERCURE DE FRANCE.
au Duc de Marlborough , on croit que le Comte
d'Ancram commandera celles qu'on a deſſein de
renvoyer ſur les côtes de France. On aſſure même
que le Prince Edouard Augufte , frere du Prince
de Galles , a obtenu de Sa Majesté la permiſſion
d'aller ſervir , en qualité de volontaire , dans l'expédition
qu'on doit tenter de nouveau ſur ces mêmes
côtes , & qu'il s'embarquera ſur la flotte du
Chefd'eſcadre Howe.
Les Tribunaux de l'Amirauté , établis dans nos
Iſles de l'Amérique , ont pris le parti , pour abréger
les procédures, de déclarer de bonne priſe tous
les vaiſſeaux Hollandois qu'on trouve munis de
permiffions données par les François. Ces permiffions
, ſuivant leur Jurisprudence , naturaliſent les
vaiſſeaux , & les rendent ſujets à confiſcation ,
comme s'ils appartenoient véritablement à l'ennemi.
La pêche de la Baleine a mal réuſſi cette année
dans les mers du Nord. Six vaiſſeaux Hollandois ,
& cinq des nôtres , y ont péri ; pluſieurs autres ont
beaucoup fouffert , & quelques-uns auront de la
peine à ſe dégager des glaces.
Notre commerce du Nord commence à ſe reſſentir
de la méſintelligence ſurvenue entre cette
Cour & celle de Suede. Aux priſes que nos Corſaires
ont faites de pluſieurs Navires Suédois , qui
n'ont point été reſtitués , on oppoſe ici le refus
que la Cour de Suede a fait d'admettre, en qualité
deMiniſtre , le Chevalier Goodrick, envoyé par le
Roi pour réſider à Stockolm. Mais dans un Mémoire
que le ſieur Wynants , Secretaire de Légation
de Suede , préſenta au Roi , avant que de ſe
retirer , on obſerve que le Chevalier Goodrick
ayant pris ſa route par Breſlaw , & ayant eu pluſieurs
conférences avec les ennemis des Puiſſances
AOUST. 1758 . 109
auxquelles eſt alliée la Suede , il étoit devenu juftement
ſuſpect ; que d'ailleurs , pendant tout le
temps que le ſieur Goodrick avoit mis au voyage
de Suede, la Cour de Londres avoit gardé le filence
ſur la miffion de ſon Miniſtre , & qu'on n'avoit
été inſtruit de ſa deſtination à Stockholm que par
des voies indirectes ; qu'au reſte , outre ces motifs
d'excluſion , ſuffiſamment juſtifiés par les circonftances,
le refus de ſa Majesté Suédoiſe étoit fondé
ſur le droit que tous les Souverains ont à cet
égard, & fur l'exemple qu'en a donné la Cour de
Londres à l'occaſion d'un Miniftre nommé il y a
quelques années par le Roi de Suede , & qu'elle
ne voulut point recevoir , quoique le cas fut bien
différent de celui qui ſe préſente aujourd'hui.
:
PAYS - BAS.
D'AMSTERDAM , le II Juillet.
DesCorſaires Anglois ayant rencontré dans la
traverſée de Rouen à Rotterdam , le Vaiſſeau du
Capitaine Hollandois Warner Pieters qui avoit
àbord les équipages & quelques domeſtiques de
l'Ambaſſadeur nommé par le Roi d'Eſpagne pour
réſider à la Cour de Danemarck , ils n'ont reſpecté
ni la neutralité du Vaiſſeau ni celle des paſſagers
qu'il portoit. Ils ont volé pour plus de vingt mille
écus d'effets appartenans à l'Ambaſſadeur , ont mis
en pieces & ont jetté à la mer fon carroffe , un
autel & des ornemens d'Eglife , ont maltraité ſes
domeſtiques , & leur ont jetté au viſage les hofties
que contenoient les vaſes ſacrés.
206 MERCURE DE FRANCE.
(
FRANCE.
Nouvelles de la Cour , de Paris , &c.
La Frégate du Roi la Comete , partie de l'iſſe
Royale le 10 Juin , eſt arrivée au Port Louis le 27
du même mois. Elle a apporté les nouvelles ſuivantes.
Depuis les dernieres , qui ont annoncé l'en.
trée des deux Diviſions du Marquis Deſgouttes &
du ſieur Beauffier , il eſt arrivé dans cette Ile plufieurs
Vaiſſeaux du Roi & Bâtimens Marchands
ſçavoir , trois Navires de Saint- Malo , le 14 Mai ;
la Frégate l'Echo , le 27 ; le Vaiſſeau le Bizarre &
la Frégate l'Aréthuſe , le 30. Tous ces Bâtimens
étoient chargés de munitions & de vivres pour la
Colonie.
Les quatre Vaiſſeaux de la Diviſion du ſieurDuchaffault
, qui y tranſportoient le Bataillon de
Cambis, font arrivés en même-temps au Port Dauphin
avec le Vaiſſeau de la Compagnie des Indes
le Brillant. Le Bataillon deCambis s'eſt rendu dans
Louiſbourg.
Le premier Juin la Flotte Angloiſe s'étant montréedans
la Baye de Gabarus , au nombre de cent
treize Voiles , on a renforcé les poſtes de la côte.
Le 8 , à quatre heures du matin , les Anglois ont
commencé leur attaque du côté de la Cormorandiere
avec un grand nombre de bateaux plats chargés
de Troupes ,& des Frégates pour les foutenir.
Ilsyont eſſuyé un feu ſi vif , qu'ils ont perdu mille
àdouze cens hommes ; mais dans le temps qu'on
étoit occupé à empêcher leur deſcente , une par
AOUST. 1758 . 207
tiede leurs Berges s'eſt réfugiée au pied des rochers
eſcarpés ſur la droite de la Cormorandiere ,,
dans un endroit qui avoit paru inacceffible. Les
Anglois ayant trouvé moyen de grimper ſur le
fommet , n'ont été apperçus que lorſqu'ils ſe ſont
trouvés en force. Nos Troupes , après avoir réſiſté
autant qu'elles ont pu , ſe ſont retirées dans la Place
, où l'on ſe prépare à une vigoureuſe défenſe ,
yayant en abondance des munitions de guerre &
des provifions de bouche, Nous avons perdu dans
l'attaque du 8 , les ſieurs Delanglade , Capitaine
des Grenadiers du Bataillon de Bourgogne ; Romainville
, Soulieutenant de lamême Compagnie ; -
Beleſta , Capitaine des Grenadiers du Bataillon
d'Artois , & Savary , Soulieutenant de la même
Compagnie ; un Lieutenant des Volontaires Etrangers
; trois Officiers bleſſés , & environ cent cinquante
Soldats de tous les Corps tués , bleſlés , ou
faitspriſonniers.
Les Vaiſſeaux de guerre ſont toujours maîtres
du Port , que les ennemis n'ont point tenté de
forcer.
Le fieur de Boishebert , Officier de Canada ,
étoit attendu à l'Iſle Royale avec un détachement
des Troupes de Quebec , de Canadiens & de Sauvages.
Le Vaiſſeau du Roi le Formidable. , commandé
par le Comte de Blenac , Chef d'Eſcadre des Armées
Navales, eſt rentré à Breſt.
On a appris par un courier extraordinaire dépêché
le 6 de ce mois par l'Evêque Duc de Laon ,
Ambaſſadeur Extraordinaire du Roi auprès du Saint
Siege , que le même jour le Cardinal Rezzonico.
avoit été elu Pape, & avoit pris le nom de Clément
XIII. On a auſſi reçu la nouvelle que le nouveaus
Pape avoit choiſi pour Secrétaire d'Etat le Cardi
20S MERCURE DE FRANCE.
nal Archinto , qui exerçoit le même emploi ſous
le précédent Pontificat .
Il paroît une Ordonnance du Roi rendue le 10
de ce mois , par laquelle il eſt permis aux Soldats
qui ont déſerté avant le premier Février 1757 , de
s'engager indiſtinctement dans toutes les Troupes
de Sa Majesté , pour jouir de l'Amniſtie qu'il lui a
plu d'accorder par ſon Ordonnance du 20 Avril
de l'année derniere.
Dans le combat du 23 Juin dernier , M. de
Bullioud, âgé de dix-huit ans, Cornette de la Compagnie
de Saint-André dans la Brigade de Bovet ,
du Régiment des Carabiniers , après avoir forcé la
ligne d'Infanterie des ennemis , portant toujours
fon étendard , rallia quelques Carabiniers & des
Maréchaux des Logis , attaqua une batterie que
les ennemis préparoient , coupa les traits des chevaux
, tua pluſieurs Canonniers , & voyant de
l'impoſſibilité à regagner l'Armée du Roi , prit
le parti d'aller en avant par derriere les lignes de
Parmée ennemie , où il fit prifonnier un Colonel
Hanovrien. Il traverſa les marais de la Niers , gagna
Gladbec , petite Ville à quatre lieues de Crévelt
,& ſe trouvant obligé d'y paſſer la nuit , il en
fit fermer & garder les portes , & en partit le lendemain
à la pointe du jour. Après avoir fait un
grand tour , il arriva au camp de Neuff à deux
heures après-midi , & ſe préſenta au ſieur de Bovet
avec un Maréchal des Logis & vingt- cinq Carabiniers
, dont huit bleſſes & avec l'Etendard qu'il
a rapporté à ſa brigade.
Le Roi , en conſidération de l'intelligence , de
la valeur & de la bonne conduite de cejeune Officier
, lui a donné la Croix de Saint Louis & un
Brevet de Capitaine Réformé , à la fuite des Carab
iniers.
1
AOUST . 1758 . 209
M. le Comte de Clermont s'étant démis le huit.
Juillet , du commandement de l'armée , le Roi l'a
donné à M. le Marquis de Contades.
Duſſeldorp a capitulé par ordre exprès de l'Electeur
Palatin , & les Hanovriens y font entrés
le neuf.
Les Lettres du camp de Froviller , en date du
20 de Juillet , marquent que le Prince Ferdinand
deBrunswick eſt toujours campé près de Neuff ,
&que notre armée n'a point changé de poſition.
M. le Marquis de Contades fait conftruire un ſecond
pont près de Cologne. Il étoit campé à
Mungerdorff dans la plaine de Cologne , lorſqu'il
apprit par les Détachemens qu'il avoit ſur la riviere
d'Erff, que le Prince Ferdinand avoit fait un
mouvement pour ſe porter en avant , & qu'il avoit
établi ſon Quartier général à Greveenbrock : il prit
la réſolution de faire marcher l'armée le 1 3 Juiller,
& vint camper à Gleſſeen. Il y fut informé que le
Prince Ferdinand avoit fait paſſer la riviere d'Erff
à ſon armée , ſur pluſieurs ponts , à Greveenbrock
même & au- deſſus , ce qui fit prendre à M. le Marquis
de Contades le parti de marcher le 14 dès la
pointedu jour ſur les hauteurs de Bedbourg , pour
prévenir le Prince Ferdinand. Son avant-garde y
trouvacelle des ennemis qu'elle repouſla ; le reſte
de l'armée qui ſuivoit de près ſur ſept colonnes ,
ſe mit en bataille preſqu'en préſence de celle du
Prince Ferdinand. M. le Marquis de Contades fit
toutes les diſpoſitions néceſſaires pour attaquer
l'ennemi ; mais ce Prince n'oſant pas s'expoſer au
riſque d'une action générale , avoit repaſſé l'Erff
vers les onze heures du ſoir ſur pluſieurs ponts ,
qu'il a fait rompre après ſon paſſage avec tant de
précipitation , qu'il a abandonné une piece de canon
de 18 liv. de balles, L'ennemi s'eſt replié du
210 MERCURE DE FRANCE.
côté de Neuff , ayant la riviere d'Erff devant lui.
M. leMarquisdeContades ſediſpoſe de le ſuivre ,
à la grande fatisfaction de toute l'armée qui brûle
du deſir de combattre. On a reçu avis par l'extrait
d'une lettre de l'armée du Prince de Soubiſe , de
Groos-Lenden , « que ce Prince'a raſſemb é toute
> ſon armée à Freidberg le 12 & le 14 Juillet. Elle a
>> marché en cantonnant , tant à cauſe du mauvais
>> temps que pour la facilité des ſubſiſtances ,jul-
>> qu'au 16 qu'elle eſt venue camper ici. M. le Duc
>> de Broglie commandoit l'avant-garde , & avoit
>> fait marcher en avant un gros Détachement de
> Royal-Naffau & des Troupes de Fiſcher . Nous
>> y avons appris que les ennemis , qui avoient pa-
>> ru vouloir défendre la Fortereſſe de Marburg ,
>> ont cependant pris le parti de l'abandonner au
>> moment que la troupe de Fiſcher ſe diſpoſoit à
>>> l'eſcalader . On a trouvé dans le Château uue'
>> grande quantité de fourrages & d'autres muni-
>> tions,& beaucoup d'artillerie. L'armée n'arrive-
>>ra à Marburg que dans deux jours , d'où elle ſe
> mettra promptement en marche pour Caffel.
>>On ne sçauroit exprimer la bonne volonté &
>> l'ardeur des Troupes » .
M. le Ducde Broglie occupa le 16 JuilletMarpurg
avec l'avant-garde qu'il commande. Cette
Ville eſt une des plus conſidérables de la Heſſe ;
elle est fortifiée , elle a un Château , un-beau Palais
où le Landgrave fait ſouvent ſa réſidence,une
Univerſité , un Hôtel de Ville magnifique & une
belle Place :elle eſt ſituée ſur la Lohn dans un
pays fort agréable. M. le Prince de Soubiſe , informé
de l'état &de la poſition des ennemis , prit
la réſolution de joindre le 18 à Marburg le Corps
de M. le Duc de Broglie. Les ennemis avoient un
camp de cinq à fix mille hommes à Birgel , & ils
AOUST. 1758. 21 F
occupoient le pofte de Kirchayn ſur la riviere de
Lohn. M. le Prince de Soubife fit ſes diſpoſitions
pour les en déloger. Il fit avancer dix Bataillons
&quatre Eſcadrons aux ordres de M. le Marquis
du Meſnil , Lieutenant-Général , près d'Hombourg
, Châ eau ſitué ſur la même riviere; il dé
tacha M. le Marquis de Crillon , LieutenantG- énéral
, à la tête de ſeize Bataillons & de quatre
Eſcadrons , dans les environs d'Allendorff, Ville
remarquable par ſes Salines ſur la Werre , & M.
le Marquis Deffalles , Maréchal de Camp , près
d'Ebſdorff, avec quatre Bataillons & quatre Eſcadrons.
Le 19 , ces trois Corps ont féjourné dans
ces différens Poftes , & le 20 toute Parmée s'eſt
raſſemblée au poſte de Kirchayn , que les ennemis
avoient abandonné à notre approche , pour ſe retirer
à Guifelberg ſur le grand chemin de Caffel.
Oncompte que l'avant-garde de cette armée fera
rendue le 23 à Caffel. L'allarme eſt grande dans
le Pays; mais on eſpere que la tranquillité s'y rétablira
, par l'exacte diſcipline que M. le Prince
de Soubiſe fait obſerver à ſes Troupes.
Un Corſaire Anglois de 30 canons , ayant
pourſuivi la Pinque l'Expédition , qui venoit de
Smyrne , juſques ſous le canon de Gallipoli ,.
qui a fait fait feu fur ce Corfaire , il s'en eſt emparé
& l'a conduite à Tunis ; mais la Régence
la fait relâcher , & elle eſt de retour à Marseille .
Le Corſaire Arnoux , de cette Ville , a conduit
à Livourne , la Pinque du Capitaine Brilland
de Martigues , qu'il a repriſe ſur les Anglois.
La cargaison de ce Navire , qui étoit
parti de Seyde pour revenir ici , eſt eſtimée
deux cents mille livres.
La Frégate du Roi le Zéphir , commandée
par M. le Chevalier de Ternay , Lieutenant de
212 MERCURE DE FRANCE.
Vaiſſeau , laquelle étoit à la ſuite de l'Eſcadre
commandée par M. Duchaffault ,, qui a relâché
au Port Dauphin ,& qui a porté à Iſle Royale
le Bataillon de Cambis , eſt arrivée à Breſt le 3
Juin. Elle a rapporté que cette Eſcadre compoſé
de quatre Vaiſſeaux y compris le Brillant ,
de la Compagnie des Indes , & de pluſieurs
Navires de tranſport , étoit partie pour Quebec
, & qu'elle étoit à l'entrée du fleuve Saint-
Laurent , lorſque cette Frégate s'en est détachée
pour revenir en France.
,
com- M. Cornic , Lieutenant de Frégate
mandant la Félicité , s'eſt emparé le 3 Juin ,
fur les Glenants , des deux Corſaires de Jerſey
le Prince de Pruſſe , de 80 hommes d'équipage
, & le Cors , de 60 hommes , armés de 10
canons chacun .
La Barque le Saint Joseph , de Tréguier , chargée
de fer , d'eau de vie & de ſavon , a été repriſe
& conduite à l'Ile de Bas , par le Corſaire la
Menette , de l'Orient.
MORTS.
Lx 8 Mai 1758 , Meſſire Jean Rigoley , Chevalier
, Conſeiller du Roi en ſes Conſeils , Premier
Préſident de la Chambre des Comptes de Bourgogne
, Breffe , Bugey & Gex , Seigneur de Puligny
, Mipont , Pasquier , Vignolles , & autres
lieux , eſt mort à Dijon , univerſellement regretté,
âgé de 65 ans , étant né le 20 Avril 1693. Il étoit
fils de Meſſire Claude Denis Rigoley , Premier
Préſident de ladite Chambre des Comptes , & de
Dame Théreſe Languet. Il ſuccéda à ſon pere
AOUST . 1758 . 213
dans la Charge de Premier Préſident , dans laquelle
il fut reçu le 16 Février 1716.
Le 28 Octobre 1736 , il épouſa Mademoiselle
Philiberte de Sizy , fille de Meſſire François-Hugues
de Sızy, Baron de Couches , Préſident au Parlement
de Paris en la ſeconde des Enquêtes , & de
Dame Jeanne Françoiſe Durand.
De ce mariage il laiffe trois enfans , qui ſont
Claude-Denis-Marguerite Rigoley , âgé de 16
ans , à qui le Roi a accordé la grace de ſuccéder
à ſon pere dans la Charge de Premier Préſident de
ladite Chambre des Comptes de Bourgogne.
Guillaume - Olympe Rigoley , Secretaire en
Chef des Etats de Bourgogne.
Et Demoiselle Anne-Marie- Françoiſe-Théreſe
Rigoley. :
Meſſire Elifabeth - Léon - Louis , Comte de
Dreux de Nancré , fils de très-haut & puiſfant
Seigneur , Chevalier , François-Léon Comte de
Dreux de Nancré , & de Dame Susanne-Charlotte-
Pauline de Saint-Hyacinthe-de Marcounay,
eſt mort le 2 du mois de Juillet 1758 , âgé de
trente-deux mois , arriere petit- fils du Comte de
Dreux de Nancré , Lieutenant général des Armées
du Roi , Gouverneur d'Arras , & Lieutenant général
de la Province , ayant en France deux Régimens
portant ſon nom, & qui avoit épousé l'aînée
de la Maiſon de Montgommerie.
APPROBATION. 17
J'ai lu , par ordre de Monſeigneur le Chancelier,
le Mercure du mois d'Août , & je n'y ai rien
trouvé qui puiſſe en empêcher l'impreſſion. A
Paris , ce 30 Juillet 1758.
GUIROY,
214
TABLE DES ARTICLES.
ARTICLE PREMIER.
Avant-Propos , page vj .
PIECES FUGITIVES EN VERS ET EN PROSE.
FABLE. La Cage & les Filets , page I
Epitre de M. L. C. de S. à Madame L. D. Offol.
Conte moral. Les deux Infortunées ,
Vers au bas d'une tête de Pallas ,
Lettre de M. de Moncrif à l'Auteur du Mercure ,
Dialogue , par M. de Moncrif,
Epitre à Madame V... par M. P...
Portraits tirés d'un Manufcrit,
Epitre à M. Pepin de Maiſon neuve ,
1
12
14
35
36
38
44
46
50
Vers de M. l'Abbé de Lattaignant à M. le Maréchal
Duc de Richelieu , 53
Vers du même à M. le Maréchal Duc de Biron ,
54
Enigme , 56
Logogryphe , 57
Chanfon , 58
ART. II . NOUVELLES LITTERAIRES.
Voyage d'Italie , par M. Cochin , 59
Eſſai ſur l'amélioration des terres , 63
Chymie Métallurgique , 75
Hiſtoire du Chevalier Grandiffon
, 79
Poéſies de M. l'Abbé de Lattaignant , 95
Encyclopédie portative, 97
215
Differtation ſur la petite vérole ;
Eſſai hiſtorique ſur le Louvre ,
98
100
Supplément à cet Article , 187
ART. III . SCIENCES ET BELLES LETTRES.
Difcours préliminaire d'un Traité de Dinamique,
par M. d'Alembert , 105
Lettre ſur une guériſon de morſure de vipere ,
121
Lettre ſur les eaux minérales de Sainte Reine
,
124
Séance de l'Académie Royale de Nîmes , 127
Séance de la Société Littéraire de Châlons-fur-
Marne , 128
Sujets propoſés par l'Académie Royale de Pau, 1 30
ART . IV. BEAUX- ARTS.
Differtation ſur l'effet de la lumiere dans les om
bres ,
Nouvelle Chaire de Saint Roch ,
131
156
Eſtampe nouvelle , Jupiter & Léda , 157
Nouvelle Carte de M. d'Anville ,
191
Nouvelles Cartes de M. le Rouge , 192
Diſcours prononcé à l'Ecole Royale Militaire , par
M. Genſon , fils , 157
Nouveau Métier de tapiſſerie , par M. de Vaucanfſon
, 161
Lettre fur l'amputation du pied, 170
ART. V. SPECTACLES .
Opera, 179
Comédie Françoiſe , 181
Comédie Italienne , 184
216
Opera Comique , 180
ARTICLE VI.
Nouvelles étrangeres ,
Nouvelles de la Cour , de Paris , &c ,
Morts ,
LaChanson notée doit regarder la page 58.
De l'Imprimerie de Ch. Ant. Jombert .
193
206
212
:
SEPTEMBRE. 1758 . 25
Dans la fureur de plaire , un peu d'incertitude
Vous tourmente en ſecret , vous coûte des ſoupirs
:
Vous avez des Amans toute l'inquiétude ,
Et n'éprouvez point leurs plaiſirs.
Laïs.
Contre ce beau portrait injuſte & ſatyrique ,
On devroit ſe mettre en fureur.
Quel eſt de votre eſprit l'aſcendant ſéducteur !
Il mêle un certain charme aux traits dont il nous
pique ;
On ne s'en prend qu'à votre humeur ,
On ne peut vous hair.
DIOGENES .
L'agréable replique !
Un fat y donneroit. Voilà de votre eſprit
L'artificieuſe ſoupleſſe :
D'une vérité qui vous bleſſe ,
On ne diroit pas qu'il s'aigrit ;
Mais ce courroux qu'il diffimule ,
Préſente aux gens , avec habileté ......
Une loüange ridicule , ..
ل
Qui vous vange bien mieux qu'un diſcours em
porté.
Parlons de votre gloire : à la fête nouvelle ,
Vous avez enchanté le Prêtre de Cybelle :
Ce triomphe eſt rare & flatteur !
Il vient donc chaque jour, ce galant vénérable,
1
B
26 MERCURE DE FRANCE .
Implorer de vos yeux un regard favorable ?
Car ce grand Sacrificateur ,
Grace au renoncement qu'exige ſa Déeſſe ,
Un regard eft pour lui la derniere faveur.
Que je voye à vos pieds ce Héros de tendreſſe,
Laïs.
Si vos eſpris font réjouis
D'un théâtre fécond en ridicules ſcenes ,
Peut être le tonneau du fameux Diogenes
Vaut bien le palais de Laïs.
DIOGENES .
Vous me payez content : Que rien ne vous retienne,
J'éclairai vos défauts , vengez - vous aujourd'hui :
Charmé de découvrir la déraiſon humaine ,
Sans en aller chercher l'exemple dans autrui ,
J'aime autant rire de la mienne.
Laïs.
Si vous parlez avec fincérité ,
Vous devez trouver en vous-même
Bien des reſſources de gaîté !
DIOGENES .
Amerveille , voilà le ton où je vous aime.
LAÏS.
C'eſt ſans effort d'eſprit. Dites-moi franchement ,
Lorſqu'Alexandre avec empreſſement
Vous prévient , cherche à vous connoître,
SEPTEMBRE. 1758 . 27
D'où vient ce bruſque accueil que vous fîtes paroître
?
Entre nous ce ne fut que fauſſe vanité.
Votre orgueil ſe ſentit flatté
D'impoſer à l'Afie , en inſultant ſon Maître.
DIOGENES.
Tout bien examiné , cela pourroit bien être :
Oui, je vois ma fottiſe.
LAÏS.
Un peu trop tard peut-être ?
DIOGENES .
Sans doute : à ce Tyran qui , de fureur épris ,
Réduiſoit par plaiſir l'univers à la chaîne ,
Je devois déclarer la plus mortelle haine ,
Je n'ai marqué que du mépris.
Voilà mon tort , un tort que rien ne juſtifie.
Laïs.
Le mépris eſt un don de la philoſophie ,
Don précieux , qu'on vous voit déployer
Avec un naturel extrême.
Ecoutez un moment , vous l'allez employer.
DIOGENES .
Quel en ſera l'objet ?
Laïs.
Moi.
DIOGENES.
Vous.
Lais.
Oui, moi , moi-meme.
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
DIOGENES .
Non , cette fauſſe gloire où tendent tous vos
voeux ,
Ce beſoin d'inſpirer un délire amoureux ,
Ecueil de votre eſprit , d'ailleurs fort eſtimable ,
Non , Laïs , connoiffez- moi mieux
Cet excès vous rend à mesyeux.
Ridicule , il est vrai , mais non pas méprifable.
LAîs.
Vous ne m'obſervez juſqu'ici
Que par le côté favorable.
Si l'ambition d'être aimable
Contre moi vous prévient ainſi ,
Votre mépris va bientôt ſe répandre
Armé des plus cyniques traits .
Laïs ...
DIOGENES.
Hébien ?
Laïs.
Reſſent un amour bien plus tendre
Qu'elle ne Pinſpira jamais.
DIOGENES .
Laïs , aimer ? Laïs nous berce d'un beau conte !
Laïs.
J'aime. C'eſt peu d'aimer ; pour accroître ma
honte ,
Repréſentez -vous bien dans le choix que j'ai fait
(Qu plutôt qu'un deſtin funeſte m'a fait faire ),
SEPTEMBRE. 1758. 29
L'objet le moins formé pour plaire.
Il faut l'avoir connu pour s'en faire un portrait.
DIOGENES.
Vous allez de Pfyché renouveller l'hiſtoire :
Les plus charmans mortels l'aimerent vainement;
Et l'Amour qui s'étoit réſervé la victoire ,
Pour la ſurprendre mieux , n'annonça qu'un ferpent.
LAÏS.
Non, je ſuis réſervée à de plus triſtes chaînes ,
Sous le monftre aujourd'hui l'Amour n'eſt point
caché.
DIOGENES.
Hé ! quel eſt-il enfin ce monſtre ?
LAÏS.
Diogenes.
DIOGENES.
Ma foi , j'en ſuis la dupe , & n'en ſuis point fâché.
LAÏS.
Non , tout n'eſt que trop vrai dans l'aveu qui m'echappe.
J'aime , & de cet amour la déraiſon me frappe :
Car enfin avec vous on dit la vérité.
Autant que votre eſprit dans l'univers vanté ,
De la plus haute eſtime éminemment s'empare ,
Autant par cette eſtime entraînée en un jour
Avous livrer un coeur qui croyoit fuir l'amour ,
Eſt le travers le plus bizarre.
B iij
30 MERCURE DE FRANCE.
DIOGENES.
J'aurois dû le prévoir : ce mêlange affecté
De critique , d'encens , d'art , d'ingénuité ,
M'annonçoit quelque plan de ſinguliere eſpece :
C'étoit-là le prologue ; & vous jouez la piece : {
Le comique m'en plaît beaucoup en vérité.
LAÏS.
Que votre injustice eſt extrême !
Mais elle me fait grace. Oui , ne me croyez pas:
Défendez - moi contre moi-même.
Vainement dans mon coeur excitant des combats ,
Par les critiques traits que vous venez d'entendre ,
J'ai voulu vous aigrir , j'ai cru le mieux défendre
Ce coeur. Oui , par pitié , que tout votre mépris
De l'aveu que je fais ſoit conſtamment le prix ;
Car enfin un rayon d'eſpérance flatteuſe ,
Pour jamais , je le ſens , me tiendroit dans vos
fers:
Avec ce peu d'eſpoir , je ſerois trop heureuſe
D'aller vivre avec vous dans le fonds des déſerts,
1
DIOGENES.
Laïs veut m'enlever dans le char de ſa gloire ?
Le grouppe fera beau : quel trait dans mon hiftoire
!
Et cependant je n'y puis conſentir.
Peut- on être tenté d'une fauſſe victoire
Qui finit par un repentir ?
SEPTEMBRE. 1758 . 31
Laïs.
Un refus ſérieux ? La bonne extravagance !
Si dans les doux aveus que je viens d'employer ;
Ton orgueil a trouvé la moindre vraiſemblance ,
Ton orgueil n'est qu'un fot, tu ne peux le nier.
RÉFLEXIONS
Sur l'Eſſai des grands Événemens , par les
petites Canfes.
ETUDIER l'hiſtoire dans le deſſein d'y
puiſer les principes d'une morale épurée ,
-c'eſt le but le plus noble que l'on puiſſe ſe
propoſer ; lire l'hiſtoire pour ſuivre la
naiſſance , les progrès , la décadence , la
renaiſſance des ſciences & des arts en général
ou en particulier , c'eſt ſe former un
plancapable de perfectionner rapidement
ſes connoiſſances , & qui a déja été exécuté
avec ſuccès : « chercher à ſe convain-
>> cre par une lecture attentive des Hiſto-
>> riens , qu'au travers des différentes
» moeurs , des différens uſages , des diffé-
>> rentes loix , on apperçoit les mêmes ca-
» racteres , les mêmes paffions , les mêmes
>> foibleſſes , les mêmes hommes ; » c'eſt ce
qu'avoit ſemblé promettre l'Auteur de
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
...
l'Eſſai des grands événemens par les petites
causes ( 1 ) . Mais pâlir ſur les livres pour
tirer cette conféquence , peut être inutile ,
« (2) que les plus légers motifs excitent les
>> hommes aux entrepriſes hardies que
>> les moindres circonstances renverſent
» des trônes , &c. » ne ſeroit- ce pas perdre
ſon temps ? ne pourroit-on pas mieux
employer ſes talens ? Chaque article de cet
Effai eſt écrit , il eſt vrai , d'une maniere
intéreſſante & agréable. L'expoſition eſt
courte , préciſe& ſuffiſante ; la narration
eſt facile & rapide ; le dénouement eft
ſimple , net , & fuivi de réflexions judicieuſes.
Mais l'Auteur ne pêche - t'il pas
dans le plan qu'il s'eſt tracé ? ne ſemblet'il
pas avoir fait plier à ce ſyſtème tous
les ſujets d'hiſtoire dont il a voulu l'étayer
? ne s'eſt- il pas déguiſé à lui - même
que la haine , l'amour , l'ambition , l'avarice
& les autres paſſions ; que la tendreſſe
filiale , l'amour de la liberté , le violement
enfin des droits les plus facrés de
l'hoſpitalité , du mariage , du droit des
gens , ont été le plus ſouvent les ſeules
cauſes des funeſtes malheurs qui ont déſolé
la terre ? De cinquante hiſtoires qui
compofent la brochure , il n'y en a que
(1) Page premiere .
(2) Avertiſſement.
SEPTEMBRE. 1758 . 33
très peu qui offrent un événement confidérable
occafionné réellement par une
petite cauſe. Les autres petits accidens
auxquels l'Auteur attribue de grands événemens
, n'ont été que des cauſes ſecondes,
des occafions, des prétextes d'exécuter
une action déja méditée en ſecret , de
faire jouer une mine depuis long-temps
préparée. Les cauſes premieres étoient les
paffions. Otez donc les titres que l'Auteur
a placés à la tête de chaque hiſtoire ; fubſtituez
en d'autres conformes à la vérité ,
&vous aurez le premier volume d'un livre
curieux , amusant & inſtructif. Le Public
en recevroit d'autant mieux la continua
tion , qu'elle pourroit ſervir à l'inſtruction
de la jeuneſſe. Des Maîtres , des Profeffeurs
, nourris de la lecture des Auteurs du
fiecle d'Auguſte , pourroient traduire en
Latin chaque article du livre , & en faire
faire la verſion en François à leurs éleves ;
leur faire voir enſuite , par la comparaifon
de leur traduction avec l'original ,
combien ils ſe ſont écartés du bon goût ,
du génie , & des graces de notre Langue ,
dont l'Effai de M. Richer eſt un excellent
modele. On fupprimeroit alors quelques
phraſes , où le vice reſte voilé ſous des
images riantes ( 1 ) . Je reviens au livre.
(1) Comme aux pages 88 , 160 , &c.
By :
34 MERCURE DE FRANCE:
Voici quelques-uns de ces titres chan
gés ( & l'on en pourroit faire autant de
beaucoup d'autres articles) , à côté deſquels
on met le texte de l'Auteur pour le rappeller
à ceux des Lecteurs qui n'ont point le
livre ſous les yeux .
Page4. Texte changé.
Sémiramis ambi- Sémiramis profite
d'un badinage de tieuſe& cruelle , fait
Ninus , fon mari , périr Ninus, ſon ma-
Roi d'Afſyrie , pourri , Roi d'Affyrie ,
le faire périr , & profitant de la faure
pour s'emparer de énorme qu'il a faite
la ſouveraine puiſ- de lui donner ſur ſes
fance. ſujets une autorité
abfolue pendant un
jour.
Page 11 .
L'amour d'Hélene
pour Pâris cauſe
le ſiege & la ruine
deTroye.
Page 25.
La perfidie d'Hélene
qui abandonne
ſon mari pour ſuivre
Paris , cauſe le ſiege
&la ruinede Troyes.
L'héroïque fureur
d'un pere qui aime
mieux immoler ſa
fille que de la voir
violer par le tyran
Les Décemvirs
exercent la tyrannie
dans Rome ; un
d'entr'eux devient
amoureux d'une Appius Décemvir ,
jeune fille qu'il voit excite la vengeance
paffer ; cet amour du peuple Romain
SEPTEMBRE. 1758. 35
(déja irrité contre la
tyrannie des Décemvirs
) , & occaſionne
le rétabliſſement des
Tribuns.
La tendreſſe de Titus
Antonius pour
ſon pere , & ſes vertus
admirées des Romains
, le portent ſur
le trône des Céfars.
L'Empereur Conftance
eſt aſſez juſte
pour abolir un impôt
qu'un homme & fa
femme n'avoient pu
acquitter qu'aux dépens
de leur honneur.
La cruauté de Frédegonde
la porte à
faire aſſaffiner le Roi
Chilperic fon mari ,
pour prévenir la juſte
vengeancede ſon impudique
commerce
avec Landry.
font
eſt cauſe que les
Décemvirs
bannis , & que le
Décemvirat eſt détruit.
Page 62 .
Les attentions
qu'un Citoyen de
Rome a pour fon
pere , le portent fur
fur le trône des Cé,
fars.
Page70 .
La permiſſion
qu'un mari donne
à ſa femme de lui
être infidelle , eſt
cauſe qu'on abolit
un impôt très- onéreux.
Page 106.
L'affaffinat de
Chilperic , Roi de
France , eſt occaſionné
par un coup
de baguette qu'il
donne en badinant
à Frédegonde , ſa
femme.
4
B vj
36 MERCURE DE FRANCE.
Page III .
Une plaifanterie
de l'Impératrice
Sophie , fenime de
Juſtinien II , eſt
cauſeque les Lombards
font une invaſion
en Italie , &
L'ingratitude de
Juſtinien II , & les
mépris de l'Impératrice
Sophie envers
l'Eunuque Narsès
portent ce grand Capitaine
à faciliter aux
Lombards une invaſion
en Italie , & l'é
د
s'y établiſſent.
Page 115 .
Une fille eſt entabliſſement
d'un Royaume.
La beauté & les
vertus de Bathilde ,
du ſang royal des
Saxons , la fait monter
ſur le trône de
France.
levée en Saxe par
des Corſaires ; ſa
captivité eſt cauſe
qu'elle monte ſur
le trône de France ..
Page 142 .
Les Royaumes de
Naples & de Sicile
font établis , parce
que deux Barons
Normands ſe battent
en duel.
La perfidie desGrecs
attire la vengeance
des Normands , qui
par leur valeur font
la conquête des
Royaumes de Naples
&de Sicile.
Il faut ſe borner à ce petit nombre
d'exemples qui juſtifient , je crois , affez
ces réflexions. Du reſte elles n'ôtent rien
de l'eſtime dont on eſt rempli pour M. Richer
, déja ſi avantageuſement connu par
d'autres Ouvrages.AToul, 1758. Le M. A.
SEPTEMBRE. 1758 . 37
L'ERREUR UNIVERSELLE ,
Morceau traduit du Pere Féijoo , Bénédictin
Espagnol. Théâtre critique des Erreurs
communes , tome 6 .
S₁1
on peint aveugle l'amour en général ,
comment doit-on peindre l'amour- propre ?
Horace , qui étoit doué d'une belle intelligence
, ſemble n'attribuer l'aveuglément
qu'à ce dernier , du moins lui appliquet'il
, comme par excellence , l'épithete
de Cæcus amor fui. ( Liv. I , Ode 18. )
Pour moi , fi on veut bien me le permettre
, je dirai que l'amour , pris en général
, n'eſt pas aveugle , ni même l'amourpropre.
L'amour a des yeux ; il voit , & fa
vue n'a d'autre défaut que celui , dont la
vue corporelle la plus perſpicace n'eſt pas
exempte. Qu'arrive-t'il aux yeux corporels
? qu'ils voyent bien les objets à une
diſtancedéterminée ; mais ſi ces objets font
ou trop éloignés , ou trop proche , ils ne
les voyent point , ou ils ne les voyent que
confufément : il en eft de même de l'amour
.
La volonté voit les objets avec les yeux
de l'entendement , ou pour mieux dire ,
38 MERCURE DE FRANCE!
l'entendement lui-même eſt comme l'oeil
de la volonté. On ne peut que très-improprement
faire de la volonté une puifſance
aveugle ; c'eſt au contraire une puifſance
qui voit ; mais ſa vue , ou fa faculté
viſive eft le même entendement. Seroit
on bien fondé à ſoutenir que l'ame
eſt aveugle à l'égard des couleurs , parce
qu'elle les apperçoit ſeulement par l'entremiſe
des yeux du corps ? Qu'importe , fi
cette partie du corps eſt l'organe de l'ame
pour cet effet ? On ſe conforme donc à la
raiſon , en diſant que l'entendement eſt la
vue de la volonté , parce que la distinction
qui ſe trouve entre l'ame & le corps n'exiſte
pas entre ces deux puiſſances. Il n'y a
pas même probablement de diſtinction
réelle de l'une à l'autre .
Mais comment la volonté voit-elle les
objets avec les yeux de l'entendement ?
Dans la même proportion , en fait d'éloignement
ou de proximité , que les yeux
corporels. La diſtance proportionnelle eſt
indiſpenſable pour qu'elle les voye clairement
: ni trop loin ni trop près. S'ils font
trop loin , & que reſpectivement à la volonté
ils foient conſidérés comme totalement
étrangers , elle ne les voit pas bien :
s'ils font affez près pour être contemplés
comme propres , elle les voit mal. Dans
SEPTEMBRE. 1758 . 39
1
ceux- là les perfections lui font cachées ,
dans ceux - ci les défauts. Une diſtance
moyenne eſt donc néceſſaire pour que ni
l'envie ou la jalouſie ne cache ce qu'il y a
bon , ni l'intérêt perſonnel ou la vanité ne
couvre ce qui s'y trouve de mauvais ou de
défectueux.
Cette analogie entre la vue ſpirituelle &
la vue corporelle n'eſt cependant pas fi
conftante , qu'elle ne ſouffre quelque exception
: il y a des hommes qui , avec les
yeux de l'entendement , voyent très-bien
ce qui eſt le plus près , qui diſcernent clairement
ce qu'il y a de bon , comme ce qu'il
y ade mauvais dans le compatriote , dans
le parent, dans le bienfaicteur,& ce qui eſt
encore plus , dans eux- mêmes .
Je dis qu'ily a des hommes qui connoiffent
leurs propres défauts ; mais cette exception
en renferme une autre. Il y a certain
défaut que perſonne ne connoît dans
foi-même. Perſonne ? Non , perſonne :
quel eſt- il donc ? Je le dirai en un mot&
ſans détour , le défaut d'intelligence. Voilà
pour tous la pierre d'achopement : voilà
la partie où perſonne ne ſe connoît ſoimême
, & c'eſt là auſſi où vient ſe rétablir
l'analogie propoſée entre la vue ſpirituelle
&la vue corporelle : les yeux corporels ne
ſe voyent pas ; l'entendement ne ſe voit
pas lui-même.
C
40 MERCURE DE FRANCE.
Pluſieurs connoiſſent les défauts de leur
propre corps , quoiqu'ils ne ſautent pas ,
comme on dit , aux yeux . Quelques - uns
connoîtront encore les mauvaiſes diſpoſitions
de leur ame : celui - ci n'ignore pas
qu'il eſt colere , celui- là timide , cet autre
inconſtant : mais il ne faut pas s'attendre
que perſonne ſe reconnoiſſe du côté de
l'entendement. Tous ſe font grace fur ce
point , ignorans & ſçavans , les uns & les
autres tombent dans le même aveuglement,
quoique d'une maniere différente. Le fot
penſe qu'il eſt très- ſpirituel , & celui qui
a de l'efprit croit en avoir beaucoup plus
qu'il n'en a réellement ; c'eſt pour cette
raiſon que je donne à cette erreur l'épithete
d'univerſelle. L'erreur univerſelle eſt
donc le jugement avantageux &non mérité
qu'un chacun porte de ſon propre entendement:
après tant d'erreurs communes ,
découvrons l'erreur générale.
Pour comprendre comment cette erreur
eſt univerfelle , il faut d'abord établir pour
premier principe , que le plus ou le moins
de ſcience ne fait pas le bon ou le mauvais
entendement. Sçavoir beaucoup c'eſt avoir
beaucoup de connoiſſances : pour les avoir
il faut les acquérir , & cette acquifition eſt
l'effet d'une bonne mémoire , de l'étude
de l'occaſion , de la commodité. Il y a
SEPTEMBRE. 1758 . 41
d'excellens entendemens , qui faute de
quelqu'une de ces circonstances ou de toutes
enſemble , font de belles tables d'attente
, très-propres à recevoir les images des
objets , mais tables raſes , ſur leſquelles il
n'y a rien , ou tout au plus l'ébauche groffiere
de quelque ſujet. Il eſt certain qu'un
chacun reconnoît en ſoi la diſette de connoiſſances
, par comparaiſon avec celles
que les autres poſſedent ; ainſi non-feulement
le ruſtique avouera qu'il n'eſt point
Philofophe , Jurifconfulte ou Hiſtorien ;
mais entre ceux-mêmes qui s'appliquent à
ces ſciences , il y en a qui reconnoiſſent
ſans peine que d'autres y font plus verſés
qu'eux : auſſi n'est-ce pas en cela que conſiſte
le jugementerroné&univerſel , dont
nous voulons parler : nous le conſtituons
uniquement dans la capacité intellectuelle
priſe en elle-même.
Mais cette capacité eft encore ſuſceptible
de bien des diſtinctions. Il y a des entendemens
qui ſont des lynx pour une choſe
, & des taupes pour une autre : il y a
des entendemens profonds , mais tardifs :
il y a des entendemens qui conçoivent bien
&qui rendent mal : il y a des entendemens
qui ſaiſiſſent parfaitement les idées des autres
, & qui en portent un bon jugement ,
mais qui d'eux- mêmes ne sçauroient avan42
MERCURE DE FRANCE:
cer d'un pas dans la route qui leur eſt tra
cée. Il y a des entendemens très habiles à
raiſonner par ſophifmes , mais totalement
dénués de cette perſpicacité ſubſtantielle
, ſolide & néceſſaire pour faiſir le
point fixe de vérité : il y a des entendemens
qui ſaiſiſſent bien le vrai , mais qui
ne sçauroient rien trouver dans leur propre
fonds pour la conviction des autres :
il y a des entendemens qui ſe rendent familier
un objet ſimple ,& qui ſe perdent
dans la combinaiſon de pluſieurs , ou dans
les queſtions complexes. Il y a une infinité
d'autres différences , & chacune
peut encore ſe diviſer & ſe ſubdiviſer : ce
qui me rappelle une réflexion que j'ai faite
il y a long-temps , & que je propoſerai
ici , parce qu'outre qu'elle n'eſt pas étrangere
au ſujet , elle peut y trouver place ,
comme étant propre à combattre une autre
erreur commune.
Tous , ou preſquetous leshommes, conçoivent
une identité dans les eſprits, fi fimple
, fi uniforme , qu'ils s'imaginent que
l'entendement voit au premier coup d'oeil
tout ce qu'eſt un eſprit : il leur ſemble même
qu'un eſprit étant vu , tous le font ,
du moins ceux de la même eſpece , d'où il
réſulte , que ne pouvant contempler dans
les êtres ſpirituels cette varieté qui nous
SEPTEMBRE. 1758. 43
plaît ſi fort dans les matériels, ils concluent
que la vue claire des premiers ( qu'on ſuppoſe
impoſſible dans l'état préſent ) ne peut
produire qu'un plaifir de très-courte durée
, fur le fondement que tout ce qu'il y a
à voir , eſt vu en un inſtant , & que la repréſentation
répétée d'un même objet , qui
n'offre jamais que ce qui a été apperçu au
premier coup-d'oeil , devient en peu de
temps ennuyeuſe. Un défaut de réflexion
eſt la cauſe de cette erreur. Si Dieu nous
•donnoit la lumiere néceſſaire pour voir &
connoître clairement une ame humaine ,
quel théâtre plus varié , plus vaſte que
celui qui s'offriroit à notre entendement !
Quel nombre de diverſes facultés ! Dans
chaque faculté , quelle multitude de différentes
déterminations ! Quelle prodigieuſe
variété d'inclinations & d'affections
! Il n'y a point de forêt avec autant
de feuilles , que de différences à conſidérer
dans chacune des parties que nous
venons de nommer.
Pour rendre ceci plus compréhenſible ,
je fais une ſuppoſition , que je ne penſe
pas que l'on puiſſe me nier , ſi l'on y
réfléchit. Entre tant de milliers , de milliers
, & de milliers de millions d'hommes
qu'il y a dans le monde , on n'en trouvera
pas deux parfaitement reſſemblans ,
44 MERCURE DE FRANCE.
ni dans le complexe des inclinations , ni
dans la connoiſſance de tous les objets.
Que le lecteur réfléchiffe s'il a jamais vu
deux individus & conformes dans les affections
, que tout ce qui plaiſoit à l'un, plût à
l'autre , ou d'une conception fi uniforme ,
que le ſentiment de l'un ne fût jamais différent
de celui de l'autre ? J'oſe certainement
répondre pour lui que non. Il s'enfuit
delà avec évidence , que la partie intellective
, comme l'appetitive de chaque
homme , comprend un nombre innombrablede
diſpoſitions diftinctes. Et en effet ,
s'il n'en étoit pas ainfi , il feroit impoffible
, qu'entre tant de milliers de millions
d'individus, le même complexe ne ſe répétât
dans quelques-uns ,& même dans plufieurs
.
,
Toute la varieté que nous avons obfervée
dans l'entendement & la volonté de
l'homme , eſt moindre que celle que nous
offre l'ample fein de la mémoire , ce fein
capable de contenir l'être intelligible de
tout un monde , & même de pluſieurs
mondes , & où ſont contenus actuellement
des milliers de milliers de ces eſpeces , que
l'école nomme intelligibles , ou imprimées.
Quel tableau plus auguſte , plus vafte
, plus varié que celui qui repréſente an
naturel cette immenſe voûte du Ciel , le
E
SEPTEMBRE. 1758 . 45
ms , ti
Objets
ais vu
affec
plût
Orme ,
is dif
raines'en
.
e inaque
bra
effer ,
offi
ions
épé
plu
er
de
us
e
S
it
e
corps , le cours , la lumiere de tous ſes aftres
, la terre , l'air , l'eau , avec un nombre
innombrable de corps vivans , inanimés ,
élémentaires & mixtes !
Tout ceci , & beaucoup plus qu'il n'eſt
poſſible de décrire , eſt à contempler dans
l'eſpritde l'homme , qui ſe préſente ſi ſimple
& fi uniforme à l'entendement commun.
Je m'imagine que ſi Dieu nous montroit
ſucceſſivement tout ce qu'il y a à voir
dans cet eſprit , de façon qu'à chaque minute
nous viſſions ſeulement ce qui peut
être l'objet de l'acte le plus précis de l'entendement
, il ſe paſſeroit bien des centaines
d'années avant que de tout voir. Auffi
ſans doute , ſi j'avois l'option , je préférerois
la vue claire d'une ame humaine à celle
de tous les êtres viſibles contenus dans le
ciel , la terre , lair & l'eau .
Si je parle ainſi de l'eſprit humain , que
dirai-je de l'eſprit angélique , dont l'ample
capacité eſt proportionnée au degré de ſa
perfection , & dont chaque individu , fuivant
la doctrine de S. Thomas , renferme
l'interminable extenfion de l'eſpace ? Je
crois très-fermement , que ſi tous les objets
délectables qui ſont dans le monde , ſe
préſentoient aux ſens & aux puiſſances
d'un homme dans un inftant , & que
dans ce même inſtant il pût jouir de tous ,
46 MERCURE DE FRANCE .
h
il s'en faudroit de beaucoup que ſon plaifir
égalât celui qu'il auroit de voir clairement
le moindre de tous les eſprits angéliques
, & abſtraction faite du ſujet , la
preuve qui doit le perfuader eft concluante.
Un objet plaît d'autant plus , qu'il eſt
plus beau , plus agréable , & il eſt d'autant
plus beau , plus agréable , qu'il eſt
plus parfait. Or qui doute que la perfection
réunie de tous les objets ſenſibles n'égale
pas celle du moindre des eſprits angéliques
? Mais voici un bien autre ſujet
d'admiration. Si le plaifir de voir un ſeul
& le plus petit de tous les eſprits céleſtes ,
eft fi grand , quel doit être celui d'en voir
tant de milliers de milliers , dont l'excellence
croît ſucceſſivement , de façon que
le plus grand eſt au plus petit ,
une montagne à un atome ? O heureux
habitans de la céleſte patrie , quelle joie
ne goûtez- vous pas ! O vains amateurs du
monde , que ne perdez- vous pas ! Mais où
m'arrêtai-je , tandis qu'il reſte encore un
eſpace infini juſqu'au comble de la félicité
? O Océan de perfections & d'excellences
! ô Dieu , Souverain des vertus ! ô
Grand Dieu ! ô Dieu des Dieux ! fi telle
eſt la joie que procure la vue de tes créatu
tures , qui , quoique très nobles , font enfin
tes créatures , & dont la perfection eft
comme
CE. SEPTEMBRE
. 1758 . 47 fon pla
ir claire
its ange
Jujer , b
oncluan
qu'ilet
eft dan
qu'ilet
perfer
blesn'e
prits an
re fujet
un feul
éleftes,
en voir
'exceln
que
omme
ureux
joie
sdu
un
élicel
lle
4
1-
ft
infiniment plus éloignée de la tienne , que
le plus vil inſecte de la terre ne l'eſt de la
premiere intelligence du Ciel , dont la
beauté n'eſt que laideur , dont la lumiere
n'eſt que tenebres , ſi on les compare à ta
beauté , à ta ſplendeur ; que ſera-ce donc
de te voir toi- même ? .... Sortons , s'il eſt
poſſible , de l'admiration , & reprenons
notre ſujet.
Suppoſé donc , comme nous l'avons
infinué ci-deſſus , qu'on doit confidérer
dans l'entendement pluſieurs facultés diftinctes
; je dis que l'erreur univerſelle n'eſt
pas reſpectivement à relle ou telle de ces
facultés , & beaucoup moins à toutes enſemble
, mais relativement à une ſeule , la
plus eſſentielle , qui eſt la droiture du jugement.
Bien des hommes font aſſez francs
pour convenir que d'autres ont fur eux
l'avantage de comprendre plus promptement
, de diſcourir plus facilement , de
s'expliquer plus heureuſement , qu'ils ont
plus de génie , plus d'aptitude pour telle
ou telle profeffion , plus d'étendue d'efprit
pour ſaiſir dans un même temps différens
objets , &c. Mais il leur reſte toujours
undernier retranchement , & le plus
important de tous , où ils mettent à couvert
leur amour-propre : c'eſt la perfuaſion
qu'ils jugeront bien des chofes , dès
48 MERCURE DE FRANCE .
qu'elles feront établies dans l'ordre qu'elles
exigent. Voilà le point ſur lequel , qui
que ce ſoit ne veut rien céder. Qu'on cherche
l'homme qui penſe le plus modeſtement
de lui- même , il avouera que ce qu'il
ſçait eſt peu de choſe , qu'il lui faut plus
de temps qu'à un autte pour concevoir
& pour rendre ce qu'il conçoit , qu'il
s'explique mal ; & ainſi de bien d'autres
défauts de ſon entendement ; mais dans
le même-temps il croira ſe faire une injustice
, s'il ne penſe pas que relativement
aux objets qu'il comprend , perſonne n'en
portera un meilleur jugement que lui , en
lui donnant le temps néceſſaire pour les
méditer.
La preuve de ce que j'avance eſt évidente
, en ce que nous ne voyons pas communément
un homme céder à un autre en
changeant de penſée , relativement aux
faits fur leſquels , après les avoir vus &
revus , il a établi ſon opinion. Je dis communément
, pour ne pas nier que cela n'arrive
quelquefois : mais obſervez que même
alors il ne ſe rend , que parce qu'on
lui propoſe quelque connoiſſance nouvelle
, quelque réflexion , ou quelque expérience
qu'il ignoroit , ou à laquelle il n'avoit
point penſé. Ainſi donc il reſte toujours
dans la perfuafion , que s'il s'eſt trompé
CE.
SEPTEMBRE
. 1758. 49
re que
uel , qu
'on che
modelte.
e ce qu'
faut plus
Concevol
= , quil
d'autres
ais dans
une inivement
mnen'en
lui, en
pour les
éviden
s comatre
en
it aux
us&
coml'armêu'on
velpéaume
pé
t
pédans le premier jugement , ce n'eſt pas
parce qu'il a moins de talent que l'autre
pour bien juger , mais parce qu'il n'a pas
eu les mêmes facilités pour acquérir les
connoiſſances qui lui manquoient , ou le
mêmebonheur, pour que quelque réflexion
effentielle ſe préſentât à fon eſprit.
Je m'expliquerai mieux par un exemple.
Dans cet ouvrage étendu du Théâtre critique
, j'ai convaincu nombre de perſonnes
de bien des maximes contraires aux
ſentimens où ils étoient précédemment ſur
différentes matieres. Quelqu'un d'eux
croit- il pour cela que Dieu m'a donné fupérieurement
à lui cette faculté principale
de l'ame pour bien juger ? Je ne le penſe
pas. ( Le Pere Féijoo avoit raiſon de ne lepas
penser : l'Espagne a été inondée de libelles diffamatoires
contre lui. ) Ils reconnoîtront
bien que j'ai ſaiſi le point de vérité , &
qu'ils étoient auparavant dans l'erreur :
mais fur certains ſujets , ils attribueront
cette inégalité à ma plus grande application
àl'étude ; fur d'autres , à la plus grande
facilité de me procurer des livres , &
d'acquérir des connoiſſances ; fur celui- ci ,
àl'étude continuelle que j'en avois faite ;
fur celui-là , à mon plus grand bonheur ,
qui ma offert quelques réflexions auxquelles
ils ne penſoient pas. Tous du pre-
C
5o MERCURE DE FRANCE .
:
mier au dernier , reſteront dans l'opinion ,
que s'ils s'étoient trouvés en égalitéde circonftances
auſſi heureuſes , ils auroient découvert
les vérités que je leur ai démontrées
, & qu'ils feroient revenus d'eux-mêmes
des erreurs d'où je les ai tirés.
Quelqu'un pourra bien dans une autre
occafion , changer d'avis , ſans attribuer la
réuſſite de celui à qui il cede , ni au bonheur
accidentel de l'occurrence , ni à une
plus grande application , ni à une plus favorable
commodité de vérifier le fait ; mais
quoique cela puiſſe arriver très-rarement ,
il n'en ſera ni plus généreux , ni plus équitable
pour lui accorder un entendement
plus net & plus profond que le ſien. Il aura
toujours la reſſource de penſer & de dire
qu'une idée vraie & bien rendue ne ſuffit
pas pour graduer un entendement , comme
une erreur ne ſuffitpas non plus pour
le dégrader : & joignant cette maxime véritable
à la fauſſe ſuppoſition ou à la prévention
, que pour une fois que l'autre ſaifit
bien , & lui mal , iljuge bien dix fois à
fon tour , tandis que l'autre ſe trompe auſſi
ſouvent ; il ſe croit toujours en droitde
conclure que l'avantage ſubſtantiel de
l'entendement eſt de ſon côté.
C'eſt ainſi que les hommes ſe trompent
très- fréquemment , & dans bien des cirNCE.
SEPTEMBRE
. 1758 . St l'opinion,
lité dedis
mroientdé
ai démon
d'eux-me
és.
une autre
tribuerla
i au bonni
àun
e plus fr
ait; mais
rement
,
Jus équidement
Ilaura
dedire
me fuffit
, compour
evé
préfai-
Dis à
aufli
tde
de
int
ir
conſtances différentes , pour ne pas accorder
une ſupériorité d'entendement à ceux
qui l'ont en effet. Qu'ils liſent ou qu'ils
entendent une maxime bien fondée , une
penſée ſpirituelle , un raiſonnement ſolide
ſur quelqu'une de ces matieres , en
quelque forte populaires , & dans lefquelles
tout le monde comprend quelque
choſe : par exemple , en fait de coutumes ,
de moeurs , de gouvernement ou de politique.
Je ſuppoſe qu'ils n'ont jamais entendu
cette réflexion , cette ſentence , cette
maxime ; toutefois dans le moment ils la
ſaiſiſſent , ils en ſentent toute la juſteſſe ,
ils l'adoptent pleinement. Rendront - ils
pour cela à fon Auteur le tribut d'éloge
qui lui eſt dû ? Non , parce qu'il leur femble
qu'ils penſoient d'avance comme lui.
Auſſi ſe diſent- ils intérieurement , & avec
la plus grande fatisfactionde l'amour-propre
: je n'ignorois pas cela : on ne m'apprend
rien de nouveau. Il ſera pourtant
vrai que mille fois peut- être le ſujet qui
adonné lieu à cette maxime a été traité
en leur préſence ; que perſonne ne l'avoit
jamais entendue , ni rien d'équivalent ;
que même , s'ils veulent avouer la vérité
, ils n'y avoient jamais penſé euxmêmes.
Eſt- ce qu'ils mentent , quand ils
diſent qu'ils le ſçavoient déja ? Non cer-
Cij
52 MERCURE DE FRANCE .
tainement ; mais ils ſe trompent.
Il faut obſerver que ſur ces matieres de
la jurisdiction , pour ainſi dire , de tous les
hommes , il n'y a aucune vérité qui ne
ſoit gravée de quelque façon dans l'enten--
dement de tous , du moins de ceux qui
ont le jugement bien diſpoſé , & qui font
doués aumoins d'unbon ſens naturel; mais
elle l'eſt différemment , ſuivant la différence
qui ſe trouve entre les mêmes entendemens
. Dans les uns elle eſt claire &
distincte , dans les autres confufe , & comme
dans un nuage. Dans ceux - ci , elle
eſt peinte dans toute ſa perfection ; dans
ceux- là groffiérement ébauchée. Elle eſt ſi
brillante dans quelques- uns , qu'ils jouifſent
en plein de ſa lumiere , & qu'ils peuvent
même la communiquer aux autres ;
elle eſt ſi fort obfcurcie dans quelques
autres , qu'ils ne peuvent pas l'appercevoir
pour eux-mêmes. Quand donc ces
derniers liſent cette penſée , cette maxime,
ou qu'ils l'entendent dire à quelqu'un qui
la poſſede dans toute ſa clarté , la lumiere
quecelui-ci leur communique , diſſipe les
nuages qui la leur cachoient ; & alors
voyant la vérité au dedans de leur propre
intelligence , ils s'applaudiſſent préſomptueuſement
de la prétendue connoiffance
qu'ils en avoient , d'où ils tirent la fauſſe
SEPTEMBRE. 1758 . 53
conféquence que leur lumiere ou leur pénétration
n'eſt point du tout inférieure à
celle de celui qui vient de les éclairer . O !
que ces gens là font dans l'erreur !
Mais cette différence n'eſt encore rien
A peine y a-t'il d'autre ſupériorité ſubſtancielle
d'un entendement à l'autre, que celle
de comprendre l'un clairement , ce que
l'autre n'apperçoit que confuſément , & en
ceci la vue corporelle & l'intellectuelle
vontdepair. Si de deux perſonnes qui ont
à une diſtance égale le même objet , l'un
le diſtingue très-bien , & l'autre ne l'apperçoit
que très-foiblement , nous ne balançons
pas à décider que la vue du premier
est bonne , & que celle du ſecond eſt
foible. La même différence ou la même
inégalité ſe trouve entre deux entendemens
, dont l'un ſaiſfit dans toute ſa clarté
le même objet que l'autre n'entrevoit qu'à
travers d'épais nuages , quoiqu'à la même
diſtance pour tous les deux ; j'entends parlà
ſuppoſer que l'étude particuliere qu'ils
en ont faite , ou les explications qu'ils en
ont reçues foient égales .
Les eſprits bornés prennent ſouvent le
change , en attribuant cette inégalité de
la faculté intellective à une autre toute
différente , c'est- à- dire en s'imaginant que
'ce qui eſt clartéd'intelligence , n'eſt ſeu-
Ciij
54 MERCURE DE FRANCE.
3
3
lement que clarté d'explication , ce qui ,
ſuivant eux , fait toute la ſupériorité. Pour
moi , je penſe en premier lieu , que l'avantage
de ſe mieux expliquer vient en
plus grande partie de celui de mieux comprendre.
De deux Peintres qui ſçavent
également faire uſage des couleurs , mais
dont la vue eſt différente , il eſt certain
que, quoiqu'ils ayent à la même diſtance le
même objet , l'un le peindra bien & l'autre
mal , par la ſeule raiſon que la vue de
l'un ſera plus claire que celle de l'autre.
Il en eſt de même de nos idées. Les paroles
font les couleurs. On peut également ,
&même ſupérieurement pofſéder ſa langue
; cependant nous voyons tous les jours
que cette ſupériorité , cette ſource plus
abondante de mots , ne fait ni mieux , ni
fi bien rendre nos penſées. Pourquoi ? Parce
qu'un objet ſera toujours mal peint ,
tant que les yeux de l'entendement ne le
verront pas avec clarté.
Pour ne laiſſer aucun doute fur cette
matiere , je demande : Quand quelqu'un
qui écoute , convient que celui qui parle
s'explique admirablement , & qu'il lui accorde
en cela quelque ſupériorité ſur lui ,
n'eſt-il pas vrai qu'il comprend tout de
ſuite ce que l'autre dit ? Sans doute , &
c'eſt pour cela même qu'il applaudit à fon
SEPTEMBRE. 1758 . 55
élocution. Donc il ſçavoit auparavant
l'uſage & la ſignification des termes employés
dans la démonstration , & à cet
égard point de différence entr'eux : donc
toute l'inégalité vient de ce que l'un conçoit
mieux que l'autre. Généralement quiconque
poſſédant bien la langue , s'explique
clairement à foi- même une choſe ,
l'explique bien à un autre ; & qui ne peut
bien ſe la rendre à foi - même , ne peut
bien la rendre à un autre.
Je dis en ſecond lieu , que dans le cas
où nous en ſommes , il eſt certain que l'explication
ne manque pas ſeulement , mais
encore la connoiſſance. Celui-là ſe trompe,
qui entendant une réflexion nouvelle
dont il faiſit à l'inſtant toute la juſteſſe ,
croit qu'il ſçavoit déja ce qu'on vient de
lui apprendre , parce qu'alors s'éclaircit
dans ſon eſprit une idée obſcurede l'objet
qu'on lui développe. Il avoitbien l'eſpece ,
mais non l'uſage ; il avoit l'idée , mais
concentrée en elle-même. Il lui manquoit
non ſeulement l'explication externe de
l'objet , mais encore l'interne. Non ſeulement
il ne pouvoit pas l'exprimer , quoique
poſſédant parfaitement les termes propres
, mais encore s'en rendre raiſon à luimême.
Qu'il ait donc toute la reconnoifſance
que mérite celui dont la lumiere a
Civ
56 MERCURE DE FRANCE.
tiré fon idée de l'obſcurité , & qui par ſa
culture a fait fructifier cette ſemence enfouie.
Nous avons raiſonné juſqu'ici relativement
aux entendemens bornés. Les mêmes
principes concourent pour que les enten
demens ſupérieurs ſe trompent également
dans le jugement qu'ils portent d'euxmêmes
, non à la vérité en ſe croyant ſupérieurs
; car l'étant en effet , il n'y a point en
cela d'erreur : mais en penſant que leur excellence
eft placée àun degré beaucoup plus
élevé que celui qu'elle occupe réellement .
Pour comprendre qu'il en eſt ainſi , il n'y
a qu'à jetter les yeux ſur les Ecrivains les
plus célebres de tous les temps. Ceux- ci
étoient ſans doute bien perfuadés qu'ils ne
ſe trompoient en rien de ce qu'ils mettoient
au jour. En effet, s'ils n'avoient pas
porté un tel jugement de quelque partie
de leurs ouvrages , ils ne l'auroient pas
écrite. Malgré cela aucun n'a été allez
heureux pour ne pas errer en quelque
choſe , ſuivant le ſentiment unanime des
Sçavans. Donc ils s'eſtimoient plus qu'ils
ne devoient ; & qu'on ne me réponde pas
que l'erreur n'eſt que du côté des Critiques
de leurs ouvrages. La replique n'eſt pas
recevable , 1º. parce que la raiſon naturelle
dicte que perſonne ne peut-êtrejuge
SEPTEMBRE. 1758 . 57
dans ſa propre cauſe ; ainſi nous ne devons
pas nous en tenir au jugement des Auteurs
eux - mêmes , mais à l'opinion de ceux
enqui on doit ſuppoſer les lumieres néceffaires
pour en décider ; 2°. parce qu'en
accordant que le ſentiment de quelqu'un
de ces Auteurs doive prévaloir fur celui
de quelque Critique pris en particulier , il
ne doit pas l'emporter ſur l'opinion générale
ou preſque générale des Sçavans ,
étantbien plus vraiſemblable qu'un homme
feul , quelque génie qu'il ait, ſe trompe
dans ſa propre cauſe , que pluſieurs ,
quoiqu'inférieurs , dans une cauſe qui leur
eſt étrangere.
Rendons ceci plus ſenſible en remontant
juſqu'aux anciens Philoſophes ; &dans
le nombre , ne nous arrêtons qu'à ceux
à qui la primauté de génie eſt accordée
d'un conſentement univerſel , Platon &
Ariftote. Ces deux hommes étoient ſans
contredit doués d'un entendement admirable
. On trouve à chaque pas dans leurs
Ouvrages des traits fublimes , & qui démontrent
une pénétration prodigieufe . Qui
ofera cependant diſconvenir qu'il n'y ait
pareillement de grands écarts de l'eſprit ?
Ils étoient bien éloignés eux-mêmes de le
penſer. Peut- être préſumoient- ils au con-
'traire s'élever encore plus au deſſus des
Cy
58 MERCURE DE FRANCE.
autres mortels , par la même route où ils
erroient le plus grofliérement , & fur le
ſujet qu'il importoit le plus de mieux approfondir;
je veux parler de l'idée de laDivinité.
Tous les deux s'égarerent pourtant
dela façon la plus énorme , quoique par
différens chemins. Que reſte-t'il à conclure
? qu'univerſellement tous les hommes
apprécient plus qu'ils ne le doivent
leur propre entendement.
Nous avons prouvé le ſujet de ce difcours
; mais il ne faut pas paſſer ſous filence
deux objections qu'on peut nous faire ,
l'une méthaphyſique , l'autre expérimentale
& de pratique. La premiere eſt fondée
fur la maxime philoſophique que l'entendement
eſt réflexible ſur ſui- même , d'où
il paroît naturel d'inférer qu'il peut connoître
& meſurer fa propre étendue. Cette
maxime au moins doit - elle annuller la
parité propoſée ci deſſus entre la vue corporelle
& l'intellectuelle ; ſçavoir, qu'ainfi
que les yeux corporels ne ſe voyent pas ,
l'entendement ne ſe voit pas lui-même :
car l'entendement étant réflexible ſur luimême
, & les yeux corporels ne l'étant
pas , il n'y a plus de parité.
Je conviens que l'entendement réfléchit
ſur lui même & ſur ſes actes ; mais cela
prouve-t'il que toutes ſes réflexions ſont
CE. 59 SEPTEMBRE. 1758 .
où il
fur le
ux ap
elaDi
turtant
epat
COD
hom
Divent
dif
filen
aire,
mendée
en-
Hou
onerte
la
rf
,
:
=
vraies & juſtes ? Nullement. S'il en étoit
ainſi , il n'y auroit point d'entendement
qui ne connût ſes erreurs , & qui ne les
corrigeât en faiſant un acte réfléchi ſur le
direct ( que nous ſuppoſons faux ). Ce qui
arrive très-communément , c'eſt que lorſque
l'acte direct eſt faux , le réfléchi l'eſt
pareillement. Il faut de néceſſité que cela
ſoit , ſi après l'acte direct il ne ſurvient
pas à l'entendement quelque nouvelle lumiere
relative à l'objet ; parce que les mêmes
principes ſur leſquels il s'eſt fondé
pour former l'acte direct , ſubſiſtent pour
le porter à penſer, par l'acte réfléchi, que le
premier eſt juſte. De-là il s'enfuit avec
évidence que l'entendement errede même
dans l'idée qu'il ſe forme de ſa propre capacité
: car croyant que nombre d'actes
d'intelligence ſont vrais tandis qu'ils
font faux , il doit croire néceſſairement
auſſi ſa perſpicacité intellective plus grande
qu'elle n'eſt. סמ
,
A l'égard de la parité entre la vue ſpirituelle&
la corporelle , j'avoue qu'elle n'eft
pas juſte à la rigueur ; mais elle peut toujours
paſſer dans ce qui eſt relatif au
ſujet que nous traitons. J'ai dit que les
yeux ne ſe voyent pas eux mêmes , non
plusque l'entendement: dans cette feconde
propoſition , le verbe voir doit être pris
Cvj
5o MERCURE DE FRANCE.
mier au dernier , reſteront dans l'opinion ,
que s'ils s'étoient trouvés en égalité de circonftances
auſſi heureuſes , ils auroient découvert
les vérités que je leur ai démontrées
, & qu'ils feroient revenus d'eux-mêmes
des erreurs d'où je les ai tirés.
Quelqu'un pourra bien dans une autre
occaſion , changer d'avis , fans attribuer la
réuſſite de celui à qui il cede , ni au bonheur
accidentel de l'occurrence , ni à une
plus grande application , ni à une plus favorable
commodité de vérifier le fait ; mais
quoique cela puiſſe arriver très- rarement ,
il n'en ſera ni plus généreux , ni plus équitable
pour lui accorder un entendement
plus net & plus profond que le ſien. Il aura
toujours la reſſource de penſer & de dire
qu'une idée vraie & bien rendue ne ſuffit
pas pour graduer un entendement , commeune
erreur ne ſuffit pas non plus pour
le dégrader : &joignant cette maxime véritable
à la fauſſe ſuppoſition ou à la prévention
, que pour une fois que l'autre faifitbien
,& lui mal , il juge bien dix fois à
fon tour , tandis que l'autre ſe trompe aufli
ſouvent; il ſe croit toujours en droit de
conclure que l'avantage ſubſtantiel de
l'entendement eſt de ſon côté .
C'eſt ainſi que les hommes ſe trompent
très-fréquemment , & dans bien des cir
SEPTEMBRE. 1758 . jt
د
conſtances différentes , pour ne pas accorder
une ſupériorité d'entendement à ceux
qui l'ont en effet. Qu'ils liſent ou qu'ils
entendent une maxime bien fondée , une
penſée ſpirituelle , un raiſonnement ſolide
ſur quelqu'une de ces matieres , en
quelque forte populaires , & dans lefquelles
tout le monde comprend quelque
choſe : par exemple , en fait de coutumes ,
de moeurs, de gouvernement ou de politique.
Je ſuppoſe qu'ils n'ont jamais entendu
cette réflexion , cette ſentence cette
maxime ; toutefois dans le moment ils la
faiſiſſent , ils en fentent toute la juſteſſe ,
ils l'adoptent pleinement. Rendront - ils
pour cela à fon Auteur le tribut d'éloge
qui lui eſt dû ? Non , parce qu'il leur femble
qu'ils penſoient d'avance comme lui.
Auſſi ſe diſent- ils intérieurement , & avec
la plus grande fatisfactionde l'amour-propre
: je n'ignorois pas cela : on ne m'apprend
rien de nouveau. Il ſera pourtant
vrai que mille fois peut- être le ſujet qui
a donné lieu à cette maxime a été traité
en leur préſence ; que perſonne ne l'avoit
jamais entendue , ni rien d'équivalent ;
que même , s'ils veulent avouer la vérité
, ils n'y avoient jamais penſé euxmêmes.
Est- ce qu'ils mentent , quand ils
diſent qu'ils le ſçavoient déja ? Non cer-
Cij
52 MERCURE DE FRANCE.
tainement ; mais ils ſe trompent.
Il faut obſerver que fur ces matieres de
la jurisdiction , pour ainſi dire , de tous les
hommes , il n'y a aucune vérité qui ne
foit gravée de quelque façon dans l'enten--
dement de tous , du moins de ceux qui
ont le jugement bien diſpoſé , & qui font
doués aumoins d'un bon ſens naturel; mais
elle l'eſt différemment , ſuivant la différence
qui ſe trouve entre les mêmes entendemens.
Dans les uns elle eft claire &
distincte , dans les autres confufe , & comme
dans un nuage. Dans ceux - ci , elle
eſt peinte dans toute ſa perfection ; dans
ceux- là groſſiérement ébauchée. Elle eſt ſi
brillante dans quelques- uns , qu'ils jouifſent
en plein de ſa lumiere , & qu'ils peuvent
même la communiquer aux autres ;
elle eſt ſi fort obfcurcie dans quelques
autres qu'ils ne peuvent pas l'appercevoir
pour eux-mêmes. Quand donc ces
derniers liſent cette penſée , cette maxime,
ou qu'ils l'entendent dire à quelqu'un qui
la poſſede dans toute ſa clarté , la lumiere
quecelui-ci leur communique , diſſipe les
nuages qui la leur cachoient ; & alors
voyant la vérité au dedans de leur propre
intelligence , ils s'applaudiſſent préſomptueuſement
de la prétendue connoiſſance
qu'ils en avoient , d'où ils tirent la fauſſe
2
1
SEPTEMBRE. 1758 . 53
conféquence que leur lumiere ou leur pénétration
n'eſt point du tout inférieure à
celle de celui qui vient de les éclairer . O !
que ces gens là font dans l'erreur !
Mais cette différence n'eſt encore rien .
Apeine y a- t'il d'autre ſupériorité ſubſtancielled'un
entendement àl'autre, que celle
de comprendre l'un clairement , ce que
l'autre n'apperçoit que confuſément , & en
ceci la vue corporelle & l'intellectuelle
vontde pair. Si de deux perſonnes qui ont
à une diſtance égale le même objet , l'un
le diſtingue très-bien , & l'autre ne l'apperçoit
que très- foiblement , nous ne balançons
pas à décider que la vue du premier
est bonne , & que celle du ſecond eſt
foible. La même différence ou la même
inégalité ſe trouve entre deux entendemens
, dont l'un ſaiſit dans toute ſa clarté
le même objet que l'autre n'entrevoit qu'à
travers d'épais nuages , quoiqu'à la même
diſtance pour tous les deux ; j'entends parlà
ſuppoſer que l'étude particuliere qu'ils
en ont faite , ou les explications qu'ils en
ont reçues foient égales .
Les eſprits bornés prennent ſouvent le
change , en attribuant cette inégalité de
la faculté intellective à une autre toute
différente , c'est- à- dire en s'imaginant que
*ce qui eſt clarté d'intelligence , n'eſt ſeu
Ciij
44
MERCURE DE FRANCE.
ni dans le complexe des inclinations , ni
dans la
connoiſſance de tous les objets
Que le lecteur réfléchiffe s'il a jamais vu
deux individus ſi conformes dans les affections
, que tout ce qui plaiſoit à l'un, plût à
l'autre , ou d'une conception fi uniforme ,
que le ſentiment de l'un ne fût jamais différent
de celui de l'autre ? J'ofe certainement
répondre pour lui que non. Il s'enfuit
delà avec évidence , que la partie intellective
, comme l'appetitive de chaque
homme , comprend un nombre innombra
blede diſpoſitions diftinctes. Et en effet ,
s'il n'en étoit pas ainfi , il ſeroit impoffible
, qu'entre tant de milliers de millions
d'individus, le même complexe ne ſe répétât
dans quelques-uns ,& même dans plufieurs
.
Toute la varieté que nous avons obfervée
dans
l'entendement & la volonté de
l'homme , eſt moindre que celle que nous
offre l'ample fein de la mémoire , ce fein ,
capable de contenir l'être intelligible de
tout un monde , & même de pluſieurs
mondes , & où ſont contenus
actuellement
des milliers de milliers de ces eſpeces , que
l'école nomme
intelligibles , ou imprimées.
Quel tableau plus auguſte , plus vafte
, plus varié que celui qui repréſente an
naturel cette immenſe voûte du Ciel , le
SEPTEMBRE. 1758 . 45
corps , le cours , la lumiere de tous ſes aftres
, la terre , l'air , l'eau , avec un nombre
innombrable de corps vivans , inanimés ,
élémentaires & mixtes !
Tout ceci , & beaucoup plus qu'il n'eſt
poſſible de décrire , eſt à contempler dans
Î'eſprit de l'homme , qui ſe préſente ſi ſimple
& fi uniforme à l'entendement commun.
Je m'imagine que fi Dieu nous montroit
ſucceſſivement tout ce qu'il y a à voir
dans cet eſprit , de façon qu'à chaque minute
nous viſſions ſeulement ce qui peut
être l'objet de l'acte le plus précis de l'entendement
, il ſe paſſeroitbien des centaines
d'années avant que de tout voir. Aufſi
ſans doute , ſi j'avois l'option , je préférerois
la vue claire d'une ame humaine à celle
de tous les êtres viſibles contenus dans le
ciel , la terre , lair & l'eau .
Si je parle ainſi de l'eſprit humain , que
dirai-je de l'eſprit angélique , dont l'ample
capacité eſt proportionnée au degré de ſa
perfection , & dont chaque individu , fuiyant
la doctrine de S. Thomas , renferme
l'interminable extenſion de l'eſpace ? Je
crois très- fermement , que ſi tous les objets
délectables qui font dans le monde , ſe
préſentoient aux ſens & aux puiſſances
d'un homme dans un inſtant , & que
dans ce même inſtant il pût jouir de tous ,
46 MERCURE DE FRANCE.
il s'en faudroit de beaucoup que fon plaifir
égalât celui qu'il auroit de voir clairement
le moindre de tous les eſprits angéliques
, & abſtraction faite du ſujet , la
preuve qui doit le perfuader eſt concluanre.
Un objet plaît d'autant plus , qu'il eſt
plus beau , plus agréable , & il eſt d'autant
plus beau , plus agréable , qu'il eſt
plus parfait. Or qui doute que la perfection
réunie de tous les objets ſenſibles n'égale
pas celle du moindre des eſprits angéliques
? Mais voici un bien autre ſujet
d'admiration. Si le plaifir de voir un ſeul
&le plus petit de tous les eſprits céleſtes ,
eft fi grand , quel doit être celui d'en voir
tant de milliers de milliers , dont l'excellence
croît ſucceſſivement , de façon que
le plus grand eſt au plus petit , comme
une montagne à un atome ? O heureux
habitans de la céleste patrie , quelle joie
ne goûtez- vous pas ! O vains amateurs du
monde , que ne perdez- vous pas ! Mais où
m'arrêtai-je , tandis qu'il reſte encore un
eſpace infini juſqu'au comble de la félicité
? OOcéan de perfections & d'excellences
! ô Dieu , Souverain des vertus ! ô
Grand Dieu ! ô Dieu des Dieux ! fi telle
eſt la joie que procure la vue de tes créatu
tures , qui , quoique très nobles , ſont enfin
tes créatures ,& dont la perfection eft
1
SEPTEMBRE. 1758 . 47
infiniment plus éloignée de la tienne , que
le plus vil inſecte de la terre ne l'eſt de la
premiere intelligence du Ciel , dont la
beauté n'eſt que laideur , dont la lumiere
n'eſt que tenebres , ſi on les compare à ta
beauté , à ta ſplendeur ; que ſera- ce donc
de te voir toi-même ? .... Sortons , s'il eſt
poſſible , de l'admiration , & reprenons
notre ſujet.
Suppoſé donc , comme nous l'avons
infinué ci-deſſus , qu'on doit confidérer
dans l'entendement pluſieurs facultés diftinctes
; je dis que l'erreur univerſelle n'eſt
pas reſpectivement à telle ou telle de ces
facultés , & beaucoup moins à toutes enſemble
, mais relativement à une ſeule , la
plus eſſentielle , qui eſt la droiture du jugement.
Bien des hommes ſont aſſez francs
pour convenir que d'autres ont fur eux
l'avantage de comprendre plus promptement
, de diſcourir plus facilement , de
s'expliquer plus heureuſement , qu'ils ont
plus de génie , plus d'aptitude pour telle
ou telle profeffion , plus d'étendue d'efprit
pour ſaiſir dans un même temps différens
objets , &c. Mais il leur reſte toujours
un dernier retranchement , & le plus
important de tous , où ils mettent à couvert
leur amour-propre c'eſt la perfuaſion
qu'ils jugeront bien des chofes , dès
48 MERCURE DE FRANCE.
qu'elles feront établies dans l'ordre qu'elles
exigent. Voilà le point ſur lequel , qui
que ce ſoit ne veut rien céder. Qu'on cherche
l'homme qui penſe le plus modeſtement
de lui -même , il avouera que ce qu'il
ſçait eſt peu de choſe , qu'il lui faut plus
de temps qu'à un autte pour concevoir
& pour rendre ce qu'il conçoit , qu'il
s'explique mal ; & ainſi de bien d'autres
défauts de ſon entendement ; mais dans
le même-temps il croira ſe faire une injustice
, s'il ne penſe pas que relativement
aux objets qu'il comprend , perſonne n'en
portera un meilleur jugement que lui , en
lui donnant le temps néceſſaire pour les
méditer.
La preuve de ce que j'avance eſt évidente
, en ce que nous ne voyons pas communément
un homme céder à un autre en
changeant de penſée , relativement aux
faits ſur leſquels , après les avoir vus &
revus , il a établi ſon opinion. Je dis communément
, pour ne pas nier que cela n'arrive
quelquefois : mais obſervez que même
alors il ne ſe rend , que parce qu'on
lui propoſe quelque connoiſſance nouvelle
, quelque réflexion , ou quelque expérience
qu'il ignoroit , ou à laquelle il n'avoit
point penſé. Ainſi donc il reſte toujours
dans la perfuafion , que s'il s'eſt trompé
SEPTEMBRE. 1758 . 49
pé dans le premier jugement , ce n'eſt pas
parce qu'il a moins de talent que l'autre
pour bien juger , mais parce qu'il n'a pas
eu les mêmes facilités pour acquérir les
connoiſſances qui lui manquoient , ou le
même bonheur, pour que quelque réflexion
effentielle ſe préſentât à fon eſprit.
Je m'expliquerai mieux par un exemple.
Dans cet ouvrage étendu du Théâtre critique
, j'ai convaincu nombre de perfonnes
de bien des maximes contraires aux
ſentimens où ils étoient précédemment ſur
différentes matieres. Quelqu'un d'eux
croit- il pour cela que Dieu m'a donné fupérieurement
à lui cette faculté principale
de l'ame pour bien juger ? Je ne le penſe
pas. ( Le Pere Féijoo avoit raiſon de ne le pas
penser : l'Espagne a été inondée de libelles dif.
famatoires contre lui. ) Ils reconnoîtront
bien que j'ai ſaiſi le point de vérité , &
qu'ils étoient auparavant dans l'erreur :
mais fur certains ſujets , ils attribueront
cette inégalité à ma plus grande application
à l'étude ; ſur d'autres , à la plus grande
facilité de me procurer des livres , &
d'acquérir des connoiſſances ; fur celui-ci ,
àl'étude continuelle que j'en avois faite ;
fur celui-là , à mon plus grand bonheur
qui ma offert quelques réflexions auxquelles
ils ne penſoient pas..Tous du pre-
C
,
So MERCURE DE FRANCE .
mier au dernier , reſteront dans l'opinion ,
que s'ils s'étoient trouvés en égalité de circonftances
auſſi heureuſes , ils auroient découvert
les vérités que je leur ai démontrées
, & qu'ils ſeroient revenus d'eux-mêmes
des erreurs d'où je les ai tirés.
Quelqu'un pourra bien dans une autre
occaſion , changer d'avis , ſans attribuer la
réuſſite de celui à qui il cede , ni au bonheur
accidentel de l'occurrence , ni à une
plus grande application , ni à une plus favorable
commodité de vérifier le fait ; mais
quoique cela puiſſe arriver très- rarement ,
il n'en ſera ni plus généreux , ni plus équitable
pour lui accorder un entendement
plus net & plus profond que le ſien. Il aura
toujours la reſſource de penſer & de dire
qu'une idée vraie & bien rendue ne ſuffit
pas pour graduer un entendement , comme
une erreur ne ſuffit pas non plus pour
le dégrader : & joignant cette maxime véritable
à la fauſſe ſuppoſition ou à la prévention
, que pour une fois que l'autre ſaifitbien
, & lui mal , il juge bien dix fois à
fon tour , tandis que l'autre ſe trompe auſſi
ſouvent; il ſe croit toujours en droitde
conclure que l'avantage ſubſtantiel de
l'entendement eſt de ſon côté.
C'eſt ainſi que les hommes ſe trompent
très- fréquemment , & dans bien des cir
SEPTEMBRE . 1758 . st
conſtances différentes , pour ne pas accorder
une ſupériorité d'entendement à ceux
qui l'ont en effet. Qu'ils liſent ou qu'ils
entendent une maxime bien fondée , une
penſée ſpirituelle , un raiſonnement ſolide
ſur quelqu'une de ces matieres , en
quelque forte populaires , & dans lefquelles
tout le monde comprend quelque
choſe : par exemple , en fait de coutumes ,
demoeurs , de gouvernement ou de politique.
Je ſuppoſe qu'ils n'ont jamais entendu
cette réflexion , cette ſentence , cette
maxime ; toutefois dans le moment ils la
ſaiſiſſent , ils en ſentent toute la juſteſſe ,
ils l'adoptent pleinement. Rendront - ils
pour cela à fon Auteur le tribut d'éloge
qui lui eſt dû ? Non , parce qu'il leur femble
qu'ils penſoient d'avance comme lui.
Auſſi ſe diſent- ils intérieurement , & avec
la plus grande fatisfaction de l'amour propre
: je n'ignorois pas cela : on ne m'apprend
rien de nouveau. Il ſera pourtant
vrai que mille fois peut-être le ſujet qui
adonné lieu à cette maxime a été traité
en leur préſence ; que perſonne ne l'avoit
jamais entendue , ni rien d'équivalent ;
que même , s'ils veulent avouer la vérité
, ils n'y avoient jamais penſé euxmêmes.
Est - ce qu'ils mentent , quand ils
diſent qu'ils le ſçavoient déja ? Non cer
Cij
52 MERCURE DE FRANCE.
tainement ; mais ils ſe trompent.
Il faut obſerver que ſur ces matieres de
la jurisdiction , pour ainſi dire ,de tous les
hommes , il n'y a aucune vérité qui ne
ſoit gravée de quelque façon dans l'enten--
dement de tous , du moins de ceux qui
ont le jugement bien diſpoſé , & qui font
doués aumoins d'un bon ſens naturel ; mais
elle l'eſt différemment , ſuivant la différence
qui ſe trouve entre les mêmes entendemens.
Dans les uns elle eſt claire &
distincte , dans les autres confufe , & comme
dans un nuage. Dans ceux - ci , elle
eſt peinte dans toute ſa perfection ; dans
ceux- là groſſfiérement ébauchée. Elle eſt ſi
brillante dans quelques-uns , qu'ils jouifſent
en plein de ſa lumiere , & qu'ils peuvent
même la communiquer aux autres ;
elle eſt ſi fort obſcurcie dans quelques
autres qu'ils ne peuvent pas l'appercevoir
pour eux-mêmes. Quand donc ces
derniers liſent cette penſée , cette maxime,
ou qu'ils l'entendent dire à quelqu'un qui
la poſſede dans toute ſa clarté , la lumiere
quecelui- ci leur communique , diſſipe les
nuages qui la leur cachoient ; & alors
voyant la vérité au dedans de leur propre
intelligence , ils s'applaudiſſent préſomptueuſement
de la prétendue connoiſſance
qu'ils en avoient , d'où ils tirent la fauſſe
د
SEPTEMBRE. 1758 . 53
conféquence que leur lumiere ou leur pénétration
n'eſt point du tout inférieure à
celle de celui qui vient de les éclairer . O !
que ces gens là font dans l'erreur !
Mais cette différence n'eſt encore rien
A peine y a- t'il d'autre ſupériorité ſubſtancielled'un
entendement à l'autre, que celle
de comprendre l'un clairement , ce que
l'autre n'apperçoit que confufément , & en
ceci la vue corporelle & l'intellectuelle
vont de pair. Si de deux perſonnes qui ont
àune diſtance égale le même objet , l'un
le diſtingue très-bien , & l'autre ne l'apperçoit
que très-foiblement , nous ne balançons
pas à décider que la vue du premier
est bonne , & que celle du ſecond eſt
foible. La même différence ou la même
inégalité ſe trouve entre deux entendemens
, dont l'un ſaiſit dans toute ſa clarté
le même objet que l'autre n'entrevoit qu'à
travers d'épais nuages , quoiqu'à la même
diſtance pour tous les deux ; j'entends parlà
ſuppoſer que l'étude particuliere qu'ils
'en ont faite , ou les explications qu'ils en
ont reçues foient égales .
Les eſprits bornés prennent ſouvent le
change , en attribuant cette inégalité de
la faculté intellective à une autre toute
différente , c'est- à- dire en s'imaginant que
'ce qui eſt clarté d'intelligence , n'eſt ſeu-
Ciij
54 MERCURE DE FRANCE.
lement que clarté d'explication , ce qui ,
ſuivant eux , fait toute la ſupériorité. Pour
moi , je penſe en premier lieu , que l'avantage
de ſe mieux expliquer vient en
plus grande partie de celui de mieux comprendre.
De deux Peintres qui ſçavent
également faire uſage des couleurs , mais
dont la vue eſt différente , il eſt certain
que, quoiqu'ils ayent à la même diſtance le
même objet , l'un le peindra bien& l'autre
mal , par la ſeule raiſon que la vue de
l'un fera plus claire que celle de l'autre.
Il en eſt de même de nos idées. Les paroles
ſont les couleurs. On peut également ,
& même ſupérieurement poffeder ſa langue;
cependant nous voyons tous les jours
que cette ſupériorité , cette ſource plus
abondante de mots , ne fait ni mieux , ni
fi bien rendre nos penſées. Pourquoi ? Parce
qu'un objet ſera toujours mal peint ,
tant que les yeux de l'entendement ne le
verront pas avec clarté.
Pour ne laiſſer aucun doute fur cette
matiere , je demande : Quand quelqu'un
qui écoute , convient que celui qui parle
s'explique admirablement , & qu'il lui accorde
en cela quelque ſupériorité ſur lui ,
n'eſt- il pas vrai qu'il comprend tout de
ſuite ce que l'autre dit ? Sans doute , &
c'eſt pour cela même qu'il applaudit à fon
SEPTEMBRE. 1758 . 55
élocution. Donc il ſçavoit auparavant
l'uſage & la fignification des termes employés
dans la démonſtration , & à cet
égard point de différence entr'eux : donc
toute l'inégalité vient de ce que l'un conçoit
mieux que l'autre. Généralement quiconque
poſſédant bien la langue , s'explique
clairement à foi - même une choſe ,
l'explique bien à un autre ; & qui ne peut
bien ſe la rendre à foi -mmêêmmee ,, ne peut
bien la rendre à un autre.
Je dis en ſecond lieu , que dans le cas
où nous en ſommes , il eſt certain que l'explication
ne manque pas ſeulement , mais
encore la connoiſſance. Celui-là ſe trompe,
qui entendant une réflexion nouvelle
dont il faiſit à l'inſtant toute la juſteſſe ,
croit qu'il ſçavoit déja ce qu'on vient de
lui apprendre , parce qu'alors s'éclaircit
dans ſon eſprit une idée obſcure de l'objet
qu'on lui développe. Il avoit bien l'eſpece ,
mais non l'uſage ; il avoit l'idée , mais
concentrée en elle-même. Il lui manquoit
non ſeulement l'explication externe de
l'objet , mais encore l'interne. Non ſeulement
il ne pouvoit pas l'exprimer , quoique
poſſédant parfaitement les termes propres
, mais encore s'en rendre raiſon à luimême.
Qu'il ait donc toute la reconnoifſance
que mérite celui dont la lumiere a
Civ
56 MERCURE DE FRANCE.
tiré fon idée de l'obſcurité , & qui par ſa
culture a fait fructifier cette ſemence enfouie.
Nous avons raiſonné juſqu'ici relativement
aux entendemens bornés. Les mêmes
principes concourent pour que les entendemens
ſupérieurs ſe trompent également
dans le jugement qu'ils portent d'euxmêmes
, non à la vérité en ſe croyant ſupérieurs
; car l'étant en effet , il n'y a point en
cela d'erreur : mais en penſant que leur excellence
eſt placée àundegré beaucoup plus
élevé que celui qu'elle occupe réellement.
Pour comprendre qu'il en eſt ainſi , il n'y
a qu'à jetter les yeux fur les Ecrivains les
plus célebres de tous les temps. Ceux- ci
étoient ſans doute bien perfuadés qu'ils ne
ſe trompoient en rien de ce qu'ils mettoient
au jour . En effet , s'ils n'avoient pas
porté un tel jugement de quelque partie
de leurs ouvrages , ils ne l'auroient pas
écrite. Malgré cela aucun n'a été aſſez
heureux pour ne pas errer en quelque
choſe , ſuivant le ſentiment unanime des
Sçavans. Donc ils s'eſtimoient plus qu'ils
ne devoient ; & qu'on ne me réponde pas
que l'erreur n'eſt que du côté des Critiques
de leurs ouvrages. La replique n'eſt pas
recevable , 1º . parce que la raiſon naturelle
dicte que perſonne ne peut- être juge
SEPTEMBRE. 1758 . 57
dans ſa propre cauſe ; ainſi nous ne devons
pas nous en tenir au jugement des Auteurs
eux - mêmes , mais à l'opinion de ceux
enqui ondoit ſuppoſer les lumieres néceffaires
pour en décider ; 2°. parce qu'en
accordant que le ſentiment de quelqu'un
de ces Auteurs doive prévaloir fur celui
de quelque Critique pris en particulier , il
ne doit pas l'emporter ſur l'opinion générale
ou preſque générale des Sçavans ,
étant bien plus vraiſemblable qu'un homme
ſeul , quelque génie qu'il ait, ſe trompedans
ſa propre cauſe , que pluſieurs ,
quoiqu'inférieurs , dans une cauſe qui leur
eſt étrangere.
Rendons ceci plus ſenſible en remontant
juſqu'aux anciens Philoſophes ; &dans
le nombre , ne nous arrêtons qu'à ceux
à qui la primauté de génie eſt accordée
d'un conſentement univerſel , Platon &
Ariftote. Ces deux hommes étoient ſans
contredit doués d'un' entendement admirable.
On trouve à chaque pas dans leurs
Ouvrages des traits fublimes , & qui démontrent
une pénétration prodigieufe. Qui
ofera cependant diſconvenir qu'il n'y ait
pareillement de grands écarts de l'eſprit ?
Ils étoient bien éloignés eux-mêmes de le
penſer. Peut- être préſumoient- ils au contraire
s'élever encore plus au deſſus des
Cv
58 MERCURE DE FRANCE.
autres mortels , par la même route où ils
erroient le plus grofliérement , & fur le
ſujet qu'il importoit le plus de mieux approfondir;
je veux parlerde l'idée de la Divinité.
Tous les deux s'égarerent pourtant
dela façon la plus énorme , quoique par
différens chemins. Que reſte-t'il à conclure
? qu'univerſellement tous les hommes
apprécient plus qu'ils ne le doivent
leur propre entendement.
Nous avons prouvé le ſujet de ce difcours
; mais il ne faut pas paſſer ſous filence
deux objections qu'on peut nous faire ,
l'une méthaphyſique , l'autre expérimentale
& de pratique. La premiere eſt fondée
ſur la maxime philoſophique que l'entendement
eſt réflexible ſur lui-même , d'où
il paroît naturel d'inférer qu'il peut connoître
& meſurer fa propre étendue. Cette
maxime au moins doit-elle annuller la
parité propoſée ci deſſus entre la vue corporelle
& l'intellectuelle ; ſçavoir, qu'aini
que les yeux corporels ne ſe voyent pas ,
l'entendement ne ſe voit pas lui-même :
car l'entendement étant réflexible ſur luimême
, & les yeux corporels ne l'étant
pas , il n'y a plus de parité.
Je conviens que l'entendement réfléchit
ſur lui même & ſur ſes actes ; mais cela
prouve-t'il que toutes ſes réflexions font
SEPTEMBRE. 1758 . 59
1
vraies & juſtes ? Nullement. S'il en étoit
ainfi , il n'y auroit point d'entendement
qui ne connût ſes erreurs , & qui ne les
corrigeât en faiſant un acte réfléchi ſur le
direct ( que nous ſuppoſons faux ). Ce qui
arrive très-communément , c'eſt que lorſque
l'acte direct eſt faux , le réfléchi l'eſt
pareillement. Il faut de néceſſité que cela
ſoit , ſi après l'acte direct il ne ſurvient
pas à l'entendement quelque nouvelle lumiere
relative à l'objet ; parce que les mêmes
principes ſur leſquels il s'eſt fondé
pour former l'acte direct , ſubſiſtent pour
le porter à penſer, par l'acte réfléchi , que le
premier eſt juſte. De-là il s'enfuit avec
évidence que l'entendement erre de même
dans l'idée qu'il ſe forme de ſa propre capacité
: car croyant que nombre d'actes
d'intelligence font vrais tandis qu'ils
font faux , il doit croire néceſſairement
auſſi ſa perſpicacité intellective plus grande
qu'elle n'eſt.
,
A l'égard de la parité entre la vue ſpirituelle&
la corporelle , j'avoue qu'elle n'eft
pas juſte à la rigueur ; mais elle peut toujours
paſſer dans ce qui eſt relatif au
ſujet que nous traitons. J'ai dit que les
yeux ne ſe voyent pas eux mêmes , non
plus que l'entendement : dans cette feconde
propoſition , le verbe voir doit être pris
Cvj
60 MERCURE DE FRANCE.
ſtrictement , en tant qu'il ſignifie une connoiffance
claire , & c'eſt cette connoiſſance
que je ſoutiens que l'entendement n'a pas
de lui même.
5
La ſeconde objection qu'on peut nous
faire eſt , comme nous l'avons dit , expéri
mentale. Nous voyons des hommes d'un
grand entendement & qui toutefois
penſent ſi modeſtement de leur capacité ,
que bien loin de ſe faire grace , ils paroiffent
ne pas s'eſtimer ſuivant leur mérite.
Donc l'erreur n'eſt pas univerſelle.
Je réponds que ce fait ſouffre de grandes
restrictions. La premiere , c'eſt que le
plus grand nombre de ceux qui paroiffent
penſer modeftement de leur propre intelligence
, n'expriment pas ce qu'ils fentent.
Leur modeſtie eſt affectée , afin qu'elle
leur procure de nouveaux éloges , bien
fürs qu'elle ne leur fera rien perdre de
l'idée qu'on s'eſt formée de leur capacité.
La ſeconde , c'eſt que ceux mêmes qui
penſent réellement avec modération de
leur eſprit , forment ce jugement modéré ,
non relativement à cette faculté intellecti
ve , la premiere & la plus effentielle , qui
conſiſte à bien faifir un objet ( & fur laquelle
nous conftituons uniquement l'erreur
univerſelle ) , mais refpectivement à
d'autres facultés moins fubſtancielles , dont
SEPTEMBRE. 1758 . 61
nous avons parlé ci-deſſus. La troiſieme
exception regarde les Saints ſur la terre ,
qui ſans doute penſent humblement de
toutes leurs facultés. Mais ceci eſt un effer
de la grace , parconféquent étranger au
fujet de ce diſcours , qui ne roule que fur
ce que l'homme juge de lui- même , abandonné
aux forces naturelles de fon propre
entendement , abſtraction faite des ſecours
furnaturels de la grace.
Enfin nous diſons qu'en accordant qu'il
y ait quelque homme rare , qui , à force
de réfléchir ſur lui-même , ſe forme une
idée juſte , parfaite & proportionnée de
ſon entendement , cela ne détruit pas la
vérité de notre maxime. En effet , nous
ne prétendons pas rigoureuſement que
l'erreur dont nous parlons foit méthaphyfiquement
univerſelle : il nous fuffit
qu'elle le foit moralement ; & l'univerſalité
morale n'est pas détruite par l'exception
dequelques particuliers , entre des milliers
de milliers d'individus.
62 MERCURE DE FRANCE:
FANFAN ET COLAS ,
FABLE.
FANFAN gras &vermeil , & marchant fans li
fiere ,
Voyoit ſon troiſieme printemps.
D'un ſi beau nourriſſon Perrette toute fiere ,
S'en alloit à Paris le rendre à ſes parens.
Perrette avoit fur ſa bourrique ,
Dans deux paniers , mis Colas & Fanfan.
De la riche Cloé celui-ci fils unique ,
Alloit changer d'état , de nom , d'habillement ;
Et peut-être de caractere.
Colas , lui , n'étoit que Colas ,
Fils de Perrette & de ſon mari Pierre.
Il aimoit tant Fanfan , qu'il ne le quittoit pas.
Fanfan le chériſſoit de même.
Ils arrivent. Cloé prend ſon fils dans ſes bras.
Son étonnement eft extrême ,
Tant il lui paroît fort , bien nourri , gros &gras !
Perrette de ſes ſoins eſt largement payée.
Voilà Perrette renvoyée ;
Voilà Colas , que Fanfan voit partir.
Trio de pleurs. Fanfan ſe déſeſpere.
Il aimoit Colas comme un frere ;
Sans Perrette & fans lui , que va-t'il devenir !
Il fallut ſe quitter. On dit à la nourrice :
SEPTEMBRE. 1758 . 63
Quandde votre hameau vous viendrez à Paris ,
N'oubliez pas d'amener votre fils ;
Entendez- vous , Perrette ? on lui rendra ſervice.
Perrette , le coeur gros, mais pleind'un doux ef
poir ,
De ſon Colasdéja croit la fortune faite.
De Fanfan cependant Cloé fait la toilette.
Le voilà décraſſe , beau , blanc , il falloit voir !
Plusde ſabots ; toquet d'or , riche aigrette.
On dit que le fripon ſe voyant au miroir ,
Oublia Colas & Perrette.
Je voudrois à Fanfan porter cette galette ,
Dit la Nourrice un jour ; Pierre , qu'en penſe-tus
Voilà tantôt fix mois que nous ne l'avons vu.
Pierre y confent; Colas eſt du voyage.
Fanfan trouva ( l'orgueil eſt de tout âge ) ,
Pour ſon ami , Colas trop mal vêtu.
Sans la galette , il l'auroit méconnu.
Perrette accompagna ce gâteau d'un fromage,
De fruits &deraiſins , doux tréſors de Bacchus.
Les préſens furent bien reçus :
Ce fut tout ; & tandis qu'elle n'eſt occupée
Qu'à faire éclater ſon amour,
Le marmot , lui , bat du tambour ,
Traîne ſon charriot , fait danſer ſa poupée.
Quand il eut bien joué , Colas dit : C'est moв
tour.
Mais Fanfan n'étoit plus ſon frere ;
Fanfan le trouva téméraires
64 MERCURE DE FRANCE.
*
Fanfan le repouſſa d'un air fier & mutin.
Perrette alors prend Colas par la main.
Viens , lui dit-elle avec criſteſſe ;
Voilà Fanfan devenu grand Seigneur :
Viens , mon fils , tu n'as plus ſon coeur.
L'amitié diſparoît où l'égalité ceſſe.
!
M. l'Abbé AUBERT.
LETTRE
De Mademoiselle de Barry , à son Frere,
Eleve de l'Ecole Royale Militaire ( 1 ) .
J'A 'APPRENDS mon cher frere , que vous
allez fortir de l'Ecole Militaire pour entrer
dans la carriere des armes. Vous êtes un
des premiers éleves que cette Ecole ait
formés ; & comme étant parmi fes enfans
du nombre de ſes aînés , vous allez porter,
des premiers , dans le ſein de la patrie les
fruits de cette excellente culture.
Je n'ai eu juſqu'à ce moment que la douce
habitude de vous aimer ; mais je vous
avouerai que je mêle à cet amour un vrai
reſpect , quand je me repréſente votre deftinée
honorable.
( 1 ) Je me hâte de publier cette Lettre comme
unehaute leçon de vertu , & comme un rare mo
deled'éloquence.
SEPTEMBRE. 1758. 65
e ? :
Vous n'aviez reçu en naiſſant qu'un nom
&de la pauvreté : c'étoit beaucoup que le
premier de ces dons ; mais la cruelle médiocrité
rend cet honneur bien peſant ; &
qui ſçait ſi cette fâcheuſe compagne vous
auroit permis de vivre & de mourir avec
toute la pureté de votre naiſſance ?
Heureuſement pour vous & pour vos
pareils , dans un de ces momens où Dieu
parle au coeur des bons Rois , celui qui
nous gouverne a jetté les yeux ſur la pauvre
Nobleſſe de ſon Royaume ; fon ame
s'eft ouverte au mouvement le plus généreux
; il a adopté ſur le champ une foule
d'enfans illuſtres & infortunés. Un Edit
plein de grandeur leur a imprimé ſa prorection
royale , & a confolé par cet appui ,
les mânes plaintifs de leurs peres.
Béniffons , mon cher frere , les circonftances
qui ont fait éclorre un acte auffi
grand dans les premieres années de votre
vie : dix ans plustard ce bienfait n'eût exifté
que pour vos concitoyens ; mais béniſſons
furtout ces ames vraiment héroïques , qui
ont embraffé& exécuté un projet auffi noble&
auſſi paternel.
Vous voilà donc , graces à cet établiſſement
, muni des leçons de l'honneur le
plus pur , & des plus belles lumieres : votre
éducation a été une eſpece de choix par
66 MERCURE DE FRANCE.
mi les autres éducations , & l'Etat vous a
prodigué ſes ſoins les plus précieux & les
plus chers. En vérité , mon cher frere , je
conſidere avec joie tant d'avantages ; mais
je ne ſçaurois m'empêcher de murmurer
un peu contre mon ſexe qui , en me laiffant
fentir toutes ces choſes comme vous
met entre votre bonheur & le mien une fi
grandedifférence. Suivez donc vos deſtins ,
puiſqu'il le faut , & augmentez même , j'y
confens , de plus en plus ma jaloufie.
Je ne vous diſſimulerai pourtant pas que
votre tâche me paroît un peu difficile : vos
fecours paffés augmentent vos engagemens
, &des ſuccès ordinaires ne vous acquitteroient
peut être pas. Si les inſpirations
du coeur valoient toujours celles de
la raiſon , je romprois ſans doute le filence
,& je riſquerois auprès de vous les conſeils
que l'amitié me fuggere ſur votre conduite&
vos devoirs.
1. Mon cher frere , je me figurerois en
votre place qu'en tout état&en tout temps
je dois être très- modefte , & quoique les
bienfaits du Roi honorent fes plus grands
ſujets , je m'en tiendrois dans ce ſens fort
glorieux , mais j'irois auſſi juſqu'à confidérer
dans ce bienfait ma patrie entiere ,
&je ferois enforte que toute ma conduite
fût l'expreſſion de ma reconnoiſſance.
SEPTEMBRE. 1758 . 67
20. J'aurois un courage prudent & raffis;
point de tons , point de prétentions ; je
cederoisdès que je pourrois deſcendre avec
décence ; je voilerois même mes forces ,&
je ſerois plus touché d'obtenir les ſuffrages
que de les contraindre.
3º. J'aimerois mieux être un homme eftimé
qu'un homme aimable , un Officier
de nom qu'un joli Cavalier , & je prendrois
, ſi je pouvois , en talens , la part de
mérite que les François cherchent trop fouvent
en agrément & en amabilité.
4°. Je fuirois les paſſions : je les crois
au moins une treve à nos devoirs. Cependant
comme il ſeroit peu raiſonnable d'aller
ſur ce point juſqu'au précepte , je ferois
enforte de n'avoir dans mes goûts que
des objets reſpectables : c'eſt le feul moyen
de reftituer par un côté ce que l'amour fait
toujours perdre de l'autre à l'exacte vertu.
J'allois mettre quinto , mon cher frere ;
mais la crainte de faire un fermon m'arrête
, & puis , je me perfuade qu'il faut de
courtes leçons aux grands courages. C'eſt
ainſi quemon ame ſe plaît à parler à la vôtre
, & j'entre à merveille , comme vous
voyez , dans l'éducation que vous avez
reçue.
Il faut pourtant que j'ajoute à mes avis
le pouvoirde l'exemple :je ſuis aſſez heu68
MERCURE DE FRANCE.
reuſe pour le trouver dans notre propre
fang. De tels exemples font , comme vous
ſçavez , des commandemens abſolus : je ne
ſçais ſi c'eſt cette raiſon ſeule qui me détermine
à vous les tranfcrire ici ; mais
quand j'y mêlerois un peu d'orgueil , c'eſt
peut- être là toute la gloire de notre ſexe ;
la vôtre conſiſte à les imiter.
Barry notre grand oncle , étoit Gouverneur
de l'Eucare en Languedoc , ſous le regne
de Henri IV. Les Ligueurs l'ayant fait
priſonnier , le conduiſirent dans la Ville
de Narbonne , qu'ils avoient en leur pouvoir.
Là on le menaça de la mort la plus
rigoureuſe , s'il ne livroit la Place : fa réponſe
fut qu'il étoit prêt à mourir. Barry
avoit une jeune épouſe qui s'étoit renfermée
dans l'Eucate : les Ligueurs la crurent
plus facile à vaincre ; ils l'avertirent du
danger de fon mari , & lui promirent ſa
vie ſi elle livroit la Ville. La réponſe de la
femme de Barry fut que l'honneur de fon
mari lui étoit encore plus cher que ſes
jours. La grandeur d'ame fut égale de part
&d'autre, Barry fouffrit la mort, &fa femme
, après avoir défendu la Place avec fuccès
, alla enfevelir ſa douleur & fa jeuneffe
dans un Couvent de Beziers , où elle mourut.
Le fils de ce généreux Barry fuccéda à
SEPTEMBRE . 1758 . 69
ſon gouvernement : en 1637 , Serbelloni,
après avoir inveſti cette place , tenta de le
corrompre , & lui promit des avantages
conſidérables , s'il embraſſoit le ſervice des
Eſpagnols : l'hiſtoire de ſon pere fut la
ſeule réponſe que le Général Eſpagnol en
reçut.
vous
Voilà , mon cher frere , deux Barry
qui n'ont point eu d'Ecole Militaire pour
berceau , & qui ont été pourtant bien
grands l'un & l'autre. Souvenez
d'eux , je vous conjure , toute votre vie :
ſouvenez-vous en le jour d'une bataille ,
&dans toutes les occaſions où il s'agira de
faire bien , &, fi ce n'eſt pas aſſez, de faire
mieux que les autres , car il faut porter
juſques-là ſon ambition. Dites-vous fans
ceſſe : Je ſuis devant les yeux de mes Ancêtres
, ils me voyent ; & ne foyez pas
après cela digne d'eux , ſi vous le pouvez .
Ma main tremble en vous écrivant ceci ,
mais c'eſt moins de crainte que de courage.
Entrez donc , mon cher frere , de l'Ecole
dans la carriere militaire. Portez les armes
que vos peres ont portées , & que ce ſoit
avec honneur comme eux, Que je vous
trouve heureux d'avoir tant d'obligations
àdevenir un ſujet diſtingué , &de devoir
au Roi votre vie & vos ſervices au dou-
1
70 MERCURE DE FRANCE .
ble titre de votre maître & de votre pere !
Vous porterez toute votre vie ſur votre
perſonne les ſignes glorieux de ſa bonté ;
mais je ſuis ſûre qu'on les reconnoîtra encore
mieux à toutes vos actions. Je ſuis
certaine encore que vous ne perdrez jamais
le ſouvenir de ce que vous devez à
ceux qui vous ont dirigé dans l'Ecole que
vous quittez , & principalement à ce Čitoyen
vertueux que ſes grandes qualités
ont , pour ainſi dire , aſſocié à l'oeuvre immortelle
de ce regne. Je vous aimerai alors
de tendreſſe & de fierté ; & tandis que
confinée dans un château , je partagerai
ma vie entre les ſoins de mon ſexe & des
amuſemens littéraires , je vous perdrai de
vue dans le chemin de la gloire : vous
cueillerez des lauriers,& votre ſoeur diſputera
aux jeux floraux leurs couronnes. Elle
s'élevera peu à peu à un ſtyle plus noble ,
& ſi vous devenez jamais un grandGuerrier
, vous lui apprendrez à vous chanter ,
& vous aurez de ſa part un Poëme. Je
meurs d'envie d'avoir quelque jour ce
talent , & vous ſentez par ce defir ce que
mon ambition vous demande. Adieu ,
mon cher frere , pardonnez à ma jeuneſſe
ces réflexions ; mais ſçachez en gré à mon
amitié : j'ai voulu vous écrire dans l'époque
la plus importante de votre vie , &
SEPTEMBRE . 1758 . 71
mon coeur a volé pour cela juſqu'à vous ;
c'eſt lui qui m'a dicté tout ce que cette
Lettre contient; il vous aime trop pour
avoir pu ſe tromper. Je ſuis avec toute
l'amitié poſſible , mon cher frere , votre
fooeur , C. Barry-de Ceres. :
LEE mot de l'Enigme du Mercure d'Août
eft Mouchon. Celui du Logogryphe eſt
Catéchisme , dans lequel on trouve athéifme
& CC, qui en chiffre Romain font 200,
ENIGME.
JE
Non : par humilité je cache ici ma gloire.
Je vous l'ai pourtant dit. N'allez pas dire non.
Yous l'avez ſous les yeux , & vous pouvez m'en
ſuisun Saint. Vous dirai-je mon nom ?
croire.
72 MERCURE DE FRANCE.
1
LOGOGRYPH Ε.
Je ſuis d'une humeur noire , & n'ai point de
ſanté ;
Je ſuis malade : enfin voilà ma qualité.
Mais ſi tu veux , Lecteur , me diſſéquer toi-même,
Compte-moi par mes pieds , va juſqu'au quatorzieme
:
Devine tous les mots , amuſe ton loiſir.
Amadiſſection ſi tu prends du plaifir ,
Commence par un Dieu , par un Roi , par un
Prince ;
Je les renferme tous avec une Province.
Une ville Normande , une autre dans l'Artois ;
Ce qui forme le brave , un an , un jour , un
mois:
Une meſure à vin , une preſque montagne :
Cequi fait renommer les côteaux de Champagne :
Une voûte de pont , une homme à ponction ,
L'admirable maiſon dont la production
Nous fournit à la fois la douceur , la lumiere ;
Je produis des métaux ,& n'ai point de miniere :
Ce qui plût à Saül , un poids , une ſaiſon ;
Ce qui ſe joint au Duc , ſur l'onde une maiſon;
Un ragoût de cheval , une oeuvre poétique ;
Un bloc à fix côtés , une Iſle aſiatique ;
Ceque fentent les gens , lorſqu'on veut les railler ;
Ce
SEPTEMBRE. 1758 . 73
Ce qui tient un vaiſſeau, quand il vient à mouiller ;
Ce que chacun recherche auprès d'une puiſſance ,
Le plus petit inſecte ànotre connoiſſance ,
Un autre inſupportable à tout le genre humain ;
Ce qui peut t'arriver les cartes à la main ,
Ce qui doit ſe trouver dans l'ame d'un arbitre ;
Ce que l'on met toujours en tête d'un chapitre ;
Un ingrédient à ſauce , un funebre appareil ;
Ce que tu nommes luftre , un journalier réveil ;
Deux élémens , un vaſe , un grand jour de l'année
,
Le nom de deux Auteurs de la même lignée ;
La veille d'aujourd'hui , l'égalité du ſec ;
L'épithete qu'on donne à ce Lanternier Grec ,
Ce qu'on ne veux pas être , & ce qu'on defire
être ;
Ce que jette un enfant , quand il commence à
naître.
Avec les pieds que j'ai , tu dois juger , Lecteur ,
Que je peux aller loin; mais en prolixe Au-
८.
teur,
Je crains de te laſſer , ainſi prends patience ;
Je vais te mettre au fait du fonds de ma ſcience ,
Si tu peux découvrir celui qui redit tout ,
Tu ſçauras quelque choſe avant que d'être à
bout.
D
74 MERCURE DE FRANCE.
CHANSON.
THEM HÉMIRE eſt loin de ces bocages ;
Chantez , chantez , rivaux jalour.
Roſſignols , je veux bien écouter vos ramages :
Qu'entends - je ! quelle voix forme des fons fi
doux ?
Themire vient , Thémire chante :
Reſpectez la voix qui m'enchante ;
Brillans Roſſignols, taiſez-vous.
Mesure.
Thémire est loin de ces boccages , Chantés, -
chantés rivauxjaloux. Rossi.
Doux.+
gnols! Rossignols! je veux bien é
D.
WW
- couter vos rama -ges,Rossignols ! Rossi
F.
gnols! je veux bien écouter vos ra =
ma
ges,vos rama
Récit .
+
-ges Qu'entens-je quelle
Mesuré.
2
voixforme des sons si doux. Themire
vient,Thémire chante,respectes la voix qui m'en =
-chante,respectés la voix +
D
qui m'enchante:
+ Fort.
Brillans rossignols, brillans rossignols , taisés -
D.
vous taises-vous, Themire chan---- plurD.
W
te,Brillans rossignols taisés -vous, taises-
+
F.
vous, taisés vous .
Gravépar Melle Labassée.
Imprimépar Tournelle .
SEPTEMBRE. 1758 . 75
ARTICLE I I.
NOUVELLES LITTERAIRES.
Suite de l'Extrait du Voyage d'Italie , par
M. Cochin,
Obſervations critiques fur les Salles de
Spectacle.
THEATRE DE TURIN.
It eſt fort grand; la ſalle des ſpectateurs
eſt de la forme d'un oeuf tronqué : elle a
fix rangs de loges toutes égales ; elles font
unpeumoins grandes qu'à Paris ; on n'y
peut tenir que trois perſonnes de face : les
ſéparations font des cloiſons tout- à- fait
fermées , &un peu dirigées vers le théâtre.
La néceſſité de pratiquer un grand nombre
de loges a empêché celle du Roi
d'avoir la hauteur convenable . Elle a la
largeur de cinq des autres loges , & n'a de
hauteur que celle de deux. Elle eſt élevée
au ſecond rang. Cette grande loge eſt
ronde dans ſon plan; mais il n'en paroît
d'ordinaire que la moitié : l'autre partie
Dij
76 MERCURE DE FRANCE .
étant fermée par une fauſſe cloifon que
l'on ôte dans les grandes cérémonies. Derriere
eſt une chambre , d'où l'on entend
fort bien les Acteurs , & c'eſt preſque le
ſeul endroit d'où l'on entende , foit que le
théâtre ſoit trop grand , foit par la rumeur
que fait une multitude de perſonnes qui
parlent dans leurs loges & dans le parterre ,
auſſi haut que ſi elles étoient chez elles .
Toutes les ſéparations des loges font ornées
de conſoles d'aſſez bon goût. Le Profcenium
eft fort beau au premier coup
d'oeil ; il eſt compoſé de deux colonnes
d'Ordre Corinthien , portées par un focle,
& couronnées d'une corniche fans friſe ,
qui eſt interrompue par une loge ovale.
Les moulures de la corniche font un fronton
circulaire au deſſus de cette loge. Entre
les colonnes , il y a deux loges qui ont
le défaut de n'être point à la même hauteur
que celles de la falle , & de ne s'y .
point accorder. Deux enroulemens donnent
naiſſance à deux figures, moitié gaîne
, moitié femme , qui font cenſées porter
la partie circulaire qui ſoutient le couronnement
; mais qui auroient beſoin que
quelque choſe les portât elles-mêmes . Elles
font arcboutant contre une petite conſole
couronnée de l'abaque & des volutes du
chapiteau Ionique. L'Architecte s'eſt un
SEPTEMBRE. 1758. 77
peu embrouillé dans ſa corniche , l'ayant
voulu faire paroître concave derriere les
figures qui portent les armes ; il l'a contournée
ſelon l'effet que produiroit la perſ
pective dans une choſe ceintrée , quoique
réellement tout cela ſoit modelé ſur
une ligne droite. Ces choſes ne peuvent
faire leur effet que d'un point donné , &
font ridicules de tous les autres endroits .
D'ailleurs tout ce couronnement eſt compoſé
de parties circulaires & d'un fronton
rond ; ce qui eſt un manque de goût.
Pour fauver le mauvais raccordement des
loges avec ce proſcenium , l'Auteur l'en a
ſéparé par une draperie réelle , qui fait un
fort bon effer. Cet avant- ſcene a plus de
quarante-cinq pieds d'ouverture : tout ce
qui peut être utile à la commodité du
Théâtre a été très-bien prévu. Il eſt cependant
fingulier que dans un Théâtre conftruit
avec tant de dépenſe , le plafond
peint dans la ſalle , & repréſentant une
affemblée des Dieux , ſoit ſi mauvais.
M. Cochin fait au ſujet de ce Théâtre
quelques réflexions ſur les nôtres . Celui
de Turin eſt bien propre , dit- il , à donner
la plus grande idée de ceux qui ſont conftruits
dans ce ſyſtême moderne , puiſque
c'eſt le plus richement & le plus noblement
décoré qu'il y ait en ce genre. Cependant
Diij
78 MERCURE DE FRANCE.
il ne paroît pas qu'il rempliſſe entiérement
celle qu'on peut ſe former d'un beau Théâ
tre. Ce n'eſt pas par comparaifon avec les
nôtres qu'on peut en juger ainſi , & il vaut
mieux convenir que nous n'avons aucun
lieu qui mérite ce nom ( fi l'on en excepte
celui qui a été nouvellement conſtruit à
Lyon ) , que de prétendre juſtifier les petites
falles où nous donnons nos ſpectacles. On
peut dire néanmoins pour notre excuſe que
l'on n'a point encore bâti en France de
Théâtre exprès ; que tous ceux qu'on y voit
ont été conſtruits dans des lieux donnés ,
étroits & fort longs, & en cela directement
oppofés à toute bonne forme de Théâtre ,
&contradictoires à leur deſtination . On a
donc lieu d'eſpérer d'en voir un jour d'une
autre efpece. Cependant malgré la connoiſſance
que nous avons , foit des Théâtres
antiques , ſoitde ceux de l'Italie moderne
, on n'oferoit conclure que ſi nous
en conſtruifions de nouveaux , il y eut
beaucoup d'Architectes qui vouluſſent renoncer
à notre plan ordinaire , tant l'habitude
, quoique reconnue mauvaiſe , a de
force , & tant ceux que leur mérite & leur
réputation pourroient mettre en état de
dompter le préjugé , ont de foibleſſe , lorfqu'il
s'agit de contredire l'opinion vulgaire.
SEPTEMBRE, 1758. 79
La forme d'oeuf tronqué qu'on voit à
celui de Turin , quoiqu'infiniment meilleure
que notre quarré long , eſt cependant
peu agréable & irréguliere. Ces fix rangs
de loge toutes égales , préſentent uneuniformité
froide , qui les fait reſſembler à
des caſes pratiquées dans un mur. D'ailleurs
cette égalité eſt contraire aux regles
du goût , qui exige des proportions variées
dans les maſſes principales d'un édifice. La
ſéparation des loges murées de biais , fait
un effet défagréable, en ce que ce biais n'eſt
pas régulièrement dirigé au Théâtre , &
que ce mur ne laiſſe à celles des côtés que
quatre places d'où l'on puiſſe voir commodément
: mais comme il tient aux uſages
du pays , il eſt d'obligation. Les Italiens
conſtruiſfent leurs Théâtres relativement à
leurs moeurs , qui ſont différentes des nôtres.
Leurs loges font pour eux un petit
appartement où ils reçoivent compagnie.
En effet leurs Opera ſont fi longs , que fi
l'on ne s'y amuſoit d'autres chofes , il ſeroit
difficile d'y reſter ſans ennui quatre
heures & plus que dure ce ſpectacle. Les
habits de leurs Acteurs font de plus mauvais
goût encore que ceux des nôtres. Non
ſeulement ils ont adopté la prétendue
grace des panniers , tant aux hommes
qu'aux femmes ; mais encore ils en ont
Div
so MERCURE DE FRANCE.
augmenté le ridicule en les faiſant beaucoup
plus grands , & en les terminant en
bas par une ligne droite ; ce qui préſente
deux pointes qui font un effet très- défagréable.
On fait peu d'uſage des machines
à ces Théâtres , & leur induſtrie ſe borne
ordinairement à ajuſter une décoration
pendant que l'autre les cache. Les chaffis
avancés font apportés à leurs places par des
hommes , & retenus par une barre qui les
étaye ; néanmoins par la grandeur de leurs
Théâtres , ils préſentent des ſpectacles
grands & magnifiques. Le Peintre qui faifoit
alors les décorations , compoſoit de
mauvais goût , felon la mode qui eſt préſentement
en vogue en Italie , & excepté
quelques unesde pierre grife,qu'il peignoit
affez bien , le reſte étoit peu de choſe. Ils
ont cependant le talent de préſenter beaucoup
de morceaux d'architecture , vus par
l'angle ; ce qui produit un très-bon effet
au Théâtre , en ce que cela ſauve la difficulté
des raccordemens de la perſpective
pour les différens aſpects : méthode dont
nous devrions faire un peu plus d'uſage ,
ſurtout fur nos petits Théâtres. Engénéral
leur couleur eſt grife , & ils n'ont pas plus
que nous l'art d'augmenter l'effet de leur
décoration par des parties généralement
ombrées & oppoſées à des parties lumineufes.
SEPTEMBRE. 1758 . 81
THEATRE DE MILAN.
La ſalle en eſt fort grande ; mais l'avantſcene
en eſt fort triſte , & la compofition
en eſt nue : les pilaftres qui ſéparent les
loges , ne font que des pilliers fans décoration
, & feulement peints de quelques ornemens
. La nudité de ce Théâtre eſt un
peu rachetée par la richeſſe intérieure des
loges , qui font tapiffées & éclairées en dedans.
La loge royale eſt trop baſſe pour
fon ouverture. Les décorations peintes
étoient affez médiocres : quelques - unes
cependant faifoient d'affez bons effets , &
fortoient de l'uniformité de nos chaſſis &
de nos couliſſes .
THEATRE DE PARME.
Il eſt trop grand pour les ſpectacles ordinaires
; mais la penſée en eſt fort belle :
il eſt en demi- ovale ; toute la partie d'enbas
eſt en gradins à l'antique juſqu'à peu
près la hauteur de nos ſecondes loges. II
n'y a qu'un rang de loges , & ce rang eft
une galerie ornée de colonnes ſimples , à
diſtances égales , qui ſoutiennent des arcs :
elle eft couronnée d'une corniche d'architecture
; au deſſus eſt un paradis à pluſieurs
rangs de bancs ; c'eſt le ſeul théâtre
moderne que l'on voye en Italie , ſi l'on
Dy
82 MERCURE DE FRANCE.
en excepte celui de Palladio à Vicence,
qui ſoit vraiement décoré d'architecture.
Tous les autres ne font qu'un compoſé de
loges égales à fix rangs l'un ſur l'autre , qui
ne mérite pas le nom d'architecture. Communément
on n'y voit d'autre ornement
que les piliers qui portent ces loges , & qui
ne ſont pas fufceptibles d'une décoration
noble. Če théâtre a le défaut , que pour
ne point prendre trop de place pour les
gradins , on leur a donné à chacun trop
peu d'enfoncement ; il y a une apparence
de tomber en deſcendant de l'un à l'autre.
Cette forme ovale eſt ſans doute la plus
belle pour un théâtre , en ſuppoſant , à cauſe
denos uſages, l'impoſſibilité d'employer
ledemi- cercle parfait , comme ont fait les
anciens . Ce grand théâtre avec ſes gradins
doit préſenter un coup-d'oeil magnifique :
lorſqu'il eſt rempli de ſpectateurs , il y en
aun petit pour l'uſage ordinaire , qui n'a
riende fingulier , & qui eſt à la Françoife.
THÉATRE DE REGIO.
Il eſt à la Françoiſe pour fon plan , qui
eſt un quarré long arrondi dans le fond.
Il en differe cependant , en ce que toutes
les loges montent fucceffivement de cinq
pouces en allant vers le fond , &pareillement
faillent de cinq pouces la ſuivante
SEPTEMBRE. 1758. 83
plus que la précédente juſqu'au fond. La
commodité qui en réſulte eſt peu importante
, & cela est fort déſagréable à l'oeil :
l'ouverture du proſcenium eſt de trente
pieds.
THEATRE DE MODENE.
Ses gradins ſont en amphithéâtre : il eſt
décoré de colonnes qui paſſent dans quelques
loges , & foutiennent les autres. Le
profcenium , les tribunes & les portes qui
qui l'avoiſinent , font fort bien décorés ; il
y a encore un autre théâtre dans cette Ville;
mais il n'a rien qui le rende recommandable.
THEATRE DE VICENCE.
Le morceau le plus achevé qu'on voye
de lui ( Palladio ) eſt le théâtre fait à l'imitation
des antiques , dont le plan eſt un
ovale coupé fur la longueur , décoré de
gradins & d'une belle colonnade : toute
la partie des décorations où il a voulu mêler
des faillies réelles &de relief , avec des
fuyans de perſpective , en ſont mauvaiſes ;
mais la ſalle qui contient les ſpectateurs ,
eſt une belle choſe , & vraiement un modele
pour conſtruire un théâtre.
Quoiqu'il puiſſe paroître difficile d'allierun
ſemblable plan de théâtre à nos uſa-
Dvj
$ 4 MERCURE DE FRANCE.
ges , dont nous avons la foibleſſe de ne
fçavoir pas nous départir ; il n'en eſt pas
moins vrai que celui-ci eſt le ſeul qu'on
voye en Italie , qui ſoit d'une belle forme
&d'une belle décoration , ſi l'on n'en excepte
celui de Parme , qui n'en eſt qu'une
imitation . C'eſt une forme très- irréguliere
&très-déſagréable que celle d'un oeuftronqué
qu'on a donné à tous ceux d'Italie.
D'ailleurs cette diviſion en loges égales empêche
abſolument toute décoration de belle
architecture , & ne préfente qu'un coupd'oeil
ſemblable àdes catacombes, bien différentdecette
magnifique colonnade qu'offre
celui de Palladio .
Quant aux gradins , il n'y a pas de
moyens plus favorables pour contenir beaucoup
de monde en peu d'eſpace , & pour
faire que ces perſonnes produiſent ellesmêmes
un ſpectacle magnifique. Ce demi-
ovale coupé ſur la longueur , eſt le
moyen le plus fimple & le plus agréable
demettre preſque tous les ſpectateurs en
face des acteurs . On ne peut point faire de
théâtre où tout le monde ſoit également
bien placé ; mais c'eſt par ce plan qu'on
peut approcher le plus près de ce but : il
faudroit fans doute ſupprimer de celui de
Palladio les deux murs qui terminent les
gradins ,& qui ſoutiennent les planches
SEPTEMBRE. 1758 . 85
ils font perdre beaucoup de place ; mais
il feroit facile de s'en paffer , & on trouveroit
aiſement des moyens de rapprocher
cette idée générale de nos uſages, auxquels
nous ſommes attachés , & s'il eſt permis
d'en propoſer , ne pourroit- on pas achever
l'ovale entier , & qu'un de ſes grands
côtés fut le profcenium. Si l'on oppoſe que
ce proſcenium feroit trop large , on peut remarquer
; 1 ° . que la grandeur ordinaire
de nos théâtres , dans leur plus grand cô
té , donneroit à peine une avant-ſcene égale
à celles qu'on voit aux grands théâtres
d'Italie ; 2 ° . que comme àtous les théâtres
il y a des loges qu'on regarde comme
moins commodes , & qui font deſtinées à
recevoir les acteurs & actrices des autres
théâtres , on pourroit les mettre dans ces
loges en retour ; que quelque grande que
foit cette ouverture , elle ceſſera de l'être
fi on la diviſe en trois , c'est-à-dire , une
grande au milieu pour la ſcene , & les autres
pour les à parte , à quoi l'on ne fonge
point , &dont le défaut de vraiſemblance
détruit toute l'illuſion de la piece. Ceprofcenium
étant en enfoncement , laiſſe la liberté
d'avancer le théâtre , & d'amener
l'acteur au-dedans de la ſalle , qui d'ailleurs
n'étant pas profonde , mertroit le
ſpectateur à portée d'entendre facilement
86 MERCURE DE FRANCE.
partout. Le parterre ſeroit aſſez grand pour
aſſeoir les ſpectateurs en tout ou en partie.
Si quelque architecte croyoit que la grande
portée du plafond fût un obstacle à fon
exécution , on pourroit lui conſeiller d'apprendre
la charpente en Italie. Nos premiers
théâtres ayant été faits dans des jeux
de paulme , qui étoient fort étroits & profonds
, preſque tous ceux qui en ont conftruits
depuis , ont cru qu'il étoit défendu
de fortir de cette idée ; & en effet nous
fommes ſi monotones , que quelqu'un qui
oſeroit propoſer de les faire plus larges
que profonds , pourroit bien paſſer d'abord
pour un inſenſé : on s'écrieroit , à quoi
cela reſſemble-t'il ? Quoi ? C'eſt-là un théâtre
? Il ſe paſſeroit beaucoup de temps
avant que l'on convint , malgré l'évidence,
qu'on y entend& qu'on y voit mieux ;
mais on reviendroit enfin de ces préjugés
d'habitude , & par la ſuite l'étonnement
feroit qu'on ait pu fupporter ſi long- temps
une forme auffi défectueuſe que celle que
nous avons juſqu'à préſent donnée à nos
théâtres.
Les articles des Peintres au volume fuivant.
SEPTEMBRE. 1758. 87
SUITE de l'Eſſai ſur l'Amélioration des
Terres. Seconde Partie. *
IoC
r M. Patulo embraſſe les vues générales
de l'économie politique.
On pouvoit lui objecter qu'en propofantd'employer
la moitié des terres en herbages
, il vouloit diminuer la quantité des
grains & retrancher de la ſubſiſtance des
hommes ; il fait voir 1. que dans la nouvelle
diftribution , il y a autant de terres
annuellement employées à produire du
froment que dans la culture actuelle ; 2° .
que ſa méthode met en valeur la plus
grande partie de nos terres en friche ;
qu'ainſi la quantité des grains , loin dediminuer
, augmenteroit au point de fournir
beaucoup au delà de la ſubſiſtance du
Royaume.
La France a au moins 130 millions
d'arpens de ſurface ; il n'en ſuppoſe que
60 millions en terres labourables , & il en
employe 24 millions en grain , leſquels à
cinq fetiers l'un portant l'autre ( & c'eft
les évaluer au plus bas ) , produiront 120
millions de ſeptiers par an. 11 met la population
actuelle à 20 millions , & chaque
hommes à trois fetiers , leur nourriture
SS MERCURE DE FRANCE.
annuelle eſt de 60 millions de ſetiers ; il
en donne 30 millions à la nourriture des
beſtiaux , &c . évaluations exceſſives l'une
& l'autre ; il reſte encore trente millions
de fetiers de grains , qui ſeulement à
10 liv. font un revenu de 300 millions.
Mais ſuppoſons , ajoute-t'il , le produit
de l'arpent de huit à dix fetiers , comme
il doit être , à quelle ſomme immenſe en
iroit l'exportation !
Les effets d'une bonne culture font inconcevables
: une acre , c'est- à- dire moins
d'un arpent de terrein , a produit en Angleterre
environ 39 ſetiers de froment.
Sans calculer d'après de tels exemples ,
il eſt certain que ſi nos campagnes étoient
bien cultivées , nous ne ſerions en peine
que du débit de notre ſuperflu , & que
nos plus mauvaiſes années ſuffiroient à
nos beſoins , au lieu que nous ſommes
obligés de tirer preſque tous les ans des
ſecours de l'étranger.
L'Auteur paſſe à l'article des beſtiaux :
il obſerve qu'il n'y a pas en France la
dixieme partie des moutons qu'il y a en
Angleterre , & que la quantité des chevaux
, des boeufs , &c. n'eſt proportionnée
dans le Royaume , ni au territoire , ni à la
population. Or le ſeul moyen d'en augmenter
le nombre , eſt de multiplier les
SEPTEMBRE. 1758 . 89
fourrages. Que de ſoixante millions de
terre labourables , 36 millions foient en
prairies artificielles, ils nourriront, avec les
pailles des grains, deux cens quatre millions
de beſtiaux , grands & petits , nombre
prodigieux & d'une valeur immenfe ; &
cela ſans compter tout ce qui peut être
nourri dans les montagnes , les bois , les
bas prés , &c .
Obſervons cependant que c'eſt ſur cette
quantité de beſtiaux que l'Auteur établit
dans la ſuite le calculdu revenu des terres
qui ſeroient employées en prairies artificielles.
Il ſuppoſe donc le débit&la vente
de ce furcroit énorme de beſtiaux ; mais
ce débit est- il probable ? Le peu de laine
qu'il y a dans le Royaume ſe vend difficilement
, & à bas prix. Le luxe qui condamne
les riches à s'habiller de foie , fait
que lebas peuple, ſurtout le payſan , ne peut
avoir des vêtemens de laine; les beftiaux
qu'on éleve pour la boucherie ſont bornés
àla conſommation des citoyens aiſés : le
bas peuple mange peu de viande ; ſes facultés
font trop bornées pour lui procurer
ce genre d'aliment; le payſan plus pauvre
encore en eſt totalement privé. Si l'on
ſuppoſe un commerce extérieur de viandes
falées , on doit ſçavoir que c'eſt peu
de choſe en comparaiſon d'une fi grande
90 MERCURE DE FRANCE .
quantité de beſtiaux à débiter. Comment
l'Auteur peut- il donc établir l'évaluation
du produit de trente millions d'arpens de
terre mis en prairies artificielles , ſur la
valeur vénale dedeux cens quatre millions
de beſtiaux ? L'objection juſques-là paroît
fans replique , on peut même l'oppoſer à
la bonne culture de trente millions d'arpens
de terre en grains , dont les récoltes
furpaſſeroient de beaucoup la conſommation
de l'intérieur , l'exportation étant dé
fendue. Auſſi M. P. convient- il , que fi on
vouloit continuer de reſtraindre par cette
prohibition les avantages de la culture , ſa
méthode loin d'être utile , feroit ruineuſe
pour les campagnes , parce qu'elle feroit
tomber toutes les denrées en non valeur.
Mais il croit être bien fûr que le gouvernement
plus éclairé aujourd'hui ſur les
intérêts du Roi & de la Nation , ne s'oppoſera
point déſormais au rétabliſſement
du revenu des biens-fonds du Royaume ,
& dès lors l'aiſance & la multiplication
augmentant en raiſon des progrès de l'agriculture
, on ne doit plus douter de la
confommationdes beftiaux : la population
& l'aifance fuffiront pour foutenir la valeur
vénale des productions de l'agriculture
, pour aſſurer aubas peuple les douceurs
de la vie , & lui faire ſupporter le
travail avec courage..
SEPTEMBRE . 1758 . 91
Cela ſuppoſé , l'Auteur répond que , fuivant
ſa méthode , les terres ne rendront jamais
moins de trois louis l'arpent l'un
dans l'autre ; mais en les réduisant à soliv .
le produit annuel de ſoixante millions
d'arpens , les frais non déduits , ſera de
trois milliards , fans compter celui des bas
prés , des vignes , des bois , &c. au lieu
que la plus forte évaluation du produit actuel
de la culture en France n'eſt que de
dix-huit cens millions..
L'Auteur propoſe la taxe ſur les terres
fans aucune exemption , comme beaucoup
moins onéreuſe au peuple , & beaucoup
plus avantageuſe à la Nobleſſe elle-même ,
que la forme actuelle des impoſitions. Il
demande , ſelon toute justice , que ces
étendues de bonnes terres que les riches
employent en jardins fomptueux & en
parcs immenfes , foient impoſées au moins
ſur le même pied que les champs cultivés.
par les pauvres à la ſueur de leur front ;
car , dit- il , le produit de toute terre eſt la
baſe naturelle desrevenus publics , & tour
terrein perdu en luxe & vaine oftentation ,
loin d'être exempt devroit payer une doubletaxe.
Ainſi les foixante millions de terres labourables
étant impofés , & leur produit
étant de trois milliards , la taxe ſur le pied
1
92 MERCURE DE FRANCE.
du vingtieme , en temps de paix , monteroit
àcent cinquante millions , la dixme des
bois , des bas prés , des vignes , des maifons
, & quelques articles des revenus publics
confervés comme étant peu à charge ,
&fans inconvénient pour l'agriculture &
le commerce , produiroient encore plus de
cent millions. Le Roi auroit donc un revenu
de deux cens cinquante millions en
temps de paix , ſans incommoder ſes peuples
; au lieu du vingtieme , le dixieme
établi en temps de guerre monteroit à
quatre ou cinq cens millions , ſomme ſuffiſante
aux plus grands beſoins de l'état
&toute fois charge légere pour le peuple ,
qui payeroit avec joie la dixieme partie de
ſes revenus , pour vivre des neuf autres en
paix &dans l'abondance.
د
M. Patulo prévient quelques objections
qu'on peut lui faire ; 1°. ſi la France ne
tiroit plus de grains de l'étranger , que recevroit-
elle enéchange de ſes ſuperfluités ?
2º . le bas prix des grains & des beſtiaux
ne feroit- il pas une ſuite inévitable de la
furabondance ; 3 ° . quand on en pourroit
exporter une partie & en trouver un bon
débit chez l'étranger , le commerce ne
feroit- il pas interdit aux Provinces de l'intérieur
, par la difficulté du tranſport ? Il
répond 1º. que ce n'eſt jamais que par
SEPTEMBRE. 1758 . 93
néceſſité que l'on tire de ſes voiſins , &
qu'il eſt de la bonne économie de ſe paſſer
d'eux tant qu'il eſt poſſible ; 2°. que la
libertédu commerce ſoutiendroit le blé à
peu près ſur le pied commun de l'Europe ;
qu'en ſuppoſant même qu'il baiſsât un peu,
le peuple cependant bien nourri & bien
vêtu , ſans rien tirer pour cela de l'étranger
, feroit heureux , feroit des mariages ,
multiplieroit , &c. & qu'enfin le bas prix
des denrées ſeroit favorable à nos manufactures
; 3 ° . que les Provinces de l'intérieur
mettant les deux tiers de leurs terres
en herbages , feroient des beftiaux leur
principal commerce ; qu'au reſte , les Provinces
frontieres verſant au dehors , tireroient
du centrede proche en proche; mais
il eſt , dit- il , en France de plus réels obftacles
à la proſpérité de l'agriculture. Ces
obſtacles font le découragement général ,
la réunion des fermes en villages , l'inconvénient
des baux trop courts , celui
du mêlange des héritages morcellés , la
négligence des poſſeſſeurs des grandes terres
, les préjugés & l'obſtination des cultivateurs
, & tous les maux qui réſultent
de l'impoſition arbitraire des tailles , &
autres charges qui portent ſur l'agricultu
re. L'Auteur en indiquant le mal tâche
d'en donner les remedes ; mais quelque
avantage qu'il en doive naître , il eſt
96 MERCURE DE FRANCE.
Comparaison de la culture actuelle en France
avec une bonne culture , ſuivant l'eſtimation
de M. Queſnay , & dans laquelle
M. Patulo prétend qu'on ne fait pas monter
afſfez haut les produits de la culture
qu'il propose , foutenus du commerce libre
desgrains.
Culture actuelle . Bonne culture.
Pour les propriétaires.
76,500,000 400,000,000
Pour la taille &
capitation. 40,000,000 200,800,000
Pour les fermiers 27,000,000 165,000,000
Pour la dîme.
50,000,000 155,000,০০০
Pour les frais. 415,000,000 920,000,000
Total du produit
Produit & les
avec les frais . 608,500,000 1840,800,000
frais prélevés. 193,500,000 920,000,000
L'Auteur obſerve avec raiſon que les
frais reſtitués par les récoltes , doivent
être regardés comme des revenus annuels
dans un état , parce que ces frais forment
les gains des Ouvriers de la campagne ,
&que ces gains qui les font ſubſiſter ſe
perpétuent par l'agriculture.
Mais comme M. Queſnay n'a fait ſes
calculs qu'en ſuppoſant la culture actuelle
dans fon plus haut degré de bonté poſſible,
&que la méthode de M. Patulo y ajoute
de
SEPTEMBRE. 1758. 97
de nouveaux avantages. Celui ci donne à
fon tour la comparaiſon de la culture actuelle
en France , avec la culture ſuivant
ſesprincipes .
Culture actuelle. Culture améliorée.
Pour les propriétaires.
76,500,000 652,000,000
Pour la taille &
la capitation. 40,000,000 326,000,000
Pour les fermiers 27,000,000 270,000,000
Pour la dîme. ১০,০০০,০০০ 252,000,০০০
Pour les frais . 415,000,000 1500,0০০,০০০
Produit total.
608,500,000 3,০০০,০০০,০০০,
L'eſprit ſe refuſe à une ſi prodigieuſe
augmentation ; cependant le fait en exiſte
en Angleterre , où le produit des récoltes
eſt double du nôtre , quoique le terrein
ne foit que le tiers , & où l'arpent produit
au moins 200 liv . en deux années. L'eſtimation
du produit à so liv. l'arpent , eſt
donc très - modérée dans le plan d'une
bonne culture. Concluons avec M. Patulo,
que la France poſſede un tréfor dans fon
ſein , qui mérite mieux d'être exploité
que ceux du Pérou , du Mexique , du
Bréfil ou de Golconde.
COMMENTAIRES ſur la Cavalerie , par
M. le Chevalier de Bouffanelle. A Paris ,
chez Guillyn.
E
>
98 MERCURE DE FRANCE.
'S'il eſt avantageux pour tous les arts que
leurs principes foient réfléchis & difcutés
avant d'être mis en pratique , il eſt plus
eſſentiel encore à l'art militaire qu'on le
raiſonne avant de l'exercer. C'eſt-là qu'il
n'eſt plus temps de délibérer quand il faut
agir : c'eſt-là que toutes les combinaiſons
doivent ſe préſenter d'elles- mêmes , & que
dans le choix du meilleur parti , l'eſprit
doit voir , comme d'un coup d'oeil , toures
les raiſons pour & contre. Or on ne
peut les avoir ainſi préſentes dans les momens
les moins tranquilles , qu'autant
qu'on a pris ſoin d'avance de ſe les rendre
familieres , & c'eſt le fruit que les Militaires
ſtudieux peuvent retirer des contef
tations théoriques , qui s'élevent fur les
différentes opérations de leur métier.
Il a paru depuis quelques années nombre
d'ouvrages ſur la difcipline & fur la
tactique , qui , dans un degré différent ,
annoncent tous des méditations & des recherches
, l'eſprit d'obſervation & de méthode
, le défir de s'éclairer & de communiquer
ſes lumieres , l'amour de la patrie ,
l'émulation de la gloire , & le noble emploi
du loiſir.
Parmi ces ouvrages utiles on peut citer
avec éloge celui de M. de Bouffanelle ,
dont voici l'objet en deux mots,
SEPTEMBRE. ود . 1758
M. le Chevalier Folard dans ſon Commentaire
fur Polybe , ſemble méconnoître
l'utilité & les avantages de la Cavalerie
dans une armée , & il demande : Qu'a donc
fait la Cavalerie ? Le livre de M. de B.
eſt la réponſe à cette queſtion : il eſt diviſé
endeux parties. Dans la premiere l'Auteur
réfute les aſſertions de M. le Chevalier
Folard , & combat ſes préjugés contre la
Cavalerie par des réflexions d'autant plus
ſolides , qu'elles ne ſont pour la plupart
que le ſimple expoſé des faits.
Dans la ſeconde , il donne un précis fideledes
actions mémorables décidées par
la Cavalerie Françoiſe depuis la bataille
de Soiffons en 481, juſques à la bataille
deDénain en 1712. Ainfi après avoir fait
l'apologie de la Cavalerie en général par
des exemples tirés de l'hiſtoire de tous les
peuples& de tous les ſiecles , il fait l'éloge
de la Cavalerie Françoiſe par des exemples
tirés de l'hiſtoire de la nation.
Rien de plus ſenſé quel'opinion de Vegece
ſur l'emploi de la Cavalerie&de l'Infanterie
dans une armée. Si equitatu gaudemus
, campos optare debemus ; fi pedite ,
loca eligere angusta , focis paludibus & arboribus
impedita , & aliquoties montoſa. C'eſt
àcette opinion que M. de Bouſſanelle ſe
propoſede ramener les eſprits qu'auroit pu
Eij
100 MERCURE DE FRANCE .
égarer le ſyſtême de M. Folard. Celui-ci
veut que la Cavalerie foit en très- petit
nombre dans une armée , & pour le prouver
il a paflé le but. M. de Bouſſanelle demanderoit
qu'elle fût égale en nombre à
l'Infanterie; il ſe réduit cependant à l'opinion
de Montecuculi ; Il faut que la Cavalerie
pesante faſſe au moins la moitié de l'Infanterie,&
que la legere ne faſſe au plus que
lequart de la pesante.
M. de Bouflanelle fait conſiſter les avantages
de la Cavalerie dans l'impétuoſité du
choc , dans la célérité des marches & des
ſurpriſes inopinées , dans la promptitude
des manoeuvres , dans l'uſage de l'arme
blanche , &c. Il regrette la pique de l'ancienne
Cavalerie , mais il préfere le ſabre ,
tel qu'il eſt , à l'arme à feu , qu'il compte
pour très-peu de choſe. « L'Infanterie de
l'Europe & de l'Univers , qui tire le
>> mieux, eſt, dit- il , la Pruſſienne : elle ti-
>> ra ſept cent cinquante mille coups de fu-
>>fil à l'action de Czaſlau , & il n'y eut pas
>> trois mille hommes tués ou bleſſés du cô-
» té des Autrichiens , déduiſez ce qui a
>>péri en quatre charges de Cavalerie , que
"de coups de fufil perdus ! M. de Bouffanelle
penſe de l'arme à feu ce que les an
ciens penſoient des armes jactiles,
SEPTEMBRE. 1758. For
Enfis habet vires , &gens quacumque virorum est ,
Bella gerit gladiis. Lucan.
M. Folard prétend que la Cavalerie eſt
très-peu redoutable contre de l'Infanterie
bienmenée, même dans un pays de plaine .
« Qui eſt le corps de Cavalerie , quelque
>> ſupérieur qu'il puiſſe être , qui ofe fon-
>> dre& s'abandonner ſur une maſſe armée
>>& ordonnée de la forte ? » dit- il , en par
lantde ſa colonne. « Ajoutez encore , dit-
>> il ailleurs , les compagnies de Grenadiers
>>qui peuvent s'introduire dans les eſpaces
>>des Eſcadrons , & les chauffer en flanc. »
La Cavalerie , répond M. de Bouffanelle
, a ſouvent ofé des choſes plus extraordinaires
que l'attaque d'une telle colonne
,&il cite pour le prouver les batailles
de Zenta&de Bellegrade. A l'égard des
Grenadiers , " ils feroient mal , dit- il , de
> quitter la colonne , & de s'introduire
>>>dans les eſpaces des Eſcadrons : il n'y au-
>>ra jamais d'exemple d'une telle impru-
» dence ; ce corps eſt auſſi ſage que valeu-
>>> reux .
M. Folard avance que la Cavalerie refuferoitde
combattre , ou combattroit mal à
pied. M. de Bouſſanelle répond qu'elle ne
demande pas mieux , & prouve qu'elle l'a
faitdans bien des occaſions avec autant de
ſuccès que de valeur ; il défire cependant
E iij
102 MERCURE DE FRANCE:
qu'on lui rende la botte forte en y ajou
tant un eſcarpin , comme au mousqueton
une bayonnette : dès- lors un Efcadron
mettant pied à terre , & fecouant la botte ,
fait une Infanterie excellente ; dès- lors un
Cavalier démonté dans le combat , au lieu
d'être maſſacré , pris ou perdu , ſe retire
dans les bataillons ,& revient avec eux à
la charge. Pour ſentir l'importance de ce
que propoſe M. de B. écoutons Montaigne
: " Vous engagez votre valeur & vo-
>> tre fortune à celle de votre cheval : fes
>>plaies & ſa mort tirent la vôtre en con-
>>ſéquence. Son effroi & ſa fougue vous
>> rendent ou téméraire ou lâche ; s'il a
>>faute de bouche ou d'éperon , c'eſt à vo-
>>tre honneur à en répondre. »
M. Folard& M. de Bouffanelle ne font
pas mieux d'accord ſur les faits que ſur
les principes. « La Cavalerie , dit l'un , ſe
>> multiplia dans les armées Romaines à
> meſure qu'on négligea l'Infanterie , &
>>que l'Empire approcha de ſa ruine & de
» ſa décadence.
» Cette République , dit l'autre , ſi ſage
» & fi militaire , qui profitoit de tout ce
>>qu'elle voyoit d'utile & d'avantageux
>>> dans les autres peuples imita ceux
>> qu'elle redoutoit ; elle multiplia fa Ca-
>>valerie , & dès lors ſes armes devinreng
SEPTEMBRE. 1758. 103
>> victorieuſes partout. » Il faut avouer
auſſi que la Cavalerie Romaine avoit d'étonnantes
reſſources, detractiſque franis ultro
citioque cum magna ftrage hoftium infractis
omnibus hastis transcurrerunt. Liv.
Dec. 9. Il faut avouer même que nous
ſommes fort éloignés de l'habileté des
Romains , des Parthes , des Numides , des
anciens Marſeillois, à monter à cheval.
Etgens qua nudo reſidens maſſilia dorso ,
Ora levi flectit , franorum nefcia , virgå.
Mais M. de B. trouve dans la marche & le
choc de la Cavalerie peſante,de quoi compenſer
les avantages de la Cavalerie légere.
Enfin autant M. F. ſemble perfuadé que
l'Infanterie bien menée eſt invincible pour
la Cavalerie , autant M. de B. eſt convaincu
qu'elle ne l'eſt pas.
Mais après avoir confulté des Militaires
éclairés , je crois pouvoir dire que dans
ces difputes de ſimple ſpéculation , on n'a
point affez d'égards aux cauſes morales &
aux circonftances accidentelles , qui décident
le plus ſouventde la force reſpective
des deux armes.
La colonne de M. F. compoſée d'hommes
intrépides & de fang froid , feroit
peut- être impénétrable au choc de laCavalerie,
telle qu'elle eſt & qu'elle a étédans
Eiv
100 MERCURE DE FRANCE.
i
égarer le ſyſtême de M. Folard. Celui- ci
veut que la Cavalerie foit en très- petit
nombre dans une armée , & pour le prouver
il a paflé le but. M. de Bouffanelle demanderoit
qu'elle fût égale en nombre à
l'Infanterie; il ſe réduit cependant à l'opinion
de Montecuculi ; Il faut que la Cavalerie
pesante faſſe au moins la moitié de l'Infanterie,&
que la legere ne faſſe au plus que
le quart de la pesante.
M. de Bouflanelle fait conſiſter les avantages
de la Cavalerie dans l'impétuoſité du
choc , dans la célérité des marches & des
ſurpriſes inopinées , dans la promptitude
des manoeuvres , dans l'uſage de l'arme
blanche , &c. Il regrette la pique de l'ancienne
Cavalerie , mais il préfere le fabre ,
tel qu'il eſt , à l'arme à feu , qu'il compte
pour très- peu de choſe. « L'Infanterie de
l'Europe & de l'Univers , qui tire le
» mieux, eſt, dit- il , la Pruffienne : elle ti-
>> ra ſept cent cinquante mille coups de fu-
>> fil à l'action de Czaſlau , & il n'y eut pas
>> trois mille hommes tués ou bleſſés du cô
>> ré des Autrichiens , déduiſez ce qui a
>>péri en quatre charges de Cavalerie , que
>>de coups de fufil perdus ! M. de Bouffanelle
penſe de l'arme à feu ce que les an
ciens penſoient des armes jactiles,
SEPTEMBRE. 1758 . 101
Enfis habet vires , &gens quacumque virorum est',
Bella gerit gladiis. Lucan.
M. Folard prétend que la Cavalerie eſt
très- peu redoutable contre de l'Infanterie
bien menée, même dans un pays de plaine.
« Qui est le corps de Cavalerie , quelque
>> ſupérieur qu'il puiſſe être , qui ofe fon-
>> dre& s'abandonner ſur une maſſe armée
>>& ordonnée de la forte ? » dit- il , en par
lantde ſa colonne. « Ajoutez encore , dit-
>>>il ailleurs , les compagnies de Grenadiers
» qui peuvent s'introduire dans les eſpaces
>>des Eſcadrons , & les chauffer en flanc . »
La Cavalerie , répond M. de Bouflanelle
, a ſouvent ofé des chofes plus extraordinaires
que l'attaque d'une telle colonne
,& il cite pour le prouver les batailles
de Zenta&de Bellegrade. A l'égard des
Grenadiers , " ils feroient mal , dit- il , de
> quitter la colonne , & de s'introduire
>> dans les eſpaces des Eſcadrons : il n'y au-
>> ra jamais d'exemple d'une telle impru-
» dence ; ce corps eſt auſſi ſage que valeu-
" reux . "
M. Folard avance que la Cavalerie refuferoit
de combattre , ou combattroit mal à
pied. M. de Bouffanelle répond qu'elle ne
demande pas mieux , & prouve qu'elle l'a
faitdans bien des occaſions avec autant de
fuccès que de valeur ; il défire cependant
E iij
104 MERCURE DE FRANCE.
tous les fiecles. Les exemples cités par M.
de B. ne prouvent rien contre cette ſuppoſition
; car on aura toujours à lui repliquer
, ou que la Cavalerie a été ſecondée
par le canon , ou qu'elle a mis pied à terre ,
& que dès lors ce n'étoit plus un combat
de Cavalerie , ou que l'avantage du terrein
a décidé de la victoire , ou enfin que fi
l'Infanterie a été rompue , c'eſt par le défaut
de fermeté dans le foldat , non par un
vice de diſpoſition dans la colonne. D'un
autre côté, li l'on ſuppoſe la colonne compoſée
d'hommes tels qu'ils font dans la
nature , capables de ſe troubler , de s'ébranler
à l'aſpect d'une troupe qui fond
fur eux le fer à la main , fur des courfiers
que rien n'épouvante , & qui vont les fou-.
ler aux pieds ; fi l'on ſuppoſe en même
temps l'efcadron formé en rhombe ou en
coin, dont la pointe eſt compofée de foldats
dévoués à la mort par héroïfine ,
comme il y en avoit chez les Romains ,
ou par religion , comme il y en a parmi
les Turcs , on voit la colonne même de F.
d'abord flottante & bientôt rompue.
Rien n'eſt plus facile que de ſe donner
l'avantage dans de ſemblables difputes ,
lorſqu'on fait les hommes tels qu'on les defire;
mais que la ſuppoſition ſoit la même
des deux côtés , qu'une Cavalerie intrépide
SEPTEMBRE. 1758 . 105
attaque une Infanterie intrépide , l'une &
l'autre livrée à elle-même & à peu près à
nombre égal , ſans le ſecours du canon , &
fans autre avantage reſpectif que celui
qu'elles peuvent tirer de leurs manoeuvres
&de leurs armes ; l'Eſcadron , de quelque
maniere qu'il ſoit formé , en turme , en
coin , en rhombe , &c. enfoncera-t'il la colonne
? Voilà le problême réduit à ſa plus
grande fimplicité.
Mais comme cette ſuppoſition ne peut
avoir lieu ; que les meilleurs combattans
ne font que des hommes de part & d'autre
, ſujets à ſe troubler , à s'effrayer mutuellement
, & que , ſuivant la maxime du
Maréchal de Saxe , la principale cauſe du
gain ou de la perte des batailles eſt dans
le coeur humain , il me paroît bien difficile
de décider dans la ſpéculation de ce qui
doit arriver dans la pratique. D'où il ſuit
que l'opinion la plus tranchante& la moins
modérée , eſt en pareil cas la moins perſuafive
& la plus difficile à foutenir. Je ne
dois pourtant pas diſſimuler que les partifans
de M. F , & ceux qui l'ont connu perfonnellement
, prétendent qu'il n'a jamais
penſé ce qu'on lui attribue au ſujet de la
Cavalerie ; qu'il en faifoit grand cas ,
comme il l'a dit lui-même , & qu'on a pris
trop à la lettre quelques traits qui lui font
Ev
106 MERCURE DE FRANCE:
1
échappés dans la fougue de la compofition
& dans l'enthouſiaſme de ſa colonne. Се
qui prouve en effet qu'il regardoit comme
très-redoutable le corps qui devoit attaquer
ſon Infanterie , c'eſt qu'il a employé
toutes les reffources de ſon génie & de fon
expérience à la rendre impénétrable. Ainfi
je regarde la colonne de M. Folard comme
un éloge aufſr authentique de la Cavalerie,
que peut l'être le livre même de M. de
Bouffanelle..
TRAITÉ des affections vaporeuſes du
Sexe , par M. Rolin , Docteur en Médecine.
A Paris , chez Jean-Thomas Hérifſant
, rue S. Jacques , in- 12 .
Ce Livre annoncé dans l'un des précédents
Mercure , mérite bien que nous
endonnions une idée. Le ſujet n'en eſt
que trop intéreſſant , dans le ſéjour du
luxe , de la molleſſe & des vapeurs .
On dit en plaiſantant que les vapeurs
font à la mode: rien n'eſt plus vrai ni
moins plaiſant..
Les Anciens qui n'ont reconnu cette ma
ladie que dans les femmes , l'atribuoient
d'abord aux roulements de l'uterus..
Cette opinion fit place à d'autres qui
en étoient comme les ſuites ; on attribua
les vapeurs à un rapport ſympathique des
vifceres avec l'uterus ; àdes fumées qui s'é
SEPTEMBRE. 1758. 107
levoient de cette partie , vers l'eſtomac ,
vers la poitrine, &c. La ſympathie eſt tombée
avec les qualités occultes. Les fumées
ont encore quelque crédit ; mais quel eſt
le tuyau par lequel ces fumées s'élevent ?
C'eſt- là l'écueil de cette opinion.
Quoique M. Rolin range dans la claſſe
des vapeurs les affections mélancoliques ,
dont les hommes ſont attaqués , il ne confidére
ici cette maladie que dans les femmes
, comme y étant plus fujettes par la
délicateſſe de leur organiſation.
Non- ſeulement , dit- il , quelques paf
fions , mais toutes les paſſions , & tout ce
qui en a le caractere , peut être la cauſe
des vapeurs : le mauvais régime , les
excès , les mouvemens de crainte , de
furprife & de joie peuvent y contribuer.
Dans les vapeurs , certaines paſſions fe
manifeſtent fouvent ; mais c'eſt un délire
fansconféquence..
Les vapeurs font épidémiques & contagieuſes
: on peut expliquer par-là l'inſtitution
des myſteres de la bonne Déeſſe ,
&bien d'autres phénomenes plus récents.
On traite légérement cette maladie
&rien au monde n'eſt plus ſérieux. Une
femme en a telle les premiers fymptomes ,
on eft tranquille quand on a dit , ce fone
de vapeurs. Cependant le mal fait des pro
Evj
108 MERCURE DE FRANCE.
grès , la malade eſt triſte , elle pleure& rit
tour à tour & quelquefois en même temps ;
on plaiſante de fon état fur ces apparences
trompeuſes. Les accès deviennent plus
violents encore , elle perd l'uſage des ſens ,
ſes membres ſe roidiffent , quelquefois ils
deviennent inflexibles , fans qu'on s'en apperçoive
par aucun ſigne extérieur.
Souvent elle paroît être dans un fommeil
tranquille , la couleur eſt naturelle , tout
ſemble annoncer la fanté , dans l'excès le
plus dangereux. Dès qu'on s'apperçoit du
danger , on y apporte de légers ſecours.
Mais par dégré les accidents ſe multiplient ,
& les moindres maux qui en réſultent
font des langueurs fouvent incurables . Tel
eſt le précis du diſcours préliminaire de
ce Traité.
La premiere partie embraſſe la théorie
des vapeurs ; elle eſt diviſée en trois Section
: dans la premiere , l'Auteur établit le
caractere général des affections vaporeufes
, qu'il regarde comme les ſymptomes
dedifférentes maladies , qui ſe manifeſtent
par des mouvements irréguliers & convulfifs
du genre nerveux ; il indique les fignes
de ces affections quelquefois fubites , fouvent
annoncées ; mais ces fignes font affez
vagues : les ſymptomes font plus mar .
qués ,& le tableau en eſt effrayant. M.
Rolin entre dans le détail des ſymptomes
SEPTEMBRE.. 1758 . 109
internes & externes de cette maladie , tantôt
ſimple , tantôt compliquée ; & dans ce
dernier cas il propoſe un moyen qui ne lui
ajamais manqué. Je comprime , dit- il ,
avec la main , la région épigastrique , ( au
deſſous du nombril ) .
,
S'il furvient des bâillemens réitérés ,
juſqu'à ce que la compreffion ceffe on
doit être affuré que la maladie eſt compliquée
avec un principe vaporeux.
Il nous prévient ſur les foibleſſes qui
précédent les attaques ,& qui ont duré
quelquefois deux jours avec une privation
totale de ſentiment.Véſale voulut difféquer
le corps d'une femme , qui étoit dans une
pareille ſyncope ; elle ſe plaignit vive.
ment à la premiere incifion. Afclepiade
s'approchant du corps d'une femme qu'on
portoit au tombeau , reconnut qu'elle n'étoit
qu'en fyncope; l'Auteur dit avoir retardé
, dans une circonstance toute femblable
, les funérailles d'une fille qui ſe rétablit
quelques heures après .
Onpeut confondre les attaques de vapeurs
, avec d'autres maladies . M. Rolin en
donne les marques diſtinctives. Par exemple
, les attaques d'épilepfic partent fou
vent de quelquepartie du corps , du pied ,
de la main ,&c. celles des vapeurs , viennent
par fuffocation. Dans l'épilepfie on ne
conſerve jamais le ſentiment ; on en a fouFIO
MERCURE DE FRANCE.
vent dans les accès vaporeux. Après les at
taques d'épilepfie,on eſt plongédans le fommeil,
on reſte longtemps abattu, pâle, défiguré
; après les vapeurs on reprend ſes ſens,
fa couleur naturelle & ſes forces preſque
dans le même inſtant. C'en eſt aſſez pour
détruire le préjugé qui attache aux vapeurs
un ſoupçon d'épilepfie.
Dans la feconde Section , M. Rolin remonte
aux cauſes éloignées des affections
vaporeuſes.Ces cauſesſont les vices de tempérament
; les maladies héréditaires ; l'air,
l'abus des alimens,desboiſſons &du tabac ;
la vie ſédentaire , le retardement, la fupreffion,
la furabondance des évacuations ;les
paffions de l'ame dans leurs excès.
La troiſieme Section traite des cauſes
immédiates des vapeurs, telles font la fenfibilité
, l'irritabilité du genre nerveux , les
vices des liquides , les obſtructions , les
fuppreffions & les pertes. L'Auteur s'étend
fur les obſtructions ; il en obſerve les caufes&
les effets dans chacun des viſceres ,
& pour chaque liquide en particulier ;
le fang , la bile , &c. Le dernier chapitre ,
où il développe te méchaniſme du tiffu
cellulaire , & la filtration du fuc nerveux
dans ce tiſſu , acheve de nous convaincre
que les affections vaporeuſes ſont preſque
toutes caufées par des obſtructions.
Dans la ſeconde partie ,dont la diftri
SEPTEMBRE. 1758 .
Sution répond à celle de la premiere , il
preſcrit la cure de ces affections dont il
vient d'indiquer les ſignes , les ſymptomes&
les principes.
Dans la premiere Section il donne les
moyens de prévenir les attaques ; ces
moyens tendent à calmer le genre nerveux
, à faire diverſion à ſes irrégularités
, à en arrêter le progrès par des ligatures
, par une contention oppoſée , &c.
Il paſſe à la cure des ſymptomes généraux :
tout ce qui peut changer les fauſſes directions
du genre nerveux doit être mis en
uſage , & l'Auteur entre ici dans un détail
approfondi . Il obſerve que dans les Indes
Orientales, on guérit les femmes attaquées
de vapeurs , en les plongeant dans de l'eau
froide , ou en leur en jettant ſur la tête
fans qu'elles en ſoient prévenues. Si cela
ne réuffit pas , on les fuſtige avec des verges
, & par ce moyen l'on s'affure de leur
guérifon.
Il y a des ſymptomes dangereux qui
exigent les ſecours les plus prompts , & M.
Rolin les indique. Il finit par la cure des
ſymptomes des vapeurs compliquées avec
d'autres maladies , comme la petire vérole
, la fievre maligne , l'afthme , &c.
Dans la ſeconde Section , il donne less
moyens de prévenir les effets des cau
112 MERCURE DE FRANCE.
ſes éloignées , dont il a fait le détail.
Le premier de ces moyens eft de former
de bons tempéramens , & il en prefcrit
la méthode à commencer par le regime
des meres pendant leur groſſeſſe , regime
qu'on a trop ſouvent la cruauté de
négliger . On n'eſt guere plus attentif au
choix du lait que l'on fait fuccer à ſon enfant.
Ces deux articles , philofophiquement
traités , feroient le ſujet d'un bon livre.
L'éducation phyſique, le choix de l'air
& de l'eau , l'uſage des aliments & des
boiſſons de toute eſpece , ſont au nombre
des préſervatifs que M. Rolin nous propoſe.
Il finit par l'article important des pafſions
de l'ame qu'il nous invite à tempérer.
Hoc opus , hic labor eft.
La troiſieme Section preſcrit la cure
des cauſes prochaines ,de la ſenſibilité &
de l'irritabilité des nerfs , de leur délicateſſe
& de leur débilité , que l'on a fouvent
& mal à propos confondues l'une
avec l'autre ; de la furabondance,de la denfité
& de l'épuiſement du fang , des obftructions
en général , & de chacune en
particulier. Telle eſt l'économie de cet ouvrage
, très-utile ſans doute , s'il eſt auſſi
exact dans les principes , qu'il me ſemble
profond dans les recherches , clair & précis
dans les détails.
:
SEPTEMBRE. 1758. 11;
OBSERVATIONS fur la Nobleffe & le
Tiers - Etat , par Madame *** . Amſterdam.
Dans la diſpute qui s'eſt élevée depuis
peu entre deux Auteurs eſtimables fur cette
queſtion : S'il falloit permettre ou interdire
le commerce à la Nobleſſe , Madame ***
ſeplaint qu'on a oublié de mettre dans la
balance les intérêts de la roture. Elle repréſente
que cet ordre de Citoyens, réduit
àun plus petit nombre , en ſera plus avili ;
que le Commerçant roturier ſera humilié
lui-même de fon aſſociation avec le Commerçant
noble , ſon égal par état , & fon
ſupérieur par la naiſſance. Elle attaque
avec beaucoup de chaleur les préjugés &
les abus politiques , dont elle ne trouve
l'excuſe , dit- elle , ni dans la nature , ni
dans la raiſon , ni dans les effets qu'ils
produiſent. Mais elle avoue que la réforme
abfolue n'en peut être qu'idéale. Rien
deplus idéal en effet que la ſociété d'hommes
ſages , modérés , équitables qu'elle
raffemble , & auxquels elle diſtribue leurs
fonctions & leurs récompenfes. Elle en
exclut les avantages héréditaires , & il y a ,
comme on ſçait , bien des chofes à lui oppoſer.
Je me borne à une ſeule obſervation
ſur la réponſe du nouveau Platon de
Madame *** à cette maxime reçue , qu'il
114 MERCURE DE FRANCE:
faut récompenser les peres dans leur postérité.
« Il faut donc ,dit- il , ſuivant ce principe ,
>> fixer des penſions à toutes les familles
>>deſcendues d'un Chef qui s'eſt diftingué
>>dans fa profeſſion. Or quel eſt celui qui
>> veut donner ſeulement la valeur d'une
>> montre au fils d'un excellent Horloger ,
>> fi ce fils ne travaille plus , ou travaille
>> mal ? Cependant comme les honneurs
>>ſont le ſalaire des uns ,&l'argent celui
>>des autres , il ſeroit dans la même regle
>>de ſubſtituer l'argent comme on ſubſti
>> tue les honneurs. >>
C'eſt- là précisément ce qui arrive , ré
pondrai-je au Philoſophe Législateur que
Madame *** fait parler : on ne donne point
de penſion au fils de l'Horloger habile ;
mais on lui donne la fortune que fon pere
a acquiſe par ſon travail . Je dis qu'on la
lui donne ; car ſans la loi de ſucceſſion qui
l'en établit propriétaire , cette fortune
rentreroit dans la maſſe commune de la ſociété.
On doit donc auſſi laiſſer au fils les
honneurs acquis par ſon pere. Ces honneurs
font la fortune d'une claſſe d'hom
mes généreux , qui font profeſſion de fe
dévouer pour l'état.
Il eſt bien vrai que la loi de fucceffion
pour les biens , eſt plus eſſentielle à l'ordre
&au reposde la ſociété , que la loi de ſuc
SEPTEMBRE. 1758. 115
ceffion pour la Nobleſſe ; mais l'une &
l'autre eſt loi de convention.
Du reſte , les honneurs de cérémonial
attachés à la Nobleſſe , ſont très-distincts
de l'honneur perſonnel. Celui - ci ne ſe
Franſmet point du pere au enfans. Ainfi
la décoration & l'ignominie , les déférences&
le mépris , ne font pas choſes incompatibles.
Madame *** en revient à la conftitution
réelle des choſes. Pourquoi,dit-elle, ſe diffimuler
le vice qui dérange les anciens refforts
( du corps politique ) ? Pourquoi en
fubſtituerde plus dangereux encore ? Pourquoi
n'oſe t'on toucher les véritables cordes
d'une main fûre , adroite & légere ?
« Qui ne verra , en y réfléchiſſant , qu'un
>>pays où te luxeferoit modéré , où l'agricul-
>> ture feroit en vigueur , où l'esprit militaire
>>feroit excité , où les moeurs feroient pures ,
>>n'auroit pas beſoin d'appeller la nobleſſe
» au commerce pour la conſerver elle mê-
» me , d'humilier la roture en ne laiſſant
>> rien entre elle & la nobleſſe , enfin d'a-
>>vilir les grands en confondant leurs égaux
>>a>vec leurs inférieurs. »
Mais le difficile eſt de réaliſer cette ſuppoſition.
Un luxe modéré, des moeurs pures.
Aveccela,que ne feroit-on point. « Avec
>>du fer , du pain, &de l'honneur, le Fran
116 MERCURE DE FRANCE.
>>çois ſera content. >> Rien n'eſt plus noble
que ce ſentiment dans le coeur d'une Françoiſe.
Cependant l'on a attaché la conſidération
aux richeſſes , & l'opprobre à la
pauvreté. C'eſt de quoi ſe plaint Madame
*** , mais comment y remédier ? L'opinion
eſt une Reine bien difficile à détrôner.
Après avoir fait fentir le danger d'ouvrir
à la nobleſſe la voie du commerce ,
Madame *** conclud que les roturiers qui
ſe ſentent du courage , du zele , des lumieres
fervent & foient ennoblis , rien n'eſt ſi
juſte ; mais par la même équité , que les
nobles qui commercent dérogent.
Sans entrer dans cette diſpute que deux
hommes pleins de talens & de connoiſſances
ont épuiſée , & dans laquelle Madame
*** ſe mêle encore avec ſuccès , j'obſerverai
ſeulement qu'en parlant du commerce
& du luxe , on ne diftingue pas
affez 1º . le commerce productifdu commerce
de détail &de commiffion. Celui- la
eſt une fource de richeſſes ; celui-ci une
ſimple commodité. L'un demande toute la
protection du gouvernement , pour s'étendre
, l'autre a beſoin d'être reſtraint à cauſe
du nombre d'hommes qu'il occupe & qu'il
enrichit en pure perte pour l'état. 2° . Le
luxe de diſtinction qui marque les rangs ,
du luxe contagieux qui ſe communique
SEPTEMBRE. 1758. 117
danstoutes les claſſes de la ſociété. Le premier
n'oblige perſonne; le ſecond dégénere
en beſoin univerſel. L'un ne fait que
confommer & répandre les revenus des
grands propriétaires ; l'autre épuiſe toutes
les familles des citoyens , & détourne de
leur véritable application les richeſſes reproductives
de l'induſtrie & du commerce.
Le luxe de diftinction a toujours exifté , &
l'on n'a eu garde de le détruire ; car il a
toujours fallu tirer les revenus des mains
des riches poſſeſſeurs ; le luxe de mode ne
s'eſt introduit que depuis un fiecle. C'eſt
celui- ci qu'il feroit important d'extirper ,
ou de limiter, s'il étoit poſſible ; mais l'excès
de ce luxe a des avantages apparens auxquels
on n'aura peut- être jamais le courage
de renoncer.
Un mal qui n'eſt qu'un mal eſt toujours
facile à détruire : mais un mal d'où réſulte
un bien aura toujours des partiſans , & en
attendant qu'on ait peſé toutes les raiſons
pour & contre , il arrive au point d'être
néceſſaire par les liaiſons qu'il contracte
avec les refforts de l'état. Du reſte quoique
je n'oſe rien décider ſur les principes de
Madame *** , je ne puis qu'applaudir au
zele courageux dont elle eſt animée , à la
vivacité , à la préciſion de ſon ſtyle , mais
furtout au mérite rare d'occuper ſi bien fon
loiſir,
18 MERCURE DE FRANCE.
La Religion révélée poëme , par M. de
Sauvigny. L'Auteur annonce d'heureuſes
diſpoſitions pour la poéſie , de l'imagination
, de l'oreille , de l'élévation dans les
idées , de la nobleſſe dans l'ame ; mais fon
âge m'autoriſe à lui dire que ſon ſujet n'a
été ni aſſez profondément réfléchi , ni travaillé
avec affez de foin. On doit ſe conſulter
long- temps avant que d'entrer dans
une carriere auſſi vaſte & auſſi épineuſe.
Un Poëme ſur la Religion naturelle peut
être un tiſſu de ſentimens & d'images.
Tous les principes en ſont ſimples , toutes
les conféquences faciles. C'eſt une Théologie
des ſens que la poéſie peut manier ,
mais la Religion révélée eſt un labyrinthe
pour la raiſon. L'eſprit ſe perd dans ſes
myſteres : ce n'eſt point un ſujet qu'on
puiſſe effleurer dans un Poëme didactique.
Dès qu'on le traite il faut l'approfondir, &
ce n'eſt pas trop de la meilleure dialectique&
de la méthode la plus rigoureuſe ,
pour ſuivre l'incrédulité dans ſes détours ,
& l'éclairer dans ſes tenebres. Le ton le
plus convenable au merveilleux de la révélation
, eft celui de l'enthouſiaſme &, en
général , depuis Lucrece juſqu'à nous , je
ne connois point de Poëme dogmatique
ſatisfaiſant pour un Philoſophe.
Şans m'attacher au fond de celui-ci , je
SEPTEMBRE . 1758 . 119
me contenterai d'en citer quelques traits ,
quiannoncent le talent du jeune poëte , &
je commence par l'invocation.
• Mortel ! toi , qui ſcus embellir la raiſon ,
Manier à ton gré le compas de Newton ,
La plume de Salufte & la lyre d'Homere
Ofublime Prothée ! ô ſéduisant Voltaire !
Par amour pour toi-même & pour la vérité ,
J'éleve juſqu'à toi mon vol précipité.
Amour de la vertu , tu fis naître mon zele ;
Arme-moi de tes traits , couvre-moi de ton aîle ,
Echauffe mon eſprit , & prête à mes accens
Cet art heureux qu'il a de captiver les ſens?
Puiffe-tu me donner le talent plus utile
Qui ſubjugue le coeur , & rend l'eſprit docile.
:
Voici comme il peint l'ambition dans ſa
naiſſance :
Quel Monstre furieux ſorti des noirs abîmes ,
Aux humains conſternés vient apporter les crit
mes ?
L'envie eſt dans ſon coeur , la fureur dans ſes
yeux ,
Etla fierté s'affied ſur ſon front orgueilleux :
L'homme en devint l'eſclave ; il eur
beſoin du frein des loix.
Il faut donc qu'avec ſoin des bornes foient pref
crites
120 MERCURE DE FRANCE.
Ace coeur qui franchit ſes premieres limites ,
A ce coeur que l'orgueil nourrit de ſon poiſon,
Et qui comme un tyran regarde la raiſon.
Dieu donna donc ſa loi aux hommes ;
mais bientôt l'hypocrifie prit la place de la
piété.
Auprès du fanatiſme & de la frénéfie ,
D'un air humble & contrit paroît l'hypocrifie ,
Qui ne voulant avoir pour arme que ſa voix
Commande à l'univers , & fait trembler les Rois.
A
Quant aux négligences de ſtyle que l'on
peut reprocher à l'Auteur , je ne les attribue
qu'à une compofition précipitée : les
vers bien faits font en affez grand nombre
dans ce Poëme , pour me perfuader qu'il
dépendoit de l'Auteur de n'en pas laiffer
demauvais : mais ce qui exige encore plus
fon attention , c'eſt l'analogie des images ;
heureuſement celá ne demande que la réflexion
d'un eſprit juſte. Rien n'étoit plus
facile à éviter , par exemple , que cette difparate
:
7
7 Du crime triomphant le germe empoisonné
On voit d'un coup d'oeil que le germe &
le triomphe n'ont aucun rapport ; que l'Auteur
eût dit :
L
Du crime renaiſſant legerme empoifonné ,
l'image
SEPTEMBRE . 1758 . 121
l'image feroit claire & juſte. Pour attribuer
un germe au crime , il faut l'annoncer
comme une plante , ainſi du reſte .
La même brochure contient un ſecond
Poëme à la louange des Editeurs de l'Encyclopédie
. L'auteur y rend juſtice à leurs
moeurs & à leurs principes. Mais la chaleur
avec laquelle il s'éleve contre les délateurs
qui ont voulu les noircir , fait trop d'honneur
à la calomnie.
L'AMI des Hommes , quatrieme partie.
L'Avant- propos de ce volume eſt un
dialogue entre l'ami des hommes & un
Surintendant , qui fait depuis long- temps ,
dit- il , le métier , où deux & deux ne font
pas quatre. Il eſt aiſé de l'en croire à ſa
maniere de raiſonner. Il ne peut ſe perfuader
que les hommes foient freres , il
veut des eſclaves . L'ami des homines lui
en accorde. Le ſtupide Surintendant regarde
le peuple comme une bête de fomme.
L'ami des hommes le lui paſſe encore ;
mais il tâche de lui faire entendre qu'au
moins faut- il le nourrir & ne pas l'accabler
ſous le faix. La concluſion de ce dialogue
eſt que la plus dure politique doit avoir
ſoindes pauvres. Le Mémoire ſur les Etats
Provinciaux , qui parut il y a quelques
années , eſt la baſe de cet Ouvrage. Mais
F
122 MERCURE DE FRANCE.
l'Auteur a cru qu'il falloit d'abord établir
les principes généraux de toute adminiftration
, pour s'aſſurer , dit- il , de n'avoir
rien négligé de tout ce que la prudence
exige avant que de propoſer une nouveauté.
Tout ſe tient dans la machine politique
, & pour développer nettement un
feul des refforts , il est bon de jetter un
coup d'oeil ſur l'organiſation entiere.
La convention tacite du travail de
l'homme quelconque , eſt l'eſpoir d'en recueillir
les fruits. L'intérêt eſt donc le premier
lien de la ſociété ; l'intérêt particulier
eſt la baſe de l'intérêt général. Mais
cette union d'intérêts particuliers ne peut
ſubſiſter , ſi chacun d'eux n'eſt contenu par
l'autre , comme les pierres de la voûte
dont le poids fait la ſolidité. Pour former
une ſociété permanente , il faut un intérêt
permanent. L'intérêt le plus permanent eſt
la propriété. La ſociété n'a donc pas de
lien plus fort , ni plus durable. Mais du
goût de la propriété ſuivent le defir de la
conferver& celui de l'étendre , deſirs qui
ſe combattent d'homme à homme ; ces
conteſtations ne peuvent être accordées
que par la force ou l'arbitrage. La force eſt
la diffolution ou la rupture de la ſociété ;
l'arbitrage établit un Juge , commencement
de l'autorité. Les principes de ſa déciſion
SEPTEMBRE. 1758 . 123
paſſent en regles , racines des loix. Ces
regles ſont promulguées & reconnues équitables
, commencement des loix. Ces loix
font déſormais des Juges muets , & leur
protections ſuffiroit à la propriété , ſi les
hommes étoient ſages ; mais la cupidité
eſt partout la plus forte , elle a beſoin d'un
frein qui la retienne , qui la dirige , & qui
lui ſerve de point d'appui ; ce frein eſt le
gouvernement. Le gouvernement a deux
qualités inhérentes , l'équité & la force.
La force ne doit venir qu'à l'appui de l'équité.
Dans le ſens oppoſé , elle eſt tyrannie.
La violence a détruit , & n'a jamais
fondé. La tyrannieconquérante peut fouler
aux pieds l'ordre , mais en paſſant : fi elle
s'arrête , elle ne ſubſiſtera que par l'ordre ,
& en raiſon de l'ordre.
L'Auteur vient à la marche & aux gradations
de la propriété publique. La choſe
publique eſt un tiſſu de choſes particulieres
, & chacun s'habitue à regarder ce tout
comme ſien ; il eſt donc vrai , conclut l'Auteur
, que le penchant à la propriété peut
être le lien de l'attachement d'un citoyen
à la choſe publique : en effet , la choſe
publique eſt d'une part la force réſultante
de la réunion des propriétés , & de l'autre
la force confervatrice des propriétés ellesmêmes.
( Voilà une grande & belle idée ! )
1
Fij
124 MERCURE DE FRANCE.
Je ne connois , ajoute-t'il , que deux fortes
de gouvernement , l'un ſolide & profpere ;
c'eſt celui qui tend au reſpect & au maintien
de la propriété ; l'autre périſſable &
malheureux , c'eſt celui qui attaque &
viole la propriété. De ce principe établi , il
paſſe aux différens points de l'organiſation
de la ſociété , qu'il diviſe en deux branches
; l'adminiſtration qui créée , & la
fubminiſtration qui régit. L'une & l'autre
eſt confiée au gouvernement , & le gouvernement
eſt la clef de la voûte. Il contient
tout , & n'affaiffe rien. L'Auteur
établit pour principe , " qu'en proportion
>>de ce que le gouvernement ſe reſſerre
>> ſur un petit nombre de têtes , il perd
>>de ſa force & le corps politique de ſa
>> folidité. » Mais cela doit s'entendre de
l'autorité dérivée , non de l'autorité primitive.
Celle - ci ne doit réſider qu'en un
ſeul , quelle que ſoit la conſtitution politique
: dans une République même , l'érat
gouvernant ne doit être qu'un. Si l'autorité
primitive eſt partagée , elle est détruite.
Quantàl'autorité dérivée , « fi les prépoſés
>> auxquels le Souverain la confie ſont en
>>petit nombre , les regles échappent , &
>>la confiance publique d'où dérive l'obéif-
>>fance fuit avec elle ; la volonté prend la
>>place , les ordres ſont odieux & mal
SEPTEMBRE. 1758. 125
» exécutés , & l'autorité s'affoiblit . Si elle
>> eſt départie ſur un plus grand nombre
>> de têtes , les loix ſont ſuivies ou récla-
>> mées , la confiance s'établit , l'obéiſſance
>> s'offre d'elle-même , & l'autorité ſuprême
» n'a que l'impulfion à donner. »
Ainſi rien n'eſt plus avantageux à l'organiſation
d'un état , que la diſtribution
que propoſe l'Ami des hommes des quatre
branches de l'autorité , confiée à l'Ordre
Eccléſiaſtique , à l'Ordre Militaire , à l'Ordre
Civil & à l'Ordre Municipal ou Citoyen
, chacun préposé dans ſa partie au
maintien de la ſociété ; mais toujours dans
la dépendance , de maniere que les branchesde
l'autorité ne ſe détachent jamais
de l'arbre. « Par ce moyen tout le monde
>> eſt ſubordonné ; mais perſonne n'eſt ſu-
» jet que d'un ſeul & unique Maître, »
Du reſte , le partage que fait l'Auteur de
l'autorité confiée , & les acceſſoires qu'il y
attache comme droits , peuvent ſouffrir
des difficultés qu'il ſeroit trop long de
diſcuter ici. Par exemple , le droit de jurisdiction
abſolue attribué à la Nobleſſe
dans les cas même où le ſalut public exige
célérité de commandement & aveugle
obéifſfance , ce droit accordé à un Ordre
entier de l'état peut paroître un peu hazardé.
Le Souverain peut le confier à des
Fiij
126 MERCURE DE FRANCE.
/
Gouverneurs , àdes Commandans particu
liers , dont il eſt facile de réprimer & de
punir l'infidélité ou la révolte ; mais à
tous lesNobles en corps , cela peut être
dangereux ; car dans les temps de divifion
&de trouble qui ſera Juge de l'exercice
légitime ou illégitime de ce droit de commander
abſolument , Ne quid detrimenti
refpublica patiatur ? Seroit-il temps alors
de révoquer ce droit , de l'abolir ou de le
refſtraindre ?
Par la ſubordination & la dépendance
mutuelle des quatre Ordres qui gouvernent
, la Monarchie , clefde l'état , trouve
moyen d'intéreſſer à ſon exiſtence l'univerſalité
des ſujets .
Les loix d'après leſquelles marche l'adminiſtration
ſont de deux fortes , les unes
loix fondamentales , que l'Auteur appelle
loix de titre. Les autres loix de gouvernement
, de reſtauration & d'entretien : les
loix fondamentales ou loix de titre , ne
dépendent pas du gouvernement. Quelqu'un
faiſoit à un homme de génie cette
queſtion : Où sont les loix fondamentales
du Royaume, il répondit , dans la Coutume
de Normandie. Mot d'un grand ſens , dit
l'Ami des hommes , & d'une profonde ſageſſe.
Si la loi de titre étoit au pouvoir du
Souverain , Charles VI eût pu deshériter
SEPTEMBRE. 1758. 127
fon fils ; les loix detitre font loix de ſociété:
la ſociété a précédé le gouvernement ;
le droit divin lui-même n'embraſſe tout ,
que parce que Dieu a tout précédé , tout
créé. ( Voilà des vérités vigoureuſement
énoncées.)
Par la loi de titre , notre confcience eſt
ànous , ce qui ne va pas juſqu'à la liberté
du culte ; mais il s'enfuit du moins , dit
l'Auteur , qu'il ſeroit tyrannique de nous
empêcher d'aller vivre aux lieux où notre
culte eſt établi. La propriété morale ne
nous diſpenſe pas de l'obligation tacite &
reſpective contractée entre l'état & nous
dès le moment de notre naiſſance , la liberté
ne peut s'étendre à méconnoître ſon
Roi , ſon pere , &c.
La propriété phyſique eſt 1º. celle de
notre perſonne ; 2°. les droits pris dans la
nature : ce n'eſt pas la ſociété qui établit
les droits du pere au fils , du mari à la
femme ; au contraire , elle les affoiblit &
les reſtraint , en s'en attribuant une partie.
Quant aux loix de titre faites par la fociété
, elles ne peuvent être abrogées que
par la ſociété elle-même ; la Nation ſeule
ypeut toucher. 3 °. Nos biens & immeubles
: l'écuelledu pauvre eſt autant & plus
reſpectable que le diamant du riche , ſoit
qu'on écoute l'humanité , ſoit que l'on
Fiv
128 MERCURE DE FRANCE:
conſulte la politique. 4°. La propriété publique
: elle eſt directe ou réfléchie ; directe
, quand la poſſeſſion réelle eſt commune
; réfléchie , quand les avantages qui
en réſultent ſe répandent ſur la ſociété :
tout ce qui conſtitue ces différens objets
eſt compris ſous la loi de titre.
La loi de réglement eſt autre chofe.
Elle comprend tout le régime intérieur ,
& n'a d'autre regle que la juſtice , l'ordre
& la confervation. Mais il eſt du plus
grand intérêt pour celui qui gouverne de
s'en tenir à cette regle.
L'Auteur craint qu'on ne l'accuſe d'avoir
restraint & dépouillé la ſouveraineté ,
en renfermant dans la propriété publique
la terre , la mer , les finances , &c . Mais la
diſtinction qu'il a établie entre la propriété
réelle & la propriété de réflet , le met à
l'abri de ce reproche. Il s'explique encore ,
& il dit , fi le Prince , par exemple , ſeul
Juge des beſoins courans de l'état , demande
à ſes peuples quelque accroiſſement
de la fubvention qui conſtitue les finances,
perſonnen'eſt en droit de le lui refuſer;mais
ſi le Prince demande au peuple les ſubventions
de la néceſſité pour les employer en
diſſipations , &c. il viole la loi de titre , il
détourne l'objet de la fubvention , il abuſe
en un mot de ſon pouvoir : ce qui s'ap-
:
SEPTEMBRE. 1758 . 129
pelle tyrannie & corroſion de la ſociété.
Parmi les autres exemples où l'Auteur
prétend que la loi de titre eſt violée , celui
qui regarde la Nobleſſe n'eſt pas ſans difficulté.
La Nobleſſe eſt militaire par état ,
& ſes privileges conftitutifs ſont compris
dans la loi de titre ; mais que la Nobleffe
ne puiffe être accordée à d'autres ſervices
que les travaux militaires , ſans entreprenque
dre fur cette loi , cela ne paroît fondé en
preuves , ni de fait , ni de droit. La loi de
titre regle ce que le Noble doit être , &
non ce qu'il doit avoir été. On ſçait bien
que dans le temps où tout n'étoit que ſoldats
, la Nobleſſe n'étoit accordée qu'à la
profeſſion des armes : mais où eſt la poſtérité
de ces premiers Nobles ? où eſt la loi
nationale qui attache excluſivement la Nobleſſe
à leurs neveux , ou à ceux de leur
érat ? Cette prétention eſt extrême, comme
l'abus qu'elle attaque. La Nobleſſe dans
tous les temps a dû être le prix des ſervices
ſignalés rendus au Prince & à la patrie ,
are , ore , mente , animo ; il n'importe. Un
Démosthene qui auroit déſarmé la Ligue ,
ou empêché les Croiſades , n'auroit- il pu
être ennobli ſans un attentat contre la loi
de titre
Fobſerve encore que le changement ou
l'altération des droits de propriété , π'αιτα
Fv
130 MERCURE DE FRANCE.
que la loi de titre, qu'autant que ces pro
priétés tiennent à la conſtitution fondamentale
& primitive ; les immunités& les
privileges accordés par celui qui gouverne ,
renferment eſſentiellement cette condition
implicite,faufle droit d'autrui , & furtout
fauf le droit du peuple. Ils peuvent donc
être révoqués dès qu'ils font nuiſibles , fans
porter atteinte à la conſtitution. Ceci est
une conféquence immédiate des principes
même de l'auteur. Je prétends l'expliquer ,
nonle contredire , & mon deſſein eſt de
faireentendre qu'il faut , non pas le lire
avec défiance , mais l'étudier avec réflexion.
Pourdéſigner la barriere entre les loix
de titre & les loixde réglement, il a recours
à l'équité naturelle. C'eſt , dit- il ,
dans l'équité ſaine , entiere & inébranlable
, que l'homme d'état eſt certain de
trouver tous les bons principes d'inſtitution
, de reftauration &de conſervation.
Mais il obſerve que la foumiſſion ne laiſſe
pasd'être undevoir, lors même que l'exercice
de l'autorité eſt un crime. Les rois
tiennent leur pouvoir de Dieu , & ils n'en
font comptables qu'à Dieu.
Les objets d'adminiſtration &de réglement
font les moeurs , la politique , le militaire
, l'agriculture & les arts. 1 °. De néSEPTEMBRE.
1758 . 131
ceffité. 2°. D'utilité. 3°. De décoration . Sur
l'article des arts , ce noble &fage écrivain
obſerve que rien n'eſt vil dans la nature,&
il vange les artiſans de l'injuſtice du préjugé.
Mais il nous previent ſur le danger
des manufactures , ſi elles ne tendent à
mettre en valeur les productions du ſol ;
&il rappelle à ce ſujet la répugnance de
Sulli pour les manufactures de ſoie , plus
nuiſibles qu'on ne penſe à l'agriculture&
àl'état .
Les objets de fubminiſtration font le
culte de la Religion , la justice & la police ,
la finance & le commerce.
La Religion reſſortit excluſivement à
Dieu , le culte ſeul en eſt humain. L'auteur
le range dans la claſſe des loix de titre. Il
entend par-là le dogme & les regles qui
conftituerent l'eſſence de cette Religion
dans le tems où elle devint la Religion de
l'état. C'eſt à ce point fixe qu'il recommande
que l'on s'en tienne : la loi de titre , uniquement
la loi de titre. ( C'eſt dire beaucoup
enpeu de mots. ) Il ſoumet à la même loi
la juſtice& la police ; & celle-ci plus rigoureuſement
comme plus ſubite , plus
tranchante &plus expoſée aux abus.
Al'égard de la finance, il ne veut point
que l'adminiſtration économique faſſe un
état à part , & rien de plus oppoſé que ſes
Fvj
132 MERCURE DE FRANCE.
principes à l'adminiſtration actuelle. Il leve
la difficulté de la régie, en propoſant de remettre
la levée des deniers publics à l'ordre
municipal .
Les impots qu'il admet , ſont ſur les terres
, ſur les consommations , ſur les têtes ;
mais celui-ci dans un cas preſſant , & jamais
à perpétuité. Dans les droits d'entrée
&de fortie , il ne condamne que les abus.
Il fait main baſſe ſur tout le reſte : & c'eft
dans ces incurſions que ſon ſtyle énergique
&vigoureux triomphe. Il n'a pas le même
avantage dans la diſcuſſion rigoureufe.
Le commerce ſoit intérieur foit extérieur
, eſt le change mutuel du ſuperflu
contre le néceſſaire. C'eſt ſur le double pivotde
cet avantage réciproque , pivot libre
dans fon jeu , & ferme dans fa baſe que
roule le commerce , fon utilité , fa durée.
Le commerce eſt ſubordonné à la production
dans la ſociété : c'eſt un être ſecond
même au phyſique , mais bien plus encore
au moral. Malheur dit la de H , aux Nations
qui font prédominer chez elles l'efprit
de commerce. Cet eſprit ne connoît
que perte ou gain à la place de juſte & d'injuſte.
Cette propoſition avoit beſoin d'être
tempérée : auſſi l'Auteur , en faiſant l'éloge
perfonnel des commerçans , a-t'il foin
de nous avertir que ce n'eſt pas le com
SEPTEMBRE. 1758 . 133
merce qu'il attaque , mais le déplacement
du commerce.
, comme on
Il réſume enfin tous ces points d'adminiſtration
, & revenant aux fonctions de
l'ordre municipal , qui eſt l'objet direct de
fon ouvrage , il ne diſſimule point la réalité
des abus, & que touty va
dit , par compere & par commere. Mais il
prétendque le remede en ſeroit dans les
aſſemblées municipales , dans la liberté des
voix & des élections , dans l'inſpection
des prépoſés par le Souverain ſur tout ce
qui eſt ſtatué , ſans qu'ils ſe mêlent toutefois
des détails de la régie. Il demande &
pour cauſe , que l'influence des prépoſés
ceſſe avec les actes de ſtatuation , en un
mot , qu'ils foient inſpecteurs non acteurs ,
encore feront- ils bien occupés , s'ils veulent
remplir leurs fonctions avec zele.
Il remarque qu'il eſt peu de nos provinces
qui n'ayent eu autrefois leurs états :
mais que preſque toutes ces branches du
bon ordre , ſéchées dans l'anarchie des
temps de trouble, n'ont pu refleurir depuis ;
il bénit la mémoire du digne pere de notre
Auguſte Monarque , qui avoit réſolu de
retablir l'ordre municipal& les pays d'état
dans tout le royaume. Le détail de ce
grand projet compoſe la ſeconde partie de
ce volume. La troiſieme contient les ré
134 MERCURE DE FRANCE.
ponſes aux objections , & le volume eft
terminé par des queſtions intéreſſantes fur
la population , l'agriculture& le commerce,
qui, quoique d'une autre main , ne font
ni déplacées , ni diſſonnantes à la ſuite de
l'Ami des hommes .
L'introduction dontje viens de rendre
compte , finit par un morceau d'enthouſiaſme
, dont le déſordre & la véhémence
ont quelque choſe de ſemblable à ces
nuages orageux qui font éclairés par la
foudre.
Lafuitepour le Mercure prochain.
LA VIE du Pape Sixte V , traduite de
l'Italien de Gregorio Leti , nouvelle édition
, revue , corrigée , augmentée& enrichiede
figures en taille-douce ,deux volumes
in- 12 , prix 4 liv. brochés. AParis,
chez la veuve Damonneville , quai des Auguſtins
, à Saint Etienne ; & chez Hardi ,
rue Saint Jacques , à la Colonne d'or. On
trouve chez ces Libraires , le même Onvrage
in-4° , dont le prix eſt de 6 livres
en feuilles , &de 7 liv. 10 f. relié.
HISTOIRE du Dioceſe de Paris , tomes
13 , 14 & 15. Ces trois volumes contiennent
les Paroiſſes & terres du vieux Corbeil
&du Doyenné de Lagny. Ceux qui ont
SEPTEMBRE. 1758. 135
une idée de cet Ouvrage , ne s'attendent
pas à trouver ici un recueil d'anecdotes ,
ou d'obſervations curieuſes & frivoles. Ce
font des archives fideles où l'Auteur a laborieuſement
ramaffé tout ce qu'on peut
ſçavoir des fondations , des conceffions ,
desmutations , des titres de propriété , de
ſeigneurie, &c. relativement aux lieux qu'il
parcourt ,& c'eſt untravail immenfe qu'il
épargne aux petſonnes intéreſſées à ces recherches.
Les fources où il a puiſé font
indiquées à chaque trait. Il ſuit l'ordre
typographique. Son ſtyle eſt ſimple &
clair , mais diffus. Du reſte , les détails
dans leſquels il entre , trop minutieux
peut- être pour un livre d'agrément , me
ſemblent placés dans celui-ci comme livre
de bibliotheque , & plus fait pour être
conſulté au beſoin que pour être la de
fuite.
1
La regle des devoirs que la nature infpire
à tous les hommes , en 4 vol. in- 12 .
AParis , chez Briaſſon , rue S. Jacques ,
à la Science & à l'Ange Gardien . L'extrait
dans les volumes ſuivants.
DISCOURS fur la Peinture & fur l'Architecture
, dédié à Madame la Marquiſe
dePompadour.
136 MERCURE DE FRANCE:
C'eſt pour les beaux Arts un nouvel
encouragement que de voir le nom de
leur Protectrice à la tête d'un Ouvrage ,
qui eſt le tableau de leurs révolutions , de
leurs progrès & de leur triomphe. Ce Difcours
ſe vend à Paris , chez Prault pere ,
quai de Gêvres , au Paradis .
RECUEIL des Plans , Coupes & Elévation
du nouvel Hôtel- de-Ville de Rouen ,
avec les Plans d'un accroiſſement & autres
ouvrages projettés pour la même Ville ;
par Matthieu le Carpentier , Architecte
duRoi & de fon Académie Royale d'Architecture.
A Paris , chez Charles- Antoine
Jombert , rue Dauphine , à l'Image Notre-
Dame.
POÉSIES Philoſophiques. AParis , chez
Guillyn , quai des Auguſtins.
L'extrait au prochain Mercure.
Je ſuis obligé de renvoyer encore au
volume prochain l'examen du Génie de
Montesquieu.
SEPTEMBRE . 1758 . 137
ARTICLE II I.
SCIENCES ET BELLES - LETTRES.
MATHÉMATIQUES.
SUITE du Discours Préliminaire de M.
-d'Alembert , à la tête de ſon Traité de
Dynamique.
C
EST par cette raiſon que j'ai cru ne
devoir point entrer dans l'examen de la
fameuſe queſtion des forces vices. Cette
queſtion qui depuis trente ans partage les
Géometres , conſiſte à ſçavoir , ſi la force
des corps en mouvement eſt proportionnelle
au produit de la maſſe par la vîteſſe ,
ou au produit de la maſſe par llee quarré de
la vîteſſe : par exemple , fi un corps double
d'un autre , & qui a trois fois autant de
vîteſſe , a dix- huit fois autant de force ou
fix fois autant ſeulement. Malgré les difputes
que cette queſtion a cauſées , l'inutilité
parfaite dont elle eſt pour la méchanique
, m'a engagé à n'en faire aucune mention
dans l'ouvrage que je donne aujour138
MERCURE DE FRANCE.
d'hui : je ne crois pas néanmoins devoir
paffer entièrement fous filence une opinion
, dont Leibnitz a cru pouvoir ſe faire
honneur comme d'une découverte ; que le
grand Bernoulli a depuis ſi ſçavamment &
fi heureuſement approfondie ( 1 ) ; que
Mac- Laurin a fait tous ſes efforts pour
renverſer ; & à laquelle enfin les écrits
d'un grand nombre de Mathématiciens illuſtres
ont contribué à intéreſſer le Public .
Ainſi , ſans fatiguer le Lecteur par le détail
de tout ce qui a été dit ſur cette queftion,
il ne fera pas hors de propos d'expoſer
ici très- ſuccinctement les principes qui
peuvent fervir à la réſoudre .
Quand on parlede la force des corps en
mouvement , ou l'on n'attache point d'idée
nette au mot qu'on prononce , ou l'on
ne peut entendre par-là en général , que
la propriété qu'ont les corps qui ſe meuvent
, de vaincre les obſtacles qu'ils rencontrent
, ou de leur réſiſter. Ce n'eſt donc
ni par l'eſpace qu'un corps parcourt unifor-
(1) Voyez le Diſcours ſur les loix de la communication
du Mouvement , qui a mérité l'éloge
de l'Académie en l'année 1726 , où le P. Maziere
remporta le prix. La raiſon pour laquelle la piece
de M. Bernoulli ne fut pointcouronnée , ſe trouve
dans l'éloge que j'ai publié de ce grand Géometre,
quelques mois après ſa mort , arrivée au commencement
de 1748 .
SEPTEMBRE. 1758 . 139
mément , ni par le temps qu'il employe à
le parcourir , ni enfin par la conſidération
ſimple, unique & abſtraite de ſa maffe &
de ſa vîteffe , qu'on doit eſtimer immédiatement
la force; c'eſt uniquement par les
obftacles qu'un corps rencontre , & par la
réſiſtance que lui font ces obſtacles. Plus
l'obftacle qu'un corps peut vaincre , ou auquel
il peut réſiſter , eſt conſidérable , plus
on peut dire que ſa force eſt grande , pourvuque,
ſans vouloir repréſenter par ce mot
un prétendu être qui réſide dans le corps ,
on ne s'en ſerve que comme d'une maniere
abrégée d'exprimer un fait , à peu près comme
on dit qu'un corps adeux fois autant
de viteſſe qu'un autre , au lieu de dire qu'il
parcourt en temps égal deux fois autant
d'eſpace , ſans prétendre pour cela que ce
mot de vêteſſe repréſente un être inhérent
au corps.
Ceci bien entendu , il eſt clair qu'on
peut oppoſer au mouvement d'un corps
trois fortes d'obstacles ; ou des obſtacles invincibles
qui anéantiſſent tout à fait fon
mouvement , quel qu'il puiſſe être ; ou des
obſtacles qui n'ayent précisément que la
réſiſtance néceſſaire pour anéantir le mouvement
du corps , & qui l'anéantiſſent
dans un inſtant , c'eſt le cas de l'équilibre ;
ou enfin des obſtacles qui anéantiſſent le
140 MERCURE DE FRANCE.
1
mouvement peu à peu , c'eſt le cas du mouvement
retardé. Comme les obſtacles infurmontables
anéantiſſent également toutes
fortes de mouvemens , ils ne peuvent
ſervir à faire connoître la force : ce n'eſt
donc que dans l'équilibre , ou dans le
mouvement retardé qu'on doit en chercher
la meſure.Or tout le monde convient
qu'il y a équilibre entre deux corps , quand
les produits de leurs maſſes par leurs vîteſſes
virtuelles , c'est- à- dire par les vîteſſes
avec leſquelles ils tendent à ſe mouvoir,
font égaux de part & d'autre. Donc dans
l'équilibre le produit de la maſſe par la
vîteſſe , ou , ce qui eſt la même choſe , la
quantitéde mouvement , peut repréſenter
la force. Tout le monde convient auſſi que
dans le mouvement retardé , le nombre
des obſtacles vaincus eſt comme le quarré
de la vîteſſe ; enſorte qu'un corps qui a
fermé un reffort , par exemple , avec une
certaine vîteſſe , pourra avec une viteſſe
double , fermer ou tout à la fois , ou fucceſſivement
, non pas deux , mais quatre
refforts ſemblables au premier , neuf avec
une vîteſſe triple ,& ainſi du reſte. D'où
les partiſans des forces vives concluent que
la force des corps qui ſe meuvent actuellement
, eſt en général comme le produit
de la maſſe par le quarré de la vîteſſe. Au
SEPTEMBRE. 1758. 141
fonds , quel inconvénient pourroit- il y
avoir à ce que la meſure des forces fût
différente dans l'équilibre & dans le mouvement
retardé , puiſque , ſi on veut ne
raiſonner que d'après des idées claires , on
doit n'entendre par le mot de force , que
l'effet produit en ſurmontant l'obſtacle ou
en lui réſiſtant ? Il faut avouer cependant
que l'opinion de ceux qui regardent la
force comme le produit de la maſſe par la
vîteſſe , peut avoir lieu non ſeulement
dans le cas de l'équilibre , mais auſſi dans
celui du mouvement retardé , ſi dans ce
dernier cas on meſure la force , non par
laquantité abſolue des obſtacles , mais par
la fomme des réſiſtances de ces mêmes
obſtacles : car on ne ſçauroit douter que
cette fomme de réſiſtances ne ſoit proportionnelle
à la quantité de mouvement ,
puiſque , de l'aveu de tout le monde , la
quantitéde mouvement que le corps perd
à chaque inſtant , eſt proportionnelle au
produit de la réſiſtance par la durée infiniment
petite de l'inſtant , & que la ſomme
de ces produits eſt évidemment la réſiſtance
totale. Toute la difficulté ſe réduit donc
à ſçavoir ſi on doit meſurer la force par la
quantité abſolue des obſtacles , ou par la
ſomme de leurs réſiſtances. Il paroîtroir
plus naturel de meſurer la force de cette
140 MERCURE DE FRANCE.
mouvement peu à peu , c'eſt le cas du mou
vement retardé. Comme les obſtacles infurmontables
anéantiffent également toutes
fortes de mouvemens , ils ne peuvent
ſervir à faire connoître la force : ce n'eſt
donc que dans l'équilibre , ou dans le
mouvement retardé qu'on doit en chercher
la meſure. Or tout le monde convient
qu'ily a équilibre entre deux corps , quand
les produits de leurs maſſes par leurs vîteſſes
virtuelles , c'est- à- dire par les vîtefſes
avec leſquelles ils tendentàſſeemouvoir,
font égaux de part & d'autre. Donc dans
l'équilibre le produit de la maſſe par la
vîteſſe , ou , ce qui eſt la même choſe , la
quantité de mouvement , peut repréſenter
la force. Tout le monde convient auffi que
dans le mouvement retardé , le nombre
des obſtacles vaincus eſt comme le quarré
de la vîteſſe ; enforte qu'un corps qui a
fermé un reffort , par exemple , avec une
certaine vîteſſe , pourra avec une vîteſſe
double , fermer ou tout à la fois , ou fucceſſivement
, non pas deux , mais quatre
refforts ſemblables au premier , neuf avec
une vîteſſe triple , & ainſi du reſte . D'où
les partiſans des forces vives concluent que
la force des corps qui ſe meuvent actuellement
, eſt en général comme le produit
de la maſſe par le quarré de la vîteſſe. Au
SEPTEMBRE. 1758 . 141
fonds , quel inconvénient pourroit- il y
avoir à ce que la meſure des forces fût
différente dans l'équilibre & dans le mouvement
retardé , puiſque , ſi on veut ne
raiſonner que d'après des idées claires , on
doit n'entendre par le mot de force , que
l'effet produit en furmontant l'obstacle ou
en lui réſiſtant ? Il faut avouer cependant
que l'opinion de ceux qui regardent la
force comme le produit de la maſſe par la
vîteſſe , peut avoir lieu non ſeulement
dans le cas de l'équilibre , mais auſſi dans
celui du mouvement retardé , ſi dans ce
dernier cas on meſure la force , non par
la quantité abſolue des obſtacles , mais par
la fomme des réſiſtances de ces mêmes
obſtacles : car on ne ſçauroit douter que
cette fomme de réſiſtances ne ſoit proportionnelle
à la quantité de mouvement ,
puiſque , de l'aveu de tout le monde , la
quantité de mouvement que le corps perd
à chaque inſtant , eſt proportionnelle au
produit de la réſiſtance par la durée infiniment
petite de l'inſtant , & que la ſomme
de ces produits eſt évidemment la réſiſtance
totale. Toute la difficulté ſe réduit donc
à ſçavoir ſi on doit meſurer la force par la
quantité abſolue des obſtacles , ou par la
ſomme de leurs réſiſtances. Il paroîtroit
plus naturel de meſurer la force de cette
142 MERCURE DE FRANCE.
)
derniere maniere ; car un obſtacle n'eſt tel
qu'entant qu'il réſiſte , & c'eſt , à proprement
parler , la ſomme des réſiſtances qui
eſt l'obstacle vaincu : d'ailleurs , en eſtimant
ainſi la force , on a l'avantage d'avoir
pour l'équilibre & pour le mouvement retardé
une meſure commune : néanmoins
comme nous n'avons d'idée préciſe & diftincte
du mot deforce , qu'en reſtraignant
ce terme à exprimer un effet , je crois
qu'on doit laiſſer chacun le maître de ſe
décider comme il voudra là - deſſus , &
toute la queſtion ne peut plus confifter
quedans une diſcuſſion métaphyfique trèsfutile
, ou dans une diſpute de mot plus
indigne encore d'occuper des Philoſophes.
Tout ce que nous venons de dire ſuffit
aſſez pour le faire fentir à nos Lecteurs.
Mais une réflexion bien naturelle achevera
de les en convaincre. Soit qu'un corps ait
une ſimple tendance à ſe mouvoir avec
une certaine vſteſſe , tendance arrêtée par
quelque obstacle , ſoit qu'il ſe meuve réellement
&uniformément avec cette vîtef
ſe , ſoit enfin qu'il commence à ſe mouvoir
avec cette même vîteſſe , laquelle ſe
confume & s'anéantiſſe peu à peu par
quelque cauſe que ce puiſſe être ; dans
tous ces cas , l'effet produit par le corps eſt
SEPTEMBRE. 1758 . 143
1
différent , mais le corps confidéré en luimême
, n'a rien de plus dans un cas que
dans un autre ; ſeulement l'action de la
cauſe qui produit l'effet eſt différemment
appliquée. Dans le premier cas , l'effet ſe
réduit à une ſimple tendance , qui n'a
point proprement de meſure préciſe , puifqu'il
n'en réſulte aucun mouvement ; dans
le ſecond , l'effet eſt l'eſpace parcouru uniformément
dans un temps donné , & cet
effet eſt proportionnel à la vîteſſe ; dans
le troiſieme , l'effet eſt l'eſpace parcouru
juſqu'à l'extinction totale du mouvement ,
&cet effet eſt comme le quarré de la vîteſſe.
Or ces différens effets ſont évidemment
produits par une même cauſe ; donc
ceux qui ont dit que la force étoit tantôt
comme la vîteſſe , tantôt comme ſon quarré
, n'ont pu entendre parler que de l'effet ,
quand ils ſe ſont exprimés de la forte,
Cette diverſité d'effets provenans tous d'une
même cauſe , peut fervir , pour le dire
en paſſant , à faire voir le peu de juſteſſe
&de précifion de l'axiome prétendu , ſi
ſouvent mis en uſage, ſur la proportionnalité
des cauſes à leurs effets .
: Enfin ceux mêmes qui ne feroient pas
en état de remonter juſqu'aux principes
métaphysiques de la queſtion des forces
vives, verront aifément qu'elle n'est qu'une
144 MERCURE DE FRANCE.
diſpute de mots , s'ils conſiderent que les
deux partis font d'ailleurs entiérement
d'accord ſur les principes fondamentaux
de l'équilibre & du mouvement. Qu'on
propoſe le même problême de méchanique
à réſoudre à deux Géometres , dont l'un
foit adverſaire & l'autre partiſan des forces
vices; leurs ſolutions , ſi elles font bonnes
, feront toujours parfaitement d'accord
: la queſtionde la meſure des forces
eſt donc entiérement inutile à la méchanique
, & même ſans aucun objet réel.
Auſſi n'auroit- elle pas fans doute enfanté
tant de volumes , ſi on ſe fût attaché à
diftinguer ce qu'elle renfermoit de clair &
d'obſcur. En s'y prenant ainſi , on n'auroit
eu beſoin que de quelques lignes pour
décider la queſtion: mais il ſemble que la
plûpart de ceux qui ont traité cette matiere
, ayent craint de la traiter en peu de
mots .
La réduction que nous avons faite de
toutes les loix de la méchanique à trois ,
cellede la force d'inertie , celle du mouvement
compoſé , & celle de l'équilibre ,
peut ſervir à réfoudre le grand problême
métaphyfique , propoſé depuis peu par
une des plus célebres Académies de l'Europe
, Si les Loix de la Statique & de la
Mechanique ſont de vérité néceſſaire ou contingente
?
SEPTEMBRE. 1758 . 145
tingente ? Pour fixer nos idées ſur cette
queſtion , il faut d'abord la réduire au ſeul
ſeus raiſonnable qu'elle puiſſe avoir. Il ne
s'agit pas de décider ſi l'Auteur de la nature
auroit pu lui donner d'autres loix que
celles que nous y obſervons ; dès qu'on
admet un être intelligent capable d'agir
fur la matiere , il eſt évident que cet être
peut à chaque inſtant la mouvoir & l'arrêter
à ſon gré , ou ſuivant des loix uniformes
, ou ſuivant des loix qui ſoient différentes
pour chaque inſtant & pour chaque
partie de matiere ; l'expérience continuelle
des mouvemens de notre corps , nous
prouve aſſez que la matiere , foumiſe à la
volonté d'un principe penſant , peut s'écarter
dans ſes mouvemens de ceux qu'elle
auroit véritablement , fi elle étoit abandonnée
à elle-même. La queſtion propoſée
ſe réduit donc à ſçavoir ſi les loix de
l'équilibre & du mouvement qu'on obſervedans
la nature , ſont différentes de celles
que la matiere abandonnée à elle - même
auroit ſuivies : développons cette idée. Il
eſtde la derniere évidence qu'en ſe bornant
à ſuppoſer l'exiſtence de la matiere &
du mouvement , il doit néceſſairement réfulter
de cette double exiſtence certains
effers ; qu'un corps mis en mouvement
par quelque cauſe , doit ou s'arrêter au
G
146 MERCURE DE FRANCE:
boutde quelque temps , ou continuer tou
jours à ſe mouvoir ; qu'un corps qui tend
à ſe mouvoir à la fois ſuivant les deux cô
tés d'un parallélogramme , doit néceſſairement
décrire , ou la diagonale , ou quelqu'autre
ligne ; que quand pluſieurs corps
en mouvement ſe rencontrent & ſe choquent
, il doit néceſſairement arriver , en
conféquence de leur impénétrabilité mutuelle
, quelque changement dans l'état de
tous ces corps , ou au moins dans l'état de
quelques- uns d'entr'eux . Or des différens
effets poſſibles , ſoit dans le mouvement
d'un corps iſolé , ſoit dans celui de pluſieurs
corps qui agiſſent les uns ſur les autres
, il en eſt un qui dans chaque cas doit
infailliblement avoir lieu en conféquence
de l'existence ſeule de la matiere , & abſtraction
faite de tout autre principe diffé
rent , qui pourroit modifier cet effet ou
l'altérer. Voici donc la route qu'un Philoſophe
doit ſuivre pour réfoudre la queftiondont
il s'agit. Il doit tâcher d'abord
de découvrir par le raiſonnement quelles
feroient les loix de la ſtatique & de la
méchanique dans la matiere abandonnée
àelle-même : il doit examiner enſuite par
l'expérience quelles font ces loixdans l'univers;
fi les unes & les autres font diffé
rentes , il en conclura que les loix de l
SEPTEMBRE. 1758. 147
tatique & de la méchanique , telle que
l'expérience les donne , ſont de vérité contingente
, puiſqu'elles feront la ſuite d'une
volonté particuliere & expreſſe de l'être
ſuprême ; fi au contraire les loix données
par l'expérience s'accordent avec celles que
le raiſonnement ſeul a fait trouver , il en
conclura que les loix obſervées ſont de
vérité néceſſaire , non pas en ce ſens que
le Créateur n'eût pu établir des loix toutes
différentes , mais en ce ſens qu'il n'a pas
jugé à propos d'en établir d'autres que celles
qui réſultoient de l'existence même de
lamatiere.
Or nous croyons avoir démontré dans
cet ouvrage , qu'un corps abandonné à luimêmedoit
perſiſter éternellementdans fon
état de repos ou de mouvement uniforme ;
nous croyons avoir démontré de même
que s'il tendà ſe mouvoir à la fois ſuivant
les deux côtés d'un parallélogramme quelconque
, la diagonale eſt la direction qu'il
doit prendre de lui- même , & , pour ainſi
dire, choiſir entre toutes les autres. Nous
avons démontré enfin que toutes les loix
dela communication du mouvement entre
les corps ſe réduiſent aux loix de l'équilibre
, & que les loix de l'équilibre ſe réduifent
elles-mêmes à celles de l'équilibre de
deux corps égaux , animés en ſens contrai-
Gij
I48 MERCURE DE FRANCE,
res de viteſſes virtuelles égales. Dans ce
dernier cas les mouvemens des deux corps
ſe détruiront évidemment l'un l'autre , &
parune conféquence géométrique, ily aura
encore néceſſairement équilibre , lorſque
les maſſes ſeront en raiſon inverſe des viteſſes;
il ne reſte plus qu'à ſçavoir ſi le cas
de l'équilibre eſt unique , c'est-à- dire , fi
quand les maſſes ne feront pas en raiſon
inverſe des viteſſes , un des corps devra
néceſſairement obliger l'autre à ſe mouvoir.
Or il eſt aiſé de ſentir que dès qu'il y
a un cas poffible & néceſſaire d'équilibre ,
il ne ſçauroit y en avoir d'autres : fans cela
les loix du choc des corps , qui ſe réduiſent
néceſſairement à celles de l'équilibre , deviendroient
indéterminées ; ce qui ne ſcauroit
être , puiſqu'un corps venant en choquer
un autre , il doit néceſſairement en
réſulter un effet unique , ſuite indiſpenſable
de l'existence & de l'impénétrabilité de
ces corps. On peut d'ailleurs démontrer l'unité
de la loi d'équilibre par un autre raiſonnement
, trop mathématique pour être
développé dans ce diſcours , mais que j'ai
tâché de rendre ſenſible dans mon ouvrage
, & auquel je renvoye le lecteur ( 1 ) ,
:
(1 ) Voyez l'article 46 à la fin du troiſieme cas ,
&l'article 47.
SEPTEMBRE . 1758 . 149
De toutes ces réflexions , il s'enfuit que
les loix de la ſtatique & de la méchanique,
expoſées dans ce Livre , font celles qui réfultent
de l'existence de la matiere & dư
mouvement. Or l'expérience nous prouve
que ces loix s'obfervent en effet dans les
corps qui nous environnent. Donc les loix
de l'équilibre & du mouvement , telles que
Pobſervation nous les fait connoître , font
de vérité néceſſaires. Un Métaphyficien ſe
contenteroit peut- être de le prouver , en
diſant qu'il étoit de la fageffe du Créateur
&de la fimplicité de ſes vues , de ne point
établir d'autres loix de l'équilibre & du
mouvement , que celles qui réfultent de
l'existence même des corps , &de leur impénétrabilité
mutuelle; mais nous avons
cru devoir nous abſtenir de cette maniere
de raifonner , parce qu'il nous a paru qu'elle
porteroit ſur un principe trop vague ; la
nature de l'être ſuprême nous est trop cachée
pour que nous puifions connoître di
rectement ce qui eſt ou n'eſt pas conforme
aux vues de ſa ſageſſe; nous pouvons feulement
entrevoir les effets de cette ſageſſe
dans l'obſervation des loix de la nature ,
lorſque le raiſonnement mathématique
nous aura fait voir la ſimplicité de ces loix,
& que l'expérience nous en aura montré
les applications & l'étendue.
Giij
$48 MERCURE DE FRANCE,
res de viteſſes virtuelles égales. Dans ce
dernier cas les mouvemens des deux corps
ſe détruiront évidemment l'un l'autre , &
parune conféquence géométrique, il y aura
encore néceſſairement équilibre , lorſque
les maſſes ſeront en raiſon inverſe des viteſſes
; il ne reſte plus qu'à ſçavoir fi le cas
de l'équilibre eſt unique , c'est- à- dire , ſi
quand les maſſes ne feront pas en raiſon
inverſe des viteſſes , un des corps devra
néceſſairement obliger l'autre à ſe mouvoir.
Or il eſt aiſé de ſentir que dès qu'il y
a un cas poffible & néceſſaire d'équilibre ,
il ne ſçauroity en avoir d'autres : ſans cela
les loix du choc des corps , qui ſe réduiſent
néceſſairement à celles de l'équilibre , deviendroient
indéterminées ; ce qui ne ſcauroit
être , puiſqu'un corps venant en choquer
un autre , il doit néceſſairement en
réſulter un effet unique , ſuite indiſpenſable
de l'existence &de l'impénétrabilité de
ces corps. Onpeut d'ailleurs démontrer l'unité
de la loi d'équilibre par un autre raifonnement
, trop mathématique pour être
développé dans ce diſcours , mais que j'ai
tâché de rendre ſenſible dans mon ouvrage
, & auquel je renvoye le lecteur (1 ) .
( 1 ) Voyez l'article 46 à la fin du troiſieme cas ,
&l'article 47
SEPTEMBRE . 1758 . 149
De toutes ces réflexions , il s'enfuit que
les loix de la ſtatique& de la méchanique,
expoſées dans ce Livre , font celles qui réfultent
de l'existence de la matiere & dư
mouvement. Or l'expérience nous prouve
que ces loix s'obfervent en effet dans les
corps qui nous environnent. Donc les loix
de l'équilibre& du mouvement , telles que
Pobſervation nous les fait connoître , font
de vérité néceſſaires. Un Métaphyficien ſe
contenteroit peut- être de le prouver , en
diſant qu'il étoit de la fageſſe du Créateur
&de la fimplicité de ſes vues , de ne point
établir d'autres loix de l'équilibre & du
mouvement , que celles qui réfultent de
l'existence même des corps , & de leur impénétrabilité
mutuelle ; mais nous avons
cru devoir nous abſtenir de cette maniere
de raiſonner , parce qu'il nous a paru qu'elle
porteroit ſur un principe trop vague ; la
nature de l'être ſuprême nous eſt trop cachée
pour que nous puifions connoître di
rectement ce qui eſt ou n'eſt pas conforme
aux vues de ſa ſageſſe ; nous pouvons feulement
entrevoir les effets de cette ſageſſe
dans l'obſervation des loix de la nature ,
lorſque le raifonnement mathématique
nous aura fait voir la ſimplicité de ces loix,
& que l'expérience nous en aura niontré
les applications & l'étendue.
Giij
150 MERCURE DE FRANCE.
Cette réflexion peut ſervir , ce me femble
, à nous faire apprécier les démonftrations
, que pluſieurs Philoſophes ont donnéesdes
loixdu mouvement d'après leprincipedes
cauſes finales , c'est-à-dire d'après
les vues que l'Auteur de la nature a dû ſe
propoſer en établiſſant ces loix . De pareilles
démonstrations ne peuvent avoir de force
qu'autant qu'elles font précédées & appuyées
pardes démonſtrations directes &
tirées de principes qui ſoient plus à notre
portée ; autrement il arriveroit ſouvent
qu'elles nous induiroient en erreur. C'eſt
pour avoir ſuivi cette route , pour avoir
cru qu'il étoit de la ſageſſe du Créateur de
conferver toujours la même quantité de
mouvement dans l'univers , que Deſcartes
s'eſt trompé ſur les loix de la percuffion.
Ceux qui l'imiteroient , courroient riſque,
oude ſe tromper comme lui , ou de donner
pour un principe général ce qui n'auroit
lieu que dans certains cas , ou enfinde
regarder comme une loi primitive de la
nature , cequi ne ſeroit qu'une conféquence
purement mathématique de quelques
formules.
Après avoir donné au lecteur une idée
générale de l'objet que je me ſuis propoſé
dans cet ouvrage , il ne me refte plus qu'un
mot à dire ſur la forme que j'ai cru devoir
SEPTEMBRE. 1758. 15
lui donner.J'ai tâchédans ma premiere partiede
mettre , le plus qu'il m'a été poſſible,
les principesde laméchanique à la portée
des commençans ; je n'ai pu me diſpenſer
d'employer le calcul différentiel dans la
théorie des mouvemens variés ; c'eſt la
nature du ſujet qui m'y a contraint. Au
reſte , j'ai fait enforte de renfermer dans
cette premiere partie un affez grand nombrede
choſes dans un fort petit eſpace ,
&fi je ne fuis point entré dans tout le
détail que la matiere pouvoit comporter ,
c'eſt qu'uniquement attentif à l'expofition
& au développement des principes effentielsde
la méchanique , & ayant pour but
de réduire cet Ouvrage à ce qu'il peut
contenir de nouveau en ce genre , je n'ai
pas cru devoir le groſſir d'une infinité de
propoſitions particulieres que l'on trouvera
aiſément ailleurs.
La ſeconde partie , dans laquelle je me
fuis propoſé de traiter des loix du mouvementdes
corps entr'eux , fait la portion la
plus conſidérable de l'Ouvrage : c'eſt la
raiſon qui m'a engagé à donner à ce livre
le nom de Traité de Dynamique. Ce nom
qui ſignifie proprement la ſcience des puiffances
ou cauſes motrices , pourroit paroître
d'abord ne pas convenir à ce livre ,
dans lequel j'enviſage plutôt la méchani-
Giv
152 MERCURE DE FRANCE.
que comme la ſcience des effets , que com
me celle des cauſes : néanmoins comme le
mot de dynamique eft fort uſité aujourd'hui
parmi les Sçavans, pour ſignifier la ſcience
du mouvement des corps , qui agiffent les
uns fur les autres d'une maniere quelconque
, j'ai cru devoir le conſerver , pour
annoncer aux Géometres par le titre même
de ce Traité , que je m'y propofe principalement
pour but de perfectionner &
d'augmenter cette partiede la méchanique.
Comme elle n'eſt pas moins curieufe
qu'elle eſt difficile , & que les problêmes
qui s'y rapportent compofent une claffe
très étendue , les plus grands Géometres
s'y font appliqués particulièrement depuis
quelques années : mais ils n'ont réfolu
juſqu'à préſent qu'un très - petit nombre
de problèmes de ce genre , & feulement
dans des cas particuliers : la plupart des
folutions qu'ils nous ont données font appuyées
outre cela ſur des principes que
perſonne n'a encore démontrés d'une maniere
générale ; tels , par exemple , que
celui de la conſervation des forces vives.
J'ai donc cru devoir m'étendre principalement
ſur ce ſujet , & faire voir comment
on peut réfoudre toutes les queſtions de
dynamique par une même méthode fort
fimple& fort directe , & qui ne confifte
SEPTEMBRE. 1.758 . 153
que dans la combinaiſon dont j'ai parlé
plushaut , des principes de l'équilibre &
du mouvement compoſé. J'en montre l'uſage
dans un petit nombre de problêmes
choiſis , dont quelques- uns font déja connus
, d'autres font entiérement nouveaux ,
d'autres enfin ont été mal réſolus , même
par les plus ſçavans Mathématiciens.
L'élégance dans la ſolution d'un problême
, conſiſtant ſurtout à n'y employer que
des principes directs & en très petit nom
bre , on ne fera pas furpris que l'uniformité
qui regne dans toutes mes ſolutions ,
&que j'ai eue principalement en vue , les
rende quelquefois un peu plus longues ,
que ſi je les avois déduites de principes
moins directs. La démonstration que j'aurois
été obligé de faire de ces principes ,
ne pouvoit d'ailleurs que m'écarter de la
brièveté que j'aurois cherché à me procurer
par leur moyen , & la portion la plus con-
Adérable de mon livre n'auroit plus été
qu'un amas informe de problêmes peu di
gne de voir le jour , malgré la variété que
j'ai tâché d'y répandre , & les difficultés
qui font particulieres à chacun d'eux.
Au reſte , comme cette ſeconde partie
eſt deſtinée principalement à ceux qui
déja inftruits du caleul différentiel & intégral
, ſe ſeront rendus-familiers les prin
GV
154 MERCURE DE FRANCE.
cipes établis dans la premiere , ou feront
déja exercés à la folution des problêmes
connus & ordinaires de la méchanique ,
je dois avertir que , pour éviter les circonlocutions
, je me ſuis ſouvent ſervi du
terme obfcur deforce , &de quelques au
tres qu'on employe communément quand
ontraite du mouvement des corps ; mais
je n'ai jamais prétendu attacher à ces termes
d'autres idées , que celles qui réfultent
des principes que j'ai établis , foit
dans ce Difcours , ſoit dans la premiere
partiede ceTraité.
Enfin , du même principe qui me conduit
à la ſolution de tous les problêmes
de dynamique , je déduis auffi plufieurs
propriétés du centre de gravité , dont les
unes ſont entiérement nouvelles , les autres
n'ont été prouvées juſqu'à préſent que
d'unemaniere vague & obfcure , & je termine
l'Ouvrage par une démonstration du
principe appellé communément la confervation
des forces vives.
L'accueil que le Public a fait à ce premier
eſſai , lorſqu'il parut en 1743 , m'a
engagé à publier en1744 un autre Ouvrage
, dans lequel ce qui concerne le
mouvement & l'équilibre des fluides a été
traité ſuivant la même méthode ,&par le
même principe. Cette matiere épineufe &&
SEPTEMBRE. 1758. 155
délicate n'eſt pas la ſeule à laquelle j'aie
appliqué ce principe ; j'en ai fait le plus
grand uſage dans mes Recherchesfur la préceſſion
des Equinoxes , problême dont j'ai
donné le premier la folution , long-temps
&inutilement cherchée par de très grands
Géometres ; dans mon Effai fur la réſiſtancedesfluides
, fondé ſur une théorie entiérement
nouvelle ;dans mes Réflexions fur
la cauſe des vents , pour calculer les oſcillations
que l'action du ſoleil & de la lune
doivent produire dans notre atmosphere ,
&que perſonne n'avoit encore entrepris
de déterminer ; enfin j'oſe dire que plus
j'ai eu d'occafions d'employer les méthodes
expoſées& développées dans cet Ouvrage ,
plus j'ai reconnu la ſimplicité , la généralité&
la fécondité de ces méthodes.
Gvj
156 MERCURE DE FRANCE!
THÉOLOGIE.
A l'Auteur du Mercure au sujet des Lettres
de M. l'Abbé de *** ( 1 ) , pour fervir
d'introduction à l'intelligence des divines
Ecritures , &furtout des Livres Prophéti
ques , relativement àla Langue Originale.
AParis, chez la veuve. Colombat, 1751
MONSONISEIEUURR ,, ce volume renferme dix
lettres adreſſées tant aux Peres Capucins
de la rue Saint Honoré , qu'aux PP. Dominicains
du Noviciat du fauxbourg Saint
Germain , & à quelques autres Eleves féculiers..
La premiere contient le plan que l'Aureur
s'eſt propoſé pour former ſes Eleves
qu'il encourage d'abord , en les félicitant ,
fur le progrès que chacun d'eux a fait dans
l'étude des langues orientales qu'il s'eſt
choiſies. Tous ſe ſont livrés au Grec , à
l'Hébreu ; mais l'un s'eſt appliqué au Chaldéen
& au Syriaque ; l'autre a pris du goût
(1 ) Ces notions préliminaires ſont relatives à
an Ouvrage très- important pour l'intelligence
des Pfeaumes , dont je rendrai compte dans less
volumes ſuivans,
d
SEPTEMBRE. 1758 . IST
pour l'Arabe ; deux pour l'Arménien , &c.
Enſuite l'Auteur fait l'énumération des livres
de l'Ecriture Sainte , dont les Capueins
( 1 ) & les Dominicains ont fait la traduction
latine dans le cours de fix années.
Après ce préliminaire , il leur rend
compte de la maniere dont il s'eſt conduit
lui -même dans ſes travaux relatifs à l'étude
du texte ſacré. Il découvre en fept articles
les défauts qu'il a remarqués dans les
Dictionnaires & dans les Grammaires. IF
remarque dans le VIII° & dans le IX , que
les Commentateurs ont paffé légérement
fur les termes généraux & les expreſſions
énigmatiques. Dans les articles X& XI ,
il les prévient en faveur du double fens
littéral des prophéties.
Enfin il préfente une idée de ſon plan
par l'énoncé des titres qu'il met à la tête
de chacune des lettres qui compoſent les
deux volumes de fon ouvrage. Nous en
allons donner le précis.
Les II , III , IV & V lettres font employées
à donner une idée de la conduite
de Dieu fur fon Egliſe ,depuis Adam juf
quà nos jours.
Dans la II , on lit le précis de l'hiſtoire
(1 ) Les Capucins étoient alors au nombre de 6
les Dominicains au nombre de 10
58 MERCURE DE FRANCE.
fainte , depuis fon commencementjuſqu'a
Jofué.
L'Auteur envifage cette époque ſous
quatre états différens.
1º. Sous la loi naturelle imprimée dans
le coeur de l'homme ſortant des mains de
Dieu , & renouvellée après qu'Adam cut
été relevé de ſa chûre.
2°. Sous la loi naturelle & les préceptes
donnés par Noé , à ſes enfans.
3 ° . Sous la loi naturelle jointe aux préceptes
des Noachides & à ceux qui furent
révélés au pere des Croyans.
4°. Sous la loi naturelle & fous la loi
deMoyſe qui la confirme& qui renferme
auſſi les préceptes des Patriarches.
Cette lettre qui ne contient que 32 pages
, attribue la création au Verbe qui devoit
ſe faire homine pour nous. On y voit
les Etres céleſtes créés d'abord , & la matiere
enſuite : après elle, vient la lumiere ,
&c. Ce morceau qui ne contient que 29
lignes , mérite d'être lu. De- là l'Auteur
paſſe au péché originel. C'eſt à l'occafion
de ce dogme qu'on lit à la page 37 , une
notetrès curieuſe touchant la croyance des
Hottentots ſur le péché de nos premiers
parens , & fur l'endurciſſement du coeur
humain qui en eſt la ſuite.
L'Auteur, après le meurtred'Abel, paſſe
SEPTEMBRE. 1798. 159
au faint Patriarche Enoch & à fon enlevement.
Il rapporte à cette occafion une réflexion
admirable de faint Grégoire l'illuminateur
, premier Patriarche d'Arménie ,
fur la longue vie des Patriarches. Ce morceau
qui n'étoit jamais forti des ténebres
de la langue Arménienne , paroît ici pour
la premiere fois page 42. Il eſt tiré de l'inf
truction que fit le même Saint pour difpofer
au Baptême Tiridate& ſes ſujets , l'an
de J. C. 292.
D'Enoch il paſſe au déluge ;& pourdon
ner une idéede la maniere dont le monde
a pu ſe repeuplerde proche en proche , on
renvoie à Phiſtoire d'Arménie par Moyfer
de Khorêne , traduite en latin par MM.
Whiſton , à Londres 1736 , où l'on voit
comment l'Arméniea été peuplée parHaïk
fils de Thorgoma , petit fils de Japheth.
Après le déluge ,la loi naturelle confervéedans
le coeur de Noé fut développée
par les 7 articles ſuivans , que les Juifs
croyent avoir été révélés à ce faint Patriarche.
1 °. Contre les Cultes étrangers.
20. Contre les Blafphemes.
3º. Contre les Juremens.
4°. Contre les Actes obſcenes.
5°. Contre l'Homicide.
6°. Contre le Vol.
160 MERCURE DE FRANCE.
7°. Défenſe de manger des Membres
d'un animal vivant .
Mais ces préceptes ſi juſtes & fi utiles
pour le bonheur de l'homme , ne mirent
point d'obſtacle à ſa pente naturelle : il ſe
révolta contre le Seigneur & ſe précipita
dans l'idolâtrie.
Abraham fut choiſi ſpécialement pour
remédier à ce déſordre preſqu'univerſel.
Dieu lui révéla le jour du Meſſie , & lui
donna des inftructions pour les tranſmettre
à ſa poſtérité. Il faut lire les pages 49 , 50 ,
51 , 52 , 53 , 54 & 55 , au sujet de ce
faint Patriarche..
La lettre finit par la loi donnée à Moyfe
& par une réflexion ſur l'Ifraelite felon
l'eſprit , & fur l'Iſraélite ſelon la lettre.
La III lettre fait connoître les bontés
du Seigneur plein de compaffion pour ur
peuple qui , malgré la loi donnée parMoyfe
, ſe livre à l'idolâtrie. Pour l'en retirer ,
le Verbe lui ſuſcite des Prophetes depuis
David juſquà Malachie , afin que leurs
oracles ſerviſſent àdétourner Ifraël du cul
tedes faux dieux , & à le guérir de cette
lepre invétérée , lorſqu'il feroit captif à
Babylone.
Quel extrait ferois-je de cette belle lettre
? Il faut la lire toute entiere. Elle ne
contient que 36 pages. Faitesbien réfé
SEPTEMBRE. 1758 . 161
xion au coup d'oeil , ſous lequel on doit
enviſager la captivité d'Iſraël , depuis la
page 78 , juſqu'à la page 88 .
La ſixieme lettre offre un ſpectacle beaucoup
plus confolant que celui qu'on a cou
tume de nous préſenter.
Ifraël guéri, détrompé de fes erreurs , s'a
vance par degrés vers le Meſſie qui doit ſe
revêtir d'une chair ſujette à la mort.
Pour exprimer cette gradation , l'Auteur
emprunte le ſymbole de l'aurore & des
différens accroiſſemens de ſa lumiere , jufqu'à
ce qu'elle forme un jour parfair.
1º . Cette aurore fut précédée d'un nua
ge épais qui ſe répandit fur Ifraël . Son ingratitude
le rendit inſenſible à la gloire du
Temple qu'il négligeoit de bâtir , pendart
qu'il violoit le précepte qui lui défendoir
d'épouſer des femmes étrangeres.
Mais Zorobabel fait voir un crépuscule
moins obfcur. Le Temple eſt rebâti & les
cérémonies commencent à ſe rétablir ; ce
pendant les femmes étrangeres n'étoient
point renvoyées , & l'on violoit le jour du
Sabbat. Les murs de Jérufalem étoient
tombés : Ifraël étoit dans l'affliction &
dans le mépris.
20. Néhémie fit naître les premiers
rayons de l'aurore. Les murs de Jérufalenr
rebâtis ,le culte du vrai Dieu rétabli dans
162 MERCURE DE FRANCE.
fon ancienne ſplendeur , les divines Ecri
tures recueillies & expliquées par Efdras ,
& le Peuple d'Iſraël multiplié ſans meſure
dans le plus vaſte Empire du monde , fut
connu ſous le nom de Juifs. Plus fideles à
leur Dieu que jamais , ils mériterent la
conſidération & la confiance de leurs Souverains
, & même d'Alexandre le Grand.
Le crépuſeule dura 83 ans , & l'aurore
naiſſante 176.
3 ° . Cette aurore prend des accroiffemens
; mais c'eſt du côté de la Religion .
Les Livres faints furent traduits en Grec ,
pour être répandus dans tout l'univers où
cetteLanguedominoit abſolument ſous les
fucceſſeurs d'Alexandre. Cette verſion fur
le principal trait de lumiere. Elle donna le
moyen à tous les Iſraélites de lire par euxmêmes
les écrits qui annonçoient la venue
prochaine du Meſſie. Ils en faifoient part à
toutes les Nations où ils avoient formé
des Proſélytes. A ces Livres faints , on
ajouta , pour former le coeur d'Iſraël , le
Recueil de Philofophie & de Théologie
morale, connu ſous le nom d'Ecclésiastique.
4°. Aux accroiſſemens de cette aurore
fuccede une aurore parfaite. Elle brille
malgré les nuages qui la couvrent. La foi
étoit plus vive que jamais. Elle fut miſe à
l'épreuve par lesperſécutions. Elle triom-
1
SEPTEMBRE. 1758 . 163
pha.D'autres tenebres parurent l'obfcurcir,
je veuxdire les ſectes des Pharifiens , des
Sadducéens , des Efféniens & des Hérodiens
qui formerent la Synagogue ; mais
la foi de l'Egliſe d'Iſraël leur réſiſta juſqu'à
ce que J. C. vînt les détruire.
Dans la cinquieme lettre , on voit qu'à
cette aurore parfaite qui annonce la venue
du Meffie , ſuccede le ſoleil levant , c'eſtà-
dire le Meſſie lui- même. L'Auteur , dans
les 24pages que contient cette lettre , forme
un tableau de l'Egliſe Chrétienne ;
mais l'objet qu'il trace avec un pinceau
fidele & rapide , mérite d'être vu dans
fonenſemble. On peut y remarquer furtout
le ſoin admirable que J. C. prend de
fon Eglife , foit enréparant ſes pertes par
de nouvelles conquêtes , ſoit en lui donnant
une vigueur toujours nouvelle par la
force que ſes Sacremens puiſent dans le
fangd'un Dieu crucifié. Lifez ce morceau
depuis la page 148 , juſqu'à la page 1.5 3 .
M. l'Abbé de *** finit cette lettre en
faiſant voir que dans tous les fiecles , le
Seigneur a exercé ſur ſon Egliſe une alternative
de juſtice &de miféricorde , d'où il
conclut qu'une conduite ſi ſoutenue , eſt
une preuve que la Religion eſt l'ouvrage
d'une ſuprême Intelligence.
Après la lecture de ces quatreLettres , il
164 MERCURE DE FRANCE .
eſt aiſé de voir que l'Auteur a prouvé que
l'Egliſe ne forme qu'un feul& même corps,
depuis Adam juſqu'à nos jours .
La fixieme lettre qui regarde la prononciation
des lettres hébraïques , ſeroit mieux
placée à la tête d'une grammaire. Peut- être
que l'Auteur a été obligé par quelque circonſtance
de placer ici cette lettre . Quoiqu'il
en ſoit , les preuves qui juſtifient ſa
prononciation , méritent d'être lues.
La ſeptieme lettre commence ainſi :
" Cette lettre & les deux fuivantes fe-
>> ront employées à exprimer ma penſée
» ſur les divers fens dont les ouvrages Pro-
>>phétiques font fufceptibles... "
Enfuite P'Auteur fait connoître à quel
deſſein il a donné une idée de ce que contient
l'Ecriture en général , touchant la
conduite de Dieu fur les liommes en mariere
de Religion , depuis Adam juſqu'a
nous. « C'eſt, dit- il page 207, pour effayer
>> de vous faire comprendre qu'il y a dans
>>une grande partie des Prophéties , un
>>double ſens littéral très- différent & très-
>>diftingué du fens ſpirituel. >>
Et à la page 208 .
"Mêmes infidélités , quoique d'une ef
pece différente : mêmes retours vers ſa
miféricorde : mêmes rechûtes , mêmes
châtimens , quoique d'un autre genre
SEPTEMBRE . 1758. 165
> font également prédits pour l'une & l'au-
>> tre alliance . L'hiſtoire a vérifié la certi-
» tude de ces oracles évidemment accom-
>>plis , ſoit avant , ſoit après la venue de
J. C. De ce double objet , le premier
» regarde le Verbe & l'Egliſe de l'ancien
» Ifraël , depuis le commencement de la
>> captivité des dix Tributs juſqu'à la Ré-
» furrection de J. C. Et le ſecond regarde
>> le Verbe incarné , &fon Egliſe du nou-
>> vel Iſraël juſqu'à la fin du monde ; en
>> forte que la même lettre contient ce que
>> le Saint- Eſprit a bien voulu révéler aux
>> hommes touchant ce qui devoit arriver à
> l'une & à l'autre Eglife. »
L'Auteur exprime ainſi , page 210 , le
ſens littéral dont il parle.
« Le ſens littéral eſt fondé ou ſur l'hif-
>>toire paffée , alors il s'appelle le ſens lit-
>> téral hiſtorique ; ou fur des faits prédits
par les oracles divins , alors il s'appelle
>>le ſens littéral prophétique ; il eſt encore
>>un ſens littéral , que l'on appelle moral ,
>>quand le Prophete ou l'Hiſtorien ſacré
» donne au peuple des regles de conduite
>>pour réformer ſes actions & fon coeur. »
M. l'Abbé de *** , page 219 , exige en
conféquence de ce ſens littéral , qu'il regne
une harmonie complete dans les verſions
que feront ſes Eleves ; & il s'éleve à la
A
166 MERCURE DE FRANCE.
page 220 , contre ceux qui diſent qu'il ne
faut point chercher d'harmonie dans les
ouvrages dictés par l'Eſprit Saint.
On lit à la page 223 , les raiſons qui
font admettre par l'Auteur, un double ſens
littéral. Et à la page 225 , il met en deux
colonnes paralleles les onze principaux
chefs ſur leſquels roule le détail des Prophéties
qui regardent l'ancien& le nouvel
Ifraël ſous une ſeule & même lettre.
Le reſtede la lettre eſt employé à répondre
aux objections que l'on pourroit
faire contre le double ſens littéral qu'il
faut cependant bannir des prophéties qui
regardent le Verbe incarné. C'eſt lui ſeul
que l'on doit y enviſager.
La huitieme lettre a pour objet l'explication
de la prophétie contenue dans les
chapitres 58 & 59 d'Ifaïe. Le deſſein de
l'Auteur eft de prouver que cet oracle renferme
undouble ſens littéral ; c'eſt ce qu'il
exécute avant de donner ſa verſion Françoiſe
, précédée de deux obſervations.
La premiere fait voir que , ſans le ſecours
des ſupplémens très faciles à faire ,
exigés par le génie de la langue & par la
ſuite que le diſcours demande , on netrouve
plus l'harmonie qui regne dans cet
oracle.
La deuxieme , après avoir obſervé que
SEPTEMBRE. 1758 . 167
Vatable n'a point ſaiſi le ſens littéral qu'Ifaïe
avoit en vue , eſt employée à prouver
quel'on y découvre un ſens littéral dont
l'un regarde l'ancienne loi , & l'autre la
nouvelle. Enfuite l'Auteur procede à la
découverte de ce double ſens. La méthode
paroîtra nouvelle , mais elle n'en eſt
pas moins fûre , fi j'oſe ledire. Il veut qu'après
avoir ſaiſi la valeur des termes énigmatiques
d'une Prophétie qui regarde le
peuple d'Iſraël , on commence par en examiner
les derniers verſets où l'on trouve
d'ordinaire le dénouementde la piece; car
ces oracles finiſſent communément par la
délivrance d'Iſraël captif , ou par la ruine
de l'empire de Babylone. Il faut enſuite
examiner , en remontant de verſets en verſets
, les objets que le Prophete nous préſente
juſquà ce qu'on ſoit arrivé au premier
verſet de la Prophétie qui , d'ordinaire
, commence par des reproches faits au
peuple d'Iſraël ſur ſon idolatrie & fur fes
autres déſordres.
Il emploie cette méthode que l'on peut
lire depuis la page 261 , juſquà la page 265,
où commence l'argument de la Prophétie.
L'Auteur développe cet argument,& le partage
en7 articles, qu'il faut lire, ſi l'on veut
concevoir comment les Prophetes ont ſaiſi
dumême coup d'oeil , & renfermé ſous les
J
168 MERCURE DE FRANCE.
mêmes termes le double ſens littéral de
l'ancien &du nouvel Ifraël .
A la ſuite de l'argument , on trouve la
verſion françoiſe de la Prophétie. Il eſt
difficile de n'être pas content de l'harmonie
qui regne dans toute la piece , ſurtout
lorſque l'on compare cette verſion avec
celles qui ont paru juſqu'ici .
Dans la neuvieme lettre , on trouve les
notes néceſſaires pour l'intelligence parfaite
du ſens littéral de cet otacle d'Iſaïe .
On y reſtraint les termes généraux aux
idées particulieres que le Prophete avoit
en vue. On y touche les traits hiſtoriques
qui donnent du jour à la Prophétie. La
Grammaire y trouve ſa place au beſoin ,
& le développement des termes enigmatiques
jette fur cette poéſie ſacrée , tout le
jour que l'on pouvoit defirer.
Cesnotes font fuivies de réflexions intéreſſantes
pour confirmer &développer ce
qui a déja étédit ſur le double ſens littéral.
Elles terminent la neuvieme lettre.
La Xº , qui contient 117 pages , eſt uniquement
employée à l'explication du
Pſeaume huitieme , Domine , Dominus nofter
, &c. pour prouver qu'il n'a qu'un ſeul
ſens littéral qui regarde uniquement J. C,
quoique les Juifs , les Déiſtes , & certains
Critiques s'y oppoſent.
Pour
- SEPTEMBRE. 1758 . 169
Pour parvenir à fon but , il fait précéder
ce Pſeaume par cinq Obſervations , partagées
en ſections différentes. L'Auteur a
prévu que les Hébraïzans ne goûteroient
pas plus que les Juifs ſon explication des
termes énigmatiques ; c'eſt pourquoi il a
pris la précaution de prouver dans ces
cinq obſervations , que le ſens qu'il leur
donne eſt fondé ſur l'Ancien & le nouveau
Testament.
Je rendrois volontiers un compte exact
de ces termes ; mais comme l'Auteur a été
attaqué ſpécialement ſur cet article , &
que les PP. Capucins , ſes éleves , ont pris
enmain ſadéfenſe dans le ſeptieme volume
des Principes diſcutés , je remets cette
matiere au temps où je rendrai compte de
leurOuvrage,
Après ces cinq Obſervations ſuivent les
argumens & les verſions Latine & Françoiſe
, après leſquelles on trouve deux ou
trois pages de réflexions ſolides qui terminent
le premier volume de ces Lettres.
La fuite au prochain Mercure.
H
170 MERCURE DE FRANCE .
PHARMACIE.
AVis au Public au ſujet du Manuel des
Dames de Charité , ou Formules de Médicamens
faciles à préparer , dreſſées en faveur
des perſonnes charitables , qui diſtribuent
des remedes aux pauvres dans les
Villes & dans les campagnes , avec des remarques
utiles pour faciliter la juſte application
des remedes qui y ſont contenus ;
enſemble un Traité abrégé de la Saignée ,
&un extrait de pluſieurs remedes choiſis ,
tirés des éphémérides d'Allemagne , quatrieme
Edition , revue , corrigée & augmentée
de la deſcription des maladies ,
vol. in 12. Le prix eſt de 2 liv. 10 fols. A
Paris , chez Debure l'aîné , Libraire , Quai
des Auguftins , à l'Image S. Paul.
Quoique le prix de ce livre ſoit affez
modique , & que fon mérite ſoit déja connu
par le grand débit qui s'en eſt fait jufqu'ici
; cependant fur l'avis de quelques
perſonnes ſages & éclairées , nous avons
ctu qu'il étoit de l'intérêt du Public qu'il
fût plus particulierement & plus généralement
inſtruit de fon excellence &de fon
extrême utilité.
SEPTEMBRE. 1758. 171
Le Manuel des Dames de Charité eſt le
fruit des conſultations gratuites , établies
àOrléans en faveur des pauvres depuis pluſieurs
années par quelques Médecins habiles
& zélés , autoriſés & encouragés par
la penſion honorable dont il a plu à Son
Alteſſe-Séréniſſime feu Monſeigneur le
Duc d'Orléans de gratifier leurs affemblées
, & qui leur a été continuée depuis
par Monſeigneur le Duc d'Orléans ſon fils.
C'eſt donc l'ouvrage du zele pour le bien
des pauvres , d'une méditation & d'une
étude continuée pendant long temps , furtout
d'une expérience confirmée par une
longue ſuite d'épreuves ſouvent réitérées ,
&ce titre ſeul fuffiroit pour en prouver le
mérite. L'accueil favorable que le Public
lui fit auſſi- tôt qu'il parut ; le jugement
avantageux que les Journaux & les feuilles
périodiques porterent alors de ce livre ;
l'approbation que lui donnerent Meſſieurs
les Médecins de la Faculté de Paris , dont
quelques- uns n'ont pas dédaigné depuis
d'en faire uſage pour eux-mêmes , & font
convenus de s'en être ſervis avec ſuccès ;
trois Editions enfin de cet Ouvrage épuiſées
en aſſez peu d'années : tout cela réuni
acheve d'en faire l'éloge. Entrons dans un
détail ſuccinct de ſa nature , &de ce qu'il
renferme.
Hij
172 MERCURE DE FRANCE .
On conçoit d'abord par le titre , qu'il
n'a été compoſé ni pour les Médecins , ni
pour les Chirurgiens & Apothicaires , en
un mot pour tout ce qu'on appelle gens
de l'art ; il eſt principalement deſtiné à l'uſage
des perſonnes pieuſes & charitables ,
que la Religion & l'amour du prochain
engagent au ſervice des pauvres , & qui ,
ſans ſe piquer d'une grande théorie , n'ont
beſoin que d'une Médecine ſenſible & de
pure pratique.
C'eſt en faveur de ces perſonnes , &
dans la vue d'encourager leur zele & leur
charité , en leur metrant tout d'un coup
ſous les yeux une méthode curative abrégée
pour chaque maladie , que l'on a rendu
cet ouvrage public .
MEDECINE .
LETTRE à l'Auteur du Mercure .
Vous m'obligeriez infiniment , Mon
ſieur , fi vous vouliez inférer dans votre
Mercure ce qui fuit :
Au mois de Mai 1757 , à cinq heures
du matin , la partie gauche de mon viſage
devint enflée depuis l'oeil juſqu'au menton,
SEPTEMBRE. 1758. 173
& la moitié des levres ſupérieure & inférieure
: depuis ce temps , cette enflure ſe
promene ſur toutes les parties de mon viſage
, commençant le matin & diſparoifſant
le foir ; elle vient ſans douleurs , &
s'en va de même. Après avoir fait uſage
de nos Médecins dont l'ordonnance ſe
bornoit à la faignée , purgation , bouillons
raffraîchiſſans , l'enflure ſe promenant toujours
, mais jamais deux jours de ſuite fur
la même partie , on me conſeilla de faire
confulter les Médecins de Paris. M. leClerc,
Docteur en Médecine , m'envoya un ordonnance
à peu près comme les autres : il
demandoit , pour agir , diſoit-il , avec plus
de fûreté , une confeffion générale de toute
ma vie. Le détail en ſeroit trop long :
Je me contentai de dire que depuis 23
ans que je ſuis marié , j'ai vécu avec beaucoup
de ménagement ; que mon épouſe &
mes enfans paroiſſent bien fains. Enfin le
Chirurgien de M. leMaréchal deThomond,
le ſieur de la Plaine , étant venu par le carroſſe
de Paris , au mois de Juillet dernier ,
j'eus occafion de lui parler de ma maladie.
Il me fit promettre de le faire avertir au
moment que l'enflure commenceroit à paroître.
Le lendemain matin à quatre heures
, je ſentis le picotement ordinaire ; je
me levai , &j'allai frapper à la porte de ſa
Hiij
174 MERCURE DE FRANCE.
chambre : il ouvrit , & fut étonné de
voir mon menton d'une groſſeur prodigieuſe
, & la levre inférieure épaiffe de
deux gros pouces , ce qui me défiguroit
extrêmement , & il avoua n'avoir rien vu
de pareil. J'allai le voir quelques heures
après ; il ne paroiſſoit plus rien : je fus par
ſes ordres ſaigné du pied , purgé , &c. Čes
enflures ne reviennent pas ſi fréquemment,
mais je n'en ſuis pas quitte , puiſqu'elles
reparoiſſent de temps entemps.
J'ai l'honneur d'être , &c.
DE VILLIERS.
A Blaye , le 22 Novembre 1757 .
SEPTEMBRE. 1758 . 175
ARTICLE IV.
BEAUX- ARTS.
ARTS AGRÉABLES.
GRAVURE.
M. Duflos vient de donner deux nouvelles
Estampes , le Berger avecſon oiseau ,
& la Bergere avec ſaflûte. Ces deux Eſtampes
font d'après M. Soldini.
Le même Graveur qui demeure rue des
Noyers , chez M. Haſté , Serrurier de la
Ville , a auſſi un livre d'Eſtampes intitulé ,
Abrégé des Arts & Métiers , avec un Difcours
à chaque article.
Η ίν
176 MERCURE DE FRANCE.
ARTS UTILES.
HORLOGERI Ε .
MACHINE a arrondir , finir & polir,
les dents des roues de Montre, par le Sieur
Vincent , de Mâcon.
DANS l'horlogerie , les pieces qui font
les plus ſujettes au frottement , & qui parconféquent
ont toujours le plus donné de
peine aux Ouvriers , font les rouages dentelés
, par rapport à leur engrenage dans
les pignons , où les frottemens ne peuvent
être lians , coulans & égaux que par la
parfaite régularité des dents.
L'outil à refendre , dont ſe ſervent aujoud'hui
tous les Horlogers, eſt d'un grand
fecours pour l'exacte diviſion des dents ;
mais il reſte encore beaucoup à faire à
l'Ouvrier : il faut arrondir les dents , les
égalir , les polir ; &quelque attention qu'il
y puiſſe apporter , il eft moralement impoſſible
qu'il n'en altere l'égalité , ſoit dans
les lignes droites , ſoit dans la réunion de
la courbe avec les faces intérieures , opération
à laquelle très - peu d'Horlogers
SEPTEMBRE . 1758 . 177
réuffiffent parfaitement , ſurtout dans les
roues de montre de poche , dont les défauts
moins fenfibles à la vue échappent
plus aiſément à l'Artiſte .
Dans la vue de remédier à tous ces inconvéniens
, pluſieurs perfonnes ont cherché
des moyens pour arrondir & égalir
parfaitement les roues de montre. En 1753 ,
le ſieur Vincent eut l'honneur de préſenter
à l'Académie des Sciences les modeles d'une
Machine qui devoit remplir cet objet.
Les obſervations qui lui furent faites ont
excité ſon émulation ; il s'eſt joint à d'excellens
Artiſtes qui travailloient depuis
long- temps dans les mêmes vues , & il
leur a fait exécuter à grands frais cette
Machine , dont les premieres productions
ont mérité les ſuffrages de la même Académie
au mois de Janvier 1757 .
Les propriétés de cette Machine font
donc d'arrondir , finir& polir les dents des
roues de montre , de toutes grandeurs ,
toutes enarbrées ou fans l'être , même des
roues de champ , avec la plus exacte précifion
; & de les mettre dans cet état de
perfection à laquelle la main du plus habile
Artiſte ne ſçauroit atteindre .
Le fieur Vincent vient d'en faire l'établiſſement
à Paris : l'agrément & le concours
de MM. les Horlogers en prouvent
Hy
178 MERCURE DE FRANCE.
évidemment l'utilité. Il eſt conſtant que
les mouvemens dont les rouages auront
paffé par cet outil , en feront meilleurs ,
puiſque toutes les dentures auront la perfection
deſirée. Il faut eſpérer que la Machine
dont il s'agit ranimera le zele des
Artiſtes , & ne laiſſera pas à l'Auteur le
regret d'avoir infructueuſement préféré ſa
patrie à l'étranger .
Le Bureau de cette Machine eft chez M.
Maréchal , cour de Rohan , quartier Saint
André-des- Arts , à Paris .
On ſe contente par roues d'un prix trèsmodique
, & on eſt ſervi très promptement
: la diligence ſe trouve jointe à la
perfection .
LesHorlogers de Province qui voudront
profiter de ce ſecours , n'auront qu'à envoyer
à l'adreſſe dudit ſieur Maréchal , en
affranchiſſant le port.
SEPTEMBRE. 1758. 179
SÉANCE PUBLIQUE
De l'Académie des Sciences des Belles -Lettres
Aris de Rouen.
L'ACADÉMIE de Rouen tint ſa ſéance
publique le mercredi 2 Août. M. le Cat ,
Secretaire perpétuel de la claſſe des Sciences
, y préſida en l'abſence du Directeur &
du Vice Directeur.
Il ouvrit cette féance comme Secretaire
des Sciences , par la lecture des travaux de
l'année académique de ſa claſſe , & par
l'annonce des Mémoires qui ont remporté
le Prix de Phyſique.
Le ſujet du prix de Phyſique de cette
année étoit : Déterminer les affinités qui se
trouvent entre les principaux mixtes , ainsi
qu l'a commencé M. Geoffroy , & trouver
un ſyſtême phyſico - méchanique de ces affinités.
Le Mémoire n°. 3 , qui a pour deviſe ,
Non tam idem eodem, fed fimilis fimili gaudet
, a très bien rempli la premiere partie
de la queſtion ; mais il n'a preſque point
parlé de la ſeconde.
Le Mémoire º°. 4 , dont la deviſe eſt ,
Simile fimi'i gaudet ,traite ſupérieure ent
le mechaniſme des affinités ; mais il paffe
H vj
180 MERCURE DE FRANCE.
très- légérement ſur la partie chymique :
enforte qu'aucun de ces deux Mémoires en
particulier n'a rempli les vues de l'Académie
, & n'a , à la rigueur , mérité le prix :
mais comme il eſt très- rare de trouver réunies
dans un même homme le titre de
Chymiſte profond qu'on ne ſçauroit refufer
à l'Auteur du Mémoire n ° . 3 , &
celui de grand Phyſicien qui paroît dû à
l'Auteur du Mémoire n°. 4 , la Compagniea
penſé que dans un ſujet ſi important
&qu'il étoit fi difficile de traiter completrement
dans un ſeul Mémoire , elle devoit
ſe relâcher de la rigueur ordinaire des loix
académiques ; que chacun des Auteurs
ayant également fatisfait à la moitié de la
queſtion , & la réunion de leurs Mémoires
formant un tout qu'on peut regarder , en
attendant mieux , comme la ſolution du
problème entier , l'équité demandoit que
le Prix fût partagé auſſi également entr'eux,
&que leurs Mémoires fuſſent imprimés de
ſuitedans l'ordre de leurs n°. 3 & 4 .
L'Auteur du nº . 3 , qui excelle dans la
partie chymique , eſt M. Jean- Philippes
de Limbourg , Docteur en Médecine de
Theux , au pays de Liege. On a de lui un
Traité ſur les Eaux de Spa , & une Differtation
ſur les Bains d'eau ſimple , qui avoit
eu l'acceffit à l'Académie de Dijon.
SEPTEMBRE. 1758. 181
L'Auteur du Mémoire n°. 4 , eſt M. le
Sage , fils , Maître de Philofophie & de
Mathématique à Geneve .
On a donné un acceffit à un Mémoire
très bien fait , & furtout très bien écrit ;
mais moins fort de choſes que les précédens.
C'eſt le n°. I qui a pour deviſe ,
Alia Satisfiet theoria qua rationibus &experimentis
liquidò mibi fuerit probata. Rob.
Boyle Chim . Script.
Ces trois Mémoires ſont dignes de l'impreffion
, & réunis , ils forment ſur la
queſtion propoſée un Ouvrage déja fort
eftimable , & très-propre à exciter les Sçavans
en ce genre à nous en donner un
meilleur encore .
M. du Boulay , Secretaire des Belles-
Lettres , a fait l'ennumération des travaux
de ſa claffe , & l'annonce ſuivante des Prix
de ſon département.
Le ſujet du prix de Poéſie propoſé dès
1756 , étoit la Conquête de l'Angleterre
par Guillaume , Duc de Normandie. Ce
Prix fut remis l'année derniere , & le
mérite des Ouvrages qui ont concouru
cette année , donne lieu à l'Académie de
s'applaudir de ſa févérité.
Celuidont le plan & l'ordonnance générale
lui ont paru remplir le mieux ſes
vues& le ſujet propoſé , eſt le n°. 7 qui
182 MERCURE DE FRANCE:
a pour deviſe , Conamur tenues grandia.
L'Auteur eſt M. Charles le Mefle , le
jeune , Négociant à Ronen , qui ſemble ,
par cet effar , promettre les talens les plus
diftingués.
Le n°. 4 qui a pour deviſe ,
Sic patrius patrium vates canit ore fonanti
Heroa ô quantos Neustria mater, alit.
eſt celui qui a paru en approcher davantage
; & il auroit balancé le précédent , fi
les beautés de détail avoient été foutenues
par une compoſition auffi riche , & une
ordonnance auffi complette & auſſi bien
entendue.
L'Académie croit encore devoir nommer
avec éloge le n°. s , qui a pour deviſe
,
Anglorum meta flammas ſenſere cometa.
Et à la fin ,
At mihi contingat patrios celebrare penates.
Elle y a remarqué de fort beaux vers.
Mais ſon plan n'approche pas non plus de
celui du Poëme couronné .
L'Académie a propoſé depuis trois ans
trois divers ſujets d'hiſtoire , ſans avoir
reçu aucun Mémoire ; ce qui prouve ſenſiblement
que le goût de l'érudition &
SEPTEMBRE . 1758 . 183
des recherches s'affablit beaucoup trop
dans un fiecle où l'agréable l'emporte toujours
fur l'utile . Cependant elle ne croit
pas devoir ſe rebuter , & elle propoſe un
quatrieme ſujet, dont voici le programme :
La délivrance annuelle d'un meurtrier ,
qui se fait folemnellement à Kouen le jour de
Aſcenſion , a t'elle quelque fondement dans
P'histoire civile & ecclésiastique de cette Province
? ou ne seroit - ce qu'un veſtige d'un
usage autrefois plus généralement répandu ,
dont quelques Eglifes particulieres font
reftées en poffeffion d'une maniere differente ,
felon les lieux & les circonstances où il ſe
pratique ?
L'Académie n'ignore pas qu'on a beaucoup
écrit fur ce ſujet ; mais la queſtion ne
lui paroît pas encore fuffisamment éclaircie
: elle demande un réſumé exact & précis
de ce qui a été ditde mieux fur cette
ma iere , & que les Auteurs y ajoutent ou
les preuves , ou les conjectures les plus
probables qui peuvent décider l'alternative
qu'elle propofe.
Outre ce Prix , l'Académie diſtribuera à
fa Séance publique du mois d'Août 1759 ,
un prix d'éloquence , dont le ſujet ſera :
Comment , & à quelles marques les moins
équivoques pouvors nous reconnoître les difpoſitions
que la nature nous a données , plucos
184 MERCURE DE FRANCE.
pour certaines Sciences ou certains aris , que
pour d'autres ?
L'Académie exhorte les Auteurs à envifager
ſous toutes ſes faces &dans ſa plus
grande généralité ce ſujet important pour
le progrès de l'eſprit humain. Il s'agit d'éblir
une théorie lumineuſe , de l'appuyer
de preuves & d'exemples , & d'en tirer
des conféquences pratiques qui puiffent
diriger un choix dont dépend le bon emploi
des talens& l'avantage de la ſociété.
Les ouvrages pour concourir à ces deux
prix , feront adreſſes francs de port , &
fous la forme ordinaire , à M. Maillet du
Boullay , Secrétaire perpétuel de l'Académie
pour les Belles--LLeettttrreess ,, rue de l'Ecureüil
, à Rouen.
M. Le Cat Secrétaire des Sciences &
Préſident de cette féance , a enfuite diftribué
les prix des Ecoles , qui ſont ſous la
protection de l'Académie. Les prix qui
avoient été fournis juſqu'ici par les Profeffeurs
ou par des amateurs , ſont fondés
actuellement par le Corps de Meſſieurs de
Ville.
Les prix d'Anatomie ont été remportés ;
le premier par M. Jacques le Coq , de Tinchebray;
le ſecond par M. Coſme Beaumont,
de Rouen;le troiſieme par M.Charles-
Louis Doubleau , de Bernetal .
SEPTEMBRE. 1758. 1 . 185
Les prix de Chirurgie ont été donnés;
le premier à M. Antoine Dufay, de Kouen ,
& le ſecond à M. Jacques le Coq ; qui venoit
de remporter le premier prix d'Anatomie.
Les prix de Botanique ont été adjugés ;
le premier à M. Bomarre , Eleve en Pharmacie
, de Morfan , près Bernay; le ſecond
à M. Neuville , Eleve en Chirurgie , près
Brionne ; le troiſieme à M. Seyer , Eleve
en Chirurgie , qui en a déja remporté les
deux années précédentes .
Les prix de l'Ecole de Deſſein.
L'Académie voulant tirer ſes ſujets de
compoſition , alternativement de l'allégorie
, de l'Hiſtoire Sacrée , de l'Histoire prophane
& de la Fable , a choiſi cette année
pour ſujet Pigmalion amoureux de la ſtatue
qu'il venoit d'achever.
Ce prix a été remporté par M. Barthelemy
Lamoureux , de Rouen .
Premier prix d'après nature , par M.
Gonor. Second , par M. Louis Guyon , de
Rouen . Premier prix d'aprés la Boſſe , par
Mademoiſelle Marie- Catherine - Béatrix
Deſcamps , fille du Profeſſeur. Second extraordinaire
, par M. Louis le Febvre , de
Rouen , qui depuis peu de mois dans cette
Ecole , y donne des marquesdes plus gran
186 MERCURE DE FRANCE.
des diſpoſitions. Premier prix d'après le
deffein , par Pierre Amable-André Beaufils
, de Rouen. Second extraordinaire , par
M. Thomas Bremontier , du Tronquay s
prés Lyon- la Forêt.
L'Académie annonce de plus , que la généroſité
de Meffieurs du Corps de Ville la
_mettra en état de donner l'année prochaine
une médaille d'or à l'Eleve qui fera le
mieux un tableau ſur un ſujet , qu'elle ſe
réſerve de propoſer.
Le ſujet du prix d'Architecture étoit de
compofer une porte de ville d'expreffion
Dorique , avec deux guichets à côté pour
le paſſage des gens à pied , ſans autres ornemens
que ceux qui ſont admis en architecture.
Ce prix a été remporté par M.
Charles- François Ribard , de Buchy en
Caux.
M. le Cat lut les obſervations Météorologiques
& Nofologiques , & l'éloge de
M. Gunz , aſſocié de l'Académie , premier
Médecin du Roi de Pologne , Electeur de
Saxe.
M. du Poulay lut l'éloge de M. Boulanger
, Secrétaire du Roi , premier Commis
de M. de Saint Florentin.
M. Du Lagne lut pour M. Boiüin un
mémoire ſur les Cometes.
M. l'Abbé Yart lut un diſcours dans leSEPTEMBRE.
1758 . 187
quel il entreprit de fixer juſqu'à quel point
on peut& on doit ſe permettre la fingularité.
Ce difcours fut extrêmement applaudi
del'aſſemblée , qui étoit nombreuſe & brillante.
M. du Lagne lut un mémoire fur l'oppofition
de Jupiter au Soleil pour cette année.
M. du Lagne conclut de ſes obſervations
& de ſes calculs , que les tables de
Hallei donnent la longitude de Jupiter
trop forte de 9 minutes 42 ſecondes , &
la latitude auſſi trop forte de 49 fecondes.
M. Hoden , qui a déja donné dans les
deux années précédentes les moyens de
rendre le jeu du Cabeftan continu , en a
préſenté dans cette ſéance un nouveau ,
où il opere cette continuité ; 18. Par la
forme d'un cône tronqué donnée au cilindre
du cabeſtan ; 2°. par des poulies dont
il couvre , pour ainſi dire , la ſurface de ce
cône , & la rend plus gliſſante encore aux
circonvolutionsdu cable , dont les ſupérieures
doivent forcer les inférieures à
couler vers le ſommet du cône ,& dépouiller
ainſi le cabeſtan à meſure qu'il ſe charge
vers ſa baſe de nouvelles circonvolutions.
M. Gilbert a lu un mémoire ſur les
188 MERCURE DE FRANCE.
moyens de faciliter le paſſage du pont de
batteaux de Rouen , & de ſes pareils aux
voitures, lorſque les eaux ſont très- hautes
ou très-baffes. Ces moyens étoient expoſés
par un modele , dont la démonſtration a
donné beaucoup de fatisfaction au Public .
La féance a été terminée par la lecture
du Poëme couronné , auquel le Public applauditbeaucoup
.
SEPTEMBRE. 1758. 189
ARTICLE V.
SPECTACLES.
OPERA.
LE 8 Août , l'Académie Royale de Mufi
que a donné la premiere répréſentation
des Fêtes d'Euterpe. Ce Ballet , comme je
l'ai annoncé , eſt compoſé de trois Actes.
Le premier intitulé , la Sibyle , eſt dans la
ſimplicité du bon vieux temps. L'action eſt
une querelle d'amans , qu'une Sibyle appaiſe
: le Muficien a imité le ſtyle naïf du
Poëte : la mufique eſt dans le goût le plus
gracieux & le plus touchant des romances,
& le même goût eſt obſervé dans la
danſe , comme dans le chant : il ſemble
même que l'on trouve cette imitation trop
fidele. Le ſpectacle eût été plus vif , plus
varié , plus ſéduiſant pour notre fiecle , s'il
eût peint moins exactement les moeurs fimples
du temps paffé. Ce n'eſt pas que ce tableau
n'ait toutes les graces dont le genre
eſt ſuſceptible ; mais ces graces ingénues
ne font plus aſſez piquantes ; c'eſt peut-être
tant pis pour nous.
190 MERCURE DE FRANCE .
1
Le ſecond Acte eſt le Mariage d'Alphée
d'Aréthuſe dans le Palais de Neptune ,
où Aréthuſe s'eſt réfugiée , pour éviter les
pourſuites d'un amant aimé. Cet Acte foible
, & du côté des images , & du côté des
ſentimens , n'a pas donné au Muſicien de
grands effets à produire ; mais le chant en
eſt noble , varié , facile , & l'on ne méconnoît
pas l'Auteur de Lavinie dans le
Ballet&dans les Choeurs.
Le troiſieme Acte eſt comique & ne l'eſt
pas aſſez. Ce genre n'eſt favorable à la Muſique
qu'autant qu'il eſt animé par le contraſte
des peintures & des ſituations , &
par les mouvemens de la ſcene. On ne laiſſe
pas de retrouver dans les airs , & furtout
dans le duo dialogué , qui termine la
ſeconde ſcene , le même génie qui a produit
la muſique des Troqueurs. En général
cet ouvrage n'eſt ni au-deſſus ni au deſſous
de la réputation de M. d'Auvergne : on y
voit une extrême facilité à ſe monter fur
tous les tons , & les reſſources d'un talent
fécond,qui nedemande, pour les déployer,
que des ſujets qui en ſoient ſuſceptibles.
On ne peut affez louer les ſoins qu'ont
pris MM. les Directeurs de rendre ce Spectacle
auffi brillant qu'il pouvoit l'être. Le
CompoſiteurdesBallets lesaſecondés avec
ſuccès. Trois couples de Danſeurs & de
SEPTEMBRE. 1758 . 191
Danſeuſes ( frere & foeur ) , tous les trois
excellens dans des genres différens , les
ſieurs& Demoifſelles Lani, Veſtris & Lyonnois
, ont fait l'ornement de ces danſes.
COMEDIE FRANÇOISE.
LE 7 , on remit au Théâtre la Tragédie
de Sertorius. Quoique le goût du Public ,
depuis le fiecle de Corneille , ait éprouvé
bien des révolutions , quoique nous ſoyons
accoutumés à des paſſions plus violentes
, à des ſituations plus pathétiques , à
une marche plus rapide de l'action théâtrale;
cette nobleſſe mâle & fimple , cette
majeſté tranquille & foutenue , qui regne
dans Sertorius , n'a pas laiſſé d'étonner ,
d'élever , de ſaiſir l'ame des ſpectateurs.
L'admiration n'émeut pas la multitude ,
comme la crainte & la pitié , ces grands
refforts de la tragédie ; & Sertorius , quoiqu'applaudi
avec tranſport , n'a pas attiré
la foule. Cependant au mérite de la piece ,
digne objet de l'admiration des Héros
du regne paſſe , ſe joint le talent de l'Actrice
qui joue le rôle de Viriate , talent
qui dans ce rôle eût peut-être étonné Corneille
lui-même , pour qui la nature femble
l'avoir formé. Mlle Clairon eſt tou192
MERCURE DE FRANCE.
!
B
jours ſurprenante ; mais le génie de Cor
neille eſt ſurtout analogue au caractere de
fon ame. C'eſt alors qu'on oublie qu'elle
eft Actrice , & qu'on ne voit plus que le
perſonnage héroïque, tel que le grand Corneille
devoit s'applaudir de l'avoir conçu.
Le 23 , on donna la premiere repréſentation
de l'Isle déferte , Comédie en un acte
&en vers,imitée de Métaſtafio. Cette piece
a été reçue très - favorablement. J'en rendrai
compte dans le volume ſuivant.
L
COMÉDIE ITALIENNE.
E 2 Août , l'on reprit les Amours dePsy
ché, dont on a donné trois repréſentations .
Le 7 , on repréſenta pour la premiere
fois Melezinde , Comédie en vers & en
trois Actes , qui a eu quelque ſuccès.
Le ſujet tient beaucoup du tragique , c'eſt
un mari qui , voulant éprouver la fidélité
de ſa femme , fait courir le bruit de ſa
mert, pour voir ſi, ſelon l'ufage établi dans
l'Inde , où ſe paſſe l'action , elle ſe jettera
dans le bucher de ſon époux. Une telle
épreuve a dû paroître bien indiſcrete aux
yeux des ſpectateurs François.
Je donnerai l'extrait de cette Piece dès
qu'elle me ſera confiée,
OPERA
SEPTEMBRE. 1758. 193
OPERA COMIQUE.
LE 7 Août , on a donné pour la premiere
fois , l'Heureux Déguisement. Les
paroles font de M. Marcouville ; la muſique
deM. de Laruette. Le 12 , un nouvel
Acteur a débuté avec ſuccès dans le rôle
du Suffiſant. Le 16 , le Calme après l'orage ,
Ballet pantomine Hollandois , a plu par la
gaieté & la vivacité de l'action qu'il imite.
Les enfans du ſieur Baron jouent fur ce
Théâtre avec applaudiſſement , quelquesuns
de nos Opera comiques. Ils ſemblent
embellir encore celui du Peintre amoureux
defon modele , ſi applaudi dans ſa nouveauté
, & dont la muſique pleine de délicateſſe
& de goût , compoſée ſur des paroles françoiſes
, fait bien voir qu'il n'y a point de
modulation ni de mouvement dont notre
Langue ne foit fufceptible.
Ces enfans étonnent par l'intelligence
de leur jeu & la préciſion de leur chant.
Dans les mêmes pieces a paru la jeune Demoiſelle
Luzy , dont la fineſſe & le naturel
ſemblent promettre une excellente Actrice
comique. Je n'oſe dire ce qu'en attendent
quelques perſonnes qui connoiſſent le
théâtre : un talent auſſi accompli que celui
I
194 MERCURE DE FRANCE.
deMademoiselle Dangeville, eſt un phénomene
bien rare ! Celui de Mlle Luzy eſt au
point où l'on a tout à craindre de l'impreſfion
de l'exemple. Une nuance de plus à
cette fineſſe endétruiroit le naturel.La jeune
Demoiselle Baron a déja perdu de ſa naïveté.
Ceux qui veillent aux progrès des
talens qui ſe développent , doivent avoir
grand ſoin de s'oppoſer au penchant de
l'imitation , & furtout les arrêter aux limites
de la belle nature. Plus le talent eſt
près de ces limites , plus il eſt en danger
de les franchir.
CONCERT SPIRITUEL.
LEIS , jour de l'Afſomption , on y executa
le Regina Cali , Motet à grand Choeur
deM. deMondonville, précédé d'une ſymphonie.
Mlle Hardi la jeune , chanta deux
airs Italiens avec une facilité &une préciſion
fingulieres. M. Piffet joua unConcerto
de ſa compofition , qui fut très applaudi.
Après un Duo Italien exécuté par Mile
Hardy &M. Albaneze , Mile Fel chanta
un petit Mõtet dans le goût Italien avec
cet art & cette voix , qu'on a ſi ſouvent
célébrés. Le Concert finit par le Moret
François de M. de Mondonville , qui fit la
même impreffion que dans ſa nouveauté,
SEPTEMBRE. 1758 . 195
ARTICLE VI.
NOUVELLES ÉTRANGERES.
ALLEMAGN Ε.
DE KONIGGRATZ EN BOHEME, le 17 Juillet .
L'ARMÉS Impériale continue de ſuivre de près
celle des Pruſſiens. La premiere campa le 3 àGewitz
, & en y arrivant , on apprit que le Roi de
Prufſe étoit déja àLeutomiſchel avec les deux premieres
colonnes de ſon armée ; mais que la troifieme
commandée d'abord par le Général Fouquet
, & actuellement par le Maréchal Keith
étoit encore à Zwittau & dans les environs , d'où
cependant elle commençoit à défiler. Le 7 , le
Comtede Laſci , Lieutenant général , qui avoit
dévancé l'armée pour marquer le camp deGewitz,
avec le corps desGrenadiers & des Carabiniers ,
ayant découvert cette troiſieme colonne qui marchoit
par Krenau à Zwittau , fit fes diſpoſitions
pour en charger l'arriere-garde. Il força d'abord le
village de Krenau ; il s'y foutint affez long-temps
pour arrêter la marche des ennemis , & il obligea
toute la colonne de faire halte. Nos Chaſſeurs ,
qui garniſſoient un bois au deſſus du Village , firentde-
là ſur les Prufſiens un feu continuel , leur
détruifirent pluſieurs charriots chargés de pontons
, prirent beaucoup de chevaux , & firent
quantité de butin. Les ennemis craignant de le
Lij
196 MERCURE DE FRANCE .
voir arrêter long-temps dans leur marche , prirent
leparti de ſe former & ſe préſenterent en bataille,
Comme le feu de leur canon qui n'étoit point
ſupérieur au nôttrree , ne fit point l'effet qu'ils en
attendoient; ils détacherent de l'Infantteerriiee&de
la Cavalerie pour attaquer le village de Krenau.
Quatre compagnies de Grenadiers aux ordres du
Général de Tillier , en occupoient le cimetiere ;
deux autres compagnies dans le Village flanquoient
ce poſte des deux côtés , & le Comte de
Brunian , Colonel des Huſſards Eſclavons , étoit
fur la gauche en dehors avec deux compagnies
de Carabiniers. Au premier choc la Cavalerie ennemie
prit la fuite , & l'Infanterie fut repouſſée
avec perte. La nuit étant ſurvenue , l'ennemi pro.
fita des ténebres pour nous dérober ſa marche ,
ce qu'il fit avec tant de promptitude & de précaution
qu'il nous échappa. L'armée Impériale ſe
remit le 9 en mouvement , & marcha en deux
colonnes par les montagnes ſur Politzka , où elle
ſéjourna le 10. Elle ſe porta le 11 à Sebranitz ,
comptantjoindre à Leutomiſchel la troiſieme colonne
des ennemis , & l'y attaquer ; mais elle en
étoit partie avant le jour , après avoir mis le feu
àfon camp , pendant que les deux autres colonnes
s'avançoient par Hollitz vers cette Place. Le 12 ,
cette troiſieme colonne prit la route des deux
premieres. Comme elle en étoit aſſez éloignée
pour ne pouvoirpas en être ſecourue , lesGénéraux
Laudohn , Ziskowitz & de Saint- Ignon , qui
continuoient de cotoyer l'ennemi ſur ſon flanç
gauche , réfolurent de l'attaquer. Le premier fit
d'abord feu fur les Pruffiens de quatre pieces de
canon , près du village de Woſtzetin : ils répondirent
de dix pieces de leur groſſe artillerie ; ce
pendant ils furent obligés de rebrouffer chemin
SEPTEMBRE. 1758 . 197
&de regagner les hauteurs où ils ſe retrancherent
fur le champ. Ils mirent auſſi le feu au village de
Woſtzetin , apparemment dans le deſſein de faire
connoître par ce ſignal au Roi de Pruſſe qu'ils
étoient attaqués. Tandis que nos Huſſards & nos
Croates harceloient les Pruffiens , le Général de
Saint- Ignon arriva avec ſa Cavalerie. Auffi-tôt
qu'il eut remarqué la façon dont la CavaleriePruffienne
ſe formoit , il la fit obſerver d'un côté par
lesChevaux- légers de Lowenstein , & la fit attaquer
de l'autre par les Grenadiers & les Dragons
de Wirtemberg. Cette attaque ſe fit avec tant
d'ordre & de bravoure , que les ennemis furent
pluſieurs fois renversés , enſuite mis en déroute ,
&totalement diſpertés , malgré leur artillerie qui
tiroit de quatre côtés différens. Déja nous nous
étions emparé de pluſieurs pieces de canon ; mais
l'arrivée du Roi de Pruffe qui accourut avec douze
mille hommes , obligea nos troupes de les abandonner
pour ſe replier ſur leurs anciens poſtes ,
&l'on ſe contenta d'emmener deux caiffons de
poudre & pluſieurs charriots , avec un ſeul étendard.
Cette affaire coûte aux ennemis en morts
bleffés & déferteurs , plus de mille hommes . L'armée
Impériale vint camper le 12 près de Hohenmauth
, & le 1s à Hrochow - Teunitz . Les ennemis
n'ont occupé cette Place qu'un jour , & nos
troupes s'en font remiſes en poffeffion le 14. On
apprend que l'armée Pruſſienne marche avec précipitation
par Jaromitz vers la Siléfie & le Comté
de Glatz.
5 ,
Du Quartier général de l'Armée du Prince
de Soubiſe à Caffel , le 9 Août.
M. le Prince de Soubiſe a détaché le 20 JuilletM.
I inj
198 MERCURE DE FRANCE.
Fiſcher, pour s'emparer du Fort de Zighenhein. La
garniſon ſe retiroit au moment que nos troupes
légeres y font arrivées. On a tué ou bleſſé aux
ennemis vingt hommes & fait environ quatrevingts
priſonniers. On a trouvé dans ce Fort quazorze
pieces de gros canon & fix mille ſacs de:
farine.
M. le Duc de Broglie , que le Prince de Soubiſe
avoit envoyé en avant, & qui commandoit l'avantgardede
l'armée depuis Friedberg , s'eſt avancé le
21 à Veſberg. L'armée est venue camper àHoltzdorff,
& les ennemis ont fait une marche rétro
grade. M. le Prince de Soubiſe a envoyé un renfort
d'une brigade d'Infanterie & d'une de Cavalerie
à M. le Duc de Broglie, pour le mettre en états
d'attaquer les ennemis , s'il en trouvoit l'occaſion.
favorable. M. le Duc de Broglie s'eſt avancé le
22 àHortz , & M. le Prince de Soubiſe a porté
foncamp à Yeſberg. Le 23 , M. le Duc de Broglie
s'eſt avancé à Caffel , dans l'intention d'attaquer.
Parriere-garde des ennemis , au moment qu'ils
décamperoient du village de Sunderhauſen od
étoit leur camp. Il a attendu que fon Infanterie
fût aux portes de Caffel , pour envoyer ordre aux
troupes légeres de paſſer la Fulda au gué du moulin
au deſſus de Caffel. L'Infanterie , la Cavalerie
&lesDragons ont joint au delà du village de Bertelhauſen.
Les ennemis avoient marché par leur
droite , pour ſe porter vers le grand chemin de
Munden. Ce mouvement a déterminé M. le Duc
deBroglie à ſe porter en diligence ſur le village
de Sunderhausen. Il a monté fur la hauteur d'où
il avu les ennemis en bataille , leur droite appuyée
àungrand eſcarpement de la Fulda , & leur gauche
à un bois très-fourré. Il a compris que l'affaire
devenoit féricaſe , & demandoit des diſpoſitions.
SEPTEMBRE. 1758 . 199
fages &meſurées. Il avoit laiffé dans Caffel deux
bataillons de Royal Deux-Ponts , & un bataillon
du même Régiment à Sunderhauſen , pour garder
le défilé en cas d'événement. Ce détachement
avoit réduit le corps qu'il commandoit à environ
ſept mille hommes , & les ennemis à qui il avoit
affaire, étoient plus forts que lui. Le terrein étant
étroit , il a mis l'Infanterie en premiere ligne , la
Cavalerie & les Dragons en ſeconde ligne , & il a
appuyé ſa droite au bois. Il ſe propoſoit d'attaquer
l'Infanterie que les ennemis avoient dans ce
bois , & de les tourner par leur gauche , pour les
culbuter dans la riviere , ſi l'attaque réuffiſſoit.
Lorſque ſa difpofition a été faite , il a placé dix
pieces de canon pour tirer fur la Cavalerie des
ennemis. L'incommodité de ce feu a déterminé
cetteCavalerie à charger l'Infanterie de M. le Duc
deBroglie. Alors ce Générał a fait doubler le Régiment
de Waldner derriere celui de Dieſback ,
&le Régiment de Royal-Baviere derriere un bataillon
de Deux- Ponts. Il a fait avancer par cer
intervalle les Régimens deWirtemberg , de Royal-
Allemand & de Naffau , commandés par M. le
Comte de Raugrave. Lorſque la cavalerie Heſſoiſe
les a vu dépaſſer l'Infanterie , elle s'eſt jettée ſur
fa droite , & a paru vouloir gagner notre gauche.
M. le Duc de Broglie a couru promptement au
Régiment de Raugrave ; il l'a fait avancer par un
intervalle de l'Infanterie ; il a fait marcher le Régiment
d'Apchon à la gauche de cette Infanterie ,
&ce mouvement a arrêté la Cavalerie des ennemis.
Pendant qu'elle étoit incertaine du parti
qu'elle devoit prendre , Wirtemberg , Royal-
Allemand&Naſſau l'ont chargée ; ils ont enfuite
plié , & ont été ſuivis aſſez vivement par les ennemis.
M. le Duc de Broglie a craint pendant un
Liv
200 MERCURE DE FRANCE.
moment que cela n'ébranlât l'Infanterie qui ſe
trouvoit ſans Cavalerie ; mais le Régiment de
Royal- Baviere a fait une ſi vive décharge ſur le
Régiment d'Iſembourg , & l'a maltraité de façon ,
que cette Cavalerie n'a plus reparu depuis.
Pendant ce temps-là ,MM. les Comtes de Waldner
& de Dieſback , la brigade Suiffe & trois compagnies
de Royal Deux- Ponts attaquoient le bois ,
ytrouvoient de la réſiſtance , mais s'y foutenoient
avec beaucoup de valeur. Toute l'Infanterie de la
droite & du centre des ennemis marchoit vivement
à notre gauche , où étoit la brigade de Rohan
, dont Beauvoiſis fermoit la gauche. Cette
Brigade effuyoit le plus grand feu , & y répondoit
avec la plus grande intrépidité. Les ennemis ont
reculé quelques centaines de pas ; mais ils font
revenus avec plus de fureur , & ſe couvrant de
l'eſcarpement , ils avoient un grand avantage fur
nos troupes qui étoient à découvert , de forte que
notre gauche a été obligée de ſe replier. Les ennemis
ſe ſont alongés le long de l'eſcarpement ,
& vouloient gagner nos derrieres. Pour les en
empêcher , M. le Duc de Broglie a fait avancer
quelques eſcadrons de notre Cavalerie qui s'étoient
ralliés . Le feu continuoit toujours avec beaucoup
de violence ; les Régimens de Rohan & de Beauvoiſis
perdoient beaucoup , & la poudre commençoit
à nous manquer. Alors M. le Duc de Broglie
a joint les deux bataillons de Royal- Baviere & de
Deux-Ponts à ceux de Rohan & de Beauvoiſis .
Ces Régimens ont d'abord foncé la bayonnette
au bout du fufil; les ennemis ont pris la fuite , &
ſe ſont jettés dans les bois qui bordent la riviere .
Comme il étoit ſept heures du ſoir , & que les
troupes étoient fatiguées de la marche forcée
qu'elles avoient faite le mêmejour , M. le Duc de
SEPTEMBRE. 1758. 201
)
Broglie a jugé à propos de s'arrêter. Il a envoyé le
Baron de Travers , Brigadier , avec fept cens volontaires
& les Huſſards à la pourſuite de l'ennemi.
L'affaire a duré trois heures , & a été très- vive.
M. le Comte de Roſen , qui s'y eſt conduit avec
beaucoup de valeur , eſt bleſſé de deux coups de
fabre , qui ne font pas dangereux ; M. le Prince de
Naſſau d'un coup de fufil dans le bras , M. le Marquis
de Puyſegur d'un coup de feu à la tête , qui
n'aura pas de ſuites fâcheuſes ; M. le Marquis de
Broglie , Aide de Camp , & neveu du Duc de Broglie
, eſt auſſi bleſſé d'un coup de feu à la cuiffe.
Les ſieurs de Saint-Martin , Lieutenant- Colonel
du Régiment de Rohan , & du Rouſſet , Major de
Beauvoiſis , ont été tués. M. le Duc de Broglie a
euun cheval bleſſe ſous lui ; ſon Ecuyer& fon Aide
de Camp ont eu leurs chevaux tués. L'Infanterie
a fait des merveilles . La Brigade de Rohan s'eft
extrêmement diftinguée ; elle a pris quatre pieces
de canon aux ennemis , & M. le Prince de Rohan
s'y eſt acquis beaucoup de gloire. Le Régiment
d'Apchon a auffi combattu très-valeureuſement.
L'artillerie a été ſervie avec l'ardeur & l'activité
ordinaires . Cette action , qui eſt une ſuite des difpoſitions
&des marches de notre armée , commandée
par M. le Prince de Soubiſe , eſt une nouvelle
preuve du courage de nos troupes , qui toutes en
général ont bien fait leur devoir. M. le Prince de
Soubiſe a envoyé M. le Marquis d'Autichamp-
Beaumont, Aïde de Camp de M. le Duc de Broglie,
porter la nouvelle de ce combat à la Cour.
M. le Baron de Travers a pourſuivi les ennemis
juſqu'à Munden , d'où ils étoient déja partis. Il
s'en eſt peu fallu que le Prince d'Iſembourg , qui
s'y étoit arrêté , n'ait été pris.
Il y avoit dans Caſſel, au départ du courier, ſept
Iv
202 MERCURE DE FRANCE.
àhuit cens prifonniers , parmi leſquels cinquante
Officiers. Le Comte de Kanitz , qui commandoit
ſous le Prince d'iſembourg , eſt de ce nombre ,
ainſique lepremier Adjudantde ceGénéral &pluſieurs
Lieutenans-Colonels & Majors. La pertedes
Heſſoisdoit être très- conſidérable ; car outre trois
àquatre cens hommes qui ſe ſont précipités du
hautde l'eſcarpement & noyés dans la riviere , nos
foldats en ont fait un grand carnage , lorſqu'ils
les ont mis enfuite la bayonnette au bout dit fufil.
Les ennemis avoient à cette action ſeize pieces
decanon ; nous en avons pris ſept ſur le champ
debataille , & huit autres en les pourſuivant dans
leur retraite. Nous avons perdu de notre côté , par
le feu vifque nos troupes ont effuyé pendant une
heure , quatre cens hommes qui ont été tués,&
douze cens bleſlés ,&dans ce nombre plufieurs
Officiers. Les Milices Heſſoiſes , qui faisoient partie
de cette armée , ont jetté leurs armes &ſe ſont
ſauvées dans les bois , pour retournerdans leurs
villages. On croit que cette armée de huit mille
hommes eft réduite aujourd'hui à trois mille..
M. le Prince de Soubiſe eſt arrivé le 25 à Caſſel
avec le reſte de l'armée. Il y ſéjournera pendant:
quelques jours pour attendre le Duc de Wirtem-..
berg, qui doit l'y joindre le 31 avec fix mille hom--
mesdeſestroupes.
L'attaque de la redoute du fauxbourg de Koniggratz
a eu des fuites avantageuſes. Les Pruffiens
yont laiſſé pluſieurs morts,parmi lesquels s'eft
trouvé le fieur de Brankenbourg , Colonel du Régiment
de Pannowitz. Leur fuite précipitée a empêché
que leur perte ne fût auffi conſidérable
qu'elle devoit l'être. Ils ont emporté plufieurs de
leurs bleſſés , de forte qu'on ne sçauroit en évaluer
exactement le nombre. On leur a enlevé outre le
SEPTEMBRE. 1758 . 203
canon , cinq charriots de munitions , & un fixieme
qui a ſauté. Nous n'avons eu que deux foldats
tués & quinze bleſſés , avec un Officier.
Toute l'armée Pruffienne décampa le 26 des environs
de Koniggratz . Nos troupes légeres furent
détachées auflitôt pour l'incommoder dans ſa retraite.
Le Maréchal Daun fit marcher les jours
ſuivans ſon armée , qui eſt préſentement campée
entre Koniggratz & Jaromitz.
Les Généraux Jahnus & Ziſcowitz ont pénétré
en Siléſie , ont mis les Villes de Friedberg & de
Patſchar à contribution , ont ſurpris & enlevé un
convoi avec une caiſſe de trente-un mille florins
qui alloit à Breſlau.
Le 29 les ennemis ne firent aucun mouvement ;
ils porterent un détachement à Neustadt , & firent "
des diſpoſitions propres à perfuader qu'ils vouloient
s'établir aux environs. Le Maréchal Daun ,
dont le deſſein eſt de les contraindre à évacuer la
Boheme, fit marcher ſon armée le 30 fur trois
colonnes , & ſe forma en arrivant à Hollolowren
ordre de bataille , dans l'intention de combattre
les Pruſſiens. Ils avoient décampé la nuit , & paffé
la Métau. Le 31 , un nouveau mouvement de leur
part fit préſumer qu'ils vouloient entrer en Siléſie
parTrautnau. En conséquence, le Général Jahnus
fit des diſpoſitions qui arrêterent leur marche. Le
Comte de Kalnocki a eu ſon avant-garde attaquée
aux environs de Neustadt. Il a tué aux Pruffiens
ſoixante hommes , un Capitaine & un Lieutenant
, & leur a bleſſé beaucoup de monde. 11
n'a perdu que vingt-cinq hommes ,&pas un ſeul
Officier.
ر
Ivj
204 MERCURE DE FRANCE.
FRANCE.
Nouvelles de la Cour , de Paris , &c.
LE 15 Août , Fête de l'Aſſomption de la Sainte
Vierge, la Procefſion ſolemnelle , qui ſe fait tous
les ans à pareil jour , en exécution du Voeu de
Louis XIII , ſe fit avec les cérémonies accoutumées.
M. l'Abbé d'Agoult , Doyen du Chapitre
de l'Egliſe Métropolitaine , y officia. Le Parlement
, la Chambre des Comptes , la Cour des Aydes
, & le Corps de Ville , y aſſiſterent .
Dans l'Aſſemblé générale tenue le 16 par le
Corpsde Ville , M. Camus-de Pontcarré-de Viarmes
, Conſeiller d'Etat , a été élu Prevôt des Marchands
, & MM. Boutray , Confeiller de la Ville
&André , Avocat ès Conſeils du Roi , ont été élus
Echevins.
,
Le Roi prit le même jour le divertiſſement de
la chaſſe dans la plaine de Grenelle , & Sa Majeſté
fit l'honneur à M. le Duc de la Valliere de
fouper chez lui à Montrouge.
M. le Marquis de Broglie eſt mort à Caſſel des
bleſſures qu'il avoit reçues au combat de Sunderhaufen.
Par un extrait d'une lettre de l'Armée du bas-
Rhin , le 16 Août 1758 , on a reçu avis que M. le
Marquis de Contades ayant mis le Prince Ferdinand
dans l'impoſſibilité de paſſer le Rhin à Rhinberg
, comme il l'avoit projetté , ce Prince a été
obligé , manquant de vivres , de forcer ſes marchespour
gagner ſes ponts de Rées & d'Emme,
SEPTEMBRE. 1758 . 205
rick. Il a confidérablement perdu , ayant été continuellement
harcelé par nos troupes légeres , &
par le Corps que commandoit M. le Duc de Chevreuſe
ſousGueldres. L'armée de M. le Marquis
de Contades n'a pu ſuivre à cauſe du pain qu'il
falloit tirer par des convois de Cologne , la navigation
du Rhin étant interceptée par la Garniſon
ennemie de Duſſeldorp .
Les ennemis qui avoient détaché des troupes
pour ſoutenir la queue de leur pont de Rées , ont
été obligés de deſcendre au deſſous d'Emmerick ,
où leur armée a achevé de paſſer à la rive droite
du Rhin le 9 & le 10.
Notre armée a ſéjourné à Alpen le 10 & le 11 ,
tant pour ſe repoſer , que pour conſtruire nos
ponts à Weſel . Il n'y en a eu qu'un d'achevé le 12 :
une partie de l'armée l'a paſſé le même jour ;
mais un oragan extrêmement violent a retardé le
reſte , qui n'a pu achever de le paſſer en entier
que le 13 & le 14. Ily a apparence que nous ne
tarderons pas à marcher pour nous rapprocher de
l'armée du Prince de Soubife .
La tête de l'armée des ennemis étoit campée
les à Boicholt , où elle doit être jointe par les
Anglois , qui ont débarqué à Embden .
On a appris le 10 à midi , au camp d'Alpen ,
par un Officier dépêché à M. le Marquis de Contades,
par M. le Marquis de Caraman , que M.
d'Hardenberg , Général Hanovrien , qui commandoit
dans Duſſeldorp , dont la garniſon étoit
d'environ deux mille hommes , avoit évacué cette
Place le même jour au matin. M. le Marquis de
Caraman l'a ſuivi avec un gros détachement , &
a fait cent cinquante prifonniers. Cet abandon eſt
la ſuite des bonnes manoeuvres de notre Général ,
qui a empêché le Prince Ferdinand de pouvoir
paſſer àRhinberg.
206 MERCURE DE FRANCE.
M. de Chevert , qui avoit été détaché de Colo
gnepour ſe rendre par la rive droite à Weſel , ne
putyarriver que le 4 à cauſe des débordemens de
la Roer , de l'Ems , de la Lippe , & de tous les
ruiſſeaux ; ce qui a fait qu'il n'a pu marcher que
les avec cinq à fix millehommes extrêmement
fatigués , &la plus grande partie de Milices. Ce
retardement l'a empêché de ſurprendre le Corps
commandé par le Général Imhoff , qui couvroitle
pont de Rées à la rive droite , & qui avoit été
confidérablement renforcé par les garniſons de
Cleves , de Moeurs , & par un détachement de
l'armée du Prince Ferdinand. M. de Chevert a
trouvé ces troupes ſi bien poſtées , qu'il n'a pu les
forcer. Il s'eſt mis du déſordre dans les troupes
deſagauche preſque toutes compoſée de Milices;
cequi l'a obligé de ſe retirer , après avoir perdu
cent quatre-vingt-quatorze hommes de tués ou
reftés dans la retraite , trois cens trente-quatre
bleſſés , & fix pieces de petit canon dont les chevaux
avoient été tués.
On a appris de l'Armée du Prince de Soubiſe à
Caffel , le 9 Août 1758 , les nouvelles ſuivantes.
M. Fiſcher, avec un gros détachement , a pouffé
fort avant au de là de la Verra dans le pays d'Ha
novte , où il a établi des contributions.
Nous avons un Corps ſous le commandement
deM. le Marquis de Caſtries à Gottingen , qui a
obligé le Prince d'iſembourg de ſe retirer partie
à Fimbeck , d'où il a envoyé ſes équipages & fes
malades à Hamelen. M. le Marquis Dumeſnil a
marché avec notre avant-garde à Warbourg le 7,
d'où il a pouffé des détachemens à Paderborn.
On aſſure que nous allons tous nous raſſembler
en avant, & marcher à la rencontre de notre
grande armée , pour exécuter les opérations pro
SEPTEMBRE. 1758 .. 207
jettées par nosGénéraux. On ne ſçauroit exprimer
la bonne volonté de toutes les troupes , qui n'afpirent
qu'à joindre l'ennemi .
Les dix mille Saxons ſont déja arrivés àAnder
nach , & vont inceſſamment joindre l'armée. Ce
renfort ſera ſupérieur à celui des Anglois , qui ne
monte qu'à huit mille hommes. Ces Saxonsſeront
commandés par M. le Comte de Luſace , qui
s'eſt acquis l'eſtime générale de toute l'armée, &
l'affection de tous les Officiers .
Une flotte Angloiſe a reparu ſur les côtes de
Normandie. Le 7 , les Anglois débarquerent au
nombre de dix mille par l'anſe d'Arville , ſituée à
une lieue&demie de Cherbourg. M.le Comte de
Raymond , Maréchal de Camp , qui commande
dans cette partie de la Normandie , n'avoit pour
lors que les deux Régimens de Clare & d'Horion.
Ces deux Corps demandoient avec la plus vive
ardeur de combattre les Anglois; mais M. le
Comte de Raymond jugea qu'ils étoient trop inférieurs
pour s'oppofer à l'ennemi , protégé d'ailleurs
par le feu des canons de la Flotte , & que ce
feroit les expoſer à une deſtruction certaine. It fie
fa retraite pour couvrir Valogne , & pour raffembler
les Régimens qui font ſous ſes ordres. Les
ennemis ſont maîtres de Cherbourg. Il font campés
ſur la hauteur du Roule , s'étendant du côté
deTour-la-Ville & d'Igauville d'une part , & de
Pautre , du côté de Noinville- Oeteville & de Martinwaſt.
Toutes les troupes que nous avons fur
ces côtes , ſont en mouvement pour venir au ſecours
,& forcer l'ennemi de ſe rembarquer , ou au
moins pour le reſſerrer de façon que la priſe de
Cherbourg lui devienne inutile. M. le Duc d'Har
court, Lieutenant-Général des armées du Roi &
de la Province , & qui y commande en chef, s'eft
208 MERCURE DE FRANCE.
:
porté en toute diligence à Tamerville , ainſi que
MM. les Marquis de Brancas & de Braffac , Maréchaux
de camp. M. le Maréchal de Luxembourg ,
Gouverneur de la province , partit le 12 pour aller
prendre le commandement des troupes.
M. le Marquis Deſgouttes a fait partir de Louifbourg
le quinze Juillet dernier , M. du Drefnay
des Roches , Capitaine de vaiſſeau , fur la Frégate
l'Aréthuſe , avec les paquets de la Colonie. Cette
Frégate a relâché à Saint-Ander en Eſpagne , d'où
M. du Dreſnay s'eſt rendu à Verſailles .
Les Lettres qu'il a remiſes portent , que depuis
le 20 Juin les Anglois avoient été plus occupés à
fortifier leurs retranchemens & à faire des lignes
de communication , qu'à s'approcher de la Place ,
dont ils étoient encore éloignés d'environ quatre
cens toiſes ; & qu'il paroiſſoit que leur deſſein
étoit de réduire la ville par le feu des canons &
des mortiers , en établiſſant des batteries ſur toutes
les hauteurs qui la dominent , & eny employant
le feu de leurs vaiſſeaux du côté de la mer. Celui
de leurs batteries eſt très-vif , & il n'y a point
d'endroit dans la ville qui n'y ſois expoſé ; cependant
on y travaille avec une ardeur ſans égale
àéteindre le feu , & à réparer les dommages que
les bombes & les boulets y cauſent. Il y a eu deux
Religieux de la Charité & un Chirurgien tués à
l'hôpital , ainſi que pluſieurs malades.
Pour rendre l'entrée du Port plus difficile aux
vaiſſeaux Anglois , en cas qu'ils vouluſſent la forcer
, on a coulé à fond trois bâtimens du Roi
&trois navires marchands , dans la paſſe du côté
de la batterie du Fanal. On continue à faire fortir
tous les jours des détachemens de volontaires ,
pour reconnoître les travaux des ennemis , & les
inquiéter dans leurs opérations.
1
SEPTEMBRE. 1758 . 209
La nuit du 8 au 9 Juillet , on fit une fortie compoſée
de pluſieurs piquets commandés par M.
Marin , Lieutenant- Colonel du bataillon de Bourgogne.
Ce détachement ſe porta ſur la partie des
ouvrages des ennemis , entre le Cap Noir & la
Pointe Blanche. Nos troupes ont raſé une partie
de leurs travaux , leur ont tué beaucoup de monde
, & auroient remporté un avantage des plus
confidérables , fi elles ne s'étoient pas un peu trop
preſſées. Outre le monde qu'on leur a tué , on
leur a fait priſonniers un Ingénieur & un autre
Officier , avec trente grenadiers. Nous avons perdu
de notre côté M. de Chauvelin , capitaine dans
le bataillon de Bourgogne , M. de Garſemes , capitaine
dans les troupes de la Colonie , & environ
cinquante hommes tués ou bleſſés. M. de Jarnage
, Lieutenant des grenadiers d'Artois , a eu la
jambe caſſée dans la retraite , & a été fait prifonnier.
M. de Boishébert eſt à Miray avec ſa troupe ,
d'où il ne tardera pas de venir attaquer les ennemis.
On a reçu la confirmation de la mort de Mefſieurs
la Gardepayan , Lieutenant de vaiſſeau ;
Rouillé d'Orfeuil , Enſeigne ; & Dubois , Garde
de la Marine , qui ont été tués ſur les vaiſſeaux
par le canon des ennemis.
La Frégate l'Arethuse , commandée par M. Vauquelin,
Lieutenant de Frégate , s'eſt diſtinguée
par la fermeté avec laquelle elle a ſoutenu le feu
de pluſieurs batteries des ennemis , vis-a- vis defquelles
elle s'étoit emboſſée dans le Port , pour
interrompre leurs travaux ; & tous les Officiers en
général ont donné les plus grandes preuves de
zele dans les différentes occaſions où ils ont été
employés.
210 MERCURE DE FRANCE.
Par un Courier arrivé à Parme le 9. du mois au
matin , & expédié de Rome , à Milan au Comte
Deila Torre Rezzonico , neveu & coufin du Cardinal
Rezzonico , on a appris que le 6 Juillet ce
Cardinal a été élu unanimement , & avec une joie
univerſelle de toute laVille de Rome, Souverain
Pontife. Ce Pape est né à Veniſe le 7 Mars 1693
de Jean-Baptifte Rezzonico , Patricien , &Décurion
de la Cité de Côme , noble Vénitien , & Barondu
Saint Empire Romain , mort l'année derniere
, qui avoit rempli les emplois les plus diftingués
de la République. Sa mere , qui eft encore
vivante, ſe nomme Victoire Barbarigo ,& elle est
foeur du feu Patriarche de Veniſe Barbarigo. Don
Aurelle Rezzonico , frere de Sa Sainteté , eſt ace
tuellement Sénateur de Venife. En 1723 il fut Podeftat
de Bergame , où l'on conſerve encore la
mémoire de ſon adminiſtration , généralement applaudie.
Dans le même temps il rempliffoit encore
l'emploi de Grand Capitaine: il avoit épousé
Anne Juftiniani , dont la Maiſon deſcend des Empereurs
de Conftantinople. Les neveux du Pape
font Charles Rezzonico , Vicaire de Saint Marc ,
& élu de la Chambre , lequel a déja été Préſident
de la Chambre Apoftolique. Louis Rezzonico , qui
a étéGrand Capitaine à Vicenze , & qui a épousé
depuis peu la Comteſſe de Savorgnan. Quintilia
Rezzonico , niece de Sa Sainteté , eſt mariée au
Seigneur Louis Vidman , Comte du Saint Empire
Romain , & noble Vénitien. Toutes ces familles
font non-feulement des plus diftinguées de Venife
, mais font très- connues dans toute l'Europe,
La Maiſon de Rezzonico deſcend de celle de la
Torre , qui étoit en poſſeſſion de Milan &de Côme
avant les Viſcomti. Cette famille eſt nombreufe&
des plus illuftrées par les dignités de robe &
SEPTEMBRE. 1758. 210
d'épée, les Ordres de Malthe & autres Ordres Militaires
dont elle a été revêtue : elle eſt d'ailleurs
liée étroitement de pluſieurs côtés à celle d'Innocent
XI. Le Pape , nouveau Pontife , eſt Docteur
de la Collégiale de Come. Son extrême libéralité
pour les pauvres & la douceur de ſes moeurs , l'avoient
fait paſſer par les premieres charges de l'Eglife
: il a étéGouverneur de Fano , Protonotaire
Apoftolique des Participans , Référendairedes deux
Signatures , & enſuite Auditeur de Rote pour la
République de Veniſe. Il fut créé Cardinal par le
Pape Clément XII , dans la nomination des Couronnes
, le 20 Décembre 1737. Le 11 Mars 1743
il fut nommé Evêque de Padoue par le défunt Pape
Benoît XIV , & la Bulle d'Election ſuffit pour
faire fon éloge. C'eſt dans les fonctions de cet
Epifcopat , qu'ayant été choiſi par la République
de Venise , pour traiter devant le Pape du Patriar
chat d'Aquilée , il ſçut habilement terminer les
différends qui s'étoient élevés entre cette Répu
blique & l'Auguſte Maiſon d'Autriche. Lorſqu'il
partit dePadoue pour le Conclave , tout le peuplé
l'accompagna en le félicitant & en le pleurant ,
parce qu'on s'attendoit bien qu'il ne retourneroit
plus dans cette Ville , & que tout le monde avoir
un preſſentiment qu'il feroit élu Pape ; ainſi la
joie de le voir élevé à la plus haute Dignité de l'Eglife
, étoit altérée par la douleur de perdre un
Prince&un Evêque , qui avoit toujours été le pere
des pauvres, desorphelins, des veuves & des pupilles
, diſpoſitions qui font justement eſpérer que
fon gouvernement ſera très heureux. Cette relation
a été imprimée à Parme , & nous a été communiquée
par M. le Duc de Montpezat , qui eft
de retour de ſes voyages d'Italie , & qui eft parti
pour aller conclure le mariage de Mademoiselle
212 MERCURE DE FRANCE .
deMontpezat , ſa fille , avec M.le Duc des Iſſarts ,
dont il a obtenu l'agrément de Madame la Dauphine&
de la Cour.
MORTS.
M. le Comte de Chabannes Curton , Capitaine
dans le Régiment de Dragons d'Apchon , a été tué
d'un coup de canon dans le combat de Sanderhauſen
le 23 Juillet , âgé de vingt-cinq ans , & fans
avoir été marié ; il étoit fils aîné du Marquis de
Chabannes Curton , Seigneur de Paulagnac & de
Rochefort , ci- devant Major du Régiment des Cravates
, & de Mademoiselle de Roquefeuil ; neveu
de feu le Marquis de Chabannes Curton , Lieutenant-
Général des armées du Roi , mort il y a plufieurs
années à Pragues en Boheme , ſans avoir
laiflé de poſtérité ; & d'Antoine de Chabannes
Marquis de Curton , ancien Colonel d'Infanterie.
Il laiſſe un frere , Enſeigne de vaiſſeaux , actuellement
en mer , qui s'eſt trouvé à la priſe du Port
Mahon en 1756 , & une fooeur mariée au Marquis
de Bochart Champigni .
,
,
Ce Seigneur qui , l'an paſſé , avoit combattu à
Roſbac , eft le quatrieme de la même maiſon
tué au ſervice du Roi depuis 1743 , le Marquis
de Chabannes Mariol , Maréchal de Camp & Lieutenant
des Gardes du Corps , à la bataille d'Etinguen
, fans poſtérité. Le Comte de Chabannes ,
frere de M. l'Evêque d'Agen , à la bataille de
Coni , faiſant les fonctions d'Aide Maréchal des
Logis de l'armée , & le Chevalier de Chabannes
Duverger , ſur mer. Depuis des fiecles , cette maifon
eſt en poffeffion de fournir fous tous les re
SEPTEMBRE . 1758 . 213
gnes des ferviteurs & des victimes à l'Etat , dont
les noms font inférés dans nos Hiſtoires générales
& particulieres , ayant occupé les dignités
& emplois de Grands Maîtres de France , Maréchal
de France , Lieutenans-Généraux , &c .
Meſſire François - Ifaac de la Cropte , Comte de
Bourzac , ci -devant Premier Gentilhomme de la
Chambre du Prince de Conty , & ancien Meſtre
de Camp-Lieutenant du régiment de Conty , cavalerie,
eſt mort à Noyon le 31 du mois de Juillet,
dans la ſoixante-dix- ſeptieme année de ſon âge,
J'AI
APPROBATION.
'Ai lu ,, par ordre de Menſeigneur le Chancelier,
le Mercure du mois de Septembre , & je n'y ai
rien trouvé qui puiſſe en empêcher l'impreſſion,
AParis , ce 30 Août 1758 .
GUIROY,
214
TABLE DES ARTICLES.
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES EN VERS ET EN PROSE.
ERS ſur la mort V de M. le Comte deGiſors,
page 1
Epitaphe de M. le Comte deGifors, 8
Vers à Madame L. C. S. en lui envoyant une
Toilette , ibid.
Conte. La Fée aux Têtes , 10
Epître à M. le Marquis de Marigny . 20
Second Dialogue de M. de Moncrif, 23
Réflexions fur l'Eſſai des grands événemens par
les petites Cauſes , 31
L'Erreur univerſelle , morceau traduit du Pere
Féijoo , Bénédictin Eſpagnol. Théâtre critique
des Erreurs communes , tome.6 , 37
Fable. Fanfan & Colas , 62
Lettre de Mademoiselle de Barry , à ſon frere,
Eleve de l'Ecole Royale Militaire , 64
Explication de l'Enigme & du Logogryphe du
Mercure d'Août , 71
Enigme ,
ibid.
Logogryphe , 7.2
Chanfon , 74
ART. II . NOUVELLES LITTERAIRES.
Suite de l'Extrait du Voyage d'Italie,par M. Cochin.
Obſervations critiques ſur les Salles des
Spectacles , 7:5
Suite de l'Eſſai ſur l'amélioration des terres , 87
Commentaires ſur la Cavalerie , par M. Bouffapelle,
97
12:15
Traité des affections vaporeuſes , 106
Obfervations ſur la Nobleſſe & le Tiers-Etat , par
Madame *** , 113
La Religion révélée , Poëme par M. de Sauvigny ,
118
L'Ami des Hommes , quatrieme partie , 121
134
ibid.
La Vie du Pape Sixte V ,
Hiftoire du Dioceſe de Paris ,
La Regle des Devoirs que la nature inſpire àtous
les hommes , 135
Diſcours ſur la Peinture & ſur l'Architecture , dédié
à Madame la Marquiſe de Pompadour , ibid.
Recueil des Plans , Coupes , & Elévations du nouvelle
Hôtel de Ville de Rouen ,
Poésies philoſophiques ,
136
ibid.
ART. III . SCIENCES AT BELLES LETTRES.
Mathématique. Suite du Diſcours préliminaire de
M. d'Alembert , à la tête de ſon Traité de Dynamique
, 137
Théologie. Lettre à l'Auteur du Mercure , au ſujet
des Lettres de M. l'Abbé de *** , pour ſervir
d'introduction à l'intelligence des divines Ecritures
, & furtout des Livres Prophétiques , relativement
à la Langue Originale , 156
Pharmacie. Avis au Public , au ſujet du Manuel
des Dames de Charité ,
Médecine. Lettre à l'Auteur du Mercure ,
ART. IV. BEAUX-ARTS,
170
172
Gravure, 175
Horlogerie. Machine à arrondir , finir & polir les
dents des roues de Montre, par le ſieur Vincent,
de Mâcon , 176
216
Séance publique de l'Académie des Sciences , des
Belles- Lettres & Arts de Rouen ,
ART. V. SPECTACLES.
179
Opera ,
Comédie Françoiſe ,
Comédie Italienne ,
Opera Comique ,
Concert Spirituel ,
189
191
192
193
194
ARTICLE VI.
Nouvelles étrangeres , 195
Nouvelles de la Cour , de Paris , &e , 204
Morts, 212
LaChanson notée doit regarder la page 74.
Del'Imprimerie de Ch. Ant. Jombert.
MERCURE
DE FRANCE ,
DÉDIÉ AU ROI .
OCTOBRE. 1758 .
PREMIER VOLUME.
Diversité, c est ma devise. La Fontaine.
Cakin
Silius inv.
PapilionSculp.
Chez {
A PARIS ,
CHAUBERT , rue du Hurepoix.
ROLLIN , quai des Auguſtins.
PISSOT , quai de Conty.
DUCHESNE , rue Saint Jacques.
CELLOT , grande Salle du Palais.
AvecApprobation & Privilege du Roi.
AVERTISSEMENT.
LE Bureau du Mercure est cher.M.
Lutton , Avocat , & Greffier- Commis au
Greffe Civil du Parlement , Commis au
recouvrement du Mercure , rue SainteAnne ,
Butte Saint Roch , à côté du Sellier du Roi.
C'està lui que l'on prie d'adreſſer , francs
deport , les paquets &lettres , pour remettre ,
quant à lapartie littéraire , à M. MARMONTEL
, Auteur du Mercure.
Le prix de chaque volume est de 36 fols ,
mais l'on ne payera d'avance , en s'abonnant,
que 24 livres pour ſeize volumes , à raiſon
de30fols piece.
Les perſonnes de province auxquelles on
enverra le Mercure par la poſte , payeront
pourſeize volumes 32 livres d'avance en s'abonnant
, &elles les recevront francs de port.
Celles qui auront des occafions pour lefaire
venir , ou qui prendront les frais du porifur
leur compte , ne payeront , comme à Paris ,
qu'à raison de 30 fols par volume , c'est-àdire
24 livres d'avance , en s'abonnani peur
16 volumes .
Les Libraires des provinces ou des pays
étrangers , qui voudront faire venir leMercure
, écriront à l'adreſſe ci - deſſus.
Aij
On fupplicles personnes des provinces d'envoyerpar
la poſte , enpayant le droit , le prix
de leur abonnement , ou de donner leurs ordres,
afin que le paiement en ſoit fait d'avance au
Bureau.
Les paquets qui neseront pas affranchis ,
reſteront au rebut.
Il y aura toujours quelqu'un en état de
répondre chez le ſieur Lutton ; & il obſervera
de reſter à son Bureau les Mardi , Mercredi
Jeudi de chaque ſemaine , après midi.
On prie les perſonnes qui envoient des Li-
Estampes & Musique à annoncer,
d'en marquer le prix.
ures ,
On peut se procurer par la voie du Mercure
, les autres Journaux , ainsi que les Livres
, Estampes & Muſique qu'ils annoncent.
On trouvera au Bureau du Mercure les
Gravures de MM. Feffard & Marcenay.
Le Nouveau Choix ſe trouve auſſi au
Bureau du Mercure. Le format , le nombre
de volumes , & les conditions font
les mêmes pour une année,
MERCURE
DE FRANCE.
OCTOBRE. 1758 .
ARTICLE PREMIER.
PIECES FUGITIVES
EN VERS ET EN PROSE.
LE MOUTON ET LE DOGUE,
FABLE .
MOUFFLARD , gros Dogue d'Angleterre ,
Et Robin , Mouton de Berry ,
Habitoient en commun le château d'une Terre ,
D'un Bourgeois raiſonnable aſyle favori .
Fidele Hiſtorien , je ne dois point vous taire
Le deſtin qu'éprouvoient , dans ce lieu folitaire ,
Anj
1
6 MERCURE DE FRANCE.
Deux Animaux fi différens
De figure , d'eſprit , de moeurs, de caractere:
On careffoit le Dogue auftere ,
Et le Mouton trouvoit les gens indifférens.
Avoit-on , en paſſant , quelque careffe à faire,
C'étoit Moufflard que l'on flattoit.
Quelque morceau friand aux convives reſtoit ,
Sire Moufflard en profitoit :
De lui plaire chacun s'étoit fait une affaire ;
De Robin pas un mot... Il s'en plaignit , dit on ,
Auffi fot en cela que peut l'être unMouton.
Etquoi ? tu ne vois pas d'où provient ce dé
fordre ,
Lui dit quelqu'un ? pauvre Animal !"
Meſſieurs les Dogues ſçavent mordre ,
Et les Moutons ( mon cher ) ne font jamais de
mal.
C'eſt une erreur , un crime , une injustice extrême:
J'en conviens ; mais en vain la ſageſſe s'en plaint.
: Comme on ne fonge qu'à foi même,
On fait peu pour ceux que l'on aime ,
Etbeaucoup pour ceux que l'on craint.
OCTOBRE.. 1758 7
EPITRE
A CLEANTHE.
VIENS , j'ai besoin d'un Sage & d'un Ami.
J'aimois Olympe , & tu connus ma flamme.
Eh bien , Olympe étoit belle , étoit femme ;
Elle a changé. J'ai tonné , j'ai gémi.
L'ingrate a vu l'ennui qui me dévore ,
Et dans ſes bras qu'elle ouvroit à demi ,
M'a rappellé , pour m'en chaffer encore.
C'en étoit fait : condamné ſans retour ,
J'ai baſſement rampé dans la priere ,
Sans réfléchir, qu'aux lices de l'Amour ,
Qui perd le but retourne à la barriere,
Ode mon fort rare fatalité !
Si j'euſſe au moins confondu la parjure ,
Si j'euſſe pu l'accuſer d'impoſture ,
De la haïr le plaiſir m'eût reſté :
Mais la cruelle a caufé ma bleſſure
Par le poignard de la fincérité.
L'éclat dont brille une Amante nouvelle ,
Dans l'inſtant même où l'Amour eſt vainqueur,
N'égale point l'attrait d'une infidelle ,
Dans l'autre inſtant où ſa bouche cruelle
Dit cet adieu qui nous perce le coeur.
Je l'avouerai , le frere inſéparable
DuDien d'Amour , cetyran comme lui,
}
A iv
8 MERCURE DE FRANCE.
Cet amour-propre a joint à mon ennui
De fon poiſon l'amertume effroyable.
Quels changemens ont ſuivi ce revers !
Muſes , Amours , j'ai quitté vos ombrages :
Ma lyre en deuil n'enfante plus ces airs
Qui des oiſeaux excitoient les ramages ,
Qui conſoloient Echo dans ſes déſerts.
J'erre , en pleurant , ſur de fombres rivages,
Et n'y vois plus que les aſpects ſauvages
D'affreux rochers , d'abîmes entr'ouverts ,
Des malheureux éternels payſages.
Chez les neuf foeurs , je dédaignai toujours
Le luth plaintif de celle qui ſoupire :
Scule aujourd'hui , Muſe de mon martyre ,
Elle répond à mes triſtes amours.
Moi , qui n'aimois qu'à chanter une Orgie ,
Me voilà donc captif de l'Elégie !
Sous un cyprès réduit à lamenter ,
J'irai vivant m'enfoüir ſous l'arcade
D'un Mausolée , ou me précipiter,
Comme Sapho , des rochers de Lencade !
Non , me dis tu , change aufſi , vange toi :
Ce noeud détruit, qu'un autre lui fuccede ;
Tant de beautés accourant à ton aide ,
Vont t'affranchir de cette dure loi.
Hais qui te fuit , quitte qui t'abandonne ,
Climene eſt libre , oſe te préſenter.
Fort bien , j'entends le Sage qui raifonne ;
Mais l'Amant brûle & ne peut l'écouter .
OCTOBRE. 1758 . 9
Quand je pourrois , dégagé de ma chaîne ,
D'un autre amour allumer les flambeaux ;
Quand j'aimerois Charite , Iſſfé , Climene ,
Pour mon bonheur quelle route incertaine !
Tout choix feroit un échange de maux.
Je la fuirai l'ingrate , & fon image
S'envolera dans les champs de l'oubli :
De ma raiſon l'empire rétabli
Me ſauvera de tout autre naufragea
Mais je ne ſuis qu'à l'été de mon âge ,
L'orage encor eſt prompt à s'y former.
Ah! gardons-nous d'une autre enchantereſſe :
Je me connois. Eh ! grands Dieux ! que feroit-ce,
Si par malheur j'allois encor aimer ?
HEUREUSEMENT ,
Anecdote Françoise.
NOONN ,, Madame , diſoit l'Abbé de Châteauneuf
à la vieille Marquiſe de Liſban ,
je ne puis croire que ce qu'on appelle vertu
dans une femme , ſoit auſſi rare qu'on
le dit , & je gagerois , ſans aller plus loin ,
que vous avez toujours été ſage. Ma foi ,
mon cher Abbé , peu s'en faut que je ne
vous diſe comme Agnès , ne gagez pas....
Perdrois-je ? . Non , vous gagneriez ; mais
de ſi peu , ſi peu de choſe , que franche
Av
10 MERCURE DE FRANCE.
ment ce n'eſt pas la peinede s'en vanter..
C'eſt à-dire , Madame , que votre fagelſe
acouru des riſques.. Hélas oüi ! plus d'une
fois je l'ai vue au moment de faire naufrage.
Heureusement la voilà au port.. Ah !
Marquiſe ,confiez moi le récit de ſes aventures..
Volontiers : nous fommes dans
l'âge où l'on n'a plus rien à diſſimuler , &
ma jeuneſſe eſt ſi loin de moi , que j'en
puis parler comme d'un beau fonge.
Si vous vous rappellez le Marquis de
Lifban , c'étoit une de ces figures froidement
belles , qui vous diſent , me voilà ;
c'étoit une de ces vanités gauches , qui
manquent ſans ceſſe leur coup. Il ſe piquoit
de tout , & n'étoit bon à rien : il
prenoit la parole, demandoit filence , fufpendoit
l'attention& difoit une platitude ;
il rioit avant de conter ,& perſonne ne
rioit de ſes contes ; il viſoit ſouvent à être
fin , & il tournoit fi bien ce qu'il vouloit
dire , qu'il ne ſçavoit plus ce qu'il diſoit.
Quand il ennuyoit les femmes , il croyoit
les rendre rêveuſes : quand elles s'amufoient
de fes ridicules ,il prenoit cela pour
des agaceries.. Ah ! Madame , l'heureux
naturel !. Nos premiers tête-à-têtes furent
remplis par le récit de ſes bonnes fortunes.
Je commençai par l'écouter avec impatience;
je finis par l'entendre avec dégout : je
OCTOBRE. 1758. II
pris même la liberté d'avouer à mes parens
que cet homme- là m'ennuyoit à l'excès .
Onme répondit que j'étois une ſotte , &
qu'un mari étoit fait pour cela : je l'époufai.
On me fit promettre de l'aimer uniquement
: ma bouche dit oüi , mon coeur
dit non , & ce fut mon coeur qui lui tint
parole. Le Comte de Palmene ſe préſenta
chez moi avec toutes les graces de l'eſprit
& de la figure. Mon mari , qui l'amenoit
, fit les honneurs de ma modeſtie : il
répondit aux choſes agréables que lui dit
le Comte fur fon bonheur , avec un air
avantageux dont je fus indignée. A l'en
croire , je l'aimois à la folie ; & delà toutes
ces confidences indiſcretes qui ne choquent
pas moins la vérité que la bienſéance
, & dans leſquelles la vanité abuſe
du ſilence de la pudeur. Je n'y pus tenir ,
je quittai la place , & Palmene put s'appercevoir
à mon dépit , que le Marquis lui
en impoſoit. L'impertinent , diſois- je en
moi-même ! il va s'applaudiſſant de fon
triomphe , bien aſſuré que je n'aurai pas
le courage de le démentir. On le croira ,
on me ſuppoſera affez peu de goût pour
aimer l'homme du monde le plus fot& le
plus vain. S'il parloit d'un attachement
honnête à mes devoirs , encore paſſe ; mais
de l'amour ! de la foibleſſe ! il y a de quoi
Avj
12 MERCURE DE FRANCE.
me deshonorer . Non , je ne veux pas qu'on
diſe dans le monde que je fuis folle de
mon mari : il eſt important ſurtout de défabufer
Palmene , & c'eſt par lui que je
dois commencer.
Mon mari , qui ſe félicitoitde m'avoit
fait rougir , ne démêla pas mieux que moi
la véritable cauſe de ma confufion & de
ma colere. Il s'eſtimoit trop , & ne m'aimoit
pas affez pour daigner être jaloux.
Tu as fait l'enfant , me dit- il , quand le
Comte fut forti : je te dirai pourtant qu'il
te trouve charmante. Ne l'écoutes pas trop
au moins , c'eſt un homme dangereux. Je
le ſentois mieux qu'il ne pouvoit le dire.
Le lendemain le Comte de Palmene vint
me voir ; il me trouva ſeule. Me pardonnez-
vous , Madame , l'embarras où je vous
vis hier ? J'en étois la caufe innocente , &
j'aurois bien diſpenſé le Marquis de me
prendre pour confident. Je ne ſçais pas , lui
dis-je , en baiffant les yeux , pourquoi il a
tant de plaifir à raconter ce que j'ai tant de
peine à entendre.. Quand on eſt ſi heureux
, Madame , on eſt bien pardonnable
d'être indifcrer.. S'il eſt heureux , je l'en
félicite ; mais en vérité il n'y a pas de
quoi. Hé ! peut-il ne pas l'être , reprit le
Comte avec un foupir , en poffédant la
plus belle perſonnedu monde?. Je ſuppoOCTOBRE.
1758 . 13
,
ſe , Monfieur , je ſuppoſe que je fois telle ;
où eſt la gloire , le mérite , le bonheur de
me poſſéder ? Est- ce moi qui me ſuis donnée..
Non Madame , mais fi je l'en
crois , vous avez bientôt applaudi vousmême
au choix qu'on avoit fait ſans vous..
Quoi ! Monfieur , les hommes ne penſeront-
ils jamais qu'on nous éleve à la diffimulation
dès l'enfance ; que nous perdons
la franchiſe avec la liberté , & qu'il
n'eſt plus temps d'exiger de nous que nous
foyons finceres , quand on nous a fait un
devoir de ne l'être pas ?
Je l'étois un peu trop moi-même , & je
m'en apperçus trop tard : l'eſpoir s'étoit
gliffé dans l'ame du Comte. Avouer qu'on
n'aime pas fon mari , c'eſt preſque avouer
qu'on en aime un autre , & le confident
d'un tel aveu en eſt aſſez ſouvent l'objet.
Ces idées avoient plongé le Comte dans
une douce rêverie. Vous êtes donc bien
diffimulée , medit-il après un long filence ;
car le Marquis m'a raconté des chofes
étonnantes de votre mutuel amour.. A la
bonne heure,Monfieur ; qu'il ſe flatte tour
à fon aife : je n'ai garde de le déſabufer..
Mais vous , Madame ,feriez-vous à plaindre
? Je fais mon devoir , je fubis mon
fort , ne m'en demandez pas davantage , &
ſurtout n'abuſez jamaisdu ſecret que l'im-
:
14 MERCURE DE FRANCE.
prudence de mon mari , ma ſincérité na
turelle , &mon impatience m'ont arraché..
Moi , Madame ! ah ! que je meure plutôt
que d'être indigne de votre confiance.
Mais je veux l'avoir ſeul & fans réſerve :
regardez-moi comme un ami qui partage
toutes vos peines , &dans le ſein duquel
vous pouvez les dépoſer.
Ce nom d'ami porta dans mon coeur
ane tranquillité perfide ; je ne me défiai
plus nide moi-même , ni de lui. Un ami
devingt-quatre heures , de l'âge & de la
figure du Comte , me parut la choſe du
monde la plus raiſonnable & la plus honnête
; & un mari tel que le mien , la choſe
dumonde la plus ridicule & la plus affligeante
pour moi.
Celui- ci n'obtint plus de mon devoir
que quelques froides complaiſances , dont
il avoit encore la fottiſe de ſe glorifier ; &
c'étoit toujours à Palmene qu'il en faifoit
confidence , & qu'il en exagéroit le prix.
Le Comte ne ſçavoit qu'en croire. Pourquoi
me tromper , me diſoit-il quelque
fois ? pourquoi déſavouer une ſenſibilité
louable ? rougiſſez- vous de vous dédire ?.
Hé! non , Monfieur : j'en ferois gloire; je
ne ſuis pas affez heureuſe pour avoir à me
retracter.
Aces mots mes yeux ſe remplirent de
OCTOBRE. 175.8 . 15
larmes. Palmene en fut attendri. Que ne
me dit-il point pour adoucir mes peines !
quel charme j'éprouvois à l'entendre ! O
mon cher Abbé ! ledangereux confolateur !
Il prit dès ce moment un empire abfolu
fur mon ame ; &de tous mes ſentimens ,
mon amour pour lui étoit le feul dont je
lui faifois un myſtere. Il ne m'avoitjamais
parlé du ſien que ſous le nom de l'amitié ;
mais abuſant enfin de l'aſcendant qu'il
avoit fur moi , il m'écrivit : « Je me ſuis
>>trompé , & je vous ai trompée : cette
» amitié ſi tranquille & fi douce , à la-
>>quelle je me livrois ſans crainte , eſt de-
>venue l'amour le plus violent , le plus
>> paſſionné qui fût jamais. Je vous verrai
>>ce ſoir pour vous conſacrer ma vie , ou
>> pour vous dire un éternel adieu. »
Je ne vous expliquerai pas , mon cher
Abbé , les mouvemens oppoſés qui s'éleverentdans
mon ame : je ſçais qu'il y avoit
de la vertu , de l'amour , de la frayeur ;
mais je ſçais bien aufſi qu'il y avoit de la
joie. Je tâchai cependant de me préparer
àune belle défenſe. Premiérement je ne
ſerai pas ſeule , &je vais dire qu'on laiffe
entrer tout le monde: en ſecond lieu ,je
ne le regarderai que légérement , fans permettre
que ſes yeux s'attachent un inftant
fur les miens. Cet effort fera pénible; mais
16 MERCURE DE FRANCE .
la vertu n'eſt pas vertu pour rien : enfini
j'éviterai qu'il me parle en particulier , & ,
s'il l'oſe , je lui répondrai d'un ton , mais
d'un ton à lui impoſer .
Ma réſolution bien priſe , je me mis à
ma toilette , & fans y penſer , je me parai
ce jour- là avec plus de grace & d'élégance
que je n'avois jamais fait.
Il me vint ſur le ſoir un monde prodigieux,
& ce monde me donna de l'humeur.
Mon mari plus empreſſé , plus affidu que
decoutume , comme s'il l'avoit fait exprès,
me cauſa un ennui mortel ; enfin on annonça
Palmene. Il me falua en rougiſſant :
je le reçus avec une révérence profonde ,
ſans daigner lever les yeux fur lui , & je
me difois à moi-même : En vérité cela eſt
fort beau ! La converſation fut d'abord générale
: Palmene laiſſoit échapper des
mots qui , pour tout le monde , ſignifioient
peu de choſe , & qui , pour moi , diſoient
beaucoup. Je feignis de ne les pas entendre
, & je m'applaudiſfois tout bas d'une
rigueur fi bien foutenue. Palmene n'oſoit
s'approcher de moi : mon mari l'y obligea
avec ſes plaiſanteries familieres. Le reſpect
&la timidité du Comte m'attendrirent.
Le malheureux , diſois-je , eſt plus à plaindre
qu'il n'eſt à blâmer : s'il oſoit , il me
demanderoitgrace: mais il ne l'ofera jamais..
OCTOBRE. 1758 . 17
Je l'y encourageai par un regard. J'ai fait
une imprudence , me dit- il , Madame ; me
la pardonnez -vous ?. Non , Monfieur . Ce
non prononcé je ne ſçais comment , me
parut fublime. Palmene ſe leva comme
pour s'en aller : mon mari le retint de
force. On vint avertir que le ſouper étoit
ſervi . Allons , cher Comte , fois galant ;
donne la main à ma femme : elle a de
l'humeur , ce me ſemble ; mais nous ſçaurons
la diſſiper.
Palmene déſeſpéré me ſerra la main ,
je le regardai , & je crus voir dans ſes yeux
l'image de l'amour & de la douleur. J'en
fus pénétré , mon cher Abbé ; & par un
mouvement qui partoit de mon coeur , ma
main répondit à la ſienne. Je ne puis vous
peindre le changement qui ſe fit tout-àcoup
fur fon viſage. Il devint rayonnant
de joie ; cette joie ſe répandit dans l'ame
de tous les convives ; l'amour & le defir
de plaire ſembloient les animer tous comme
lui.
Lepropos tomba fur la galanterie. Mon
mari , qui ſe croyoit un Ovide dans l'art
d'aimer , dit à ce ſujet mille impertinences.
Le Comte , en y répondant , tâchoit
de les adoucir avec une délicateſſe ingénieuſe
, qui achevoit de me charmer. Heureuſement
un jeune étourdi qui s'étoit mis
MERCURE DE FRANCE.
à côté de moi , s'aviſa de me dire de jolies
choſes ; heureusement auſſi je lui donnai
quelque attention , & lui répondis avec
un airdecomplaiſance. Palmene , cet homme
ſi aimable , tomba tout à coup dans
une humeur noire. La converſation, avoit
paſſé de l'amour à la coquetterie. LeComte
ſedéchaîna contre cette envie généralede
plaire , avec une chaleur& un ſérieux qui
me confondirent. Je pardonne , diſoit- il ,
àune femme de changer d'amant , je lui
paſſe même d'en avoir pluſieurs ; tout cela
eſt dans la nature ; ce n'eſt pas ſa faute fi
on ne peut l'attacher : au moins ne cherche-
t'elle à captiver que ceux qu'elle aime
&qu'elle rend heureux , & fi elle fait en
même temps le bonheur de deux ou trois ,
c'eſt un bien qui ſe multiplic. Mais une
coquette eſt un tyran qui veut tout affervir
pour le ſeul plaifir d'avoir des eſclaves.
D'elle-même idolâtre , tout le reſte ne lui
eſt rien : fon orgueil ſe fait un jeu de
notre foibleſſe , & un triomphe de nos
tourmens : ſes regards mentent , ſa bouchetrompe
, fon langage & ſa conduite ne
font qu'un tiſſu de pieges , ſes graces font
autant de ſyrenes , ſes charmes autant de
poiſons.
Cette déclamation étonna toute l'aſſemblée.
Quoi ! Monfieur , lui dit le jeune
OCTOBRE.. 1758 ..
homme qui m'avoit parlé , vous préférez
une femme galante à une femme coquette!!
Oui , fans doute ; je la prétere , & il n'y a
pas àbalancer . Cela eſt plus commode, lai
dis-je ironiquement. Et plus eftimable ,
Madame , me dit-il d'un ton ſévere , plus
eftimable mille fois. Je vous avoue que je
fus piquée de cette inſulte. Allez , Monſieur
, repris - je avec dédain , vous avez
beau nous faire un crime du plaifir le plus
innocent&le plusnaturel qui ſoit au monde
, votre opinion ne fera pas loi. Les co
quettes , dites-vous , ſont des tyrans : vous
êtesbienplustyran vous même, de vouloir
nous priver du ſeul avantage que nous ait
donné la nature. S'il faut renoncer au foin
de plaire , que nous reſte-t'il dans la ſocié
té ? Talens , génie , vertus éclatantes , vous
avez tout , ou vous croyez tout avoir ; il
n'eſt accordé à une femme que de prétendre
à être aimable , & vous la condamnez
impitoyablement à ne vouloir l'être que
pour un ſeul ! c'eſt l'enſevelir au milieu
des vivans ! c'eſt pour elle anéantir le monde.
Ah ! Madame , me dit le Comte avec
dépit , vous êtes bien de votre fiecle. En
vérité je ne le croyois pas. Tu avois tort ,
mon cher , reprit mon mari , tu avois tort :
ma femme veut plaire à toute la nature ;
mais elle ne veut rendre heureux que moi.
20 MERCURE DE FRANCE .
Cela eft cruel , je l'avoue , & je le lui ai
dit cent fois; mais c'eſt ſa folie : tant pis
pour les dupes. Auſſi pourquoi prendre
au ferieux ce qui n'eſt qu'une plaifanterie.
Si elle a du plaiſir à s'entendre dire qu'elle
eft belle , faut- il pour cela qu'elle réponde
fur le même ton ? Elle m'aime , cela eſt
tout ſimple ; mais toi , mais tant d'autres
qui l'amuſent, n'ont rien à prétendre à fon
coeur. Il eſt pour moi celui- là , & je défie
qu'on me l'enleve. Vous me fermez la
bouche , dit Palmene , dès que vous prenez
Madame pour exemple , & je n'ai
point à repliquer. A ces mots on fortit de
table.
Je conçus dès ce moment pour le Comre
, je ne dis pas de l'averſion , mais une
crainte qui en approche. Quel homme ,
diſois - je en moi - même ! quel caractere
impérieux ! il feroit le malheur d'une
femme. Après le ſouper , il tomba dans un
filence morne , d'où rien ne put le retirer.
Enfin me trouvant ſeule un inſtant , penſez
-vous ce que vous m'avez dit , me demanda-
t'il du ton d'un Juge ſévere ?. Affurément
.. C'en eſt aſſez : vous ne me verrez
de ma vie.
Heureusement il ma tenu parole , & je
fentis par le chagrin que me cauſa cette
rupture , tout le danger que j'avois couru.
OCTOBRE. 1758 . 2г
Voilà , dit l'Abbé , en profond Moraliſte ,
ce que produit un moment d'humeur. Une
bagatelle devient ſérieuſe : on s'aigrit , on
s'humilie ; l'amour s'épouvante , & s'enfuit.
Le caractere du Chevalier de Luzel ,
reprit la Marquiſe , étoit tout oppoté à
celui du Comte de Palmene.. Ce Chevalier
, Madame , étoit ſans doute le jeune
homme qui vous avoit fouri pendant le
fouper ?. Oui , mon cher Abbé , c'était luimême.
Il étoit beau comme Narciffe , &il
ne s'aimoit guere moins ; il avoit de la vivacité
, de la gentilleſſe dans l'eſprit , mais
pas l'ombre du ſens commun.
Ah ! Marquiſe , me dit- il , votre Palmene
eſt un triſte perſonnage ! que faitesvous
de cet homme là ? il raiſonne , il
moraliſe , il nous aſſomme avec ſon bon
ſens. Pour moi , je ne ſçais que deux chofes;
m'amuser & être amusant : je connois
mon monde , je vois ce qui s'y paſſe , je
vois que le plus grand des maux qui affligent
l'humanité , c'eſt l'ennui ; or l'ennui
vientde l'égalité dans le caractere , de la
conſtance dans les liaiſons , de la ſolidité
dans les goû's , de la monotonie enfin qui
endort le plaifir lui même ; au lieu que la
légéreté , le caprice , la coquetterie le ré
veille. Aufli j'aime les coquettes à la folie :
22 MERCURE DE FRANCE.
c'eſt le charme de la ſociété. D'ailleurs les
femmes fentibles ſont fatigantes à la lon
gue. Il est bon d'avoir quelqu'un avec qui
ſe délaſſer. Avec moi , lui dis-je en fouriant
, vous vous délaſſerez tout à voire
aiſe.. Et voilà ce que je dafire , ce que je
cherche auprès d'une coquette : quelle
combatte, quelle réſiſte, quelle ſe défende,
s'il eſt poffible. Oui , Madame , je vous
fuirois , ſi je vous croyois capable d'un
engagement ſérieux. Madame , reprit
l'Abbé , ce jeune fat étoit un homme à
craindre.. Je vous en réponds , mon ami ,
&jene fus pas long-temps à m'en appercevoir.
Je le traitois d'abord comme un
enfant , & cet empire de ma raiſon fur la
fienne ne laiſſoit pas d'être flatteur àmon
age; mais c'étoit à qui me l'enleveroit. Je
commençai à en avoir de l'inquiétude. Ses
abſences me donnoient de l'humeur , ſes
liaiſons de la jalouſie. J'exigeai des ſacrifices
,& je voulas impoſer des loix.
Ma foi , me dit- il un jour que je lui reprochois
ſa diſſipation , voulez-vous faire
un petit miracle ? Rendez-moi ſage tour
d'uncoup : je nedemande pas mieux. J'entendis
bien que pour le rendre ſage , il
falloit ceſſer de l'être moi-même . Je lui demandai
cependant à quoi tenoit ce petit
miracle. Apeude choſe , me dit- il : Lous
OCTOBRE. 1758 . 23
nousaimons , à ce qu'il meſemble ; le reſte
n'eſt pas mal aifé.. Si nous nous aimions ,
comme vous le dites , & comme je he le
crois pas , le miracle ſeroit opéré , l'amour
ſeul vous eût rendu ſage.. Oh , non , Madame
, il faut être juſte : j'abandonne volontiers
tous les coeurs pour le vôtre ; perte
ou gain , c'eſt le fort du jeu , & j'en veux
bien courir les riſques ; mais il y a encore
un échange à faire ,& en confcience vous
ne pouvez pas exiger que je renonce au
plaifir pour rien. Madame , interrompit
encore l'Abbé , le Chevalier n'étoit pasauffi
dépourvu de bon fens que vous le dites ,
&le voilà qui raiſonne aſſez bien. J'en fus
étonnée , dit la Marquiſe ; mais plus je
ſentois qu'il avoit raifon ,plus je tâchai de
lui perfuader qu'il avoit tort. Je lui dis
même , autant qu'il m'en fouvient , les plus
belles chofes du monde fur l'honneur , le
devoir , la fidelité conjugale : il n'en tint
compte ; il prétendit que l'honneur n'étoit
qu'une bienféance , le mariage une cérémonie,
& le ferment de fidélité un compliment,
une politeſſe qui , dans le fonds ,
n'engageoit à rien. Tant fut diſpuré de part
&d'autre , que nous nous perdions dans
nos idées , quand tout à coup mon mari
arriva..
Heureusement , Madame !.Oh, très-heu
24 MERCURE DE FRANCE .
reuſement , je l'avoue ! Jamais mari ne
vint plus à propos. Nous étions troublés ;
ma rougeur m'eût trahi ,& fans avoir le
temps de réfléchir , je dis au Chevalier :
Cachez vous . Il ſe ſauva dans mon cabinetde
toilette.. Retraite dangereuſe , Madame !.
Il eſt vrai , mais ce cabinet avoit une iſſue ,
&je fus tranquille ſur l'évaſion du Chevalier
.Madame , dit l'Abbé , avec fon air réfléchi
, je gage que Monfieur le Chevalier
eſt encore dans le cabiner. Patience , reprit
la Marquiſe , nous n'en ſommes pas
audénouement. Mon mari m'aborda avec
cet air content de ſoi , qu'il portoit toujours
ſur ſon viſage , & moi , pour lui cacher
mon embarras , je courus vite l'embraſſer
avec un cri de ſurpriſe & de joie .
Hé bien , petite folle , me dit- il , te voilà
bien contente : tu me revois : je ſuis bien
bon de venir paſſer la ſoirée avec cette enfant.
Tu ne rougis donc pas d'aimer ton
mari : ſçais- tu bien que cela eſt ridicule ,
&que l'on dit dans le monde qu'il faut
nousenfevelir enſemble , ou m'exiler d'au .
près de toi ; que tu n'es bonne à rien , depuis
que tu es ma femme ; que tu déſoles
tous tes amans , & que cela crie vengeance..
Moi , Monfieur , je ne déſole perfonne...
je ne déſole perſonne.. Quel air
ingénu ! on l'en croiroit. Ainfi , par exmple,
OCTOBRE . 1758 . 25
ple , Palmene doit trouver bon que tu
n'ayes fait avec lui que le rôle d'une coquette
? Le Chevalier doit être content
qu'on lui préfere un mari ? Et quel mari encore
? Un ennuyeux , un mauflade, qui n'a
pas le ſens commun , n'est- ce pas ? Quelle
comparaiſon avec l'élégant Chevalier !. Afſurément
, je n'en fais aucune.. Le Chevalier
a de l'eſprit , de la légéreté , des graces.
Que ſçais- je ? Il a peut être le don des larmes.
A- t'il jamais pleuré à tes genoux ? Tu
rougis , c'eſt preſque un aven. Acheve ,
conte- moi cela. Finiſſez , lui dis- je , ou je
quitte la place.. Hé , quoi ? Ne vois- tu pas
que je plaiſante ? . Cette plaifanterie mériteroit..
Comment donc ? Le dépit s'en mêle.
Tu me menaces ! Tu le peux , je n'en fo
rai pas moins tranquille.. Vous vous prévalez
de ma vertu.. De ta vertu ? Oh, point
du tout , je ne compteque fur mon étoile ,
qui ne veut pas que je fois un ſot.. Et vous
croyez à cette étoile ?. J'y crois fi fort , j'y
compte ſi bien , que je te défie de la vaincre.
Tiens , mon enfant , j'ai connu des
femmes ſansnombre ; jamais aucune, quoique
j'aye fait , n'a pu ſe réſoudre à m'être
infidelle. Ah ! je puis dire , ſans vanité
que quand on m'aime , on m'aime bien .
Ce n'eſt pas que je ſois mieux qu'un autre ,
je ne m'en fais pas accroire ; mais c'eſt un
I. Vol. B
,
26 MERCURE DE FRANCE .
jene fçais quoi , comme dit Moliere, que
l'on ne ſçauroit expliquer. A ces mots fe
meſurant des yeux , il ſe promenoit devant
une glace. Aufſi , pourſuivit il , tu vois ſi
je te gêne : par exemple , ce ſoir , as-tu
quelque rendez- vous , quelque tête- à-tête?
je me retire. Ce n'est qu'en ſuppoſant que
tu fois libre , que je viens paſler la ſoirée
avec toi. Quoi qu'il en ſoit ,lui dis- je, vous
ferez bien de reſter.. Pour plus de sûreté ,
n'eſt -ce pas ?. Peut- être bien.. Je te remercie
, je vois qu'il faut que je ſoupe avec
toi. Soupez donc bien vite , interrompit
l'Abbé , M. le Marquis m'impatiente : il
me tarde que vous fortiez de table , que
vous ſoyez retirée dans votre appartement,
&que votre mari vous y laiſſe. Hé- bien ,
mon cher Abbé , m'y voilà, dans le trouble
le plus cruel que j'aye éprouvé de ma vie.
L'ame combattue , j'en rougis encore , entre
la crainte & le defir , je m'avance à
pas tremblans vers le cabinet de toilette ,
pourvoir enfin ſi mes allarmes étoient fondées
; je n'y voisperſonne , je le crois parti
, ce perfide Chevalier , mais heureusefementj'entendsparler
àdemi-voix dans le
chambre voiſine ;j'approche , j'écoute , c'étoit
Luzel lui- même , avec la plus jeune de
mes femmes. Il est vrai , diſoit-il , je ſuis
venu pour la Marquiſe , mais le hazard
OCTOBRE. 1758 . 27
me ſert mieux que l'amour. Quelle compa
raiſon ! & que le fort eſt injuſte ! Ta maîtreſſe
eſt aſſez bien ; mais- a-t'elle cette
raille , cet air leſte , cette fraîcheur , cette
gentilleſſe ? Par exemple , c'eſt cela qui devroit
être de qualité. Il faut qu'une femme
foit , ou bien modeſte , ou bien vaine ,
pour avoir une ſuivante de ta figure & de
ton âge. Ma foi , Louiſon , ſi les graces
font faites comme toi , Vénus ne doit pas
briller à fa toilette .. Réſervez , M. le Chevalier
, vos galanteries pour Madame , &
fongez qu'elle va venir.. Hé non , elle eft
avec ſon mari ; ils font le mieux du monde
enſemble ; je crois même , Dieu me
pardonne , avoir entendu tantôt qu'ils
ſe diſoient des choſes tendres. Il ſeroit
plaiſant qu'il vînt paffer la nuit avec
elle ! Quoi qu'il en ſoit , elle ne me ſçait
point ici , & dès ce moment je n'y ſuis
plus pour elle.. Mais , Monfieur , vous n'y
penſez pas , que deviendrois-je ſi l'on ſçavoit?.
Raſſure- toi,j'ai tout prévu: fidemain
l'on me voit fortir , il eſt aiſé de donner le
change.. Mais , M. le Chevalier , l'honneur
de Madame.. Tu badines , l'honneur
de Madame eſt bien à cela près ! Tant
mieux , après tout , qu'on lui donne un
homme comme moi , cela va la mettre à la
mode. Ah ! le ſcélérat , s'écria l'Abbé ! ju
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
gez , mon ami , reprit la Marquiſe , de ma
colere à ce diſcours. Je fus au moment d'éclater
; mais cet éclat alloit me perdre : ni
mes gens , ni mon mari n'auroient pu ſe
perfuader que le Chevalier fût là pour
Louiſon. Je pris le parti de diſſimuler : je
fonnai , Louiſon parut : jamais je ne l'avois
vue ſi jolie , car la jaloufie embellit
fon objet quand elle ne peut l'enlaidir.
Eſt- ce un des gens de Monfieur , lui dis - je ,
que je viens d'entendre avec vous ? Oui ,
Madame , répondit- elle avec embarras ..
Qu'il ſe retire à l'inſtant même , & ne revenez
qu'après qu'il ſera ſorti. Je n'en dis
pas davantage ; mais foit que Louiſon
m'eût pénétrée , ſoit que la crainte la déterminat
à renvoyer le Chevalier , il ſe retira
dans la minute , & fortit ſans être apperçu
. Vous jugez bien , mon cher Abbé ,
qu'il fut conſigné à ma porte , & que Louifon
le lendemain , me coëffa mal, fit tout
detravers , ne fut bonne à rien , m'impatienta
,& fut congédiée.. Vous aviez raifon
, Madame , conclut l'Abbé : votre-vertu
a couru des riſques. Ce n'eſt pas tout ,
pourſuivit-elle , & voici bien une autre
avanture. Nous paſſions tous les ans la
belle ſaiſon à notre maiſon de campagne
de Corb.. , & pour voiſin nous avions un
Peintre célebre , qui fit naître au Marquis
OCTOBRE. 1758 . 19
L'idée galante d'avoir mon portrait & le
fien. Vous ſçavez que ſa folie étoit de ſe
croire aimé de moi : il vouloit qu'on nous
vît dans le même tableau , enchaînés par
l'hymen , avec des noeuds de fleurs. Le
Peintre ſaiſit ſa penſée ; mais accoutumé
à travailler d'après nature , il défiroit avoir
un modele pour la figure de l'hymen. Dans
cette même campagne étoit alors un jeune
Abbé , qui nous venoit voir quelquefois :
ſes beaux yeux , ſa bouche de roſe , fon
teint à peine encore velouté du duvet de
l'adolefcence , ſes cheveux d'un blond cendré
, qui flottoient à petites ondes ſur un
cou plus blanc que l'ivoire ; la tendre vivacité
de ſes regards , la délicateſſe & la
régularité de ſes traits , tout ſembloit fait
en lui pour le deſſein qu'on ſe propoſoit.
Le Marquis obtint de l'Abbé qu'il ſervîtde
modele au Peintre.
A ce début , l'Abbé de Châteauneuf redoubla
d'attention; mais il diſſimula jufqu'au
bout pour entendre la fin de l'hiftoire.
L'expreffion à donner aux têtes , continua
la Marquiſe , produifit d'excellentes
ſcenes entre le Peintre & le Marquis. Plus
mon mari tâchoit d'avoir l'air paſſionné ,
plus il avoit l'air imbécille. Le Peintre copioit
fidélement , & le Marquis étoit fu
B iij
30 MERCURE DE FRANCE.
rieux de ſe voir peint au naturel. De mon
côté , j'avois je ne ſçais quoi de moqueur
dans la phyſionomie que le Peintre imitoit
de même. Le Marquis juroit , l'Artiſte retouchoit
fans ceſſe , & toujours il retrouvoit
fur la toile l'air d'une friponne & d'un
fot. Enfin l'ennui me gagna ; le Marquis
prit cela pour une douce langueur : de fon
côté il ſedonnaun rire niais , qu'il appelloit
un tendre fourire ,& le Peintre en fut
quitte pour le rendre comme il le voyoir.
Il fallut en venir à la figure de l'hymen.
Allons , Monfieur l'Abbé , difoit le Peintre
, des graces , de la volupté , regardez
Madame tendrement , plus tendrement encore
; prenez-lui la main , ajoutoit mon
mari ,&fuppofez que vous lui dites : «Ne
>> craignez rien , ma belle enfant , ces chaî-
>>> nes ſont de fleurs ; elles ſont fortes , mais
>>légeres. >> Animez-vous donc, M. l'Abbé,
votre viſage ne dit mot ; vous avez l'air
d'un Hymen tranfi. Le jeune homme
profitoit à merveille des leçons du Peintre
&du Marquis. Sa timidité ſe diffipoit peu
àpeu , fa bouche fourioit amoureuſement ,
fonteint ſe coloroit d'une rougeur plus vive
; ſes yeux pétilloient d'une douce flamme
, & fa main ferroit la mienne avec un
tremblement dont moi ſeule je m'appercevois.
Il faut tout vous dire , l'émotion de
OCTOBRE. 1758. 31I
fon ame paſſa dans mes ſens , & je regardois
le Dieu bien plus tendrement que l'époux.
Voilà ce que c'eſt, diſoit le Marquis !
Continuez , Monfieur l'Abbé , cela vient à
merveille. N'est- ce pas , Monfieur, demandoit-
il au Peintre ? Nous ferons quelque
choſe de notre petit modele. Allons , ma
femme , ne nous rebutons point : je ſçavois
bien que cela ſeroit beau. Vous voilà
comme je voulois : courage , Abbé; continuez
, Madame , je vous laiſſe tous deux
en attitude. N'en changez pas juſqu'à mon
retour. Dès que le Marquis s'étoit éloigné ,
mon petit Abbé devenoit céleſte : mes
yeux dévoroient ſes regards , &je ne pouvoism'en
raſſaffier : les féances étoient longues
, & nous ſembloient ne durer qu'un
inſtant. Quel dommage , diſoit le Peintre ,
que je n'aye pas ſaiſi Madame dans un
moment comme celui-ci ! Voilà l'expreffion
que je demandois : c'eſt toute une autre
phyſionomie. Ah ! Monfieur l'Abbé , quel
plaiſirde vous peindre! Vous ne vous refroidiſſez
point; vos traits s'animent de plus en
plus. Point de distraction , Madame , attachez
vos yeux fur les fiens , mon hymen
fera un morceau fublime. Quand la tête
de l'hymen fut, achevée , je veux , Madame
, me dit- il unjour en l'abſence de mon
mari , je veux retoucher votre portrait.
食
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
Changez de place , Monfieur l'Abbé , &
prenez celle de M. le Marquis. Pourquoi
donc , Monfieur , lui demandai-je en rougiſſant
?. Hé! mon Dieu ! Madame , laiſſezmoi
faire, jeconnois mieux que vous ce qui
vous eſt avantageux..Je l'entendis à merveille,&
l'Abbé en rougit comme moi. L'artifice
du Peintre eut un effet merveilleux. Cette
langueur , qu'il m'avoit donnée , fit place
à l'expreffion la plus touchante d'une timide
volupté. Le Marquis , à ſon retour , ne
pouvoit ſe laſſer d'admirer ce changement ,
qu'il ne concevoit pas. Cela eſt ſingulier ,
diſoit- il ! Il ſemble que ce tableau ſe ſoit
animé de lui-même. C'eſt l'effet de mes
couleurs , lui répondit froidement le Peintre
, de ſe développer ainſi à meſure qu'elles
travaillent. Vous verrez bien autre choſe
dans quelque temps d'ici. Mais , ma tête
, à moi , reprit le Marquis , ne s'embellit
pas de même.. La raiſon en eſt ſimple ,
repliqua l'Artiſte : les traits font plus forts
&les couleurs moins délicates. Mais ne
vous impatientez pas ; cela doit faire , avec
le temps , une des plus belles têtes de mari
qu'on ait vues.
Quand le tableau fut fini , nous tombames
, l'Abbé & moi , dans une triſteſſe pro-,
fonde. Ils n'étoient plus , ces momens fi
doux , où nos ames ſe parloient par nos
OCTOBRE. 1758 . 33
yeux , & s'élançoient l'une vers l'autre. Sa
timidité , ma pudeur nous impofoient une
gêne cruelle : il n'oſoit plus venir nous
voir auſſi ſouvent , & je n'ofois plus l'y
inviter moi- même.
Un jour enfin qu'il étoit chez moi , je
le trouvai ſeul , immobile & rêveur devant
le tableau. Vous voilà bien occupé ,
lui dis-je ? Oui , Madame , me réponditil
naïvement ; je goûte le ſeul plaifir qui
me ſoit permis déſormais : je vous admire
dans votre image.. Vous m'admirez ? Cela
eſt bien galant.. Ah ! je dirois mieux ſi je
l'ofois .. En vérité, vous êtes content ?.Content
, Madame : je ſuis enchanté. Hélas !
que n'êtes- vous encore telle que je vous
vois dans ce portrait ! Il eſt aſſez bien , interrompis
je , en feignant de ne l'avoir pas
entendu ; mais le vôtre eſt mieux , ce me
ſemble.. Mieux , Madame, que dites - vous ?
Le mien eſt d'un froid à glacer.. Vous
plaiſantez avec votre froideur : il n'y a
rien de plus vif dans le monde. Ah ,
Madame ! que n'étois-je libre de laiffer
éclater ſur mon viſage ce qui ſe paſſoit
dans mon coeur ! Vous auriez vu bien au
tre choſe. Mais le moyen d'exprimer ce
que je ſentois dans ces momens ? Si ce n'étoit
pas le Marquis , c'étoit le Peintre , qui
avoit fans ceſſe les yeux ſur moi. Il falloit
Bv
34 MERCURE DE FRANCE.
>
bien avoir l'air tranquille. Voulez-vous
voir , ajouta-t'il , comment je vous aurois
regardée , ſi nous avions été fans témoins
Rendez- la-moi cette main , que je ne ferrois
qu'en tremblant , & reprenons la même
attitude.. Le croiriez-vous , mon ami ,
j'eus la curiofité , la complaiſance , & fi
vous voulez , la foibleſſe de laiſſer tomber
ma main dans la ſienne. Il faut l'avouer
je n'ai rien vu de ſi tendre , de fi paſſionné
, de ſi touchant que la figure de mon
petit Abbé dans ce dangereux tête- à-tête.
La volupté fourioit ſur ſes levres ; le défir
brilloit dans fes yeux , & toutes les
fleurs du Printems ſembloient éclorre fur
fes belles joues. Il preſſoit ma main contre
fon coeur , & je le ſentois battre avec une
vivacité qui ſe communiquoit au mien.
Oui , lui dis-je , en tâchant de diffimuler
mon trouble , cela ſeroit plus expreſſif , je
l'avoue , mais ce ne feroit plus la figure de
Phymea. Non , Madame , non , ce ſeroit
celle de l'amour ; mais l'hymen àvos pieds
ne doit être que l'amour même. A ces
mots il parut s'oublier ,&je vis le moment
qu'il ſe croyoittout debon le Dieu dont il
étoit l'image.
Heureusement qu'il me reftoit encore af
ſez de force pour me fâcher : le pauvre
enfant interdit&confus , prit mon émo
V
OCTOBRE. 1758. 35
tion pour de la colere , & perdit , à me denander
grace , le moment le plus favorable
de m'offenſer impunément. Ah ! Madame
, s'écria l'Abbé de Châteauneuf, eſtil
poſſible que j'aye été fi fot ! Comment
donc , reprit la Marquiſe.. Hélas ! ce petit
imbécille , c'étoit moi !. Vous ! il n'eſt pas
poſſible ?. C'étoit moi-même , rien n'eſt
plus certain. Vous me rappellez mon hiftoire.
Ah ! cruelle , ſi j'avois ſçu ce que je
ſçais.. Mon vieil ami , vous auriez eu trop
d'avantage , & cette ſageſſe que vous vantez
tant , vous eût foiblement réfiſté. Je
fuis confondu , s'écrioit l'Abbé : je ne me
le pardonnerai de ma vie.. Conſolez-vous ,
il en eſt temps , reprit en ſouriant la Marquiſe
; mais avouez , qu'il y a fouventbien
dubonheur dans la vertu même , & que
celles qui en ont le plus ,devroient juger
moins ſévérement celles qui n'en n'ont pas
affez.
B vj
36 MERCURE DE FRANCE.
ODE
ANACREONTIQUE.
Si près de celle que j'adore ,
J'ai ſouvent chanté mon bonheur :
Par des fons plus touchans encore ,
Puiſſai - je exprimer ma douleur !
Toi , dont la beauté , la tendreſſe
Egale celle des amours ;
Toi , dont la main enchantereſſe
Serre mes chaînes tous les jours ;
Que ne vois-tu couler mes larmes !
Ces vers en ſont preſqu'effacés ;
Mais ils en auroient moins de charmes
Si ma main les eût mieux tracés.
Les traits de cette main tremblante
Seront déchiffrés tour à tour ;
Rien n'échappe aux yeux d'une Amante
Qui lit au flambeau de l'Amour.
Ton Amant loin de toi ſoupire ,
Tandis que Paris enchanté
T'écoute , & tous les jours admire ,
Et tes talens , &tabeauté, ?
OCTOBRE . 1758. 37
Le triſte joug dont la fortune
M'accable & m'impoſe la loi ,
Ces vains honneurs , tout m'importune;
Je ne lui demandois que toi.
C'eſt en vain pour moi que l'aurore
Du ſoleil hâte le retour ;
Je ne dois point te voir encore ,
Je deſire la fin du jour.
Toute la nature en filence .
N'offre qu'un déſert à mes yeux ;
Et les oiſeaux en ton abſence
N'ont plus de chants harmonieux.
Quelquefois couronné de lierre ,
De Silene le nourriffon
M'agace , me préſente un verre ,
Et me demande une chanfon.
Mais du tendre Amant de Délie ,
Ma voix a perdu les accens ;
Et du triſte Amant de Julie ,
J'imite les tons languiſſans.
Pour éviter les jours de fête ,
Je voudrois fuir dans les forêts ;
Je ne couronne plus ma tête
Que de ſoucis & de cyprès.
38 MERCURE DE FRANCE.
En vain je voudrois à l'étude
Pouvoir donner quelques momens
L'eſprit a trop d'inquiétude ,
Et le coeur trop de ſentimens.
Souvent fans deſſein& ſans guide,
Je m'égare au fond des valons :
Làde Maupertuis & d'Euclide ,
Je veux répéter les leçons.
Je paſſe en ces ſombres demeures
Lejour ſans m'en appercevoir ,
Et n'ycalcule que les heures
Que je dois paffer ſans te voir.
Lanuit dans cet eſpace immence
Que Newton foumit à ſa loi ,
Je n'obſerve que la diftance
Dont je ſuis éloigné de toi.
Lorſque de l'aurore naiſſante,
J'apperçois le doux incarnat ;
Amon eſprit toujours préſente,
Ton image en ternit l'éclat.
Mon ame abuſée & ravie ,
Croitainſi preffer mon retour:
Dans tous les inſtans de mavie,
Tout ſe rapporte à mon amour.
OCTOBRE . 1758 . 39
RÉPONSE
De M. de Voltaire à une Enigme qui venoit
de Madame la Ducheffe d'Orléans (1).
VOTRE Enigme n'a point de mot :
Expliquer choſe inexplicable ,
Eſt ou d'un Docteur ou d'un ſot ,
L'un & l'autre eſt aſſez ſemblable ;
Mais ſi l'on donne à deviner
Quelle est la Princeſſe adorable,
Qui ſur les coeurs ſçait dominer ,
Sans chercher cet empire aimable ;
Pleine de goût fans raiſonner ,
Et d'eſprit ſans faire l'habile :
Cette Enigme peut étonner ,
Mais le mot n'est pas difficile.
(1) L'espece d'Enigme qui a donné lieu à ces
vers , & que tout le monde connoît , occaſionne de
vives disputes parmi nos Edipes . L'un m'écrit que
le mot est la lune; l'autre , que c'est la mule ,
ils me prient d'insérer leur découverte dans mor
Journal.
40 MERCURE DE FRANCE .
LETTRE
A L'AUTEUR DU MERCURE. -
J'AAIr une jeune niece , Monfieur , qui fait
paſſablement des vers , & qui me récita
l'autre jour le Sonnet que vous allez lire :
vous vous doutez bien de la réponſe que
je fis après l'avoir entendu ; mais ce que
j'ai peine à me perfuader moi- même , c'eſt
que toutprévenu que j'étois , elle parvint ,
par un certain caractere de vérité qui eſt
inimitable , à me convaincre qu'elle n'avoit
jamais lu le Sonnet de Deſbarreaux ,
ſur lequel le ſien paroît fi abſolument
moulé , qu'on y trouve le même plan ,
preſque la même coupe & le même tour ;
j'en excepte la derniere penſée qui , quoique
la plus frappante , me paroît la moins
fufceptible de l'accuſation de plagiat
parce que l'idée en étant comme innée
dans tous les Chrétiens , il n'y a pas plus
de fondement à traiter de copiſte le Poëte
qui la verſifie , que l'Orateur qui la prêche.
La critique ne peut tomber que fur
la maniere de la rendre.
Deſportes avant Deſbarreaux avoit terminé
ainſi un Sonnet adreſſé à Dieu :
,
OCTOBRE. 1758 . 41
Ne tourne point les yeux ſur mes actes pervers ,
Ou fi tu veux les voir , vois les teints & couverts ,
Du beau ſang de ton fils, ma grace & ma juſtice.
Deſbarreaux près d'un ſiecle après , a
fini le ſien par ces deux beaux vers :
Mais deſſus quel endroit tombera ton tonnerre ,
Qui ne ſoit tout couvert du ſang de Jeſus-Chriſt ?
Enfin on trouve dans les OEuvres de
M. de la Motte , t. 10, p. 211 , édition
de 1754 , un troiſieme Sonnet dont voici
les derniers vers , en parlant du jugement
dernier :
Tout m'y doit annoncer la rigueur de mon Juge ,
Mais j'y dois voir auſſi la croix de mon Sauveur ,
Et j'en fais aujourd'hui mon éternel refuge.
Voilà trois penſées dont le fonds paroît
tout- à- fait le même ; mais ces penſées appartenant
à tout le monde , on ne peut
accuſer de larcin ceux qui les employent
ſucceſſivement. Il reſte à juger qui des
trois aura le mieux usé d'un bien commun
, & fi le Sonnet de ma niece mérite
d'entrer dans ce parallele.
J'ai l'honneur d'être , &c.
Paris , ce 7 Juillet 1758 .
FLEVILLE .
42 MERCURE DE FRANCE.
SONNET
ParMademoiselle R.... B.... qui n'avoit
aucune connoiſſance de celui de Deſbarreaux .
GRARANNDDDieu, qui nous fis naître afin de nous
ſauver :
:
Toi , dont le bras vengeur ne tient ouvert l'abîme
Qu'aux coupables humains qui penſent te braver ,
Puis-je eſpérer encor la grace de mon crime ?
Demes larmes en vainje voudrois le laver ,
J'ai trop long-temps aigri le courroux qui t'a
nime;
Et lorſque ta bonté veille à me conferver ,
Tajuſtice réclame auſſi-tot ſa victime.
Je ne murmure pas du décret éternel ,
Qui te rend inſenſible aux pleurs d'un criminel :
Briſe un vaſe d'argille , & le réduits en poudre.
Mais ſouviens-toi du moins ,Dieu juſte , Dieu
puiſſant ,
Que fi ce corps mortel doit tomber ſous ta foudre,
Le ſalut de mon ame eſt le prix de tonfang.
A la rime près , qui reſt point exacte
dans le dernier tercer , ce Sonnet , je l'avoue
, me ſemble préférable à celui de
Deſbarreaux. La penſée en eſt plus nette ,
OCTOBRE. 1758 . 43
1
plus juſte , & mieux exprimée. Dans le
Sonnet de Deſbarraux , indépendamment
des vers inutiles , il y a une contradiction
choquante. Toujours tu prends plaisir à nous
être propice , contente ton defir , offense toi
des pleurs qui coulent de mes yeux. L'image
qui le termine , mais deſſus quel endroit
tombera ton tonnerre , me paroît du faux
fublime ; elle préſente cette idée fauffe &
puérile , que Jeſus-Chriſt eſt mort pour
ſauver le pied , la main , la tête du cou
pable ; en un mot , ces deux derniers vers :
Que ſi ce corps mortel doit tomber fous ta foudre,
Le falut de mon ame eſt le prix de ton ſang .
ces deux vers , dis-je , font plus vrais ,
plus beaux dans leur noble ſimplicité.
A L'AUTEUR DU MERCURE.
MONSIEUR , accordez- moi une petite
place dans votre premier Mercure. Pourriez-
vous la refuſer à une muſe encore
toute jeune , & dont les badinages n'ont
jamais vu le jour ? C'eſt trop tard , m'allezvous
dire ... déja l'Imprimeur.. Je m'en
doute bien.. Comment voulez - vous que je
faſſe ? Le voici , rien de plus facile. Regardez
à la fin de ma lettre , vous y verrez
44 MERCURE DE FRANCE.
quatre petits vers ; liſez-les , & fuppofé
qu'ils foient paſſables , envoyez - les bien
vite à l'Imprimeur : il n'y a pas loin. Si
tout eſt rempli dans votre Journal , nichezmoi
à la fin. Je ſuis bien preſſante , n'eſt- il
pas vrai ? Les perſonnes de mon ſexe ne
font pas faites autrement , à moins qu'on
ne les commande. M. Greſſet , mon bon
ami , nous a devinées :
Defir de fille eſt un feu qui dévoré.
Il a bien raiſon : mais chut.
J'ai l'honneur d'être , &c.
DESJARDIN.
VERS
Au Marquis de ... âgé de 10 ans , le jour
de ſa Fête , en lui préſentant un laurier.
PRÉFERE , aimable enfant , préfere ce laurier
Aux fleurs qu'en ce jour on te donne :
De ce tendre arbriſſeau prends ſoin,jeuneGuerrier,
Je veux avant dix ans t'en faire une Couronne.
OCTOBRE. 1758. 45
PARVA LEVES CAPIUNTANIMOS,
Pour le Lecteur ou pour moi,
SUREMENT je ferai lu à la toilette , cité
comme la nouvelle du jour , regardé comme
une bagatelle amusante , & peut- être
deviné , quoique je ſouhaitaſſe fort de
jouir incognito de ces petits avantages. Si
j'ai réuſſi , je m'eſtimerai un homme comme
il faut ; fi j'ai échoué , je renonce à la
faculté de penſer , que j'exerce depuis longtemps
à fixer les proportions du beau. J'ai
pris tous les points de vue en m'approchant
plus ou moins du tableau de la nature
( 1 ) . Après bien des coups d'oeil , j'ai
(1 ) Ce n'est qu'en nous éloignant plus ou
moins des objets conſidérables à proportion de
leur grandeur que nous les voyons comme il faut ,
&perſonne n'ignore que , ſuivant l'éloignement
ou la proximitié, les objets nous paroiſſent ou plus
petits ou plus grands. Ce n'eſt cependant qu'en
diminuant cette grandeur à notre vue , comme ,
par exemple , la façade d'un bâtiment que la per
ſpective rend plus agréable : trop près , nous ne
pouvons voir que le détail; plus loin , nous voyons
l'effet de l'enſemble : tout ce qui eſt réduit à ſon
expreffion la plus ſimple , à ſa plus petite dénomination
, ſe conçoit mieux,& procure plus de plaifir
; les productions de l'eſprit , les combinaiſons
46 MERCURE DE FRANCE.
cru ſentir qu'il falloit regarder d'une afſez
grande diſtance les objets pour leur
trouver moins dedéfauts : le phyſique &
le moral demandent le même éloignement
pour nous plaire , il m'a encore ſemblé ,
que machinalement , & comme par inftinct
, notre nation avoit ſenti le rapport
denos ſens aux objets qui nous affectent le
plus.Heureuſe notre nation à qui l'instinct
tient lieu de la raiſon !
C'eſt de l'inſtinct que je demande à mes
lecteurs pour fixer ma réputation ; ceux
qui ſe piquent encore d'être raiſonnables ,
auront ſans doute pitié de moi ; ceux qui
font affez heureux pour n'avoir que cet
inſtinct machinal qui ſent le plaiſir , ſans
pouvoir décider en quoi il conſiſte , feront
mes juges , à coup sûr les meilleurs & le
plusgrandnombre.
Les proportions du beau conſiſtent dans
la petiteſſe ( 1 ) ; nos goûts en font la preudu
génie ne font pas àla portée de tout le monde;
parceque ce fontdes compoſitions , des arrangemens
de parties éloignées , dont bien des gens
n'ont point apperçu les rapports ; P'homme le
plusborné reconnoît dans une imitation fimple &
vraie , ce qu'il a vu dans la nature. Ce qu'il a plu
aux hommes de figurer autrement , il ne peut en
jugerque d'après leurs inſtructions.
(1) Toutes les productions végétales & animales
nous plaiſent mieux à un certain degré
OCTOBRE. 1758 . 47
ve , & le gout de notre nation , qui a toujours
donné le ton aux autres , prouve encore
mieux que nous avons ſaiſi le vrai de
lanature agréable.
Qu'est- ce que le goût , me dirat'on 2
Une eſpece d'inſtinct qui nous décide pour
tout ce qui eſt petit & délicat. Qu'entendoit-
on , il y a cinquante ans , par le goût ?
Pour fixer le mérite d'un homme , on l'appelloit,
un homme d'eſprit, un grand homme.
Veut- on actuellement donner une idée
diſtincte d'un homme de notre ſiecle ,
d'un connoiſſeur en tout genre ; la qualification
d'homme de goût détermine en un
ſeul motquel homme c'eſt .
Ce mot de nos jours que j'ai vu bien
des gens embarraſſés de définir , n'étoit indéfiniſſable
, que parce qu'on ignoroit fon
rapport avec l'inſtinet qui nous décide.
Le goût n'a beſoinquedes ſens pour juges :
ce qui les affecte lui plaît ; il témoigne
au dehors les ſenſations gracieuſes qu'il
éprouve ; un mot , un gefte lui ſuffiſent :
d'accroiſſement, que lorſqu'elles ſont entiérement
développées; l'arbuſte , la fleur qui commence à
s'épanouir , les fruits des amours des animaux,
dans les genres , les plus petites eſpeces , le ruifſeau
, le zéphyr , l'aurore d'un beau jour , font
des objets auxquels nous nous arrêtons avec complaiſance.
48 MERCURE DE FRANCE.
fans tant de circonlocutions , il exprime
dans un ſeul terme toute la vivacité du
plaiſir dont il eſt affecté : un homme de
goût , s'il éprouve une ſenſation agréable ,
s'écrie , cela eſt divin ! Ah ! fi , cela eſt
du dernier mauvais , execrable , odieux ,
ſi la ſenſation lui répugne.
Tous les Poëtes nous peignent un état
primitif , qu'ils appellent fiecle d'or ; point
d'amour-propre qui bleſſât celui des autres
, par conféquent point de paffions &
rien de grand ; ils ſe plaiſent à nous en faire
des portraits qui nous charment ; il n'y
aperſonne en les lifant , qui ne ſouhaitât
voir revenir les temps paſſes : mais graces
à la révolution des eſprits , ces temps heureux
, fuſſent- ils des fables , nous les verrons
dans peu ſe réaliſer.
Abandonnons - nous entiérement au
goût : ce qui lui plaît eſt réellement le
vrai beau ; & le vrai beau conſiſte dans la
petiteſſe ; nous l'avons ſenti par inſtinct ,
&nous l'approuvons par goût ; tout ce qui
nous plaît a cette qualité. L'homme opulent
, qui a du goût , raſſemble dans ſa petite
maiſon l'abrégé des arts&des talens ;
petites maîtreſſes , petit ameublement , petites
parties , petit ſouper , les petits collets
, les petits maîtres & les petites maîtreffes
, dont les pantins étoient des copies
;
OCTOBRE. 1758. 49
pies ; les gens aimables , que l'inſtinct ſeul
dirige , ne plaiſent que par les plus petites
choſes ; ils doivent s'occuper à des riens ,
dire des riens , qui font de très - petites
choſes, pour être chéris dans de petites ſociétés.
Voulons- nous trouver quelque choſe à
notre goût ? attachons-nous à ſa dimenfion
: plus l'objet ſera petit dans ſon efpece
, plus il nous plaira ; & chaque goût
particulier n'eſt affecté plus ou moins vivement
, qu'à proportion de la petiteſſe des
objets qui l'attachent.
Les voluptueux dans tous les genres ,
gens qui donnent le ton , parce que leur
goût les détermine aux plus petites chofes,
fuient tout ce qui eſt grand ; parce qu'ils
ne veulent point être accablés , excédés ,
anéantis. L'amant aime dans ſa maîtreſſe
un petit pied , une jambe fine , une petite
bouche , une petite main, de petits yeux
même ont je ne ſçais quoi de plus vif,
de plus perçant que les grands yeux : les
petits airs , la minauderie , l'inconféquence,
l'étourderie , la vivacité ; fi on ne les
a pas , on tâche de les prendre , on tâche
d'avoir ces petiteſſes de l'enfance. Celui
que ſon goût fixe aux délices de la table ,
aime la fineſſe & la délicateſſe des mêts ;
L'avare aime dans l'objet de ſes richeſſes ,
1.Vol.
C
SO MERCURE DE FRANCE.
les pieces d'or toujours plus petites que
celles d'un autre métal ; l'envieux hait
tout ce qui lui paroît trop s'accroître ; le
pareffeux recule toujours à la vue d'une
grande entrepriſe , parce qu'il enviſage
l'étendue qui ne s'accorde point avec fon
goût ; la variété des modes qui changent
avant que la nation entiere les ait connues
on adoptées , ne nous plaît que parce que
ce changement diminue la forme de ce
que l'on nous préſente , en le rendant ou
plus léger , ou moins ample , ou moins
chargé. Les Artiſtes n'ont de réputation
qu'autant qu'ils préſentent à nos yeux
leur travail ſous des formes extrêmement
délicates & diminuées. De combien a- t'on
rendu plus légeres nos voitures, en les réduiſant
à des cabriolets , à des vis- à-vis ?
Les in folio compilés avec beaucoup de
peine & de recherches , font aujourd'hui
tous mis en abrégé ; on daigne les ouvrir
fous cette forme qui plaît mieux : l'in-12
eſtmis en petit format ; les brochures ne
prennent ſi bien , que parce que leur ſtyle
coupé n'a pas la majeſté de celui des Boffuer
, des Fénélon , &de tous les grands
Ecrivains qu'il n'appartient qu'à la raiſon
detrouver bons : nosRomansdans lesquels
les Scuderi , les Calprenedes , les Gomés ,
&tant d'autres avoient & bien analyſé les
OCTOBRE. 1758 .
51
fentimens d'un amour tendre ne font
plus que des annales de faits & d'actions
momentanées ; l'inſtant , qui eſt ce que
nous avons de plus court , nous décide actuellement
en amour, &c : c'eſt ce qui doit
s'appeller véritablement copier la nature.
Ne juger que par le goût & les ſenſations
, c'eſt être guidé par l'inſtinct ; approuver
par goût les plus petites choſes ,
c'eſt encourager la perfection dans les
ſciences & les arts , & grace à la fureur
de perfectionner , nous verrons bientôt
toutes les combinaiſons de la raiſon & du
génie réduites à un tel degré de tenuité ,
qu'elles échapperont aux ſens : alors fans
arts ni ſciences , mus par le ſeul inſtinct ,
ce fera pour nous , je penſe , cet état primitif
de la nature que nos ſouhaits ſemblent
avoir hâté.
Nota. Il feroit àſouhaiter que l'Auteur de ce
badinage eût pris un sujet plus heureux.
EPITRE
A M*** , par Madamede ... Religieuse
an Couvent de ...
SAGE Diſciple de Socrate ,
Philoſophe ſans vanité ,
Cij
52 MERCURE DE FRANCE:
Docteur ſans morgue & fans fierté ,
Vous , qui d'une main délicate
Corrigez l'infipidité
Du jargon de la Faculté
Et des préceptes d'Hypocrate ;
Par le goût & l'urbanité
De la célebre antiquité;
Favoridu Dieu d'Epidaure;
Qui dans la boîte de Pandore
Renfermez l'eſſaim détesté
Qui détruit , afflige &dévore
La miſérable humanité :
Vous , qui , guidé par Uranie
Dans ledédale de nos corps,
Y rétabliſſez l'harmonie
Et la juſteſſe des accords ;
Vous , dont l'expérience habile ,
Juſques dans nos moindres vaiſſeaux
Sépare le ſang de la bile ,
Etterminant ſes fiers aſſauts ;
Sçait rendre au teint le plus jaunâtre,
Et fans couleur & fans pinceaux ,
Son incarnat & fon albâtre :
Vous , à qui le Dieu du repos,
Le Dieu qui fait la ſourde oreille
Au cri du malade qui veille ,
Remit ſes paiſibles pavots ;
Aqui la cruelle Atropos ,
Cette Déeſſe redoutable
OCTOBRE. 1758.
A confié tous ſes fuſeaux ,
Et la Santé ſon or potable':
Lorſque de mes jours mal tiſſus
Vous avez réparé la trame ,
Et que pour s'envoler , mon ame,
Graces à vos ſoins affidus ,
'A fait des efforts fuperflus ;
Vous ne demandez pour tout gage ,
Du ſentiment que je vous dois ,
Que ma LANTERNE : ch ! dites-moi ,
Sire Eſculape , à quel uſage ?
Perſonne n'en feroit ſurpris ,
Si , comme tel de nos Marquis ,
Vous poſſédiez un goût exquis
Pour toute forte d'antiquailles :
Si vous étiez un afſaſſin ,
Comme tel autre Médecin ;
> Pour éclairer les funérailles
» De quelque pauvres trépaffé
► Dont il a ſans doute avancé ,
► Par ſes fecours , l'heure fatale ,
» Il la demande , & n'a pas tort ,
► Dirois- je , & la lumiere pâle
» De ma lanterne obfcure & fale ,
>> Peut lui donner auprès d'un mort
>>L'air d'une lampe ſépulcrale.
En plein jour la lanterne en main ,
Voulez- vous , comme le Cynique,
Chercher dans la place publique
Cij
54 MERCURE DE FRANCE.
Un homme ſur votre chemin ?
Ce n'eſt pas là votre deſſein.
Vous ſçavez qu'au fiecle où nous ſommes,
Hélas ! partout on voit des hommes.
Mais enfin, me répondez-vous ,
De cette piece de ménage ,
Au fonds d'un cloître , quel uſage
Faifiez- vous donc ? Moi , Vierge ſage,
Dans l'ombre je cherchois l'Epoux.
Le jour paroît , je le découvre
J'entends le bruit fourd des verroux ,
Le gond gémit , la porte s'ouvre :
Adieu : la lanterne eſt à vous..
PENSÉES.
ΟNa attaché du ridicule au nom de
Philofophe ; ne ſeroit- ce pas pour avoir un
prétexte de ſe diſpenſer de l'être , ou pour
ſe venger des leçons de la philofophie ?
Le même fonds de générofité , qui fait
oublier le bien qu'on a fait, empêche d'oublier
celui qu'on a reçu .
Si les hommes entendoient bien leurs
vrais intérêts , ils ſe donneroient autant
de mouvemens & de foins pour ſe garantir
d'une grande fortune , qu'ils s'en donnent
pour y parvenir.
Ne pourroit- on pas comparer la fortune
OCTOBRE. 1758. 55
و àune femme coquette ? Même brillant
mêmes attraits , même ſéduction ; tout
charme, tout engage ; auffi de part & d'autre
quelle foule d'adorateurs ! D'un autre
côté , même légéreté , mêmes caprices , on
croit les tenir ; elles échappent ; que de
dupes !
Il eſt aifé de comprendre qu'un déſir immodéré
de plaire a fait donner les femmes
dans l'affectation ; mais comment le goût
&le ſentiment unanime des hommes n'at'il
pu les ramener au naturel ?
L'amour eft pour la beauté , ce qu'eft
le foleil pour les fleurs : d'abord il en augmente
l'eclat ; mais bientôt il la flétrit &la
détruit entiérement. ( Cette pensée n'est pas
juste.)
Ces hommes , qu'on voit fortir tout à
coup comme du néant dans des temps de
guerre& de troubles , & dont la fortune
prodigieuſe cauſe autant de ſurpriſe que
d'envie , reſſemblent à ces petits ruiſſeaux ,
qu'un orage ſubit a groffis , & qui , devenus
dans un inſtant des torrens impétueux ,
déſolent au loin les campagnes , & renverfent
avec fracas les chênes , ſous l'ombre
deſquels ils euſſent tari mille fois.
Il n'y a preſque pas un jour de la vie où
leshommes , qui ſe plaignent que la durée
en eſt ſi courte , ne faffent des voeux pour
l'abréger. ( Cela a été dit. ) Civ
1
36 MERCURE DE FRANCE.
Le mérite naturel ſans l'éducation , eſt
un diamant brute , qu'il faut examiner de
prèspour en connoître le prix ; il n'eſt eftimé
quedes connoiffeurs : pour le mérite
fuperficiel que donnent l'éducation & l'uſage
du monde , c'eſt un faux brillant qui
éblouit les yeux du peuple ,&que les connoiſſeurs
mépriſent : un heureux naturel ,
cultivé par une bonne éducation ,& perfectionné
par le commerce des honnêtes
gens , raffemble toutes les perfections , &
réunit tous les fuffrages.
2
Quoique la nature du lierre ſoit de ramper
, il ne laiſſe pas de s'élever très-haut
par le moyen de l'arbre auquel il s'attache ,
dont il tire ſa nourriture , & qu'il empêche
de parvenir au point de force & de
perfection qu'il eût atteint ſans lui : image
naturelle du Prince & du flatteur.
Si l'on n'a pas de plus grande ſatisfaction
que d'être ſeul avec une perſonne
qu'on aime , pourquoi l'homme , ſi plein
d'amour-propre , ne peut- il refter un moment
avec lui-même
Puiſque la tendreſſe&Pamitié ſont deux
des plus forts liens qui nous attachent à la
vie , il ſemble que les grands devroient la
quitter avec moins de peine.
La fortune eſt comme un fleuve qui ſe
détourne dès qu'il rencontre des lieux éle
OCTOBRE. 1758 . 57
ves ; la vertu& la grandeur d'ame mettent
les hommes hors de fon cours.
UnGentilhomme peut être violent , in
juſte , débauché , plongé dans la molleſſe
&l'oiſiveté , ſans déroger ; mais s'il ſe rend
utile à l'Etat &à la ſociété par le commerce
, ildéroge..
Ceux qui n'ont point devant les yeux le
flambeau de la vérité , ſe flattant toujours
de ſe mettre enfin au niveau de leurs défirs
, pourſuivent ſans relâche un vain
phantôme de bonheur , qu'ils n'atteignent
jamais, ſemblables à ces enfans qui , ayant.
ledos tourné au ſoleil , courent après leur
ombre.
Unebonnemere ſe contemple avec plai--
fir dans ſa fille , qui eſt jeune &belle , &
qui lui reſſemble; elle ne la voit jamais
affez : une mere coquette l'éloigne d'elle
le plus qu'elle peut , & voudroit ne la voir
jamais : c'eſt le ſeul miroir qu'elle n'aime
pas.
e
L'amour du repos tient les hommes dans
une agitation continuelle.
Lesgrands génies ont des vues ſi vaſtes ,
que cet eſpace de temps , qu'on nomme la
vie , n'eſt à leurs yeux qu'un point ſans
étendue , pendant que la plupart des hommes
y voyent un vuide immenfe , qu'ils
ne ſcavent comment remplir.
Cv
58 MERCURE DE FRANCE.
Que penfer des femmes ? Eſclaves en
Afie , adorées en Europe , leur deſtin eſt
femblable à celui des fleurs , que Phomme
à ſon gré , foule aux pieds , ou fait ſervir
àl'ornement d'une fête.
La plupart de ces pensées me semblent
neuves , justes & vivement exprimées.
VERS
AMonsieur &à Madame de Bullioud , fur
la belle action de leur fils , âgé de ſeize
ans ; parMadame de *** buf
CHERS Ballioud, ſur les bords ignorés, folitaires,
Oùpar un vain éclat on n'eſt jamais ſéduit ,
Eſt venu juſqu'à mon réduit :
1
Le bruit des exploits militaires p
Devotre jeune fils; lorſque pour ſes beaux jours
Trembloient , non moins que vous , les jeux & les
amours.
'Ainſi donc à ſeize ans ce Guerrier intrépide,
Dans l'horreur des combats ſignale fa valeur :
Sacourſe périlleuſe , autant qu'elle eſt rapide ,
Ne peut un ſeul moment étonner ſon grand
coeur !
De Minerve avoit- il l'Egide
"
Pourgarantir ſon ſein des horreurs de lamort
هللا
OCTOBRE. 1758.59
Non : mais dans Adonis le courage d'Alcide ...
Secondoit un ſi noble effort.
Je le ſuis pas à pas au milieu du carnage :
Il veut vaincre ou mourir dans le fort de l'orage ;
Et renvoyant la mort à qui veut le percer ,
En digne éleve de Bellone ,
Tout ce qu'il n'abat point , il ſçait le diſpercer.
De chaque laurier qu'il moiffonne ,
Minerve forme la couronne
Dont le plus grand des Rois va le récompenfer.
O! tandis qu'en cent lieux la prompte Renommée
Va répandre le bruit de ſes vaillans efforts ,
Qu'avec plaifir de votre ame charmée
Ma ſenſible amitié partage les tranſports ! ..
Puiſſent de leur Couſin mes fils ſuivre la trace !....
Pour animer leur noble audace,
Mes fils n'ont plus beſoin d'un exemple étranger ,
Puiſſent - ils ne jamais craindre d'autre danger.i
Que le péril de la patrie.
1
Votre fils tient déja le prix de fa valeur :
Mais dût l'ardeur des miens toujours plus aguerrie,
N'obtenir que la gloire en expoſant leur vie :
C'eſt aſſez. Ce bien ſeul récompenſe un grand
coeur.
Au château de V... le 25 Juillet 1758 .
Cvj
Tο MERCURE DE FRANCE
VERS
Sur la Mort de mon Fils.
Tor , que le Ciel m'avoit prêté,
Durant les jours de ſa clémence ;
Toi , ſurqui je fondois toute mon eſpérance;
Ma joie & ma félicité;
Toi , que j'ai tant chéri , que je chéris encore...
monfils ! mon cher filst je t'embraſſe , & tu
meurs !.
Tu meurs ! & la tombe dévore
Tabonté , tes vertus , digne objet de mes pleurs.
Quoi ! les cris, les ſanglots de ta mere expirante
Ne peuvent ranimer tes beaux yeux prefqu'éteints
!!
Je voudrois réchauffer cette bouche mourante....
Le trépas&l'horreur pour toujours y font peints.
Cher Narcifſe ! 6 mon fils ! ſitum'entends encore,
Si mes gémiſſemens ne fontpas fuperius ;
Sois fenfible aux regrets d'un pere qui t'adore ,
Qui te perd, qui s'égare , &ne ſe connoît plus..
Pour toi , je ſupportois le fardeau de la vies
Mes peines, mes foucis, ſe changeoient en plaiſirs :
Tu n'es plus ; je vivrai de larmes, de ſoupirs ;
Du calice verſé j'épuiſerai la lie..
Par M. MENU- DE CHOMORCEAU
Avogal à Villeneuve-le-Roi.
OCTOBRE. 1758. 6F
VERS ( 1 )
A Son Excellence Mgr l'Evêque de Laon.
AMBASSADEUR , grandAumonier ,
LQu'à ce double titre on révere ,
A Rome allez négocier ,
On iroit plus loin pour vous plaire :
On débite au-delà des monts
'Abſolutions & pardons ,
Qu'à Londres on ne priſe guere.
François ne penſe pas ainfi ,
J'ymettrois mon eſpoir auſſi ;
Mais un appui tel que le vôtre .
Vaut ſans doute en ce monde-ci
Autantqu'indulgence pour l'autre.
Par la Muse Limonadiere.
(1 ) Un motif louable me détermine à donner
place dans ceRecueil aux Vers de Madame Bouret
L'usage qu'elle fait d'un talent estimable en luimême,
n'est pas , pour une mere defamille de fon.
état,un amusementfrivole.
62 MERCURE DE FRANCE.
A Son Excellence Monseigneur de Breteuil ,
Ambassadeur de Malthe à Rome.
CHARGÉ des intérêts d'un Ordre redoutable
Par les preuves de fa valeur ,
Vous rempliſſez , Breteuil, ce poſte avec honneur,
Auprès d'une Cour reſpectable ,
Où la Religion regne dans ſa ſplendeur.
Votre illustre Maiſon donna plus d'un grand
homme.
L'on choiſit autrefois en France , avec raifon ,
Un Miniſtre de votre nom ,
Et l'on n'est pas ſurpris d'en voir un autre à
Rome.
Par laMême.
A
ΕΡΙΤАРНЕ
Du Pape Lambertiny.
SAGE fous la thiare , il régna tour à tour ,
Par les arts , les vertus & la paix bienfaiſante :
De Rome ſainte il fut l'amour ,
Il eût fait l'ornement de Rome la ſçavante.
t Par laMême.
OCTOBRE. 1738. 6
LE mot de l'Enigme du Mercure de Septembre
eſt Magloire. Celui du Logogryphe
eſt Hypocondriaque , dans lequel on trouye
Cupidon, Henri , Condé , Anjou , Rouen
Aire, coeur, an, jeudi , juin , chopine, pui, arche
, hydropique , ruche , or, cuivre , barpe ,
once , byver, pair, navire , avoine , Yedo
dépit , ancre , appui, ciron , pou , repit , candeur,
Doyen , poivre, convoi, cing , cog , air,
eau, urne , pâque , racine hier , aride , oynique
, pauvre , riebe , cri & écho.
ENIGME.
JeE ttiieennss de la frivolité
Je plais par ma légéreté;
9
De m'avoir , on eſt entêré :
Onvante ma commodité ,
J'ai pourtant peu d'utilité.
Chez moi l'on ſe grille en Eté,
En hyver on eſt éventé.
Par moi de plus d'une beauté,
On a vu le corps maltraité ;
Plus d'un paſſant a bien peſté ,
Me rencontrant à ſon côté ,
Et toi , Lecteur , dis vérité ,
A
64 MERCURE DE FRANCE.
Juge fi ma fragilité ,
Et fi ma multiplicité
Annoncent la ſolidité
Du fiecle, ou ſa futilité.
CARDONNEfils , C. A. C. G. D. M. E. D.
LOGOGRYPHE.
J'HABITE ici ,j'habite là ,
En tout lieu s'étend mon empire ;
'Si je te tiens , chaſſe-moi ; mais holà !
Crains, en le foulageant,d'augmenter ton martyre..
Pour éviter les coups d'un ennemi ſanglant ,
Le beau ſexe a recours àmon premier enfant :
Pere fécond , j'en offre plus de trente.
Lecteur ( je te ſuppoſe Amant ),
Ton Iris eft-elle charmante ,
Douce ſurtout , ce qu'on voit rarement ?
Unautre de mesfils lui convientjuſtements.
A-t'elle de l'eſprit ? à la malice encline ,
Te fait-elle enrager ? un autre exactement
Caractériſera cette aimable Lutine.
!
Eſt-elle ignorante , peu fine ?
Un autre encor la peindra sûrement.
Je te montre ce que la Belle
Peut-être cache , àtes voeux trop rebelle
Cequi ſert de comparaiſon
LAcetréſor : un petit nom
OCTOBRE. 1758 . 65
Dont ſouvent la porteuſe efface uneDucheſſe ;
Celui qu'on donne aux tours d'un eſcroc, d'un
fripon;
Lemodele orgueilleux de l'huntaine foibleffe :
Un fruit , une punition ,
Le bouclier d'une Déeſſe ,
Dont l'emploi n'eſt pas fort aiſé ;
Un oiſeau d'affez fotte eſpece
Un animal têtu qui n'eft guere ruſé ,
Son cher fils , & leur nourriture.
Une délicieuſe ou cruelle impoſture ;
Un Roi de Sparte , le péché
Dont maint Laquais eſt entiché ,
L'endroit où tu me lis , fi ce n'eſt dans la rue;
Une maiſon en l'air
Artiſtement pendue ,
Le favori de Jupiter ,
Son épithete , & le furnom d'ovide:
De certaine Toiſon le raviffeur avide ;
Son pere : ce qu'il faut ſe baiſſer pour bien voir;
Ce qu'abhorre , dit- on , l'Eglife ,
Que prodigue un Guerrier, qu'un bon Monarque
priſe :
Ou juſte ou non , ce que l'on veut avoir ;
Une expédition de guerre ,
Un terme d'Ecuyer , un très- mince bijou' ,
Qui ſemble aux enfans le Pérou :
L'état d'un malheureux prêt à quitter la terre ;
Cequi manque à plus d'un Auteur ,
66 MERCURE DE FRANCE.
Le mot d'un libertin qu'on prêche.
Tu t'impatientes , Lecteur ?
J'abrege donc , & me dépêche ;
Mon ſein renferme encor un rare maſculin ,
Mais un plus rare féminin :
Homme & femme ! malgré leur extrême diſette;
Cherchez -les , je vous les ſouhaite .
DE VILEMONT.
CHANSON אב
Muſette dont les paroles ont été inférées dans
leMercure de Juillet 1758 , p. 58.
LORSQUE fur ta muſette
Tu chantes ton ardeur
Une langueur ſecrette
S'empare de mon coeur.
Ah ! ſur un ton fi tendre ,
Pourquoi te faire entendre ?
Pourquoi , Colin , m'allarmer chaque jour ?
Ne peut-on pas vivre heureux fans amour ?
Lamusique est de Mile D *** , de Bauvais.
Violon,Doux
Tendrem
3
Musette.
Lorsque sur ta Musette Tu chante ton ar
Fort. D.
+0
- deur, Une langueur secrette S'em
F
D.
+
=pa re de mon coeur. Ah! surun ton si
দ
W
W
W
W
W
tendre, Pourquoi tefaire entendre. Pourquoi,Co :
= lin, m'allarmer chaque jour. Nepeut- on
pas vivre heureux sans amour?
Gravéeepar MelleLabassée. ImpriméeparTournelle.
OCTOBRE. 1758. 67
ARTICLE II.
NOUVELLES LITTERAIRES.
Suite de l'Extrait du Voyage d'Italie , par
M. Cochin .
Notes fur les Ecoles de Peinture & fur les
plus célebres Peintres d'Italic.
MILAN. Les Peintres particuliers à cette
ville , ou dont on y voit un grand nombre
d'ouvrages , font Daniel Creſpi , dit le Cerano
, & les Procaccini. Jules- Céſar Procaccino
eſt bien ſuperieur à l'autre , & Daniel
Crespi eſt au moins égal au meilleur.
Quoique leurs noms ne foient pas de la
premiere célébrité , ils méritent cependant
de l'eſtime. Si l'on peut reprocher au Cerano
des incorrections de deſſein intolérables
, cela eſt racheté par un goût excellent
, par une très belle maniere de peindre
, large & moëlleuſe ; enfin par une
couleur forte , agréable & féduiſante. Jules-
Céfar Procaccino , plus correct , paroît
avoir moins de fierté dans ſon exécution ;
1
8 MERCURE DE FRANCE.
mais ſouvent ſon coloris eſt admirable ,&
ſemble prêt d'égaler celui de Rubens.
D'ailleurs fon pinceau eſt large & aimable
; cependant ces Peintres ne font pas
autant connus qu'il ſemble qu'ils devroient
P'être avec tant de talens , parce que , quoiqu'ils
ayent réuni pluſieurs parties de la
peinture ,néanmoins ils n'en ont porté au
cune au plus haut degré.
PARME. Ce qui s'y trouve le plus digne
del'attention des amateurs &des Artiſtes ,
c'eſt ſans doute le nombre d'ouvrages du
Corregio , qu'on y voit encore. Ce Peintre
fera toujours merveilleux lorſque l'on conſidérera
que certe grandeur de maniere &&
le point de perfection où il a porté le coloris
, ne lui ontpoint été enſeignés ,& qu'il
en eſt proprement l'inventeur. La nature
ſeule l'a guidé ,& ſa belle imagination a
ſçu y découvrir ce qu'elle ade plus féducteur.
Ses ouvrages ſont ſouvent remplis des
plus groffieres incorrections ,& cependant
on ne peut réſiſter à leur attrait , tant il eſt
vrai , quoique biendes Auteurs ayent voulu
en écrire , que les graces de la nature ,
conſidérées par le côtéde la couleur , foutenues
d'un pinceau large &d'un beau faire
, équivalent à ce que peut produire de
plus beau la correction d'un deſſein chârié
, qui ſouvent les exclut. Le Corregio
OCTOBRE. نو . 1758
malgré tous ſes défauts , ſera toujours mis
par cette ſeule partie , en parellele avec
Raphael & avec les plus grands Peintres
qu'il y ait eu. Il eſt vrai cependant que ce
n'eſt que par ſes plus beaux ouvrages. Si
l'on fait réflexion que cet admirable Peintre
n'a eu pour maître que la ſeule nature ,
on a peine à ſe refuſer de penſer que feule
elle peut montrer à chacun la véritable
route qu'il lui convient de ſuivre , & qu'en
perd trop de temps à chercher celle des autres.
Perſonne n'a traité les raccourcis des
plafonds avec plus de hardieſſe. Il eſt vrai
qu'il y a quelques figures où il eſt exceffif
&demauvais choix; mais c'eſt en petit
nombre ,& les autres ſont de la plus grandebeauté.
Engénéral ilaimoit àfairedans
les plafonds les figures coloſſales. Il fee
roit difficile de donner de bonnes raiſons
pour établir que les figures duſſent paroî
tre plus grandes que le naturel , ſurtout
dans un morceau, où s'aſſujettiſſant aux
raccourcis, on paroît prétendre àfaire illufion.
Pluſieurs Peintres l'ont ſuivi en cela ,
ſans peut- être avoir d'autres raiſons , finon
que le Corregio l'avoit fait ; mais ſuppoſé
quecela faſſe bien au plafond de laCathé
drale , ce que l'on pourroit nier , on ne
peut ſe diffimuler le mauvais effet que cela
fait au plafondde l'Egliſe de S. Jean , dont
t
70 MERCURE DE FRANCE.
la coupole , quoiqu'aſſez grande , paroît
néanmoins fort petite , à cauſe des colofſes
monstrueux qui y font , & qui ne laifſent
de place que pour un très-petit nombre
de figures. C'eſt ſans doute la plus belle
maniere de compoſer , que celle qui
n'employe que peu de figures , &grandes
dans le tableau ; mais cependant cela a
des bornes , & il y a un milieu àtenir pour
ne pas détruire l'illuſion .
NAPLES. Les Peintres , que cette ville
peut regarder proprement comme fiens ,
font , Maffimo , qui avoit vraiment du mésite
; Luca Giordano , de qui l'on y voit
une quantité d'ouvrages , dont pluſieurs
font très - beaux. Solimeni , Peintre d'un
très-beau génie & d'une grande facilité ,
&les modernes ſes éleves , qui y brillent
maintenant. On peut encore compter parmi
les Peintres Napolitains du ſecond ordre
Simonelli , dont il y a quelques morceaux
affez bons. Paul Matteis , Peintre
médiocre , quoiqu'avec quelque génie ,
mais qui a trop abuſé de ſa facilité. Il y en
abeaucoup d'autres , tels que Maria, Farelli
, &c. dont les ouvrages font , pour la
plus grande partie , mauvais , & les meilleurs
méritent peu d'attention. Les plus diftingués
de ces Peintres Napolitains , que
nous venons de nommer , quoiqu'excel.
OCTOBRE. 1758 . 71
lens à bien des égards , ne ſont cependant
pointdu premier ordre. On peut en général
, les qualifier de Peintres maniérés ,
médiocrement ſcavans dans leur art , &
preſque tous imitateurs de Pietro da Cortona.
Maffimo a quelque choſe de plus folide
& de plus propre à inſtruire ceux
qui étudient la peinture ; mais il n'a pas
les graces & l'agrément des autres dans
les caracteres de fon deſſein & dans ſon
coloris. Le plus ſéduiſant de tous , c'eſt
Luca Giordano . Son génie eſt abondant ,
fon faire eſt de la plus belle facilité ; fon
coloris , fans être bien vrai ni bien précieux
pour la fraîcheur & la variété des
tons , eſt cependant extrêmement agréable,
&l'on peut dire en général , que c'eſt une
belle couleur. Son deſſein n'a point de ces
fineſſes ſcavantes qui viennent d'une étude
profonde. La nature n'y eſt pas d'une
exacte correction ; cependant ſes ouvrages
font affez bien deſſinés , & ne préſentent
point de ces fautes groffieres , qu'on trouve
quelquefois dans des maîtres plus grands
que lui, C'eſt un de ces maîtres , qui ont
réuni toutes les parties de la peinture dans
un degré ſuffifant , pour produire le plus
grand plaifir à l'oeil , ſans exciter à l'examen
le même ſentiment d'admiration
qu'on éprouve à la vue des ouvrages de
72 MERCURE DE FRANCE.
ceux qui , ne donnant leur principale at
tention qu'à une des parties de la peinture
, font parvenus à laporter au plus haut
degré. Ils n'ont point produit ce que la
peinture a de plus étonnant , mais ils ont
faits les tableaux les plus tableaux , qu'on
me paſſe cette expreſſion , &dont le tout
enſemble fait le plus de plaiſir. Il ſeroit
difficile de décider lequel eſt à préférer ,
ou de réunir toutes les parties de la peinture
dans unbeau degré , ou de n'en poſſéder
qu'une à un degré ſublime. Ce qu'on
en peut dire , c'eſt que le Peintre qui n'auraqu'unepartie
ſublime , eſſuyera pendant
ſaviemille critiques ſur celles qui luimanquent
, mais il ſera l'objet de l'étude&de
l'admiration de la poſtérité , au lieu que
celui qui poſſédera l'art du tout enſemble
agréable, ſera dédommagé, par l'eſtime de
ſes contemporains & les agrémens qui la
ſuivent , de ce que la poſtérité pourra lui
refuſer. Les talens qui ont peucoûté& qui
font preſque entiérement le fruit des dons
naturels , font les plus ſéducteurs : on ne
peut réſiſter à leur impreſſion.Quoique ce
ſoit avec raiſon que l'on dit que ce qui a
été fait vite , doit être vu de même , néanmoins
il y a des beautés de facilité & d'heureuſe
négligence , auxquelles on ne peut
refuſer ſonadmiration ; mais ceux qui étudieng
OCTOBRE. 1758 . 73
dient la peinture , ne doivent point ſe les
propoſer pour modeles : il eſt &trop facile
de les imiter mal , & trop difficile de les
égaler : il faudroit avoir les mêmes dons
de la nature , ce dont on ne doit jamais ſe
Hatter. Ces maîtres faciles accoutument
ceux qui les ſuivent à être ſuperficiels , &
fi leurs imitateurs ont un degré de talent
moindre , ils tombent dans une médiocrité
tout- à- fait mépriſable. Ce qu'on peut principalement
conſidérer dans ce maître , &
qu'on répétera ici, quoiqu'il ait déja été dit
àl'occaſion de quelques-uns de ſes ouvrages
, c'eſt l'accord & l'effet harmonieux de
ſes tableaux. L'artifice dont il s'eſt ſervi
& qu'il eſt important de connoître , eſt
dévoilé plus clairement dans ſes Ouvrages
que dans la plupart des autres Maîtres ,
parce qu'il l'a ſouvent porté à l'excès. Il
conſiſte à faire toutes les ombres de fon
tableau , en quelque façon , du même ton
de couleur. Pour faire entendre ceci , ſuppoſons
qu'un Peintre ait trouvé un ton
brun compoſé de pluſieurs couleurs , qui
ſedétruiſent aſſez les unes les autres , pour
qu'on ne puiſſe plus aſſigner à ce brun le
nom d'aucune couleur , c'eſt à-dire qu'on
ne puiſſe le nommer ni rougeâtre , ni
bleuâtre , ni violâtre , &c. alors il auroit
unmoyen d'ombrer tous ſes objets comme
I. Vol. D
74 MERCURE DE FRANCE.
la nature nous les préſente. L'obſcurité
dans la nature n'eſt qu'une privation qui
n'a aucune couleur , & qui détruit toutes
les couleurs locales , à meſure qu'elle eft
plus grande. On remarquera dans tous les
les Maîtres , qui peuvent être cités pour
l'harmonic , qu'ils ont adopté unton favori
avec lequel ils ombrent tout , les étoffes
bleues , les étoffes rouges , &c. Dans les
ombres même des étoffes blanches , ce ton
yentre affez pour les accorder avec le reſte.
On le voit distinctement dans Luca Giordano
& dans Andrea Sacchi , dont le ton
d'ombres eſt aſſez ſemblable. C'eſt un brun
qui tient de la couleur naturelle de la terre
d'ombre. Dans les tableaux de Pietro da
Cortona , il eſt gris-brun , ou argentin ;
dans le Baccicio , jaunâtre. Paul Veronese
fait ſes ombres violâtres ; le Guercino dans
fon meilleur temps , les fait bleuâtres. Dans
la Foffe , c'est un brun rouſſeâtre , &c. Celui
de tous les tons d'ombres qui imitera
le mieux la nature , ſera celui qui tiendra
lemoins d'une couleur qu'on puiffe nommer.
Solimeni plus fin de deſſein , & plus
correct en tout que Luca Giordano , lui
cede cependant par l'agrément du coup
d'oeil de ſes tableaux , par la facilité du
pinceau & même par les graces. Ce n'eft
pas que fa touche ne ſoit très belle , & fes
OCTOBRE. 1758 . 75
d
demi- teintes de la plus grande fraîcheur;
mais ſes tableaux font tout-à- fait déparés
par le mauvais ton de ſes ombres , qui font
ſouvent d'un noir bleu tout- à- fait faux , &
qui plus il noircit , plus il devient déſagréable.
D'ailleurs , il difperſe ſouvent ſes
lumieres par petites parties , qui détruiſent
l'effet total de ſes tableaux. Cependant il
n'eſt pas toujours tombé dans ce défaut ,
&les figures qui ſont dans la ſacriſtie de
S. Paul font d'un meilleur ton : auſſi eftce
un des plus beaux ouvrages qu'il ait
fait , & qui peut être comparé à Pietro da
Cortona ; parce que s'il lui cede en quelque
partie , il l'emporte pour la correction
&la fineſſe du deſſein. Les éleves de Solimeni
, tels que Franciſchello delle Mura ;
ont conſervé une partie de ce génie furabondant
qu'on admire en lui , & la beauté
de ſa touche. Ils font auſſi deſſinateurs afſez
corrects & fpirituels ; mais leur maniere
eſt plus petite , leurs ombres font
trop refletées & trop belles , c'est-à-dire
que les couleurs locales ( 1 ) n'y ſont pas
:
(1 ) Je me ſers partout de l'expreſſion de couleur
locale dans le ſens qu'on lui donne ordinairement
, & qui ſignifie la couleur propre de cha
que objet , quoiqu'elle ne foit pas exacte , &
qu'elle dût plutôt fignifier la couleur occaſionnée
par le lieu & par la diſtance de l'oeil .
-
Dij
76 MERCURE DE FRANCE.
affez rompues ; ce qui empêche leurs ta
bleaux de faire de l'effet. A la vérité , on
peut eſpérer qu'en vieilliſſant , ils prendront
un meilleur accord. Il vaut beau,
coup mieux que des tableaux pêchent pour
avoir les ombres trop claires qu'autrement,
parce que le temps ne fera que les améliorer.
La ville de Naples n'eſt pas moins eme
bellie par les ouvrages de pluſieurs Maî
tres célebres qui lui font étrangers. Ceux
du Dominichino , quoique moindres que
ce qu'il a fait à Rome &à Bologne , font
cependant remplis de grandes beautés. On
y trouve des morceaux admirables du
Lanfrance , & aucune ville d'Italie n'en
préſente un ſi grand nombre. Il en eſt de
même d'Antonio , di Ribera , dit l'Espagnoletto
, dont il y a des ouvrages de la plus
grande beauté & nombreux ; c'eſt certainement
un des plus grands coloriſtes qui
ayent exiſté , & ſon exécution eſt admi
rable.
FLORENCE . L'école ancienne de Florence,
a produit quantité de Peintres qui ne font
pas fans mérite : cependant il en eſt bien
peu qui ayent acquis quelque célébrité.
LesEgliſes ſont remplies de tableaux de
quantité de différens Maîtres , que néan
moins on croiroit tous du même , tant ils
1
OCTOBRE. 1758 . 77
font du même goût , du même caractere
de deſſein , de la même maniere de draper
&de la même couleur. La couleur en eſt
très-grife & foible , le deſſein grand ; mais
maniéré dans le goût de M. A. Buonarotti ,
qui a été le chef de cette école. Ce font de
cestours de figures ſi ſouples, qu'on eft tenté
de les croire impoſſibles ; de ces grands
contours chargés , qui ſemblent tordre les
membres ; de ces graces outrées qui ont du
grand , mais qui ne préſentent l'idée que
d'une nature imaginaire : on n'y voit
point deColoriſtes , ni de ces Peintres remplis
de feu qui oſent hazarder des irrégularités
pour produire des beautés qui en
dédommagent ſurabondamment , & qui
font le charme de la peinture. L'école de
Florence a reçu tout fon éclat des célebres
Sculpteurs qu'elle a produits . Ce qui a été
cauſe que l'on s'eſt principalement &
preſque uniquement attaché au deſſein , à
une correction & à une grandeur de formes
qui dégénere facilement en maniere.
On a bean dire qu'elle eſt grande ; une
grande maniere qui ne tient pas à la nature
, ne vaut guere mieux qu'une plus
petite quí s'en écarte également. La vérité
eſt le but : le manquer d'une façon ou
d'autre eſt preſqu'égal.
#fuit encore de cette façon d'étudier ,
Diij
78 MERCURE DE FRANCE .
qu'amene une école preſqu'entiérement
dirigée par des Sculpteurs , qu'on deſſine
trop long- temps avant que de ſe hazarder
à peindre ; qu'on ne s'attache qu'aux contours
, & à placer les dedans avec exactitude
, ſans conſidérer la nature du côté
des effets de la lumiere & des couleurs ,
qui eſt la partie la plus effentielle de la
peinture : on peut s'en aſſurer par l'examen
des deſſeins des Maîtres Florentins , qui
ſont d'un fini extrême , & ombrés depetites
hachures qui marquent l'exactitude &
la ſervitude.
Mais auſſi on peut dire , à la gloire de
l'école Florentine , qu'elle a produit les
plus excellens Sculpteurs ,&en plus grand
nombre que toutes les autres Villes d'Italie
, au contraire de la ville de Veniſe qui
a donné tant de grands Peintres , & n'a
point formé de Sculpteurs. Il est vrai que
ces Sculpteurs de Florence ſont maniérés ,
parce qu'ils ont plutôt imité Michel-Ange ,
que la nature & l'antique ; mais néanmoins
ils ſont ſçavans, corrects & de grand
goût.
La ſuite au prochain volume.
EXTRAIT des Poëſies philoſophiques.
A Paris , chez Guillyn , quai des Auguftins.
1
OCTOBRE. 1758 . 79
Ce Recueil de vers , où l'on trouvera
peu de philofophie , eſt compoſé d'un petit
Poëme , de quelques Odes , & de quantité
d'Epigrammes , pour la plupart auffi mauvaiſes
que méchantes.
Un Auteur qui parle de tout avec auffi
peude ménagement , ne s'attend pas à être
ménagé , & celui qui dit de la Tragédie
de Didon , que l'Auteur eſt perdu , ſi vous
lifez Virgile , ne doit pas trouver étrange
qu'on parle de lui avec une franchiſe honnête.
Son Poëme intitulé, les Refſſources du Génie,
tient affez mal ce qu'il promet. On croiroit
qu'il va ouvrir de nouvelles routes à
la poéſie , à l'imagination , à l'invention
engénéral ; étendre les limites des arts ;
fouiller au ſein de la nature , & en tirer
des tréſors inconnus ; ce n'eſt rien moins
que tout cela.
Il débute par une foible imitation de
quelques beaux vers de la Métromanie ſur
l'épuiſement des ſources de nos idées :
Dès long-temps tout eſt dit , repete un peuple
fot.
Obſervons que c'eſt d'après Horace & la
Bruyere que ce peuple fot le répete.
Pour détruire ce préjugé , l'Auteur parcourt
les divers genres de poéfie. Corneille
Div
80 MERCURE DE FRANCE.
eſt un athlete toujours grand danssa courſe
infinie. Racine moins hardi , mais plus foutenu
, flatte notre oreille , & fait couler nos
pleurs. L'Auteur avouera du moins que
tout eſt dit ſur ce parallele , & qu'il n'y a
de neuf ici que la fauſſe image de l'athlete
qui court. Il ajoute que perſonne encore
n'a égalé Corneille & Racine ; mais ne
pourroit-on pas
Rapprocher , réunir leurs diverſes beautés
Etendre en les joignant leurs talens limités.
3
Le ſecret fans doute ſeroit merveilleux ;
il feroit à ſouhaiter auſſi que le même
Peintre deſſinât comme Michel-Ange , &
colorât comme Rubens. Mais eſt - ce la
peine de le dire , & de le dire en vers ? II
veut, pour la comédie & pour l'apologue ,
qu'on ait les talens de Moliere & de la
Fontaine , & qu'on écrive plus correctement.
C'eſt là ce qu'il appelle les reffources
du génie : ainfi du reſte.
Les perles de l'Elégie , le myrte de l'Eglogue
, le laurier du Poëme épique ſont encore
les reſſources que l'Auteur préſente
aux Poëtes François. Mais il ne s'agit point
ici de perles de laurier & de myrte. Il
falloit approfondir les genres , en diftinguer
les caracteres , en développer l'étendue
, & déſigner dans la nature les ſources
OCTOBRE. 1758. S1
Cachées , s'il en eſt , où le génie pourroit
puiſer. Ce n'eſt point en effleurant la fuperficie
des objets qu'on fait un poëme
philofophique.
Il prétend que nous n'avons point de
poëme épique françois. Il ne s'eſt pas flatté,
ſans doute ,d'en être cru ſur ſa parole ; &
cettedéciſion tranchante auroit exigé quelque
diſcuſſion. Mais il ne daigne pas même
expliquer ce qu'il entend par un pоёте
épique. Il ſe contente d'avancer dans une
note que les perſonnes d'un goût fûr , qui
ont lu Homere , Virgile & le Tafle , n'ont
pu croire que le Télémaque& la Henriade
fuſſent des poëmes épiques.
Il employe l'argument de M. de Fontenelle
pour prouver que la nature na
point dégénerédans les hommes
Ne voit-on plus les pins & les larges ormeaux ,
Ofer juſqu'à la nuë élancer leurs rameaux ?
C'eſt l'art qui nous manque , dit- il : on
le néglige , on n'étudie plus les Anciens.
On ne lit plus Homere & ſa trompette altiere ,
Comme un or ignoré , languit dans la pouſſiere.
Virgile eſt inconnu; ſon chef d'oeuvre en oubli
Dans le profond Léthé ſemble. être enfeveli..
Où l'Auteur a - t'il pris tout cela : Si
l'are avoit manqué, comme it le prétend
82 MERCURE DE FRANCE.
à Fénelon & à Voltaire , feroit- ce faute
d'avoir étudié les Anciens ? L'Auteur du
Télémaque n'avoit point lu Homere !
l'Auteur de la Henriade n'avoit point lu
Virgile ! Et quel eſt l'homme de Lettres
qui n'a pas le tableau de l'Iliade & celui
de l'Enéide auffi préſent qu'Homere &
Virgile l'avoient eux- mêmes ? Aquoi bon
ſe répandre en vaines déclamation contre
fon fiecle ?
Que d'Homere&de Plaute on couronne le front ,
Qu'on life encor leurs vers , les Virgiles naîtront.
Les Virgiles naîtront quand on lira Plaute
: eſt- ce là de la philoſophie ?
Mais c'eſt trop inſiſter ſur unOuvrage
que l'Auteur déſavouera lui- même, quand
il y aura réfléchi. L'on voit qu'il ne s'eſt
pas même donné le temps de châtier fon
ſtyle , de choiſir ſes épithetes , d'obſerver
dans ſes métaphores l'analogie des termes.
Avec plus d'attention , il n'auroit pas écrit
la langueur de Racine , les vers durs de
Pompée , les larges ormeaux , l'athlete dans
ſa courſe , &c. il n'auroit pas uni lesgraces
avec les foudres ; il n'auroit pas dit que les
fombres noirceurs ont énervé les moeurs du
François ; que les vers criminels allument
des ravages , &c.
Ses Odes ne font pas écrites avec plus
OCTOBRE. 1758. 83
de ſoin , ni mieux raiſonnées que fon
Роёте.
La premiere à la Renommée , eſt une foible
copie de l'Ode à la Fortune.
La marche , les mouvemens , les tours ,
les rimes elles - mêmes , font le plus fouvent
priſes de Rouſſeau. Mais tout cela fe
reffent de la négligence du Copiſte.
Par exemple Rouſſeau a dit :
Mais de quelque ſuperbe titre
Dont ces Héros ſoient revêtus ,
Prenons la raifon pour arbitre ,
Et cherchons en eux leurs vertus.
Onlit ici :
Mais ſans s'éblouir des grands titres
Que ton orgueil a fabriqués ;
J'y conſens , prenons pour arbitres
Ces Héros , de ton ſceau marqués.
La concluſion de cet Ode eſt que ,
Le Sage place dans ſoi-même
Sa joie & fon bonheur ſuprême ,
Et loin qu'il tente de chercher
Abriller du fonds de ſa tombe ;
Tel qu'un fruit , il murit , il tombe ;
Quand le fort vient le détacher.
小
Si l'Auteur avoit écrit en philoſophe ,
comme il l'annonce , il auroit avoué que
Dvj
84 MERCURE DE FRANCE.
ce ſage eſt heureuſement un être de rai
fon ; que tout homme eſt ſoigneux de ſa
renommée; que perſonne n'a l'orgueil de
ſe ſuffire ; que le defir de ſe ſurvivre eſt
l'ame des grands deſſeins & le but des
nobles entrepriſes ; qu'enfin , ſuivant la
penſée d'un Ancien , celui qui mépriſe la
gloire n'eſt pas loin de mépriſer la vertu.
Je n'analyſerai point lesOdes ſuivantes :
il y a quelques traits heureux , &il dépendoit
de l'Auteur de donner à ces Poésies
un mérite qu'elle n'ont pas.
J'aurois pu , dit- il , dans l'une de ſesEpigrammes
J'aurois pu par maint trait agréable & touchiant,
Fixer l'attention , la tenir ſuſpendue ;
Mais , ami , j'écrivois pour le ſiecle préſent ,
Cefiecle de pantins , frivole , voltigeant ,&c.
Il eſt au moins dangereux de penſer
ainſidu ſiecle pour lequel on écrit. C'eft:
la diſpoſition la plus prochaine à la négligence&
à lamédiocrité.
Je ne releve point les reſſemblances
trop exactes que l'on apperçoit dans ces
Poéfies. Mais il en eſt que l'Auteur avoit
intérêt d'éviter:
(
Par exemple , après ces quatre vers de
Boileau , que tout le monde ſçait :
Maudie foit le premier dont la verve inſenſée
OCTOBRE. 1758 .
Dans les bornes d'un vers enferma ſa penſée ,
Et donnant à ſes mots une étroite priſon ,
Voulut avec la rime enchaîner la raiſon .
Il n'y a aucun avantage à dire dans un
Ode ,
Soi maudit cent fois le premier ....
•
Qui par la rime & la raiſon
Voulant briller avec juſteſſe ,
Creuſoit une ingrate priſon ,
Où notre ame eſt toujours en preſſe.
J'ai dit un mot des Epigrammes qui terminent
ce Recueil. Je finis par ce vers de
Boileau ſur un genre d'écrire humiliane
lorſqu'on y échoue , & malheureux même
lorſqu'on y excelle :
Le mal qu'on dit d'autrui ne produitque du mal.
L'Auteur me pardonnera ſans peine la
fincérité de mes remarques.
Dans fa molle facilité ,
Toujours foigneux de ſe complaire,
Il rit avec tranquillité
De tout critique attrabilaire. ( Ode IV. )
Je ſuis bien sûr qu'il ne trouvera ici aucune
trace de bile noire , mais le langage
courageux qu'auroientdû lui tenir ſes amis
avant qu'il publiât ſon livre.
86 MERCURE DE FRANCE.
SUITE de l'Ami des Hommes , quatrieme
Partie. Mémoire fur les Etats provinciaux.
QUOUIOQIQUUEE CE morceau ſoit déja très-connu
, je crois devoir en retracer l'idée pour
préparer l'eſprit des lecteurs à balancer
les difficultés qu'on a oppoſées aux principes
de l'Ami D. H. avec les ſolutions qu'il
en donne. L'objet de ſon Mémoire eſt
donc l'avantage que le Roi & l'Etat trouveroient
à ce que les pays d'Election fuſſent
Provinces d'Etats. Il en montre l'utilité ,
1º . relativement au bonheur des peuples ;
2º . relativement à l'autorité Royale ; 3 ° .
il propoſe la façon d'établir les pays d'E-.
tats dans tout le Royaume ; ainſi l'ouvrage
eſt diviſé en trois parties.
PREMIERE PARTIE. L'Auteur fait ſentir
combien l'adminiſtration , relativement
aux impôts , eſt plus juſte , plus douce &
plus légere pour les peuples dans les pays
d'Etats. Il prétend que la taille réelle fur
les terres ne peut s'établir que là , & qu'il
eſt impoſſible ailleurs de prendre une notion
même fautive de la qualité des biens
&de la nature des revenus. Il démontre
le vicede la taille tarifée d'après le nom->
bre des charrues & d'après la quantitédes
OCTOBRE. 1758 . 87
beftiaux , ſyſtème qui décourage l'induftrie
la plus précieuſe à l'Etat. Il explique
ce qu'on appelle affouagement , c'est- àdire
, la forme d'impoſition & de levée
des deniers dans les quatre grandes Provinces
d'Etats, le Languedoc , la Bretagne,
la Provence & la Bourgogne. Mais c'eſt
à l'adminiſtration de la Provence qu'il
s'attache particulierement : il en ſuit les
opérations dans le tarif des biens , dans
la répartition& la levée des impôts , dans
les dépenſes générales & particulieres de
la Province , article dans lequel il tâche
de juſtifier , avec ſon éloquence naturelle ,
les frais exceffifs de l'aſſemblée des Etats ;
&de tous ces détails il conclut quedans
aucune autre forme d'adminiftration , l'économie
, l'égalité , le bien public & l'avantage
d'un chacun ne font ni mieux ,
ni ſi bien d'accord. Il finit par une conſidération
bien importante : ſçavoir , que
l'homme eſt fait pour ſe croire libre &
pour être enchaîné , mais volontairement
&par des liens dont il fente la néceffité
&non la contrainte ;&que les peuples
font perfuadés qu'ils jouiſſent de leur-libertédès
qu'ils font admis à l'adminiſtration
de leur Province. Il compare la con
dition du Colon , dans les pays d'Etats ,
avec la condition de ſon ſemblable dans
IS MERCURE DE FRANCE.
une Province d'Election , & le contraſte
n'eſt que trop ſenſible.
Cependant on objecte que l'impofition
réelle fur les biens fonds exempte les pofſeſſeurs
des biens fictifs de leur nature ,
mais réels par le crédit public , comme les
rentes , &c. H répond que les grandes villes
, qui font partout l'habitation de cette
claſſe de gens aifés , ont dans les pays d'Etats
la permiſſion de payer les ſubſides
fur leurs entrées , & que par ce moyen
les gens aiſés portent les charges, relatives
àleur confommation. A cette réponfe fatisfaiſante
il en ajoute quelques-unes qui
le font beaucoup moins. Il ſemble qu'on
affoibliſſe une bonne raiſon en lui en afſociant
de mauvaiſes.
SECONDE PARTIE. On a ſouvent répété
qu'il ſeroit dangereux pour l'autorité
Royale d'ériger toutes les Provinces du
Royaume en pays d'Etat. L'ami des hommes
attaque ce préjugé calomnieux , &
il fait voir que nulle part l'autorité Royale
n'eſt plus préſente , ni plus reſpectée.
Je ne penſe pas , dit- il , qu'on veuille me
citer le droit de repréſentation comme
contraire à l'autorité : nous vivons ſous
une race de Princes toujours juftes &tou
joursbons. Il préſente à ce ſujer letableau
pathétique & fidele de l'amour des Fran
OCTOBRE. 1758 . S
çois pour leurs Rois , & de l'amour de
nos Rois pour leur peuple. Malheur ,
ajoute-t'il aux Miniſtres qui veulent féparer
l'intérêt du Prince de celui de ſes
ſujets; rien n'eſt plus inséparable de ſa
nature.
Ce qui contribue le plus au maintien
de l'autorité , ce font les gradations de
l'autorité même dans les prépoſés qui en
font les dépoſitaires , & cette hiérarchie
n'eſt obſervée que dans les aſſemblées des
Etats. Ici l'Auteur donne à la Nobleſſe la
prééminence qui lui eſt dûe , mais il lui
échappe des propoſitions qui ne font rien
moins qu'inconteſtables : par exemple ,
>> quelques Princes ont , dit-on , penſé
>>que tous leurs ſujets étoient égaux de-
>> vant eux. J'ai peine à croire qu'un Etat
>policé ait jamais été gouverné par un
>>Souverain affez aveugle & pufillanime
>> pour cela. Il eſt vrai que tous les ordres
>>de ſujets doivent un reſpect & une
>> obéiſſance égale au Souverain comme
» tel & revêtu d'un pouvoir ſacré ſelon
>> les loix divines & humaines. Mais le
>> Pere de famille , le Maître , le Seigneur
» ont auſſi des droitsfondés dans la nature,
» & le droit divin . L'autorité Souveraine
>>eſt faite pour maintenir tous ces droits.
>> Si le Prince traite le pere comme le
१० MERCURE DE FRANCE.
>> fils , le maître comme le valet , le Sei-
>> gneur comme le vaſſal , aine du reſte ,
» je ne dis pas dans les détails relatifs à la
>> Juſtice , où tout le monde a le même
>> droit , mais comme homme , ſi tout eft
>>égal en prérogatives , en autorité auprès
>> de lui , il fera le moteur de l'anarchie
>> loin d'être le ſoutien du bon ordre. »
J'avoue que ces principes me ſemblent
pouffésbien au-delà de la vérité. Politiquement
ſans doute , pour l'exemple & le
maintien de l'ordre établi , & des diftinctions
convenues , le Prince doit marquer
des préférences relatives aux conditions
: mais qu'il y ſoit obligé ſur peine
de porter atteinte au droit naturel & au
droit divin; cela eft fort. Quel est donc
dans la nature ce droit de prééminence ,
je ne dis pas du pere fur le fils , mais du
maître ſur le valet , & du Seigneur ſur le
vaſſal ? Cette ſupériorité, ſi je ne me trompe
, eſt toute d'inſtitution humaine. Mille
circonstances peuvent autoriſer les exceptions
à l'uſage reçu , &je ne vois que les
conféquences plus ou moins dangereuſes
de l'interverſion de l'ordre qui doivent
entrer en conſidération. Il falloit donc
s'en tenir à cette raiſon de convenance à
laquelle l'Auteur revient : « Les Princes
> ſçavent que les diſtinctions font nécefOCTOBRE.
1758 . 9
» ſaires dans leur état; ils aiment naturel-
» lement celle de la naiſſance , parce que
>> preſque tous héréditaires& fiers de leur
>> fang, les avantages d'autrui en ce gen-
>> re relevent encore la prééminence des
» leurs.»
L'adminiſtration propoſée eſt avantageuſe
à l'autorité , elle l'eſt auſſi aux finances.
Et c'eſt encore un préjugé à détruire
, que les pays d'Etat rendent moins
au Roi que les autres Provinces. L'Auteur
prouve par le fait que ſur ſept millions
cinq cens mille livres de revenus que peut
avoir la Provence , il en entre quatre dans
les coffres du Roi ou à ladécharge du Tréfor
Royal. Encore les dépenſes des Communautés
, relatives au bien public , les
intérêts des dettes qu'elles ont contractées
pour le beſoin de l'Etat , les nouveaux
droits de Contrôle,d'Infinuation , de Douane
, &c. ne font- ils point compris dans le
calcul des quatre millions. L'Auteur a-t'il
raiſon de dire qu'on faſſe maintenant la
même opération ſur le plus riche pays d'Election,
ſur la fertile & induſtrieuſe Normandie
, & je défie tous les calculateurs ?
mais , quoiqu'il en ſoit , Marseille &
Toulon qui , par leur commerce Maritime ,
mettent les productions de la Provence en
valeur, ne laiſſent aucune comparaiſon enMERCURE
DE FRANCE.
tre cette Province & celles de l'intérieur
duRoyaume...
Il eſt évident que par la même adminif
tration dans toutes les Provinces , les opérations
de finance feroient ſimplifiées ,&
les frais qu'elles exigent prodigieufement
diminués ; qué ces frais ſe diſtribueroient
dans le ſein même des Provinces,&que
la circulation abrégée de l'argent des ſujets
au tréſor , & du tréfor aux objets de
dépenſe , épargneroit une partie confidérable
de ce qui s'en perd dans le double
labyrinthe de la perception &de l'emploi :
il eſt encore évident que la police & la
vivification qui font l'ame du commerce ,
la liberté , la protection & les occafions
du travail qui en font les encouragemens,
gagneroient à ce qu'il propoſe ; qu'en un
mot tous les refforts de l'induſtrie ſeroient
mis en oeuvre avec une attention plus fuivie
, & une vigilance plus foutenue dans
les pays d'Etat , que dans les Provinces
d'Election ; & à ce propos l'Auteur , après
avoir rappellé les établiſſemens faits ſous
les yeux du Souverain , ajoute cette réflexion
qui exprime le voeu de la Nation
entiere. Ne feroit- il pas à ſouhaiter que
les Provinces qui doivent une balance fi
énorme à la capitale , euſſent auſſi dans
leur ſein des Arts & des Manufactures
OCTOBRE. 1758. 93
propres ày ramener le ſuc alimentaire qui
s'écoule néceſſairement par tant d'endroits?
Il rappelle le ſyſtême de M. de Colbert.
CeMiniſtre établit des Manufactures dans
les lieux les plus reculés du Royaume,
C'eſt un examen défolant pour un citoyen
que la comparaiſon de la vivification intérieure
de ce temps-là , à celle de celuici.
Le ſang de l'Etat , qui ſe porte tout à
la tête , en fait preſque un corps apoplectique.
Mais le point capital eſt l'agriculture,
Les encouragemens qu'elle exige ſont bien
peu de choſe ; ils ſe bornent preſque à la
tranquillité & à l'égalité dans les charges s
cependant elle ne peut les attendre que
de l'adminiſtration municipale. L'Ami des
hommes ne craint pas de dire que « l'agri
culture , telle que l'exercent nos payſans,
> eſt une véritable galere , & qu'il eſt auſſi
malaiſé à un de ces pauvres gens d'être
>>>bon Agriculteur , qu'à un forçat d'être
>>bon Amiral.
Il n'y a qu'un Miniſtere paſſionné pour
le bien de l'état , & impatient de l'opérer ,
qui puiffe permettre qu'on lui expoſe la
vérité avec cette noble franchiſe.
Enfin le crédit des Provinces d'états au
deſſus de tout crédit particulier , ſouvent
même au deſſus de celui du Prince , eſt
94 MERCURE DE FRANCE.
fondé ſur les deux baſes de la confiance
publique , les richeſſes& la ſûreté. On ne
doit craindre que d'en abuſer. Les fonds
des pays d'état , quoique répondans de
dettes très- conſidérables , ſont eſtimés dans
l'évaluation publique au double de ceux
qui font libres de dettes , mais accablés
par l'adminiſtration arbitraire. Il eſt donc
démontré par les faits , que l'adminiſtration
municipale eſt la plus avantageuſe ,
1º. au bonheur des peuples , 2º . à l'autorité&
à la puiſſance du Souverain. Il reſte
à voir quelle eſt la façon d'établir des états
provinciaux dans tout le Royaume.
TROISIEME PARTIE. L'Ami des hommes
commence par détruire d'un ſeul mot l'objection
triviale& rebattue,qu'il ſeroit dangereux
de multiplier les corps puiſſfans.
Tous nos mouvemens font venus de la
cour , qui ne fait point corps ; la ligue ,
les troubles de la régencede Marie deMédicis
, du regne de Louis XIII & de la
minorité de Louis XIV , furent tous excis
tés par les grands qui trouvoient l'impunité
& la fortune dans la défobéiſſance.
Que les Princes ſoient toujours en garde
contre leur cour & jamais contre leurs
peuples. Le pauvre ne demande qu'à labourer
en paix , &c. Il décrit enſuite ,
d'après M. de Boulainvilliers , les Affem
OCTOBRE. 1758 . 95
blées des Etats dans les quatre grandes
Provinces qu'il a citées , le Languedoc ,
la Bretagne , la Bourgogne & la Provence,
& il donne la préférence aux Affemblées
des Etats de Languedoc , où il ne déſapprouve
que la facilité de ſe faire repréſenter
par Procureur. Dans les Etats de Bretagne
il regarde comme un défaut l'intervalle
de deux ans pour les Aſſemblées . Plus
ſouvent un pere de famille regle ſes
comptes , mieux il arrange ſes affaires. La
multiplicité des Députés de la Nobleſſe eſt
encore un inconvénient de ces Etats. En
Bourgogne l'intervalle des Aſſemblées eſt
de trois ans , & toute la Nobleſſe y eſt
admiſe. L'Auteur obſerve de plus , que le
corps des élus qui repréſente les Etats de
cette Province n'a pas aſſez de confiftance.
Il voudroit que dans une Province où
l'on établiroit des Etats , ſurtout qui ne
devroient être tenus que tous les trois
ans , l'autorité de l'interregne réſidât dans
un Conſeil plus nombreux. Il propoſe enfin
une forme nouvelle , non pour les
Etats actuels , car il ne veut point innover
, mais pour ceux qu'on peut établir ;
& il ſuppoſe cet établiſſement dans la
Guyenne : même tarifqu'en Provence , &
même vérification; mais avant tout il s'agit
de régler quels biens font nobles dans
96 MERCURE DE FRANCE.
l'étendue de la Province , & quels biens
ne le font pas ; opération délicate , de l'aveu
même de l'Auteur. Pour lever toute
difficulté , il propoſe deux expédiens ; le
premier feroit de laiſſer dans chaque
terre&dans chaque bénéfice la contenancede
quatre charrues, au choix des poffefſeurs
, affranchies de toutes tailles. ( Il
ſemble qu'il feroit mieux de fixer une
partie proportionnelle , comme le tiers ,
le quart du bénéfice ou de la terre. ) Le
fecond expédient ſeroit de regarder comme
nobles , tous les biens unis aux fiefs
ou aux bénéfices avant l'année 1755. Il
prévoit toutes les difficultés de l'un &
de l'autre de ces projets ; mais il cherche
le bien général. Les poſſeſſeurs eux-mêmes
, voyent tous que leurs payſans accablés
ſe retirent , & que la campagne ſe
dépeuple . Que leur vaudra-t'elle quand
elle le ſera tout-à- fait ? Il croit donc pouvoir
aſſurer qu'ils entendroient raiſon&
que tout applaudiroit à l'établiſſement
de la taille réelle. Quant à l'adminiſtration
intérieure , il regarde comme un
abus pernicieux le droit de propoſer excluſivement
, attribué dans certains Etats
aux Préſidens Eccléſiaſtiques : il veut que
ce droit ſoit commun aux Préſidens des
trois Ordres , & que les distinctions dans
les
OCTOBRE. 1758. 97
Ics aſſemblées ne foient que de ſimple
déférence , & nullement d'autorité . Alors
il n'y auroit aucun inconvénient à accorder
, comme il le demande, la premiere
place d'Adminiſtrateur à unGentilhomme
dans chaque municipauté particuliere :
mais auſſi ne voit on pas quel en feroit
l'avantage ; & je crois qu'il eſt encore
mieuxde laïffer chacun dans ſa claſſe , ſans
préſumer d'un ordre de citoyens trop favorablement
au préjudice de l'autre. Selon
ce nouveau plan les Officiers municipaux
feroient élus tous les ans , mais
les anciens ſerviroient encore un an avec
les nouveaux pour les inſtruire. Les Députés
aux Etats ſeroient pris parmi ces
anciens Officiers. Les Syndics Généraux
ſeroient renouvellés & doublés de même ;
il y en auroit un ou pluſieurs à la ſuite
de la Cour ; tous les emplois généraux
feroient à la nomination des Etats aſſemblés.
Les trois Ordres délibéreroient enſemble
comme en Languedoc , & non pas
ſéparément comme en Bourgogne & en
Bretagne , chaque Député auroit ſa voix
dans les trois Ordres ſans diſtinction . En
un mot rien de plus ſage , de plus beau ,
de plus utile que le plan d'une adminiftration
ſi bien organiſée : l'intérêt du peuple
& celui de l'Etat , l'autorité , l'obéif
I. Vol. E
93 MERCURE DE FRANCE.
fance , la liberté légitime , tout y eſt mé
nagé , reſpecté , concilié avec une harmonie
admirable , & un tel projet doit
rendre ſon Auteur également cher à ſon
Prince & à ſes concitoyens.
: L'Ami des hommes remplit , comme on
vient de le voir , les conditions attachées
à ce titre. Il ne lui reſte plus qu'à répondre
aux objections qu'on lui fait , & qu'il
ſe fait à lui-même ; & je réſerve cette
partie pour le volume prochain.
LETTRES édifiantes & curieuſes , écrites
desMiſſions étrangeres , par quelquesMifſionnaires
de la Compagnie de Jeſus. 28°
Recueil.
Je ne m'étendrai point ſur la premiere
& la troiſieme Lettre de ce recueil , ni fur
ledétail des travaux apoftoliques qui font
l'objet eſſentiel de ces correſpondances,
Le zele infatigable , la conſtance à toute
épreuve des Miniſtres de la Religion qui
vont ſemer la foi aux extrêmités dumonde,
l'aveugle politique & l'obſtination déplorabledes
infideles à en étouffer les germes
dans le fang des Martyrs ; les combats de
la vérité &de l'erreur, tels qu'on les a vus
dans les premiers ſiecles de l'Egliſe , font
des tableaux édifians , ſans doute , mais f
ouvent répétés dans ce recueil , que les
OCTOBRE. 1758 .
exemples multipliés de l'héroïſme évangélique
, n'ont plus rien d'étonnant pour
nous.
Mais ce que je dois obſerver ici pour
la gloire & l'exemple des Ouvriers de l'Evangile
, c'eſt que les Miſſionnaires d'Europe
, & les Jéſuites en particulier , en ſe
dévouant au ſervice de Dieu , ne renoncent
pas au deſir de fe rendre utiles à leur
patrie , & ce font les obſervations philoſophiques
de ces Apôtres citoyens que je
vais parcourir rapidement dans l'extrait de
ces Lettres édifiantes à tous égards.
La ſeconde écrite par le Pere Vivier ,
du pays des Illinois , le 17 Novembre
mil ſept cens cinquante , contient une defcription
affez détaillée de la Louiſianne ,
des bords du fleuve Miſſiſſipi ou du grand
Fleuve , & de la riviere de Miſſouri qui s'y
jette.
L'embouchure du Miſſiſſipi , par le 29º
degré de latitude ſeptentrionale , feroit
d'un abord dangereux à cauſe de la multitude
d'Ifles & de bancs de vaſe dont elle
eſt remplie , ſi l'on n'avoit pour guide un
Pilote expérimenté. Le fleuve eſt difficile
à remonter pour les vaiſſeaux. Depuis le
29º juſqu'au 31º degré de latitude , il n'eſt
pas plus large que la Seine devant Rouen ;
mais il a beaucoup plus de profondeur
Eij
100 MERCURE DE FRANCE:
on lui connoît plus de 700 lieues de cours.
Le Miſſouri plus large , plus profond ,
plus rapide , prend ſa ſource d'encore bien
plus loin; fon eau , la meilleure qui ſoit
au monde , domine ſi fort dans ſon mêlange
avec celle du Miſſiſſipi , que celle- ci
devient excellente , de mauvaiſe qu'elle eſt
avant la jonction ; cependant le Miffiffipi ,
découvert le premier , a ufurpé ſur leMiffouri
le nom de grand Fleuve.
Les deux rives du Miſſiſſipi font bordées
dans preſque tout fon cours de deux lifieres
d'épaiſſes forêts ; derriere ces forêts on
trouve des pays plus élevés , entrecoupés
de plaines & de bois clairſemés , ce qui
vient de ce que les Sauvages mettent le
feu dans les prairies vers la fin de l'antomne.
Le feu qui gagne de tous côtés ,
détruit la plupart des jeunes arbres. Les
bords du fleuve plus humides , ſont préſervés
de l'incendie. Les plaines & les forêts
ſont peuplées de boeufs ſauvages , &
des mêmes eſpeces de bêtes fauves & de
bêtes féroces que les forêts de l'Europe. 11
y ades dindes & des faiſans. Le fleuve ,
les rivieres & les lacs abondent en poiffons.
On y trouve une quantité prodigieuſe
d'oiſeaux aquatiques , les mêmes
que dans nos climats.
* A is lieues de l'embouchure du fleuve
OCTOBRE. 1758 . 101
commencent nos habitations ſituées ſur les
deux bords juſqu'à la nouvelle Orléans.
Cet eſpace eſt de 15 lieues , & il n'eſt pas
tout occupé.
Le climat , quoique plus doux que celui
des Ifles , paroît peſant à un nouveau débarqué.
Le terroir eſt fort bon , preſque
toute eſpece de légume y vient affez bien .
On y a de magnifiques orangers , de l'indigo
, du maïs en abondance , du riz , des
patates , du coton & du tabac. La vigne
pourroit y réuffir ; le bled farrazin , le
millet , l'avoine , y profperent. Mais le
climat eſt trop chaud pour le froment. On
yéleve toute eſpece de volailles &de bêtes
à cornes. Le principal commerce eft en
bois de charpente , que l'on travaille avec
des moulins à ſcier .
Le P. Vivier fait ici une obſervation
curieuſe. Dans preſque tout pays le bord
d'un fleuve eſt l'endroit le plus bas. Ici au
contraire , c'eſt l'endroit le plus élevé. Du
fleuve à l'entrée des cyprieres ou forêts , il
y a juſqu'à quinze pieds de pente. Voulezvous
arroſer votre terre , faites une faignée
à la riviere & une digue à l'extrêmité
du foffé; en peu de temps , elle ſe couvrira
d'eau. Pour pratiquer un moulin , il n'eſt
queſtion non plus que d'une ouverture à
la riviere , l'eau s'écoule dans les cyprieres
C
;
E iij
2 MERCURE DE FRANCE:
juſqu'à la mer. A la nouvelle Orléans rien
n'eſt plus rareque la pierre. On y ſubſtitue
la brique. Il y ades montagnes de coquillages
ſur le bord du lac Pont Chartrain , &
l'on en fait de la chaux. Il croit aux environs,&
encore plus du côté de laMobile,
quantité d'arbres qu'on a nommés ciriers ,
parce que de leur graine on a trouvé
moyen d'extraire une cire , qui bien travaillée,
iroit preſque de pair avec cellede
nos abeilles. Si l'uſage de cette cire pouvoit
s'introduire en Europe , ce ſeroit une
branche de commerce confidérable pour la
Louiſiane. Acinquante lieues , & plus encore
à cent lieues de la nouvelle Orléans
en remontant le fleuve , il croit d'excellent
tabac. «Si au lieu de tirer des Etrangers
>> le tabac qui ſe conſomme en France , on
>>le tiroit de ce pays , on en auroit de
»meilleur , on épargneroit l'argent qu'on
>>fait fortir pour cela du Royaume , & on
Ȏtabliroit la Colonie. >>>
Près de 350 lieues au deſſus de la nouvelle
Orléans , eſt le pays des Illinois par
le 38º degré 15 minutes de latitude. Le
climat eſt à peu près ſemblable à celui de
la France. Les grandes chaleurs s'y font
fentir un peu plutôt , & plus vivement;
mais elles ne font ni conſtantes , ni durables.
Les grands froids arrivent plus tard
OCTOBRE. 1758. 103
L'alternative du doux &du froid en hyver
eft forr nuifible aux arbres fruitiers. Le
terroir eft fertile cependant le froment
n'y donne que depuis cinq juſqu'à huit
pour cent ; mais il eſt à remarquer que les
terres font cultivées négligemment , &que
depuis trente ans qu'on les travaille on ne
les ajamais fumées. Le maïs y donne plus
demillepour un,&le pays produit trois fois
plus de vivres qu'il n'en peut conſommer.
Nulle part la chaſſe n'eſt plus abondante ,
on y prend les taureaux fauvages au lacet.
Il y a dans cette partie de la Louiſianne
cinq villages François& trois villages Illinois
, dans l'eſpace de 22 lieues , fitués
dans une longue prairie bornée à l'Eſt par
une chaîne de montagnes&par la riviere
desTamarouas ; à l'Oueſt par le Miffiffipi.
Les cinq villages François compoſent environ
140 familles. Il y a dans le pays plufieurs
fontaines ſalées , des mines fans
nombre , mais qu'on n'exploite pas.
Le domaine du Roi dans ces contrées
eft illimité au Nord &Nord-oueft ; il s'érend
dans les immenfes pays qu'arrofent
le Miffouri & les rivieres qui ſe jettent
dans ce fleuve , pays les plus beaux du
monde.
Parmi les Nations du Miſſouri , il y en
aqui n'ont de ſauvage que le nom. Le
Eiv
104 MERCURE DE FRANCE.
Chefdes Panis- Mahas , à la mort de fort
Prédéceſſeur , ayant réuni tous les fuffrages
, ſe refuſa d'abord au choix qu'on
avoit fait de lui ; mais obligé d'y acquiefcer
enfin : Vous voulez donc , leur
dit- il , que je fois votre Chef, j'y conſens ;
mais fongez que je veux être véritablement
Chef , & qu'on m'obéifſe ponctuellement
en cette qualité. Juſqu'à préſent,
les veuves & les orphelins ont été à l'abandon;
je prétends que dorénavant on pourvoye
à leur beſoin ; & afin qu'ils ne foient
point oubliés , je veux qu'ils foient les premiers
partagés. Depuis , la premiere portion
de la chaſſe eſt conftamment réſervée
pour les veuves & les orphelins. Ce Chef
des Panis Mahas honore du titre de Soleil
le François le plus miſérable qui ſe trouve
dans ſon village : ce village peut fournir
900 hommes en étatde porter les armes.
Au reſte , ajoute le Miſſionnaire , ce
pays eſt d'une bien plus grande importance
qu'on n'imagine. La tranquillité du Canada,
& la fûreté de tout le bas de la Colonie
en dépendent : certainement , ſans ce
poſte plus de communication entre la
Louiſiane & le Canada. Le Roi , en faiſant
ici un établiſſement ſolide , s'affure de la
poffeffion du plus vaſte & du plus beau
paysde l'Amérique ſeptentrionale.
OCTOBRE. 1758 . 110ος
Le Pere Chanſeaume a envoyé de la
province de Houquang un Mémoire fur la
cire d'arbre , que les Chinois appellent
Pe- la. Ce n'eſt point l'extrait d'un fruit
comme celle que l'on recueille aux Illinois
& dans la Mobile . Celle- ci eſt l'enveloppe
dont ſe couvre un petit infecte , qui s'attache
à deux eſpeces d'arbres , dontl'un tient
de la nature du buiſſon , & croît dans les
lieux ſecs : il ſe nomme kan - la - chu ,
arbre ſec qui porte la cire. L'autre plus
grand , s'éleve dans les lieux humides , &
s'appelle choui- la- chu , arbre d'eau qui porte
la cire. Les inſectes qui donnent la cire ,
ne ſe trouvent pas fur ces arbres; il faut
les y appliquer , & l'Auteur en preſcrit
l'opération d'après les épreuves qu'il en a
faites ſur l'arbre nommé can- la-chu.
Je paſſerai légérement ſur la lettre du
P. Amyot , deſcription plus curieuſe qu'intéreſſante
d'une fête ordonnée par l'Empereur
de la Chine , & exécutée le 6 Janvier
1752 , pour célébrer , ſelon l'uſage ,
la 60º année de l'âge de ſa mere.
Les décorations commençoient à l'ane
des maiſons de Plaiſance de l'Empereur ,
appellée Yuen-Min- Yuen & ſe terminoient
au Palais Impérial de Pekin , c'eſtà-
dire , à 4 lieues de diſtance le long de
la riviere. D'abord la Cour devoit aller
5
:
Ev
106 MERCURE DE FRANCE!
fur des barques , & quoique les froids
foient exceffifs à Pekin , & que l'on fût
dans la faiſon la plus rigoureuſe de l'année
, on ſe flattoit d'empêcher la riviere
de gêler. Pour cela des milliers de Chinois
furent occupés nuit & jour , pendant
trois ſemaines , à battre l'eau , à rompre
&à retirer les glaçons à meſure qu'ils ſe
formoient. Malgré ces travaux incroyables
la riviere prit , les barques furent inutiles,
&l'on eut recours aux traînaux ; il faut
avouer que notre faſte Européen eſt bien
peu de choſe en comparaiſon de cette
magnificence. Que l'on ſe repréſente les
deux bords de la riviere décorés dans l'étendue
de quatre lieues , avec toute la variété
, l'élégance & la richeſſe dont eſt
fufceptible l'Architecture Chinoiſe ; les
bâtimens éclairés par ces illuminations&
ces feux d'artifice colorés , dont la foible
imitation nous étonne ; ce ſpectacle animé
encore par les exercices de voltigeurs,
où l'on ſçait que les Chinois excellent ;
enfin ce tableau immenfe coupé de loin
enloinpardes fites & des points de vue
champêtres où l'on avoit imité la nature
dans ſes aſpects les plus riants , & dans
ſes détails les plus riches , où l'on voyoit
des vergers &des jardins avec des arbres
detoutes les efpeces , des fruits & des
<
* OCTOBRE. 1758 . 107
Aeurs de toutes les ſaiſons ; des lacs , des
mers , des réſervoirs avec leurs poiffons
& leurs oiſeaux aquatiques , &c. Telle
eſt l'idée que le Pere Amyot nousdonne
de cette fère , en ne décrivant que ce qu'il
avu. Tout cela paroît fabuleux dans un
pays où l'on manque d'hommes : mais il
y a une forte d'économie politique dans
cette magnificence chez une Nation où
l'eſpece humaine furabonde , & où les trê
fors du Souverain n'ont , pour ſe répandre
ſur le peuple , que les canaux de la
fomptuofité.
Le Mémoire de M. Paradis envoyé de
Pondicheri par le Pere Coeurdoux , fur les
trois façons de teindre les toiles dans les
Indes ſeroit un morceau précieux pour nos
Manufactures , ſi nos Teinturiers pou
voient ſe procurer les ingrédiens dont les
Indiens compoſent leur rouge. Aux détails
du Mémoire de M. Paradis , le Pere
Coeurdoux joint de nouvelles inſtructions
qu'il a priſes ſur les plantes , fur les
drogues , fur leur infuſion , fur la maniere
de l'employer , & , ce qui eſt plus intéreſſant
encore , ſur les moyens de ſubſtituer
nos végétaux à ceux de l'Inde dans
la compoſition de la teinture en rouge. Le
Pere Coeurdoux a déja éprouvé que la foude
eſt au moins le parfait ſupplément de la
Evj
IOS MERCURE DE FRANCE.
cendre de nayourivi , & que l'huile d'oli
ve avec la ſoude tient lieu de l'huile de
Séfame avec la cendre de nayourivi. Il a
découvert de plus , que l'eau acre , dont
ſe ſervent excluſivement les Indiens pour
cette infuſion , eſt chargée de nitre , &
l'analyſe qui le prouve , me ſemble faite
avec beaucoup de ſoin.
En un mot , ſi ce Mémoire & les notes
qui l'accompagnent , ne nous donnent pas
précisément la teinture en rouge des Indiens
, ils mettent nos Manufacturiers fur
la voie , & je ne doute pas que nos Botaniſtes
& nos Chymiſtes ne perfectionnent
aiſément la recette indiquée par ce
diligent obfervateur.
Ce recueil eſt terminé par un Mémoire
du Pere Gaubil , Miſſionnaire à Pekin,
d'après la relation du Docteur Supao-
Koang , Ambaſſadeur de l'Empereur de
la Chine , Kanghi auprès du Roi des Ifles
Lieon - Kieou , envoyé en 1719 , & de
retour en 1720. Ce Mémoire contient
des détails intéreſſans , relatifs à la Géographie
, à la Chronologie , au Gouvernement
, aux moeurs , aux uſages , au commerce
, à l'induſtrie , à l'Hiſtoire politique
& naturelle des Iles Lieou-Kieou ;
toutes ces obſervations annoncent dans
l'Ambaſſadeur Chinois un ſcavant , un
:
OCTOBRE. 1758. 109
Philoſophe , un homme d'Etat , & répondent
pleinement à l'idée que nous avons
de la ſageſſe de ſa patrie.
RÉFLEXIONS ſur les avantages de la
libre fabrication , & de l'uſage des toiles
peintes en France ; pour ſervir de réponfe
aux divers Mémoires des Fabricans de
Paris , Lyon , Tours , Rouen , &c. fur cette
matiere. A Geneves , & ſe trouve à Paris
chez Damonneville , Libraire , quai des
Auguſtins.
Dans l'attente d'une replique à ces réflexions
, j'ai différé d'en rendre compte :
on me l'avoit annoncée , & je croyois en
avoir beſoin pour me préſerver de la féduction
à laquelle on eft expofé , quand
onn'entend qu'une partie. Mais j'ai trouvé
dans les Mémoires auxquels ces réflexions
répondent , ou plutôt j'ai trouvé dans ces
réflexions elles-mêmes de quoi fuppléer à
la replique , & dans l'extrait que je vais
donner , je ne crains pas que l'on m'accuſe
de m'être laiſſé prévenir.
L'Auteur , qui ne fe donne que pour un
Citoyen zélé , croit défendre la cauſe dela
Nation contre les Commerçans.. Il remarque
1º. que l'intérêt d'un Commerçant ,
celui d'une Communauté , celui même de
toutes les Communautés, peut- être oppofé
:
TIO MERCURE DE FRANCE.
à l'intérêt général du commerce & de l'E
rat ; 2°. que des Communautés qui font
intervenues dans cette cauſe , ily en a plufieurs
qu'elle ne regarde en aucune façon .
La permiſſion de porter des toiles peintes ,
dit-il , n'intéreſſe pas les Orfevres ni , je
crois , les Epiciers ,&c. Les draps ne peuvent
être remplacés par les toiles peintes ;
&comme les Merciers ne fabriquent aueune
étoffe , il leur eſt abſolument égal
que l'on confomme telle ou telle , &c. It
met ainfi hors de cauſe les ſix Corps des
Marchands de Paris , & par conféquent
les mêmes claſſes de Commerçans dans les
Provinces. Les parties véritablement intéreffées
font les Fabricans de Paris , de
Lyon , de Tours , de Rouen , &c. On répond
à leurs plaintes ſur l'état de leurs
manufactures ; 1°. que le mal ne vient
point , comme ils l'ont dit , de l'uſage des
toiles peintes , maisde la ſituation actuelle
de l'Europe , & d'autres cauſes moins élois
gnées que l'Auteur indique en paffant ;
2°. que l'uſage des toiles peintes fût - il
auſſi pernicieux qu'ils le prétendent , il
n'eſt pas poſſible de le déraciner ; que l'appas
du gain en fera toujours introduire ,
que le bon marché & la mode en feront
toujours acheter ,& que la loi prohibitive
àla rigueur , ne pouvant s'exercer fans
OCTOBRE. 1738. IT
diftinction , ſans exception , elle ſeroit à la
fois odieuſe & impuiſſante.
Qu'en un mot , la loi prohibitive pûtelle
être exécutée à la rigueur , elle ne le
fera jamais ; & qu'il vaut encore mieux
permettre la fabrication des toiles peintes
que d'en tolérer la contrebande.
Acesmoyens on peut oppofer 10. qu'on
n'introduira plus de toiles peintes dans le
Royaume , quand on n'y en débitera plus ;
qu'on n'y en débitera plus , quand la loi
qui en défend l'uſage ſera mife enexécution
; qu'une loi prohibitive n'eſt odieuſe ,
ou ne doit l'être , qu'autant qu'elle gêne le
citoyen , fans aucun intérêt pour l'Etat (&
c'eſt ce qui eſt'en queſtion ); que les murmures
& les plaintes momentanées , fi on
les écoutoit , s'éléveroient demême contre
toutes les opérations , où l'on facrifie le
bien particulier au bien public ; qu'il y a
partout des loix prohibitives bien plus rigoureuſes
que celles- ci , & que partout
elles font obſervées , quand on veut bien
qu'elles le foient.
2 ° . Qu'à l'égard des moyens de faire
exécuter cette loi ſans violence , il n'y a
qu'à donner l'exemple , à impofer des
amendes proportionnelles , à les attribuer
aux Communautés marchandes , qui follicitent
l'interdiction , & à confier le main
112 MERCURE DE FRANCE.
و
tien & l'exécution de la loi aux Tribunaux
chargés de la haute police ; qu'il n'y a
point d'afyle pour les Faux-Monoyeurs , &
que la loi qui défend la fauſſe monnoie ,
n'eſt pas plus ſacrée , plus inviolable , que
telle autre loi émanée du trône , qu'enfin
il eſt au moins indécent de ſoutenir qu'une
loi qui n'interdit aux Citoyens que
telle eſpece de vêtemens étrangers , dont
l'uſage eſt regardé par le Gouvernement
comme nuiſible à l'Etat , que cette loi déja
prononcée & confirmée par des Arrêts
foit odieuſe & doive être impuiſſante.
Auſſi l'Auteur des Réflexions ſe défiant de
ces moyens , entreprend-t'il de prouver
que la libre fabrication des toiles peintes
feroit avantageuſe , & il commence par
établir qu'il eſt poſſible d'en fabriquer en
France. Il ſoutient que chez nos voiſins ,
en Suiffe , en Hollande , &c. non ſeulement
on imprime les toiles , mais qu'on y
file & tire le coton , & qu'on y fait la
toile même , ſurtout des qualités communes.
C'eſt un fait qu'on lui a nié , & les
queſtions de fait font faciles à réſoudre.
Mais il reſte encore à fçavoir ſi les toiles
qu'on fabriqueroit en France , à l'exemple
de nos voiſins , ſoutiendroient la concurrence
des toiles étrangeres , c'eſt- à- dire fi
la qualité étant égale , le prix pourroit
OCTOBRE. 1758. 113
être le même. Quant à l'induſtrie , l'Auteur
cite des eſſais qui , bien conſtatés , ne
laiſſeroient aucun doute ſur le ſuccès de
la filature. Quant au prix , il prétend que
nos fabriques établies dans les campagnes ,
&furtout loindes grandes Villes , peuvent
être au pair de celles de l'Europe : il femble
réſulter auffi de ſes calculs que nous
foutiendrions la concurrence avec les toiles
de l'Inde rendues en Europe ; mais ſes
calculs font loin de s'accorder avec ceux
des Marchands de Rouen ; & d'ailleurs le
prix étant égal , la beauté , la bonté de la
toile fera-t'elle ici la même que dans l'Inde?
D'habiles ſpéculateurs prétendent que
le coton ne ſe travaille bien que fur les
lieux ; par ce qu'il s'altere dans l'emballage
&dans le tranſport , & qu'il n'eſt jamais fi
moëlleux que lorſqu'il vient d'être cueilli.
L'Auteur de l'examen ſur la prohibition
des toiles peintes , en convenant qu'il eſt
poſſible de fabriquer en France des toiles
de coton en concurrence avec les Etrangers
, dit qu'ilfaut attendre que ces établiſ-
Semensfoientformés , &qu'avant cela il ne
feroit pas prudent de nous conduire commie fi
nous étions arrivés au but. On lui répond ici
que pour fabriquer des toiles , on attendra
qu'on puiſſe les vendre , &qu'il faut établir
la confommation en même temps que
114 MERCURE DE FRANCE.
la fabrication. Voyons à préſent quel tort
cet établiſſement feroit à nos Manufac
tures.
L'Auteur rappelle la diſtinction qu'il a
faite de l'intérêt des Commerçans & de
Pintérêt du commerce , & il obſerve qu'il
ne ſeroit pas impoffible que la fabrication
des toiles peintes fût très-utile au commerce
en général , quoique nuiſible à chacun
des Commerçans actuellement établis.
Il entre enſuitedans le détail de ce préjudice
à l'égard des Manufactures de foie ,
desManufactures de petites étoffes en laine
, & des Manufactures de cotonnades
établies à Rouen.
Auxplaintes des Fabriquans de Rouen ,
il répond 1º. qu'ils ſeroient employés aux
nouvelles toiles de coton ; 2°. que le commerce
n'en feroit point incompatible avec
celuides cotonnades. Je doute que ces Fabricans
foient fatisfaits de pareille réponſe
, ni que l'exemple des Anglois les
raffure ſur le danger de ce concours. Aufli
PAuteur , pour leur fermer la bouche , les
oppoſe- t'il à eux - mêmes. L'établiſſement
de leur Manufacture nuiſoit plus à celles
des étoffes de laine que ne peut lui nuire
celles des toiles peintes. La main-d'oeuvre
du peuple , la culture des terres , la noursiture
du mouton , les Manufactures de
OCTOBRE. 1758 . Frg
toile & de laine , tout devoit yperdre.
Cependant le Conſeil jugea en leur faveur..
« L'intérêt particulier varie ; mais l'intérêt
>> de l'Etat eſt toujours le même , & cer
>>intérêt demande qu'on permette aujour
>>d'hui la libre fabrication des toiles pein-
>> tes , comme on a permis autrefois celle
>>des cotonnades. A cet argument pref
fant , quelques Citoyens répondent : Le
peuple avoit beſoin d'une étoffe de coton
légere , & à bon marché. On a fait pour
lui un établiſſement nuiſible à la conſom .
mation de la laine , & par conféquent à
l'agriculture. Mais cet établiſſement ac
cordé aubeſoin, n'en autoriſe pas un plus
nuiſible encore , & que l'on n'accorderoit
qu'au luxe ; car il ſeroit ridicule de prétendre
que la couleur imprimée à la toile
fût un objet de premier beſoin. C'eſt ſurtout
aux fabriques d'étoffes légeres en laine
, que les toiles peintes nuiroient , & la
laine n'eſt déja qu'à trop vil prix dans le
Royaume.
L'Auteur tâche de faire voir que les
Manufactures de Lyon & de Tours fouffriroient
peu de ce nouvel établiſſement , &
il applannit toutes les difficultés qu'on lui
oppoſe à cet égard d'une maniere ſpécieuſe.
Mais il va plus loin. « Qu'on exagere
>> tant qu'on voudra , dit- il , le vuide quis
116 MERCURE DE FRANCE:
» pourra réſulter du nouvel établiſſement
» dans nos Manufactures de ſoie; il eſt
> certain qu'on n'en éprouvera aucun dans
>>la partie de ces Manufactures dont les
>>ouvrages paſſent chez les étrangers... Or
>>cela poſé , je dis que le tort que les toiles
>>peintes peuvent faire aux Manufactures
>>de ſoie , n'eſt preſque d'aucune impor-
>>tance pour le gouvernement. Il lui eſt
>>indifférent que la Nation ſoit vêtue de
>> foie ou de toile. >>
Non certes , lui dira-t'on , cela n'eſt pas
indifférent , & fans compter les inconvéniens
dont je parlerai dans la ſuite , il eſt
important pour l'Etat de ſoutenir des Manufactures
, qui font une branche de commerce
conſidérable chez l'étranger. Ce
commerce , qui n'eſt que de luxe , eſt ſujet
àmille accidens. Les circonstances actuelles
ſont un exemple des interruptions qu'il
peut fouffrir. Faut-il dans ces momens de
criſe laiſſer anéantir les établiſſemens ? &
qui les ſoutiendroit alors , ſi on leur ôtoit
les reffources du commerce de l'intérieur !
C'eſt un courant qui les arroſe dans les
temps d'aridité ; il eſt dangereux d'en détourner
la ſource. Obſervons encore que
les Manufactures de foie font moins nuifibles
que jamais à l'agriculture, depuis que
la plantation des mûriers & l'éducation
OCTOBRE . 1758. 117
des vers - à - foie a fait de cette denrée
précieuſe une production de nos campagnes.
Que le prix de nos étoffes augmente le
prix des denrées , c'eſt un mal pour le
commerce d'induſtrie ; mais un très -grand
bien pour l'agriculture , & par conféquent
pour l'Etat . L'exemple des Hollandois ne
prouve rien par rapport à nous. Tout doit
être au plus bas prix dans un pays qui ne
produit rien. Tout doit être à un prix
avantageux dans un pays qui produit tout
lui-même. Il eſt donc vrai , conclueront les
Syndics de la Chambre du Commerce de
Normandie ; il eſt donc vrai , comme
nous l'avons dit , qu'il faut fixer le conſommateur
regnicole vers les Manufactures
les plus avantageuſes à la conſommation
intérieure , & au commerce avec l'étranger.
J'ai déja touché l'article des Manufac
tures de laines. Ace ſujet, l'Auteur obſerve
1°. que les Fabricans de Lainages lé
gers , qui ſeuls auroient droit de ſe plaindre,
ne ſe plaignent pas , ou ſe plaignent
modérement ; 2 ° . qu'en Angleterre où l'on
traite avec tant de prédilection les Manufactures
de laine , tout genre d'induſtrie
eſt permis , protégé , encouragé ; 3 °. que
cette même raiſon auroit dû s'oppoſer à
113 MERCURE DE FRANCE.
l'établiſſement des Manufactures de foie&
de cotonde toute eſpece.
L'Auteur avouera que c'eſt ici ſon endroit
foible . Que les Fabricans ſe plaignent
ou non d'un projet qui tend à leur
ruine ; que l'Angleterre qui a le débit le
plus facile & le plus avantageux de ſes laines,
laiſſe la liberté de travailler les cotons
de ſes Colonies; qu'on ait eu des raiſons
pour établir en France des Manufactures
de foie&de coton au préjudice de l'agriculture
, tout cela prouve - t'il que l'on
doive ruiner les ſeules Manufactures du
Royaume , qui encouragent leCultivateur,
pour en établir une qui nous eſt étrangere ?
Elle conſommera , dit l'Auteur , le coton
de nos Colonies : &que deviendra la laine
de nos troupeaux ? irons-nous la vendre à
la Chine ?
A ces réponſes particulieres pour chaque
eſpece de Manufacture , l'Auteur en
ajoute de plus générales , que je paſſerai
fous filence.
Les Fabricans ont donné dans l'extrême
, en expoſant les maux qui réſulteroient
de ce nouvel établiſſement ;l'Auteur de ces
réflexions donne dans l'extrême oppofé.
D'un côté tout eſt perdu , de l'autre le mal
est très-peu de choſe pour les anciennes
Manufactures, ou plutôt elles gagnentelles-
1
OCTOBRE . 1758 .
:
119
mêmes à l'établiſſement de celle-ci , les
unes & les autres s'aideront mutuellement :
comme l'Auteur diminue les inconvéniens
qu'on lui oppoſe , il exagere tous les motifs
qui peuvent le favorifer. Ne pas permettre
l'uſage d'une étoffe, c'eſt gêner d'une
maniere odieuſe la liberté des citoyens. La liberté
à ſe vêtir de toile peinte ! n'est-ce pas
abuſerdes termes ? Elle eſt gênée , elle doit
l'être cette liberté dans bien d'autres choſes
! Que la nouvelle fabrique ſe concilie
avec les anciennes , ou qu'elle employe les
hommes qu'elles ceſſeront d'occuper , que
l'émigration de nos ouvriers en ſoierie
ne ſoit pas plus à craindre qu'elle ne l'a été
pour la Hollande , l'Angleterre , l'Allema
gne,lorſqu'ony a introduit les toiles peintes
; que la tolérance actuelle ait fait dans
nos Manufactures de ſoie tout le vuide
que feroit la libre fabrication ; qu'il n'y
ait aucun changement ſubit à craindre par
la raiſon , qu'on ne brûlera pas toutes les robes
& tous les meubles de foie & de laine le
jour qu'on permettra deſe vêtir & de se menbler
en toiles peintes; que les ouvriers renvoyés
des atteliers deLyon & deTours puiffent
retourner à la charrue , ou commencer
dans les arts un nouvel apprentiſſage ;
que , quelque occupation qu'on leur donne,
leur profeffion foit au moins auſſi utile à
120 MERCURE DE FRANCE.
l'Etat que celle qu'ils auront quittée ; tour
cela peut ſe foutenir avec plus ou moins
de vraiſemblance ; mais que préſerver le
peuple de la tentation d'un luxe nuiſible
à ce peuple même , & ruineux pour les
campagnes qu'il cultive à la fueur de fon
front , ce ſoitgênerſa liberté d'une maniere
odieuse; que l'obliger à ſe vêtir de la laine
de ſes moutons en concurrence avec les
cotonnades , étoffes ſolides & légeres, commodes
& durables , qui ſe lavent ſans ſe
déteindre , que la Nation fabrique ellemême
, qui durent beaucoup & qui coûtent
peu , ce ſoit mettre un nouveau fardeau
fur la tête du peuple qui consomme , & du
Cultivateur déja preſqu'accablé ; donner
tout cela pour des raiſons , c'eſt , ſi je ne
me trompe , deshonorer ſa cauſe. Il falloit
ſe borner à deux points : à prouver 1 °. que
l'établiſſement propoſé ne nuiroit point à
l'agriculture ; 2° . qu'il compenferoit au
moins par ſes avantages le préjudice qu'il
doitcaufer aux anciens établiſſemens .
Pour en venir à ce dernier article , il eſt
certain que dans l'alternative de laiſſer introduire
lestoiles peintes étrangeres ou d'en
fabriquer nous-mêmes , le dernier parti eſt
le meilleur ; mais ſommes nous réduits à
cette alternative ?
i L'Auteur fait monter bien haut le bénéfice
OCTOBRE. 1758. 12
fice de la main-d'oeuvre , mais il doit ſçavoir
que dans une concurrence libre , ce
bénéfice n'eſt jamais proportionné qu'au
nombre d'Ouvriers , & au temps qu'ils
employent , à moins que l'induſtrie particuliere
ne tienne lieu d'un privilége excluſif.
Car fi un art très - lucratif est en
même - temps très - facile , l'induſtrie ſe
portera vers cet objet , & le prix de la
main-d'oeuvre baiſſera juſqu'au niveaude
la ſubſiſtance commune. Tel ſeroit le cas
des toiles peintes ; la concurrence libre ,
ſoit intérieure ſoit extérieure , en retrancheroit
bien vîte l'excédent de ſa valeur
vénale , au-deſſus du prix général & proportionnel
de la main-d'oeuvre.
Si le prix de la matiere premiere eſt pen
de choſe , dit l'Auteur de ces réflexions ,
encomparaiſonde celui que la main- d'oeuvre
donne à la marchandise , on ne doit
pas craindre d'élever des Manufactures ,
même en manquant des matieres premieres.
Non fans doute , répondent les Economes
politiques , ſi l'on n'a pas de quoi
mieux occuper les hommes qu'on y employe
; mais c'eſt là le noeud de la difficulté.
L'avantage commun de toutes les Ma
nufactures , qui travaillent pour l'Etranger
, c'eſt de procurer aux productions du
L.Vol. F
3
)
122 MERCURE DE FRANCE.
fol , une confommation intérieure , équivalente
au produit de l'exportation. Par
exemple , vingt mille Ouvriers qui travaillent
à Lyon pour l'Etranger , font
vingt mille penſionnaires que l'Etranger
nourrit dans le Royaume , & qui achetent
nos denrées avec l'argent de nos voifins.
Mais les Manufactures qui mettent
en oeuvre les productions du pays , procurent
en même- temps une double conſommation
; ſçavoir , celle des Ouvriers ,
en denrées commeſtibles , & celle de leur
ouvrage en matiere premiere. Celle- ci eft
toute en profit pour l'Etat , au lieu que
l'autre n'est qu'un moyen d'échange plus
facile & plus commode que le débit dans
l'Etranger. Il n'y a donc pas à héſiter
dans le choix , entre une Manufacture
qui donne une valeur vénale aux production
du pays , avec celle qui travaille
des matieres étrangeres. L'avantage eſt encore
plus ſenſible pour le commerce intérieur
, puiſque l'une ne nous rend tributaires
que de l'Etat , & que l'autre nous
rend tributaires du pays d'où elle tire fes
matieres. Je fuppofe même que le peuple
fût vêtu à meilleur marché avec de
l'indienne , ce ſeroit lui en impoſer , que
de lui préſenter cet appât ; car un écu
qui ne fait que circuler dans l'intérieur ,
OCTOBRE. 1758 . 123
revient par l'équilibre des prix & par la
fucceſſion des échanges , dans les mains
de celui qui le donne , au lieu que vingt
fols qui paſſent à l'Etranger , ne reviennent
point ou reviennent lentement. Plus
le cercle de la circulation eſt étendu , plus
le reflux eſt tardif, incertain , difficile .
< Al'égarddu nombre des Ouvriers , nous
ne ſommes pas au moment de préférer les
Manufactures , qui en employent le plus ,
& l'Auteur a raiſon de ſe prévaloir du
fervice que le nouvel établiſſement rendroit
aux campagnes , en leur renvoyant
des mains inutiles ; mais il a tort d'abandonner
ce moyen , pour prouver que les
toiles peintes occuperoient autant de Fabricans
que les cotonnades. Et commenr
conciliera-t'il la ſuppoſition de ce
même nombre d'hommes à nourrir , avec
le meilleur marché qu'il annonce ? Eft- ce
qu'à nombre égal , on fabriquera , on débitera
plus de toiles peintes qu'on ne débitede
cotonnades ? Si cela eſt , la Fabrique
des toiles diminuera de tout cet excédent
le débit de quelqu'autre Manufacture
dont elle n'occupera point les Ouvriers :
or c'eſt ſurtout pour les Manufactures de
laine que l'on doit craindre le préjudice
de ce nouvel établiſſement.
Il fort 20 millions pour les toiles peintes
Fij
124 MERCURE DE FRANCE.
introduites en fraude : c'eſt un grand mal ;
mais l'on n'a qu'à vouloir , le mal va ceſſer
avec ſa cauſe.
L'Auteur a beau nous promettre des
avantages incertains pour nous dédommager
d'un préjudice inévitable ; il a beau
nous préſenter le bénéfice d'une nouvelle
branche de commerce dans l'étranger ,
l'aiſance du peuple vêtu à meilleur compte
, le cotonde nos Colonies mis en oeuvre
&en valeur ; le coton de nos Colonies ne
nous eſt pas fi précieux que nos laines ; le
peuple ne ſera jamais ſi avantageuſement
vêtu , que de la dépouille des troupeaux
qui engraiſſent les campagnes : fi nous
avons quelque branche de commerce à
foutenir , à vivifier , c'eſt celle qui vivifie
l'agriculture , & les bons Citoyens en reviendront
toujours là. Il falloit donc, pour
autoriſer le projet de la fabrication des
toiles peintes , prouver, ou qu'il eſt impofſible
d'en empêcher l'uſage , & parconféquent
l'introduction , ou que cette nouvelle
fabrique ne nuira point au débit des
étoffes de laine. Ni l'un ni l'autre de ces
deux articles n'eſt prouvé dans ces Réflexions.
Les maux qui réſultent de la contrebande
ſont déplorables ; mais la contrebande
ceſſe où ceſſe l'uſage des marchandises
۱
OCTOBRE. 1758 . 125
prohibées , & l'uſage va ceſſer dès qu'on
le voudra ſérieuſement. La tolérance a
ſuſpendu la loi ; mais que la loi ſoit mife
en vigueur , elle n'aura pas plus d'infracteurs
que toutes les autres loix de Police :
une loi prohibitive des choſes de premier
beſoin, ſeroit une loi impuiſſante de ſa
nature ; mais perſonne ne peut foutenir
ſérieuſement que dans un Etat policé , il
foit impoſſible d'empêcher le port & l'ufage
d'une toile dont tout l'avantage fur
les toiles permifes eſt d'être un peu plus
agréable aux yeux. Pourquoi la contrebande
du tabac est- elle ſi difficile à détruire
? c'eſt qu'il eſt impoffible de l'attaquer
dans ſa cauſe , c'est- à- dire dans l'uſage du
prohibé. Il n'en eſt pas ainſi de la toile.
C'eſt encore nous ſuppoſer bien crédules
, que de vouloir nous perfuader que
la fabrication & l'introduction des toiles
peintes étant libres , il en entreroit peu de
l'étranger. Qu'on acheve de lever la digue,
leRoyaume en fera inondé dans une ſaifon.
Le danger de l'introduction n'ajoutant
plus au prix de ces toiles , elles prendront
le deſſus ſur toutes celles de nos
étoffes dont elles peuvent tenir lieu , &
toutes ces branches de commerce feront
ruinéesde fond en comble, avant que notre
fabrique de toiles peintes ait eu le temps de
s'effayer. Fiij
126 MERCURE DE FRANCE.
L'Auteur des Réflexions ſe trouve ici
dans une eſpecede détroit; car s'il prétend
que la fabrique des toiles dans leRoyaume
s'établira tout d'un coup , cet établiſſement
ſubit rendra tout d'un coup inutiles des
milliers de Fabricans dans les autres Manufactures
, & s'il nous promet que cet
établiſſement ſera ſucceſſif , il donne aux
Manufactures étrangeres le temps de nous
prévenir , &de s'enrichir à nos dépens par
l'introduction de leurs toiles .
L'Auteur voudroit bien qu'on pûr concilier
la fabrication intérieure & la prohibition
des toiles du dehors. Mais il voit
qu'il retombe dans tous les inconvéniens
de la contrebande. Il ſe réduit donc à demander
qu'on impoſe un droit d'entrée
fur les toiles étrangeres : mais ce droit , s'il
eſt aſſez modique pour ne pas nous rejetter
dans le danger de la contrebande , ſera-t'il
affez fort pour aſſurer à nos toiles l'avantage
de la concurrence avec celles de nos
voiſins , & furtout avec celles des Indes ?
Er quand on y réuſſiroit , il ne s'agit pas
ſeulement de s'aſſurer du débit de nos toiles
dans le Royaume , il faut encore n'avoir
pas à craindre que cette branche de
commerce en érouffe de plus utiles. La
fabrication de nos laines met en valeur
nos troupeaux , & alimente l'agriculture :
OCTOBRE . 1758. 127
la fabrication de nos ſoies met en valeur
nos plantations de mûriers , & attire l'argent
de l'étranger dans le Royaume. Il n'y
a aucune apparence que nos toiles peintes
deviennent jamais un objet de commerce
extérieur ; il eſt incontestable qu'elles n'ont
pour l'intérieur d'autre avantage que de
remplacer , peut être à un prix un peu plus
bas, les Manufactures de cotonnades & d'étoffes
de laine. Il n'y auroit donc en faveur
de la libre fabrication des toiles pein.
tes , que la difficulté d'en détruire l'uſage ;
& c'eſt au Gouvernement ſeul à décider ſi
cet obſtacle au bien public eſt en effet infurmontable.
Je finis cet extrait par une des réflexions
pleines de modération & de ſageſſe qu'on
a faites ſur le même objet , & qui renferment
un grand ſens fous un très - petit
volume.
Une nouvelle branche de commerce de
plus , peut- être combinée de trois façons
différentes , tant en elle- même que relativement
aux autres.
Ou elle occaſionnera de la perte , ou elle
produira du profit , ou enfin le profit & la
perte feront compenſés l'un par l'autre.
Dans le premier cas , la délibération eſt
toute faite : il faut rejetter un ſyſtême qui
tend à ce but ; les Mémoires des Manufac-
:
Fiv
128 MERCURE DE FRANCE.
tures prétendent que cette perte exifte : fi
ce fait eſt vrai tout eft dit.
La troiſieme fuppofition eſt encore à
écarter : car ſi la perte eſt égale au profit ,
il vaut mieux reſter comme on eft , que de
changer de ſituation ; tout mouvement
dans ce genre occaſionne toujours une
fecouffe.
C'eſt donc la deuxieme combinaiſon
ſeule qui réduit la queſtion à fes véritables
termes: il s'agitdoncde fçavoir ſi la liberté
des toiles peintes accroîtra le commerce de
France, & fi le profit qui en reviendra
fera affez fupérieur , non pas pour dédommager
des pertes qu'on fera fur autre chofe
, cela tomberoit dans la troiſieme ſuppoſition
; mais pour donner un profit
confidérable , réel , certain , ſolide & duzable.
Car il faut au moins qu'en enviſageant
ce profit , on y trouve les mêmes qualités
&les mêmes conditionsque dans la perte :
fi la perte eſt irréparable & que le gain
foit paſſager ; fi la perte exiſte déja , & que
le gain ſoit douteux & en efpérance ; fi la
perte doit aller en augmentant , & que le
gain foit borné& ne puiſſe s'étendre ; enfin
fi la perte actuelle ſe trouve liée à d'autres
pertes conſidérables qu'elle peut occafionner
avec vraiſemblance , & que le profit
OCTOBRE . 1758 . 129
foit ifolé & ne tienne à rien ; il eſt clair
alors que les chofes ne font plus égales , &
que c'eſt agir ſagement que de réſiſter à la
tentation d'un pareil profit : il n'auroit
que l'apparence du bien , &deviendroit
un mal en effer.
LA RÉGLE des devoirs que la nature
inſpire à tous les hommes.
L'Auteur expoſe lui-même le plan de
fon ouvrage dans une inſtruction préliminaire
, dont je vais donner le précis .
Les hommes ne ſe ſont pas faits : leur
auteur, juſte & fage, comme il l'eſt , a dû
imprimer dans leur coeur des principes
qui puiſſent leur rapeller le premier
point de perfection d'où ils font partis
forſqu'ils s'en écartent ; enforte que
pour peu qu'ils veuillent réfléchir , la
connoiffance de ces principes ſe fortifie
en eux & ſe perfectionne. Ces regles
premieres doivent être pour tous ; elles
font donc fimples & affez générales pour
en tirer les conféquences néceſſaires aux
différents états de la vie. Pour réduire la
regle des devoirs à ſes principes , il n'y a
point de ſyſtême à faire , l'unique foin
c'eſt d'imiter celui qui eſt tout fait , &
de montrer la liaiſon de ſes parties. Ce
ſyſtème eſt celui qui réfulte de la conftitu
,
Fv
130 MERCURE DE FRANCE .
tionde notre être , de nos premiers penchans
, de nos affections , de nos fentimens
, &des notions naturelles qui ſe
forment des réflexions que nous faiſons
fur notre propre fond. C'eſt-là l'école où
Dieu nous renvoye. La regle des devoirs
eſt donc dans le coeur de l'homme , &dans
le coeur de tous leshommes. L'Auteur tâche
de le prouver par le témoignage univerſel
du genre humain qu'il atteſte. La voix de
la nature n'eſt point trompeuſe , ſi ſon Auteur
ne trompe point : or que nous dit cette
voix ? C'eſt la matiere de ce livre.
L'homme porte en lui deux affections
ou deux ſentimens, inaltérables , l'amour
de la juſtice & l'amour de la gloire. Comme
ces deux ſentimens , dit l'Auteur ,
font labaſe de tout mon ſyſtème , je n'oublie
rien pour en conſtater la réalité.
Le goût du bien moral eſt en nous
un instinct , comme le goût du bon & du
beau phyſique. Une direction ſemblable
àcellequi mene les animaux aux alimens
qui leur conviennent, ou qui leur fait faire
ceux qui leur nuiſent , force en quelque
forte notre ame à difcerner entre les actions
des hommes que nous jugeons bonnes ou
mauvaiſes.
Cette notion , ce goût de juſtice ne
perd jamais toute ſa force fur ceux
OCTOBRE. 1758: 131,
mêmes qui font profeſſion d'en ſecouer
le jong. On ne fuit pas toujours les ſaines
maximes que nous ſuggere ce préjugé
du coeur ; mais on ne ceſſe point de les approuver
, elles reſtent en poſſeſſion de régler
le langage : la vertu jouit d'une eſtime
forcée.
>>Il eſt des eſprits qui ſe refuſent à ces
>> forte de preuves , & qui les confiderent
>> comme les fruits de certains préjugés
>> perſonnels : » Il en eſt ſurtout , qui regardent
les ſentimens du bien&du mal ,
du juſte&de l'injuſte,comme une ſuitedes
ſentimens de l'utile & du nuiſible , &
comme relatifs à l'état de l'homme en ſociété.
D'où ils concluent que la vertu &
le vice ne font que des rapports , que
les idées que nous en avons , n'ont pu
venir qu'à l'homme en ſociété , & que
dans tous les cas où les idées de l'utile
&du nuiſible différent , les idées de jufte
& d'injuſte , de bien & de mal , doivent
différer. Qu'ainſi tel peuple a dû
appeller vertu , ce que tel autre appelloit
vice.
ود
« Je leur fais voir , dit l'Auteur , que
>>la notion du bien & du mal moral eſt
>> univerſelle , & dès là même , naturelle
>>à tous les hommes. Ce n'eſt en effet que
>> parce qu'elle eſt naturelle qu'elle ,
F vj
132 MERCURE DE FRANCE:
>> eſt univerſelle , que quelques nations.
>>appellent mal ce que d'autres appellent
» bien. Cette objection confirme mon
>>principe , au lieu de l'infirmer : il en
>>réſulte , qu'il y a chez toutes les nations
>> des idées de bien &de mal , & des ter-
>>mes pour les exprimer. » Cependant , fi
ces idées ne font pas les mêmes partout ,
elle ne peuvent ſervir de regle ; car qui décidera
de la juſte application des termes ?
J'indique , répond l'Auteur , les fources
d'où les contrariétés ont pu naître
& les moyens infaillibles pour ramener
à l'unanimicé les opinions les plus oppofées.
,
Ce ſeroit un grand bien ſans doute ;
il ne reſte plus qu'à ſçavoir ſi ces moyens.
font auffi infaillibles que l'Auteur ſe l'eſt
perfuadé.
Ces penſées , qu'il n'y a de différence
entre les objets des vertus & des vices ,
que celle de l'utilité plus ou moins marquée
, & que rien n'eſt mal , qu'autant
qu'il eſt défendu par les loix civiles : » Ces
>>penſées bizarres ſont miſes au néant
» par des raifonnemens ſans replique , &
> qui ne laiſſent plus voir dans l'objec-
>> tion , que du faux , de l'abſurde & du
>>ridicule. >>
Les idées du bien & du mal moral
1
OCTOBRE. 1758. 13
fubſiſtoient avant les loix humaines ; c'eſt
une vérité d'expérience confirmée par
l'exemple de tous les peuples , & par l'aveu
de tous ceux qui ſe ſont expliqués
fur l'origine du droit , fur fon eſſence ,
fur ſes effets : les législateurs ont trouve
l'ordre preſcrit par une raifon fouveraine
dont la raifon de l'homme n'eſt que comme
un écoulement.
Les loix , quelques ſages qu'elles foient,
ne commandent & ne défendent pas tout
ce qu'il y a de juſte ou d'injuſte , & la
juſtice de l'homme doit toujours aller
beaucoup au delà de leurs diſpoſitions..
x
Deux impreſſions contraires, le remords
& le defir de la gloire , les confirment
dans la perfuafion , que quand il n'y au--
roit jamais eu de loix écrites ou convenues
, ils n'en feroient pas moins obligés
de vivre felon les loix qu'ils portent
gravés dans leur propre coeur.
Le remords eſt une impreſſion ſi natu-:
relle , qu'elle fe remarque même dans
les enfans. L'Auteur fait une longue énumération
des effets & des témoignages
des remords , atteſtés par toutes les Nations.
L'amour de la justice nous eſt donné
pour nous rendre dignes de la gloire qui
la fuit. C'eſt ainſi que ces deux ſentie
;
134 MERCURE DE FRANCE.
mens concourent à confommer le grand
deſſein de Dieu fur nous : l'un fait notre
mérite , & l'autre notre récompenfe.
Un Etre ainſi conftitué nous indique
de lui-même la grandeur de fon origine
: de-là , l'Auteur s'éleve à la démonftration
de l'exiſtence de Dieu , tirée de
la conſtitution morale de l'homme.
Les actions morales ne ſont ni récompenſées
ni punies dans cette vie , felon
toute l'étendue de leur mérite ou de
leur démérite. Le mérite ſurtout des
vertus eſt de nature à ne pouvoir être
récompensé par aucun dédommagement
digne d'elles , ſi ces dédommagemens font
paſſagers. Il y a donc des récompenfes
&des châtimens futurs , qui ſuppoſent
les ames des hommes immortelles .
L'Auteur des principes du droit natu
rel , dans ſa diſſertation ſur l'immortalité
de l'ame , en réduit toutes les preuves
à des probabilités. Celui ci entreprend
de lui faire voir que pluſieurs des preuves
qu'il ne donne que pour probables ,
font en effet démonstratives.
11 reprend enſuite l'enchaînement de
fes principes. Il eſt eſſentiel à l'homme ,
pour fixer les objets de ſes eſpérances &
de ſes craintes , de bien ſçavoir comment
il peut mériter ou démériter. No
OCTOBRE. 1758. 139
tre juſtice conſiſte à faire ce qui nous
eſt montré comme juſte , précisément parce
qu'il eſt juſte ; dans le mal , aucontraire ,
on démérite par la ſeule volonté de le
préférer au bien.
د
Mais on allégue que les vérités morales
ne peuvent être démontrées. L'Aur
teur ſoutient qu'elles peuvent l'être : il
prétend que celles qu'on appelle de ſentiment
font plus évidentes par ellesmêmes
, que les idées purement ſpéculatives
; il en donne quelques eſſais qu'il
regarde comme incontestables ; il obſerve
que les ſimples déciſions de la confcience ,
font communément fi claires & fi füres ,
qu'on ne peut les infirmer ſans ſe démentir
foi-même , & pour ôter tout pré--
texte à de nouvelles inſtances , il examine
ſur quels ſujets il peut naître des doutes
, quelles en font les cauſes ,&c.
Il n'y a point , dit-il , d'erreur invincible
ſur les devoirs , il n'y a point de
devoirs incompatibles : il parcourt toutes
les cauſes des erreurs & les moyens de
s'en préſerver.
Aucune raiſon ne l'emporte ſur l'obligation
des devoirs indiſpenſables ; mais
les obligations impoſées par des loix humaines
, n'ont jamais , dit il , ce caractere
: on doit ſuppoſer que les Législateurs
136 MERCURE DE FRANCE.
:
ne ſeſont jamais propoſé de contredire le
droit naturel .
Il y a des regles pour décider des actions
, quand les doutes tombent ſur les
fuites qu'elles peuvent avoir , & fur le
mauvais fuccès qu'elles ont eu. L'Auteur
croit avoir déterminé ces regles : quant
à la liberté , nous en avons l'invincible
fentiment en nous-mêmes. Le fataliſme
eſt une abſurdité ; nier ouvertement que
nous ſoyons libres , c'eſt nier en fecret
qu'il ait un Dieu .
Telle eſt la ſubſtance du premier vo
lume , dont la concluſion eſt que la vie
de l'homme doit être toute raiſon : les
principes de notre conduite s'appliquent ,
premiérement , à ce que nous nous devons
à nous-mêmes , à ce que nous de.
vons à nos femblables , & furtout , à ce
que nous devons à notre Auteur.
Le détail de ces trois fortes de devoirs
fait la matiere des trois volumes fuivans ,
dontje rendrai compte dans les prochains
Volumes , fi l'affluence des Ouvrages
nouveaux m'en laiſſe le temps & l'efpace.
Nota. Une difficulté que je n'ai pu prévoir
, retarde encore l'impreſſion des notes
que je me propofois de donner ſur quel
OCTOBRE. 1758 . 137
ques- unes des maximes recueillies dans le
livre intitulé , le Géniede Montesquieu.
CONSIDERATIONS ſur le Commerce , &
en particulier ſur les compagnies , ſociétés
&maîtriſes. A Amsterdam , & ſe trouve à
Paris , chez Guillyn , quai des Auguſtins ,
au Lys d'or.
Oeuvres poſthumes de M. de *** contenant
ſes harangues au Palais , ſes difcours
Académiques , &c. Ce livre eftimable , le
monument le plus glorieux qu'on pût élever
à la mémoire de fon Auteur , a été imprimé
, à Lyon , chez les freres Duplain ,
rue Merciere.
LES PENSÉES errantes avec quelques lettres
d'un Indien , par Madame de * * *. A
Londres , &fe trouvent à Paris , chez Hardi
, Libraire , rue S. Jacques , à la Colonne
d'or.
EPITRE d'Héloïſe à Abailard , traduite
( en proſe ) de l'Anglois , avec un abrégé
de la vie d'Abailard, A Geneve, & ſe trouve
à Paris , chez Tilliard , quai des Auguſtins,
& chez la Marche , au Palais Royal.
DÉTAILS Militaires par Durival le cadet
, à Lunéville , de l'Imprimerie de C. F.
Meffuy.
138 MERCURE DE FRANCE.
EXAMEN des Eaux Minérales de Verberie
, ſe vend à Paris , chez Barrois , rue
du Hurpoix , au Mercure.
ELOGE de M. de Fontenelle, par M. l'Ab.
bé Trublet. Cet Eloge fait partie des nombreuſes
additions inférées dans l'Edition
du Dictionnaire de Moreri , qui paroîtra
l'année prochaine. On ne peut que louer
le zelede M. l'Abbé Trublet pour la mémoire
de ſon illuſtre ami. Ceux qui ont
dit que M. de Fontenelle n'avoit jamais
aimé & n'avoit jamais été aimé , ſont bien
démentis d'un côté par le fait , & il feroit
difficile de ſe perfuader , qu'une affection
auſſi pure , auſſi vive , auſſi conſtante , eût
pris pour objet un ingrat.
ELÉMENS d'Arithmétique , d'Algebre &
deGéométrie , avec une introduction aux
Sections Coniques , par M. Mazeas , Profeſſeur
de Philofophie en l'Univerſité. A
Paris , chez P. G. le Mercier , rue S. Jacques
, au Livre d'or.
DISSERTATIONS ſur les biens nobles ,
avec des obſervations ſur le vingtieme , &
quelques autres pieces relatives à ces objets.
Ce recueil intéreſſant paroît ſous deux
formes , in- 8 °, petit format , 2 volumes ;
in- 12 , 1. vol.
OCTOBRE. 1758. 139
L'UTILITÉ de l'Education des Armes , ou
l'Emulation renaiſſante. A Paris , chez
Cuiffard , quai de Gêvres .
L'Auteur y rappelle la jeuneſſe à l'exercice
des armes , c'eſt à-dire , du fleuret ; il
en fait ſentir l'utilité , & parmi les avantages
qu'il y trouve , celui de rendre un
homme plus réſervé , plus prudent & plus
brave , feroit un grand bien pour la ſociété
, ſi le fruit de cette expérience étoit le
même dans tous les hommes. Mais pour
un jeune étourdi qu'elle modere , combien
de lâches infolens n'encourage-t'elle pas ?
RECHERCHES hiſtoriques &critiques fur
les différens moyens qu'on a employés juſqu'ici
pour refroidir les liqueurs , où l'on
indique une forme de temps immémorial
& pratiqué dans la plus grande partie de
l'Univers , par lequel il eſt facile ſans nulledépenſe
, & avec un ſoin très léger , de
ſe procurer dans les plus grandes chaleurs
de l'été , desboiſſons très- fraîches. Se vend
chez Claude Heriſſant , fils, rueNotre-Dame.
L'extrait dans le volume prochain.
Tractanda ac perdiſcende Theologia ratio.
Parifiis , ex typis Prault , ad ripam vulgò
deGêvres , fubfigno Paradiſi.
140 MERCURE DE FRANCE.
ESSAI d'une Hiſtoire de la Paroiſſe de S.
Jacques de la Boucherie , où l'on traite de
l'origine de cette Eglife , de ſes antiquités ,
&c. avec les plans de la conſtruction & du
territoire de la Paroiſſe , gravés en tailledouce.
Ouvrage intéreſſant pour les Paroiffiens
& pour les perſonnes qui aiment
l'antiquité. A Paris , chez Prault , quai de
Gêvres , an Paradis.
MANUEL Phyſique , ou maniere courte
& facile d'expliquer les phénomenes de la
nature , par M. J. Ferapie Dufieu . ALyon ,
chez Geoffroy Regnault , rue Merciere , fe
trouve à Paris , chez J. T. Heriſſant , rue
S. Jacques , à Besançon , chez Santel le cadet
, àAvignon , chez Chambeau , à Marfeille,
chez Moffy.
L'Auteur eſt un jeune homme ſtudieux ,
qui a l'eſprit net , précis & juſte , & le talent
de répandre dans ſon ſtyle la clarté
de ſes idées. Son ouvrage , fans être profond
, préſente des notions curieuſes pour
le commun des lecteurs. Il eſt dédié aux
Adminiſtrateurs de l'Hôtel- Dieu de Lyon ,
à cette élite de citoyens , les modeles des
riches , les peres des pauvres , l'honneur
de leur patrie & de l'humanité..
OCTOBRE. 1758. 141
ARTICLE III.
SCIENCES ET BELLES - LETTRES.
THÉOLOGIE.
SUITE des Lettres de M. l'Abbé de ***
LE Tome II. imprimé chez Heriſſant , rue
Neuve Notre-Dame , 1754 , contient fix
Lettres , qui font les XI , XII , XIII , XIV ,
XV & xv1° qui terminent l'ouvrage.
Les 8 premieres pages de la Lettre onzieme
caractériſent la vérité d'une maniere
ſi noble , que je ne puis m'empêcher
d'exhorter à les lire dans le livre même.
De là l'Auteur à la page neuvieme, paſſe
aux termes énigmatiques , dont il regarde
l'intelligence comme le premier pas qu'il
faut faire pour ſaifir la connoiſſance du ſtyle
prophétique , où il refte encore de grandes
difficultés à vaincre ; mais avant que
de continuer l'examen de ces termes dont
il a parlé dans le premier volume , il exhorte
ſes éleves à l'étude du ſtyle prophé
tique, par une raiſon vraiement eſſentielle,
142 MERCURE DE FRANCE .
qui eſt de ſe mettre en état de concilier les
paſſages de l'ancien Teftament avec euxmêmes
, lorſqu'ils font cités dans le nouveau.
M. l'Abbé de *** cite en preuve de ces
textes fi néceſſaires à concilier , le Pf. 108 .
Deus laudem netacneris , qui , entendu dans
l'ancien Teſtament des Apoſtats , dont l'Egliſe
d'Iſraël ſe plaint par la bouche de
David , s'applique avec une juſteſſe admirable
à Judas , Chef des Apoſtats du nouveau
Testament .
L'Auteur , au bas de la page 15 , donne
une idée très-claire du ſtyle prophétique
par ſa ſeule diviſion , en quatre parties ,
qui font :
1 °. Les termes énigmatiques.
2°. Les termes généraux ou indéterminés.
3°. Les réticences ( ou termes ſous-endus.
)
4°. Les enallages (tant dans les noms
quedans les verbes.
Il n'eſt queſtion dans tout ce ſecond volume
, que des termes énigmatiques&généraux.
I. On nous permettra de paſſer ce que
dit ici M. l'Abbé de*** ſur les termes énigmatiques
, parce que les PP. Capucins ſes
éleves , entraitent d'après lui d'unemaniere
plus étendue dans le ſeptieme volume
OCTOBRE. 1758 . 143
de leurs principes difcutés. ( J'en rendrai
compte dans la fuite. )
Cependant on ne peut ſe refuſer à deux
obſervations qui précedent ce qu'il dit de
ces fortes de termes.
La premiere page 16 regarde leur antiquité
dans l'Egliſe d'Iſraël. L'Auteur fait
voir que Jacob , Moïse & Balaam ont employé
le ſtyle énigmatique en béniſſant la
nation ſainte. Enſuite il fait voir que d'âge
en âge ce ſtyle s'eft conſervé par une chaîne
aſſez ſuivie pour qu'on ne le perdît point
de vue. Le cantique de Débora , celui de la
mere de Samuel , ceux de David , celui de
Salomon , les ouvrages d'Iſaïe , de Jérémie
, d'Ezechiel , de Daniel & de Job , de
même que ceux des douze petits Prophetes
, ont conſervé le ſtyle énigmatique , &
la récitation des Pſeaumes l'a perpétué juſqu'à
J. C. & juſqu'à nous.
د
<<En effet , dit l'Auteur , au bas de la pa-
» ge 22 , S. Jean Chryfoftome , Théodo-
>>ret , S. Cyrille d'Alexandrie , & S. Je-
» rôme nous donnent l'explication de
>> ces termes. C'eſt dans ce tréſor que les
» plus célebres Commentateurs , Corne.
>> lius à Lapide , Salméron , Bonfrérius &
>>pluſieurs autres , & furtout Dom Cal-
» met , ont puiſé l'explication qu'ils nous
» en dorinent... Mais foyez perfuadés ,
544 MERCURE DE FRANCE.
>>Meſſieurs , que l'Ecriture Sainte bien ap-
- profondie , nous découvre tantde richef-
>>ſes en ce genre , qu'on ne fort pas de ſur-
>>priſe , quand on examine à quel point on
>>a porté la négligence ſur un article auffi
>> eſſentiel à l'intelligence des Pſeaumes &
>>des Prophetes , quant au ſens hiſtori-
ودque.
ود
La ſeconde obſervation qui , ſans porter
cetitre , ſe trouve à la page 31 , donne les
raiſons de l'inintelligibilité du ſtyle prophétique.
L'Auteur nous en donne cinq.
La premiere eſt que les oracles des Pleaumes
& des Prophetes contre Babylone , ne
devoient être entendus qu'après le renverſement
de cegrand Empire. La ſeconde eſt
l'endurciſſement&l'aveuglement auxquels
le commun , ou plutôt la très-grande partie
de ce peuple ſe trouvoit , ſoit avant la
captivité , ſoit du temps de J. C.
La troiſieme eſt le danger où les Iſraëlices
ſe ſeroient trouvés , ſi les prophéties &
les Pleaumes , qui preſque tous prédiſent
la ruine de Babylone , euſſent été compoſés
dans un ſtyle intelligible aux Apoſtats.
La quatrieme raiſon conſiſte ence que
rien n'étoit plus capable d'énoncer les deux
alliances , qu'un ſtyle qui , par la généralité
de ſes termes , par ſes expreſſions énigamatiques
, &par ſes reticences, forme un
yoile
OCTOBRE. 1758 . 145
voile qui , une fois levé , porte un jour
admirable fur l'ancien & le nouveau Teftament.
La cinquieme eſt tirée de S. Jean Chryſoſtome
, qui croit que ſi le peuple eût
compris combien les prophéties prononcées
contrelui , étoient terribles , il auroit
mis à mort les Prophetes , & c .
Il faut lire ledétailde ces raiſons depuis
la page 30 juſqu'à la page so .
II . L'Auteur employe les XIII & Χιν
Lettres de ce volume à développer la valeurd'un
nombre de termes généraux tirés
de différens textes de l'Ecriture ſainte . Enfuite
il explique le Pf. 116 , Laudate Dominum,
omnes gentes,& le premier Pfeaume
Beatus vir qui non abiit in concilio , & c.
qui lui ſeul tient la xiv Lettre. Ce Pfeaume
eſt traité dans toute l'étendue grammaticale
, néceſſaire pour lever les difficultés
que préſentent les termes généraux qui
formoient 1x articles , & les énallages au
nombre de 8. On nous diſpenſera de ce
détail , auquel nous renvoyons le petit
nombre de Sçavans qui ont aſſez de goût
pour s'y intéreſſer .
Mais je crois ne devoir point omettre
ce que M. l'Abbé de *** a remarqué à la
page 280. « Les termes généraux , dit- il ,
forment une eſpece de diſcours énigma-
I. Vol. G
146 MERCURE DE FRANCE.
>>tique d'autant plus difficile à pénétrer ,
» qu'on ne s'aviſe pas d'y ſoupçonner le
>> moindre voile. Eh ! pourquoi le ſoup-
>> çonneroit- on ? puiſque l'on croit y voir
>>les objets à découvert. Ces termes géné-
>>raux ſont ſi clairs & tellement à la por-
>> tée de tout le monde , que l'on riſque
>> de n'être pas cru , quand on avance que
>> ces expreffions , priſes dans la ſignifica-
>>tion indéterminée qu'elles préſentent, ne
>>rendent pas le ſens littéral de l'ancien
>>>Ifraël. >>
Et à la page 282 : " En effet , ſi l'on eût
>>fait lire à un Apoſtat , ou à tout autre
>>ennemi de l'Egliſe d'Iſraël le Pf. 36 ,
» Héb. 37. Noli amulari , l'on ne courroit
>> pas le moindre riſque. Il auroit dit : Je
>> ſens tout le mérite de cette piece ; j'y
>>vois un parallele entre l'homme juſte &
l'injuſte. Cette poéſie eſt bien faite ,
> mais le ſujet n'eſt pas nouveau. L'Apof-
>> tat n'auroit point eu tort , puiſqu'il faut
>> convenir que ce Pſeaume eſt un tiſſu des
>>expreſſions les plus claires. Elles forment
>>>néanmoins un voile tellement impénétra-
>> ble , que jamais l'Apoſtat ni le Chal-
>>déen n'auroient pu le percer pour y ap-
>>percevoir la triſte deſtinée de la Monar-
>> chie de Babylone & le triomphe d'Iſraël,
>>Cependant l'art de s'énoncer obſcure-s
OCTOBRE. 1758 . 147
ment , en ſe ſetvant d'expreſſion géné-
>> rales , n'eſt inconnu dans aucune Na-
>>tion. Les diſcours conçus en termes gé-
>>néraux , font ſouvent d'un grand fecours
>> pour s'énoncer en préſence des perſon-
>> nes , ſans qu'elles s'apperçoivent qu'elles
>> font la matiere de la converſation . Par
>> ce même chiffre ſi ſimple , on peut har-
> diment laiſſer lire une Lettre à l'homme
>> même contre lequel elle eſt écrite, "
On conçoit par ce que l'on vient de
lire , qu'il faut examiner avec une extrême
attention les termes généraux pour les reftraindre
à l'idée que le Prophete avoit en
vue , bien loin de s'arrêter aux notions
indéterminées qu'ils préſentent.
د
III. La Lettre xv fait voir que le ſtyle
prophétique employe les termes énigmatiques
& généraux dans la nouvelle alliance
auſſi-bien que dans l'ancienne ; ces termes
au nombre de 18 étant expliqués par
quantité de textes de l'ancien Teftament.
L'Auteur fait enfuite cette remarque, page
439 : « Je ne ſçais pas ſi tous ceux qui li-
» ront cette Lettre m'accorderont le dou-
> ble ſens littéral que je donne à tous les
>> termes que je viens d'expliquer. Mais il
>> ſera encore établi dans la ſuite d'une
>>maniere plus développée par ceux de
>> mes Eleves , à qui je remets le foin de
re
Gij
148 MERCURE DE FRANCE.
>> continuer & de perfectionner cet im-
>> portant Ouvrage.
>> Le Cantique de Zacharie , pere de
» Saint Jean-Baptiste , va prouver ſa réalité
>>du double ſens. En effet , preſque tout
>> ſon Cantique est composé des expref-
>>ſions que je viens d'expliquer ; il n'y a
>>pas un ſeul de ces termes qui n'entre
>> dans la compoſition du Benedictus ; &
>>afin qu'on n'en doute pas , je vais en
>> donner la traduction à côté du texte la-
>> tin , & marquer en caracteres différens
>> les paroles que Zacharie a empruntées
>>des Pſeaumes & des Prophetes pour for-
» mer ſon Cantique d'actions de graces au
>> ſujet de la naiſſance prochaine du Verbę
>> incarné. »
PHYSIQUE.
LETTRE d'un Médecin à l'Auteur du
Mercure
MONSIEUR , puiſque M. Olivier de
Villeneuve , Médecin de la Faculté de
Montpellier , dans ſon triomphe de l'éther
, inféré dans le premier volume du
Mercure de Juillet , nous déclare qu'il
OCTOBRE. 1758 . 140
eſt bien réſolu à ne rien écrire déformais
pour l'établiſſement de fon principe
, qu'il croit auſſi ſolidement établi
qu'incontestable , & que c'eſt pour la
derniere fois qu'il préconiſe l'éther , en
expliquant ſommairement le feu , la chaleur
, la flamme , la fumée , la lumiere ,
il eft temps de propoſer à ce ſçavant Médecin
, nos doutes ſur ſes explications , &
de ranimer , s'il ſe peut , ſon ardeur , qui
paroît vouloir s'éteindre dans lefeu, la chaleur
, la flamme , &c. Et d'abord prionsle
d'établir les titres de propriété du principe
, qu'il nous dit être fien , & qu'il /
n'a pas jugé néceſſaire de rappeller ici ,
fans doute , comme ſuffisamment connu .
C'eſt ſans contredit une grande découverte
, que celle d'un principe nouveau ,
qui ſemble ne devoir naître que d'une
immenſité de faits qui le reconnoiffent
pour pere. Newton a découvert des principes
nouveaux. La table des affinités de
M. Geoffroy , a fourni des principes nouveaux
en Chymie. La belle differtation
de Boerhaave , ſur le feu , la chaleur , &c.
établit , à l'aide d'un grand nombre d'expériences
la principale propriété du feu ,
qui eſt la raréfaction des corps.
Pareillement , les expériences de M.
Nedham , de la Société de Londres , ont
Giij
150 MERCURE DE FRANCE:
conduit ce Sçavant pleinde ſagacité àdes
principes qu'il peut regarder comme ſiens :
une infinité de nouveaux phénomenes
lui ont fait voir une force expanfive ,
qui pénetre intimement chaque partie
infenfible de ſubſtances végétales& animales
,& qui eſt contrebalancée par une
force de réſiſtance , laquelle venant à diminuer
(par l'action de l'eau , par exemple
, qui tient en digestion ces ſubſtances
, ) laiſſe cette force ſe manifeſter ſenfiblement
.
Or je dis qu'à quelque identité qu'on
puiſſe rappeller ces principes , ils n'en
font pas moins propres aux grands hommes
qui les ont annoncés , parce qu'ils y
font arrivés par différens chemins.
Pauci quos aquus amavit,
Jupiter, aut ardens evexit ad athera virtus ,
Diis geniti , potuére.
M. Olivier doit donc nous faire voir
que ſon principe , qu'il dit auſſi ſolidement
établi qu'incontestable , eſt le réſultat
de ſes recherches & de ſes expériences
: & alors nous nous ferons un
plaiſir de le mettre au nombre des grands
hommes que nous venons de citer.
Les raréfactions victorienfes du centre dà
la circonference , les raréfactions victoricuOCTOBRE.
1758 .
一擊
fes de la circonférence au centre , les raréfactions
du centre à la circonférence ,
de la circonférence au centre en équilibre ,
ou à peu près. Voilà le grand reſſort de
la nature. De-là doivent éclorre tous les
phénomenes de l'Univers. Auſſi déclaret-
il qu'il ne finiroit pas , s'il parcouroit
toutes les expériences qui se présentent en
foule à son esprit , pour établir les rapports
fucceffifs que doivent avoir les raréfactions
centrifuges & centripetes. Car tout s'opere
par raréfaction , tout est redevable à l'éther
, au feul raréfiant univerſel.
Ces principes énoncés à la maniere de
M. Olivier , ſe rapprochent au fond du
fameux principe d'action & de réaction ,
dans lequel conſiſte la vie de cet Univers.
Et fi notre Auteur eût voulu prendre
la peine de conſulter les ouvrages
des Grands hommes que je viens de citer
, il auroit reconnu que Newton , par
des obſervations Aſtronomiques , Geoffroi
, par des expériences Chymiques ,
Boerhaave , par des expériences Phyſiques
, & Nedham , par des obſervations
Microſcopiques , enſeigne nettement &
clairement , ce qu'il s'efforce de comprendre
& d'expliquer , par des ſpéculations
abſtraites.
Tous ces illuftres Sçavans ont vu le
Giv
152 MERCURE DE FRANCE.
grand principe , le grand reffort de la
nature d'auffi près , qu'il paroît être poffible
; M. Olivier ſemble ne le vouloir
obſerver que de loin ; & comme il ne
le voit revêtu d'aucune forme ſenſible ,
fon imagination lui en prête qui font
purement idéales. Il tombe à peu près
dans le même inconvénient , que ceux qui
ont voulu expliquer l'arrangement de cet
Univers , en ne demandant que de la matiere
& du mouvement.
,
Mais venons à l'objet de ce mémoire ,
dans lequel il ſe propoſe d'expliquer , le
feu , la chaleur , la fumée , la lumiere
&c. Après avoir permis de donner à l'éther
, le nom de feu élémentaire , il nous
dit , que l'air , la nuit comme le jour , Phiver
comme l'été , n'en est pas plus ou moins
air , qu'il est autant mu en hiver comme
en été , que pour approfondir le nouvel état
de l'air au soleil levant , il ne faut pas
confondre les termes d'effluence & de réfluence
; il abandonne aux Aftronomes
les fameuſes queſtions ſur l'émanation
des corpufcules du ſoleil , ſur le mouvement
ou le repos de la terre ; queſtions
fuperflues pour la connoiffance de la lumiere
, & il prend le parti d'allumer du
feu ou un flambeau , & nous invite à
obſerver avec une attention finguliere , 2
OCTOBRE. 1758 . 153
ee qui va ſe paſſer ; écoutons - le.
Pour qu'un flambeau éclaire & continue
d'éclairer , il faut que l'air quife fuccede
à lui-même pour l'environner immédiatement
, devienne plus rare du centre
à la circonférence , à proportion qu'il aborde
le flambeau , & il conclut quelques lignes
après : La lumiere n'est qu'un air dardé en
rayons lumineux , en lignes pyramidales , en
cônes aéréo- éthérés , & tout cela ſe voit à
la chandelle. Vous ſouvenez- vous , Monfieur
, de quelle maniere Strabon inftruit
Thalès , dans la Comédie de Regnard ,
intitulée Démocrite.
On pourroit demander à l'Auteur , ce
qu'il entend par des raréfactions excentrales
, dont les degrés font autant inconcevables
que nombreux.
Des degrés inconcevables ! Pourquoi altere-
t'il le langage des Géometres , en parlant
de lignes tirées d'un centre à tous les
points d'une circonference circonscrite ? Une
circonférence n'eſt ni inſcrite ni circonfcrite
à un centre , mais elle peut être
infcrite ou circonferite à un polygone régulier.
Mais quand il prétend que la lumiere
, que la terre réfléchiroit à une diſtance
auffi grande qu'eſt celle de la lune ,
feroit en tout ſemblable à celle que la
Gv
154 MERCURE DE FRANCE.
lune répand d'unſecond bond , il fait voir
qu'il ignore que la différence des diametres
dans les ſpheres refléchiſſantes , produit
néceſſairement de la différence dans
les réflexions , par la divergence des
rayons ; mais ne poufſons pas la critique
plus loin , & reſpectons , dans M. Olivier
, un habile Médecin , peu occupé
de la Phyſique expérimentale , & abfolument
neufdans les ſciences Phyſico -Mathématiques
, ſans lesquelles on peut
être très diſtingué dans la pratique , &
craignons déja de nous attirer le reproche.
Pol me occidiftis , amici ,
Nonfervaftis , ait , cui fic extorta voluptas ,
Et demptus per vim mentis gratiſſimus error.
PRIX d'Eloquence de l'Académie Françoi
ſe , pour l'anné 1759 .
LE vingt- cinquieme jour du mois d'Août
1759 , fête de S. Louis , l'Académie Françoiſe
donnera un Prix d'Eloquence , qui
ſera une médaille d'or de la valeur de fix
cens livres. ( 1 )
\ ( 1) Le Prix de l'Académie eft formé des fondations
réunies de Meſſieurs de Balzac , de Cler
mont-Tonnerre , Evêque de Noyon , & Gaudron.
OCTOBRE. 1758 . 155
Elle propoſe pour ſujet , l'Eloge de Maurice
Comte de Saxe , Maréchal de France.
Il faudra que le Diſcours ne ſoit que
d'une demi-heure de lecture au plus , &
l'on n'en recevra aucun ſans une approbation
ſignée de deux Docteurs de la Faculté
de Théologie de Paris , & y réſidans actuellement.
Toutes perſonnes , excepré les Quarante
de l'Académie , ſeront reçues à compoſer
pour ce Prix.
Les Auteurs ne mettront point leur nom
à leurs ouvrages , mais ils y mettront un
parafe avec une ſentence ou deviſe telle
qu'il leur plaira .
Ceux qui prétendent au Prix, font avertis
que les pieces des Auteurs qui ſe feront
fait connoître , ſoit par eux-mêmes , foit
par leurs amis , ne concourront point , &
que Meffieurs les Académiciens ont promis
de ne point opiner fur celles dont les
Auteurs leur feront connus .
Les ouvrages feront remis avant le premier
jour du mois de Juillet prochain à
M. Brunet, Imprimeur de l'Académie Françoiſe
, au Palais ; & fi le port n'en eſt point
affranchi , ils ne feront point retirés.
L'Auteur de l'Ode ſur l'Immortalité de
l'Ame , qui a remporté le prix de Poéfie ,
ne s'eſt point fait connoître.
Gvj
136 MERCURE DE FRANCE.
3
PRIX proposé au jugement de l'Académie
Royale des Sciences.
UN Citoyen zélé , défirant d'être utile à
ſa Patrie , & perfuadé de l'importance de
l'art de la Verrerie dans le Royaume , a
ſouhaité qu'on pût répandre de nouvelles
lumieres fur cet objet. Dans cette vue il a
fait remettre à l'Académie une fomme de
cinq cens livres, pour être donnée, par forme
de Prix , à celui qui , au jugement de
l'Académie , réuffira le mieux à déterminer
les moyens les plus propres à porter la perfection
&l'économie dans l'art de la Verrerie.
Les Sçavans & les Artiſtes de toutes les
Nations font invités à travailler fur ce ſujer
,même les Aſſociés- Etrangers de l'Académie.
Les ſeuls Académiciens regnicoles
en font exclus , comme des autres Prix propoſés
par l'Académie.
Ceux qui compoſeront , font invités à
écrire en françois ou en latin , mais fans
aucune obligation. Ils pourront écrire en
zelle langue qu'ils voudront , l'Académie
fera traduire leurs ouvrages.
On les prie de faire enforte que leurs
écrits foient très- liſibles .
Ils ne mettront point leurnom àleurs
OCTOBRE. 1758. 157
ouvrages , mais ſeulement une ſentence ou
devife. Ils pourront , s'ils veulent , attacher
à leur écrit un billet ſéparé & cacheté
par eux , où ſeront , avec la même ſentence
, leur nom , leurs qualités & leur adreffe
, & ce billet ne ſera ouvert par l'Acadé
mie , qu'au eas que la piece ait remporté
lePrix.
Ceux qui travailleront pour le Prix ,
adreſſeront leurs ouvrages francs de port ,
àParis au Secrétaire perpétuel de l'Académie
, ou les lui feront remettre entre les
mains. Dans le ſecond cas le Secrétaire en
donnera en même- temps à celui qui les lui
aura remis , fon récépiſſé , où ſera marqué
la ſentence ou deviſe de l'ouvrage & fon
numéro , ſuivant l'ordre ou le temps dans
lequel il aura été reçu .
Les ouvrages ne feront reçus que juf
qu'au onze. Novembre 1759 inclufive
ment.
L'Académie adjugera ce Prix à fa pre
miere aſſemblé de 1760 , & fon jugement
fera annoncé dans les papiers publics .
S'il y a un récépiffé du Secrétaire pour
la piece qui aura été couronnée , le Tréſorier
de l'Académie délivrera la ſomme de
soo livres à celui qui lui rapportera ce ré
cépiſſé. Il n'y aura à cela nulle autre formalité.
i
158 MERCURE DE FRANCE:
S'il n'y a pas de récépiſſé du Secrétaire,
le Tréſorier ne délivrera le Prix qu'à l'Auteur
même , qui ſe fera connoître , ou au
porteur d'une procuration de ſa part.
L'Académie auroit bien ſouhaité faire
connoître celui qui a fi généreuſement contribué
à la perfection d'un art auffi utile
que la Verrerie. Mais en faiſant voir fon
amour pour le bien public , il a ſoigneufementcaché
fon nom , & elle n'a pu le dé
figner que par celui de citoyen .
SÉANCE PUBLIQUE
:
De l'Académie Royale de Nancy , tenue le
8 Mai de cette année.
M. André ouvrit la ſéance par la lect ire
des Découvertes dans le genre fabumaire ,
précédées de quelques obſervations & réflexions
: Ouvrage envoyé à la Société royale
, par M. Groſley , de Troyes , Affocié
étranger. Seroit il impoffible , dit- il , de
devenir original en ce genre , même après
la Fontaine ? Furetiere , la Mothe n'ont pu
s'élever à cette gloire en inventant ; pat
quelle voie la Fontaine y est-il lui-même
parvenu ? Il a imité. Il s'en glorifie auffi
hautement que la Mothers'en défend .
Ses modeles ont été Eſope , Phédre ,
1
OCTOBRE. 1758. 159
Horace , Avienus. M. Groſley, après avoir
caractériſé le génie & la maniere de chacun
de ces Auteurs , peint ainſi notre immortel
Fabuliſte. La nature l'avoit formé
pour ce genre , en verfant dans ſon ame ,
en mettant dans ſes moeurs , la ſimplicité ,
l'ingénuité , la naïveté...
Une exacte conformité de goût l'avoit
entraîné vers Rabelais , vers Bocace , vers
l'Arioſte. 11 ſe retrouvoit dans tous ces
Auteurs, dont l'étude continue avoit achevé
de déterminer ſa vocation , & de développer
ſes talens preſqu'à ſon inſçu... II
connut auffi nos anciens Fabliaux , fources
où Rabelais , l'Arioſte avoient puiſé , monument
précieux de la naïveté de nos
Ayeux. Cette habitude avec les Narrateurs
anciens& modernes eut tout l'effet qu'elle
devoit avoir ſur un génie tel que celui
de la Fontaine. Elle fit couler de ſa plume
ces beautés légeres qui ne conſiſtent point
dans les penſées recherchées , mais dans
un certain air naturel , dans une fimplicité
facile , élégante & délicate , qui ne
tend point l'eſprit , qui ne lui offre que
des images communes mais vives &
agréables ; qui ſur chaque ſujer ne lui
préſente que les objets dont il peut être
touché ; qui enfin toujours montée au ton
de la nature , ſaiſit habilement , & fait
160 MERCURE DE FRANCE .
paſſer dans l'ame des lecteurs tous les mouvemens
que les choſes qu'elle peint doivent
produire.
Je ne ſçais , continue M. Groſley , ſi je
ne me fuis point fait illuſion ; mais je crois
avoir fenti dans la lecture réfléchie des
Ouvrages de la Fontaine , des nuances qui
ſemblent diſtribuer ſes Fables en quatreclaffes.
Dans la premiere , la Fontaine s'eft propoſé
la ſimplicité toute nue des Fables
d'Eſope. Telles font les Fables de la Montagne
qui accouche ; du Coq & de la Perle ,
&c.
Dans la ſeconde à laquelle appartient
le Lion devenuvieux , il a imité la fimplicité
douce & fleurie de l'affranchi d'Auguſte.
Il a joûté dans la troiſieme avec Horace.
Le Renard & la Cicogne le Héron , les
Animaux malades de la peſte , & les autres
Fables de cette claſſe réuniſſent l'élégance ,
la vérité , la naïveté des images , & toutes
les graces de détail que l'ami de Mécene
avoit répandues dans ſa Fable du Rat de
ville & du Rat des champs.
Dans la quatrieme , il ceſſe enfin d'imiter
, il s'ouvre une nouvelle route. A la
tête des Fables de cette claſſe , je place
celle de la jeune Veuve. C'eſt là que ne
travaillant que d'après lui-même , il a déY
OCTOBRE. 1758 . 161
ployé , comme dit M. de la Mothe , tout
ce que le riant a de plus gai , tout ce que le
gracieux a de plus attirant , tout ce que le
familier a de plus élégant , toute la liberté
du naturel , tout le piquant de la naïveté.
,
M. de la Mothe voulut être en même
temps , & l'Eſope , & le La Fontaine . Il ne
fut ni l'un ni l'autre aux yeux du Public
qui ſemble , par ſa déciſion ſur les Fables
de la Mothe , avoir voulu mettre le genre
naïf en réſerve contre les entrepriſes du
bel- efprit.
Averti par le mauvais ſuccès de la Mothe
, M. Richer s'eſt renfermé dans une
des routes que la Fontaine avoit ouvertes
par l'imitation de l'élégance douce , fimple
& châtiée de Phedre. Le Public lui a
adjugé la place que la Mothe ambitionnoit
au deſſous de la Fontaine.
Cet exemple nous éclaire fur les reffources
qui reſtent à nos Fabuliſtes : c'eſt de
ſuivre la Fontaine dans l'une des quatre
routes qu'il a tenues. Mais il faut le ſuivre
comme il ſuivoit ſes modeles . Il embelliffoit
des beautés propres à l'un , les fujets
pris de l'autre. La Fable du Renard &de
la Cicogne , priſe de Phedre , il la traite à
la maniere d'Horace : dans celle du Rat de
ville & du Rat des champs , imitée d'Ho
race , il prend le ton de Phedre.
162 MERCURE DE FRANCE.
Ses quatre routes feront pour nos Fabu
liſtes , ce que ſont pour nos Architectes
les cinq Ordres anciens. Un fixieme ,
quoiqu'imaginé par le Brun , a échoué.
Dans la ſuitede cet Ouvrage , qui n'a
pu être lu en entier à cette ſéance , M.
Groſley recherche quels font dans chaque
ſujet les modeles que la Fontaine a imités.
Eſope & Phedre ſont connus. Il parle d'Avienus
, de Gabrius , de Faërne , d'Abſtemius
, de l'excellent Recueil donné par
Cumérarius , de celui qu'a donné en 1610
Ifaac Vercler, petit-neveu de MM. Pithou,
&du Recueil des Facéties de Bébelius. Par
l'examen de ces différens Recueils , M.
Groſley croit être parvenu à déterminer
le modele que la Fontaine s'eſt propofé
pour chaque Fable. Il n'eſt en défaut que
fur cinq ou fix.
Il y a des ſujets qui ont été traités par
le plus grand nombre de ces Auteurs. Elles
ont quelquefois gagné , quelquefois perdu
en paſſant par tant de mains; la Fontaine
les a ſuivies dans toutes , & profité de
toutes les nouvelles beautés qu'elles y ont
acquiſes.
L'objet des recherches de M. Groſley a
été de ſaiſir la maniere d'imiter de la Fontaine
, & ſa ſupériorité ſur ſes modeles. Il
donne pour exemples deux Fables ; celle
OCTOBRE. 1758 . 163
de l'Araignée & de la Goutte , tirée du
Recueil de Cumérarius , & dont Nicolas
Geſbellius eſt l'Auteur , & celle des Animaux
malades de la peſte , priſe de Bébelius.
La même Fable ſe trouve dans le
quinzieme Sermon de Raulin ſur la Pénitence.
M. Groſley finit par inviter nos Fabuliſtes
à examiner la maniere d'imiter de la
Fontaine , & à ſe bien convaincre qu'ils ne
l'égaleront , s'il eſt poſſible , qu'en le ſuivant
dans les routes qu'il a ouvertes , &
non en s'engageant dans des routes nouvelles.
Après la lecture de cet Ouvrage , M. le
Chevalier de Solignac , Secretaire perpétuel
, lut un Diſcours en forme de Lettre ,
dont il ne déſigna l'Auteur qu'en diſant ,
qu'il étoit tout à la fois protecteur & favori
des Muses. Le portrait que cet Auteur fait
des grandes qualités néceſſaires à un Prince
, ſervit bientôt à le faire mieux connoître.
Je donnerai ce Discours en entier , s'il
eſt poſſible , dans le volume prochain .
164 MERCURE DE FRANCE .
SÉANCE PUBLIQUE
De l'Académie des Sciences & Belles Lettres
de Dijon , & Sujets propofés pour les Prix
des années 1759 , 17606 1761 .
L'ACADÉMIE termina ſes ſéances le Dimanche
13 Août , par une aſſemblée publique
, dans laquelle M. l'Abbé Richard ,
Secretaire perpétuel pour les belles Lettres,
fit l'éloge de MM. Devepas , Académicien
honoraire , & Meney , Affocié , morts
dans l'année. M. Guyot lut un Difcours
fur la modeſtie ; M. Picardet une piece en
vers contre les détracteurs du fiecle , &M.
Hoin un Difcours ſur la queſtion de Médecine
propoſée par l'Académie ; il s'attacha
particulièrement à prouver que l'obfervation
comparée peut fournir les
moyens de diftinguer promptement le caractere
des différentes maladies épidémiques.
,
Sujet pour le prix de Phyſique de l'année
1759 : Déterminer les causes de la
graiſſe du vin , & donner les moyens de l'en
préſerver , ou de le rétablir.
Sujet pour le prix de Belles-Lettres de
l'année 1760 : Les Sciences & les Arts les
plus utiles & les premiers cultivés , font-ils
OCTOBRE. 1758 . 165
ceux qui ont été portés jusqu'à present à une
plus grande perfection ?
Sujet pour le Prix de Médecine de l'année
1761 : Quels sont les moyens de distinguer
le caractere des differentes maladies
épidémiques ; &quelles font les regles de con..
duire qu'on doitſuivre dans leur traitement ?
Cette derniere queſtion utile autant
qu'intéreſſante , avoit déja été propoſée
pour cette année ; mais l'Académie n'ayant
pas eu lieu d'être fatisfaite des Mémoires
qui lui ont été adreſſés , a cru devoir la
propofer de nouveau ; & pour donner
tout le temps de faire les recherches nécef-..
faires , elle a renvoyé la diſtribution du
Prix à l'année 1761 .
Pour remplir les vues de l'Académie ,
les Auteurs doivent particulièrement s'attacher
, d'après les obſervations qui nous
ont été tranſmiſes des différentes maladies
épidémiques , à réduire ces mêmes maladies
à certains genres , & les genres aux
eſpeces qu'ils comprennent ; à indiquer
avec préciſion les moyens de reconnoître
chaque genre & chaque eſpece ; à tracer
la route qu'on doit ſuivre juſqu'à ce qu'on
puiſſe les diftinguer ; enfin à établir les
indications curatives qu'offrent chacune
d'elles.
Il ſera libre d'écrire en latin ou en
166 MERCURE DE FRANCE .
françois ſur les différens ſujets propofés ,
obſervant que lesOuvrages foient liſibles ,
& que la lecture de chaque Mémoire
n'excede pas trois quarts d'heures. On en
excepte le ſujet de Médecine , pour lequel ,
vu ſon utilité , on ne preſcrit aucune limite.
Les Mémoires , francs de port , ſeront
adreſſes à M. Petit , rue du vieux
Marchef , avant le premier Avril des années
indiquées pour chaque ſujet ; paffé
ce temps , ils ne feront plus admis au concours.
On mettra au bas des Ouvrages une
ſentence ou deviſe ; elle ſera répétée ſur
une feuille de papier pliée en pluſieurs
doubles , & cachetée.
Les Prix propoſés conſiſtans chacun en
uneMédaille d'or de la valeur de trois cens
livres , feront diſtribués fucceffivement à
la fin de chaque année.
SÉANCES PUBLIQUES
De la Société Littéraire d'Arras.
M. le Marquis de Mézieres , Lieutenant
Général des Armées du Roi , & Gouverneur
de la Ville de Longwy , élu afſocié
honoraire de cette Compagnie,y prit ſéance
le 11 Février dernier 1758 , & prononOCTOBRE.
1758 . 167
ça ſur ſa réception un diſcours , auquel répondit
M. Denis , Tréſorier de la Chancellerie
d'Artois , Directeur de la Société.
Enſuite M. l'Abbé de Lys , Bénéficier de
la Cathédrale d'Arras , lut des obſervations
Météorologiques , dans leſquelles il
examina ſi la grande hauteur du mercure
peut indiquer l'hyver un très-grand froid ,
comme l'infinue une planche graduée d'un
barometre de l'Académie de Florence ;
pourquoi dans les vents du Nord le mercure
eſt toujours plus élevé que dans les
autres vents , & pourquoi il étoit le 30
Janvier de cette année , à vingt-huit pouces
onze lignes.
M. Durant fils , Médecin des Hôpitaux
du Roi , en ſurvivance , fit la lecture d'une
lettre ſur une maladie extraordinaire ,
àla fin de laquelle les cheveux de la malade
ſe trouverentde couleur fanguine. Le
Pere Lucas , Jéſuite , lut une Differtation
ſur le même ſujet , après quoi il donna des
réflexions Phyſiques ſur la ſuperficie de la
terre , fur la formation des montagnes qui
lacouvrent , & fur les corps hétérogenes
que renferment ſes couches homogenes.
On croit devoir ajouter ici la liſte des
autres ouvrages lus dans quelques ſéances
publiques , qui ont précédé & ſuivi celle
dont on vientde rendre compte, 2
168 MERCURE DE FRANCE.
De M. Denis. Diſcours dont l'objet eft
de faire voir que les Sciences font néceffaires
à l'homme , & qu'elles procurent à
l'Etat & aux moeurs les plus précieux avantages.
De M. I Abbé de Lys. Differtation ſur la
diverſité des langues , où l'on établit que
cette diverſité eſt nuiſible aux Sciencesproprementdites.
Mémoire ſur la vie de François Richardot
Evêque d'Arras , contenant le détail
des cérémonies obſervées à ſon Entrée ſolemnelle
dans cette ville.
De M. Durant. Eſſai ſur l'homme.
Du Pere Lucas. Mémoire ſur pluſieurs
phénomenes hydrauliques de la Province
d'Artois ; ſçavoir , les exondations fingulieres
du puits deBoyaval, les ſources bouillonnantes
de Fontaine - les - Boullans , les
fontaines ſaillantes du Château de la Vafferie
, & les fontaines intermittentesdeBailleul
Mont.
Nouvelles Obſervations phyſiques ſur
les eaux du pays & des environs , particuliérement
fur la fontaine du marais de
Beuvry , près de Béthune , & fur l'eau naturellement
rouffe de l'auberge de Mariembourg
dans la ville de Douay.
Hiſtoire de la pierre à fufil , ou filex ;
dans laquelle il eſt traité de l'origine de,
cette
OCTOBRE. 1758. 169
cette pierre , de ſa formation, de ſes différentes
eſpeces , de ſes diverſes configurations
, des corps hétérogenes qui adherent
à ſa ſuperficie , & de l'uſage qu'on peut
enfaire.
DeM. Camp , Avocat , préſentement Député
des Etats d'Artois à la Cour. Difcours
fur l'utilité des recherches de monumens
antiques , & de médailles dans laProvince
d'Artois (Seconde partie ) .
Recherches hiſtoriques , tirées de pluſieurs
manuſcrits &titres anciens , fur ce
qui s'eſt paffé à Arras en 1459 & 1460, au
ſujet des Vaudois , ou prétendus Sorciers ,
qui y furent condamnés à différens ſupplices.
Mémoire ſur l'origine & l'ancien uſage
de la Garance , en Artois.
De M. l'Abbé Simon , Prêtre du Diocese
d'Arras. Differtation ſur les cauſesdu pyrrhoniſme
littéraire .
De M. de Ruzé- de Jouy , Receveur &
Agent de l'Ordre de S. Louis. Diſcours dont
le but eſt de prouver que l'inconſtance naturelle
aux hommes nuit autant , que la
foibleſſe des talens dans la compoſition des
Ouvrages de littérature .
DeM. Dupré d'Aulnay , Membre de la
Société Littéraire de Châlons, Aſſocié externe
de celle d'Arras. Réflexions ſur la cauſedu
1. Vol. H
170 MERCURE DE FRANCE.
Aux de la mer , & de l'aſcenſionde la ſeve
dans les végétaux.
Autres fur le Traité phyſico- méchanique
de M. Haukſbée , traduit de l'Anglois
par M. de Brémont , & mis au jour avec
des notes par M. Defmarets.
De M. Beauzée, Profeffeur de Grammaire
à l'Ecole Royale Militaire , Affocié externe.
Effai d'analyſe ſur le verbe.
De M. Maſſon. Ode ſur la naiſſancede
Monſeigneur leComte d'Artois.
OCTOBRE. 1758. 171
:
ARTICLE IV.
BEAUX- ARTS.
ARTS AGRÉABLE S.
PEINTURE.
Le coeur de l'Egliſe des Peres de l'Ora
toire , rue S. Honoré , vient d'être orné
de cinq tableaux , de la main du Sieur Michel
Ange Challe , Peintre ordinaire du
Roi , Membre de ſon Académie Royale
de Peinture & Sculpture.
Le moment terrible , qui doit nous
rendre à la vie , & qui fera la récompenſe
des juſtes & la punition des méchans
, occupe le milieu , dans une eſpace
de 12 pieds d'élévation ſur 9 de largeur.
Jeſus-Chriſt au ſein de la lumiere fur
un trône de nuages , tend la main droite
aux Prédeſtinés : Adam & Eve , qui
lui font préſentés par l'Ange Gardien ,
demandent grace pour eux & leur poftérité
, tandis qu'à la gauche , S. Michel
, Miniſtre de la vengeance , lance
!
Hij
172 MERCURE DE FRANCE.
la foudre ſur les péchés , allégorique
ment perſonnifiés , en leur oppoſant fon
bouclier lumineux , où paroît en lettres
de feu , le nom du Tout-Puiſſant .
L'envie , le plus dangereux de tous les
vices , eſt renverſée s'arrachant les cheveux
, écraſant d'une main le fatal ferpent
qui ſemble encore menacer Eve ;
Thomicide , le poignard ſanglant , la fureur
dans les yeux , tombe avec l'avarice ;
le menfonge , levant fon maſque , ſe
voit confondu avec l'orgeuil ; la terre ,
qui s'ouvre pour les engloutir , laiſſe
échapper des flammes à travers leſquelles
on apperçoit la gourmandiſe & la luxure.
UnAnge , au fon de la trompette , rafſemble
les Juſtes : Abel , Abraham , Sara
, Noé , & pluſieurs Patriarches forzent
du ſein de la terre , dans une obſcurité
qui marque que les aſtres font
anéantis.
Aux deux côtés , fur des grandeurs à
peu près pareilles , font repréſentées la
Réſurrection & l'Afcenfion.
Dans le premier tableau , Jésus- Chriſt
triomphant de la mort , ſort du tombeau ,
dont deux Anges ſoulevent la pierre ; la
lumiere qu'il répand , ſaiſit de crainte les
Soldats prépoſées à la garde du Sépulchre ;
leur Officier qui cherche à fuir , eſt ar
OCTOBRE. 1758. 175
rêté par ceux de ſa troupe qui ſe mertent
en défenſe ; un d'eux renverſé ſe
couvre de ſon bouclier , ne pouvant foutenir
la vue de ce prodige ; deux jeunes
Anges dans les nuages , tiennent des
chaînes & des entraves rompues , ( ſymboles
de notre heureuſe délivrance , qui
nous ſouſtrait au pouvoir de la mort ).
Dans le deuxieme , le Sauveur retournant
dans le ſein de ſon pere , s'éleve
fur un nuage ; deux Anges vêtus de
blanc , le montrent aux onze Difciples ,
en les aſſurantde fon retour à la fin des
fiecles ; S. Pierre , tenant les clefs , dont
il eſt dépofitaire , marque ſon étonnement
&ſon admiration ; S. Jean à genoux ,
tend les bras à fon divin maître , ainſi
que pluſieurs des Apôtres qui font debout
fur la pente de la montagne.
Deux autres tableaux plus petits , qui
fervent de deſſus de portes aux entrées
de ce coeur , repréſentent les Pélerins
d'Emaiis , & l'incrédulité de S. Thomas.
Jésus-Christ , dans ce dernier , témoigne
fa bonté pour la foibleſſe de cet
Apôtre incrédule , en lui laiſſant toucher
fes plaies ; S. Pierre & les autres Diſciples
admirent avec reſpect la clémence
du Sauveur.
Dans celui qui eſt au côté oppoſe ,
Hiij
174 MERCURE DE FRANCE:
Jésus- Chriſt bénit le pain pour le partager
aux deux Pélerins qu'il avoit joints
fur le chemin d'Emaüs ; leur étonnement
extrême à la vue de celui qu'ils croyoient
au rang des morts , eſt exprimé ſur leur
viſage.
L'un , oppofé à la lumiere qui éclaire
la table , s'avance pour mieux le reconnoître
, l'autre étend les bras , perfuadé
de la vérité , & demeure en admiration ;
la Lune qui paroît derriere un nuage ,
marque le moment de l'action.
T
MUSIQUE.
ROISIEME Recueil d'Airs en Duo tiré
des Opera de MM. Rameau , Rebel &
Francoeur , &c. Opera Comiques , Parodies
, &c. choifis & ajuſtés pour les flûtes ,
violons , pardeſſus de viole , & dont la
plûpart peuvent ſe jouer ſur la vielle & fur
la muſette , ſoit naturellement , foit par
tranſpoſition ; par M. Bordet. Prix en blanc
6 liv. A Paris , à la demeure du fieur Bordet
, rue Saint Denis , chez M. Bayle ,
Avocat en Parlement ; & aux adreſſes ordinaires.
L'on trouvera aux mêmes adreſſes ſes
deux premiers Recueils chacun à 6 liv.
OCTOBRE. 1758 . 175
Dans le premier eſt une Méthode raiſonnée
pour apprendre la muſique , à jouer de la
flûte , & de pluſieurs Inſtrumens.
Six Sonates de fa compoſition , pour
deux flûtes, violons, ou pardeſſus de viole ,
dans le goût des Duo de M. Lavaux : parties
ſéparées 4 liv. 16 fols.
Les deux premiers Recueils de M. Bordetayant
eu le plus brillant ſuccès , nombre
de perſonnes ,& même gens de diſtinction
, l'ont engagé à en donner au Public
un troifieme. Il ſe flatte d'avoir raſſemblé
dans celui- ci un choix de morceaux des
plus célebres Auteurs , plus intéreſſans que
difficiles.
:
, LUDUS Melothidicus ou le Jeu des
dés harmonique , contenant plufieurs calculs
par leſquels toute perſonne compoſera
différens menuets avec l'accompagnement
debaſſe en jouant avec deux dés , même
ſans ſçavoir la muſique. A Paris , chez
M. de la Chevardiere , rue du Roule , à
la Croix d'or , & aux adreſſes ordinaires
deMuſique ; à Lyon , chez les freres le
Gouy , place des Cordeliers.
Hiv
176 MERCURE DE FRANCE.
ARTS UTILES.
ARCHITECTURE.
Obſervations fur la Tour de Pizes.
N a beaucoup écrit endifférens temps
fur la Tour de Pizes. Il en étoit queſtion
dans l'extrait d'un Mémoire de M. de la
Condamine , inféré dans le Mercure du
mois d'Août de l'année derniere. M. Cochin
dans le Voyage d'Italie qu'il vient de
mettre au jour , en a parlé en Artiſte qui
ſçait examiner les objets digne d'attention ,
&en rendre compte : il eſt même entré
dans des détails qui tendent à prouver
combien eſt ridicule l'opinion de ceux qui
ont cru qu'elle avoit éré ainſi conſtruite à
deſſein par l'Architecte. Il n'en donne
point de meſures. M. de la Condamine
donne celle de la hauteur qui eſt exacte.
Celle de l'inclinaiſon ne l'eſt pas. Elle eft ,
comme il le dit , d'un douzieme de la hauteur
: mais on ne la trouve telle que depuis
le rez-de- chauffée, juſques ſur la plaweforme
d'où l'on fonne les cloches, qui font
dans les fenêtres du donjon. Un plan &
Towes P
6.
Pouces
10 Torses
6.Re
PLAN
et Coupede la
Tour dePise.
OCTOBRE. 1758. 177
une coupe de cet édifice , des meſures prifes
avec ſoin , & quelques remarques faires
par un Architecte qui l'a examiné attentivement
, en donneront peut être une
connoiffance plus exacte que celles que
l'on a données juſqu'à préſent. Joſeph
Martini dans ſon livre intitulé , Theatrum
Bafilica Pisana , dit que cette tour fut com-
•mencée en 1174 au mois d'Août ; que
Guillaume qui étoit Allemand en fut l'Architecte
; après lui Bonanni de Piſes , &
enfin Thomas , auſſi de Piſes , qui fit exécuter
le donjon.
Il eſt aiſé de démontrer que ces Architectes
n'ont jamais ſongé à la bâtir exprès
hors de ſon aplomb de 12 pieds , fur la
hauteur de 142, à compter , comme on l'a
dit , depuis le bas juſques ſur la platteforme.
Il paroît même ſûr qu'elle commença
à s'incliner du côté du midi , lorfqu'elle
fut élevée à cette hauteur , & peutêtre
un peu avant , comme le remarque
M. Cochin ; mais certainement elle ne
s'inclina pas alors du douzieme de fa haureur.
La raiſon eſt que l'inclinaiſon du
donjon eſt bien moins conſidérable que
celle de la tour : d'où l'on doit conclure
que la tour s'étant inclinée de 7 à 8 pieds
feulement , lorſqu'on l'eût conſtruite jufqu'à
la platte forme , on éleva au deffus, &
1
Hv
178 MERCURE DE FRANCE.
en retraite, ledonjon perpendiculairement,
avec d'aurant plus de confiance , que ce
fut probablement alors que l'on ajouta aux
fondemens un empatement d'environ cinq
pieds , ſelon ce qu'en a écrit George Vazari
. Mais malgré la fûreté qu'on avoit
cru acquérir , le tout s'étant encore incli
né , il en réſulta que le donjon fortit de
fon aplomb d'environ neuf pouces ; &
parconféquent en raiſon de la nouvelle
inclinaiſon de la tour , qui fut de quatre
pieds fix pouces , & qui jointe à celle de
fept pieds & demi , qui exiſtoit avant la
conſtruction du donjon , en forma une de
douze pieds , ou peut-être de moins : car
Vazari ne ladonne que de fix bras & demi,
c'eſt-à-dire de onze pieds deux lignes : fi
cela eſt vrai , il s'enfuit que depuis environ
deux cens ans , elle a augmenté d'un pied ,
&que ſi l'effet continuoit , la chûte en réfulteroit
néceſſairement. A toutes ces obſervations
, on peut en ajouter quelquesunes
ſur la conſtruction de cet édifice , par
leſquelles on achevera de démontrer que
ſon inclinaiſon eſt un pur accident.
Les joints de lit & les joints montans
font inclinés. Les marches de l'eſcalier
pratiquédans l'épaiſſeur du mur circulaire,
font pentives , de maniere qu'en y montant
le corps incline tantôt à droite , tanOCTOBRE.
1758. 179
tốt à gauche ; mais l'appareil eſt ſi bien
fait& la liaiſon eſt ſi bonne , qu'il n'eſt
pas étonnant que cet accident n'ait caufé
aucune défunion des parties de cete tour ;
&quoique délicate en apparence , elle eſt
bâtie de maniere à avoir pu réſiſter aifément
aux mouvemens que la mauvaiſe
qualité d'une portion du terrein ſur lequel
elle eſt élevée , a occaſionnés à diverſes
repriſes.
Il eſt à préſumer qu'elle a été établie
fur un maſſif général conſtruit en bons
matériaux , & dont le diametre eſt d'environ
dix toiſes . Le diametre intérieur de
la tour eſt de 23 pieds au rez-de chauffée.
Le mur circulaire a d'épaiſſeur douze pieds
huit pouces , fans y comprendre les colonnes
engagées qui y ajoutent un pied huit
pouces , & en ont deux & demi de diame
tre. Quoique les colonnes qui font au
deſſus de ces premieres foient fort petites ;
&, par leur iſolement , laiſſent entr'elles
&le mur des portiques circulaires d'environ
quatre pieds de largeur , ce mur
conſerve encore une épaiſſeur de ſept pieds
huit pouces. A la vérité l'eſcalier eft pris
dedans ; mais il l'affoiblit peu , il n'occafionne
qu'un vuide en ſpirale , & laiffe
entre ſes révolutions des maſſifs confidesables
conſtruits avec des blocs de marbre
Hvj
180 MERCURE DE FRANCE.
dont les uns font les marches , & les autres
les plafonds audeſſus , & qui ont aſſez de
priſe dans les murs pour ne faire qu'un
tout avec eux ; il en eſt de même des architraves
au deſſus des petites colonnes. Ce
font des morceaux de marbre qui d'un
bout entrent dans le mur , & de l'autre
font comprimés entre les chapiteaux , & la
charge des archivoltes &des corniches qui
font au deſſus. Il eſt probable qu'il y a
dans ces colonnes en haut & en bas de
petites ancres de fer ou de bronze retenues
pardes tirans de même matiere , & que
les aſſiſes des murailles font cramponées
avec ſoin. Toutes les parties de cette tour
étant ainſi liées enſemble , elle a donc pu
aifément s'incliner ſans qu'elles ayent ſouf
fert aucun dérangement , &donner une
preuvede ſabonne conſtruction , de l'intelligence
, &de l'attention des Architecres
qui en ont été ſucceſſivement chargés
cela doit fûrement les rendre bien plus
recommandables que l'idée extravagante
de bâtir une tour inclinée , qui ne peut
jamais paſſer pour une merveille , ſurtout
aux yeux des perſonnes qui ont quelques
connoiſſances des arts & des mathématiques.
OCTOBRE. 1758 .
TEINTURE..
Le ſicur Duval - Deſmaillaits avertit le
Public qu'il a fait fur les couleurs des
découvertes dont les avantages font les
plus finguliers , entr'autres fur le rouge.
Cebeau rouge ne revient pas à plus d'un
louis d'or la livre , &une livre fuffit pour
teindre soo aulnes d'étoffes par jour ſans
ſe fatiguer , & auſſi-tôt qu'elle eſt ſeche ,
on la peut mettre à la calendre.
Cette couleur écarlate s'applique fur
routes étoffes & toiles , fur la foie & le
coton , & cela à froid' ; on pourroit l'appliquer
de même à chaud. Cette teinture
eſt ſi parfaite , qu'elle peut aller à la leſſive
cent¢ fois ſans aucun altération , &
elle pénetre l'étoffe avec la même vivacité
danstoute ſon épaiſſeur.
Ily a plus , ces étoffés écarlates étant
horsde tout ſervice , on brûle l'étoffe dans
un creuſet , audernier degré de feu ſi l'on
veut , & l'on trouve cette couleur écarlate
plutôt exaltée qu'altérée , & quand cette
couleur aura mille & mille fois été tirée de
ees étoffes & employée de nouveau , elle
ſera toujours la même. Cette écarlate eft
conféquemment auſſi parfaite , que celle
par la cochenille eſt imparfaite & fufcepti
182 MERCURE DE FRANCE.
ble de taches; celle- ci au contraire portant
fon propre attrament , & étant fixe & permanente
, elle ne craint ni eau forte , ni eau
regale , ni aucun mordant , brûlant , corrodant
de toute autre nature même la
plus active.
L'Auteur ne s'étendra pas fur le bleu &
le verd , il fera ſeulement obſerver en paffant
que ſi les Teinturiers ſçavoient trouver
le véritable attrament de ces couleurs
qui eſt en elles , ainſi qu'il eſt dans ce rouge-
ci , ils éviteroient l'inconvénient de les
altérer par leur attrament étranger , qui les
rend très- imparfaites même juſqu'à bleſſer
la vue. En effet , toutes les couleurs des
Indiennes & des Perſes ſont ſi altérées par
les faux attramens que ces Teinturiers
emploient pour faire tenir leurs couleurs ,
qu'elles font très- imparfaites en Perſe auffibien
qu'ailleurs. Pour peu que l'on reflé
chiſſe ſur les couleurs des Indiennes &des
Perſes , on verra que ces fauſſes couleurs
fatiguent infiniment la vue ; mais on le
verra bien mieux lorſque les vraies couleurs
ci-deſſus annoncées paroîtront dans leur
vivacité naturelle. Ces couleurs récréeront
la vue , la fortifieront , & la rétabliront
même de ſa débilité.
Nota. Pinfere ces fortes d'avis à peu près tels qu'on me les
envoye : c'est au Public à mesurerſa confiance , & aux Gur
vieuxà vérifier les faits.
· OCTOBRE. 1758. 183
ARTICLE V.
SPECTACLES.
L
OPERA.
E 12 Septembre , on a donné le Rival
favorable à la place de la Coquette trompée.
Les paroles font de M. Brunet , la muſique
de M. Dauvergne,
CeMuſicien plein de talent , de docilité&
de modeſtie , a cédé aux inſtances
qu'on lui a faites de compoſer à la hâte
quelques ſcenes qu'on pût ajuſter au divertiſſement
de l'acte comique des fêtes
d'Euterpe Il s'est donc eſſayé fur de nouvelles
paroles ; mais ce petit acte , quoiqu'aſſez
bien écrit , eſt dénué d'action , de
chaleur & d'images , & le plus habile Muficien
a beſoin d'être infpiré par le Poëte.
Un Poëme lyrique mal verſifié , mais qui
préſente ou indique des fentimens , des
tableaux , des mouvemens à exprimer , eſt
préférable , pour le Muficien, au Poëme le
plus élégant , qui ne lui donne rienàpeindre.
184 MERCURE DE FRANCE.
COMEDIE FRANÇOISE.
Extraitde la Comédie intitulée, l'Iſſedéſerte.
FERDINAND & Constance, que l'Hymen &
l'Amour venoient d'unir , ayant entrepris
un voyage fur mer , furent jettés par la
tempête ſur les bords d'une Iſle inhabitée ,
avec Silvie , foeur de Constance. Tandis
qu'elles dormoient dans un lieu écarté ,
Ferdinand diſparut , &Constance ne douta
point qu'il ne l'eût abandonnée. Dans fas
douleur , elle s'eſt occupée à graver ces
mots ſur un rocher :
Du traître Ferdinand Conſtance abandonnée ;
Finit ici ſa vie & ſes malheurs.
Otoi ! qui de fon ſort apprendras les horreurs,
Venge la d'un perfide , & plains fa deſtinée.
Le dernier mot n'eſt gravé qu'à demi
lorſque l'action de la piece commence.
Le caractere naïf & enjoué de Silvie' ;
contraste heureuſement avec la ſituation
de Constance. Silvie avoit perdu ſa petite
épagneule : elle la retrouve; elle eſt enchantée
, elle vient faire part de ſa joie à
fa foeur ; mais voyant qu'elle y eſt peu fen
OCTOBRE. 1758 .
ſible , & qu'elle ne ceſſe de gémir ; elle lui
peint le calme& la douceur de leur vie ,
&ne conçois pas que Constance puiſſe regretter
d'autres lieux.
Mais cet endroit charmant , que fans ceſſe tu
nommes ,
N'eſt-il pas ce ſéjour habité par des hommes ?
Constance les lui a peint eruels & perfides
; elle ajoute encore à ces traits. Silvie
ne conçoit pas que l'on regrette ce que
l'on haït , & qu'on veuille être vangé de
ce qu'on aime : cependant elle ſe doute
que ſa ſoeur ne lui dit pas tout.
Je réfléchis ſouvent , & ce matin encore ,
En voyant mille oiſeaux , au lever de l'aurore ,
Je penſois
Conſtance , en se retirant.
Ces oiſeaux , qu'anime le printemps ,
Auront , avant l'été , pleuré mille inconftans...
Silvie , ſeule livrée à ſes réflexions , apperçoit
un vaiſſeau , ſpectacle nouveau
pour elle : ſa ſurpriſe redouble à la vue
des hommes qui débarquent. Elle ſe cache
pour les obſerver. Ferdinand avec Timante
, ſon ami , vient chercher Constance dans
cette Ifle. Il reconnoît les lieux où il la
laiſſée. C'eſt-là , dit- il , où je fus attaqué ,
186 MERCURE DE FRANCE.
&d'où les brigands m'arracherent. Il s'éloigne
pour chercher les traces de fon
épouſe. Timante déplore les malheurs de
fon ami. Il fort. Silvie témoigne fon embarras
ſur l'eſpece d'êtres qu'elle vient de
voir , & fur l'émotion qu'elle éprouve.
Ferdinand revient déſolé que ſes recherches
ayent été vaines. Il lit les vers gravés
fur le marbre , & s'écrie dans ſon déſefpoir
:
Conſtance ne vit plus , & me croyoit parjure !
Timante le retrouve dans cette fituation
accablante. Ferdinand veut mourir dans
cette Ifle , & dit adieu à ſon ami. Timante
ſe réſoud à le faire enlever de force , & il
en donne l'ordre aux Matelots .
Silvie cherche fa foeur pour l'inſtruire
de ce qui fe paſſe , &ne la trouve point.
Timante apperçoit Silvie. Elle eſt d'abord
tremblante , & lui défend d'approcher."
Timante.
Aumoins ſi je ſçavois de quoi tu t'épouvantes :
Les hommes ne ſont pas des bêtes dévorantes.
Silvie.
Quoi ! tu ſerois un homme ?
Timante.
Oui , je paſſe pour tel
OCTOBRE. 1758. 187
La frayeur de Silvie redouble ; elle fe
jette aux genoux de Timante. Il la raſſure ,
& lui demande où Constance a fini ſes
- jours. Il apprend qu'elle eſt vivante ; il eft
au comble de la joie.
Cours , vole vers ta ſoeur , tandis qu'à Ferdinand ...
Silvie.
Il eſt donc avec toi , cet ingrat , ce tyran ,
Ce monstre ?
Timante.
Que ces mots ne ſouillent plus tabouche :
Dans peu je t'inſtruirai de tout ce qui le touche.
Ils vont chacun de leur côté pour chercher
Ferdinand & Conftance .
Les hommes ne ſont pas ſi méchans, ce me ſemble,
dit Silvie , en le quittant. Vient un
Matelot qui , dans fon langage , dit des
douceurs à Silvie. Celui- ci n'eſt pas ſi bien
reçu. Elle le quitte pour aller chercher ſa
foeur. Constance revient au rocher pour
achever de tracer l'inſcription qu'elle veut
laiſſer en mourant. Elle rencontre le Matelot
, & c'eſt de lui qu'elle apprend que
Ferdinand eſt arrivé dans l'Ifle. Constance
s'évanouit. Le Matelot fait de ſon mieux
pour la fecourir : il entend Timante ; il
l'appelle. Celui ci accourt : il ne doute pås
que ce ne foit Constance elle-même. Il la
SS MERCURE DE FRANCE.
rappelle à la lumiere , justifie ſon ami , en
racontant ſon enlévement &fon eſclavage.
Ferdinand arrive enfin , reconnoît Constance,
ſe jette dans ſes bras. Ils ſe diſent l'un
à l'autre les choſes les plus touchantes fur
leur amour & fur les maux qu'ils ont foufferts.
Silvie & Timante s'expliquent à leur
tour.
:
Timanie.
:: : Si tu m'aimois , Silvie ,
Je ne direis qu'un mot , & tu ſerois ravie.
Silvie.
Quand on aime , a ton bien du plaifir à ſe voir ?
Timante.
Beaucoup.
Silvie.
) Je t'aime donc.
Timante.
Tu combles mon eſpoir
Mais de tes ſentimens j'oſe eſpérer ce gage ,
Confens qu'un doux Hymen.
Silvie.
Point , point de mariage:
Elle craint que Timante ne l'abandonne.
Constance la raffure , & lui dit :
Mon,ma foeur, Ferdinand ne m'a point délaiſſée
OCTOBRE. 1758. S
4tort je te diſois , dans ma triſte penſée ,
Tant de mal de ſon ſexe : hélas ! il n'en est rien.
Silvie.
Quand j'apperçus Timante , ah ! je m'en doutois
bien.
On voit que cette piece eſt mêlée de
pathétique & de comique. La naïveté &
la vivacité de Silvie , que Mlle Guean joue
parfaitement bien ; la franchiſe & le ton
joyeux duMatelot égayent le fonds de l'action
par des ſcenes réellement plaiſantes ,
& ces couleurs , quoiqu'oppoſées , s'allient
agréablement. Il eſt ſuperflu d'obſerver
que le défaut de l'action théâtrale eſt
l'inutilité répétée des recherches & des
mouvemens que ſe donnent les Acteurs ,
courant ſans cefſſe les uns après les autres .
Mais ce défaut eft bien racheté. A l'égard
du dénouement , j'aurois voulu que Ferdinand
trouvat Constance occupée à finir
l'inſcription ; c'eſt là que Métaſtaſe a placé
la reconnoiſſance. Son imitateur a préféré
le comique du Matelot ſecourant Conſtance
évanouie , au pathétique d'une reconnoifſance
imprévue. Je ne ſçais s'il a eu raiſon,
** Le jeudi 31 Août , on repréſenta , pour
la premiere fois , la Tragédie d'Hyperma
nestre , de M. Lemiere , Auteur connu par
d'heureux eſſais .
A ว
190 MERCURE DE FRANCE.
Les juſtes applaudiſſemens qu'elle reçut,
redoublerent au tableau terrible qui précede
le dénouement , & qui décida le plein
ſuccès de la piece. Le Public demanda
l'Auteur ; il fut obligé de ſe montrer , &
d'être préſent à ſon triomphe.
Je donnerai une idée de cette Piece dans le
volumefuivant.
COMÉDIE ITALIENNE.
E Le famedi 23 Août , les Comédiens Italiens
donnerent la premiere repréſentation
des Femmes filles , ou des Maris battus ,
Parodie nouvelle d'Hypermneſtre en un
acte en vers. Cette piece n'a eu qu'un ſuccès
médiocre.
L'extrait de Mélezinde au volume prochain.
E
OPERA COMIQUE.
Le famedi 9 Septembre , on adonné
avec ſuccès Nina & Lindor , Opera Comique
en deux actes , mis en muſique par
M. Duni.
!
Quoique la muſique n'en foit pas d'un
caractere auſſi ſaillant que celledu Peintre
OCTOBRE. 1758. 19
amoureux de fon Modele , elle n'a pas laiſſé
de plaire beaucoup. Les vers de ce Роёте
font officieux pour l'Ariette ; & le mêlange
du gai , du gracieux , du naif & du
touchant , y donnoient au Muſicien de
quoi briller dans ces différens genres. Le
divertiſſement , qui peint les jeux de l'enfance
, eſt d'une compoſition ingénieuſe,
Les jeunes Acteurs qui ont exécuté cet
Opera Comique , ont partagé l'honneur du
fuccès avec le Poëte & le Muficien. Mile
Baron y a joué le rôle de Nina avec une
vérité charmante. Il ſemble qu'elle ait
voulu ſe venger du reproche qươn lui
avoit fait d'avoir perdu de ſa naïveté,
Dans ce même Spectacle a paru pour la
premiere fois Mlle Villette , dont la voix
brillante & flexible a fait la plus vive impreffion.
C'eſt un talent acquis à l'AcadémieRoyale
de Mufique.
2
Le Médecin de l'Amour , Opera Comique
en un acte , fut repréſenté pour la
premiere fois ſur le même Théâtre , le
vendredi 22 Septembre .
Je donnerai l'extrait de ces deux Pieces
dans le Mercure prochain.
192 MERCURE DE FRANCE.
CONCERT SPIRITUEL.
Le vendredi 8 Septembre , jour de la
Nativité de la Vierge , le Concert a commencé
par une ſymphonie , ſuivie d'Exaltabo
te , Motet à grand choeur de M. Giraud
, qui a été entendu avec plaifir.
Mlle Faure a chanté un petit Motet de
M. Mouret. A travers ſa timidité , on a
reconnu une belle voix , & l'on ne doute
pas qu'elle ne ſoit admirée lorſqu'elle
paroîtra dans tout ſon éclat. M. Balbaftre
a joué ſur l'orgue l'ouverture des fêtes
de Paphos. Mlle Hardy qui a chanté au
Concert précédent , a fait un nouveau
plaiſir en chantant une Ariette , & un Duo
avec M. Albaneze , ſon Maître. Le Concert
a fini par Exultate , justi , Motet à
grand choeur de M. Mondonville.
Le Public eſt très-ſatisfait de ce Spectacle
, & des ſoins que ſe donnent les Directeurs
pour lui plaire.
ARTICLE
OCTOBRE. 1758. 193
4
ARTICLE VI.
NOUVELLES ÉTRANGERES.
ALLEMAGNE.
DE BERLIN, le 19 Août.
LEIS du même mois , les Ruſſes ſe préſenterent
devant Cuſtrin. Ce n'étoit qu'un gros détachement
de leur grande armée qui reſta campée ſous
Landſberg. Ils commencerent tout de ſuite à
bombarder la Place avec la plus grande violence ,
& le bombardement continua ſans interruption
juſqu'au 17. Durant ce court intervalle , tous les
édifices publics & particuliers furent ou écrasés ,
oudévorés par les flammes. Il ne reſta pas dans la
Ville une ſeule maiſon ſur pied , & ſes infortunés
habitans virent tous leurs effets ou conſumés par
le feu , ou enfevelis ſous les ruines. Le 17 au matin,
les Ruſſes ſommerent le Commandant de ſe
rendre , lui faiſant appréhender tous les malheurs .
qui ſont inévitables à une Ville priſe d'aſſaut. La
réponſe fut telle qu'on devoit l'attendre de la
part d'un Officier qui connoît l'importance de
cette Place , & qui ne voyant point ſes fortificarions
entamées , n'étoit point dans le cas de capituler.
Sur ſon refus , le bombardement recom
mença, mais avec moins de vivacité.
L. Vol. I
194 MERCURE DE FRANCE.
FRANCE.
Nouvelles de la Cour , de Paris , &c.
Le Roi a nommé M. le Marquis de Contades
Maréchal de France.
On a appris par une Gazette extraordinaire de
Londres , que Louiſbourg avoit capitulé le 26
Juillet dernier. Quoique cette nouvelle ſoit annoncée
d'une maniere poſitive , cependant comme
cette Gazette ne contient aucun détail du
ſiege , ni de la priſe de la Place , & qu'on n'a reçu
aucune lettre du Gouverneur , ni des autres Offi
ciers. Il faut attendre des nouvelles plus circonf
tanciées à cet égard,
On a reçu avis le 13 Septembre que M. le Duc
d'Aiguillon , avec ce qu'il avoit pu raffembler
de troupes , avoit attaqué dans l'anſe de Catz le
lundi II , les Anglois au nombre de douze à
treize mille hommes , dans le temps qu'ils ſe
rembarquoient ; que les ennemis avoient d'abord
foutenu cette attaque avec beaucoup de fierté ;
mais qu'ils avoient été enfoncés , taillés en pieces
&culbutésdans la mer ; que nos troupes s'étoient
portées dans l'action avec la plus grande intrépidité
, & qu'elles avoient poursuivi les Anglois,
dans la mer même , en y entrant juſqu'à la ceinture
; que les Anglois ont eu plus de trois mille,
hommes tués fur le rivage , fans compter ceux
qui ſe font noyés , ſoit dans les bâtimens de
tranſport qui ont été coulés à fonds , foit en voulant
ſe ſauver à la nage ; qu'au départ du Courier,
OCTOBRE. 1758 . 195
le nombre des priſonniers montoit à plus de cinq
cens , parmi leſquels il y avoit beaucoup d'Officiers&
de la plus grande deſtinction ; que MM. le
Chevalier de Polignac & le Comte de la Tourd'Auvergne
, avoient été bleſſés dangereuſement ,
ainſi que M. le Marquis de Cucé , Cornette des
Mouſquetaires du Roi , qui étoit à l'action comme
Volontaire. Il paroît que la perte desAnglois
eſt en tout de quatre à cinq mille hommes.
Extrait d'une Lettre de Vienne , du 8 Septembre
1753.
On n'a point encore de relation bien circonftanciée
de ce qui s'eſt paſſé le 25 & le 26 Août ,
entre les armées de Ruffie & de Pruſle. Ce qu'on
en ſçait aujourd'hui , pour n'être pas encore bien
détaillé , n'en eſt pas moins exact ni moins pofitif:
c'eſt le réſultat de pluſieurs lettres écrites
du camp de l'armée Impériale de Ruffie , à Groff-
Camin le 29 Août. D'après ces lettres , Sa Majeſté
Pruſſienne vint le 25 à la tête d'une armée
de cinquante à cinquante - cinq mille hommes
axaquer l'armée de Ruſſie , près du village de
Zorndorff dans le Baillage de Quartſch.
*LeGénéral Comte de Fermer n'avoit ce jourlà
que trente-huit mille hommes ſous les armes ,
&le terrein où il falloit combattre , coupé par
des marais &des bois , ne lui permettoit pas de
prendre une poſition également avantageuſe en
tous ſes points. La bataille commença à neuf
heures du matin par une canonnade des plus vives
, qui fut foutenue de part & d'autre pendant
une heure &demie.
Les Pruffiens déboucherent par les défilés de
Sicher & de Groſf-Camin , derriere l'aîle gauche
des Ruſſes , & s'étendirent vers Zorndorff , point .
I ij
196 MERCURE DE FRANCE.
d'appui de l'île droite de l'armée de Ruſſie.
Ayant mis près d'une heure &demie à ſe former,
ils s'attacherent d'abord à cette aîle ; mais inſenſiblement
le feu s'étendit juſqu'à l'aî'e gauche , &
les deux armées ſe trouverent engagées de front.
L'attaque fut alors générale & furieuſe ; mais
l'armée Impériale de Ruſſie , non ſeulement la
ſoutint par tout avec une fermeté inébranlable;
mais elle repouffa l'ennemi avec tant de vigueur ,
qu'à midi la premiere ligne fut entiérement culburée.
Le Roi de Pruſſe fit avancer ſon corps de réſerve
pour rétablir cette ligne ; mais elle fut renverſée
de nouveau , & la Cavalerie des Ruſſes ſe
jettant le ſabre à la main fur l'Infanterie Pruffienne
, l'enfonça , &y fit un carnage horrible. Cependant
Sa Majesté Pruſſienne faiſant les derniers
efforts , réuffit à percer entre l'aîle droite & l'aîle
gauche , ſépara la premiere de l'autre , la miten
confufion , & poursuivant vivement cet avantage,
pouſſa cette aîle droite juſqu'au bord d'un
marais.
L'aîle gauche ſoutint ſa pofition malgré ce revers
, & ne perdit pas un pouce de terrein. La
nuit ſurvint , & ce futfansdoutedans ce moment
que les Pruffiens croyant la victoire décidée pour
eux , ſe hâterent de l'annoncer par des Couriers à
toute l'Europe. Mais on ne fut pas de cet avis
dans l'armée Ruffienne. Le Général Major de
Demicourt , par une préſence d'eſprit admirable ,
rallia les ſoldats diſperſés fur le bord du marais ,
en forma un corps composé d'Infanterie & de
Cavalerie , marcha derechef à l'ennemi , le prit
àdos& en flanc , le chaſſa àune demi-lieue au
de-làdu champ de bataille , s'y établit , en avertic
Paile gauche , qui marchant tout de ſuite en
OCTOBRE. 1758. 194
avant , acheva de s'en emparer , & s'y ſoutint.
Le lendemain 26 , on ſe canonna encore pen
dant quelque temps fort vivement ; & l'armée
Impériale de Ruſſie , toujours en peſſeſſion du
champ de bataille , enterra ſes morts , raſſembla
ſes trophées, en canons , étendards & drapeaux ,
& finit ainſi la journée.
Le 27 , comme l'armée devoit ſe rapprocherde
ſes magaſins , & ſe mettre à portée de la diviſion
du Général Romanzow , elle leva ſon camp en
préſence de l'ennemi & en plein jour , & alla s'établir
à Groff- Camin , où le 28 il ne ſe paſſa rien
de nouveau .
Le 29 , les deux armées firent preſqu'en même
temps des feux de réjouiſſance , pour célébrer une
victoire que l'une croyoit avoir gagnée , & que
l'autre lui arracha par une manoeuvre , qui fait
également l'éloge fagacité & de la fermeté
de ſes Généraux , de l'intrépidité & du courage
opiniâtre de ſes troupes.
dela
Ces deux journées ne peuvent qu'avoir été trèsfanglantes.
Elles font un événement dont l'hiſtoire
ne fournit guere d'exemple , & qui fera un mo
nument éternel de gloire pour les armes Impé
riales de Ruffie.
On n'a jusqu'ici aucun détail de la ppeerrte qu'on
afaite de part & d'autre en morts , bleffés & prifonniers
, &tout ce récit n'eſt encore que préliminaire
à la relation qui doit nous venir.
Une lettre duGénéral Fermer éerite le 31 Sep
tembre du camp de Groff-Camin , àM. de Solticoff
, Miniſtre de Ruſſie à Hambourg , marque
qu'après treize heures de combat le plus opiniatre
, il avoit repouffé le RoidePruffe,pris vingtfix
pieces decanon & pluſieurs étendards , qu'il
feroit joint le premierde ce mois par leGénéral
I iij
198 MERCURE DE FRANCE .
Romanzow , & qu'il poursuivroit alors fes opérations.
Détail de l'affaire qui s'eſt paſſsée le 8 Juillet entre
les Troupes du Roi , commandées par M. le Marquis
de Montcalm , & celles d'Angleterre , aux
ordres du Général Abercromby.
M. le Marquis de Montcalm ayant été envoyé
par M. le Marquis de Vaudreuil , Gouverneur
Général du Canada, pour protéger la frontiere de
la Cólonie du côté du Lac Saint- Sacrement , fe
rendit à Carillon le 30 Juin. Il y trouva huit Bataillons
de troupes de terre , une compagnie de
Canonniers , deux à trois cens Ouvriers , & quelques
Sauvages. Il reçut quelques jours après un
renfort de quatre cens hommes des troupes de la
Colonie & des Canadiens , commandés par M. de
Remond , Capitaine. Il apprit à Carillon , que les
Anglois avoient aſſemblé au fonds du Lac Saint-
Sacrement , près des ruines du Fort Georges , une
armée compoſée de vingt mille hommes deMilice
, & de fix mille de troupes réglées , aux ordres
du Major Général Abercromby , & qu'elle devoit
ſe mettre en mouvement pour s'emparer du Fort
Carillon& envahir le Canada. Sur l'avis que M.
leMarquis de Montcalm en donna à M. le Marquisde
Vaudreuil ,& fur ceux que ce Gouverneur
en avoit déja reçus , il changea la deftination de
M. le Chevalier de Levis , qui avoit été détaché
du côté de Corlac ; il lui donna ordre de ſe joindre
à M. le Marquis de Montcalm , & fit les
diſpoſitions néceſſaires pour lui procurer d'autres
renforts.
M. le Marquis de Montcalm prit d'abord le
parti d'occuper le poſte de la Chute , fur le bord
du Lac Saint-Sacrement , pour retarder l'ennemi,
OCTOBRE. 1758.
ة ر و
Il y reſta juſqu'au 6 Juillet que les Anglois parurent
en force fur le Lac. M. le Marquis de Montcalm
repaſſa la riviere de la Chute avec toutes
fes troupes , pour venir camper ſous le Fort Carillon
, où il avoit déja fait tracer des retranchemens
. Il envoya en même temps différens détachemens
, pour harceler l'ennemi dans ſa deſcente.
Un de ces détachemens , commandé par MM. de
Trépezée & de Langis , s'étant égaré par la faure
des guides , tomba dans une colonne de l'armée
ennemie déja toute formée.
De ce détachement , qui étoit d'environ trois
cens hommes , il y eut deux Officiers tués , qua
tre Sauvages , & cent quatre-vingt- quatre foldats
desTroupes & Milices tués , ou priſonniers ; le
reſte joignit le corps de nos Troupes.
:
M. le Marquis de Montcalm n'avoit dans ſon
camp devant Carillon en y arrivant , qu'environ
deux mille huit cens hommes de troupes de France
, & quatre cens cinquante de la Colonie , encore
faut-il diſtraire de ce nombre un des batail
lons de Berry , lequel , à l'exception de ſa compagnie
deGrenadiers , fut occupé à la garde & au
ſervice du Fort .
2 Le 7 Juillet au masin , l'armée fut toute employé
au travail des abbatis , ſous la protection
des compagnies de Grenadiers & des Volontaires
qui la couvroient. Les Officiers , la hache à la
main, donnoient l'exemple , & les drapeaux étoient
plantés ſur l'ouvrage. La gauche occupée par les
bataillons de la Sarre & de Languedoc , étoit appuyée
à un eſcarpement diſtant de quatre- vingt
toiſes de la riviere de la Chute. Le fommet de
l'eſcarpement étoit couronné par un abbatis. Cet
abbatis flanquoit une trouée que gardoient de
front les deux compagnies de Volontaires de
1
I iv
200 MERCURE DE FRANCE.
me ,
Bernard&deDuprat. Derriere cette trouée , on
devoit placer fix pieces de canon. La droite gardée
par la Reine , Bearn &Guyenne, étoit également
appuyée à une hauteur dont la pente n'étoit pas
fi roide que celle de lagauche. Dans la plaine
entre cette hauteur & la riviere de Saint- Frederic
furent portés les Troupes de la Colonie & les
Canadiens , qui s'y retrancherent auſſi avec des
abbatis. Le canon du Fort étoit dirigé ſur cette
partie , ainſi que ſur le lieu où le débarquement
pouvoit ſe faire àla gauche de nos retranchemens.
Le centre ſuivoit les ſinuoſités du terrein , confervant
le ſommet des hauteurs , &toutes les parties
ſe flanquoient réciproquement. Ce centre étoit
formé par les bataillons de Royal Rouffillon &
par le premier bataillon de Berry. Dans tout le
front de la ligne , chaque bataillon avoit derriere
lui une compagnie de Grenadiers & un Piquet en
réſerve.
Ceseſpeces de retranchemens étoient faits de
zroncs d'arbres couchés les uns ſur les autres
ayant en avant des arbres renversés , dont les
branches coupées & pointues faifoient l'effet de
chevaux de frife .
Le 7 au foir , il arriva quatre cens hommes
d'élite des Troupes qui avoient d'abord eu une
deftination particuliere ſous les ordres de M. le
Chevalier de Levis. Leur arrivée répandit une
grande joie dans notte armée , & M. le Chevalier
de Levis arriva bientôt après avec M. de Sennezergues,
Lieutenant Colonel du Régiment de la Sarre.
M. le Marquis de Montcalm chargea le Chevalier
de Levis de la défenſe de la droite, le ſieur de
Bourlamaque de celle de la gauche , & il ſe réſerva
le commandement du centre , pour être plus à
portéede donner ſes ordres partout.
OCTOBRE. 1758. 201
L'armée coucha au bivouac. Le 8. à la pointe
du jour , on battit la générale , pour que toutes les
troupes puſſent connoître leurs poſtes. Après ce
mouvement , une partie fut employée à achever
l'abbatis , & l'autre à conſtruire les batteries .
Vers les dix heures du matin, les troupes legeres
des ennemis parurent de l'autre côté de la riviere
, & firent un grand feu , mais de fi loin , que
l'on continua le travail ſans leur répondre..
A midi & demi leur armée déboucha fur nous.
Nos gardes avancées , ainſi que les volontaires &
les compagnies de grenadiers , ſe replierent en bon
ordre,& rentrerent dans la ligne , ſans perdre un
ſeulhomme. Au moment même du ſignal convenu,
les travailleurs & toutes les troupes furent à leurs
armes& à leurs poſtes. La gauche fut la premiere
attaquée par deux colonnes , dont l'une cherchoit
à tourner le retranchement , & ſe trouva ſous le
feu du Régiment de la Sarre ; l'autre dirigea ſes
efforts ſur un angle ſaillant , entre Languedoc &
Berry. Le centre où étoit Royal Rouffillon , fut
attaqué preſqu'en même temps par une troiſieme
colonne,& une quatrieme porta ſon attaque vers
la droite , entre les Bataillons de Bearn & de la
Reine.
Comme les troupes de la Colonie & les Canadiens
, qui occupoient la plaine du côté de la riviere
de Saint - Frédéric ne furent point attaqués , ils
fortirent de leur retranchement , prirent en flanc
la colonne qui attaquoit notre droite ,& tomberent
deſſus avec la plus grande valeur ; çes troupes
étoient commandées par le ſieur de Remond , Capitaine.
Environ à cinq heures , la colonne qui avoit attaqué
les Bataillons de Royal Rouſillon , s'étoit
rejettée ſur l'angle ſaillant du retranchement , dé
Lv
202 MERCURE DE FRANCE.
fendu par le Bataillon de Guyenne & par la gauche
de celui de Bearn : la colonne qui avoit attaqué
les Bataillons de la Reine & de Bearn , s'y rejetta
auſſi , de forte que le danger devint très-grand
à cette attaque. M. le Chevalier de Levis s'y porta
avec quelques troupes de la droite : M. le Marquis
de Montcalm y accourut auſſi avec quelques
troupes de réſerve. Ils firent éprouver aux ennemis
une réſiſtance qui rallentit d'abord leur ardeur.
Le ſieur de Bourlamaque fut bleſſé à cette
attaque , & les ſieurs de Sennezergues & de Privat
, Lieutenans-Colonels , le ſuppléerent.
Vers les fix heures , les deux colonnes de la droite
abandonnerent leur attaque , vinrent faire encore
une tentative contre les Bataillons de Royal
Rouffillon & de Berry , &enfin tenterent un dernier
effort à la gauche.
Depuis fix heures juſqu'à ſept , l'armée ennemie
s'occupa de fa retraite , favoriſée par le feu de ſes
troupes légeres , qui dura juſqu'à la nuit.
Pendant l'action , le feu prit en pluſieurs endroits
; mais il fut éteint ſur le champ. On reçur
du Fort en munitions & en rafraîchiſſemens , tousles
ſecours néceſſaires .
L'obſcurité de la nuit , l'épuiſement & le petir
nombre de nos troupes , les forces de l'ennemi
qui , malgré ſa défaite , étoient encore bien ſupérieures
aux nôtres , la nature du pays dans lequel
on ne peut s'engager ſans guides , ne permirent
pas à nos troupes de pourſuivre lesAnglois. On
comptoit même qu'ils reviendroient le lendemain à
lacharge , mais ils avoient abandonné les poſtes
de la Chute & du Portage ; & M. le Chevalier de
Levis qui fut envoyé le lendemain pour les reconnoître
, ne trouva que des traces d'une fuite precipitée.
OCTOBRE. 1758 . 203
Ön eſtime la perte des ennemis d'après le rapport
de leurs priſonniers , à quatre mille hommes
tués ou bleſſés , parmi leſquels il y a pluſieurs
Officiers de marque. Le Lord How & le ſieur
Spitall , Major général des Troupes réglées , ont
été tués.
Cinq cens Sauvages qui étoient dans l'armée
Angloiſe , ſont toujours reſtés derriere , &n'ont
pas voulu prendre part à l'action .
Le ſuccès de cette journée eſt dû aux bonnes
diſpoſitions de M. le Marquis de Montcalm , &
à la valeur de nos troupes. MM. le Chevalier de
Levis & de Bourlamaque , ſe ſont diftingués dans
le commandement de la droite & de la gauche ;
le premier a eu pluſieurs coups de fufil dans fon
habit , & le ſecond a été bleſſé dangereuſement.
M. de Bougainville , Aide de Camp de M. le Marquis
de Montcalm & M. de Langis , ont été
bleſſés à ſes côtés. Tous les Officiers en général
méritent les plus grands éloges .
Nous avons perdu douze Officiers & quatrevingt-
douze foldats tués ſur le champ de bataille.
Il y a eu vingt- cinq Officiers , & deux cens quarante-
huit foldats bleſſés .
Le Corſaire le Moiſſonneur , eſt rentré dans le
port de Dunkerque avec une priſe Angloiſe eſtimée
vingt-deux mille livres , & une rançon de
deux cens cinquante guinées. Il va armer de nouveau
pour ſa troiſieme courſe , qui aura lieu à la
finde ce mois .
BÉNÉFICES DONNÉS.
SaMajesté a donné l'Abbaye Réguliere de l'Etoile
, Ordre de Citeaux , Diocese de Poitiers , à
I vj
204 MERCURE DE FRANCE.
M. l'Abbé de la Corne , Doyen du Chapitre de
Québec , & Conſeiller-Clerc au Conſeil Souve
rain de la même Ville ; & l'Abbaye de la Déferte,
Ordre de Saint Benoît , Dioceſe & Ville de Lyon ,
àla Dame de Monjouvent , Religieuſe Ursuline à
Bourg enBrefle..
MORTS.
MESSIRE Charle Chatelain , Chapelain du Roi ,
Chanoine de Soiffons , Prieur Commandataire de
Friardel &de Lieru , mourut à Lieru le 29 Juillet ,
âgé de ſoixante- dix-neuf ans.
Meſſire François-Ifaac de la Cropte , Comte
de Bourzac , Marquis de la Jarrie , Seigneur dé
Chaſſagnes , Vandoire , Belleville , &c. ci-devant
premier Gentilhomme de la Chambre de S. A. S.
Monſeigneur le Prince de Conty , & ancien Mef
tre de Camp, Lieutenant du Régiment de Cavalerie
de Conty , mourut à Noyon le 31 Juiller
dernier , dans la ſoixante dix-septieme année de
ſon âge. Il étoit fils de François- Ifaac de la Cropte
, Comte de Bourzac , & de Suzanne Tiraqueaude
la Jarrie , & frere aîné de Jean-François de la
Gropte-de Bourzac , Evêque-Comte de Noyon ,
Pair de France , & avoit épousé Dame Marie-
Antoinette-Achars de Joumard- de Legé , fille de
feu Meſſire Louis-Achars de Joumard , Vicomte
de Legé , & Dame Elifabeth de la Faye , dont il
laiſſe 1. Suzanne de la Cropte ; 20. Jean- François
de la Cropte ; 3°. Françoiſe-Elifabeth-Suzanne de
la Cropte , & 4°. Louis-François-Joſeph de la
Cropre , Chevalier de Malthe.
Le 2Aoûr , mourut au village de Conche, dans
4
203 OCTOBRE. 1758 .
le Dioceſe de Mende, Florette Roux , âgée de
cent dix-huit ans & quatre mois. Són mari , Jac
ques Guin , mourut l'année derniere âgé de cent
quatorze ans. Ils ont vécu enſemble foixante-dixneuf
ans , & ont eu dix-huit enfans , douze garçons&
fix filles : quatorze de ces enfans vivent
encore. Leur mariage avoit été béni par un Miniſtre
quelque temps après la révocation de l'Edit
deNantes. Jacques Guin ſe diftingua parmi les
Rebelles , connus ſous le nom de Camiſards. Il
s'étoit d'abord attaché à Joannen , & combattit
fous ſes ordres à l'affaire de Chandomerge. Il
quitta Joannen pour ſuivre Roland, lequel ayant
bonne opinion de ſes talens , lui donna le commandement
d'une Troupe de cinquante hommes.
Il ſe trouva avec ce dernier à Fontmort , où le
Régiment de Champagne fut fi maltraité. Enfin
il Paccompagna auprès du Maréchal de Villars ,
& lui ſervit de conſeil pour conclure ſon traité
particulier.
Meſſire Bleixart-Louis-Edouard-Henri leGras,
Chevalier de Vauberſey , fils de feu Meſſire Fran--
çois-Edouard le Gras de Vauberſey , Seigneur de
Mongenôt , Lieutenant des Maréchaux de France
au département de Champagne & Brie , & de
DameMarie-Claire de Relongue de la Louptiere ,
eſt mort au château de la Louptiere en Champagne
, le 10 Août , âgé d'un an , onze mois 21
jours. Il étoit arriere-petit neveu de Meffire Simon
leGras-de Vauberſey , Evêque de Soiffons , qui a
eu l'honneur de ſacrer Louis XIV.
Meſſire Robion , ancien Curé de Dartas , dans
le Dioceſe de Vienne , y eſt mort le 11 Août âgé
de cent huit ans. 11 poſſédoit cette Cure depuis
près de quatre-vingt ans , & il avoit vu naître tous
ſes Paroiſſiens. La ſervante qui l'a toujours ſervi
vit encore , & a cent quatre ans.
206 MERCURE DE FRANCE.
M. Bouguer , l'un des Membres de l'Académie
Royale des Sciences , de la Société Royale de
Londres & de Berlin , Honoraire de l'Académie de
Marine , eſt mort en cette Ville le 13 Août , dans
Ja foixante- troiſieme année de ſon âge.
Meffire Charles-Louis de Monfaulnin , Comte
de Montal , Lieutenant-Général des Armées du
Roi , Chevalier des Ordres de Sa Majesté , Gouverneur
des Ville & Château de Guiſe , eſt décédé
dans ſes terres en Bourgogne le 22 Août , âgé de
foixante-dix- sept ans..
SUPPLEMENT
A L'ARTICLE CHIRURGIE.
Hôpital deM. le Maréchal-Duc de Biron (1).
5
Treizieme traitement depuis fon établiſſement .
Le nommé Bouvet , Compagnie de la Ferriere ,
eſt entré le premier Juin , & eſt forti le 18 Juillet.
L'on ne peut aſſurer la guériſon radicale de ce
foldat , parce que fa maladie étoit fort grave ,
auroit demandé qu'il reſtât encore une quinzaine
de jours à l'hôpital , & que par un entêtement
déplacé, il a voulu fortir abſolument. On le croit
cependant guéri.
( 1 ) J'ai reçu une Lettre anonyme contre leRemede
de M. Keyser. 1. Je ne ferai jamais aucun.
usage des Lettres anonymes , quand l'objet en ſeras
de quelque conséquence. 2°. L'on a vérifié les faits
contenus dans celle- ci , &j'ai en main les preuves
-de leur fauſſeté,
OCTOBRE. 1758 . 207
Le nommé Joſeph , de la Compagnie d'Obſonville,
eſt entré le 17 Juin , & eſt forti le 27 Juillet
parfaitement guéri .
Le nommé Marinigay , de la Compagnie de la
Tour , eft entré le 17 Juin. Ce ſoldat étoit dans
Pétat le plus fâcheux ; il avoit la poitrine affectée,
&crachoit le ſang. Il eſt ſorti le 25 Juillet parfaitement
guéri .
Le nommé Bavoyau , de la Compagnie de le
Camus , eft entré le 29 de Juin , & eſt forti le
8Août parfaitement guéri.
Le nommé le Blanc , de la Compagnie de Bouville
, eſt entré le 30 Juin , & eſt ſorti le 8 Août
parfaitement guéri .
Le nommé Mitouart , de la Compagnie de la
Sône , eſt entré le 13 Juillet , & eſt ſorti le 22
Août parfaitement guéri .
Le nommé Lagrenade , Compagnie de Tourville
, eſt entré le 20 Juillet , & eſt ſorti le 22 Août
parfaitement guéri ,
Suite des Expériences continuelles dans les diverſes
Villes & Provinces du Royaume , entr'autres à
Grenoble , Dijon & Saint- Malo.
د
GRENOBLE.
Lettre de M. Marmion , Docteur Aggrégé à la
Faculté de Médecine du Dauphiné , à M. Keyfer,
en datte du 2 Août 1758 .
J'ai tardé , Monfieur , juſqu'à préſent à avoir
P'honneur de vous écrire pour vous faire part du
ſuccès de vos dragées pour le traitement des maladies
vénériennes , parce que je voulois finir plufieurs
épreuves que j'en ai faites , & qui ont répondu
à votre attente. Je crois avoir eu celui déja
108 MERCURE DE FRANCE.
de vous marquer quej'avois fait adminiſtrer votre
remede fur deux pauvres attaqués de ſymptômes
formidables , qui ſont très-bien guéris. Depuis ce
remps , je l'ai employé avec le même ſuccès fur
nombre de perſonnes. Je puis donc maintenant
affurer que votre méthode a des avantages , & que
conduite avec la bonne adminiſtration que vous
indiquez , elle guérit parfaitement ſans les défagrémens
des ſalivations fongueuſes , qui ſont ſuivies
d'événemens ſi fâcheux.
Le traitement par vos dragées , plus doux &
plus aiſé , mérite certainement la préférence fur
les frictions mercurielles. C'eſt l'opinion quej'ai,
Monfieur , ſur votre remede que je me ferai un
plaifir de faire adminiſtrer quand Poccaſion s'en
préſentera, pour contribuer avec vous , autant
qu'il me fera poſſible , au bien public. J'ai l'hon
neur d'être , &c. Signé , Marmion , Médecin de
l'hôpital du Roi , à Grenoble.
DIJON.
Lettre deM. Maret Maitre en Chirurgie de l'Académie
des Sciences & Belles - Lettres de Dijon ,
Chirurgien de l'Hôpital général , & celui des
Filles de Sainte Anne , à M. Keyſer , en date du
13 Juillet 1758 .
J'ai eu la fatisfaction , Monfieur , de traiter le
mois dernier , avec vos dragées , dans notre hôpital
général , de l'agrément de Meſſieurs nos Directeurs
, une femme de ſoldat âgée de 25 ans , attaquée
de maladie vénérienne. Sa tête étoit couverte
de puftules dans un état de ſuppuration putride.
L'on en voyoit de très-groffes ſur les ailes
du nez , les commiſſures des levres & le menton.
Quelques-unes plus petites étoient répandues fur
OCTOBRE. 1758. 201
lecol, les épaules & les bras : elles étoient accom
pagnées d'infomnies & de douleurs nocturnes dans
les membres , & elles avoient été précédées par
d'autres maladies , fruit ordinaire de l'incontinence.
Tous ſes ſymptômes , dix jours après l'uſage
de vos dragées , diminuerent ; le ſommeil revint ,
les douleurs cefferent , les pustules ſe deſſecherent
; enfin , en ſuivant le traitement que vous
preſcrivez , la malade fut parfaitement guérie , environ
quarante jours après fon entrée dans Phopital.
Četre femme , très-contente de la maniere
douce dont elle avoit été traitée , en alla témoigner
ſa reconnoiſſance à M. Marlot , notre Maire ,
qui a bien voulu donner une atteſtation de l'étar
où il la trouvée , & légaliſer les certificats de
deux de mes confreres qui ont vu la malade devant
&après le traitement. Je vous envoie ces trois
pieces juſtificatives , qui , ainſi qu'une multitude
de pareilles que vous recevez de toutes parts , doivent
conſtater de plus en plus l'excellence de votre
remede. Recevez mes remercimens , Monfieur ,
de ce que vous m'avez donné les moyens de reconnoître
par moi- même l'efficacité de votre remede.
J'ai l'honneur d'être , &c. Signé , Maret
de l'Académie des Seiences & Belles-Lettres de
Dijon.
1
Certificat de M. Marlot , Maire de Dijon.
Nous , Vicomte , Mayeur , Prevôt & Lieutenant-
général de Police de la ville de Dijon , &
l'un des Préſidens du bureau d'adminiſtration de
Phôpital de ladite ville , atteſtons que le ſieur
Maret l'aîné , Maître en Chirurgie , & Chirurgien
dudit hôpital , y a traité avec les dragées deM.
Keyſer , une femme attaquéede la maladie vénérienne
, & qu'après fix ſemaines ou environ , il
216 MERCURE DE FRANCE .
nous l'a repréſentée dans un état qui nous a fait
juger qu'elle étoit guétie ; & l'ayant interrogée ,
elle nous a dit ne plus reſſentir aucunes douleurs ,
&n'avoir plus aucuns des fymptômes du mal dont
elle étoit incommodée . Fait à Dijon , le 13 Juillet
1758. Signé , Marlot.
Certificat de M. Enaux , Maître en Chirurgie
àDijon.
Je, ſouſſigné , Maître en Chirurgie de la villede
Dijon , certifie avoir vu pendant le mois de Mars
de la préfente année , une femme au grand hôpital
de Dijon , ayant des pustules à la tête ,&
des douleurs nocturnes dans les membres , laquelle
M. Maret , Chirurgien dudit hôpital , m'a
dit devoir traiter avec les dragées de M. Keyfer',
& qu'après leur uſage pendant trente - cinq ou
quarante jours , j'ai revu la femme qui m'a dit
ne reffentir aucunes_douleurs , ſes puſtules étant
effacées ſans l'uſage d'aucun topique. Fait à Dijon,
ce 10 Juillet 1758. Signé , Enaux.
Certificat de M. Hoin , l'un des deux Chirurgiens
de l'Hôpital de Dijon.
Je , ſouſſigné , l'un des deux Chirurgiens alternes
de l'hôpital de Dijon , certifie qu'étant en exercice
audit hôpital dans le cours du mois deMars
dernier , j'y ai vu une femme qui ſe plaignoit de
douleurs nocturnes ,& dont la tête étoit couverte
de puſtules dans un état de ſuppuration putride;
que ces accidens me parurent dépendre d'un virus
vénérien; qu'en ayant fait avertir M. Maret mon
collegue audit hôpital , qui m'avoit témoigné le
-déſir qu'il avoit d'éprouver un remede contre les
maladies vénériennes , je lui ai cédé le traitement
de cette femme, quoiqu'il ne dût entrer en exer
OCTOBRE. 1738 .
cice audit hôpital , que le premier jour du mois
ſuivant ; que M. Maret m'a dit depuis , qu'il en
treprenoit la guériſon de cette malade par l'uſagedes
dragées de M. Keyſer ; qu'environ deux
mois après , il m'a fait revoir la même femme
dont les pustules étoient abſolument deſſéchées ,
&qui m'aſſura qu'elle jouiſſoit d'une très-bonne
fanté ,& en avoit toutes les apparences. Fait à
Dijon , ce 10 Juillet 1758. Signé , Hoin.
Nous , Vicomte , Mayeur & Lieutenant-général
de Police de la ville de Dijon , atteſtons que
la fignature ci-deſſus , eſt celle du ſieur Hoin ,
Maître en Chirurgie en cette ville , & l'un des
Chirurgiens de l'hôpital général de ladite ville.
Fait àDijon le 13 Juillet 1758. Signé , Marlot.
M. Keyſer ſupplie le Public d'obſerver que
voila déja plus de trente des principales villes du
royaume , qui ont fait avec la plus grande fatisfaction
, les épreuves les plus authentiques de fes
dragées , qu'il n'y a peut- être jamais eu de remede
dont on ait rendu un compte fi exact , &
qui ait fubi autant d'examens , puiſqu'indépen
damment d'un hôpital fondé en ſa faveur, & treize
traitemens confécutifs qui y ont déja été faits , il
réſulte de tous les endroits où il l'a envoyé , des
témoignages à la vérité deſquels il ſeroit impoffible
de ſe refufer ; & il ofe fe flotter de n'avoir plus
beſoin d'afficher dorénavant , la continuité de ſes
ſuccès , pour perfuader le Public , & étouffer les
faux & mauvais propos que la jaloufie de ſes adverſaires
ſe plaît d'enfanter chaque jour.
Il prie Meſſieurs ſes Correſpondans de ne pas
s'impatienter s'ils ne trouvent pas encore leurs
Lettres& Certificats inférés dans les Mercures , ne
pouvant en mettre que deux ou trois à la fois ,
12 MERCURE DE FRANCE .
&les annoncer les uns après les autres.
Il eſpere donner dans les volumes prochains,
la lifte générale de ſes correſpondans actuels , &
n'attend plus pour cela , que les réponſes de quelques-
uns , &la fin des épreuves de quelques autres.
Il a l'honneur de prévenir auſſi ceux qui pourroient
par fauſſe prévention ou autres raiſons , ne
pas deſirer de voir leurs noms inférés dans la liſte ,
de lui en écrire avant le 15 Octobre , ne voulant
les gêner en aucune façon , & ne leur demandant
que ce que la vérité & la justice pourront leur
dicter à cet égard pour le bien de l'humanité.
AVIS
Al'Auteur de la Lettre anonyme ſur l'Inftruction
de la Jeuneſſe , dans le second
volume du Mercure du mois de Juillet
dernier , fol. 137 .
MONSIEUR',
ONSIEUR , fur l'avis que vous donnez
au bas de votre Lettre , un Seigneur auroit
envie de faire connoiſſance avec l'Auteur
de la nouvelle Méthode dont vous
parlez ; il m'a écrit à cet effet , & je me
preſſe de vous en faire part pour que vous
lui procuriez ce plaifir. Mon adreſſe eſt à
M. Gelein , Agent des RR. PP. Céleftins
, près l'Arſenal , demeurant en leur
maiſon. Je me flatte que vous voudrez '
bien me faire connoître cet habile home
OCTOBRE. 1758 . 213
me , à moins qu'il ne juge plus à propos
de ſe donner la peine de venir dans cette
maiſon . J'attendrai avec impatience que
vous me procuriez l'honneur de le connoître
par celui de ces deux moyens qu'il
trouvera bon .
J'ai l'honneur d'être , &c.
GELEIN.
Paris , ce 8 Septembre 17.58 .
Faute à corriger dans le Mercure de Septembre.
PAGE 103 , ligne 9 , au lieu de Marſeillois , lisi
-fez , Maffiliens.
Je prie ceux qui m'envoyent leurs manufcrits
de vouloir bien marquer diſtinctement les lettres
des noms propres ſur leſquels le ſens ne peut lever
l'équivoque des caracteres. La reſſemblance du z
avec l'r de l'écriture courante a fait imprimer
dans le Mercure d'Août à l'article des Morts , page
213 , Philibert de Sizy au lieu de Siry, &de même
Hugues de Sizy au lieu de Hugues de Siry.
APPROBATION.
J'ai lu , par ordre de Monſeigneur le Chancelier,
le premier Mercure du mois d'Octobre , & je n'y
ai rien trouvé qui puiſſe en empêcher l'impreffion,
AParis , ce 29 Septembre 1758.
GUIROY,
214
TABLE DES ARTICLES.
ARTICLE PREMIER .
PIECES FUGITIVES EN VERS ET EN PROSE
FABALBLEE. Le Mouton&leDogue ,
Epître à Cléanthe ,
Heureuſement. Anecdote Françoiſe ,
Ode Anacreontique ,
page s
7
9
36
Réponſe de M. de Voltaire à une Enigme qui venoit
de Madame la Ducheſſe d'Orléans , 39
Lettre à l'Auteur du Mercure , & Sonnet par Mademoiselle
R... Β...
1
40 6 42
de
Lettre à l'Auteur du Mercure , & Vers au Marquis.
... âgé de 10 ans , le jour de ſa fête , en lui
préſentant un laurier , 43 44
Parva leves capiunt animos , pour le Lecteur ou
pour moi , 45.
Epître à M *** , par Madame de ... Religieuſe
au Couvent de ... SI
Penſées , 54
Vers à Monfieur & à Madame de Bullioud , fur la
belle action de leur fils , âgé de ſeize ans , par
Madame de V *** , 58
Vers fur la Mort de mon Fils , : 60
Vers à Son Excellence Monſeigneur l'Evêque de
Laon , par la Muſe Limonadiere ,
Vers à Son Excellence Monſeigneur de Breteuil ,
Ambaſſadeur de Malte à Rome , par la même, 62
61
Epitaphe du Pape Lambertini , par la même , ibid.
Explication de PEnigme & du Logogryphe du
Mercure de Septembre , 63
Enigme , ibid.
Logogryphe , 64
Chanfon, 66
215
ART. II . NOUVELLES LITTERAIRES.
Suite de l'Extrait du Voyage d'Italie , par M. Co
chin. Notes fur les Ecoles de Peinture & fur les
plus célebres Peintres d'Italie , 67
Extrait des Poéſies Philoſophiques , 78
Suite de l'Ami des Hommes , quatrieme Partie .
Mémoire ſur les Etats Provinciaux ,
Lettres Edifiantes & curieuſes , écrite des Miſſions
Etrangeres , par quelques Miffionnaires de la
৪৫-
Compagnie de Jeſus , 98
Réflexions ſur les avantages de la libre fabrication
&de l'uſagedes toiles peintes en France, &c. 109
La Regle des devoirs que la nature inſpire à tous
les hommes , 129
Confidérations ſur le Commerce, & en particulier
"fur les Compagnies , Sociétés & Maîtriſes , 137
OEuvres poſthumes de M. de *** , ibid.
Les Penſées errantes , avec quelques Lettres d'un
Indien , par Madame de *** ibid,
Epître d'Héloïſe à Abailard , traduite ( en profe )
de l'Anglois , avec un abrégé de la Vie d'Abailard
, ibid
Détails Militaires , par Durival , ibid.
Examen des Eaux minérales de Verberie , 138
E'oge de M. de Fontenelle , par M. Trublet , ibid.
Elémens d'Arithmétique , d'algebre & de géomé-,
métrie avec une Introduction aux Sections
,
coniques , par M. Mazeas , ibid .
Differtations ſur les biens nobles , &c . ibid,
L'utilité de l'Education des Armes ,&c. 139
Recherches hiſtoriques & critiques ſur les différens
moyens qu'on a employés juſqu'ici pour refroi
dir les liqueurs , & c. ibid
Tractande ac perdiſcenda Theologia ratio , ibid.
Effai d'une Hiſtoire de la Paroiſſe de S. Jacques la
Boucherie, 149
216
Manuel phyſique , ou maniere courte & facile
d'expliquer les phénomenes de la nature , ibid.
ART. III. SCIENCES ET BELLES LETTRES.
Théologie. Suite des Lettres de M. l'Abbé de *** , 141
Physique . Lettre d'un Médecin à l'Auteur du Mercure,
148
Prix d'Eloquence de l'Académie Françoiſe , pour
l'année 1759 , 154
Prix propofé au jugement de l'Académie Royale
des Sciences , 156
Séance publique de l'Acad. Royale de Nanci , 158
Séance publique de l'Académie des Sciences &
Belles- Lettres de Dijon , 164
Séances publiques de la Société Littéraire d'Arras,
166
ART. IV. BEAUX-ARTS.
Peinture. 17.1
Musique. 174
Architecture. Obſervations ſur la tour de Piſes, 176
Teinture. 18,1
ART. V. SPECTACLES .
Opera , 183
Comédie Françoiſe. Extrait de laComédie intitulée
, l'Ile déserte , 184
Comédie Italienne , 190
Opera Comique , ibid.
Concert Spirituel , 192
ARTICLE VI
Nouvelles étrangeres , 193
Nouvellesde la Cour , de Paris , &c , 194
Bénéfices donnés , 203
Morts, 204
LaChanson notée doit regarder la page 66.
Etla Planchegravée la page 176 .
Del'Imprimerie deCh. Ant. Jombert.
Qualité de la reconnaissance optique de caractères
Remarque
La numérisation de la livraison de septembre est incomplète.